Sommaire Editorial (A. Hassid)............................................................................................................................................................................................................................................................................................................................... 3 Plaisir : origine et sens du mot (Paola Hidalgo)
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De l’excommunication à la sanctification du plaisir (Mathieu Bietlot)
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Le plaisir en religion ou vu par des religieux “éclairés” (Alexis Martinet) ............................................................................................................................................................................................. 10 Pourquoi Aristophane a-t-il le hoquet ? (Jean Vogel)
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Plaisir et sexualité : entre libération et aliénation (Chris Paulis) .................................................................................................................................................................................................................... 19 Les mutilations génitales féminines : le déni des femmes (Juliette Béghin)
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Plaisir pour tous !… Et la personne handicapée ? (Ariane Hassid) .......................................................................................................................................................................................................... 24 Le plaisir, une question d’apprentissage (Cedric Tolley)
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La musique : masse de plaisirs ou plaisir de masse ? (Thomas Lambrechts)
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La crise du plaisir ou la possibilité d’une austérité joyeuse (Thomas Lambrechts) .................................................................................................................................................................... 34 Livre examen : La revanche du clitoris (Evelyne Van Meesche) .................................................................................................................................................................................................................. 36 Portail (Mario Friso)
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Agenda – Associations membres
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Bruxelles Laïque est reconnue comme association d’éducation permanente et bénéficie du soutien du Ministère de la Communauté française, Direction Générale de la Culture et de la Communication, Service de l’Education permanente. Bruxelles Laïque Echos est membre de l'Association des Revues Scientifiques et Culturelles - A.R.S.C. ( http://www.arsc.be/) Bruxelles Laïque asbl Avenue de Stalingrad, 18-20 - 1000 Bruxelles Tél. : 02/289 69 00 • Fax : 02/502 98 73 E-mail : bruxelles.laique@laicite.be • http://www.bxllaique.be/
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EDITOrial La Géhenne est une notion commune aux religions hébraïque, chrétienne et musulmane ainsi qu’aux écrits apocalyptiques. Pour tous, elle désigne l’enfer. Ce n’est pas qu’un mythe, c’est aussi une vallée située au sud-ouest de Jérusalem qui accueillit jadis une kyrielle d’horreurs : rites infanticides, dépotoir où des feux perpétuels consumaient les immondices, léproserie, réclusion de pestiférés… La Géhenne fut brandie par les religions pour terroriser leurs sujets et leur interdire tout accès au plaisir, sous peine d’avoir les flammes de l’enfer au derrière. Aujourd’hui, les hommes craignent bien moins l’enfer brandi par les religions que de nouvelles sources potentielles de “damnation” bien réelles telles que : les tourments personnels, l’aliénation mentale, les difficultés ou conflits relationnels, l’oppression familiale ou du milieu, la stigmatisation, l’exclusion, l’indigence économique, la précarité subie et sans issue, l’abrutissement au travail, le déracinement, la perte de repères, l’ignorance de la langue ou de l’écriture, le manque de recul critique,… Les laïques que nous sommes ne possèdent que cette vie-ci. Nous sommes bien décidés à en jouir sans tabous ni prescriptions, sans sacrifices en vue d’un au-delà auquel nous ne croyons pas. Le droit au plaisir et la jouissance de celui-ci, ici et maintenant, figurent au fronton des valeurs que nous défendons. Si nous sommes vigilants pour dénoncer les maux de ce monde, si nous aimons nous remuer les méninges pour mieux comprendre les évolutions de la société, si nous travaillons d’arrache-pied pour la rendre plus juste, nous apprécions aussi les moments de détentes et affirmons le plaisir comme un moyen d’émancipation aussi fondamental que le libre examen. C’est au nom d’une promotion de l’autonomie, de l’émancipation et de l’épanouissement où la part belle est accordée au plaisir que nous menons, à Bruxelles Laïque, nos nombreuses actions sociales et culturelles. Le droit au plaisir que nous revendiquons vaut pour tous. Nous refusons les tabous et interdits non fondés qui l’entravent. Nous sommes également attentifs à ses conditions d’accès et cherchons à réduire les obstacles physiques, économiques, sociaux ou culturels qui peuvent le limiter. L’accès universel au plaisir ne signifie nullement que le plaisir soit le même pour tous. Il y a probablement autant de plaisirs et de rapports au plaisir qu’il y a d’individus et la diversité culturelle implique aussi la variété des plaisirs. Une diversité qui nous semble menacée par une tendance contemporaine à la standardisation, à l’imposition de plaisirs calibrés et prêts à consommer. Sans la moindre volonté normative car il n’y a pas de bons ou de mauvais plaisirs, nous avons souhaité, avec ce numéro de Bruxelles Laïque Echos, questionner, dans chaque situation, notre rapport aux plaisirs. Nos interrogations principales concernent le caractère épanouissant et émancipateur de notre pratique du plaisir ou, à l’inverse, sa dimension aliénée, notamment par des plaisirs imposés, ou encore aliénante, lorsque nous ne sommes plus maîtres de nos plaisirs et qu’ils sapent notre liberté. Nous nous demandons également si nos plaisirs nous offrent un refuge qui nous coupe du monde et des autres ou s’ils nous ouvrent à ceux-ci en prenant sens avec eux et en nous donnant des ressources pour aller à leur rencontre. Je vous souhaite quelques moments de plaisir en parcourant ce nouveau numéro de Bruxelles Laïques Echos. Ariane HASSID Présidente
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Plaisir : origine et sens du mot
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Plaisir : la définition du Petit Larousse nous laisse un peu sur notre faim. Si le plaisir est un “état de contentement que crée chez quelqu'un la satisfaction d'une tendance, d'un besoin, d'un désir…”, que penser des conceptions plus amples du plaisir, celles qui envisagent cet état comme une expérience complexe, sujette à une construction, inscrite dans une dimension sociale et culturelle ? Il s'agit néanmoins d'un mot optimiste et positif (quoiqu’il réponde d’abord à un négatif : un manque, un besoin…). Il semble ne porter que du bon en lui. Aurait-il toujours eu tout pour nous plaire, le mot plaisir? Pas tout à fait. En tout cas, pas à toutes les époques. Selon ce même dictionnaire, sous l'Ancien Regime, les premières occurrences du terme exprimaient le pouvoir du souverain. Le “régime du bon plaisir” désignait un gouvernement où tout se fait par la volonté du monarque et, par extension, le règne de l’arbitraire. Les “menus plaisirs” qualifiaient certaines dépenses du roi et les “plaisirs du Roy”, ses terres de chasse réservée. La formule “Car tel est notre bon plaisir” figurait à la fin des actes royaux, pour signifier le pouvoir du roi. Ce qui plaisait au roi était-ce forcément bon ? Ladite formule, dans un tel contexte, voudrait presque qu'on y croie... Cette origine du mot se retrouve encore aujourd’hui dans certains de ses usages lorsqu’il exprime une volonté, un consentement (“est-ce votre plaisir que je fasse ceci ”) ou un ordre (“vous allez me faire le plaisir de…”). Au sens courant, plaisir apparaît au XVIIeXVIIIe siècle. Il s'agit de l'usage substantif de l'ancien infinitif du verbe plaire, dérivé du latin placere. Donc, au départ, plaisir désignait l'action de
faire ce qui plaît, ce qui fait du bien, ce qui agrée, non plus au roi mais à soi. Le plaisir, ainsi exprimé, était forcément une action. Actuellement, il dénote d'un état, qui peut découler d'une action, volontaire ou pas. Il est lié à la notion de sensation (agréable), qu'il nous procure. Par métonymie, il peut désigner les sources de ces sensations : les plaisirs de la table, de la campagne,… Et par généralisation, au pluriel, l’ensemble des divertissements qu’offre la vie. Deux autres mots intéressants sont ainsi dérivés de ce verbe à la même période : placebo et nocebo. “Le terme placebo – première personne du singulier de l’indicatif futur du verbe latin “placere” (plaire) – signifie donc “je plairai”. Selon The Oxford new english dictionary, ce terme apparaît pour la première fois à la fin du XIIIe siècle dans la liturgie de l’Eglise romaine catholique aux vêpres des morts : c’est le premier mot du 9ème vers du 114ème psaume de la Vulgate : “Placebo Domino in regione vivorum…” (Je plairai au Seigneur dans le monde des vivants). Rapidement, le mot désigne ces vêpres tout entières : on dit alors “chanter un placebo” ou “aller à placebo”.1 Prolongeant cette fonction incantatoire, “l’effet placebo” exercerait une influence bénéfique sur notre santé, sans en modifier l’état à travers l’administration d’agents pharmaceutiques ou d’autres types d’action thérapeutique dont l’efficacité aurai été scientifiquement confirmée. Il fonctionnerait par la seule force de notre auto-suggestion. Plaisir, placebo : une question de croyance ?
caux, de plus en plus courants par ces temps d'hyper-médicalisation des processus naturels ou des maladies bénignes. Celles-ci prennent de plus en plus souvent – par ces temps de panique facile et de gros sous pharmaceutiques –, des allures apocalyptiques.2 Finalement, en psychanalyse, le plaisir devient un principe. Il “impose à l'appareil psychique la décharge automatique des excitations quand leur accumulation dépasse un certain seuil éprouvé comme déplaisir.”3 Ce concept “tire son origine à la fois de l'utilitarisme de John Stuart Mill (1861), qui désignait le plaisir et l'évitement de la douleur comme les deux finalités de la vie, et de la philosophie de la nature de Gustav Fechner”4 qui tenta d’établir l’équation entre sensation et excitation. Remarquez que d’autres langues telles que le néerlandais ou le kurde possèdent de nombreux vocables différents pour exprimer le plaisir, ce qui témoigne en général de l’attention qu’une culture accorde à une notion. En allemand, le mot Lust recouvre deux sens : celui de plaisir mais aussi celui de désir. Ce flou sémantique évoque ainsi les frontières, toujours mouvantes et persistantes, entre les deux notions et souligne la dynamique qui les lie : le plaisir-état résulte d’une action mue par le désir ou se situe dans cet acte même.
Paola HIDALGO Bruxelles Laïque Echos http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article78 Par exemple, la grippe mexicaine, qui compte moins de 100 cas mortels dans le monde au 27 mai selon l’OMS ! 3 DE MIJOLLA, A. Dictionnaire international de la psychanalyse, Ed Calmann-Lévy, Paris 2002, p 1267. 3 ibidem. 1 2
Aux antipodes du placebo, nous trouvons la notion de “nocebo” (je nuirai). Comme dans “l'effet nocebo” de certains examens médi-
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De l’excommunication à la sanctification
du
plaisir Au panthéon des valeurs laïques, le plaisir occupe une position fondamentale, même si elle n’est pas la plus ostensible. L’alliance entre plaisir et laïcité s’inscrit à la fois dans
©photo : http://babibouchette10.romandie.com
une
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conception
humaniste
générale et dans une histoire, celle de notre organisation autant que celle de notre civilisation puisque c’est toujours en riposte ou en prise sur le contexte sociétal que se développe le mouvement laïque.
Indice d’humanité Selon l’humanisme laïque, l’humain est la mesure autant que la finalité de toute chose et le monde terrestre ses seules réalité et perspective. La recherche et surtout la réalisation du bonheur (eudémonisme), hic et nunc, constitue le but de chaque individu et ne dépend que de lui (ou des relations avec ses semblables). C’est au sein de cette philosophie humaniste et eudémoniste que s’inscrit l’hédonisme laïque. Le plaisir y est donc intimement lié à l’autonomie individuelle : chacun a droit au plaisir et à définir lui-même ce qui lui fait plaisir. Un droit fondamental dans la mesure où il en va de l’épanouissement de la personne sans lequel les autres droits et la vie terrestre (dès lors que nous ne connaissons que celle-là) n’auraient pas beaucoup de sens. A ce titre, le plaisir doit, selon nous, non seulement s’émanciper de ce qui pourrait le contraindre, l’interdire ou le formater mais aussi être conçu comme vecteur d’émancipation. Trouver du plaisir dans notre situation et, surtout, nos actions constitue une ressource décisive pour une existence libre, caractérisée par un processus de libération permanente. On sait que les régimes liberticides redoutent et étouffent toute forme de plaisir qu’ils ne contrôlent pas. Une revendication conséquente du droit au plaisir ne peut faire l’économie d’une réflexion sur les conditions d’accès et moyens de jouir de celui-ci. Par-là, notre approche du plaisir participe à nos questionnements et engagements sociaux, culturels, économiques et politiques. Attachés au principe d’égalité, il nous importe de veiller à ce que le plaisir soit possible pour tous. Autrement dit, notre conception du plaisir renvoie à notre projet de société. Plus fondamentalement, la propension au plaisir appartient au propre de l’Homme. Le
plaisir humain ne se cantonne pas à un mécanisme naturel et physiologique : à une sensation agréable provoquée par un stimulus extérieur ou par la satisfaction d’une pulsion. Il relève de la différence anthropogène (conscience, langage, rire,…) et donc de la culture qui distingue l’humain de l’animal. Contrairement à ce dernier, nous transcendons le donné naturel et lui octroyons du sens. La gastronomie, l’œnologie, l’érotisme, l’art, le jeu sont autant de manifestations de ce dépassement des penchants naturels vers des pratiques culturelles. Bien qu’individuel, le plaisir ne se révèle pas solitaire. Non seulement, son ancrage culturel souligne combien il nous lie aux autres, de surcroît, l’homme n’étant pas un Robinson, il agit toujours en interdépendance, jamais indifférent aux regards de ses contemporains, et ses démarches s’enrichissent du partage ou de la confrontation à l’autre. En tant que vecteurs d’épanouissement, les plaisirs offrent aussi des ressources pour la sociabilité et la citoyenneté active. C’est pourquoi, si le plaisir a d’abord été revendiqué comme subjectif, personnel, intime, dans un contexte contraignant et intrusif où l’individu n’avait pas plus sa place que les joies du corps, la conception du plaisir que nous promouvons ne se veut pas pour autant individualiste, égoïste et poussant au repli sur soi. Tout au contraire… A ce titre, il est intéressant de revenir sur le cheminement historique, les transformations sociales, les rapports de force et luttes au fil desquels s’est construit le rapport que nous entretenons avec l’exercice du plaisir. Mise à l’index C’est un truisme de rappeler que le combat laïque s’est déployé, en Belgique comme
ailleurs, dans une société dominée par une religion toute puissante et monopolistique, ici le catholicisme. Sous l’Ancien Régime, l’emprise catholique gouvernait aussi bien l’Etat que l’éducation, les mœurs, les pensées et le rapport au corps des sujets. Certes l’Etat belge fut créé, à partir d’un compromis entre catholiques et libéraux (laïques), à une époque où le processus de laïcisation avait déjà franchi des étapes décisives dans nos régions, notamment suite aux politiques de Joseph II, de la révolution française et de Napoléon. Il n’empêche que la sécularisation progressait plus lentement : au XIXe siècle, la majorité de la population demeurait encore soumise aux préceptes religieux, ceux-ci transpiraient dans le droit (en matière de relation hommes/femmes et de liberté sexuelle notamment) et si des libres penseurs ou libertins s’émancipaient des dogmes dominants, si des associations laïques se structuraient, c’était principalement dans l’ombre, sans droits ni reconnaissance officielle. Mais le combat laïque et libre penseur n’a pas attendu la naissance de notre pays pour émerger. La chrétienté a joui d’une hégémonie presque bimillénaire en Occident. Or on sait que la religion chrétienne instaure une morale rigoriste, prude et mortifère. Celle-ci nie le corps au profit de l’âme immortelle, fustige les sensations, émotions ou passions et condamne le plaisir à grands renforts de préceptes ascétiques, de proscriptions proliférantes et de discours culpabilisateurs. Coincée entre le péché originel et le jugement dernier, l’existence terrestre du chrétien, titillé par les flammes de l’enfer telle une épée de Damoclès, n’offre pas beaucoup de saveur et ne possède qu’un sens secondaire. En ce bas monde, le croyant doit s’efforcer de
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racheter la faute d’Adam ou celles qu’il aurait commises par la suite et d’économiser pour son billet de voyage vers l’au-delà au moyen de vertu, de pureté, de renoncement, de remords, de haine de soi, de pénitences, d’“indulgences”, de souffrance, de contrition… Paul de Tarse incarne le grand prédicateur de cette morale chrétienne qui érige le plaisir en “Mal absolu”. Il ne faudrait cependant ni lui faire endosser toute la responsabilité ni stigmatiser le seul christianisme. La doctrine diffusée par les épîtres de Saint-Paul propose une synthèse, cristallisation ou apogée de la pensée de son temps, où confluent à la fois l’Ancien Testament et la philosophie dominante à la fin de l’Antiquité, le platonisme. De sorte que le dualisme entre le corps méprisé et l’âme célébrée, la condamnation de la chair et du plaisir, la morale ascétique, la misogynie, la crainte de la damnation, la haine de la vie terrestre, etc. se révèlent communs aux trois religions du Livre et à nombre de “grands” philosophes (Pythagore, Platon, Descartes, Kant…). Il convient, à ce propos, de nuancer et relativiser les images d’Epinal que nous nous faisons de l’Antiquité, notamment à travers les banquets helléniques et les orgies romaines. D’abord, tout ce que nous connaissons par les écrits d’époque ne concernait qu’une infime élite d’hommes libres. Ensuite, les conceptions antiques – philosophiques, éthiques, politiques – se révèlent avant tout contemplatives et célèbrent toujours le primat de la raison sur le corps. Excepté peut-être en période de décadence impériale, les plaisirs grécoromains n’étaient pas libres, Michel Foucault1 a montré, au contraire, que leur usage était extrêmement codifié (selon des réglementations peut-être plus précises et strictes que les prescrits chrétiens).
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Dès l’Antiquité, quelques libres penseurs, ancêtres des laïques que nous sommes, ont opposé à la pensée dominante, une philosophie matérialiste et hédoniste qui refuse le dualisme entre l’âme et le corps (tous deux composés d’atomes), l’inégalité entre hommes célestes et femmes terrestres, les principes idéaux d’explication (tout est matière et s’explique par elle), les arrièresmondes et autres formes d’au-delà. Leur philosophie de vie repose sur l’autonomie, l’écartement de la souffrance et la recherche du plaisir. Citons Leucippe, Démocrite, Epicure et Lucrèce, les cyniques et les cyrénaïques. Ces dissidents demeurèrent néanmoins marginaux pour leurs contemporains. Après l’Antiquité, le Moyen Age plongea l’Europe dans l’obscurité, la violence féodale et l’empire chrétien. L’ordre naturel, la pression communautaire, le poids des traditions et la chape de plomb religieuse écrasaient l’individu. Certes, entre trois conflits de clocher et deux croisades, les seigneurs se livraient à des débauches orgiaques. Le peuple, lui, tout à sa misère, son labeur, ses maladies, ses souffrances, sa soumission et ses dévotions, ne connaissait pas grandchose du plaisir. Les philosophes œuvraient pour l’Eglise et les artistes inventaient le chaste amour courtois. Avec la Renaissance, la Réforme et surtout les Lumières, l’ordre traditionnel commença à vaciller, la raison instaura progressivement son règne contre les croyances irrationnelles et la peur de la nature, l’individu s’affirma pas à pas en revendiquant ses libertés et ses droits. En un mot, le processus de sécularisation s’initiait : des domaines toujours plus nombreux de l’activité humaine se détachèrent des références sacrées au
profit d’une compréhension immanente du monde. La recherche du plaisir fraya timidement son chemin. La philosophie utilitariste (Bentham, Stuart Mill), par exemple, vise principalement le bien-être du plus grand nombre et érige la maximisation du plaisir en ultime critère moral. D’autres formes d’aliénation succédèrent ou se juxtaposèrent, cependant, à la domination religieuse et féodale, principalement l’exploitation économique. La lame de fond favorable à l’autonomie et au plaisir de l’individu atteint son apogée avec l’insurrection de mai 68. Aux côtés de revendications politiques libertaires ou gauchistes, l’envie de jouir de la vie, la libération sexuelle et le droit des femmes font partie des fleurons de cette révolution dont les effets ont chamboulé les mentalités et les structures sociales. A partir de 1968, la plupart des tabous qui étouffaient le plaisir volèrent en éclat. L’Occident entrait dans une société de jouissance. Nombre de valeurs laïques – autonomie, émancipation, solidarité, citoyenneté active, plaisir,… – ont, de fait, été mises à l’honneur par ce printemps et ont progressivement imprégné l’ordre social. Les laïques combattirent aux premières lignes du front pour la contraception, l’avortement, l’amour libre… De leur côté, les croyants se sont aussi sécularisés. Gagnés par l’esprit du temps, ils font maintenant leur “shopping” parmi les dogmes et prescrits religieux. La vaste et minutieuse enquête de Boltanski et Chiapello2 montre remarquablement comment des nouvelles stratégies de management et de marketing ont été développées, au cours des années ‘70, pour, d’une part, briser ce qu’ils nomment la “critique sociale” (durcissement gauchiste des
conflits syndicaux) et, d’autre part, récupérer ce qu’ils qualifient de “critique artiste” (aspiration à l’autonomie, à l’épanouissement, à la mobilité, à la créativité…). Ainsi, les revendications soixante-huitardes – et indirectement nombre de valeurs laïques – ont été recyclées aussi bien dans la sphère de la production que de la consommation. Index des ventes Pour ce qui nous occupe ici, le plaisir est devenu un argument de vente et de motivation au travail et, plus loin, une norme dominante de notre temps. Alors que le labeur représentait une forme de dépossession que les travailleurs cherchaient à se réapproprier par leurs luttes syndicales, l’illusion d’une activité plaisante, épanouissante et autonomisante permet désormais de mieux exploiter la force productive des employés. Le plaisir ne représente plus un enjeu de résistance mais un vecteur d’adhésion. Ces effets de détournement et de perversion3 d’une valeur émancipatrice s’avèrent encore plus manifestes sur le plan de la consommation. Le plaisir s’assimile toujours plus à une marchandise. Il joue un rôle central dans la dernière révolution industrielle que certains auteurs caractérisent par la primauté de la production immatérielle (savoir, communication, affect)4. Son instrumentalisation par les publicistes se montre, quant à elle, flagrante. Les messages dont ils nous bombardent de manière infra-perceptives, en misant énormément sur la sollicitation des sens et la stimulation érotique, nous assènent que nous avons droit au plaisir et que celui-ci est possible dans tous les domaines (y compris les tâches ménagères les plus déplaisantes) pour peu que nous achetions le bon produit. Il en résulte une
réelle injonction au plaisir voire une “tyrannie du plaisir” (pour paraphraser JeanClaude Guillebaud). Il fait désormais partie des valeurs sociales et morales dominantes au même titre que la chasteté et la contrition dans les sociétés religieuses. Notons que “plaisir” est aussi un terme pâtissier qui désigne une espèce d’“oublie” roulée en cornet. Ce sens du mot se généraliserait-il de nos jours où le thème du plaisir est servi à toutes les sauces et devient une notion “tarte à la crème” ? Outre son côté bonimenteur, cette propagande de masse nous paraît problématique en ce qu’elle véhicule des schémas et définitions du plaisir pour le moins réducteurs et formatés. La jouissance des plaisirs relève de moins en moins d’un acte autonome et créatif pour s’apparenter toujours plus à un geste de conformisme, d’alignement sur les standards édictés par les commerçants, publicitaires et autres grands communicateurs. Avec l’autonomie individuelle, se voit également rabotée la diversité qui, selon nous, fait la richesse d’une société.
de merchandising “star-académicien”, de “PlayStation”, de formules vacancières “all inclusive”,… pour le plaisir et pour l’oubli ? Ce qui n’arrange évidemment guère leur situation et l’aggrave en ce qu’il en va d’une des formes principales de l’aliénation contemporaine5. Tout ceci nous amène à nous demander si le plaisir ne se trouve pas en voie d’occuper, dans notre société, la position dont jouissait jadis la religion. N’assistons-nous pas à l’édification d’une véritable “religion du plaisir” ? C’est pourquoi, en matière de plaisir, l’action laïque nous semble devoir, à la fois, persister à promouvoir un plaisir libre et épanouissant, source d’émancipation, de lien et d’action sociale ; et, à la fois, s’appliquer à déconstruire toutes formes d’aliénation et de déterminisme, aussi bien lorsqu’elles sont religieuses que lorsqu’elles entourent ou instrumentalisent le plaisir. Mathieu BIETLOT Bruxelles Laïque Echos Michel Foucault, Histoire de la sexualité ; Tome II : L’usage des plaisirs, Gallimard (“Tel”), 1984. Boltanski Luc et Chiapello Eve, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, 843 pages. 3 Cette infortune d’un mouvement prometteur ne minimise pas pour autant les nombreux acquis qu’il a générés, tels qu’en matière de libertés individuelles, de sexualité, de distanciation à l’égard des normes traditionnelles et religieuses… 4 Voir notamment Boltanski, op. cit. ; André Gorz, L’immatériel, éd. Galilée, 2003 ; Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, éd. Exils, 2000. 5 Cf. Guy Bajoit, “Liberté et aliénation de l’individu contemporain” in Bruxelles Laïque Echos, n°63, 4ème trimestre 2008, pp. 42-45. 1
Enfin, dans un contexte général qui pourrait paraître désespérant (perte de sens, effritement du lien social, précarisation socioéconomique,…), le plaisir vendu de la sorte prend de plus en plus des allures de paradis artificiel. N’a-t-il pas aussi une fonction de lot de consolation, de refuge, de politique de l’autruche, d’illusion et de compensation afin d’aider à supporter l’insupportable ? N’acquiert-il pas le statut d’opium du peuple que Marx attribuait à la religion ? Combien de personnes, aujourd’hui, subsistant avec des moyens insuffisants pour s’assurer une hygiène de vie élémentaire, ne s’engouffrent-elles pas dans la consommation aveugle de téléphone mobile, de “home cinéma”,
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Le plaisir en religion ou vu par des religieux “éclairés”… Dans une démarche comparative, nous souhaitons présenter la conception de certains croyants concernant le plaisir. La revue Reliures1 a publié un dossier très intéressant sur cette thématique dans lequel nous avons pu puiser les témoignages de croyants des trois grandes religions – du moins de certains de leurs représentants “éclairés”. A la lecture de ces textes, force est de constater que ces représentants éclairés ne condamnent plus explicitement le plaisir et le corps, qu’une évolution semble en cours et que les religions tentent de s’adapter à l’air du temps. Il pourrait en ressortir l’impression que les différences entre approches confessionnelles et philosophiques s’aplanissent dans un monde parfaitement lisse. Or ces croyants ne valorisent pas tout à fait la même conception du plaisir que nous. Tout en respectant leur démarche d’ouverture, nous nous sommes permis de formuler quelques questions qu’inspirent ces témoignages aux libres penseurs. Il convient, en outre, de préciser que derrière ces témoignages s’accordent des représentants progressistes dont les pensées reflètent peut-être l’interprétation de leurs rites au regard d’un travail d’émancipation personnelle qui relativise certains prescrits du dogme. Ces points de vue ne sont, du coup, pas forcément représentatifs du rapport officiel de chacune des religions ou de la majorité de leurs coreligionnaires au plaisir. 10
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Le plaisir éprouvé par un moine d’Orval Autour de lui, dans son environnement culturel, B-J Samain s’entendait répéter : “la vie de monastique est une vie de pénitence et de silence ; de renoncement, de mortification, d’abstinence…” pour résumer, un refus du plaisir. Cette image d’austérité chrétienne fréquemment véhiculée semble parfois susceptible d’être mise en déroute par la volonté humaine. Ainsi, après une longue période d’apprivoisement de ses désirs, le moine Samain dit “avoir fait la paix avec eux” et avoir porté un regard confiant sur le plaisir. Sur ce chemin, la poésie a joué un grand rôle dans l’apprentissage de la recherche de chaque parcelle, même infime, du plaisir. Un poème de C. Juliet semble refléter sa manière de percevoir les choses : “Quand j’ai faim tout me nourrit […] je m’emplis de tout ce qui s’offre, des visages, des regards, un arbre, un nuage, la lumière du jour, le sourire d’un enfant, tout est absorbé, tout me nourrit”2. C’est à la condition de connaître et d’accepter ses manques qu’il peut affirmer que tout le nourrit. Son ascèse, comme il l’exprime, consiste à se tenir devant le réel du monde en posture d’accueil. Ne rien prendre mais s’ouvrir à ce qui s’offre. Ascèse du plaisir qui s’efforce de ne rien mépriser, de ne rien négliger mais d’accueillir tout ce qui se présente dans l’ordre de la vie, de la beauté et de l’échange. En restant sobre et frugal, les mains seraient “pleines de peu”. Il ajoute ensuite que la vie monastique est en soi une condition favorable pour la culture de différents plaisirs tels que le chant, le silence, la communion avec les autres ou encore le plaisir de l’étude du texte. Traduisant un poème de Guillevic dans le contexte du thème étudié, B-J Samain relève que : “Le plaisir t’est donné. Ne le prends pas comme un dû”.
A la lecture de ce témoignage, il nous semble opportun de mettre en avant une différence essentielle entre cette vision du plaisir et celle qui est recherchée par les libres penseurs de la laïcité. Sans vouloir offenser tous les efforts de cet homme avisé dans sa recherche du plaisir, nous nous demandons justement pourquoi “des efforts”. Pourquoi faut-il s’enfermer dans la contrainte et le dénuement pour jouir d’un plaisir exalté ? N’existe-t-il pas une sorte de dépit dans cette recherche du plaisir ? Pourquoi le fait de subir une doctrine de renoncement et d’abstinence permettrait d’accéder justement à ce à quoi on s’abstient et on renonce ? Les plaisirs sont multiples et c’est, pour nous, un plaisir de tous les découvrir au fil d’une expérience personnelle et émancipée. Le plaisir pensé par le Rabbin N.Weinberg Selon Mr Weinberg, le judaïsme enseigne que l’éducation doit s’employer à nous plonger vers la connaissance de soi car c’est en soi qu’on apprend la vie, l’aptitude à aimer, à atteindre notre potentiel, à découvrir les définitions de la réalité, de la bonté ou du plaisir. La connaissance intérieure permettrait de nous élever au dessus des influences de la société et de devenir indépendant. “Personne ne pourrait rien enseigner à personne qui ne soit réellement nouveau. En réalité, le professeur transmet l’information d’une manière qui permet à l’élève d’entrer en contact avec ce qu’il sait déjà, et de le redécouvrir de son propre mouvement”. Pour une compréhension complète de la vie, il faut savoir ce que l’on attend de nous. “Que veulent tous les parents pour leurs enfants ? Qu’ils soient en bonne santé, forts et plein de joie. Qu’ils aient l’esprit clair, qu’ils soient résolus et
accomplis. […] Pourquoi ? Pour qu’ils retirent le plus de plaisir de la vie, seulement du plaisir […] Dieu nous considère de la même manière. […] Il nous a créés pour nous accorder de la bonté et nous procurer du plaisir”. La Tora aurait été donnée à l’homme comme mode d’emploi pour qu’il retire un maximum de plaisir du monde. Et nous pouvons constater, selon le Rabbin, que chaque décision que prend un être humain est fondée sur un seul critère final : le plaisir. A la lecture de ce témoignage, nous nous posons deux questions : si tout ce que nous devons savoir est déjà en nous, quelle place pour l’improvisation, pour le plaisir d’échanger, le plaisir de se perdre et de découvrir de nouveaux plaisirs au contact de nouveaux environnements ? Enfin, si la Tora a été donnée comme le mode d’emploi du plaisir, pourquoi contient-elle tant de restrictions à son sujet (en matière d’alimentation, d’homosexualité, de masturbation,…) ? Le plaisir en Islam vu par l’anthropologue musulman Malek Chebel “L’Islam, c’est aussi l’érotisme des Mille et une nuits” affirme Malek Chebel, rejetant comme des épiphénomènes les objections concernant, par exemple, les talibans, ou les wahhabites. L’Islam serait d’après lui “avant tout une apologie de l’épanouissement personnel”. Une légitimation du désir de sexualité, de bonne chère, de parfums, de beauté, voire d’argent et de biens matériels à condition de ne pas franchir certaines règles morales telles que le respect de la famille et de ne pas se détourner de “l’amour du Dieu unique”. Ainsi, selon Malek Chebel, la sexualité ne peut se vivre hors mariage mais à l’intérieur du couple, tout est désir : les parfums, les onguents,
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les fards sont là pour aiguiser les sens, faire naître la volupté et exploser la jouissance. L’anthropologue nous rappelle “l’âge d’or” de l’Islam du temps des Abbassides à Bagdad, des Fatimides au Caire, et de l’Andalousie musulmane où “tout n’était alors qu’explosion des sens”. Il précise que l’ascétisme n’est pas une donnée de l’Islam, même si certains maîtres soufis furent tentés par le retrait des bonheurs de ce monde. “Cela n’a jamais été formulé, mais je serais tenté d’en déduire qu’au regard de l’Islam, le désir rapproche de Dieu…”, conclut-il. Loin de discréditer l’âge d’or des civilisations musulmanes et l’opulence qui y est associée ni l’érotisme des rapports conju-
gaux au sein des membres de ce culte, nous relèverons que selon notre manière de voir les choses, le plaisir ne doit pas être soumis à des règles dites “de morale” (excepté aux principes fondamentaux de respect de l’autre et des droits humains). Qui édicte ces règles ? Pourquoi une institution construite de toute pièce telle que celle du mariage devrait-elle limiter de manière si stricte les jouissances de la vie ? Et qu’en est-il du plaisir “détournant du Dieu unique” ? Comment s’interprète-t-il ? N’estce pas la porte ouverte à tous les prescrits des dirigeants religieux concernant les restrictions aux plaisirs de la vie elle-même ?
une lecture des textes de références moins dogmatique qu’à d’autres époques. Ils les interprètent de manière à trouver et valoriser des plaisirs au cours de la vie terrestre. Ils ne jouissent cependant pas de la même manière que les libres penseurs de l’existence temporelle, ne fut-ce que parce leurs plaisirs visent toujours à se rapprocher de Dieu ou à exhausser sa volonté. Alexis MARTINET Bruxelles Laïque Echos 1 Reliures, n°21, Automne-Hiver 2008. Ce numéro invitait des adeptes de différentes philosophies ou confessions à exposer leur rapport au plaisir. 2 C.JULIET, L’opulence de la nuit, P.O.L., 2006, p.7.
Au terme de ce petit exercice comparatif, nous voyons que des croyants développent
Jean-Léon Gérôme - Bethsabée - 1895
Jean-Léon Gérôme - Allumeuse de Narghilé - 1898
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Lawrence Alma-Tadema - Sappho and Alcaeus -1881
Nous reproduisons ici un article paru en 2000 dans un numéro spécial de la revue Morale Laïque dédié à l’exposition “Plaisirs d’amour” créée par le CAL Namur. Voir http://www.ulb.ac.be/cal/plaisirsdamour/index.html
Pourquoi Aristophane a-t-il le hoquet ? Notre culture amoureuse et notre imaginaire de l’amour sont peuplés de figures et d’expressions héritées des mythes et des arts d’autres époques, avant tout de l’antiquité gréco-latine et de l’âge courtois – ou, en tout cas, ils l’étaient jusqu’au récent triomphe du décervelage télévisuel des jeunes générations. 13
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Les écueils du contexte sociohistorique Et pourtant, que savons-nous, que pouvons-nous vraiment savoir du sens de l’amour aux temps des poésies de Sapho ou du Banquet de Platon, de l’Ars amatoria d’Ovide et des Elégies de Properce, du Roman de Tristan et Iseult et des troubadours ? Ces œuvres, et toutes les autres qui nous sont parvenues, ne peuvent être entièrement comprises si on les sépare de l’humus sémantique à partir duquel elles ont été créées, c’est-à-dire d’un monde socialhistorique de significations imaginaires qui a irrévocablement disparu, qu’il est impossible de retrouver ou de reconstruire dans son intégralité, mais qu’on ne peut, au mieux, qu’approcher avec les plus grandes difficultés. En outre, cet obstacle radical qui limite la compréhension de n’importe quel objet historique est encore démultiplié dans le cas de l’amour par le fait que sa substance n’est pas faite uniquement d’idées ou de représentations, mais tout autant, sinon plus, d’affects et de désirs qui sont irréductibles à toute forme d’intelligibilité (de restitution intellectuelle). Lorsque le chœur d’Antigone parle du “désir éclatant des yeux de la jeune fille bonne pour le lit”, nous sommes à jamais condamnés à ignorer de quoi était fait l’éclat de ce regard. Sans avoir un seul instant la prétention d’apporter une “solution” à l’infirmité insurmontable qui accompagne nos tentatives de compréhension, je voudrais cependant proposer d’explorer une piste indirecte. En abordant les œuvres littéraires ou plastiques de l’Antiquité ou du Moyen Age à travers lesquelles leur culture et leur imaginaire amoureux nous ont été transmis, nous pouvons en tout cas chercher à nous préserver du risque d’en fausser le sens par la ten-
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dance à les faire entrer dans le système de significations de notre propre culture. Car on aboutit ainsi à une compréhension distordue. Les deux grandes modalités de cette distorsion sont les suivantes : 1. La projection : on appréhende les idées, les représentations, les sentiments, les façons de faire ou les intentions des autres comme équivalents ou, du moins, analogues aux nôtres. Ce qui aboutit souvent à des malentendus fort amusants (cf. les Lettres persanes de Montesquieu). 2. La réduction des différences et des altérités à un commun dénominateur : on postule l’existence de constantes transhistoriques et transculturelles, par rapport auxquelles les différences et les altérités n’exprimeraient que des modalités secondaires. J.-J. Rousseau se moquait déjà de ses contemporains grands amateurs de récits de voyages et d’explorations : “Depuis trois ou quatre cents ans que les habitants de l’Europe inondent les autres parties du monde et publient sans cesse de nouveaux recueils de voyage et de relations, je suis persuadé que nous ne connaissons d’hommes que les seuls Européens ; encore paraît-il aux préjugés ridicules qui ne sont pas éteints, même parmi les gens de lettres, que chacun ne fait guère sous le nom pompeux d’étude de l’homme, que celle des hommes de son pays. Les particuliers ont beau aller et venir, il semble que la philosophie ne voyage point … On n’ouvre pas un livre de voyages où l’on ne trouve des descriptions de caractères et de mœurs ; mais on est tout étonné de voir que ces gens qui ont tant décrit de choses, n’ont dit que ce que chacun savait déjà,
n’ont su apercevoir à l’autre bout du monde que ce qu’il n’eût tenu qu’à eux de remarquer sans sortir de leur rue, et que ces traits vrais qui distinguent les nations, et qui frappent les yeux faits pour voir, ont presque toujours échappé aux leurs. De-là est venu ce bel adage de morale, si rebattu par la tourbe philosophesque, que les hommes sont partout les mêmes, qu’ayant partout les mêmes passions et les mêmes vices, il est assez inutile de chercher à caractériser les différents peuples ; ce qui est à peu près aussi bien raisonné que si l’on disait qu’on ne saurait distinguer Pierre d’avec Jacques, parce qu’ils ont tous deux un nez, une bouche et des yeux”1. Un exemple notoire Le cas du Banquet de Platon nous en fournira un bon exemple. Sous-titré De l’amour, ce dialogue a exercé une influence incomparable dans l’histoire occidentale. Réuni au cours d’agapes qui se prolongent toute la nuit, les personnages prononcent chacun un discours élogieux sur l’amour. Tour à tour, Phèdre, Pausanias, Éryximaque, Aristophane, Agathon et Socrate racontent une histoire et développent des considérations qui révèlent un autre aspect de cette “grande et merveilleuse divinité”. Le deuxième orateur, Pausanias, débute en contestant le thème choisi : impossible de célébrer Amour sans distinguer, puisque Amour n’est pas unique. Il faut donc préciser de quelle sorte d’amour on doit faire l’éloge. Pausanias explique alors qu’il existe deux amours, puisqu’il existe deux Aphrodites, la Populaire et la Céleste. L’Amour de l’Aphrodite populaire s’attache au corps plutôt qu’à l’âme et apprécie les femmes autant que les jeunes garçons ;
pour lui l’acte sexuel est une fin en soi, sans se soucier de la valeur morale et intellectuelle de l’être qu’il aime. L’Amour de l’Aphrodite céleste préfère le sexe mâle, plus vigoureux et plus intelligent, et recherche une relation durable et non une liaison éphémère. Et s’il y a deux amours, il y a donc aussi deux sortes d’amants : “le pervers, c’est celui qui est plus amoureux du corps que de l’âme ; il n’a pas en effet non plus de constance, en tant qu’il est amoureux d’une chose qui n’a pas davantage de constance : car aussitôt que se fane la fleur du corps, cela même qu’il aimait, à tire d’aile il s’en va, sans respect pour ses nombreux discours et ses nombreuses promesses. Mais celui qui est amoureux de l’âme, parce que cette âme est bonne, celui-là a de la constance d’un bout à l’autre de sa vie, en tant qu’il s’est fondu en quelque chose qui possède de la constance” (183e). A partir de cette distinction, Pausanias dégage un certain nombre de considérations morales, presque une éthique de l’amour. D’abord, dit-il, en ce qui concerne l’amant, “il est plus beau d’aimer les plus nobles et les meilleurs, même s’ils sont plus laids que d’autres” (182d). Ensuite, en ce qui concerne l’aimé, il ne doit céder aux vœux de son amant que dans “la conviction que, grâce à lui, il deviendra meilleur, soit par rapport à quelque forme du savoir, soit par rapport à tout autre domaine du mérite” (184c). Il faut parvenir à faire “coïncider ces deux principes, celui qui concerne l’amour des garçons avec celui qui concerne, et l’amour du savoir, et les autres aspects du mérite” (184d) et établir ainsi une réciprocité, un accord entre leurs aspirations et leurs demandes respectives. Bref, pour Pausanias, l’amour doit être une valeur et il ne peut l’être que lorsqu’il s’insère dans une recher-
che de perfectionnement des partenaires en matière de sagesse et de mérite. Cet amour à dimension morale est le seul qui vaille “en tant qu’il oblige l’amant comme l’aimé, chacun à être lui-même en souci de lui-même” (185c). On ne manquera pas de voir à quel point tout le propos de Pausanias, à l’exception de la valorisation de la pédérastie, se retrouve ultérieurement au cœur des conceptions chrétiennes de l’éthique amoureuse et de la majeure partie de leurs succédanés laïques. En particulier, l’opposition et la hiérarchisation d’un amour de l’âme de l’aimé, distinct de l’amour de son corps, l’affirmation que la “vraie” beauté est la beauté morale et l’attribution à la relation amoureuse d’une finalité de perfectionnement moral sont trois éléments essentiels de ce que la tradition héritée a retenu comme le propre de l’amour dit platonique (qui n’implique pas forcément la chasteté mais la subordination rigoureuse de la dimension sexuelle à la rencontre des âmes). Mais que pouvaient penser les Grecs de tout cela ? En 1960-1961, le psychanalyste Jacques Lacan avait consacré la majeure partie de son séminaire public à un commentaire du Banquet. Il y raconte une conversation qu’il avait eue avec le philosophe et historien néo-hégélien Alexandre Kojève, que ce dernier avait conclue en lui disant : “En tous les cas, vous n’interpréterez jamais Le Banquet si vous ne savez pas pourquoi Aristophane avait le hoquet”. Lorsqu’on se reporte au texte du dialogue, on constate en effet qu’au terme du discours de Pausanias, Aristophane, à qui il revenait de parler, dut passer son tour parce que “soit pour s’être gorgé à l’excès, soit pour toute autre cause, il se trouvait avoir
été pris d’un hoquet qui ne lui permettait pas de prendre la parole” (185c). Platon s’étend pendant seize lignes sur ce hoquet, à travers un flot de mauvais calembours, avant de passer la parole à Éryximaque qui commence par déplorer que Pausanias, après avoir bien commencé, ait si mal fini son discours. Et c’est ainsi que Lacan put se rendre à l’évidence : “Il est tout de même extrêmement difficile de ne pas voir que, si Aristophane a le hoquet, c’est parce que pendant tout le discours de Pausanias, il s’est tordu de rigolade et que Platon n’en a pas fait moins […] Il est donc clair pour tout le monde que Pausanias a mal achevé son discours, et cela est impliqué comme d’évidence. Il faut bien dire que notre oreille n’y est pas exactement accommodée, et que nous, nous n’avons pas l’impression que Pausanias a fait une si mauvaise chute. Nous sommes tellement habitués à entendre sur l’amour cette sorte de bêtises. Il est d’autant plus étrange de voir à quel point ce trait dans le discours d’Éryximaque fait véritablement appel au consentement de tous, comme si le discours de Pausanias s’était véritablement pour tous révélé vasouillard” 2. Éryximaque peut dire que Pausanias avait bien commencé parce qu’il y avait effectivement dans les cosmogonies grecques deux dieux Éros (Amour) différents, voire même opposés. Le premier, l’Éros primordial, vieux comme le monde, apparaît dans la Théogonie d’Hésiode aux côtés de Kháos (Chaos), de Gaîa (Terre) et de Núx (Nuit). Le sexe masculin n’existe pas encore. Les déesses féminines primordiales engendrent leurs futurs partenaires masculins, Ouranós et Póntos, par parthénogenèse, “sans coucher avec personne” (Théog., 213). Quelle est alors l’action d’Éros ? “Éros pousse les unités primordiales à produire au jour ce
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qu’elles cachaient obscurément dans leur sein … Éros n’est pas le principe de l’union du couple ; il ne réunit pas deux pour en faire un troisième ; il rend manifeste la dualité, la multiplicité, incluses dans l’unité. Même quand Gaîa, ayant tiré d’elle-même son pendant masculin, Ouranós s’unit sexuellement à lui, cette copulation obéit à une sorte de désir à l’état brut, de pulsion cosmique aveugle et permanente”3. Le second, le jeune Éros, est l’enfant d’Aphrodite et de Dioné. Aphrodite est la déesse “qui préside à l’union sexuelle et au mariage, aux forces de l’accord et de l’harmonie. La séparation du ciel et de la terre inaugure un univers où les êtres s’engendrent par union des contraires, un monde régi par la loi de complémentarité entre des opposés, qui tout à la fois s’affrontent et s’accordent”4. Le jeune Éros est à son service et il “ne joue plus comme cette pulsion qui, à l’intérieur de l’un, provoque la fission en deux, mais comme l’instrument qui, dans le cadre de la bisexualité désormais établie, permet à deux de s’unir pour engendrer un troisième et ainsi de suite, indéfiniment”5. Les convives du Banquet pouvaient rire de l’Éros de Pausanias, instrument d’une relation tendant au perfectionnement mutuel, où chacun était “lui-même en souci de luimême”, parce qu’en bons Grecs, ils croyaient au contraire que dans le face à face amoureux, “chacun cherche dans l’autre ce qui lui manque, ce dont il a besoin parce qu’il en est privé. Comme le dit Platon, Éros est fils de Penia, Pauvreté. Ce qui est complet et parfait n’a que faire d’Éros. Le divin ne connaît pas l’amour… La relation érotique institue pour chacun, dans l’élan qui le porte vers un comparse, un autre que soi, l’expérience de sa propre incomplétude ; elle témoigne de l’impossibilité où l’individu se trouve de se limiter à lui-
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même, de se satisfaire de ce qu’il est, de se saisir dans sa particularité, son unité singulière, sans chercher à se dédoubler par et dans l’autre, objet de son désir amoureux”6. Dans le discours de Diotime (la seule femme à s’exprimer dans les dialogues de Platon) répercuté par Socrate, l’expérience amoureuse est assimilée à un parcours initiatique marqué par une perte de soi, à un état de possession : “au miroir de l’aimé, ce n’est pas notre visage d’homme qui apparaît, mais celui du dieu dont nous sommes possédés, dont nous portons le masque et qui, transfigurant notre face en même temps que celle de notre partenaire, les illumine toutes deux d’un éclat venu d’ailleurs, d’un autre monde”7. Cette équivoque radicale de l’Amour/Éros dont témoigne Le Banquet et que des générations de lecteurs et de commentateurs ont méconnue se retrouve pour l’autre grand terme grec en jeu lorsqu’il s’agit de désigner l’amour : philia. Notons immédiatement que “la philia n’est pas l’‘amitié’ des traducteurs et des moralistes. Elle est le genre, dont amitié, amour, affection parentale ou filiale, etc., sont des espèces”8. Mais qu’est-ce que le phílos, celui qui est l’objet de la philia ? Benveniste note “en apparence, rien de plus simple que le rapport de phílos ‘ami’ à philotès, philia ‘amitié’. Mais philos a deux sens : outre celui d’‘ami’, philos a la valeur d’un possessif : phila gounata, philos uios n’indiquent pas l’amitié, mais la possession : ‘ses genoux’, ‘son fils’. C’est une marque de possession qui n’implique aucune relation amicale”9. Et ce n’est pas tout : “il y a enfin une troisième donnée : le verbe philein qui ne signifie pas seulement ‘aimer, éprouver de l’amitié’, mais aussi, dès les plus anciens textes, ‘baiser’ ; le dérivé
philèma ne signifie pas autre chose que le ‘baiser’”. Et il conclut son étude en disant “toute cette richesse conceptuelle a été ensevelie et échappe aux regards depuis qu’on a réduit philos ou à une notion vague d’amitié ou à une notion fausse d’adjectif possessif”10. Cette polysémie de philia/philos ne pouvait manquer de rejaillir sur la compréhension du rapport lui-même. Aristote notait que les “divergences d’opinion au sujet de la philia sont nombreuses. Les uns la définissent comme une sorte de ressemblance, et disent que ceux qui sont semblables sont philous, d’où les dictons le semblable va à son semblable, le choucas va au choucas, et ainsi de suite. D’autres, au contraire, prétendent que les hommes qui se ressemblent ainsi sont toujours comme des potiers l’un envers l’autre”11 (allusion à Hésiode : le potier en veut au potier). Cette divergence, Aristote la développe sans la trancher véritablement. D’une part, dit-il “les sentiments affectifs que nous ressentons à l’égard de ceux que nous aimons, et les caractères qui servent à définir les diverses philias semblent bien dériver des relations de l’individu avec lui-même” (IX, 4). Nous souhaitons à ceux que nous aimons ce que nous nous souhaitons à nous-mêmes, au point où on peut définir le philos comme “un autre soimême”. La philia serait donc un prolongement de l’amour de soi. Mais d’autre part, “il paraît bien que la philia consiste plutôt à aimer qu’à être aimé” (VIII, 9) et les philias qui reposent uniquement sur l’utilité, les profits ou le plaisir qu’on y trouve ne durent pas plus longtemps que ceux-ci. Même en les envisageant sur un plan exclusivement moral, la pensée grecque à son apogée n’avait pas la prétention d’apporter une réponse définitive aux tensions et aux
apories de l’amour. C’est sans doute ce qui la distingue le plus des éthiques contemporaines, avant tout animées du souci d’occulter le caractère foncièrement tragique de l’existence, que ce soit en suscitant le mirage de fausses harmonies ou en banalisant les enjeux de la destinée amoureuse des hommes et des femmes. Jean VOGEL Politologue à l’ULB Coordinateur de l’Institut Marcel Liebman
J.-J. Rousseau, Discours sur les origines de l’inégalité parmi les hommes, 1755, Note X. Jacques Lacan, Le séminaire livre VIII, Le transfert, Paris, Le Seuil, 1991, pp. 78, 85. 3 Jean-Pierre Vernant, “Un, deux, trois : Éros” in L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1989, pp. 154-5. 4 Jean-Pierre Vernant, “Œdipe sans complexe” in Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, La découverte, 1986, p. 86. 5 Jean-Pierre Vernant, “Un, deux, trois : Éros”, op. cit., p. 157 6 Ibid., p. 159. 7 Ibid., p. 161. 8 Cornelius Castoriadis, “Transformation sociale et création culturelle”, in Le contenu du socialisme, Paris, 10/18, 1979, p. 439. 9 Emile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes. 1. Economie, parenté, société, Paris, Minuit, 1969, p. 338. 10 Ibid., pp. 339-40. 11 Aristote, Ethique à Nicomaque, VIII, 2. 1 2
Jean-Léon Gérôme - Anacreon, Bacchus et l’Amour -1848
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Plaisir et sexualité : entre libération et aliénation Mai 68 (encore lui) a vu de nombreuses femmes revendiquer le droit au plaisir, plaisir sexué, plaisir sexuel et plaisir de la liberté de son corps, de ses désirs, de ses envies. Les femmes, grâce à la pilule notamment, ont eu accès à un moyen efficace de décider, choisir et réguler les grossesses. La sexualité prend une autre tournure : les femmes nord-occidentales goûtent au sexe sans risquer une grossesse, sans supporter la frustration de la peur d’être enceinte ou du coït interrompu. Les corps féminins se libèrent des carcans qui les dé-forment. Sensualité et tendresse gardent leur place dans l’expression de la sexualité mais sexe et amour ne sont plus liés et encore moins de manière unique et éternelle ; tout comme les alliances “sexe et obligation” ou “sexe et devoir” du début du siècle avaient été remplacées peu à peu par “sexe par/et amour”. Pantalons, jupes larges, blouses souples, tissus légers, vestes, smoking, pieds nus, sandales, boots, cheveux courts, détachés, flottants, … les femmes profitent de leur corps et explorent leur sexualité.
sexuelle ouvre la porte aux revendications sexuelles qui entraînent à la fois les questionnements sur l’insatisfaction, à la fois l’envie d’essayer des choses, le désir de prolonger les accords usés par l’habitude et le temps. Les livres et les magazines proposent des conseils, des trucs, des poses, des comportements, des objets pour séduire, intéresser, garder et surtout jouir, avoir du plaisir et des orgasmes simultanés. Du sexe subi au sexe joui
gent de jouir et le plaisir devient un concours, un examen, une épreuve primordiale, voire décisive et classificatoire. Leur plaisir est entre les mains et les compétences du partenaire, sous surveillance et contrôle. Les femmes ont droit à leur liberté mais se voient discréditées, critiquées ou utilisées si leur comportement sexuel rejoint celui des hommes (réalité ou fantasme) : prendre, essayer, aventures, infidélités, jouissance, jeter, changer, quitter. Le droit de jouir devient simultanément le devoir de jouir.
Les premières émissions sur “la chose” troublent les tabous et le discours informatif de certains médias heurte le spectateur pudique, les bonnes consciences et même les responsables des chaînes télévisées. Les corps se rencontrent sans contrainte et font l’amour sans retenue. La liberté
Le plaisir sexuel de mai 68 propulse l’orgasme à la première ligne, celui-ci devient un droit, hautement recherché et revendiqué par des jeunes, principalement des femmes (flouées antérieurement dans ce plaisir) qui en attendent la réalisation de la part de leur partenaire masculin. Elles exi-
Le plaisir du sexe dans un couple, qui remplace la contrainte du sexe subi dans le couple, devient une autre contrainte, celle du plaisir. Peu importe le partenaire, il faut jouir, et un acte sexuel satisfaisant est un acte orgasmé. Répété. Et codifié. Encore faut-il qu’il soit démontré donc démonstratif :
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bruits, cris, hurlements ne sont plus des manifestations personnelles de la jouissance mais les indices d’un bon orgasme. Celui-ci ne peut plus être révélé que s’il s’entend, donc il se crie, réel ou pas. Le droit au plaisir a aliéné le plaisir et la personne qui en profite. Ce n’est plus son ressenti mais l’image de sa manifestation qui devient importante. Le compagnon est un partenaire dont le seul droit est l’obligation de faire jouir sa partenaire. La partenaire n’a qu’un devoir, celui de faire tout – sousentendu n’importe quoi – pour jouir. “Comme à la télé”. Comme sur internet. De la jouissance à l’aliénation Celui, celle ou ceux qui ne rentrent pas dans ces schèmes sont des has-been, des frustrés, des coincés, des médiocres, des solitaires, des égocentriques, des vieux, des nases ou des pathologiques. Pour ne pas “en être”, tout est bon, les aides en tout genre, les modèles les plus hard, soit parce que les libertés sont ouvertes, soit pour ne pas avoir l’air prude, dépassé ou poussiéreux. Les sextoys font leur apparition plus ou moins discrète sur le marché : hier les vibromasseurs se cachaient au fond des garde-robes, aujourd’hui ils décorent les salles de bain et accompagnent les femmes branchées dans le métro. Les amants les meilleurs sont les explorateurs, les audacieux, ceux qui n’ont pas de limites et osent essayer. Le particulier entre sous les couettes et se montre sur les écrans privés ; échangisme, sado-masochisme, bondage séduisent les couples confirmés et les video-amateurs exposent aux voisins de gauche les penchants des voisins de droite. Le plaisir se travaille, se monnaie, se soumet, se marchande, se brade, s’étale, s’en-
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lise, s’enferme, se brutalise, se violente. On achète des petits canards fluorescents, des menottes roses à plumes et des fouets de poche en vrai cuir naturel pour donner du piquant à la relation, d’un jour ou à long terme, ou pour pimenter un couple fatigué. Mais le rabbit 1 de Jessica Parker traverse un épisode de “Sex and the city”… et les jeunes femmes modernes comme les plus jeunes lui trouvent soudain plus de compétences qu’à leur compagnon masculin. Les femmes s’occupent du foyer, elles élèvent des enfants, elles ont investi l’espace public, elles ont acquis le droit au plaisir, et l’exigent, tout cela avec ou sans homme. Et les droits au plaisir s’égalisent : hommes et femmes ont des histoires courtes ou longues, uniques ou multiples, vies privées et personnelles chacun de son côté, amitiés plus importantes, plus longues, plus fiables que l’amour, sexfriends pour le désir et la chaleur sûre. D’autant plus que certains auteurs à la mode déclarent, non sans un certain attrait économique, que les différences entre hommes et femmes sont naturelles, innées, irréductibles et obstacles à la communication hétérosexuelle du couple. Discours qui, loin de donner des clefs pour vivre à deux, renforce de plus en plus de personnes dans l’idée d’incompatibilité des sexes. Qui fait douter du mariage. Qui remet en cause le concept de couple à long terme avec enfants en commun comme raison de vivre, but de l’existence et moyen unique d’épanouissement. Des contraintes multiples et des choix illusoires ? Alors que, même si d’apparence féministe, certains magazines n’ont de cesse
de ramener l’épanouissement des femmes à une maison, un mari, un enfant, tout en prônant le sexe performance dépendant avant tout du physique, des régimes, du maquillage, du décors voire même d’un habillage pour faire comme si, ou faire croire; les numéros de publication suivants, sans aucun remords ni questionnement personnel, n’hésitent pas à imposer l’acceptation de soi, corps et ressenti, comme étant la clef du bonheur et la raison de la vie. Paradoxe aliénant. Qui fautil être pour être heureux, pour être un citoyen efficace et attentif à soi et aux autres ? Le plaisir et le sexe, étroitement liés dans cette quête de l’équilibre satisfaisant, sont disputés par tous les types de modèles et d’intérêts divers. La multitude de comportements sexuels, d’appropriation du sexe, de personnalisation du plaisir devrait renforcer la notion première de droit en laissant de côté les contraintes qui en dévient. Liberté, sexe, amour, peu importe la combinaison, et le bagage y associé, à chacun, citoyen respectueux des autres, de suivre ses choix pour y trouver son plaisir. Chris PAULIS, Docteur en anthropologie sociale et anthropologue de la sexualité ULg, mai 2009 1
Rabbit, comme lapin en anglais. Il s’agit du nom du modèle de vibromasseur utilisé par Charlotte, un personnage dans la série-culte des années ‘90 “Sex and the city”.
Les mutilations génitales féminines : le déni des femmes Aliénation, domination, déni du plaisir, traumatismes irréversibles, terreur, stigmatisation, bannissement…, les propos recueillis auprès de Céline Verbrouck – présidente de la toute récente association Intact – n’ont rien de réjouissants. Cette association lutte pourtant à sa façon pour le droit au plaisir. Comment sortir les pratiques des mutilations sexuelles de leur mutisme pour que demain le respect de l’intégrité physique, psychologique et le droit au plaisir redeviennent les maîtres-mots pour toutes les femmes. Qui, comment, pourquoi ? La mutilation génitale féminine (MGF), souvent appelée “excision” concerne toutes les interventions incluant l’ablation partielle ou totale des organes génitaux externes de la femme ou la lésion des organes génitaux féminins pratiquées pour des raisons culturelles, religieuses ou pour toute autre raison non thérapeutique. Une même femme peut être excisée plusieurs fois à différents degrés et moments, que ce soit à titre de sanction ou pour tout autre motif (à l’approche d’un mariage par exemple). Les MGF se pratiquent dans pas moins de 28 pays africains, du Sénégal à la Somalie, en passant par la Guinée, le Mali, le Burkina Faso, le Tchad, le Cameroun, le Soudan, l’Ethiopie, la Somalie, etc. Sont aussi concernés différents groupes ethniques de la péninsule Arabique et d’Indonésie.
En Afrique, 19 des 28 pays concernés condamnent déjà les mutilations génitales mais sans parvenir à endiguer le phénomène, soit par incapacité de l’Etat à faire cesser ces brutalités soit par tolérance, voire complicité des autorités. Le phénomène concerne toujours aujourd’hui 130 millions de femmes, de jeunes filles et d’enfants à travers le monde et en menace 3 millions d’autres chaque année, selon l’Unicef. Les mutilations génitales féminines sont le plus souvent pratiquées en dehors des règles élémentaires d’hygiène. Une exciseuse (puisqu’il s’agit le plus souvent de femmes) utilise généralement la même lame plusieurs fois d’affilée sans la laver, avec toutes les conséquences que l’on imagine en terme de transmission de maladies, dont le SIDA. Les mutilations génèrent de la douleur
physique (par exemple, lorsqu’elles sont pratiquées sans anesthésie) et créent du traumatisme psychologique lié à l’acte terrorisant lui-même mais aussi souvent au sentiment de trahison parentale ou familiale qui l’accompagne. Fréquemment, la femme ou la jeune fille mutilée est aussi angoissée, anxieuse, connaît ou connaîtra des problèmes conjugaux. L’excision est assimilée à la “torture classique” par l’Organisation Mondiale Contre la Torture. L’excision peut entraîner le décès de la femme (suites d’une hémorragie, d’une infection, d’une maladie, d’un accouchement, du SIDA, …) ou de l’enfant (mort- né). Un des objectifs de l’excision est la domination sexuelle par l’atténuation ou la suppression du désir ou du plaisir sexuel de la femme. La femme excisée n’a pas droit au plaisir, n’a plus droit à une sexualité partagée, simple, respectueuse, complice et saine.
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Quand elle n’a pas tout simplement atrocement mal lors d’un rapport sexuel. En quelque sorte, la femme mutilée n’a plus droit à l’amour. De nombreuses filles deviennent incontinentes et sont continuellement souillées. Rejetées de tous, elles sont condamnées à une vie solitaire. Non excisées, ces femmes n’auraient pas pu contracter mariage dans leur communauté. Excisées, elles ne le peuvent plus non plus. Des femmes devenues stériles sont fatalement répudiées. Les raisons invoquées pour perpétuer cette coutume sont multiples, y compris religieuses et cela alors qu’aucun texte sacré, d’aucune religion que ce soit, ne prescrit cette pratique. Son maintien et même, dans certain pays, sa recrudescence s’inscrit donc uniquement dans une tradition extrêmement bien ancrée. Dans certaines régions du monde, une femme non excisée fait l’objet des fantasmes les plus fous. Considérée comme impure, elle est bannie de sa famille et de sa communauté. Elle ne peut trouver d’époux puisque son clitoris est maudit ; il est source d’hystérie et de tous les maléfices ; il est la cause des mauvaises récoltes ; il génère des maladies ; il est capable de tuer un bébé à la naissance et bien d’autres choses encore. Lors de ses plaidoyers1 dans le cadre de concours internationaux, Céline Verbrouck réfute l’argument du relativisme culturel : certaines valeurs, comme celles qui sont ici en jeu, sont universelles et doivent être défendues au-delà de toute croyance culturelle. D’ailleurs, dans la plupart des pays les plus concernés, les mobilisations contre l’excision sont bien plus importantes que chez nous. Comme l’a dit Alice Walker (Prix Pulitzer pour La Couleur pourpre) en visant précisément l’excision : “La torture n’est pas la culture”.
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Quelles protections existent dans nos pays occidentaux ? Depuis la fin des années 70, la France a connu plusieurs condamnations et a développé une jurisprudence de plus en plus sévère et innovante. La loi française permettait déjà de sanctionner des faits d’excision commis à l’étranger mais seulement si la victime était de nationalité française. Le 4 avril 2006, une loi a étendu la protection à toutes les fillettes résidant principalement en France quelle que soit leur nationalité. Le code pénal français punit le fait pour des professionnels, notamment les médecins, de ne pas porter à la connaissance des autorités judiciaires ou administratives les mauvais traitements ou atteintes sexuelles infligés à un enfant de moins de 15 ans. En Belgique, la répression des mutilations génitales féminines fait l’objet, depuis 2001, d’une disposition spécifique : l’article 409 du code pénal punit quiconque aura pratiqué, facilité ou favorisé toute forme de mutilation des organes génitaux d’une personne de sexe féminin, ou tenté de le faire, avec ou sans consentement de celle-ci. Le fait que la victime soit mineure est une circonstance aggravante. Comme en France, le secret professionnel est levé et toute personne, professionnel ou simple citoyen, qui ne signale pas le danger qu’encourt une fillette menacée de mutilations sexuelles (que celles-ci soient prévues en Belgique ou à l’étranger) se rend coupable de non-assistance à personne en danger. Par ailleurs, toute personne qui a participé à une mutilation sur une mineure, y compris dans un autre pays que la Belgique, peut être poursuivie en Belgique à condition que l’auteur se trouve sur le territoire.
Pour protéger une petite fille de sa propre famille, le Procureur du Roi peut, en cas d’extrême nécessité, demander au juge de la jeunesse de la retirer de son milieu familial et de la confier à des tiers. La protection des petites filles est également prise en compte sur le plan civil : en urgence, le juge des référés peut être amené à confier l’hébergement d’un enfant à un parent et interdire que l’enfant quitte le territoire, à condition, bien sûr, que le risque de mutilation soit établi de façon sérieuse. Pourquoi avoir créé une association spécifique ?2 A ce jour, il semble qu’aucune enquête judiciaire n’ait encore été ouverte et donc aucune condamnation pénale prononcée en Belgique3 sur base de l’article 409 du code pénal. Or, il est probable que des mutilations génitales féminines se pratiquent clandestinement en Belgique et à l’étranger sur des enfants disposant d’un titre de séjour en Belgique, voire de la nationalité belge. S’il n’existe pas de statistiques officielles, on estime que plusieurs centaines de filles sont concernées. Selon Céline Verbrouck, cette absence de réactivité peut s’expliquer par la pression sociale, la crainte de représailles, le caractère tabou de la pratique au sein des communautés concernées. Une autre explication réside dans le manque d’information et de formation des acteurs judiciaires au sens large (y compris la police) qui ne sont pas outillés pour détecter les situations de danger. De même, on peut pointer le malaise des professionnels (médecins, enseignants, éducateurs,…) confrontés au phénomène et qui s’interrogent sur leur rôle, leur obligation ou pas au secret professionnel, l’intérêt de l’enfant, l’approche la plus adéquate…
D’où l’initiative de personnalités du monde académique, associatif, judiciaire et médical de créer une association spécifique – “Intact” – qui se donne pour mission d’appliquer la loi, de relayer toutes les plaintes en matière de mutilations génitales féminines et de développer une expertise solide pour informer judicieusement toute personne concernée dans le respect des personnes, des familles mais aussi de la loi. Il existe déjà une association - GAMS4 - qui effectue un travail de prévention délicat, celui du changement des mentalités. Cela nécessite de sa part de devoir créer et recréer continuellement un lien de confiance avec son public-cible. Sous peine de saper ce travail en faisant fuir les personnes les plus concernées, cette association ne peut endosser un rôle de dénonciation. Au mois de juin 2008, l’asbl GAMS a lancé une campagne nationale “pas d’excision pour ma fille/sœur”. Quantité d’associations d’aide à la jeunesse, à l’enfance et aux étrangers ont accepté de se joindre à cette campagne. Toutefois, d’aucuns risquent de se retrouver impuissants à défaut de pouvoir renvoyer un appel (plainte pour excision ou menace d’excision) vers une association qui aura effectivement la capacité d’agir Ce qui est le cas de l’association Intact dont les actions, principalement juridiques et judiciaires, peuvent se situer tant au niveau pénal (dépôt d’une plainte) qu’au niveau préventif, par exemple par le biais de médiations, d’actions devant le juge des référés (par exemple, pour faire interdire de quitter le territoire si l’excision risque de se produire lors de vacances dans le pays d’origine) ou de la jeunesse (qui peut placer l’enfant menacé chez un tiers), etc. Plus largement, pour Intact, la lutte contre l’excision recèle de multiples facettes et
s’inscrit dans des domaines fort différents : socio-économique, psychologique, médical, éducatif, social, culturel, juridique enfin. Des combats sont à mener sur plusieurs fronts, entre autres : - les moyens éducatifs à développer au Nord comme au Sud pour convaincre les personnes concernées qu’il est possible d’abandonner de telles pratiques sans renoncer aux valeurs de leur culture traditionnelle et donc, sans perdre leur identité ; - la question du reclassement social et “professionnel” des exciseuses ayant “déposé le couteau” et qui perdent leur gagne-pain. Intact soutient aussi toute action visant à éviter d’autres pratiques “traditionnelles” néfastes affectant de manière plus générale la santé de la femme et de l’enfant, entre autres les mariages précoces ou forcés. Pour conclure Les pratiques de mutilations et leurs conséquences heurtent gravement les valeurs laïques et les droits humains, ceux des femmes et de leurs filles. Elles symbolisent de façon violente et crue le non-respect de l’intégrité physique et psychologique, l’inégalité entre hommes et femmes, l’asservissement, le déni d’épanouissement et de plaisir. Elles semblent s’inscrire pourtant dans un étrange paradoxe puisque si leur condamnation fait consensus, elles se maintiennent et sont peu ou pas condamnées dans les faits (comme en Belgique). En 2002, lors d’une Assemblée générale des Nations unies, la totalité des représentants s’étaient engagés à mettre fin aux mutilations sexuelles et à l’excision d’ici à 2010. On en est loin … La perpétuation de ces pratiques malgré le consensus autour de leur caractère “bar-
bare” nécessite d’aller au-delà des causes et “justifications” déclarées en questionnant les déterminismes plus profonds qui s’y cachent : les inégalités sociales, économiques, culturelles, les processus d’aliénation, les ébranlements identitaires, etc. Un tel questionnement n’empêche pas de saluer les initiatives sur le terrain. En Belgique, la coexistence de deux associations est cohérente puisqu’elles travaillent en complémentarité : à la fois avec fermeté (poursuites judiciaires pour Intact) et sur un plan plus préventif et stratégique (GAMS). Toutes deux ont également la volonté d’inclure une vision plus globale du problème et d’étendre leurs actions à d’autres formes d’asservissement des femmes et de leurs filles. Ces pratiques – particulièrement spectaculaires – qui touchent le corps et la psyché des femmes ne doivent pas occulter d’autres manifestations – moins visibles – d’excision “morale” ou “culturelle”… qui nous concernent toutes5. Juliette BÉGHIN – Bruxelles Laïque Echos Propos recueillis auprès de Céline VERBROUCK (Présidente de l’asbl Intact) 1er prix et prix du public dans le cadre du concours international de plaidoiries pour les Droits de l’Homme 2008 à CAEN ; Prix de l’université palestinienne d’Al Quds à Jérusalem en mai 2009. 2 www.intact-association.org 3 En France, La Commission pour l’Abolition des Mutilations Sexuelles (CAMS) a été fondée en 1982 et a mené des procès retentissants qui ont fait boule de neige. 4 www.gams.be 5 Voir dans ce numéro page 36. 1
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Plaisir pour tous !… Et la personne handicapée ? La vie affective et sexuelle est un droit reconnu à chacun mais bien des tabous persistent quant à la sexualité et peu de personnes valides conçoivent l’accès au plaisir pour les personnes porteuses d’un handicap physique. Toute idée nouvelle, surtout si elle est accompagnée de pratiques sociales inédites, suscite la méfiance, voire l’hostilité. L’accompagnement de personnes à mobilité réduite en matière de sexualité ne fait pas exception à cette règle. La méfiance est en général mauvaise conseillère, comme le serait d’ailleurs un enthousiasme prématuré. Quelques principes Tout être humain peut éprouver du désir, du plaisir et aimer quel que soit son physique, avec ou sans déficiences. Il n’y a aucune différence entre valides et personnes handicapées quant au besoin et au fait d’aimer. La différence réside dans l’accomplissement de l’acte sexuel où des questions techniques peuvent se poser. De même que les personnes valides, les personnes handicapées éprouvent des
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émotions et ressentent des besoins liés à leur corps. Ce n’est pas parce qu’on n’a plus l’usage de ses jambes qu’on n’a pas un sexe et l’envie de s’en servir ! Tout un chacun peut vivre des moments difficiles, des échecs sentimentaux. La personne valide tentera d’y faire face et les considèrera comme transitoires. La personne handicapée les vivra souvent dans un climat social et familial de rejet, d’opprobre et d’infantilisation. Elle devra aussi faire face à des difficultés, voire à des impossi-
bilités motrices d’accéder seule à son corps et à la relation sexuelle. Si la déficience motrice restreint les mouvements ou les rend complètement désordonnés, elle peut en outre s’accompagner de troubles de la parole, d’une absence de sensibilité tactile, d’une incontinence, voire d’un trouble de l’érection. Il faut donc tenter de sortir des clichés et admettre qu’une relation sexuelle ne doit pas nécessairement aboutir à la procréa-
tion ni même à l’orgasme, sans quoi on exclurait beaucoup de monde. Une relation épanouie ne passera peut-être pas par de grandes performances mais impliquera d’écouter son corps afin d’y trouver de nouvelles sources de plaisir comme les caresses, le regard ou l’imaginaire. D’autres petits plaisirs ou simplement un mieux-être font aussi partie de la sexualité des personnes déficientes motrices mais sommes-nous prêts à admettre que leur vie affective et sexuelle puisse prendre un autre chemin que la nôtre? En fait, il existe une multitude de sexualités qui toutes doivent être respectées quelles que soient leur expression et leur rythme. La sexualité n’est qu’une partie de l’épanouissement affectif qui doit passer par la confiance mutuelle et l’ouverture d’esprit. Pour atteindre sa dimension réelle de communication entre deux êtres humains, l’acte sexuel ne doit pas être dissocié du plaisir sentimental et affectif. En pratique Il y a 18 ans, un jeune atteint de myopathie de Duchenne a trouvé l’“âme-sœur” au sein de l’internat de l’Institut Royal d’Accueil pour le Handicap Moteur (IRAHM). Il a épousé une stagiaire éducatrice, a eu deux enfants, a mené une vie de couple, avec ses hauts et ses bas, a travaillé, … Le rêve de ses condisciples. Au sein du personnel, cet épisode a débouché sur une réflexion approfondie concernant la sexualité des jeunes vivant avec un handicap. Jusqu’à il y a peu, l’éveil à la vie affective et sexuelle n’était pas véritablement abordé
avant la puberté. Aujourd’hui, cette question est présente dès la maternelle. L’enfant handicapé considéré comme plus fragile est souvent surprotégé par son entourage qui refuse de le voir grandir et l’infantilise. L’équipe éducative et psychologique doit aider les parents à admettre que leur enfant a droit à une vie d’adulte à part entière. Cet accompagnement s’impose dans la mesure où la vie affective et sexuelle des jeunes porteurs d’un handicap fait partie du projet global de l’institution et du projet individualisé du jeune. A l’adolescence, il aura plus de difficultés qu’un autre à accéder à l’information, à découvrir les transformations de son corps et ses zones érogènes, à se masturber et même à se laver seul. Mais quelles sont les limites institutionnelles ? Si toute direction d’établissement accueillant des personnes handicapées se doit de maintenir une ligne de conduite correcte et d’imposer le respect de la loi et des bonnes mœurs, elle ne peut néanmoins ignorer l’éveil sexuel des jeunes. Il y a donc lieu d’envisager comment y faire face et préciser les règles ainsi que l’attitude adéquate par rapport à certaines situations qui pourraient être considérées comme gênantes. La sexualité des personnes handicapées ne se réglemente pas plus que celle des personnes valides, il n’y a pas de normes établies. Toutefois, il existe une convention sociale, qui peut permettre de poser un cadre de référence. Par exemple : - les comportements exhibitionnistes ne sont pas acceptés
- les vêtements doivent être “propres et décents” ; - toute forme d’agression ou de violence sexuelle est exclue ; - le consentement des partenaires est toujours requis ; - etc. Au sein d’un établissement, il existe des moments ou des endroits où l’on ne peut pas afficher sa vie affective : en classe et en thérapie, il y a une “tolérance zéro”. Pendant les temps libres, on peut se tenir par la main, voire se donner un petit bisou, mais pas devant les plus jeunes. Il est interdit d’aller à deux dans les toilettes et les ascenseurs pour des relations intimes. A l’internat, par contre, les règles peuvent être plus souples pour les majeurs sexuels (plus de 16 ans). Il ne faut pas s’offusquer de l’érection du matin ni de la masturbation. Pourquoi ne pas tolérer cette dernière entre les pairs puisque le handicap moteur limite les possibilités d’y accéder seul ? Lorsque nous surprenons une scène équivoque du style “jeu du docteur”, nous veillons à ne pas dramatiser et surtout à informer : la masturbation est autorisée, mais en privé, dans certains espaces, le meilleur étant sans doute la douche. Par respect, on laisse la personne seule sous la douche, pour peu que sa déficience le permette, et on frappe avant d’entrer. L’attitude des jeunes est engendrée par l’attitude naturelle des personnes qui les encadrent et par exemple, si une éducatrice entre dans une chambre pour le lever et se trouve confrontée à une érection matinale, il suffit qu’elle dise: “je reviens dans 5 minutes”. Il ne faut pas diaboliser. Néan-
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moins, on veillera à inculquer aux jeunes les notions de pudeur et d’intimité car ils sont assez souvent désinhibés. Parler de la sexualité des personnes handicapées, c’est d’abord accepter d’envisager la sienne, d’être renvoyé à ses propres valeurs, à ses propres limites. Une réflexion cohérente, élaborée en équipe, au sein de l’institution est donc indispensable et doit tenir compte des différentes sensibilités car tous n’ont pas la même perception des choses vu leurs différences d’âge et d’éducation. Les professionnels ont besoin d’être soutenus dans cette démarche et doivent avoir accès à la formation continue afin que tous comprennent que, quelle que soit leur propre conception, il s’agit d’appliquer les règles institutionnelles. Le problème est encore plus délicat face aux adultes de grande dépendance qui n’ont pas accès au plaisir sans l’intervention d’une tierce personne. Faut-il, comme aux Pays-Bas, recourir à la prostitution ou, comme en Suisse, former des assistants sexuels dont le rôle consiste à faciliter la relation entre deux personnes très dépendantes?
formations et a récemment soumis à l’avis du Conseil consultatif bruxellois, section “Personnes handicapées”, la proposition de créer un Comité d’Ethique relatif à la vie affective et sexuelle des personnes handicapées. La réaction fut très vive et la proposition a été mutée en comité d’accompagnement des personnes devant assister les personnes de grande dépendance dans leur démarche. Nous restons néanmoins toujours confrontés à certains tabous liés à l’éducation religieuse généralement répandue dans nos pays ainsi qu’à la pudeur plus ou moins grande de chaque individu. Une des missions de la direction d’un établissement consiste à veiller à ce que les jeunes qui lui sont confiés puissent avoir accès le plus naturellement possible à une vie affective et sexuelle harmonieuse, au même titre que tout autre individu, dans le respect des règles et limites sociétales et institutionnelles. Pour tendre vers ce but, il faut leur donner accès à une éducation adéquate, former les équipes à faire face aux situations rencontrées et convaincre les parents que leur enfant handicapé grandit, va devenir un adulte à part entière, qui pourra aspirer au bonheur et au plaisir.
Et l’Ethique ? Au nom de l’Egalité entre les êtres humains, nul n’oserait nier le droit pour les personnes handicapées à la vie affective et sexuelle. Celles-ci, au même titre que les valides, ne tolèreraient pas qu’on réglemente leur intimité ni qu’on restreigne leur droit au plaisir. La problématique a récemment interpellé le monde politique qui a organisé colloques et
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Ariane HASSID Directrice générale de l’IRAHM Présidente de Bruxelles Laïque
©photo : couverure du livre, Poker les secrets d’un chamions - Partouche
Le plaisir, une question d’apprentissage Un plaisir barbichu Neuro-psychologues et biologistes s’intéressent au plaisir par le biais de ses manifestations physiologiques : diffusion hormonale, excitations de zones cérébrales, etc. Si le support physique mérite bien sûr d’être étudié et compris, son étude n’est pas en mesure de nous renseigner sur les dimensions du plaisir qui ont inspiré le thème du présent numéro de Bruxelles Laïque Echos. Nous pensons à la poursuite d’un plaisir émancipé, libre et éclairé. Un plaisir dont les vertus sont épanouissantes et pas seule-
ment limitées à la satisfaction mécanique d’un besoin, comme quelques théoriciens barbichus ont pu l’imaginer.
et à l’observation de conventions sociales, ainsi qu’une part indicible de l’intime et du partage.
Le plaisir est social, il se transmet
Par sa lecture de La revanche du clitoris (cf. Page 36), Evelyne Van Meesche nous montre combien l’accession au plaisir sexuel est autre qu’une satisfaction mécanique. Outre la question de l’orgasme, puisqu’il y a autant de plaisir sans orgasme que d’orgasme sans plaisir, l’accession au plaisir est ici montrée comme un chemin d’apprentissage solitaire ou mutuel qui invite au partage et à la découverte par l’expérience et
Le plaisir, ou les plaisirs, dont nous parlons sont des plaisirs qui, même s’ils peuvent être solitaires, sont toujours partagés. En ce sens qu’ils prennent place dans l'enchevêtrement des rapports sociaux et qu’ils nous relient au reste de l’humanité. Dans ces plaisirs, il y a tout à la fois l’actualisation de techniques, la participation à la construction
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l’attention à soi et à l’autre. Rien dans ce plaisir ne va de soi ou n’est donné d’avance. C’est une expérience à construire, une connaissance technique et émotive à acquérir (il ne s’agit pas d’érudition mais de pratique et d’initiation). On croit aisément que le plaisir lié à la consommation de drogue est inhérent à cette consommation. Je fume un joint, je plane, c’est cool. Il n’en est rien. Howard Saul Becker1, un sociologue américain, soumet à notre connaissance une démarche qu’il découvre dans le milieu des consommateurs de marijuana et qui consiste à “apprendre à fumer de la marijuana pour le plaisir”. Après s’être entretenu avec un grand nombre de consommateurs, il observe que dans un premier temps les fumeurs “novices” ne ressentent aucun effet lors de la consommation. S’ils désirent devenir fumeurs de marijuana pour le plaisir, ils doivent suivre un parcours d’initiation au contact de fumeurs expérimentés pour finalement parvenir à planer. Synthétiquement, nous pouvons décrire ce parcours comme suit : le novice doit d’abord apprendre à consommer la marijuana de manière à rendre l’effet psychotrope possible. Cet apprentissage s’opère parfois par l’imitation des fumeurs plus expérimentés, parfois aussi par une initiation explicite à la technique. Il doit ensuite devenir capable d’identifier l’effet produit par la fumée. Pour pouvoir planer et donc devenir fumeur pour le plaisir, il faut donc, d’une part, que les effets se produisent et, d’autre part, que ces effets soient reconnus et identifiés comme la conséquence du fait de fumer. C’est encore au contact de fumeurs expérimentés que cette étape peut être franchie. Ces derniers aident le novice à identifier les effets en lui
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communiquant leur représentation d’effets concrets qu’ils associent au fait de planer. Et lorsque le novice devient enfin capable de planer, il faut encore qu’il apprenne à aimer les effets qu’il est maintenant apte à ressentir. Les premières expériences du novice qui plane peuvent être physiquement désagréables. Il lui appartient donc, s’il veut devenir fumeur pour le plaisir, de redéfinir les sensations qu’il éprouve pour les trouver agréables. Et c’est à nouveau au contact des fumeurs expérimentés que cette redéfinition peut avoir lieu. Minimisant les effets désagréables ou soulignant leur caractère provisoire, ils peuvent éveiller le novice à de subtiles sensations agréables qui lui échappent encore. En résumé, dit Becker, celui qui fume pour le plaisir est celui qui a appris à répondre “oui” à la question “est-ce agréable ?”. Finalement, c’est presque une question de convention et entièrement une question de perception.
que dépend de conceptions communes et de normes partagées. Il est trivial de dire que l’humour et ses registres sont appréciés de manières variées selon les circonstances et les groupes sociaux. De même que de dire que la sensibilité à tel ou tel type d’humour s’éveille et se construit au contact de ceux qui l'apprécient déjà. C’est d’ailleurs aussi le cas de la musique dont le Jazz est un exemple emblématique à cet égard. Apprécier l’humour ou la musique et en user pour le plaisir, comme dans le cas de la marijuana, c’est une question d’apprentissage ou d’initiation.
Par la négative, on peut aussi montrer que l’accès au plaisir n’est pas un automatisme technique. Car en effet, combien sont ceux qui n’y accèdent pas malgré l’utilisation de moyens réputés comme des “voies royales neurobiologiques” : la sexualité, la table… Ce sont bien des processus sociaux, des façons de concevoir le monde et ce qui est possible dans le monde, qui permettent cet accès. Autant de choses acquises, transmises qui sont la base de nouvelles constructions, et d’éventuelles inventions inédites.
Celui qui a éprouvé l’immensité du plaisir que procure une partie de poker rondement menée comprendra la plénitude qu’éprouve le joueur qui a la parole et qui retarde le moment de son annonce en déclarant “tous mes droits!”2 pour, justement, faire durer le plaisir... Ici, se plier scrupuleusement aux règles et aux conventions, comme transiger ironiquement avec ces normes, est en soi une source de joie pour les joueurs expérimentés. Règles et conventions qu’il est préalablement nécessaire d’apprendre et d’incorporer intimement, de façon à pouvoir en jouer à bon escient, sans devoir “en référer au manuel des règles”. Cette incorporation profonde est celle qui donne la sensation d’un plaisir inhérent à l’activité. Observer celui qui découvre invite cependant à se rappeler que l’accession au plaisir est un processus.
Plaisir, conventions et représentations
L’idée d’inhérence est un obstacle
Le caractère conventionnel du plaisir apparaît aisément lorsque l’on considère les plaisirs ludiques. Qu’il s’agisse des registres de l’humour ou du jeu, la stimulation zygomati-
Nous le voyons donc, l’accès au plaisir n’est pas seulement lié à la participation à une activité réputée plaisante (en sont témoins ceux qui s'ennuient en faisant
l’amour), mais il résulte d’un apprentissage de techniques et d’un apprentissage simultané qui amène à faire correspondre ses représentations propres à celles reconnues conventionnellement comme plaisantes ou, plus simplement, à parvenir à se représenter cette activité comme réjouissante. Au vu de ce qui précède on peut dire que prétendre à l’inhérence du plaisir reviendrait en quelque sorte à le réserver à ceux qui y sont initiés et à semer d'embûches le parcours de ceux qui ne le sont pas. Et, en conséquence, à susciter la stigmatisation de ceux qui n’y auraient pas “naturellement” accès, les “pisse-vinaigre”, les “frigides”, les “grincheux” et autres “rabat-joie”. Pas étonnant alors que tout le monde tire la gueule puisque tout le monde aurait au moins une bonne raison de se sentir personnellement déficient... Cette sorte d’aliénation de l’individu confronté à la question du plaisir, aliénation qui pose en insuffisance personnelle ce qui est en fait un déficit sociétal d’apprentissage, est d’ailleurs, de façon cohérente, complétée par la subordination aux dogmes de notre culture qui souillent l’idée même de plaisir. Si ces dogmes, conventions réputées immuables, apparaissent dans la lecture que nous propose Evelyne Van Meesche, ils se retrouvent aussi à bien des niveaux de notre organisation sociale. En particulier lorsque le productivisme qui, pour nous, fait référence majeure, empêche les individus de libérer la disponibilité nécessaire à la prise en charge de l’acquisition intime de ce qui permet le plaisir et la jouissance. Sous l’effet de cette subordination nos plaisirs sont associés à l’idée de perversion ou d’oisiveté. Il faudra donc
nous en émanciper puisque nous sommes, dans une vision plus moderne, invités à rechercher le plaisir. Une injonction à prendre au sérieux Guy Bajoit3 nous montre en effet que notre modèle social contemporain comporte une forte injonction, en soi paradoxale, au plaisir. Injonction rendue plus paradoxale encore lorsqu’elle est associée à l’idée d’autoréalisation. Comme si les ressources pour ce faire étaient inhérentes alors que nous avons vu qu’elles ne le sont pas.
Howard Saul Becker, Outsiders, étude de sociologie de la déviance, Métailié, Paris 1985 (1963), pp. 64-82. 2 Au poker, la convention veut que la relance, pour enchérir et faire augmenter la somme qui sera gagnée ou perdue, doit être immédiate lorsqu’un joueur à la parole. Il peut exceptionnellement différer sa relance en déclarant “tous mes droits”, afin de découvrir ses cartes si, éventuellement, il ne les avait par encore vues. 3 Voir “Liberté et aliénation de l’individu contemporain” in Bruxelles Laïque Echos, n°63, 4ème trimestre 2008, pp. 42-45 4 La question n’est pas neuve… En 1975, Brigitte Fontaine et Areski Belkacem, produits par Saravah, chante “Le bonheur”, l’histoire d’une bête (chaude et fauve) qui se donnait gratuitement à tous, qui fût capturée par des cupides, dupliquée à perte, standardisée, vendue et finalement oubliée avec la mort des anciens qui l’ont connue. Une chanson riche d’enseignement sur la marchandisation du plaisir. (On peut l’écouter en ligne.) 1
Prenons cependant cette injonction au sérieux. Mais pour la libérer des paradoxes, il faudra porter l’exigence d’une prise en charge au niveau de la société entière et de chacun de ses faisceaux, de l’éducation au plaisir et de la libération de temps consacré aux plaisirs et à leur apprentissage. Un temps dégagé des aliénations dogmatiques qui voudraient interdire des transgressions pourtant fécondes et enfermer les plaisirs dans des logiques marchandes et productivistes. En conséquence, il nous faudra aussi prendre une distance critique quant à la production et la consommation massive d’ersatz du plaisir trouvés dans la grande distribution4. Ceci au titre du fait qu’ils ne nous apprennent rien, si ce n’est que nous n’avons ni le temps, ni la disponibilité, ni l’éveil suffisants pour accéder au plaisir que nous avons voulu mettre en valeur ici. Ce plaisir relégué au rang des chimères lorsqu’il se retrouve dépourvu des adjectifs : émancipé, libre et éclairé. Cedric TOLLEY Bruxelles Laïque Echos
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La musique : Masse de plaisirs ou plaisir de masse ? Le plaisir que procure la musique, que ce soit en la pratiquant, en la dégustant ou les deux, est difficilement discutable. Créatif ou contemplatif, solitaire ou collectif, calme ou déchainé ou encore tout en même temps, la musique renvoie à une gamme de plaisirs probablement inépuisable à l’échelle d’une existence mortelle telle que la nôtre.
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Les formes musicales varient très fortement en fonction des situations qui les produisent, et il y aura toujours pour une musique particulière des engouements et des réticences. Une définition de ce qui relève de la musique ne fera sans doute jamais l’unanimité. Mais peut-être est-ce lorsqu’il y a plaisir qu’il y a musique. Il y a un débat qui accompagne probablement à chaque fois l’émergence d’une “musique nouvelle”, quant à savoir s’il s’agit de musique ou d’un agencement de sons plus ou moins audible. Ces débats sont particulièrement présents dans l’histoire du Jazz qui nous servira d’illustration, bien que nous aurions pu nous attarder sur la musique classique contemporaine, le rock n‘roll ou encore les musiques électroniques. Ainsi, lorsque le Jazz apparait au début du XXe siècle, c’est avant tout une musique de “nègres”, de “sauvages”, une musique indigne et impure. C’est quand un orchestre blanc, (The Original Dixieland Jass band) s’empare de ce rythme que des producteurs vont s’y intéresser. Par la suite, dans l’entre-deuxguerres américain, le jazz sera un produit d’exportation, image de marque de la culture américaine multicolore. A peine intégrée et valorisée par l’establishment, des troubles fêtes viendront bousculer les structures du Jazz, pour se voir qualifiés, à nouveau de “sauvages” ou de “dégénérés”. Cette dynamique créative suscitera une sorte de querelle entre anciens et modernes, notamment relayée en France dans les années cinquante par Hugues
Pannasié1 se référant au style New Orléans et Boris Vian plaidant pour la modernité du Be-bop. L’un comme l’autre plaidant pour “Le vrai Jazz”. Et si tous deux le distinguaient de la variété commerciale, Pannasié insistait sur la nature populaire de la musique jazz, là où Vian entendait dans le be-bop la nature innovante, transgressive du Jazz. Le temps a donné raison à Vian dans la mesure où aujourd’hui le Be-bop apparait comme une forme conventionnelle de Jazz. Par la suite, dans les années soixante, ce sera l’émergence du Free Jazz à nouveau décrié par la critique médiatique. Elitiste car non-conventionnel, mais innovant et transgressif, le Free Jazz sera associé au mouvement de protestation et de revendication des Noirs américains, ce qui le rattache à une base populaire. John Coltrane, par exemple, à l’instar du Free Jazz et du Bop dont il est l’une des figures célèbres, renvoie aujourd’hui à une certaine culture classique2 ou d’élite et, en tout cas, à une référence qui a nourri de nombreux artistes d’horizons musicaux différents. Pourtant son nom était surtout synonyme de transgression et nombreux furent les critiques musicaux et les mélomanes à le considérer comme “a-musical” avant de se rallier aux éloges qu’on lui réserve encore aujourd’hui. Ce détour par l’histoire du Jazz nous permet déjà de faire un premier constat : il est tout aussi difficile que prétentieux de désigner ce qui est musique ou ce qui ne l’est pas. La tentation est grande de vouloir qualifier de vrai ou de fausse musique, des styles particuliers selon qu’on soit ini-
tié ou au contraire profane, et ce même parmi les musiciens. Au regard de l’émergence du Jazz, puis des formes nouvelles de musique Jazz qui se sont succédées, cette recherche de musicalité nouvelle s’inscrit dans un contexte social, historique et politique donné. Comme le déclamait Cecil Taylor, un des pionniers du Free Jazz et poète à ses heures, “l'art devient à la longue le reflet d'une conscience qui, si elle est assez puissante, peut changer la conscience sociale des gens qui écoutent. La musique, lorsqu'elle est grande, implique un défi à l'ordre existant”. Si ce point de vue est discutable, il alimente une réflexion indissociable du processus de création. Cette succession de styles nouveaux et de ruptures qui veut toujours bousculer les formes déjà figées et “récupérées” de la musique jazz, sonne comme une volonté d’émancipation musicale liée à une volonté d’émancipation sociale et politique. Si le plaisir d’éprouver des émotions est le dénominateur commun à toutes musique, le rapport de ces musiques à l’ordre existant semble être la ligne de partage qui sépare chroniquement mélomanes et critiques. Mais ces catégories figées ne correspondent pas forcément à l’approche des musiciens. “Noire, blanche, jaune, bleue à pois roses, jazz, variétés, classique, toutes ces distinctions sémantiques sont perfectionnées pour séparer, heurter, opposer les musiciens. Elles ne représentent rien, ne renvoient à rien d'autre qu'à la musique”.3
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La musique peut être le support d’une émancipation autant qu’elle peut être un outil d’aliénation Si on peut instrumentaliser la musique dans une logique d’émancipation, l’instrumentalisation peut aussi aller dans le sens d’une domination ou d’une aliénation. Pour exemple d’aliénation, nous pourrions évoquer la musique militaire qui ne cache pas sa volonté de faire marcher au pas et de donner de l’élan aux fantassins. Nous pouvons aussi évoquer la musique religieuse qui a pour but de faire ressentir la présence de dieux. Les phénomènes d’idolâtrie qui culminent avec l’hystérie des fans devant leurs idoles chantantes invitent aussi à s’interroger sur la fonction et les effets d’une telle pratique. Bien entendu, ce n’est pas parce que des musiques sont composées avec des intentions d’instrumentalisation que tous ceux qui les écoutent sont d’office aliénés (on peut apprécier la musique militaire ou religieuse pour le plaisir). Forme très répandue d’instrumentalisation, le marketing sonore est lui aussi en plein essor et les studios affirment sans gêne que : “Le marketing sonore a déjà prouvé qu’il produit un impact direct sur l’inconscient des consommateurs. Il est reconnu comme un véritable mode de communication tant dans l’image de l’entreprise que dans les évènements promotionnels : il augmente les désirs, métamorphose l’image véhiculée et accroît vos valeurs”4. Orwell avait, lui aussi, noté l’effet que peut avoir la musique dans un dispositif totali-
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taire, la description que fait son héros Winston Smith dans 1984 est à ce titre assez éloquente : “Le nouvel air qui devait être la chansonthème de la Semaine de la Haine (on l’appelait la chanson de la Haine), avait déjà été composé et on le donnait sans arrêt au télécran. Il avait un rythme d’aboiement sauvage qu’on ne pouvait exactement appeler de la musique, mais qui ressemblait au battement d’un tambour. Quand, chanté par des centaines de voix, il scandait le bruit des pas, il était terrifiant. Les prolétaires s’en étaient entichés et, au milieu de la nuit, il rivalisait dans les rues avec l’air encore populaire “Ce n’est qu’un rêve sans espoir”. Mais probablement faut-il encore appeler cela de la musique pour ne pas retomber dans un débat insoluble. La question qui se pose n’est pas de savoir s’il y a musique ou pas. De plus, comme Stanley Kubrick l’a admirablement mis en scène dans “Orange Mécanique”, la nature d’une œuvre n’est pas toujours en lien avec l’usage qui en est fait. La réalité a terriblement dépassé la fiction si on pense à l’usage qui est fait de la musique de Christina Aguilera dans le camp de Guantanamo.5 Dans le cadre de cet article, il s’agit plutôt de s’interroger sur la fonction sociale d’une musique de masse et par là d’une culture de masse. Nous emprunterons ici à JeanClaude Michéa une définition critique de la culture de masse afin d’enrichir notre propos: “L’édification méthodique d’une culture de masse, c'est-à-dire d’un ensemble d’œuvres, d’objets et d’attitudes, conçus et fabriqués industriellement et imposés aux hom-
mes comme n’importe quelle autre marchandise, constitue l’un des aspects les plus spectaculaires du capitalisme moderne ; aspect, du reste, analysé et dénoncé comme tel, dans les travaux précurseurs de l’Ecole de Francfort”.6 Afin d’éviter une fausse querelle entre culture bourgeoise et culture populaire, précisons qu’on ne parle pas ici de culture populaire, comme il existe des folklores ou des créations d’origine “populaire” (notamment aujourd’hui à travers le hip hop et hier avec le Blues puis le Jazz), mais bien de culture de masse telle que décrite par Michéa. L’auteur précise d’ailleurs à ce sujet que la critique même de cette culture n’est pas évidente à formuler sans apparaitre méprisant ou rétrograde. “Mais peut-être plus spectaculaire encore, est, à partir des années soixante, le développement, au sein même de la gauche, de cette culture de masse (ou culture jeune)[…]. Cela, au nom de l’idée, banalisée par les médias et validée par la sociologie d’Etat, que toute critique radicale du spectacle et de l’industrie culturelle ne pourrait procéder que de l’esprit conservateur ou de l’élitisme bourgeois. Cela repose sur le postulat que la liberté humaine est réduite à celle du consommateur.” (ibidem) Dans ce sens, avec la liberté, c’est l’humanité qui serait réduite à la consommation. C’est là la crainte que l’ont peut nourrir à propos de la société de consommation qui fut pourtant synonyme de progrès humain durant longtemps. Au début de la diffusion de masse (et du Jazz), la radio programmait des orchestres
qui jouaient dans les restaurants, les bars ou les clubs, ce qui coûtait peu aux producteurs de radio et remplissait les salles de concerts lors des tournées de ces orchestres. Aujourd’hui, la majeure partie de la production musicale est déterminée par les modes de diffusion et le public ciblé. La durée du morceau, le rythme, le timbre répondent à une hypothétique demande de consommateurs plus qu’ils ne relèvent d’un processus de création libre et fertile. Quelle perte en termes de richesse, de diversité humaine ! Un nivèlement par le bas qui enferme le plaisir dans un schéma prédéterminé. Et ce qui vaut ici pour la musique, vaut probablement pour les autres formes d’arts et de plaisirs. “Les goûts et les couleurs ne se discutent pas” dit l’adage… Ah bon et pourquoi ? Pour éviter les mélanges ? Ou peut-être pour éviter de mettre en évidence la superficialité des plaisirs reconnus. Il serait peutêtre plus exact de dire que les goûts et donc les plaisirs ne se condamnent pas. Mais nous aurions tort de faire des plaisirs incommensurables des tabous inabordables. Il s’agirait plutôt de s’apprendre mutuellement les plaisirs en les comprenant et en les partageant le plus possible. A ce titre, notre propos n’est pas de disqualifier le produit d’une culture de masse. La qualité d’une œuvre est étrangère à sa diffusion. Le tube du top50 n’est pas “mauvais” ou “bon” sur seule base de ses ventes. Ce qui pose question, c’est la volonté de produire une culture de masse qui s’impose, elle, comme un standard esthétique
et tend à reléguer ce qui lui échappe dans des registres péjoratifs tels que “intellectuel”, “élitiste”, “sauvage”, “ringard”, etc. A côté de cette critique qualitative, nous pourrions énoncer également une critique quantitative, qui dénoncerait la “sur-musicalisation” de notre société et l’impact que cette abondance de sons peut avoir sur les esprits. Mais la place nous manque pour poursuivre dans cette voie. En conclusion, la musique, à l’instar des plaisirs en général, n’est pas un produit de consommation standardisé et il ne peut en être ainsi. La culture de masse est potentiellement dangereuse car c’est un outil qui peut aliéner, dans la mesure où il conditionne par l’instauration de standards, notre perception du plaisir.
pertinence d’une scène musicale durant le Festival des Libertés… Thomas LAMBRECHTS Bruxelles Laïque Echos
Hugues de Panassié est un critique de Jazz reconnu par les plus grands comme la référence. Son “Dictionnaire du Jazz” est préfacé par Louis Armstrong dans sa première édition. 2 L’influence de Coltrane ne se cantonne pas au strict milieu musical, une église St John Coltrane a même vu le jour à SanFrancisco… 3 Max Roach cité dans Le Jazz de Philippe Hucher. édition Flammarion, Paris, 1996 4 http://www.atoutson.fr/ 5 Adam Zagorin “Detainee 063: A Broken Man?”, The Times 02/03/ 2006 6 Dans la préface de la traduction française de C. Lash, Culture de Masse ou Culture populaire , édition Sisyphe, Paris, 2000. 1
Heureusement, la musique n’est pas le seul produit d’un système et elle s’échappe de l’emprise de l’ordre établi. Comme nous l’avons vu plus haut à travers les éléments de l’histoire musicale, la créativité ne peut pas se laisser enfermer dans un modèle déterminé, quelle que soit la nature de ce modèle. L’acharnement de l’industrie du disque à conserver son monopole radical sur la diffusion d’œuvres musicales alors même que les conditions techniques de l’aire numérique permettent aujourd’hui une diffusion massive, diversifiée et à moindre coût, cet acharnement justifié par le “manque à gagner” nous indique au moins combien la diffusion musicale est un enjeu de pouvoir, ne fut-ce qu’économique. Voilà, en tout cas, de quoi alimenter la réflexion de ceux qui s’interrogeraient sur la
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La crise du plaisir Jean-François Millet - Angélus - 1858
ou la possibilité d’une austérité joyeuse En ces temps de crises et d’incertitudes, économistes et écologistes radicaux se retrouvent étonnamment à prescrire un même remède, l’austérité, qu’ils entendent cependant de manière bien différente. Si l’austérité budgétaire est la réplique de l’économie politique à une situation de crise économique prétendument provisoire où se serrer la ceinture est présenté comme un moindre mal raisonnable, certains courants de l’écologie politique défendent une conception joyeuse1 et volontaire de l’austérité2.
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Une austérité joyeuse et volontaire appelle une conception nouvelle ou, en tout cas, différente du plaisir. Un plaisir qui n’est pas facile mais qui laisse la primauté à l’agir sur l’avoir. Une conception du plaisir qui repose sur le postulat que l’homme n’a pas besoin d’une production record, ni même d’une “bonne” production, mais d’une possibilité d’agir. Dans la pratique, il s’agit de travailler moins pour vivre plus, de consommer moins pour produire davantage soi-même et de redé-
couvrir ou (ré) inventer des plaisirs liés à l’activité humaine. Il n’y a pas un modèle de vie lié à cette austérité, il s’agirait plutôt d’un chemin qui, partant de la société occidentale contemporaine, mène vers des horizons encore inconnus d’un autre mode de production et de consommation. La privation progressive de certains services et biens de consommations y est vécue comme une émancipation du mode de vie. Les principales idées de l’écologie politique furent présentées dans les années sep-
tante, mais une quarantaine d’années plus tard elles ont trouvé un écho dans les discours officiels. On trouve aujourd’hui sur le portail officiel du développement durable belge (Le Service public fédéral de programmation Développement durable) des questionnements directement issus de l’écologie politique radicale. “Partant du constat que les ressources disponibles sont limitées, la pensée « décroissante » invite l’individu et la société à s’interroger sur les notions du “besoin” et du “suffisant”. Ainsi “La décroissance conviviale”, “l’austérité joyeuse”, “l’abondance frugale” ou encore “l’économie de la sobriété” remettent en cause le dogme de la rationalité économique et redéfinissent les bases d’un après-capitalisme. Une question demeure : comment changer les rapports économiques ? Avec une logique de négociation et/ou de rapports de force ?”3 Si la présentation “officielle” de cette “austérité joyeuse” s’est défaite du caractère volontaire de cette dernière, elle ne gomme pas pour autant la nécessité de penser “l’après capitalisme”. La question de l’austérité doit être comprise comme une question d’ordre politique. Le constat est établi qu’il ne nous sera plus permis de maintenir et d’étendre notre mode de vie et donc de plaisir. Pour Ivan Illich cette austérité est une vertu et non un sacrifice. Vertu qui n’exclut pas tous les plaisirs, mais seulement ceux qui dégradent la relation personnelle. Le plaisir austère réside simplement dans la joie et l’amitié. La méfiance à l’égard d’un tel concept est bien légitime, tant l’austérité renvoie à une idée d’appauvrissement. Le double tran-
chant d’une austérité présentée comme joyeuse et source de plaisir réside dans l’usage d’un discours qui serait en dissonance avec la politique menée réellement par les décideurs. Cela explique en partie les différents termes repris plus haut pour essayer de désigner une même chose sans l’enfermer dans un terme corruptible. Simplicité volontaire, décroissance, austérité joyeuse, convivialité, sont autant de nuances qui indiquent au moins la fécondité de ce courant de pensée qu’on aurait tort d’étiqueter dans les catégories politique conventionnelles. Un “plaisir austère” évoque une conception très pieuse du plaisir. Certes, en tant que pensée occidentale, l’écologie politique est aussi l’héritière des valeurs judéo-chrétiennes. Mais l’écologie politique radicale est surtout un courant de pensée qui se veut critique à l’égard de la civilisation qui l’a enfanté. Par ailleurs, les nombreux auteurs ayant, sous une forme ou une autre, abordé ces notions proviennent d’horizons variés et souvent inclassables.
Indications bibliographiques - Dumoulin, Robert, Comment atteindre la simplicité volontaire, Éditions Édimag, Montréal, 2003 - Gorz, André, Ecologica, Éditions Galilée, Paris 2008. - Illich, Ivan, Énergie et équité, Éditions du Seuil, Paris, 1975. - Latouche, serge, Le Pari de la décroissance, Éditions Fayard, Paris, 2006 - Mongeau, Serge, La simplicité volontaire, plus que jamais…, Éditions Écosociété, Montréal, 1998, - Saint-James, Elaine, Simplifiez votre vie : 100 idées pour ralentir votre rythme de vie et profiter de l’essentiel, Fides, Montréal, 1999. - Thoreau, Henry David, Walden, Time Incorporated, New York, 1962.
Un libre examen de notre rapport au plaisir ne peut faire l’économie de cette réflexion, dont nous n’aurons pas fini de tracer le contour au terme de cet article. Thomas LAMBRECHTS Bruxelles Laïque Echos
“Pierre Dansereau propose aussi ce qu’il appelle l’austérité joyeuse, c’est-à-dire de faire plus et mieux avec moins, sans rechigner, de gaieté de cœur” in Jean-Guy Vaillancourt, “Pierre Dansereau, écologue, écosociologue et écologiste”, Sociologie et sociétés, vol. 31, n° 2, 1999, pp. 191-193. 2 Voir aussi Ivan Illich, La convivialité, ainsi que Serge Latouche, Pierre Rabhi, Henri Bergson, Serge Mongeau, Jean Baudrillard 3 http://www.developpementdurable.be 1
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LIVRE-EXAMEN
La revanche du clitoris [Maïa Mazaurette et Damien Mascret • Editions La Musardine • 2008] Voici un ouvrage offrant un éclairage instructif sur l’interrogation du plaisir féminin au départ d’un organe trop longtemps occulté, dénié voire mutilé : le clitoris. La question a amplement suscité passion et démesure, soutenue par des théories pauvres en données scientifiques. Si aujourd’hui l’évolution d’un savoir scientifique et des mentalités permet une plus grande compréhension de la “mécanique” du plaisir féminin, la question n’en reste pas moins ouverte. Le problème de l’accès au plaisir sexuel des femmes ne tiendrait pas, selon les auteurs, au seul mépris de la femme et à la mésestime de son plaisir sexuel, mais trouverait davantage son origine dans un mépris du savoir. “Comment expliquer, alors que les connaissances existent, la persistance d’une sexualité qui ne fonctionne que pour la moitié du genre humain ? On ne saurait croire à l’aube du troisième millénaire qu’il s’agit de mépris des femmes. Il est pourtant notable que ce problème handicape la
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vie sexuelle du sexe défavorisé (non pas biologiquement mais par l’histoire et la culture), alors qu’il arrange celle du sexe favorisé (le coït vaginal a le mérite de donner du plaisir aux hommes, sans garantir pour autant qu’il soit toujours partagé). Certes l’orgasme vaginal est meilleur… pour l’homme, mais est-ce le seul égoïsme masculin qui a occulté le clitoris pendant si longtemps ? On n’ose le penser.” Le clitoris, considéré ici comme accélérateur de plaisir (et non comme détonateur) est, trop souvent, délaissé dans la procuration de plaisir individuel ou partagé. A tout miser sur la pénétration, on prend donc le risque de ne plus être à l’écoute de soi. Et se livrer ainsi à l’abnégation comporte le risque, grand, de devoir user de simulation de plaisir et d’orgasme et, ce faisant, de perdre le désir. “Dans notre imaginaire, notre culture, nos représentations artistiques, la relation sexuelle est une pénétration. Or, le clitoris ne se pénètre pas.”
Les auteurs démontent les clichés et stéréotypes qui mettent encore à mal la recherche du plaisir et le plaisir partagé. La distinction entre “clitoridienne” ou “vaginale”, la quête de l’orgasme simultané ou d’autres encore constituent pour les auteurs de fausses pistes. Soutenu par les apports d’informations anatomiques et biologiques, ils veulent rectifier le tir et proposent ainsi de considérer les choses autrement : le clitoris, organe ayant comme unique fonction le plaisir, doit (re)trouver sa juste place dans la fusion amoureuse où prévaut trop souvent la pénétration vaginale de fusion des corps tandis que la prise en compte du clitoris consent plutôt à une fusion des plaisirs. Il s’agirait en somme de réduire la dissymétrie des plaisirs. Des nombreuses données exposées dans l’ouvrage, on apprendra (ou non) que le clitoris est un organe formant un tout bien plus important que sa petite partie visible : entourant le vagin, son “capuchon” n’est en réalité que la partie émergée de l’ice-
berg, l’autre partie, bien plus grosse, étant enfouie et englobant le vagin. L’ouvrage présente par ailleurs une large palette de théories scientifiques selon lesquelles s’il y a insatisfaction en terme de plaisir pour la femme, il y a dysfonctionnement. Exact, proclament les auteurs… si on tient pour référence l’absence d’orgasme au cours d’un rapport sexuel centré sur la pénétration. Et là où il y a dysfonctionnement, on parle trop vite de frigidité (réponse médicale à l’absence de plaisir). Une revanche à prendre ? Au nom du droit coutumier propre à certaines cultures, on n’hésite pas à priver la femme de son organe du plaisir à coup de lame. L’excision, pratique toujours trop présente au sein de certaines cultures, est très certainement la forme la plus brutale du déni du plaisir féminin. Elle n’est qu’un moyen de domination masculine sur la femme. C’est tout dire des craintes du plaisir féminin. Serait-il jugé dangereux ou inutile ? Et s’il n’est pas physiquement mutilé, ce petit organe fort de 8000 terminaisons nerveuses est victime de ce que les auteurs appellent l’excision culturelle et dont ils retracent l’histoire Hier, sous nos latitudes, l’Eglise encourageait l’adoption d’un comportement sexuel centré essentiellement sur la reproduction. La “position du missionnaire” prime tandis que la question du plaisir féminin en tant que telle est qualifiée d’opprobre. Pas de plaisir en dehors de la procréation, pas de procréation sans péné-
tration. Il est assez notoire que l’Eglise a propagé la crainte et le mépris du corps de la femme. La science a ensuite pris le relais de l’Eglise. Alors qu’à la fin du XIXe siècle, on met à jour les mécanismes de la fécondation, le clitoris est jugé “organe inutile”. La relation sexuelle par voie vaginale est ici aussi privilégiée, trouvant alors une justification scientifique dans le déni du clitoris. Le jugeant responsable de l’hystérie, de l’épilepsie et d’autres formes de folies, Freud cimentera la question, justifiant que la maturité de la femme ne peut que se prononcer à partir de l’abandon de l’orgasme par le clitoris au profit de l’orgasme par le vagin. Fort de cet héritage, gérer le plaisir, le reconnaître et le partager sont aujourd’hui des notions toujours trop absentes dans l’éducation sexuelle. Comme sont absentes toutes considérations relatives à l’amour et à la gestion émotionnelle. Il y a donc démission et/ou manquement dans la responsabilité étatique et parentale d’offrir aux plus jeunes une éducation sexuelle valable. Là aussi, le tabou est difficile à déconstruire. Cette responsabilité non assumée laisse ainsi le champ libre à des représentations bien plus dangereuses. La pornographie en est le meilleur exemple et a en commun avec la pauvreté de contenu des manuels scolaires et autres discours éducatifs, l’absence de cette même notion de plaisir. Le porno n’a en effet rien du “documentaire susceptible d’apporter un quelconque éclaircissement sur le plaisir”. Les conséquences d’une éducation sexuelle “par le porno” sont extrêmement dommageables pour un
comportement sexuel entendu comme partagé, respectueux et sain. Au-delà de sa réflexion autour de la question du plaisir, l’ouvrage tient du document éducatif tant il est étayé par de nombreuses données, schémas anatomiques et autres sondages relatifs aux comportements sexuels. Si l’accès au plaisir dépend d’une libération individuelle, qui n’est possible qu’à partir d’une libération de dogmes et de traditions posant l’interdit et le tabou, l’ouvrage se fait un bon allié pour une libération individuelle. Car le droit au plaisir, sexuel ici, nécessite que l’individu se libère avant tout des interdits culturels ou religieux et autres tabous. Evelyne VAN MEESCHE coordinatrice de la Commission Égalité des chances et Diversité de la Ligue des Droits de l’Homme
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PORTAIL
Pour le plaisir “Le plaisir est l’objet, le devoir et le but de tous les êtres raisonnables.” Voltaire
©photo : www.jellomusique.com - Herbert Léonard - Tous mes amours, tous mes succès
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Il s’avère difficile de rendre compte de la diversité du plaisir et donc de sa subjectivité, sans au préalable tenter de lui reconnaître une dimension universelle, valide pour tous. Attribuer au plaisir une valeur commune nous amène donc à définir le postulat d’une structure objective du plaisir... Rassurez-vous ô fidèles lecteurs ! Ce n’est pas ce que nous ferons dans le cadre de ce portail. Nous avons laissé le soin à nos émérites intellectuels de service d’élaborer des textes sérieux qui vous auront irrémédiablement conduits à votre portail préféré, source continue et inégalée de plaisir. Aaaaaaaaaah, si le plaisir était aussi facilement accessible dans la vie que sur la toile où un simple clic suffit parfois à émoustiller nos papilles, dilater nos pupilles, enrichir notre réflexion ou encore revitaliser la libido de nos organismes avachis... http://www.fluctuat.net Webzine d’“art, culture, société, poil à gratter…”, fluctuat pose un regard critique et souvent corrosif sur les créations culturelles françaises et internationales. Aux côtés de rubriques classiques consacrées à l'actualité (cyber) culturelle au sens large du terme, Fluctuat.net propose un traitement décalé de l'actualité de la création numérique. Le site offre aussi l'accès à des médias ludiques (jeux, images, vidéos, etc.) et édite, en outre, huit blogs thématiques différents, parmi lesquels Aeiou (l'un des plus consultés en France), Chamboultout (jeux vidéo), Playlist (musique), Sexe, love and gaudriole, Millefeuilles (livres) et Écrans (cinéma). http://thepiratebay.org Symbole de la résistance contre les majors d’Hollywood et une certaine réforme des
droits d’auteurs, the piratebay permet aux internautes un téléchargement gratuit de musiques, vidéo jeux, logiciels… Permettant l’échange de fichiers Torrent, le site fait régulièrement l’objet d’attaques et de menaces de l’industrie et de ses relais politiques. En avril 2009, les trois fondateurs du site sont condamnés à un an de prison ferme et à verser 2,7 millions d'euros de dommages et intérêts à l'industrie du disque, du cinéma et du jeu vidéo au titre du manque à gagner entraîné par les téléchargements. Les prévenus ont fait appel et le site continue de fonctionner. Faites-vous plaisir et profitez-en ! www.poissonrouge.com Plus besoin de ligoter votre enfant ou de l’enfermer dans l’armoire pour profiter d’un moment de répit bien mérité. Poisson rouge.com donne du plaisir aux enfants et donc à leurs parents. Magnifique. Site gratuit d'activités ludo-éducatives pour les tout-petits, Poissonrouge recèle une quantité impressionnante de jeux pas trop abrutissants, voir assez bien faits, et régulièrement renouvelés. Une créativité certaine et une dimension cyber-formative révéleront l’enfant qui est en vous.
http://www.youtube.com/watch?v=0t7T4l 9TuG4 “Pour le plaisir, s'offrir ce qui n'a pas de prix, un peu de rêve à notre vie, et faire plaisir pour le plaisir”. Pouvait-on conclure ce portail sans mentionner le grand Herbert Léonard, chantre et interprète de l’hymne que le monde entier a adopté sur le plaisir et qui enterrera bientôt la neuvième symphonie de Beethoven. Premier choix mais malheureusement trop cher pour la Convention laïque 2009, nous avons dû nous contenter d’un Michel Fugain tout amidonné. Vous pouvez réparer cette injustice en matant en boucle le beau Herbert assénant son tube planétaire qui vous mènera inévitablement sur les sentiers de l’hédonisme. M@rio FRISO Bruxelles Laïque Echos
http://poesie.webnet.fr/home/index.html “Tout le talent du poète ou de l’artiste est d’explorer le plaisir de l’“espace flottant”, et d’arriver ainsi à manifester l’étrangeté des choses.” (Micheline Dax) Plus de 6000 poèmes réunis dans un moteur de recherche correct et de nombreuses catégories raviront les admirateurs d’Aragon, Baudelaire et Consort. Les anonymes ont également la possibilité d’offrir leurs créations lyriques aux surfers amoureux de proses, d’alexandrins et de rimes à l’hémistiche.
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L’ASBL AIGUILLAGES PROPOSE UN REPAS DE SOUTIEN SUIVI D’UNE TOMBOLA. Date : le dimanche 25 octobre 2009 à partir de 12h. Lieu : rue F. Bernier 41 à 1060 Saint-Gilles. Renseignements : 02/534.10.47 ou aiguillages@skynet.be L’ASSOCIATION DES AMIS DE LA MORALE LAÏQUE D’AUDERGHEM ET LES AMIS DE LA JEUNESSE LAÏQUE DE WOLUWÉ-SAINT-PIERRE PROPOSENT UN RALLYE PÉDESTRE SUIVI D’UNE SOIRÉE BUFFET LA TÊTE ET LES JAMBES UNE OCCASION DE DÉCOUVRIR KRAAINEM ET WEZEMBEEK OPPEM. Date : samedi 10 octobre 2009 durant l’après-midi et la soirée Renseignements : après le 30 août, Tél : 02/762.06.32 ou 02/672.19.50 ou monique.moreau@skynet.be SERVICE LAÏQUE D'AIDE AUX JUSTICIABLES ET AUX VICTIMES - BII - ASBL – SLAJ-V. Agréé par la Communauté française et la Commission communautaire française Aides psychologiques, sociales et juridiques à la demande des personnes concernées L’ensemble des services est gratuit et ouverts de 8h30 à 17h30 du lundi au vendredi. Section “Aide aux Victimes et proches” 281, chaussée de Waterloo 1060 Bruxelles
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Tél : 02/537.66.10 Fax : 02/537.12.22 aideauxvictimes@skynet.be Section “Aide aux Victimes et proches” Atelier d’écriture pour victimes d’infraction pénale Communiquer de manière créative son vécu de victime par un autre biais que la parole, celui de l’écriture (texte, poème, réflexion) ou toute autre forme d’expression (dessin, peinture, collage, …). Pour ceux qui le souhaitent, les réalisations peuvent s’inscrire dans le journal « Jonctions » qui est un moyen d’échanges entre les victimes et les auteurs d’infractions pénales (atelier d’écriture en prison). Entretien préalable nécessaire. Animatrices : Martine STASSIN et Eva PLAES. L’atelier est gratuit et a lieu le premier jeudi de chaque mois de 17h30 à 19h30. Lieu et renseignements : “Aide aux Victimes et proches” au 281, chaussée de Waterloo - 1060 Bruxelles Tél : 02/537.66.10 Fax : 02/537.12.22 Groupe thérapeutique pour personnes victimes de violence sexuelle à l’âge adulte ou dans l’enfance S’adresse à toute personne adulte ayant vécu une transgression sexuelle dans l’enfance ou à l’âge adulte ( viol, abus sexuel, inceste…) et souhaitant partager leurs
questions et difficultés avec d’autres dans un cadre thérapeutique. Les séances ont lieu deux fois par mois le mercredi de 17h30 à 19h. Animateurs et personnes de contact : Benoit DE MEYER et Fanny MEURICE. Lieu et renseignements : “Aide aux Victimes et proches” au 281, chaussée de Waterloo - 1060 Bruxelles Tél : 02/537.66.10 Fax : 02/537.12.22 Atelier pour enfants en deuil S’adresse aux enfants âgés de 4 à 11 ans ayant perdu un proche ( parent, membre de la famille, ami, professeur…) dans le cadre d’une infraction pénale (homicide volontaire ou involontaire, décès suspect, accident de la route). L’atelier permet aux enfants d’exprimer leur vécu, leurs questions, leurs angoisses… de manière créative ( par le dessin, peinture, travail de la terre…) et par le jeu ( marionnettes, théâtre, lectures de contes…) et de pouvoir partager avec d’autres enfants connaissant une situation similaire. L’objectif est d’éveiller les ressources de chacun afin de les aider à surmonter l’épreuve douloureuse du deuil. Un temps est consacré à l’échange avec le(s) parent(s) ou adulte(s) responsable(s). Les séances se déroulent un samedi par moi de 10h à13h. Personnes de contact : Caroline BOLAND et Eva PLAES.
Lieu et renseignements : “Aide aux Victimes et proches” au 281, chaussée de Waterloo - 1060 Bruxelles Tél : 02/537.66.10 Fax : 02/537.12.22 LA
LIGUE
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L'ENSEIGNEMENT
ET
DE
L'EDUCATION PERMANENTE ASBL PROPOSE LE PROGRAMME DE STAGES CI-CONTRE.
Pour plus d'info, n'hésitez pas à contacter le secteur des formations à l'adresse formation@ligue-enseignement.be ou par téléphone au 02/511 25 87. Vous pouvez aussi consulter notre site internet : www.ligue-enseignement.be La Ligue de l’Enseignement et de l’Education permanente asbl c’est aussi : • Plus de 70 formations destinées aux professionnels et aux volontaires du secteur non-marchand, qui souhaitent développer leurs compétences personnelles dans les domaines du management associatif, de la relation d’aide, de l’animation et de la créativité, de la communication interculturelle, de l’enfance etc. • Des activités de loisirs, des visites, des promenades et des excursions culturelles pour tous les goûts. • Une formation longue d’animateurs de projets socioculturels. Ligue de l’Enseignement et de l’Education permanente asbl Rue De Lenglentier, 1A – 1000 Bruxelles Secteur formation : 02/511.25.87 formation@ligue-enseignement.be www.ligue-enseignement.be
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