Sommaire Editorial (A. Hassid) ........................................................................................................................................................................................................................................................................................................................... 3 Bienvenue au Théâtre National (J-L. Colinet)......................................................................................................................................................................................................................................................... 5 Du rideau de fer aux forteresses assiégées (M. Bietlot) ............................................................................................................................................................................................................................... 6 Caractéristiques des conflits d’après Guerre Froide (D. Bigo)............................................................................................................................................................................................................ 12 Des partenaires pour la paix ? Quels partenaires ? Pour quelle paix ? (H.Wajnblum) ................................................................................................................................................. 16 Un mur dans les dunes (V. Chapaux) ............................................................................................................................................................................................................................................................................ 20 Ils sont des milliers (R. Barnet) ........................................................................................................................................................................................................................................................................................... 23 Lutte de “minorités” et politque du désir (M. Lazzarato) .......................................................................................................................................................................................................................... 26 La mixité comme antidote aux cloisonnements urbains ? (M. Van Criekingen) ................................................................................................................................................................ 32 Les jeunesses bruxelloises au cœur des cloisonnements urbains (J. Cailliez, A. Rea et M. Rosenfeld)................................................................................................. 36 Le droit au logement comme socle indépassable de l'exercice d'une série d'autres droits fondamentaux (N. Bernard) ....................................................... 41 Un volet du droit au logement aujourd'hui ou comment accéder à un logement différent ? (P. Thys) ...................................................................................................... 44 L'enfer me ment (J. Béghin)................................................................................................................................................................................................................................................................................................... 48 Le développement durable au pied du mur (J. Testart) .............................................................................................................................................................................................................................. 52 Les SELS en temps de crise (M. Simonson).......................................................................................................................................................................................................................................................... 58 La vie entre les murs (M. André) ....................................................................................................................................................................................................................................................................................... 60 Musique : lumières et ombres d'un langage universel (A.Ndaw) ...................................................................................................................................................................................................... 64
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EDITOrial ’est à nouveau avec plaisir et fierté que je vous adresse l’invitation, annuelle et désormais incontournable pour les défenseurs des droits humains, au Festival des Libertés qui se déroulera, cette année, du 22 au 31 octobre.
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Ces dates précèderont de peu le 9 novembre, vingtième anniversaire de la chute du mur de Berlin qui, pendant près de trente ans, devait fracturer le monde. Il fut renversé par un élan de liberté, une aspiration à la démocratie et une volonté de paix. Autant de valeurs qui nous sont chères mais qui n’ont pas connu, par la suite, une évolution toujours positive ni à l’Est ni dans le reste du monde. Dans une certaine continuité avec nos analyses et préoccupations précédentes, l’édition 2009 du festival dénoncera les multiples murs qui séparent les individus, les cultures ou les peuples, entravent la construction d’une société juste et harmonieuse, poussent au repli et fragilisent l’assise des droits et libertés. Fidèle à notre démarche positive et notre recherche d’alternatives, nous explorerons également les brèches à y entailler afin de faire respirer les libertés et ranimer la démocratie. Ce numéro spécial de Bruxelles Laïque Echos accompagne l’invitation. Il propose une série d’articles de fond – la plupart rédigés par des participants au festival – qui étayent la thématique générale et ses déclinaisons parmi les nombreux débats de cette édition. Outre le mur de Berlin et les conséquences de sa disparition, vous y rencontrerez une multiplicité non exhaustive de murs. Ceux-ci peuvent être très matériels comme ceux qui « protègent » des territoires ou bâtissent les prisons et autres lieux de détention. D’autres murs, économiques, enferment tout autant les individus les plus fragilisés. Les libres exaministes savent qu’existent aussi les murs symboliques et invisibles des croyances dogmatiques, dont les religions n’ont plus le monopole, et des représentations culturelles, dont celles qui cloisonnent notre ville. Les murs de nos habitations, quant à eux, demeurent nécessaires – nonobstant le réchauffement climatique – mais à quel prix ? Outre les débats citoyens, vous retrouverez bien entendu, tout au long de ces dix jours de brassage politique et artistique, la compétition internationale de documentaires (avec une quarantaine de films inédits et de grande qualité tant esthétique qu’investigatrice), des concerts éclectiques, électriques ou lyriques, des expositions et installations audiovisuelles mobilisant les technologies de pointe au service de la convivialité et de la mise en question, des performances déambulatoires qui titilleront vos propres murs, et une programmation théâtrale, de renommée internationale, particulièrement interpellante eu égard aux fêlures de notre société. Tout cela prendra place, cette année, dans le cadre spacieux et à l’affiche audacieuse du Théâtre National. Nous nous réjouissons de ce nouveau partenariat fondé sur la convergence de valeurs fondamentales telles que l’esprit critique, le souci du bien commun, l’autonomie ou la solidarité. Cette rencontre est également soutenue par une conception commune de l’expression culturelle comme vecteur d’émancipation, ouverte à toutes et tous, riche de ses contrastes et en prise sur le monde que nous habitons. Une rencontre féconde et chaleureuse comme toutes celles auxquelles, je l’espère, le festival donnera lieu et vie. D’ici là, excellente lecture. Ariane HASSID Présidente
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Bienvenue au Théâtre National ’initiative de cette synergie nouvelle revient au Festival des Libertés. Et l’idée d’un rapprochement avec notre théâtre nous a immédiatement enchantés ! Il y a là en effet tous les ingrédients d’une belle rencontre : des valeurs communes, des désirs convergents d’ouverture et de métissage, deux identités claires et affirmées, la même volonté de questionner les contradictions et les tensions du monde contemporain. Sans oublier une complémentarité intéressante entre la force d’ancrage et la visibilité d’un “grand navire” et l’énergie aiguë, turbulente et momentanée d’un festival (un mélange fertile que nous expérimentons déjà chaque hiver avec le Festival de Liège). Tant de sens et d’évidence, autant de raisons de dire oui !
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Nous sommes donc fiers d’accueillir cette nouvelle édition d’un Festival plein de vitalité, soutenu par l’engagement de son public et solidement implanté dans le paysage culturel bruxellois. Sa programmation brève mais abondante, conviviale et “forte en débats” s’enchâsse avec bonheur dans la nôtre, bâtie sur le désir, rappelons-le, d’un théâtre actuel dans son propos autant que dans sa forme. C’est notre marque : des spectacles authentiques – donc pas forcément consensuels-, plein de conviction, loin pourtant de tout militantisme ou projet d’édification. Les habitués du Festival des Libertés devraient “s’y retrouver” comme on dit… En tous cas, nous en formons le vœu et leur souhaitons la bienvenue chez nous ! Cela nous réjouit tout autant que nos spectateurs puissent, du 22 au 31 octobre, pousser les portes de “leur” théâtre et y découvrir l’effervescence du Festival. Le bâtiment magnifique qui nous a été confié porte en lui, inscrite dans sa haute façade de verre, presque une vocation : l’ouverture. Ouverture sur le monde, on l’a dit. Mais aussi ouverture sur la ville, souci d’y occuper un fragment de la vie publique, de proposer aux gens qui habitent ou circulent à Bruxelles, un véritable espace de vie. Un endroit où chacun vient s’étonner, échanger, rencontrer, un lieu ouvert aux acteurs de la vie économique, syndicale, politique ou intellectuelle, aux gens de terrain, aux témoins, aux citoyens tout simplement. Bien sûr, les artistes sont les piliers de notre maison, mais le “commentaire” auquel donnent lieu leurs créations, la réaction des gens, la diversité des pensées singulières qui font alors leur chemin, cela nous passionne. Or, cette dynamique-là, cette aptitude à rassembler, à créer le débat par la multiplication des points de vue, à soulever les pavés des idées toutes faites, à explorer les pistes alternatives, n’est-ce pas le cœur même du Festival des Libertés ? Le thème de cette édition, - des murs et des brèches-, sonne comme une alerte sur l’éternel retour de l’histoire. Un mur est tombé, d’autres s’élèvent, sécuritaires, de la honte ou de la misère. De pierres, de mots ou de croyances, ils enferment et divisent des hommes, des femmes, partout et jusque dans nos rues. Des murs, parfois immatériels, glissés dans l’ordinaire de nos vies, et tellement insidieux qu’ils doivent d’abord être identifiés. Quelles alternatives inventer pour dépasser la peur, la haine ou l’indifférence qui les ont érigés ? C’est une question essentielle pour tous les démocrates. Nous sommes ravis de retrouver parmi les artistes choisis par le Festival pour traiter ce sujet des visages familiers, la verve d’un Ascanio Celestini, l’art irrévérencieux du court-circuit chez Vincenzo Pirrotta, et ces Bloody Niggers qui n’ont pas leur pareil pour faire voler en éclats les mensonges et silences de l’histoire. Mais aussi, du côté du théâtre et ailleurs, notre curiosité est éveillée : nous allons découvrir des talents que nous ne connaissons pas. Bienvenue à tous ! Et que cette édition soit la première d’une longue et fertile collaboration !
Jean-Louis COLINET Directeur du Théâtre National
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Pendant près de trente ans, le mur de Berlin, érigé en août 1961, et le rideau de fer ont fracturé le monde en deux blocs. Totalement hermétiques l’un à l’autre, les deux “grands” – les USA et l’URSS formant avec leurs alliés respectifs l’OTAN et le Pacte de Varsovie – se regardaient en chiens de faïence et rivalisaient dans la propagande idéologique comme dans la course à l’armement ou à la conquête spatiale. C’était la guerre froide. l existait clairement deux mondes, l’Est et l’Ouest, le monde “socialiste” et le monde “libre”. Avec chacun leur régime, leur mode de vie, leurs valeurs et leur prétention à incarner l’idéal de l’humanité (l’autre représentant la barbarie, l’oppression…). On désigna ensuite le “tiersmonde” mais celui-ci n’a jamais constitué un troisième monde face aux deux autres qui se disputaient la mainmise sur les pays pauvres, à coups de soutien idéologique ou financier, à grands renforts d’armements. L’ensemble de la planète se positionnait par rapport aux deux blocs, même, indirectement, les pays neutres ou non alignés tels que l’Inde, l’Afrique du Sud ou la Chine.
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Une fracture certes mais qui structurait le monde. Le rideau de fer stabilisait la géopolitique, notamment par la hantise d’une guerre nucléaire. Il semblait aussi instaurer un certain équilibre social, pris en charge par le socialisme d’Etat et figé par le totalitarisme à l’Est, pacifié et permettant des avancées sociales à l’Ouest, grâce à la force des mouvements ouvriers, soutenus par l’URSS et l’air du temps, mais aussi, dans le chef du gouvernement et du patronat, par crainte de la propagation révolutionnaire.
Le 9 novembre 1989, le gouvernement de la RDA décida d’ouvrir le mur1, sous l’influence des relations internationales en phase de détente (principalement depuis l’accession de Gorbatchev à la tête de l’URSS) et sous la pression des manifestations de la population est-allemande aspirant à plus de démocratie ou aux biens de consommations que faisaient miroiter les vitrines de l’Ouest. Celle-ci s’en est ensuite donnée à cœur joie dans la démolition concrète de ce rempart de six mètres de haut. Avec le Mur, se sont aussi précipitées la chute du bloc soviétique2, la fin de la guerre froide, la réunification de l’Allemagne et, plus largement, de l’Europe. Les optimistes en prédirent l’amorce d’une nouvelle ère marquée par la paix, l’expansion continue de la démocratie et le triomphe de la liberté. Victoire du monde libre ? Aujourd’hui, force est de constater que le monde ne s’est pas totalement unifié et pacifié. La démocratie et la liberté se voient encore malmenées, dévoyées ou manipulées en maints endroits de la planète, y compris chez nous. La dynamique de démocratisation – ne correspondant par forcément aux motivations des décideurs du monde – a d’une certaine
manière été récupérée par d’autres intérêts. La liberté de penser, de parler, de marcher, etc. a été phagocytée par la seule liberté de marché ! Quant à l’égalité, c’est la grande oubliée du monde libre, passée à la trappe depuis que les régimes qui l’établissaient par la coercition et le déni de l’individu ont été discrédités. En outre, il semble que le mur de Berlin se soit déplacé et démultiplié à travers une kyrielle de murs concrets ou abstraits qui persistent à fracturer, fragmenter et enfermer le monde et la vie des humains. Tout se passe comme si, de tout temps, les hommes et les femmes auraient eu besoin de murs et autres lignes de démarcation pour structurer leur habitation de la planète, marquer leurs territoires (physiques et symboliques) et se définir par mise à distance de l’autre. Cette histoire remonte au moins à la Muraille de Chine, la seule œuvre humaine qu’on voit depuis la lune. À la période de guerre froide, succèderait l’entrée dans ce qu’on nomme la mondialisation : la globalisation d’un système – voire d’une pensée – unique. Le terme induit en erreur. Loin de généraliser les mêmes principes, les mêmes acquis, les mêmes conditions de vie, les mêmes
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libertés pour l’ensemble des humains sur toute la planète, ce système fonctionne ostensiblement à double vitesse. Il repose et prospère sur un dualisme profond. Il creuse sans cesse les inégalités. Pour le dire trivialement, ce n’est qu’au prix de l’appauvrissement et de l’oppression d’une partie du monde (majoritaire en nombre et minoritaire en influence), que l’autre peut s’enrichir et vivre “libre”. Pour désigner cette contradiction décisive de notre temps, je propose le néologisme “mondualisation”. Celle-ci démultiplie et accélère les échanges en tous sens, incite aux circulations infinies et à l’enrichissement permanent, valorise la liberté et célèbre la mobilité (spatiale, sociale, professionnelle, scolaire,…). Mais elle ne supporte pas que les pauvres, les démunis, les improductifs, les “inutiles” et les “déviants” entrent dans cette danse. Aussi donne-t-elle lieu à une prolifération et une diversification des formes de clôtures et d’enfermement. De cette contradiction profonde émane le couplage ambigu de nos régimes politiques, entre “laisser faire” néolibéral et “main de fer” sécuritaire (ou néoconservatrice). C’est ainsi qu’on voit se côtoyer l’apologie du marché libre, sans frontières, et le retour à des formes de protectionnisme économique. Une ambivalence que la nouvelle chute de Wall Street – mur économique, s’il en est – risque d’accentuer. C’est dans cette logique que les plus nantis s’enferment derrière les murs électroniques de leurs cités privées (“gated communities”)3 tandis que les plus démunis sont relégués dans des banlieues ou quartiers ghettos dont les délimitations sont avant tout économiques et symboliques.
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Par ailleurs, la globalisation ébranle le pouvoir des Etats, tant en raison des interdépendances transnationales que de l’idéologie néolibérale du tout au marché. Mise à mal de la puissance publique, aggravation des inégalités, luttes pour la mainmise sur les ressources naturelles des pays pauvres et disparition de l’équilibre des blocs confluent pour déstabiliser de nombreuses régions et déclencher ou attiser des conflits armés. Ceux-ci donnent parfois naissance à de nouveaux “murs de la honte” à petite échelle. Les USA – avec ou sans l’ONU – s’attribuent le rôle de gendarme du monde ou de police impériale pour ramener à leur ordre ces divers désordres internationaux. Ils déclenchent à l’occasion de nouvelles guerres (dites humanitaires ou chirurgicales). Tout cela nous mène bien loin d’un monde unifié et pacifié. Un nouveau spectre hante l’Europe ? De telles situations de violence peuvent, légitimement, constituer un motif d’exil. La globalisation ne suscite et n’accélère pas les migrations qu’en raison des conflits qu’elle provoque. Elle réduit les échelles spatio-temporelles et décuple les moyens de communication, tant virtuels (qui mettent en contact avec l’ailleurs) que réels (qui permettent de s’y rendre). Elle aggrave les inégalités Nord/Sud, produit des déséquilibres et favorise le côtoiement de niveaux ou styles de vie très différents. Tous ces bouleversements engendrent de nouveaux désirs de mobilité et, bien entendu, la mondialisation néolibérale rime avec libre circulation des capitaux, des biens, des services et des cadres. Comment s’étonner, dans un tel
environnement et enivrement, que les damnés de la terre se mettent à leur tour en route pour réclamer leur part de globalisation ? Ils ne sont pourtant pas les bienvenus dans l’Eldorado qu’ils convoitent et se heurtent aux remparts – barbelés, murs, caméras, contrôles kafkaïens ou mitraillettes – d’une forteresse, comparables au Rideau de fer. Celui-ci s’est déplacé : il n’oppose plus l’Ouest et l’Est mais le Nord et le Sud. Le Sud est ici entendu au sens de région pauvre de la planète et inclut une partie de l’Asie et de l’Europe de l’Est. La question des migrations nous paraît emblématique de la “mondualisation” et nous préoccupe depuis longtemps ; elle pointe une série de contradictions ou difficultés de notre époque. Un petit parallèle avec le mur de Berlin mérite le détour. Bien que les autorités de la RDA l’appelaient “mur de protection antifasciste” et qu’il était investi d’une lourde charge symbolique dans l’organisation politique du monde, la première motivation pragmatique de la construction du Mur visait à refréner l’émigration estallemande. Plusieurs centaines de ressortissants de la RDA ont perdu la vie en essayant de le franchir, les gardes-frontière est-allemands et les soldats soviétiques n'hésitant pas à tirer sur les fugitifs. Aujourd’hui, des milliers de migrants subsahariens meurent noyés au cours de leur traversée de la Méditerranée et la police marocaine, armée par l’Union européenne, n’a pas hésité à tirer sur ceux qui tentaient de franchir la porte de l’Europe à Ceuta et Melilla. Ces deux villes constituent des enclaves espagnoles
sur le territoire marocain tout comme Berlin Ouest constituait une enclave occidentale sur le territoire de la RDA. A Berlin, il existait un “centre de tri” pour les transfuges Est-Ouest. Aujourd’hui, il a été reconverti en centre de rétention pour migrants non autorisés en Allemagne unifiée. Si les régimes communistes étaient obnubilés par la répression de l’émigration, aujourd’hui, c’est contre l’immigration que les pays occidentaux mènent une guerre acharnée. Les premiers refusaient qu’on déserte leur “paradis social”, les seconds qu’on pénètre dans leur “paradis économique”. Notons que, depuis peu, se développent au sein de l’Union européenne de nombreux dispositifs proactifs de lutte contre “l’émigration clandestine”. Avant de sévir contre l’immigration clandestine, on essaie désormais de prévenir – en réalité de réprimer tout autant – les départs dans les pays d’origine et de transit. Ces pratiques sont contraires à l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme4 qui avait été rédigée, à l’époque, contre l’URSS.
mur le plus saillant de notre actualité, celui qui sépare les colonies israéliennes des territoires palestiniens. Migrants et Musulmans se retrouvent du même côté du mur, à l’extérieur d’une forteresse qui se croit assiégée. Ils font l’objet d’une suspicion permanente (fraudeurs, intégristes, terroristes, réseaux mafieux,…). Le déploiement des nouveaux murs technologiques qui échafaudent la surveillance électronique proactive (banque de donnée, biométrie, caméra, détecteur de métaux, rayons X,…) se légitime aussi bien par la lutte contre le terrorisme islamique que par la nécessité d’endiguer les “afflux” et autres “ras de marée” de migrants indésirables.
La nouvelle ligne de démarcation crée encore un autre fossé, toujours plus inquiétant, non plus entre l’Est et l’Ouest mais entre l’Occident et l’Orient, entre la civilisation laïco-judéo-chrétienne et la civilisation musulmane. Samuel Huntington l’a édifié en poncif à travers le fameux “choc des civilisations” qui est, avant tout, une construction sociale et culturelle et dont ont pu s’inspirer de nombreuses entreprises belliqueuses ou policières. Cette confrontation de deux mondes se cristallise probablement autour du
© Drilon I.
Le retour du Loup ? Pour terminer cette revue des murs d’après la guerre froide, qui ne prétend nullement à l’exhaustivité, nous évoquerons, plus près encore de notre quotidien, la globalisation de l’individualisme exacerbé5. Il ne s’agit plus de l’individualisme des révolutions libérale qui a offert un socle aux droits de l’Homme en émancipant les humains du poids des religions, des traditions et des monarchies absolues. Il est ici question de cette tendance croissante au recentrement sur soi, générée tant par l’idéologie de la libre concurrence acharnée que des conséquences sociales de celle-ci. En effet, le triomphe du “monde libre” s’est prolongé par la
radicalisation et l’hégémonie du néolibéralisme qui cherche – en sapant la plupart des acquis sociaux favorisés par le communisme et le crainte qu’il inspirait – à réinstaurer, sur le marché, la guerre de chacun contre tous et le Homo homini lupus de Hobbes. Cette compétition prend de telles proportions qu’elle déborde de la sphère économique et devient un enjeu, une lutte, de survie. Il résulte aussi des bouleversements mondiaux, une perte de repères et une crise de sens généralisées, une situation d’incertitude quant à l’avenir et d’insûreté quant aux conséquences des choix, que les désordres sociaux et, surtout, les discours ou pratiques sécuritaires invitent à traduire en sentiment d’insécurité. Du coup, c’est la peur qui règne sur la population et qui régit le gouvernement de la société. D’où ces tendances au repli sur soi, à la peur de l’autre, à l’obsession de la protection, aux incarcérations répressives ou aux autoenfermements effarouchés, à la fragmentation sociale et au fatalisme politique. Piverts et passeurs d’ailes Tous ces murs matérialisent ou symbolisent une culture de l’enfermement, de l’emmurement, qui va clairement à l’encontre de notre culture du débat et du dialogue, à l’encontre de notre action visant à rencontrer l’autre, à créer des liens et à construire une société juste pour tous autour du bien commun. Ils battent également en brèche l’idéal démocratique qui nous est cher. L’érection d’un mur a pour cause autant que pour conséquence l’établissement et
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le renforcement des oppositions binaires : on ne peut être que d’un côté ou de l’autre de la ligne, tous ceux qui ne sont pas pour nous sont contre nous, tous ceux qui s’intéressent à ce qui se passe de l’autre côté sont pour les autres, donc contre nous… Non seulement, les murs divisent mais ils radicalisent : ne voyant plus qui est de l’autre côté, on fantasme à son égard et n’y voit plus qu’une menace, confirmée par la présence du mur. C’est le paradoxe et la spirale propre à toute approche sécuritaire : les murs sont édifiés pour nous protéger mais ils nous inquiètent davantage, font exister et amplifient le danger (cf. “Le désert des Tartares” de Dino Buzzati). Plus on a peur, plus on se protège. Plus on se protège, plus on a peur et tolère ou implore des protections supplémentaires qui nous inquiètent davantage. Comme si la peur se nourrissait de ses remparts. Outre qu’il s’agit d’un recours bien facile et paresseux pour gérer des différends ou des débats compliqués, le mur propose une lecture simpliste de la réalité et de la complexité de l’humain. Celui-ci se définit par son absence de définition, toujours en devenir et libre de se réinventer. Au nom de cette liberté bien comprise, en lien avec les autres et en prise sur le monde, soyons nous-mêmes, à l’instar des Berlinois d’il y a vingt ans, des Mauerspechte, des “piverts du mur”, et créons des brèches ou des passerelles au sein de tous les murs qui nous entourent.
Mathieu BIETLOT Bruxelles Laïque Echos
1 Au printemps 89, la Hongrie avait déjà créé une première brèche dans le rideau de fer en autorisant son franchissement dans les deux sens. 2 Dans la foulée, par contagion mais aussi grâce aux manœuvres discrètes des USA et de la CIA, les dictatures de l’Est sont tombées les unes après les autres. 3 À Bruxelles, voir le “Square des Millionnaires” au bout de l’avenue Louise. 4 “Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien”, sans que rien ne soit explicitement prévu en matière de droit d’entrer dans un autre Etat… 5 Théoriquement, l’idéologie néolibérale et son étalon ou modèle de l’individu abstrait, rationnel et calculateur, ne tiennent pas la route. Aucun sujet ne pourrait exister – être sujet et faire sens – en dehors du tissu de ses relations sociales, de son ancrage culturel et des passions ou sentiments, rarement rationnels, qui l’animent.
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Dans cet article dont nous reprenons des extraits, Didier Bigo invite à s’interroger sur les changements qu’aurait engendré la fin de la guerre froide dans le domaine de la guerre et de la paix. A-t-elle entraîné l’homogénéisation du monde ou à l’inverse un nouveau désordre international ? A-t-elle provoqué la prolifération et l’intensification des conflits ? Les nouveaux conflits résultentils de l’absence des blocs ou de l’affaiblissement de l’Etat ? Pour répondre à ces questions, il invite à considérer de nouveaux paramètres qui sortent du cadre des analyses de la guerre bipolaire.
[Dans nombre de phénomènes conflictuels contemporains en Afrique, en Amérique centrale ou en Asie], on voit un découplage fréquent entre les conflits et la scène internationale, une autonomisation des acteurs locaux, le renforcement de la pression des acteurs militarisés sur les populations civiles désarmées qu'ils contrôlent, et l'usage de stratégies instrumentalistes où le recours à la violence armée pour des fins politiques ou d'appropriation privée de biens matériels devient extrêmement banal... […] Entrelacée avec cette dimension très décentralisée, on voit émerger une autre ligne de force, à savoir la dimension transnationale où les réseaux d'acteurs transcendent les frontières étatiques et structurent autrement que par le jeu des alliances entre Etats l'évolution des formes conflictuelles. [Ces deux tendances se développent au sein de la dynamique de globalisation post guerre froide.] Il existerait d'un côté une dynamique d'intégration dont les vecteurs centraux seraient l'économie de marché capitaliste, le système de communication et les medias audio-visuels, le système de transport en particulier aérien, et de l'autre une dynamique de décentralisation dont les vecteurs seraient l'augmentation par l'éducation des capacités analytiques des individus, leur nouveau rapport plus fonctionnaliste à l'obéissance, leur attachement à des structures d'opportunité politique plus proches d'eux que l'Etat, ce qui favoriserait le localisme, le particularisme, les micro-nationalismes et plus généralement des constructions identitaires porteuses de sens, refusant explicitement ou implicitement le primat du politique
étatico-national. Se superposerait aussi à ces deux dimensions, celle plus spécifique des mouvements de solidarité transnationaux, liée aux mouvements de populations migrantes et aux rapports interculturels entretenus par ces acteurs. Cette dernière perturberait aussi bien les tendances à l'homogénéisation et à la globalisation que les tendances à de stricts replis identitaires sur le local. Ces trois dynamiques (décentralisatrice, globalisatrice et transnationale) jouent simultanément et peuvent expliquer l'évolution récente des conflits. Malheureusement nombre d'analyses n'en prennent qu'une seule en considération et s'enferment dans des visions réductrices du monde post bipolaire en terme d'unipolarité ou de désordre mondial. […] Les conflits post-bipolaires ne peuvent […] être lus sous l'angle unique des dynamiques de globalisation ou sous l'angle de la permanence culturelle. Ils ne peuvent pas être lus non plus comme la simple résultante de l'interaction globalisation fragmentation. Ils sont au minimum le produit de l'entrecroisement des dynamiques de centralisation, de décentralisation et de transnationalisation. Leur complexité, au sens fort du terme, repose sur cette "triade". De plus, localement certaines dynamiques peuvent produire, “loin de l'équilibre”, des effets contraires à ceux qui en résultent généralement. Ainsi, la dynamique de centralisation globalisation peut avoir des effets fortement hétérogènes selon les contextes locaux et créer elles-mêmes des conditions de fragmentation ou de clôture. Les logiques économiques
peuvent par exemple pousser les gouvernants à abandonner la dimension étatique nationale mais pour privilégier un espace qu'ils espèrent plus maitrisable politiquement face au marché (échelon européen, grand marché américain...). De même la dynamique de décentralisation n'est pas forcément perturbatrice et génératrice de conflit, elle peut certes générer des fragmentations identitaires mais aussi des recompositions plus souples et plus adaptées à l'hybridation des répertoires contemporains : un certain mode de vie des jeunes dans les cités en France (langage spécifique, rapport à la musique...) en sont un signe. Enfin la dynamique transnationale souvent analysée à travers les vecteurs de l'économie informelle, du sociétal, de la valorisation du “bas” et d'une idéologie du “small is beautiful” peut aussi provoquer des phénomènes avec lesquels il faut compter : déterritorialisation de la violence par des organisations clandestines ou des gouvernants, rôle des connexions entre mafias, spécialisation de certains entrepreneurs comme des intermédiaires dans les trafics d'Etats...1. Il n'y aura donc pas, n'en déplaise à nos gouvernants et à leurs conseillers, de systèmes prédictifs fiables pour analyser les conflits. Ces dynamiques, même une fois repérées sont trop instables ou trop créatrices pour pouvoir être extrapolées. Et pourtant, contrairement à une idée reçue les conflits post-bipolaires ne sont pas plus complexes qu'auparavant. Ils ne sont pas non plus véritablement neufs et leur profusion tient plus à un changement de statut de la violence qu'à une période chaotique de l'ordre mondial.
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Ils ne sont pas plus complexes dans la mesure où, au contraire, la bipolarité (que ce soit en période de guerre froide ou de détente) surajoutait à tout conflit local les exigences du jeu stratégique entre les deux grands et ce, surtout après la théorisation du linkage dans les années 70. Ce qu'on appela le globalisme et qui régna longtemps sur la stratégie est mort en
même temps que l'effondrement soviétique, laissant côté occidental des orphelins à la recherche d'un nouvel ennemi global (le Sud, l'immigration, les mafias...)2 Le localisme, lui, a survécu. Il continue de déterminer les modes de pensée des stratèges, au moins français et américains. Pour nombre d'entre eux, avec la fin de la
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stabilité bipolaire, nous sommes entrés dans une ère de “turbulences". En effet selon eux, la bipolarité contenait soidisant les conflits périphériques en bloquant des logiques d'escalade, alors que maintenant ce frein n'existe plus. Les conflits seraient donc plus nombreux, plus meurtriers, nécessitant plus d'interventions armées pour les calmer... et ils tiendraient en dernière analyse au déchaine-
ment des passions guerrières maintenant que la raison stratégique n'est plus là pour les tempérer. Les peuples du Tiers-Monde et pire les peuples d'Europe centrale et orientale se laisseraient aller à leurs “haines”... Outre le mépris implicite qu'ils entretiennent à l'égard des autres populations du monde via leur distinction entre les vrais conflits (raison stratégique) et les
carnages guerriers (les passions), n'est-il pas nécessaire de rappeler que la bipolarité a aussi souvent attisé des conflits et n' a pas servi que de frein aux conflits, comme les transferts d'armements le prouvent abondamment ?3 La disparition de la bipolarité n'est donc pas forcément objet d'une augmentation du nombre et de l'intensité des conflits. Mal à l'aise avec l'étude polémologique et la sociologie des conflits, la vision stratégique (du fait de sa hauteur ?) lorsqu'elle est confrontée à des analyses locales et ne peut plus se réfugier derrière les mots creux de stratégie de contournement ou de stratégies indirectes, donne alors la main au psychologisme (des peuples et non plus de “l'adversaire”) en redonnant au mythe de l'instinct agressif de nouveaux jours de gloire. Mâtinée de culturalisme essentialiste, elle peut déboucher alors sur un racisme mal masqué par la fausse désolation devant l'abominable. La simplification d'un des niveaux de la conflictualité restructure l'ensemble des enchevêtrements conflictuels et donne aux dynamiques de décentralisation un poids plus significatif. La sociologie des acteurs collectifs (militarisés et désarmés) apparait comme encore plus nécessaire à l'analyse. Elle permet d'éviter ce court-circuit du “stratégico-irrationnel” que nous voyons se développer à longueur de colonnes dans les journaux. Il faut suivre les stratégies rationnelles des acteurs militarisés et leur rapport à l'adversaire ainsi qu'aux populations sous contrôle. Il faut comprendre comment des "systèmes de guerre" se mettent en place et se perpétuent. Il faut voir leur fonctionnalité et leur
intérêt à l'intérieur du champ politique lorsque celui-ci continue d'exister. Tâche qui nécessite d'aller sur le terrain, d'avoir des connaissances d'anthropologie, d'histoire des sociétés et de sociologie beaucoup plus que d'histoire militaire et de stratégie. Ne doutons pas que les résistances corporatistes à ce changement d'expertise dureront un certain temps.
trouver de nouvelles légitimations pour son ordre coercitif mais il est de plus en plus soumis à la montée d'autres acteurs collectifs qui refusent sa prétention au monopole de la violence et il sera obligé, si ce n'est déjà fait, de transiger avec eux plutôt que de se raccrocher à sa puissance régalienne.
A ce niveau d'ailleurs de la sociologie de la conflictualité, la permanence l'emporte sur la rupture. Seule l'illusion ethnocentrique européenne peut faire oublier le nombre de conflits qui ont eu lieu durant la bipolarité. Nombre des conflits actuels sont des conflits qui existaient déjà dans la période précédente et si un phénomène central a touché l'évolution des formes conflictuelles depuis les années 80, c'est celui de la perte de contrôle des populations et des frontières par les Etats des pays du Tiers Monde sous la poussée de nouveaux acteurs collectifs militarisés (guérillas traditionnelles mais aussi autonomisation de secteurs coercitifs ou groupes liés à des réseaux de drogue). C'est donc dans le contexte global de la transnationalisation ou de la transfrontalièrité qu'il est nécessaire d'analyser l'évolution actuelle des conflits. Enfin s'il y a bien de “nouveaux conflits” avec ce qu'on a appelé le “retour du nationalisme”, il ne faudrait pas oublier que cette augmentation de la violence expressive est à mettre en parallèle avec la gigantesque diminution de la violence coercitive dans de nombreuses zones du monde, ce qui nous renvoie une nouvelle fois à la pertinence de l'Etat comme seule structure d'opportunité politique. Certes celui-ci essaie de
Extrait de “Les conflits post bipolaires : dynamiques et caractéristiques”, Culture & Conflits n°8 (1993), pp. 3-14. Texte intégral sur http://www.conflits.org/index517.html .
Didier Bigo participera avec Aude Merlin, Georges Berghezan et Thomas Berns au débat De la guerre froide aux guérillas mondiales, le 27 octobre 2009 au Festival des Libertés (cf. www.festivaldeslibertes.be)
Ce texte introduit un dossier conséquent sur le sujet, également consultable sur le site de la revue.
Didier BIGO Maître de Conférences à l’Institut d’Etudes Politiques (IEP) Paris. Chercheur au CERI et rédacteur en chef de Cultures & Conflits
1 Voir Cultures & Conflits n° 4 : Réseaux internationaux de violence. 2 Voir Cultures & Conflits n°2 Menaces du Sud : images et réalités, Cultures & Conflits n° 3 mafia drogue et politique. 3 Pour une analyse plus serrée des faiblesses du globalisme, et des visions géostratégiques, voir Didier Bigo : “Les interprétations des années 1989/1990 enjeux et problématiques” in Approche polémologique FEDN, 1991
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“Il n’y a pas de partenaire pour la paix”… Cette antienne a été inaugurée par Ehud Barak, Premier ministre travailliste israélien de l’époque, à l’issue de l’échec du Sommet de Camp David en juillet 2000, et maintes fois réitérée depuis par ses successeurs. Or, s’il y a bien un non-partenaire, ce n’est pas celui que l’on voudrait nous faire croire. Depuis son accession à la présidence de l’Autorité Palestinienne, début 2005, Mahmoud Abbas n’a cessé de faire des appels du pied aux gouvernements Sharon et Olmert pour que des négociations sérieuses soient entamées sur la base d’un retour d’Israël aux frontières du 4 juin 1967, de Jérusalem-Est comme Capitale du futur État palestinien et d’une solution négociée de la question des réfugiés. En vain. Au contraire, Israël n’a cessé d’intensifier la colonisation de la Cisjordanie et de procéder à une judaïsation effrénée de JérusalemEst. Et il n’y a évidemment aucun espoir que cela change avec le nouveau gouvernement Netanyahou, le plus à droite qui ait jamais existé, qui n’a rien de mieux à offrir aux Palestiniens qu’un État croupion, démilitarisé, entrelardé des blocs de colonies juives, et dont les frontières seraient contrôlées par Israël.
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’il n’y a pas de partenaire politique israélien pour la paix, il en existe par contre bel et bien au sein de la société civile. Il y a quelques années encore les mouvements anti-occupation étaient florissants. Ce n’est malheureusement plus le cas aujourd’hui compte tenu de la radicalisation de la société israélienne dans son ensemble, précisément attestée par la montée de la droite extrême et de l’extrême droite aux dernières élections et par la véritable débâcle du parti travailliste et du seul parti de la gauche sioniste, le Meretz. Mais ces mouvements existent toujours et sont des plus actifs. Il y a peu, nous aurions pointé Shalom Arshav (La Paix maintenant) comme le premier et le plus important d’entre eux. Mais Shalom Arshav a été la première victime du slogan lancé en juillet 2000 par Ehud Barak, à savoir qu’il n’y avait pas de partenaire pour la paix… Ses membres et militants ayant pris cette affirmation au pied de la lettre se sont en effet fortement démobilisés, minés par le découragement, et les effectifs du mouvement ont fondu comme neige au soleil. S’ils avaient pris la peine d’analyser les raisons de l’échec du Sommet de Camp David, ils auraient compris pourquoi les propositions d’Israël étaient inacceptables pour les Palestiniens. Shalom Arshav est donc réduit aujourd’hui à une dimension comparable à celle des autres mouvements activistes de la paix. L’activité principale de Shalom Arshav consiste actuellement, et c’est important, à surveiller et à dénoncer l'expansion des implantations israéliennes dans les Territoires occupés.
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Parmi les autres mouvements dont nous parlons, épinglons plus particulièrement :
Gush Shalom (le Bloc de la Paix) animé par le vétéran de la lutte contre l’occupation, Uri Avnery qui avait prôné le rapprochement judéo-arabe dès les années cinquante et qui avait fondé en 1976, avec le général Matti Peled et quelques autres personnalités, le “Conseil israélien pour la Paix israélo-palestinienne” (dont le bulletin trimestriel intitulé “The Other Israel” continue de fournir, jusqu'à ce jour, des informations précieuses sur les événements d'Israël et sur l'ensemble des activités du Camp de la Paix). Gush Shalom ne se contente pas d’être un observatoire, il ne cesse de participer, avec d'autres mouvements d'orientation similaire et avec des citoyens palestiniens, à des actions menées sur le terrain dans les Territoires palestiniens, telles les actions de protestation contre la construction du Mur de l’annexion. Citons encore le mouvement des Anarchistes contre le Mur, un mouvement composé des très jeunes gens extrêmement actif sur le terrain, tant en Israël que dans les Territoires palestiniens occupés ; l'association des “Médecins pour les Droits de l'Homme”, née en 1988 et qui se donne pour tâche d'apporter des soins médicaux à la population palestinienne, ainsi que d'intervenir auprès des autorités israéliennes contre toutes les discriminations dont souffre cette population sur le plan de la santé publique. Elle organise ainsi des équipes de volontaires (médecins et infirmières) qui se rendent dans les villages et les camps de réfugiés pour apporter une aide médicale (consultations, distributions de médicaments) aux habitants qui en ont cruellement besoin ; le mouvement New Profile, un
mouvement féministe qui se bat contre la militarisation de la société israélienne et soutient activement le mouvement des lycéens qui refusent leur incorporation dans l’armée israélienne. New Profile fait partie de la Coalition des Femmes pour la Paix qui regroupe près d’une dizaine d’associations dont celle des Femmes en noir. N’oublions pas non plus de citer B'Tselem, créé en 1989 (durant la première Intifada) et animé notamment par des hommes politiques et des membres des professions libérales, qui s'efforce de lutter, au sein de la société israélienne, contre l'occultation de ce qui se passe dans les Territoires occupés. A cela s’ajoutent les mouvements dits de refuseniks, des soldats réservistes qui refusent de faire leurs périodes de rappel dans les territoires occupés. Et nous ne pouvons pas terminer ce bref, et forcément incomplet, survol des mouvements pacifistes israéliens sans citer un nouveau venu… Il s’agit du mouvement Shovrim Shtika (Brisons le silence). Ce mouvement a été créé en 2004 par des soldats qui avaient effectué leur service à Hébron et qui étaient traumatisés par ce qu’ils avaient été amenés à y faire. Ils ont donc décidé de briser le silence pour faire connaître à leurs parents, à leurs amis les actes qu’ils avaient commis en leur nom. Jusqu’à présent, le mouvement a recueilli plusieurs centaines de témoignages de soldats. Voilà donc les partenaires israéliens pour la paix. Lorsque, à l’Union des Progressistes Juifs de Belgique, nous relayons leurs positions et leurs actions, les thuriféraires [encenseurs] de
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la politique israélienne nous renvoient toujours les mêmes arguments… “Vous n’arrêtez pas de parler des mouvements pacifistes israéliens, mais où sont donc leurs alter ego palestiniens ? Le fait que vous n’en parliez pas prouve à suffisance qu’il n’y a pas de partenaire palestinien pour la paix…”. C’est, volontairement, faire fi de cette évidence : Israël est la puissance occupante et les mouvements pacifistes luttent contre la politique de leur gouvernement, alors que la Cisjordanie – le cas de Gaza devrait faire l’objet d’une approche séparée – est occupée et que la population palestinienne lutte aussi contre la politique israélienne. Il n’y a donc pas de mouvement spécifique pour la paix, mais des mouvements citoyens contre l’occupation, contre la colonisation et contre la construction du Mur. Cela signifie-t-il que la population palestinienne ne veuille pas la paix avec Israël ? Rien n’est plus faux. Il suffit de se rendre dans les territoires palestiniens pour s’en convaincre. Il y quelques années, lors d’une de ces missions, nous avons eu l’occasion de rencontrer à Bethlehem, Lydia Araf, membre et animatrice de l’Union des femmes palestiniennes. Elle nous a expliqué le souci principal de l’Union : aider les
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enfants dans leurs études pour pallier la carence des parents et l’absence des enseignants empêchés plus souvent qu’à leur tour de rejoindre leurs classes en raison des multiples bouclages. L’éducation est en effet primordiale pour la société palestinienne car c’est par la formation des jeunes que passe l’avenir de la construction du futur Etat. Les problèmes de santé sont également au centre des préoccupations de l’Union qui dispense des cours de premiers soins aux femmes, cours indispensables en raison des difficultés pour la population de joindre un médecin ou un hôpital. A la question de savoir comment il est possible de parler de paix aux enfants dans les conditions dramatiques que connaît la population palestinienne, Lydia Araf nous avait répondu qu’il s’agit effectivement d’une question complexe. Les enfants ont en effet peine à imaginer ce qu’est la paix, il s’agit d’une notion totalement abstraite pour eux qui ne l’ont jamais connue. Mais on leur en parle néanmoins de même que de la non-violence. Nous avons aussi rencontré Noah Salameh, directeur du Centre pour la
résolution des conflits et la réconciliation. Noah Salameh a passé quinze ans dans les prisons israéliennes. Il en est sorti avec la conviction que la non-violence constitue l’arme la plus efficace dans le conflit israélo-palestinien. Il organise des ateliers de jeunes pour les éduquer à la non-violence et publie des ouvrages scolaires allant dans le même sens : nonviolence et réconciliation. Il a des contacts suivis avec des représentants des Mouvements de la paix israéliens, mais il lui est plus facile de les rencontrer à l’étranger. Il y a donc bel est bien des interlocuteurs pour la paix des deux côtés de la Ligne verte, malheureusement l’Etat d’Israël n’en fait pas partie. Henri WAJNBLUM Co-président de l’Union des Progressistes Juifs de Belgique (UPJB)
La paix au Moyen-Orient sera abordée par Elie Barnavi et Leila Chahid lors du débat Deux peuples, un mur, quels intérêts ?, le 30 octobre 2009 au Festival des Libertés (cf. www.festivaldeslibertes.be)
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e Sahara occidental est un immense territoire (environ dix fois la Belgique) situé au sud du Royaume du Maroc. Protectorat espagnol depuis la fin du XVIIIème siècle, le territoire fut placé sur le chemin de l’indépendance par les Nations Unies après la seconde guerre mondiale. Comme la majorité des territoires africains, le Sahara occidental devint un “territoire non autonome”, c’est-à-dire un territoire auquel le droit international reconnaît la faculté de décider librement de son avenir. L’Espagne passa à cette occasion du statut de puissance coloniale à celui de puissance administrante et l’Histoire semblait écrite : bientôt, les forces espagnoles se retireraient, laissant les Sahraouis libres de choisir leur destin. Mais le scénario fut modifié en cours de route. A la mort de Franco, lorsque l’Espagne se retira du territoire, deux des trois Etats frontaliers, le Maroc et la Mauritanie s’empressèrent de l’envahir. Le troisième voisin, l’Algérie, soutint pour sa part le mouvement de résistance armée qui vit le jour en réaction à cette invasion : le front Polisario. C’était en 1976, il y a aujourd’hui plus de trente ans. Depuis lors, peu de choses ont changé. Le territoire Sahraoui est occupé à plus de 80 % par le Maroc. La Mauritanie s’est retirée et les 20 % restants sont aux mains du front Polisario qui a proclamé l’indépendance de la République arabe sahraouie démocratique (R.A.S.D.). Le nouvel Etat a intégré l’Organisation de l’Union Africaine provocant le retrait du Maroc. Et le reste du monde observe un silence gêné. Certes, l’Organisation des Nations Unies reconnaît que le peuple du Sahara occidental doit exercer son droit à l’autodétermination et a même envoyé une mission,
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depuis le début des années ‘90, dans la région pour organiser un référendum. Mais le Maroc, seul Etat à considérer que le territoire du Sahara occidental lui appartient4, sabote une à une les tentatives de vote sans peur réelle de représailles puisque le Conseil de sécurité se trouve en grande partie bloqué par des membres de l’Union européenne, en premier lieu desquels la France qui, à l’instar des Etats Unis dans le dossier du Proche Orient, bloque toute résolution qui permettrait aux Nations Unies d’adopter une position plus musclée à l’égard de Rabat. Le mur construit par le Maroc pour séparer le territoire qu’il maîtrise de celui aux mains de la R.A.S.D. est un gigantesque mur de sable, parfois rehaussé de fortins et de terrains minés. Le chantier entrepris par Hassan II s’est déroulé en différentes phases et sur plusieurs années, mais l’édifice est aujourd’hui terminé et s’étend au total sur plus de 2500 kilomètres. Il doit servir selon le Maroc à protéger sa population des agressions menées par le front Polisario5. Mur de la honte pour certains, mur de protection pour d’autres, la question est évidemment très politisée. Mais de toutes les manières dont dispose l’observateur des relations internationales pour juger du bien fondé d’une action, une fait en théorie l’objet d’un consensus de la part de tous les Etats du monde, c’est le droit international. Et, de ce point de vue, l’illégalité de l’édifice ne fait pas de doute. Comme l’a souligné la Cour internationale de justice dans l’avis relatif à la construction du mur dans le territoire palestinien occupé, s’il n’est pas illégal de construire
un mur chez soi, il est par contre formellement interdit d’en construire un chez les autres et ce pour plusieurs raisons. D’abord parce que, construit chez les autres, le mur s’apparente en fait à une annexion de territoire par la force, laquelle est formellement interdite depuis l’adoption de la Charte des Nations Unies, en 1945. Par ailleurs, le mur, lorsqu’il est utilisé, comme c’est le cas en Palestine et au Sahara occidental, pour créer des zones de peuplement où l’Etat agresseur encourage sa population à s’établir, constitue une violation des règles de la guerre (les Conventions de Genève) et du droit à l’autodétermination du peuple dont la composition démographique est ainsi modifiée6. Alors qui a raison ? Les Etats qui construisent des murs parce qu’ils se sentent agressés ou la Cour internationale qui les considère comme des agresseurs ? Tout dépend en réalité du moment où l’on est prêt à faire commencer l’histoire. Et il apparaît que ceux qui érigent les murs ont tendance à effacer les épisodes qui précèdent leur conquête afin de mettre dans la position d’agresseur ceux qui, en somme, veulent rentrer chez eux. Le conflit du Sahara occidental est un conflit méconnu qui déchire pourtant tout un peuple depuis des décennies à la porte méridionale de l’Europe. Et il est très étrange de constater que la société civile européenne est très peu mobilisée à son égard. Pourquoi celle-là même qui s’émeut que les Etats-Unis bloquent le Conseil de sécurité dans le cadre du conflit au Proche-Orient ne s’élève-t-elle pas contre les pratiques similaires de ses
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propres élus ? Les citoyens européens peuvent avoir une influence encore plus forte sur l’avenir du mur au Sahara que sur celui construit en Palestine. Les deux peuples qui naissent et vivent en partie dans des camps de réfugiés, semblent en tout cas attendre du monde extérieur une mobilisation de ce genre. Vincent CHAPAUX Recherche et enseignement en politique internationale (REPI) Centre de droit international (CDI) Université Libre de Bruxelles
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1 “Déclaration des pays membres du Pacte de Varsovie relative à Berlin (13 août 1961)”, Articles et Documents, Textes du jour n° 01139, La Documentation Française, Paris, 5 septembre 1961. 2 Voyez la page que le ministre de la Défense Israélien consacre au mur en territoire palestinien, appelé officiellement “barrière de sécurité” (Security fence). http://www.securityfence.mod.gov.il/ 3 “Secure Fence Act of 2006“, Public Law 109–367, 26 Oct. 2006. Adopté par Georges W. Bush, cet acte mêle, dans ses motifs, protection des frontières, lutte contre le terrorisme et lutte contre l’immigration. 4 Dans la guerre d’information qui fait rage sur Internet à propos du Sahara occidental, certaines sources font état de chefs d’Etat étrangers qui “auraient reconnu” la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. L’auteur n’a encore décelé dans aucune de ces déclarations la reconnaissance qui était supposée s’y trouver. Au mieux on y trouve des marques de soutien à l’intégrité territoriale du Maroc, ce qui dit beaucoup sur la nécessité de respecter le territoire marocain (ce que personne ne conteste) mais rien sur l’étendue de ce territoire, ce qui est l’enjeu du débat. Selon le Secrétaire général des Nations Unies, aucun Etat au monde autre que le Maroc n’a reconnu officiellement la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. “Rapport du Secrétaire général sur la situation concernant le Sahara occidental”, S/2006/249, 19 avril 2006, § 37. 5 “Western Sahara Rebels Said to Kill 63 Moroccans”, The New York Times, April 23, 1984. 6 Conséquences juridiques de l'édification d'un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I. J. Recueil 2004, § 114 à 137.
C’est avec une condescendance teintée d’ironie que la plupart (heureusement, pas tous !) des critiques de cinéma parlent parfois des films dits documentaires… Et collaborent ainsi à maintenir la réputation de cinéma informatif ou pédagogique, sousentendu plus ou moins ennuyeux, que traîne ce genre de films. Mais pour l’essentiel, leur activité journalière est consacrée à la promotion des blockbusters1 de fiction des compagnies majors hollywoodiennes ou européennes.
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Trissotins de la culture cinématographique, ils ont, semble-t-il, décrété que seul le cinéma “avec acteur” était digne de leur attention… Un peu comme ces critiques d’art qui estiment qu’il n’y a que la peinture à l’huile qui vaille et que, par conséquent, les aquarelles de Turner ou les pastels de Spilliaert sont des créations inférieures. Pour eux, il semble que Cannes est la Mecque du 7ème Art et monter les marches du “bunker”, le summum de l’élitisme cinématographique. Cette attitude est aussi celle de la grande majorité des stations de télévision qui ne concèdent qu’un espace très limité au documentaire et c’est un euphémisme de dire que les responsables de programmes qui se battent pour y promouvoir ce type de création sont peu écoutés par leurs directions. Cantonnés la plupart du temps en toute fin de soirée, ces films ne rencontrent qu’un public minorisé… ou insomniaque. Bien difficile donc de se frayer un chemin dans ces télévisions qui appliquent de mieux en mieux le précepte de Patrice Le Lay, patron de TF1, qui déclarait en 2004 que “le métier de ma chaîne de télévision est de vendre à Coca-Cola du temps de cerveau humain disponible”. Même les stations financées par le contribuable s’y sont mises… Et peuvent de moins en moins revendiquer le titre de “service public”. Côté salles de cinéma, la situation n’est guère meilleure. Ce n’est qu’exceptionnellement que, face au désintérêt des medias, les distributeurs “Art et Essai” acceptent d’inclure, souvent
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à la traîne de l’événementiel, ce genre de film dans leur programme. Cet ostracisme n’a fait que s’amplifier dans notre pays depuis l’époque lointaine où la presse belge osait attribuer son grand prix annuel à un documentaire comme “Harlan County” de Barbara Kopple et où il y avait foule pour admirer “Comment Yukong déplaça les montagnes” de Joris Ivens (“Cinélibre” militait alors pour ce genre de film). Oh, Bien sûr ! Certaines productions connaissent parfois un beau succès public : “Etre ou avoir” de Phillibert, “Bowling for Columbine” de Moore, “Buena Vista Social Club” de Wenders… Quelques rares autres qui contribuent à entretenir l’illusion. Car ne nous y trompons pas ! Ces quelques succès ne sont qu’un emplâtre sur une réalité incontestable : le public est privé de la quasi totalité des grands films documentaires. Et pourtant… le cinéma est né documentaire ! On sait peu que c’est seulement depuis 1926 que ce terme de “documentaire” est entré dans le vocabulaire cinématographique. Jusqu’à cette date, les créations des Lumière, Méliès, Flaherty, Vertov, Chaplin, Murnau, Eisenstein, etc, n’étaient pas classifiées. C’étaient simplement… des films ! Depuis l’arrivée du parlant et cette nouvelle appellation, de grands réalisateurs ont heureusement continué de marquer l’histoire du cinéma avec des “documentaires” : Bunuel, Kiarostami, De Oliveira, Bergman, Welles, Visconti, Resnais… Un peu plus respectables que les “stars” qui
squattent aujourd’hui les cinécomplexes et les TV, non ? Aujourd’hui, les cinéphiles connaissent les Depardon, Guerin, Varda, Marker, Vautier, Carré, Dembinski, Peck, Coutinho, Gatlif… Tant d’autres, dont certains sont parfois invités sur les plateaux TV ou font l’objet d’un article dans l’un ou l’autre journal. Ouf ! La bonne conscience est sauvée et la bonne vieille recette du pâté d’alouette et de cheval (un documentariste pour cent…) bien appliquée ! Et pourtant… Sait-on que l’immense majorité des cinéastes sont des “documentaristes” ? De la Terre de Feu au Spitzberg (en passant par Libramont et Petegem), ils sont des milliers qui, chaque année, nous apportent des films – plus de 8.000 par an pour la seule Union européenne – dont les meilleurs dépassent souvent en qualité cinématographique les productions de fiction qui colonisent nos salles et le petit écran. Ces films parlent, souvent avec talent, de la vie des humains, de leurs rêves, de leurs luttes, de leurs joies et de leurs peines. Ils portent un regard sensible sur des frères ou des cousins que nous connaissons peu, dont nous ignorions parfois l'existence. Si certains de ces documentaires sont de simples comptes rendus d’événements, des reportages informatifs, des centaines d’autres sont de véritables films d’auteurs, des films élaborés avec un point de vue, une intelligence, une rythmique et une sensibilité dont la seule différence avec les films de fiction est… qu’il n’y a pas
d’acteurs. Il faudrait d’ailleurs exclure ces termes (documentaire/fiction) du vocabulaire et parler plutôt de “cinéma du réel” et de “cinéma du virtuel” car on trouve autant de sensibilité artistique, de beauté picturale dans l’un comme dans l’autre des deux formats. Cerise sur le gâteau : ces “films du réel” ont, à notre époque pour le moins chahutée, une qualité rarement rencontrée dans les “films virtuels”, celle de contourner la désinformation distillée par les “grands medias” et le décervelage journalier des programmes de télévision. Ils permettent au spectateur de briser la chape de plomb du silence sur des événements ou situations dérangeants pour certains pouvoirs politiques ou économiques. Il nous aide à comprendre et habiter ce monde avec lucidité. Mais le grand public est presque toujours privé de ces beautés et de ces informations et, dans ce siècle où les medias de l’audiovisuel privilégient la course à l'audimat et à la glorification des histrions, les cinéastes du "réel" n'ont souvent que la guérilla comme moyen d'action et les festivals comme asile. Ils deviennent de plus en plus les seuls lieux où ces films trouvent un accueil… Et rencontrent le public. Ces festivals sont aussi le point de convergence des associations citoyennes de tous horizons qui viennent y “faire leur marché” pour l'organisation de débats sur des sujets sensibles. Pour l’Europe, on notera surtout le FIPA (France), le festival de Thessaloniki (Grèce), Visions du Réel (Suisse), IDFA (Pays-Bas) et les “Etats Généraux du
Documentaire” de Lussas (France). Parmi les nombreux festivals dédiés au documentaire, plusieurs dizaines sont consacrés aux Droits de l’Homme : "Human Right Watch Festival“ de New York et Londres, "Derhumalc" de Buenos Aires, "Movies that Matter" de La Haye… Et le "Festival des Libertés" qui accueille chaque année la candidature de plusieurs centaines de films. Ainsi, de plus en plus de festivals de documentaires assurent le rôle délaissé par les télévisions et les salles de cinéma, et des réseaux parallèles se développent, via internet notamment. Quelle est la situation dans notre pays ? Si plusieurs festivals, dédiés au documentaire, sont organisés chaque année dans les deux parties du pays, il n’y a guère de collaboration active entre eux et chacun semble considérer l’autre plus comme un concurrent que comme un allié. Si cette attitude frileuse n’a pas de conséquence trop néfaste sur leur programmation – la plupart sont de qualité – elle en limite cependant souvent la valeur en les privant de nombreux films étrangers remarquables. Il est donc urgent et fondamental de générer des collaborations, de créer des passerelles entre les initiatives de Flandre et de Wallonie. Dans cette perspective, Bruxelles Laïque a ouvert sa vidéothèque (plus de 1000 films récents accumulés depuis 2005), organise des ciné-clubs et développe des collaborations avec certaines associations progressistes, ainsi que le monde de l’enseignement.
Pour briser la colonisation de l’image unique et des médias standardisés qui tend à transformer les citoyens en consommateurs dociles, il faudrait que ce cinéma du réel ne soit pas réservé à un “public averti”. Il faudrait que cette richesse, artistique et informative, soit plus largement utilisée par toutes les organisations, groupes ou individus impliqués dans la défense des droits humains, dans la lutte pour un environnement respectant la vie, la dignité des immigrés, la solidarité avec les cousins d’Amazonie, de Palestine ou de Birmanie, l’enseignement égalitaire… Les sujets ne manquent pas. Que ces mouvements associatifs et ses enseignants s’approprient ces films ! C’est un extraordinaire outil de culture que nous offrent des créateurs de tous les horizons, un cadeau que nous ne pouvons dédaigner et que nous devons – c’est notre responsabilité de citoyens conscients – transmettre à tous ceux qui, comme le disait Achille Chavée, ne veulent pas “être des indiens qui marchent en file indienne”. Rudi BARNET
… Mais c’est loin d’être suffisant.
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Extrait de Chimères n° 33 : Le désir ne chôme pas Depuis 68, la “CLASSE OUVRIERE” est minée par un double processus de “dissolution”, en tant que sujet productif et modèle de subjectivation des conflits dans le capitalisme. En effet, les luttes de minorités (femmes, homosexuels, immigrés), qui se sont développées depuis, sont porteuses non seulement de contenus nouveaux mais aussi de rapports différents de subjectivation et de relations inédites avec l'État et les institutions.
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elon Deleuze et Guattari, qui en donnent la définition la plus rigoureuse, les minorités et les majorités ne se définissent pas par le nombre, car une minorité (les femmes) peut être plus nombreuse qu'une majorité (les hommes). “Ce qui définit la majorité c'est un modèle auquel il faut être conforme. Tandis qu'une minorité n'a pas de modèles, c'est un devenir, un processus. Lorsqu'une minorité crée des modèles, c'est qu'elle veut devenir majoritaire ou qu'elle est contrainte de se doter d'un “modèle” nécessaire à sa survie (pour être reconnue, imposer ses droits, avoir un statut).”
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Les luttes des immigrés, des femmes et des homosexuels s'organisent autour d'une “double injonction” : le refus de “l'étalon majoritaire” qui définit l'identité politique, sexuelle, culturelle, productive dans la société capitaliste et la nécessité d'être reconnu par ce même modèle, et donc de se “nommer”, de se donner une identité (même "minoritaire). Ces minorités, en produisant de nouvelles relations sociales, de nouvelles formes de vie, de nouvelles sensibilités, s'engagent dans des stratégies de “séparation” et de “négociation” qui sont, alternativement ou simultanément, mises en oeuvre visà-vis de l'État et des institutions. Dans tous les cas, elles posent le problème du rapport entre lutte, subjectivité et institutions autrement que ne le fait traditionnellement le mouvement ouvrier. La nouveauté radicale de la lutte des “chômeurs” réside peut-être dans le fait qu'elle a toutes les caractéristiques (et les stratégies) des luttes minoritaires
mais sur le terrain du revenu (du salaire social). […] Ces luttes refusent les dispositifs étatiques d'individuation et d'assujettissement. La “société d'assistance” et le revenu garanti qui devrait en généraliser le principe sont devenus le nouveau spectre qui hante l'Europe (dixit Jospin). Mais il faut dire une fois pour toutes que cette catégorie de l'“assistance” est complètement révolue. Elle a toujours dissimulé des formes de contrôle de la mobilité et de la vie de la population, et notamment des populations “minoritaires”. La multiplication des statuts de pauvres et de précaires entraîne une multiplication parallèle des institutions, des dispositifs et du personnel de contrôle qui accompagnent toute distribution d'argent. Un chômeur, un pauvre et un précaire ne sont pas des “assistés”, mais des “sujets” soumis à des techniques d'assujettissement et d'individuation qui, selon Foucault, “s'exercent sur la vie quotidienne immédiate, qui classent les individus en catégories, les désignent dans leur individualité propre, les attachent à leur identité, leur imposent une loi de vérité qu'il faut reconnaître et que les autres doivent reconnaître en eux.”. Le revenu, le logement, la formation, la santé, l'identité, le psychisme, les relations de ces populations sont pris en charge par une cohorte de travailleurs sociaux qui interviennent dans le cadre de ce que Foucault définissait comme
“gouvernement par l'individualisation”. L'État ne décide pas seulement du financement du revenu, il institue de véritables “dispositifs de production d'assujettissement” et de “reproduction de la vie” pour ces populations qui sont à l'extérieur du “modèle salarial”. Si cela est vrai depuis le début du capitalisme, aujourd'hui, le contrôle des populations minoritaires représente le devenir de tout le monde beaucoup plus que le modèle du salariat. Les frontières de la précarité, de la pauvreté et du chômage sont mobiles et concernent, de façon différente, tout le monde. Que 80 % des nouvelles embauches soient des contrats de travail “atypiques” signifie que le modèle de la relation salariale “pousse par le milieu”, le chômage et l'emploi stable n'étant que les extrémités, les limites d'un marché du travail qui continue à multiplier les statuts “précaires”. En réalité tout le monde est pris dans cette modulation entre les deux extrémités, toujours à la limite de l'“inclusion” et de l'“exclusion”1, de la précarité et de la sécurité, du salaire et du revenu. Par les politiques de soutien à l'emploi, les dispositifs de production étatiques d'individuation et d'assujettissement sont entrés dans l'univers “privé” de l'entreprise. A travers l’insertion des jeunes par le travail, le traitement économique du chômage, le soutien actif à l'emploi, l'État est en train de transformer le “travail salarié” en emploi “assisté”, sûrement mieux "subventionné" que la précarité et le chômage. L'“emploi” a de plus en plus un statut hybride, pris comme il
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est entre droit privé et droit public, entre économie privée et intervention de l'État. Dans le glissement du travail salarié à l'emploi, c'est le fonctionnaire qui, de façon fantasmatique, représente, beaucoup plus que le travailleur du secteur privé, le nouveau modèle majoritaire de l'emploi. De façon fantasmatique, car les fonctionnaires ont déjà dit ce qu'ils pensent de leurs “privilèges”, de l'État et du service public dans les grèves de 95. On se tromperait donc lourdement en pensant que les politiques de soutien actif à l'emploi sont “productives” et que les dépenses pour les pauvres, les précaires, les minorités sont de l'“assistance”. Du chômage à la précarité et à l'emploi, il s'agit d'une seule et même politique de modulation et de régulation de la force sociale productive, qui précarise et déstabilise tout le monde ; politique qui légifère la réversibilité d'un statut à un autre, les passages d'une condition à une autre, d'une identité à une autre, selon des impératifs économiques et de contrôle social. Régulation de la population (ce que Foucault appelait le “bio-pouvoir”) et régulation du marché du travail tendent à se superposer car elles sont confrontées à une socialisation de la coopération productive qui ne suit plus les contours de l'entreprise. Les luttes des chômeurs et des précaires pour un revenu peuvent avoir une efficacité redoutable car elles opposent à la régulation sociale de l'Etat une revendication tout aussi sociale et globale. Et surtout parce qu'elles montrent que le
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refus d'être assujetti à l'Etat comme le refus de se soumettre à la discipline de l'entreprise sont un seul et même terrain de lutte et de recomposition possible.
conditions sociales de production du corps et de ses forces affectives, et nous parlent de leur contrôle à travers la médecine et la science.
Ces luttes minoritaires ne se posent pas par rapport au travail salarié, mais par rapport à la “vie”
Les luttes des immigrés nous disent les conditions socio-économiques, culturelles et subjectives de production de la mobilité.
Les sociétés occidentales sont-elles en train de devenir des sociétés assistées ? Si l'emploi aussi a besoin, et de plus en plus (voir la loi sur les 35 heures), d'être financé par des investissements publics, sommes-nous tous en train de devenir des assistés ? Il faut renverser le raisonnement et affirmer que la production, à ce degré de développement capitaliste, est une production sociale (“bio-politique”). Les luttes des minorités nous disent les conditions de production de la nouvelle nature sociale de la “puissance productive” beaucoup mieux que les économistes, les sociologues et les historiens, dont quelques-uns redécouvrent aujourd'hui le “travail” pour en affirmer la centralité. Les luttes des femmes nous disent les conditions sociales de production de la subjectivité et de ses capacités sémiotico-linguistiques, créatives, relationnelles, ainsi que les coûts de sa reproduction qu'elles assument encore presque exclusivement (éducation, formation. gestion de la “vie”). Les mouvements homosexuels (tout comme les luttes des infirmières, il n'y a pas si longtemps) nous disent les
Les luttes des chômeurs et des précaires nous disent que la forme sociale de la production aujourd'hui, il faut la payer en tant que telle, pas pour des raisons humanitaires, mais parce qu'il s'agit bien de la rémunération sociale d'un “travail” socialisé. Dans les conditions hautement socialisées de la production, il ne s'agit pas seulement de reconnaître le droit à l'existence de tout le monde, mais de reconnaître aussi que la production de richesse dépend de l'éducation, de la formation, de la santé, des forces psychoaffectives, de la capacité à communiquer, à travailler de tout un chacun. À l'opposé, les patrons, les syndicats et la gauche convergent, quoique de façon différente, sur un point : seule la subordination de ces activités à l'entreprise ou à l'État garantit la production de richesse. La validation “productive” et sociale de toutes ces formes de coopération sociale, qui seules assurent la production de la nouvelle “nature de la puissance productive”, est donnée seulement par l'“employabilité”, néologisme barbare qui exprime bien la nouvelle nature de la subordination.
Les luttes des chômeurs et des précaires renversent les termes de ce débat : il ne faut pas financer les entreprises ou l'emploi, mais financer la “nouvelle nature de la puissance productive” (la formation, la santé, la mobilité, la communication) et sa socialisation qui déborde largement l'entreprise. Les mouvements des femmes et les luttes des minorités posent depuis longtemps le rapport non pas du travail salarié et de la production de richesses mais de la vie et de la production, non pas du temps de travail mais de la vie et de ses différentes temporalités, non pas de la subjectivité “employée” mais des subjectivités quelconques. De cette façon elles désignent la vérité du capitalisme contemporain : la mise au travail de la “vie”, son exploitation et sa réduction à un simple élément de "valorisation". Elles en indiquent aussi l'enjeu : dans le capitalisme contemporain, le terrain sur lequel engager la lutte est celui du “biopolitique” et des processus de subjectivation. Universalité et singularité des luttes pour un revenu Les luttes minoritaires produisent toujours des singularités aussi bien à travers la création de nouveaux désirs et de nouveaux besoins, qu'à travers les “urgences” qu'elles font émerger du fond de la société : la pauvreté. la maladie, les discriminations. La singularité ne doit pas être, comme dans la tradition politique moderne, ramenée à l'intérêt général, mais doit être
affirmée en tant que telle. Pour ce faire, les luttes des minorités tendent à subordonner l'universel à l'expression des singularités et aux processus de subjectivation imprévisibles, en montrant que l'intérêt général est de produire de la différence et de l'hétérogène. Un revenu “pour tous” n'est pas la finalité en soi de la lutte, mais un moyen, une condition pour pouvoir exprimer les potentialités de subjectivation qui constituent la société et ses “forces productives”. L'opposition entre “liberté” et “égalité”, entre individualisme et collectivisme, qui séparait libéralisme et socialisme, s'est déplacée sur un terrain qui échappe à la raison de l'Etat et au système politique. Les luttes pour un revenu sont la réinvention de l'égalitarisme des luttes du mouvement ouvrier sur le terrain de la singularité. Le rapport entre différence et universalité, que les luttes pour un revenu expriment, est la seule réponse adéquate à ce que le post-fordisme exprime de façon aporétique : développer la “singularité” du produit, du service, mais sous la contrainte de l'universalité du marché et de la monnaie, véritable “double injonction” du capitalisme contemporain. Le mode de production post-fordiste est entièrement concentré dans la gestion de l'événementiel, de la singularité, mais selon le point de vue unilatéral de la valorisation du capital qui ramène les singularités à la répétition et à la banalité du “même”. Seules des luttes comme celles pour un revenu expriment le point de vue de la société dans son ensemble sans imposer l'uniformité du socialisme ou du
marché. L'“intérêt général”, l'intérêt de tout le monde est exprimé par la singularité des minorités : la pauvreté, la maladie, la précarité, la discrimination culturelle, sexuelle et politique ne touchent pas des exclus, des “désaffiliés”, mais une puissance productive collective. Et partant de là, elles se diffusent dans le corps social, elles contaminent tout le monde. Une critique radicale de l'État et du marché trouve ici ses racines, car les deux se chargent de réduire toute singularité à l'équivalent général de la loi et de la monnaie2. Les luttes pour un revenu poussent à une économie et une politique du désir et des forces affectives Le travail salarié (et je dis bien salarié !) est “productif” seulement dans la mesure où il arrive à capter, quadriller, organiser le désir et les affects. Et cette capture a toujours reposé sur des divisions : division entre travail productif et improductif, entre usine et société, entre subjectivité ouvrière et les autres subjectivités (minoritaires), entre temps de travail et temps
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de vie, entre travail manuel et intellectuel. C'est seulement à ces conditions que le rapport entre la subjectivité, le corps et le temps, que le capitalisme fait surgir, peut se représenter comme puissance du capital et du travail salarié. La “grande transformation” que le cycle des luttes de 68 annonce est que le rapport entre désir, affects et technologie n'a plus besoin de passer par la “malédiction” du travail salarié (et je dis bien salarié !) pour produire de la richesse. L'économie de l'information, industrie d'“avenir”, est là pour nous montrer comment le capitalisme lui-même, dans ses formes les plus avancées, organise le rapport entre les affects, les désirs et les agencements technologiques sans passer par la discipline de l'usine ; comment il capte, dans un espace ouvert, les affects et les désirs de tout un chacun (sans distinguer entre productif et improductif. entre “subjectivité ouvrière” et subjectivité autre) pour les mettre au service de la production de profit. Les luttes des chômeurs et des précaires pour un revenu nous disent que, du point de vue des exploités, la condition préalable à la réalisation de cette possibilité inscrite dans le développement du capitalisme contemporain passe par un “revenu garanti”, non pas comme salarisation de la misère et de l'exclusion mais comme nouvelles lois sur les pauvres. Un revenu pour tous est la condition préalable qui permette de rompre avec la subordination disciplinaire de l'entreprise, avec l'assujettissement du biopouvoir étatique. Un revenu garanti est la condition préalable pour pouvoir expri-
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mer la “nouvelle nature de la puissance productive” qui s'est émancipée de la discipline de l'usine, en devenant intellectuelle, affective et sociale. Un revenu pour tous est la condition préalable pour pouvoir produire la libre coopération des sujets et non plus la subordination à l'entreprise ou à l'État. Produire à travers la liberté et non la contrainte, c'est-à-dire produire, travailler, créer sur la base du désir et non sur la base des “nécessités” du travail salarié. Produire du réel en refusant les formes de subordination de l'entreprise et de l'État est ce qui peut unir le chômeur, le travailleur et toutes les minorités. C'est cette “utopie” que les luttes des chômeurs mettent à l'ordre du jour. Une dystopie parce que fortement enracinée dans la réalité. Une dystopie pour peu qu'on risque d'anticiper et infléchir une réalité qui est virtuellement déjà là. Le capitalisme n'exploite pas la subjectivité et la vie sans reconnaître que ce qui produit le réel ce sont le désir et les forces affectives qui l'expriment.
Maurizio LAZZARATO, sociologue et philosophe
Mateo Alaluf, Stephan Galon, Alain Krivine, Isabelle Stengers, et Arnaud Zacharie participeront au débat “Militer à l’ère post-soviétique”, le samedi 31 octobre 2009 au Festival des Libertés (cf. www.festivaldeslibertes.be).
1 C'est pour cette raison que “inclusion” et “exclusion” ne s'opposent pas, mais constituent les limites d'un continuum dans la gestion-modulation du pouvoir. Inclusion et exclusion sont donc des situations réversibles. Toute théorie de l'“exclusion”, de la “désaffiliation”, ne fait que confirmer cette polarisation mobile, cette modulation entre deux “limites” elles aussi d'ailleurs toujours en mouvement, avec laquelle les pouvoirs contrôlent la société dans son ensemble. Pour définir un “dehors” possible il faut refuser la spécularité et l'implication réciproque de ces catégories. Ce qu'a fait le mouvement pour la revendication du revenu pour tous. 2 Il y a bien une production de singularités du point de vue du pouvoir, comme nous a montré Foucault, qui passe par les disciplines, les normes, les dispositifs de gouvernement par l'individualisation, mais il s'agit toujours d'une production finalisée à la “soumission de la subjectivité”. Les luttes des minorités attaquent ces technologies du pouvoir individualisant sur son terrain même, ouvrant à la transversalité et à la dimension collective des puissances singulières. Les luttes des minorités sont engagées sur le terrain du bio-pouvoir et de son renversement. 3 Une dystopie est un récit de fiction qui se déroule dans une société imaginaire, inventée afin d'exagérer une évolution en cours et ainsi montrer des conséquences probables (ex. 1984, Le meilleur des mondes) [NDLR].
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La mixité
comme antidote aux
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?
a “mixité” fait l'objet d'un plaidoyer récurrent à Bruxelles, dans le champ politique, les prises de parole associatives, le récit médiatique ou même les discours de certains opérateurs immobiliers. Ce consensus large est appuyé sur un rejet implicite de la ségrégation urbaine, souvent assimilé au modèle de la ville américaine. Le Plan Régional de Développement (PRD, 2002) l'énonce clairement :
L
“Contrairement à la ville américaine, l'idéal de ville européen se fonde sur une mixité des fonctions et des populations. Cet idéal doit être cherché dans une ville capable de se renouveler et de créer une plus-value par rapport à l'attractivité de la périphérie”. Ainsi, la “mixité” serait l'antidote à opposer aux multiples cloisonnements de la ville duale, partagée à l'extrême entre “ghettos” et “beaux quartiers”. Il est pourtant nécessaire de dépasser ce consensus de façade. De fait, l'usage répétitif de cette notion mène à évacuer une série de questions de fond, politiques par essence. En particulier, parler de "mixité" revient souvent à écarter du débat les questions d'inégalités et de redistribution ; la promotion de la “mixité” paraît alors combler l'absence de politiques efficaces de réduction des inégalités. Or Bruxelles est une ville qui redistribue très mal les richesses produites sur son territoire : plus d'un quart (26 %) de sa population vit sous le seuil de risque de pauvreté (c’est-à-dire moins de 860 euros par mois pour un isolé), contre 15 % en Belgique1. De plus, Bruxelles est une ville très inégalitaire dans la mesure où 20 % des ménages y détiennent environ 50 % du revenu total régional tandis qu'un autre cinquième, au bas de l'échelle sociale, en détient moins de 5 %.2
Alors, d'abord, de quelle(s) mixité(s) parle-ton, et à quelle(s) échelle(s) ? On entend parler de mixité pour un bâtiment, un îlot, un quartier, une commune, la Région ou l’agglomération toute entière. Parfois, il est aussi question de mixité verticale, pour désigner des tours mêlant bureaux, logements et commerces. Dans le magma des significations couramment attachées à l'idée de mixité, deux domaines apparaissent particulièrement saillants : la mixité des classes sociales et la mixité des fonctions urbaines. Eu égard à la mixité sociale, il est surprenant de constater que la mise en avant de cette notion comme “idéal” de l'aménagement du territoire régional ne soit pas appuyée sur une connaissance empirique un tant soit peu objectivée de “l'état de la mixité” à Bruxelles, soit quels sont, aujourd'hui, les quartiers plus ou moins mixtes ? Ceci supposerait une réflexion approfondie et non évidente sur les mesures pertinentes de la mixité sociale (p. ex. niveau de revenu, capital scolaire, type de profession, position sur le marché du logement,…), les échelles spatiales et la disponibilité de l'information statistique. Une réponse par défaut peut être déduite du dispositif existant en matière de politiques de “revitalisation urbaine” dès lors que celles-ci font explicitement référence à un objectif de renforcement de la mixité sociale. En clair, l'enjeu du renforcement de la mixité sociale apparaît politiquement revendiqué dès lors qu'il s'agit d'attirer des classes moyennes dans les quartiers populaires centraux – “l'Espace de Développement Renforcé du Logement et de la Rénovation” tel que défini dans le PRD. En revanche, il n’est qu’extrêmement
rarement question de mobiliser l’idéal de mixité sociale pour favoriser l'accès des classes populaires aux “beaux quartiers” du sud et de l'est de la ville : “La mixité n’a pas pour objectif de faire habiter une personne précarisée drève de Lorraine” (Ch. Picqué, Ministre-Président de la Région de Bruxelles-Capitale, Le Soir, 18/02/2008). Dans un récent rapport d’évaluation de la politique fédérale des grandes villes, dont les lignes directrices sont très proches de celles des politiques bruxelloises de “revitalisation”, la Cour des Comptes ne disait pas autre chose : “La création d’une mixité sociale est un objectif que l’on retrouve dans de nombreuses communes. … La notion de mixité sociale s’avère être un concept très vague. … Le plus souvent, toutefois, il est question d’attirer des classes moyennes dans des quartiers défavorisés pour y créer une mixité sociale (il est rarement préconisé de promouvoir la mixité sociale dans des quartiers plus aisés).”3 Or, dans les villes occidentales, la spécialisation sociale des espaces résidentiels est d'ordinaire bien plus marquée dans les quartiers nantis qu'ailleurs. Nombreux sont en effet les travaux à avoir souligné les barrières foncières, immobilières ou symboliques particulièrement imperméables réservant de fait les "beaux quartiers" aux classes supérieures. Ces barrières forment un support essentiel de la spécialisation sociale de ces quartiers, de sorte qu'elles assurent le maintien d'un entre-soi très prisé aux paliers supérieurs de la hiérarchie sociale4. Bruxelles ne fait pas exception en la matière5, si bien qu'il n'est donc pas
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raisonnable de penser que les quartiers populaires soient les seuls où il y ait lieu de considérer un manque (éventuel) de mixité sociale. De même, il n'est aucunement démontré qu'installer des classes moyennes dans des quartiers populaires amène à y faire augmenter le niveau de mixité sociale. Des études menées à Toronto et Montréal montrent à cet égard que l'installation de classes moyennes dans des quartiers populaires y fait, au contraire, baisser le degré de mixité sociale6. Ceci renforce un frappant “décalage … entre le consensus de la classe politique sur l’impératif de mixité et le scepticisme de la plupart des chercheurs vis-à-vis des politiques explicitement tournées vers cet objectif”7. Réduire la distance spatiale entre des classes sociales ne fait pas automatiquement disparaître la distance sociale entre cellesci, loin de là. On l'a dit, l'idéal de mixité sociale est fortement mobilisé, à Bruxelles, comme justification des politiques dites de “revitalisation des quartiers” (Contrats de Quartier, aides à l'acquisition via la SDRB ou le Fonds du Logement, primes à la rénovation,...). Ces programmes, initiés au début des années 1990, sont imprégnés des valeurs portées par les multiples comités de quartier et associations qui se sont mobilisés, après 1968, en opposition au modèle urbanistique alors dominant. Celui-ci visait une transformation radicale de la ville en cité administrative (inter)nationale, irriguée par la circulation automobile jusqu'en son centre, en accord avec les intérêts de la bourgeoisie conservatrice contrôlant les gouvernements nationaux, et à la grande satisfaction des promoteurs immobiliers. De fait, l'image d'une ville mixte, structurée
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comme une mosaïque de quartiers, s'opposait de front aux préceptes fonctionnalistes de séparation des fonctions urbaines et d'éclatement des espaces résidentiels8. Ainsi, sous la pression des associations d'habitants, le principe de la mixité des fonctions est consacré dans le Plan de Secteur de 1979 : il s'agit de rompre avec le strict principe du zonage fonctionnaliste de l'espace (“une zone, une fonction”) en encourageant la coexistence des fonctions diverses dans les quartiers centraux (logements, bureaux, ateliers, commerces, espaces publics,…). Si les programmes de “revitalisation” actuels ont leurs racines dans les mouvements de luttes urbaines qui ont précédé la création de la Région de BruxellesCapitale, leur mise en œuvre depuis le début des années 1990 s'inscrit dans un contexte immobilier qui a fort évolué. Depuis lors, le décalage entre coûts du logement (loyers ou prix d’achat) et niveaux de revenus des Bruxellois(e)s va croissant. Aujourd'hui, la majorité des ménages-locataires bruxellois consacre entre 41 % et 65 % de ses ressources pour se loger, alors qu'une proportion d'un quart est une limite communément admise, et cette situation empire d'année en année9. Ceci est un point très problématique dès lors que les programmes actuels de “revitalisation” des quartiers, légitimés au nom de la “mixité sociale”, misent sur le déclenchement d’effets d’entraînement auprès de propriétaires ou d'investisseurs privés, de telle sorte à propager les opérations de rénovation et multiplier les nouveaux projets résidentiels ou commerciaux. “Effets d’entraînement” rime alors souvent avec
“effets de remplacement (de populations)” et avec gentrification10. Le remplacement de populations est même parfois assumé comme tel dans l'énoncé de certains dispositifs publics. Une très claire illustration figure, par exemple, dans l'énoncé des motivations de la production de logements neufs dans le quartier de la gare du Midi, à Saint-Gilles : “La construction des premiers logements moyens dans ce quartier revêt une très grande importance en terme 'd’allumette' au démarrage d’un processus de dynamisation d’un quartier important autour de la plus grande gare du pays. ... Le maintien d’une raisonnable mixité gage d’une image plus équilibrée de Bruxelles, exige que le logement et en particulier, le logement moyen ne soit pas oublié. Malheureusement les conditions sociologiques actuelles du quartier et le prix encore élevé du foncier rendent difficile, voire impossible, la réalisation d’un projet de logement sans un subside qui ne peut provenir que du secteur public. Ce subside sera récupéré sur un long terme par une amélioration de l’assiette fiscale des habitants qui seront attirés par le quartier rénové ainsi que des entreprises commerciales et de services qui accompagnent en général ces nouvelles migrations”11. Il est nécessaire de rappeler que la transformation radicale de ce quartier repose sur une option de démolition du tissu populaire initialement en place pour les besoins de la construction d'un nouveau quartier d'affaires, et alors que le dispositif d'indemnisation des habitants délogés s'est révélé très lacunaire. En tout état de cause, ce quartier était à l'évidence bien plus mixte au début
des années 1990 que ce qu'il sera une fois les projets de bureaux, d'hôtels et de logements “moyens” achevés12. Enfin, le Plan de Développement International (PDI), adopté en 2007, range les notions de mixité sociale et fonctionnelle parmi les dimensions qui font la “qualité de vie” à Bruxelles et propose de les intégrer à ce titre dans de nouveaux dispositifs de “marketing urbain” à destination de nouveaux habitants, visiteurs, congressistes, touristes,… Voici donc l'idée de mixité intégrée à “l'image de marque” de Bruxelles et même prête à légitimer l'éviction pure et simple des classes populaires hors des quartier centraux : “La mixité sociale doit également être un des fils conducteurs du développement urbain à Bruxelles. Il s'agit d'assurer des flux sortant des zones d'interventions prioritaires [i.e. les quartiers populaires centraux] pour éviter le confinement de la pauvreté dans des ghettos sociaux et d'assurer des flux entrant en stimulant l’installation des classes moyennes dans les zones d'interventions prioritaires”13. En somme, le renforcement de la mixité dans les quartiers populaires centraux n'est ni un projet socialement neutre, ni l'antidote “naturel” à la ségrégation urbaine. Aux conditions actuelles des politiques de “revitalisation” urbaine, c'est fondamentalement la question du devenir des quartiers populaires au centre de la “Capitale de l'Europe” qui est en jeu. A l'encontre d'un modèle d'approfondissement de la gentrification, de marginalisation ou d'éviction des moins nantis et de fermeture des quartiers aisés aux classes populaires, encourager la
mixité sociale suppose d'investir sur place pour l'émancipation sociale des populations en place.
Mathieu VAN CRIEKINGEN Géographie Humaine, ULB mvancrie@ulb.ac.be
Mathieu Van Criekingen participera avec Irène Kaufer et Julie Caillez au débat Cloisonnements urbains, fragilité sociale et de genre à Bruxelles, le 23 octobre 2009 au Festival des Libertés (cf. www.festivaldeslibertes.be)
1 Observatoire de la Santé et du Social, Baromètre Social 2008, Bruxelles. 2 Base du calcul : revenus nets imposables déclarés à l'impôt des personnes physiques (IPP). Il ne s'agit donc pas de l'ensemble des revenus, une grande part des revenus du patrimoine mobilier ou immobilier n'apparaissant que très partiellement à l'IPP. Source : SPF Economie, Direction générale Statistique et Information économique. Sur le même thème, voir aussi : Kesteloot C. & Loopmans M. “Inégalités sociales”, Brussels Studies, 2009, Etats Généraux de Bruxelles, Note de synthèse n°15. 3 Cour des Comptes, “La politique fédérale des grandes villes. Examen des contrats de ville et des contrats de logement 2005-2007”, Rapport à la Chambre des Représentants, Bruxelles, 2007, p.47 4 Pinçon M. & Pinçon-Charlot M., Les ghettos du gotha. Comment la bourgeoisie défend ses espaces, Paris, Seuil, 2007. 5 Debroux T., Decroly J-M., Deligne C., Galand M., Loir C., Van Criekingen M., “Les espaces résidentiels de la noblesse à Bruxelles (XVIIIe-XXe siècle)”, Belgeo, 2007, n°4, pp. 441452 6 Walks R.A. & Maaranen R.,"Gentrification, social mix, and social polarization: Testing the linkages in large Canadian cities", Urban Geography, 2008, n°29/4, pp. 293–326 7 Epstein R. & Kirszbaum T.,“L’enjeu de la mixité sociale dans les politiques urbaines”, Regards sur l’actualité, 2003, n°292, La documentation française, p.10 8 Aron J.,Le tournant de l’urbanisme bruxellois. 1958-1978, Bruxelles, Fondation Jacquemotte,1978 9 Bernard N., Zimmer P. & Surkin J., “Le logement, la maîtrise foncière et l'espace public”, Brussels Studies, Etats Généraux de Bruxelles, 2009, Note de synthèse n°6. 10 Van Criekingen M., “Que deviennent les quartiers centraux à Bruxelles ? Des migrations sélectives au départ des quartiers bruxellois en voie de gentrification”, Brussels Studies, 2006, n°1, pp.1-20 11 Etat fédéral et Région de Bruxelles-Capitale, Accord de coopération Beliris du 15/9/93, avenant n°8, février 2003 12 Breës G., Bruxelles-Midi. L'urbanisme du sacrifice et des bouts de ficelle, Aden, 2009 13 PriceWaterhouseCoopers, Plan de Développement International de Bruxelles - Schéma de base, Rapport final au Ministre-Président de la Région de Bruxelles-Capitale, 2007, p.73
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Les jeunesses bruxelloises au cœur des cloisonnements urbains Que la Région de Bruxelles-Capitale soit un espace urbain caractérisé par la ségrégation sociale est un constat établi depuis de très nombreuses années. L’opposition historique entre les quartiers du sud-est de la ville et ceux du nord-ouest, le dit croissant pauvre, est le fruit de l’histoire industrielle de la ville. Elle remonte ainsi à une période antérieure à l’arrivée des immigrés dans les années 1970. Cette structuration ségréguée de la région bruxelloise se reproduit dans le temps bien que des zones frontières ou des enclaves en viennent à complexifier cette dualisation. Cette reproduction de la ségrégation urbaine fondée sur des critères sociaux et ethniques conduit les jeunesses bruxelloises à peu se côtoyer. Ces jeunesses en viennent à subir et à produire des frontières urbaines qui sont à la fois caractérisées par des usages différents de l’espace et de la mobilité ainsi que par des modalités différentes de rencontre et de sociabilité. Les cloisonnements urbains ainsi constitués ne concernent pas que des pratiques de confinement spatial, à savoir des exclusives dans l’occupation de lieux de la ville. Ils relèvent aussi de pratiques d’évitement relationnelles conduisant les jeunes Bruxellois à ne pas se fréquenter. Les cloisonnements urbains constituant les jeunesses bruxelloises sur la base de déterminants socio-économiques et ethniques sont à leur tour renforcés par des usages diversifiés de l’espace et des relations sociales comme nous allons le voir grâce à une enquête réalisée avec les étudiants de deuxième année de Bachelier en sociologie-anthropologie de l’Université Libre de Bruxelles1. Dans la suite de cet article, lorsque nous opposerons les jeunes du sud-est de ceux du nord-ouest de Bruxelles, il faudra comprendre la réduction à deux profils : le premier groupe réunit les jeunes Belgo-Belges de classes aisées de Bruxelles et le deuxième regroupe les jeunes de milieux populaires issus de l’immigration.
Bruxelles : une ville jeune et diversifiée
Les cloisonnements scolaires
Alors que Bruxelles présentait en 1970 la population la plus âgée du Royaume, les migrations ont contribué à son rajeunissement, faisant de celle-ci la Région la plus jeune de Belgique. Ceci se marque notamment par un taux de natalité élevé (14,8 %).2 L’importance des jeunes se marque aussi dans les classes d’âge supérieures ; les moins de 20 ans représentent 24,1 % de la population bruxelloise et les moins de 25 ans 30,7 %. Toutefois, la répartition varie fortement selon les communes ; la proportion est la plus élevée à Molenbeek et à Saint-Josse et la moins forte à Ixelles et Woluwe-SaintLambert. La diversité des origines caractérise également les jeunes puisqu’un enfant âgé de 0 à 14 ans sur cinq est de nationalité étrangère. Néanmoins, ce chiffre sous-estime la diversité effective des Bruxellois puisqu’il n’est basé que sur la nationalité, alors que l’origine nationale et ethnique fait l’objet d’attributions ou de souscriptions identitaires, démontrant ainsi un visage plus mosaïque des jeunes Bruxellois. Ceux issus de l’immigration marocaine et turque constituent une part non négligeable de la jeunesse bruxelloise, même si nous ne disposons pas d’enregistrements statistiques des origines. Cette diversité est parfois à l’origine de représentations négatives réciproques transformant la différence culturelle en adversité3, et opposant les jeunes du nord-ouest à ceux du sud-est, opposition spatiale qui recouvre des oppositions d’appartenance sociale et ethnique. Entre ces jeunes se sont constituées des frontières territoriales et mentales qui se franchissent difficilement.
Si la constitution de jeunesses bruxelloises diversifiées procède de la dualisation socio-économique de la ville, le marché scolaire vient redoubler les effets de cloisonnements urbains. A Bruxelles, comme on a pu le constater lors de l’application du décret inscription, la concurrence entre les établissements scolaires y est particulièrement vive. La hiérarchisation entre les établissements scolaires a été établie depuis longtemps4. La concurrence est alimentée par des dispositions légales, des stratégies d’écoles et des parents. Le droit du libre choix de l’école contribue à la ségrégation du marché scolaire. La logique de compétition du secteur scolaire produit une logique de différenciation complémentaire. Ainsi, certains établissements se spécialisent dans la réception d’élèves et d’autres dans le refoulement. Les écoles “réceptacles” reçoivent les jeunes qui ont épuisé les possibilités d’inscription (après réorientation, redoublement ou expulsion). Les écoles “écrémées” conservent les élèves étiquetés conformes aux critères de l’excellence scolaire. Le quasi-marché explique certains cloisonnements urbains et la construction d’un apartheid scolaire à Bruxelles. La hiérarchie des établissements est aussi construite sur des “réputations”, des représentations sociales véhiculées par les réseaux sociaux5. Ces logiques, bien que subjectives, concourent à l’édification d’asymétries : ségrégation scolaire et faible hétérogénéité au sein des établissements et des classes6. La prégnance de la réputation se vérifie dans les discours des
jeunes interrogés. Les critères de fréquentation de l’école sont souvent identiques dans leur formulation pour les jeunes du sud-est et du nord-ouest : la proximité et la réputation. La réputation est fondée soit sur un critère externe : la bonne image dans une hiérarchie imaginée des réputations scolaires, soit interne : l’appréciation des jeunes, même si la réputation externe est mauvaise. Dans ce dernier cas, la réputation porte moins sur l’excellence scolaire que sur le climat dans l’école. Pour ce qui est des déplacements, il est erroné de penser que les jeunes du sudest connaîtraient une plus grande mobilité que ceux du nord-ouest. Les jeunes du sud-est et du nord-ouest parcourent parfois de grandes distances pour fréquenter une école. Cependant, ils le font pour des raisons différentes. Ainsi, les jeunes du sud-est sont prêts à faire de longs trajets pour rejoindre une école de bonne réputation. Les jeunes du nord-ouest font plus souvent de longs trajets par nécessité, par exemple parce qu’une orientation particulière dans l’enseignement technique et professionnel n’est pas proposée dans une école se trouvant à proximité. Tendanciellement, les jeunes du sud-est quittent plus souvent leur quartier pour aller à l’école bien qu’ils restent majoritairement localisés dans le sud-est de la ville. Les cloisonnements en dehors de l’école Une forte différenciation s’observe également dans l’accès aux activités extra-scolaires qu’elles soient d’ordre culturel (Académie de dessin, musique, théâtre, visites d’expositions, etc.) ou sportif. Les jeunes issus des communes du sud-est y
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ont plus accès, notamment pour des raisons économiques. Les jeunes du sud-est diversifient de cette manière leurs réseaux d’amitiés. En effet, ces activités extrascolaires ouvrent souvent sur d’autres réseaux sociaux alimentant de la sorte une plus grande pluralité de groupes de référence. Par ailleurs, les jeunes du sudest fréquentent régulièrement les organisations de scoutisme. Inversement, les jeunes du nord-ouest pratiquent moins souvent des activités extra-scolaires et lorsqu’ils le font c’est plus fréquemment dans les maisons de jeunes du quartier d’habitation. En voyant leurs activités extra-scolaires limitées au quartier d’habitation, les jeunes du nord-ouest n’ont pas l’opportunité d’étendre leurs réseaux d’amitiés au-delà des amis du quartier, groupe avec lequel les garçons passent beaucoup de temps à occuper l’espace public et faire des rondes dans le quartier. Une différence genrée marque aussi ces deux jeunesses. Alors que les filles et les garçons du sud-est participent à un volume comparable d’activités, les filles du nord-ouest sont très peu impliquées dans des activités extra-scolaires instituées. Leurs activités extra-scolaires sont davantage menées dans les réseaux familiaux. La famille constitue de ce point de vue une unité sociale de référence. Si les filles du sud-est mènent leurs activités avec des amies (ou des amis), celles du nord-ouest évoquent plus souvent la compagnie de leurs cousines. Les activités se déploient essentiellement au sein de l’espace privé et s’il y a lieu de sortir, le shopping est une des activités les plus souvent citées. Pour les jeunes du sud-est, les activités extra-scolaires s’inscrivent dans
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des programmes organisés et institutionnalisés alors que pour les autres ce sont les relations de proximité qui constituent l’univers social des activités extra-scolaires. Deux espaces de référence constituent les univers des relations sociales des jeunes du nord-ouest : le quartier pour les garçons et la famille pour les filles. Ces deux espaces contribuent à forger un entre-soi plus serré, plus communautaire sans lui attribuer spécifiquement une connotation culturaliste. Source d’identification forte, le quartier est un territoire de l’identité. Inversement, les espaces de référence pour les jeunes du sud-est sont plus diversifiés et surtout moins territorialisés. Le quartier n’est jamais présenté comme une référence, tout au plus la commune d’habitation. Les univers sociaux des relations sociales se construisent au départ de l’école et des activités extra-scolaires selon des combinatoires multiples. Les jeunes du sud-est circulent principalement dans des univers mixtes, même si certaines activités sont plutôt réservées aux filles (shopping) et d’autres aux garçons (jeux vidéos). Les univers sociaux des jeunes du nord-ouest sont rarement mixtes durant les activités extra-scolaires. En outre, cette mixité est aussi peu fréquente dans les écoles en raison de la plus grande présence de ces jeunes dans l’enseignement technique et professionnel, où les orientations scolaires sont souvent marquées de manière genrée. L’utilisation de l’espace privé est aussi un peu différente et oppose surtout les garçons. Si dans les communes du sud-est, le domicile des parents peut être un lieu pour organiser des soirées DVD, jeux vidéo, etc., ceci est nettement moins le cas chez les garçons du nord-ouest.
Quand la mobilité n’accroît pas les rencontres De manière générale, les espaces urbains investis par les jeunes du sud-est et du nord-ouest ne se superposent pas – chacun semble rester tendanciellement dans sa zone géographique. Les deux groupes de jeunes font cependant un usage régulier du centre-ville. Néanmoins, même cet espace central n’est pas nécessairement source de contacts et d’échanges. Une frontière reste très prégnante dans l’espace de la circulation et dans l’“imaginaire de la ville” : le canal. Les jeunes du sudest ne le traversent jamais. Il ne semble pas que les jeunes des quartiers du sudest soient plus mobiles ou qu’ils parcourent plus de distance en ville que les autres jeunes. Cette circulation se fait le plus souvent en transport en commun pour les deux groupes. Cependant, les jeunes du sud-est évoquent aussi souvent la voiture (conduite par les parents) et parfois le scooter. Par contre, le vélo et la marche sont des alternatives plus fréquentes parmi les jeunes du nord-ouest. Bien que tous ces jeunes soient mobiles et se retrouvent dans le centre-ville, ce n’est pas pour s’y côtoyer. Si la plupart des jeunes du sud-est déploient leurs activités (scolaires et extra-scolaires) dans le sud-est de la ville, ils se rendent aussi dans le centre-ville, notamment pour fréquenter des bars ou les boîtes de nuit (Soho, You, Floris, Fuse). Le centre-ville est avant tout un espace de sorties et de consommations. Par contre, pour les jeunes du nord-ouest, le centre-ville est plus un lieu où l’on vient flâner pour les garçons ou faire du shopping pour les filles.
Les snacks sont plus souvent fréquentés que les bars. L’usage du centre-ville est ainsi différent : pour les jeunes du nordouest, il s’agit d’un espace de déambulation alors qu’il est plus un espace où se concentrent des lieux spécifiques de fréquentation pour les jeunes du sud-est. Pour les premiers, le centre-ville se réfère davantage à un espace public alors qu’il est l’espace concentrant des lieux privés spécifiques de loisirs pour les jeunes du sud-est. La fréquentation du centre ville se différencie aussi par son accès : la gare centrale pour les jeunes du sud-est et la place De Brouckère ou Rogier pour ceux du nord-ouest. Les cloisonnements urbains parmi les jeunes sont denses et structurellement construits. Ils se reproduisent bien au-delà de l’appartenance sociale. Les relations sociales des jeunes du nord-ouest se construisent principalement à l’école, dans le quartier et dans la famille. Pour les jeunes du sud-est, les réseaux sociaux semblent divers et plus larges comprenant aussi les activités extra-scolaires. Pour les jeunes du nord-ouest, le quartier est un espace d’appartenance définissant une identité alors que pour les jeunes du sudest l’ensemble de cette zone géographique consiste plus en un espace de référence. Toutefois, pour les deux groupes, l’homogénéité sociale et ethnique est présente, et par conséquent le communautarisme, l’un est de type minoritaire alors que l’autre est de type majoritaire. Les frontières des cloisonnements urbains sont bien de nature sociale et ethnique. Mais si ces frontières sont construites par des déterminants sociaux et économiques, il semble qu’ils se renforcent par
l’ensemble des activités scolaires et extrascolaires des jeunesses bruxelloises. Julie CAILLIEZ, Andrea REA et Martin ROSENFELD (METICES, Université Libre de Bruxelles)
Julie Caillez participera avec Irène Kaufer et Mathieu Van Criekingen au débat Cloisonnements urbains, fragilité sociale et de genre à Bruxelles, le 23 octobre 2009 au Festival des Libertés. (cf. www.festivaldeslibertes.be)
1 L’enquête empirique a été menée durant les mois de février et de mars 2009. Les étudiants ont collaboré à la réalisation d’un guide d’entretien commun sur base duquel 170 entretiens semi-directifs ont été réalisés auprès de jeunes se trouvant en dernière année du secondaire. Cet échantillon se répartit de façon égale entre filles et garçons, jeunes habitant les communes du nord-ouest et du sud-est de Bruxelles. Il s’agissait de comparer deux groupes relativement homogènes de population sur base de critères d’appartenance sociale et ethnique. Les 170 entretiens ont été intégralement retranscrits. 2 Observatoire de l’enfance, Les conditions d’enfance en Région de Bruxelles-Capitale, 2007. 3 Jacobs D. et Rea, A., “Les jeunes Bruxellois, entre diversité et adversité. Enquête parmi les rhétoriciens des écoles de la Ville de Bruxelles”. Brussels Studies, n°8, 2007. 4 Delvaux, B., “Négocier la diversité : une utopie ?”, in Meurret (éd.), La justice du système éducatif, Bruxelles, De Boeck, 1999, pp. 155-171. Draelants H., Dupriez V. et Maroy Ch., “Le système scolaire en Communauté française”, Dossiers du CRISP, n°59, Bruxelles, 2003. Dupriez V. et Vandenberghe V., “L'école en communauté française de Belgique : De quelle inégalité parlons nous ?”, in Les cahiers de recherche en éducation et formation, n° 27, Louvain-la-Neuve, UCL, 2004. 5 Maroy Ch. (éd.), Ecole, régulation et marché : une comparaison de six espaces scolaires locaux en Europe, Paris, PUF, 2006. 6 Delvaux B., Joseph M., “Hiérarchie scolaire et compétition entre écoles : le cas d’un espace local belge”, Revue Française de Pédagogie, n°156, 2006.
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Un préalable obligé Que peuvent bien avoir en commun des droits fondamentaux tels que le droit à la santé (article 23, al. 3, 2°, de la Constitution), le droit à l'épanouissement culturel et social (article 23, al. 3, 5°, de la Constitution) ou encore le droit au respect du domicile et de la vie privée et familiale (article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme) ? Tout simplement, ils ont besoin, pour pouvoir s'exercer pleinement, d'un logement en bonne et due forme (et, surtout, décent). Comment en effet préserver sa santé dans un logement rongé par l'humidité, par exemple, et qui menace de s'effondrer littéralement (qu'on se rappelle seulement les dramatiques incendies mortels qui, il y a quelques années à peine, ont ravagé des taudis où s'entassaient — par dizaines — des immigrés à Paris) ? Quel droit à l'intimité pour le sans-abri contraint de dormir à la rue, exposé au regard de tous dans une impudeur totale ? A-t-on encore, par ailleurs, droit au respect de son domicile en cas d'expulsion sauvage, lorsque le propriétaire profite de l'absence du locataire pour mettre les meubles de ce dernier à la rue et changer les serrures en toute illégalité ? Comment, enfin, garantir l'intégrité du noyau familial quand l'état d'insalubrité d'un bien risque fort de conduire au placement des enfants ? Le logement, amplificateur de précarité matérielle... De manière générale, la problématique de l'habitat cultive la particularité suivante : les effets néfastes induits par un logement inapproprié débordent largement les
limites de la sphère du logis et entraînent des répercussions à de multiples niveaux. “L'habitation insalubre est celle dont l'occupation risque de provoquer des maladies contagieuses ou d'en favoriser la propagation”, observe par exemple la section d'administration du Conseil d'État, “celle qui, étant un foyer d'infection ou ne répondant plus à ce qui est considéré comme étant aujourd'hui le strict minimum en matière d'hygiène, menace non seulement la santé d'éventuels occupants mais aussi la santé publique en général”1. Mais la santé physique2 ou psychique3 des occupants n'est pas ici seule en péril. L'insalubrité d'un logement occasionne également des coûts sociaux très élevés : violences familiales liées à l'exiguïté des lieux, absentéisme à l'école ou au travail, enfants à la rue, pertes d'emploi, divorces, hospitalisations ou encore endettement. La dégradation du lieu de vie introduit un élément déstabilisateur dans le noyau familial. Enfin, le mauvais état du bien fait peser la menace permanente du placement d'enfants et de l'expulsion sur les locataires, empêchant ceux-ci de trouver dans leur logement la plate-forme de stabilité nécessaire pour recouvrer confiance et dignité. L'insalubrité d'un logement représente donc la pointe émergée d'une situation sociale largement compromise. Conscient de cet enjeu “démultiplicateur” et soucieux de casser la spirale négative de l'insalubrité, le Constituant a veillé à assortir explicitement de l'adjectif “décent” ce logement dont le droit est garanti par l'article 23 de notre charte fondamentale4. On le voit, les problèmes de logement fonctionnent comme des “amplificateurs
de pauvreté”5. Mais ils ne se contentent pas d'accentuer les difficultés matérielles préexistantes des occupants. Ils les suscitent également. Souvent, une difficulté sérieuse liée au logement, comme l'éviction de l'habitation, suffit à amorcer la spirale négative de l'exclusion sociale. En somme, le mal-logement apparaît à la fois comme la conséquence de la paupérisation et la cause de celle-ci. ...mais, à la fois, instrument irremplaçable d'insertion sociale Mais s'il est capable d'accentuer la précarité matérielle de ses occupants, le logement, et ce n'est pas le moindre de ses paradoxes, cultive également cette vertu proprement irremplaçable de favoriser l'insertion sociale. “L'habitat constitue la base et la condition de l'intégration sociale des individus économiquement faibles”, confirme Petros Pararas6. Concept résolument pluriel, l'habitat constitue un facteur aggravant de la précarité et représente tout à la fois un vecteur puissant de cohésion sociale. Suivant qu'il est susceptible — ou non — d'offrir aux habitants le creuset matériel de leurs projets (individuels et familiaux), le logement encourage l'intégration ou, au contraire, creuse l'exclusion. À quelle condition ? En plus d'abriter physiquement l'être humain, le logement doit également, s'il veut constituer le tremplin vers l'épanouissement personnel et collectif, permettre à ses occupants d'habiter, au sens plein du terme, leur lieu de vie7. Il s'agit de s'approprier son domicile et d'en faire l'adjuvant de ses projets d'existence. Le “logement habitable”
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forme le marchepied obligé pour l'exercice d'une série de droits fondamentaux. Difficile, sans ce préalable nécessaire, de faire pleinement usage de son droit à l'éducation, au travail, à la citoyenneté, à la culture ou encore aux loisirs. Les droits de l'Homme de type économique, social et culturel ne forment-ils pas, du reste, l'indispensable socle matériel sur lequel s'appuient les droits civils et politiques (comme le droit à la vie privée par exemple) ? En définitive, le logement se situe au soubassement de la citoyenneté démocratique. Comme n'hésite pas à le dénoncer Dominique Schnapper, “Dans la mesure même où le principe qui fonde la légitimité politique est le lien social — le refus de toute exclusion juridique et la participation égale de tous les citoyens à la vie collective —, les processus d'exclusion de fait — liés aux conditions concrètes de la vie commune et en particulier à l'organisation de la production — constituent, pour les sociétés démocratiques riches, un scandale”8. Un logement pathogène et porteur d'une identité négative Un dernier trait requiert encore d'être épinglé. C'est que l'habitat exerce une influence décisive sur l'estime de soi et le processus identitaire d'un individu. “La stigmatisation de l'habitat est porteuse d'une destruction potentielle de l'identité”, analyse la sociologue Monique Selim. “Sur la résidence se cristallisent en effet des noyaux de significations. La négativité dans laquelle est prise la résidence est de cette manière étendue à la totalité de la vie des locataires”9.
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Le logement qui ne parviendrait pas dès lors à être autre chose qu'un simple abri est susceptible d'exercer sur son occupant des effets pathogènes et, à terme, d'engendrer un profond mal-être. L'épanouissement physique et psychique d'un individu ne saurait être atteint que dans un logement qui procure un véritable sentiment d'habitat, où l'habitant ne fait pas que transiter mais s'ancre dans un lieu de vie qui suscite un sentiment de fierté et, plus encore, d'identification. Et s'il existe des logements pathogènes (mal isolés, sous-dimensionnés, etc.), il existe également des quartiers pathogènes (exagérément excentrés, dépourvus d'équipements collectifs, sans espaces verts, ...). Mais on dénombre aussi des politiques de l'habitat (ou des non-politiques de l'habitat) elles aussi pathogènes, comme celle qui refuse de réguler, même à la marge, le prix de la location. Le risque de ne pas pouvoir honorer, mois après mois, ses frais de loyer — compte tenu des inévitables accidents de vie (perte d'emploi, maladie, ...) — représente une source majeure de stress et d'anxiété pour le locataire à la base déjà peu en fonds. Et, dans cet arbitrage cruel entre dépenses permises par l'état des finances ou non, le ménage défavorisé souvent décide de faire l'impasse sur une série de traitements médicaux, considérés comme inessentiels (dentiste, kiné, ... sans même parler des problèmes de santé mentale, quasi jamais pris en compte). Or ne pas traiter les troubles physiques et/ou psychiques qui apparaissent ou trouvent à s'épanouir dans un cadre de logement revient immanquablement à se condamner à les voir croître jusqu'à atteindre des
proportions qui rendent intenable la vie dans ce logement (ou la quiétude des voisins). Si l'état d'insalubrité d'un logement place automatiquement son occupant sous la menace (proprement débilitante à la longue) de l'éviction et de la dislocation du noyau familial qui s'ensuit souvent (avec le placement des enfants), la hauteur élevée d'un loyer, que rien ne saurait contrecarrer dans l'état actuel de notre droit, entretient pareillement une peur permanente dans le chef du locataire, une peur de perdre cet objet social fondateur qu'est le logement, socle sans lequel une série d'autres droits sociaux fondamentaux ne sauraient s'exercer. Faut-il rappeler ici que plus de la moitié des locataires bruxellois débourse, pour pouvoir se loger, une somme qui représente entre 40 et 65 % du budget global du ménage10 ? En conclusion, si le concept de précarité sociale peut se définir comme la crainte — presque panique — de perdre ses rares et fragiles supports sociaux (logement, intégrité du noyau familial, travail), alors certaines formes d'habitat, loin d'apaiser cette appréhension existentielle, tendent à l'entretenir. Que les responsables des politiques de l'habitat ne perdent jamais de vue cette dimension (trop méconnue) de cet objet éminemment polyforme qu'est le logement.
Nicolas BERNARD, Professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis
Voy. notamment C.E. (XIII), 21 février 2002, Dejardin, n°103.845, Échos log., 2002, p. 154. Intoxications au CO (qui tuent régulièrement), allergies provoquées par les problèmes d'humidité, saturnisme, etc. 3 Comme la dépression ou la claustrophobie. Cf., sur ce sujet, C. Ross, “Les quartiers défavorisés et la dépression chez l'adulte", Échos log., 2001, pp. 1 et s., ainsi que N. Bernard, "Le logement et la santé mentale au prisme de la loi”, Les cahiers de la santé mentale, 2009 (à paraître). 4 “Chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine. À cette fin, la loi, le décret ou [l’ordonnance] garantissent, en tenant compte des obligations correspondantes, les droits économiques, sociaux et culturels, et déterminent les conditions de leur exercice. Ces droits comprennent notamment […] le droit à un logement décent” (art. 23 de la Constitution). 5 Suivant l'expression du Rapport général sur la pauvreté réalisé par la Fondation Roi Baudouin en collaboration avec ATD Quart Monde Belgique et l'Union des Villes et Communes belges (section C.P.A.S.), Bruxelles, Ministère de l’Intégration sociale, 1994, p. 237. 6 P. Pararas, “Le droit à un logement décent. Dignité de l'homme et contrôle de constitutionnalité de la loi”, Rev. trim. D.H., 2003, p. 55. 7 Voy. N. Bernard, J'habite donc je suis. Pour un nouveau rapport au logement, Bruxelles, Labor, 2005. 8 D. Schnapper, “Intégration et exclusion dans les sociétés modernes”, in S. Paugam (éd.), L'exclusion, l'état des savoirs, Paris, Éditions La Découverte, 1996, p. 27. 9 M. Selim, “L'enlisement d'une cité H.L.M. Représentation de l'espace et des pouvoirs”, L'homme et la société. Revue internationale de recherches et de synthèses en sciences sociales, 1992, numéro spécial “Anthropologie de l'espace habité”, p. 61. 10 Cf. M.-L. De Keersmaecker et S. De Coninck, “La situation du marché locatif à Bruxelles”, in La crise du logement à Bruxelles : problème d'accès et/ou de pénurie ?, sous la direction de N. Bernard et W. Van Mieghem, Bruxelles, Bruylant, 2005, p. 14. 1 2
Nicolas Bernard et Pascale Thys participeront au débat L’habitat en ville : crise et alternatives solidaires, le 29 octobre 2009 au Festival des Libertés (cf. www.festivaldeslibertes.be)
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Un volet du droit au logement aujourd’hui : ou comment accéder à un logement différent ?
Habiter, habitat, habitude, habit … sont autant de mots qui désignent ce qui nous permet d’être nous-mêmes, dans notre environnement. Si l’habitat individuel (modèle loft) ou unifamilial (modèle fermette) restent d’actualité, d’autres formes d’habitat se développent aujourd’hui. Ils s’agit pour ces habitants de créer un espace où il est possible d’habiter autrement, avec d’autres valeurs, d’autres modes de vie, en étant davantage acteurs de leurs choix. Mais il existe encore de nombreux freins que rencontrent ceux qui se lancent dans l’aventure ! 44
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Du droit au logement ... Le droit au logement est inscrit depuis longtemps dans notre constitution belge (art. 23) et pourtant nombre de personnes vivent aujourd'hui sans logement, sont mal logées ou dans un logement qui ne correspond pas à leurs besoins. Le droit au logement ne serait-il qu'un vœu pieux ? En France, depuis 2008, le droit au logement est devenu 'opposable' (loi Dalo) : on peut faire condamner en justice toute autorité publique qui ne ferait pas respecter la Loi, en l'occurrence le droit au logement. Ceci devrait, pense-t-on, inciter les pouvoirs publics à trouver des solutions pour mettre en oeuvre le droit au logement pour les plus défavorisés. ... au droit à habiter autrement A Habitat et Participation, où nous côtoyons des personnes très diverses, nous constatons que le logement tel qu’il est construit aujourd'hui n'est ni toujours souhaité par les habitants, ni toujours souhaitable dans une société où chacun se retrouve de plus en plus isolé de ses voisins. Dès lors, rendre le droit au logement opposable peut être une piste pour rendre les pouvoirs publics plus actifs, mais n'est sans doute pas la panacée face au défi de trouver pour chacun un habitat qui lui convienne. Parce qu'un habitat, ce n'est pas un logement ! Parce qu'un habitat, comme l'expliquait le professeur Bernard Longneau c'est “le lieu où je me retire pour me (re)construire et à partir duquel je pourrai me (re)déployer au monde”. Il n'est pas ici question de briques, de pierres ou de normes de salubrité, mais d'un espace
qui permette à l'être humain de se construire afin d'aller vers l'extérieur. Vu ainsi, un logement peut ne pas être un habitat et a contrario, un habitat peut ne pas être un logement ! Tout cela peut ne pas faciliter la tâche des politiques publiques qui ont besoin de calibrer au maximum le besoin pour pouvoir agir efficacement. Aborder de front la complexité des besoins de chacun est totalement impossible. C'est pourquoi, il nous semble qu'à côté des aides fournies par les pouvoirs publics, il faudrait aussi créer des espaces où habiter autrement est possible. Quelques exemples ? L'habitat groupé est un mode d'habiter qui rencontre aujourd'hui de plus en plus de succès. Il s'agit, la plupart du temps, d'un petit groupe de personnes qui décident de cohabiter sur un même espace (plusieurs maisons accolées, plusieurs appartements, etc.), cet espace devant être pensé pour promouvoir les opportunités de rencontres entre les habitants. Beaucoup ont une charte qui identifie leurs valeurs communes et/ou leur projet commun de vie (projet social, écologique, culturel, religieux,...) et donne ainsi une unité au groupe. Ces habitats groupés se veulent très autogérés, c'est-à-dire que les habitants s'organisent entre eux pour toutes sortes de choses, allant de l'aménagement d'une voirie commune à l'organisation interne de l'habitat. Il s'agit d'articuler un besoin de vie privée avec un besoin de vie collective. Pour en savoir plus : Il existe en Région wallonne un Pôle ressources Habitat groupé (http://www.habitat-groupe.be) géré par Habitat et Participation qui
organise diverses activités de visites et rencontres d’habitats groupés, mais aussi propose son aide pour aider les personnes à structurer leur projet. Certains habitats groupés possèdent leur propre site Internet, par exemples : • La Ferme de Vevy Wéron (http://www.vevyweron.be), habitat groupé locatif comprenant une forte dimension environnementale et une dimension d’économie solidaire. • La Verte voie de Thimister (http://www.dbao.be/CommVV.htm), habitat groupé qui se veut être un acteur de changement au niveau local. • La Cité Benedi (http://www.columban.be), habitat groupé qui promeut le bien-être de la personne dans toutes ses dimensions et possède une salle d’activités culturelles. • Le Bois del Terre (http://boisdelterre.blogspot.com) qui a développé son projet de construction en tenant compte de multiples critères écologiques.
La Verte voie de Thimister
L'habitat solidaire part du même concept, mais ajoute une notion de solidarité
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réciproque entre les cohabitants. Il existe des habitats groupés où les habitants ont pour projet d'accueillir des personnes en difficultés (mamans seules, malades, etc.). Mais nous avons également sur notre territoire de nombreux habitats solidaires où des personnes en précarité sociale cohabitent et peuvent ainsi s'entraider et se sentir moins seules. Ce sont le plus souvent des associations qui sont à l'origine de ce type de cohabitat qu'elles gèrent tant humainement qu'au niveau du logement. Pour en savoir plus : voici les coordonnées de quelques associations qui mènent ce type de projet : • l’asbl Relogeas (ancat_rizzo@hotmail.com) qui accueille des femmes ayant subi des violences et leur propose une cohabitation temporaire. • l’asbl Trempoline (http://www.trempoline.be) qui propose à d’ex-toxicomanes de cohabiter temporairement avant de quitter l’institution. • l’asbl l’Autre Lieu (http://www.autrelieu.be) qui propose que des personnes d’origine peules accueillent au sein de leur maison des personnes ayant des problèmes de santé mentale.
L’asbl l’Autre Lieu
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L'habitat intergénérationnel a également le vent en poupe. Il s'agit toujours au départ d'une forme d'habitat groupé, mais où l’on décide de manière volontariste de faire se côtoyer des personnes d'âges différents. L'échange solidaire entre habitants peut prendre des formes diverses : le jeune couple réalise les courses de la personne âgée qui aide les enfants (parfois d'origine immigrée) dans leur scolarité. C'est ce qu'on appelle aussi l'habitat kangourou. D'autres exemples montrent qu'un rapprochement des générations permet à chacun d'avoir davantage le souci de l'autre, de ce voisin immédiat un peu particulier. Pour en savoir plus : contactez par exemple • le Foyer Dar al Amal (http://www.foyer.be/?lang=fr&pageb=a rticle&id_article=781) qui a proposé les premiers habitats kangourou à Bruxelles. • le Collectif Logement d’Hannut (http://www.collectiflogement.be) qui allie intergénérationnel et solidarité. • La Fondation rurale Wallonie qui a développé un projet intéressant à Incourt (Claude Pilet 081/420 493) où des maisons unifamiliales sont adossées à de petites maisons pour personnes âgées. L'auto-construction (bois) se développe aussi et quelques timides projets commencent à voir le jour. C'est une manière de permettre aux personnes de réaliser leur logement selon leur vision de l'habitat, d'avoir un rapport à la nature différent. Dans certains pays (France, Angleterre, etc.), l'auto-construction en bois se réalise aussi avec des personnes en précarité,
voire dans le cadre du logement social. Cela permet à ces personnes de vivre conjointement la construction de leur habitat et la reconstruction d'une certaine confiance en leurs propres capacités. Pour en savoir plus : contactez par exemple • La ferme de Buzet (http://fermedebuzet.over-blog.com) où les habitants auto-construisent ou auto-rénovent en partie leur habitat (technique bois et terre-paille). • A Londres, il existe le Community Self Building qui appuie ce type de démarche (Mme Mary – Tél 0207 785 65 98). • En France, l’association Julienne Javel a mis au point un système auto-constructif très judicieux (Mr Boillot - Tél 03 81 21 21 21).
La ferme de Buzet
Mais on pourrait énumérer d'autres formes d'habitat qui permettent aux personnes de rencontrer la définition de l'habitat citée ci-dessus : les squats, les quartiers alternatifs, l’habitat en caravane ou en camping résidentiel, l’habitat nomade, etc. La caractéristique commune à toutes ces formes d’habitat est le souhait de pouvoir être acteur de son logement : l’acteur qui construit, rénove, aménage son
environnement ; l’acteur qui décide de son voisinage et définit de nouvelles modalités de lien social ; l’acteur social qui développe avec d’autres des projets culturels, sociaux, écologiques. Le droit passe par l'accès au droit Développer ce type d’habitat où l’on est davantage acteur pose, au niveau du logement, non pas la question du droit au logement, mais celle de l’accès à ce droit pour un mode d’habitat différent qui est encore souvent mal perçu, mal compris et ceux qui souhaitent vivre ainsi se heurtent à de multiples difficultés : Les mentalités : la norme dominante en matière de logement et d’architecture est clairement définie. Habiter en groupe, auto-construire son habitat ou faire partie des gens du voyage sont sujets à méfiance. L’enfant qui dessine sa maison va généralement proposer une maison quatre façades comme modèle idéal. C’est bien sûr un premier travail à mener pour que l’accès au droit à habiter autrement soit possible. L’information : il existe peu de lieux où se renseigner quant aux diverses possibilités de logements, d’habitats. Une personne âgée qui décide qu’elle ne peut plus habiter seule chez elle est souvent loin de savoir qu’il existe des formules, allant de l’habitat kangourou à l’habitat intergénérationnel, qui pourraient davantage correspondre à ses besoins. Le marché de l’immobilier : même lorsque les personnes sont au courant, il n’existe pas forcément une offre qui corresponde
(quantitativement et qualitativement) à leur demande. C’est notamment le cas de l’habitat groupé locatif. Les initiatives alternatives sont faibles, souvent d’origine privée ou associative et ne correspondent pas à la demande actuelle. Il faudrait développer des démarches volontaristes pour accroître l’offre d’habitats différents. La législation : de multiples freins existent en matière de législation, notamment en ce qui concerne l’habitat groupé. Les règlements urbanistiques ne sont pas adaptés à ce type de regroupement, les terrains étant souvent déjà parcellisés pour la vente. Les personnes qui cohabitent dans un même logement se voient amputées d’une partie du revenu de remplacement si elles déclarent cette cohabitation qui n’a rien à voir avec une vie de couple. Les formes de bail restent inadéquates pour ce type d’habitat. Mais les législations doivent aussi éviter les dérives possibles (par exemple la porte ouverte aux marchands de sommeil) et toute modification doit être mûrement pesée !
rendre plus accessibles ces autres formes d’habitat en agissant au niveau des divers freins évoqués ci-dessus.
Pascale THYS
Pour nous contacter : Habitat et Participation Place des Peintres 1 Bte 4 1348 Louvain-la-Neuve Tél : 010/45.06.04 Mail : contact@habitat-participation.be www.habitat-groupe.be
Pascale Thys et Nicolas Bernard participeront au débat L’habitat en ville : crise et alternatives solidaires, le 29 octobre 2009 au Festival des Libertés (cf. www.festivaldeslibertes.be)
Les moyens financiers : ils sont bien sûr nécessaires pour modifier un espace en fonction de souhaits spécifiques (par exemple pour transformer une maison en plusieurs logements). Là aussi, des problèmes surgissent car les législations en matière d’aides ou de primes régionales ainsi que la fiscalité ne sont pas adaptées à ces autres formes d’habitat. Habitat et Participation, en tant que Pôle ressources Habitat Groupé tente non seulement d’aider les personnes à structurer leurs projets, mais cherche également à
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L’enfer me ment
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“La prison n’est qu’un espace muré qui cache les échecs de la société” Anthony Dacheville. Extrait de Une autre vie.
’enfermement sécuritaire vise à neutraliser physiquement des individus considérés comme portant atteinte à l’ordre social, économique ou politique : jeunes délinquants, prévenus et condamnés, malades mentaux, étrangers (illégaux arrêtés ou demandeurs d’asile arrêtés à la frontière et maintenus en centres fermés), terroristes présumés et opposants politiques.
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Il s’agit d’une mesure extrême basée sur le monopole de la violence légitime de l’Etat et prise au nom de l’intérêt public et de la protection de la société. Dans les nations dites modernes, une telle réaction étatique devrait dès lors constituer l’ultime recours et ne concerner qu’une infime partie des citoyens. Pourtant, les lieux d’enfermements sécuritaires se multiplient au péril de nos valeurs démocratiques sans, du reste, susciter beaucoup d’émoi. Miroir de nos sociétés, une telle progression de l’enfermement reflète un constat inquiétant : les voies de l’exclusion empruntées par la peur se répandent et rivalisent avec les idéaux démocratiques centrés sur les libertés et les droits de l’Homme. Pour appréhender cette inflation du “carcéral”, passons par la case prison, emblématique de l’emmurement et centre névralgique du régime de sanction “moderne”. Si face à la transgression des normes établies, la réaction pénale n’est ni universelle, ni nécessaire, elle constitue le socle de nos sociétés occidentales. L’affirmation des normes pour le maintien de la cohésion sociale et la protection de
la société s’articulent autour d’une vision hostile et négative qui cristallise le déviant comme ennemi du groupe tout entier. A l’encontre du malfaiteur, le dispositif pénal oppose des “peines” dont la privation de liberté qui en est la référence majeure. Rhétorique crue qui renvoie à des états de souffrance, de douleur, de tristesse. On est donc dans une perspective de vengeance, de châtiment, d’affliction et de stigmatisation. Il s’agit de répondre “au mal par le mal”, de maintenir la cohésion sociale par la division, en prenant appui sur une responsabilité individuelle qui se situe hors du social. La prison – au centre de ce système de type guerrier – vise en premier lieu à “surveiller et punir”2. Autre fonction régalienne de la peine privative de liberté : la dissuasion qui, en réalité, n’a pas prouvé ses effets. Au fil des époques, des objectifs plus “humanistes” se sont greffés sur la politique pénitentiaire : la prison pourrait servir à amender, changer la personnalité du délinquant, rééduquer, réadapter, réinsérer, réparer… Mais ces vernis “de légitimation” – colorants maladroitement apposés couche après couche – craquellent et se fissurent, incapables de se maintenir. Face à cette polysémie de la peine, l’échec à chaque fois se répète. Au fil du temps, la prison semble changer autant qu’elle paraît immuable. En Belgique3, divers changements furent apportés ces dernières années au régime des prisons, dans le but de réduire les différences par rapport à la vie en liberté et de reconnaître aux détenus des droits compatibles avec l’exécution de la peine. Ces changements n’en restent pas moins
surdéterminés par la non mise en œuvre d’une grande partie des droits accordés et par l’état des conditions de détention qui se dégradent sensiblement : vétusté des établissements, allant parfois jusqu’à l’insalubrité ; promiscuité due à la surpopulation4; raréfaction du travail et donc des revenus ; nourriture, soins médicaux et exercices physiques insuffisants ; accès aux services psychosociaux ou culturels limité ; réouverture de quartiers de hautes sécurité (“la prison dans la prison”) ; régimes déshumanisants des prisons dites modernes. Ces conditions engendrent un climat mortifère et pathogène, créateur de violences. La majorité des acteurs impliqués directement ou indirectement par cette matière dénonce les effets dévastateurs de l’incarcération et la marginalisation accrue qui en découle. La prison, loin de participer à la reconstruction des individus, aggrave leur état de déstructuration. Les obstacles qui jonchent le parcours post-carcéral (casier judiciaire aidant) amplifient cet état. Les alternatives : des brèches dans les murs ? Bien que la prison reste un lieu foncièrement méconnu, ces différents constats ne pouvaient plus être ignorés du politique et ont ouvert le champ à de nouvelles mesures et peines dites alternatives : médiation pénale, travail d’intérêt général (TIG), formation comme conditions de probation (loi de 1994) et puis peine de travail autonome (loi de 2002).5
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En principe, une alternative constitue une solution de remplacement. A priori donc, ces sanctions – qui se déroulent dans la communauté – visent à éviter l’exclusion radicale opérée par l’emprisonnement. Mais très vite, d’autres finalités (lutte contre la surpopulation, lutte contre l’impunité, outil contre le classement sans suite…), souvent incompatibles entre elles, sont envisagées pour ces sanctions dites alternatives. La peine de travail6, par exemple, était pensée comme une alternative constructive et économique aux courtes peines de prison jugées inefficaces et préjudiciables. Mais très vite, le discours prend une autre tournure : “la peine de travail ne va certes pas vider les prisons7, mais si elle peut déjà contribuer à combattre un certain sentiment d’impunité, ce n’est pas si mal”8. Il en résulte des mesures et des peines présentées comme évidentes, une apparence de consensus, où chacun peut y mettre ce qu’il veut, “où chacun va faire son petit marché”9 et où la contradiction des objectifs n’est nullement problématisée, ce qui permet des “revirements aberrants mais incontestés”10. Cette absence de problématisation mène au désenchantement : les nouvelles mesures et peines, au lieu de remplacer les prisons, s’y ajoutent. Elles permettent de diversifier la gamme des peines, de remplacer d’autres mesures moins restrictives. Elles ouvrent le champ des possibilités de l’arsenal répressif et mènent, par là, à son renforcement.
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Loin donc de la mise en place d’une façon innovante de penser la réaction sociale (la réaction de la société vis-à-vis des auteurs d’infraction), le dispositif dit alternatif a importé la vision individualisante et hostile du système pénal classique. Par exemple, en 2002, le TIG a été érigé en peine autonome une fois qu’on en aura prouvé le caractère afflictif. Sur le terrain ensuite, les magistrats10 considèrent (en général) les sanctions alternatives comme des faveurs (…) réservées aux délinquants ayant commis des délits pas trop graves. Ils estiment que ces sanctions sont insuffisamment punitives pour permettre une application plus large. Il y a ainsi comme une impossibilité de faire percer les alternatives tant qu’elles ne sont pas sujettes aux connotations négatives et douloureuses que la rhétorique de la peine semble exiger11. Retour à la case départ. Retour à un talion modéré et humain10. Retour aux thèses Foucaldiennes aussi : ne serait-ce pas une manière de diffuser hors de la prison, dans les satellites les plus éloignés du noyau central classique du système pénal, les fonctions de surveillance et de rétribution ? Ne sommes nous pas finalement face à des pratiques “d’intégration dans la vie sociale courante du mécanisme d’exclusion en le rendant plus acceptable”10 ? La peur de l’autre, la peur de soi… leviers politiques ? Face aux critiques dont le système pénal fait l’objet et la prison en particulier, comment expliquer leur pérennité ? Il semblerait que le levier de la peur, utilisé pour maintenir la division nécessaire à
l’idéologie sécuritaire, soit d’une efficacité redoutable. Dans nos sociétés, cette peur, manipulée par les gouvernants, constituet-elle l’axe privilégié pour renforcer le sentiment d’appartenance communautaire ? Certains criminologues émettent l’hypothèse que le crime et l’insécurité sont en fait des sujets politiques qui permettent aux Etats-Nations de maintenir une légitimité face à la perte de souveraineté (et donc de contrôle) sur les questions économiques et sociales à l’ère de la mondialisation. Comment, en d’autres termes, attirer toute l’attention sur le sentiment d’insécurité “physique” pour oublier la montée inexorable de l’insécurité sociale, économique et politique. Un tel système a besoin de produire des “boucs émissaires”, ceux-là mêmes qui cumulent les facteurs de désaffiliation. On assiste à des nouvelles formes de domination et d’asservissement : ceux et celles qui disposent le moins des moyens pour se responsabiliser et prendre en main leur existence sont également ceux et celles qui sont le plus soumis à cette injonction, quand bien même les conditions pour y répondre ne leur sont pas données. La prison, en bout de course des circuits d’exclusion, constitue une forme aboutie et épurée de ce processus. Faire transférer le poids des choses sur la seule responsabilité des individus est d’autant plus pervers que de nombreuses études ont démontré qu’il n’y a pas de lien de causalité entre le taux de criminalité et le taux de pénalité (dont le taux d’incarcération). Un lien, par contre, est établi entre périodes de crise socio-économique et augmentation du taux de pénalité
indépendamment du taux de criminalité enregistrée12. La sévérité pénale est surtout associée aux sentiments publics, à l’importance des dispositifs d’aide sociale, à l’inégalité des revenus, aux structures politiques et aux cultures juridiques. C’est pourquoi “les Etats providences solides connaissent une moindre inégalité des revenus, des crimes moins violents, une plus grande confiance et légitimité auprès du public. Ils ont moins recours à la répression populiste et se caractérisent par un taux de détention plus bas. Ils se développent plus facilement en cultures politiques corporatistes consensuelles (…). Une telle culture politique (…) se montre plus apte à maintenir un bon équilibre entre les droits de l’Homme des auteurs et ceux des victimes”13. Chez nous, la non percée des alternatives comme réelles solutions de remplacement de la prison, la tendance à faire de la politique de fait divers au lieu d’opter pour une politique résolument réductionniste (qui vise à réduire le nombre d’incarcérations), l’ampleur du phénomène de surpopulation et les objectifs d’extension du parc pénitentiaire ne présagent rien de réjouissant : les régimes d’exclusion s’installent et se répandent au-delà des prisons, concernant d’autres boucs émissaires du délitement sociétal... Le choix de gouverner – non plus par la peur (comme dans les pays dictatoriaux) – mais sur la peur de l’autre aura des effets dramatiques à long terme.
1 Titre d’une exposition de photos sur les prisons belges à l’initiative de l’asbl Autrement. 2 M. Foucault, Surveiller et punir, Ed. Gallimard, 1975. 3 Ph. Mary, Fr. Bartholeyns, J. Béghin, “La prison en Belgique : de l’institution totale aux droits des détenus”, Déviance et Société, N° 3, 2006, pp. 390-391. 4 La Belgique compte environ 10.000 personnes incarcérées alors qu'elles étaient 5.677 en 1980, soit une augmentation de 74 % de la population carcérale en moins de 30 ans, (chiffres du SPF Justice). Causes principales : augmentation de la détention préventive (multipliées par 2,5 entre 1980 et 2005), retard et diminution des libérations conditionnelles, augmentation des durées de peines (doublées en 15 ans), allongement de la durée d'internement psychiatrique (d'où explosion du nombre d'internés). 5 Nous n’évoquons pas le bracelet électronique qui est une modalité d’exécution de la peine. 6 La PTA consiste en une prestation effectuée gratuitement par le condamné pendant son temps libre. 7 La peine de travail ne permet pas de lutter contre la surpopulation dont la cause principale concerne les longues peines. 8 Doc. parl., Sénat, 2001-2002, 2-778/7, Rapport fait au nom de la Commission de la Justice, p. 21. 9 P. Reynaert, “Pourquoi tant de peines ? La peine de travail ou les métastases de la pénalité alternative”, in A. Masset et Ph. Traest (éd.), L’exécution des peines – De strafuitvoering, Bruxelles, La Charte (coll. “Les dossiers de la Revue de droit pénal et de criminologie”), 2006, n° 13. 10 Sonja Snacken, “Justice et société : une justice vitrine en réponse à une société en émoi ? L’exemple de la Belgique des années 1980 et 1990”, Sociologie et sociétés, Les réformes de la pénalité contemporaine. Enjeux sociaux et politiques, Montréal, Presses universitaires de Montréal, 2001, vol. 33, n°1, p. 120. 11 Exemple de la formation : cf. Cl. Françoise, D. Kaminski, “La fonction normative en matière pénale : valorisation et obstacles à son effectivité”, Revue de Droit Pénal et de Criminologie, mai 2008, n°3, pp. 522-546. 12 Ch. Vanneste, Les chiffres des prisons. Des logiques économiques à leur traduction pénale, L’Harmattan, Paris, 2001. 13 S. Snacken, “Facteurs de criminalisation : une approche comparative européenne”, Revue de Droit Pénal et de Criminologie, n°12, décembre 2008, p.1227.
Les alternatives à la détention carcérale seront abordées lors du débat La surveillance électronique : la peine (à) demeure avec Marie-Sophie Devresse, JeanCharles Froment et Pierre Reynaert, le 24 octobre 2009 au Festival des Libertés (cf. www.festivaldeslibertes.be)
Juliette BÉGHIN Bruxelles Laïque Echos
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mais nous n’y croyons pas comme l’a montré Jean-Pierre Dupuy2.
eaucoup de gens, et bien des scientifiques, pensent le “progrès” comme résultant de l’accumulation unidirectionnelle de savoirs et de techniques, une “main invisible” de la science nous conduisant là où il serait impossible de ne pas aller. Pourtant, selon Alain Gras, sociologue des techniques, “nous sommes le fruit d’une bifurcation dangereuse qui s’est produite au cours du XIXe siècle, et non l’aboutissement, même provisoire, de la longue marche de la civilisation”1. Cette bifurcation, c’est l’invention et l’usage des machines thermiques (à vapeur puis à explosion). Pour Alain Gras, il s’agit d’un “hasard du devenir” qui a imposé le feu en moyen unique de la puissance et a ainsi conduit, au mépris des contraintes sociales, à dominer par la technique la nature et les hommes. De ce choix historiquement daté découle l’adoption de dispositifs énergétiques puissants, impérialistes et finalement suicidaires (la mégamachine que dénonce Serge Latouche) alors que le recours aux énergies renouvelables aurait pu s’instituer en modèle privilégié avec deux siècles d’avance !
Quand le Président français critique les Africains en assénant : “L’Afrique n’est pas entrée dans l’histoire”, il n’imagine pas qu’il existe d’autres histoires possibles où croissance et productivisme sont des notions exotiques ! Comment expliquer que les Amérindiens fabriquaient des jouets en bois possédant 4 roues sans jamais “inventer” la roue utilitaire ? Que les Chinois des Ming disposaient d’une pompe à eau à piston et aussi de mines de charbon mais sans jamais avoir voulu associer l’une et l’autre, ou encore qu’ils ont très tôt réservé la poudre à canon aux fins ludiques des feux d’artifice ? Que les Indiens d’Amérique du Nord nous ont emprunté le cheval mais sans la technologie de monte (selle, étriers, harnais) que nous estimons indispensable mais qui ne correspondait pas à leur vision du monde ? Les peuples qui ne se préoccupent pas d’efficacité peuvent avoir d’autres désirs en maniant des outils que cette “rationalité des fins” que nous avons inventée.
L’illusion d’un enchaînement des découvertes les unes aux autres paralyse largement le jugement sur ce que nous vivons (subissons) : c’est certainement parce qu’on est persuadés qu’il existe un mouvement du “progrès”, linéaire, fatidique et de durée indéfinie, que la majorité des humains peine à entrevoir des choix radicalement différents. Et cette incapacité à vivre autre chose qu’un supposé destin s’impose encore au moment de réagir aux catastrophes annoncées, ne serait-ce que pour s’en protéger : nous savons les périls
La fonction économique de la recherche scientifique est devenue déterminante, la science étant sollicitée activement pour produire de la croissance économique (productivité, nouveaux marchés…) et de la suprématie (technique, militaire, commerciale…). On comprend alors que, dans la compétition revendiquée par l’idéologie libérale, chaque pays rogne sur les coûts nécessaires à l’acquisition de connaissances, au profit d’investissements destinés aux opérations de maîtrise (technologies, brevets…). En France, durant la période
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qui a suivi la deuxième guerre mondiale, l’État s’est fait entrepreneur de science avec la création d’instituts nationaux de recherche et leur pilotage a été assuré au moyen de crédits publics. Vers 1980, la nécessité de valorisation, par la propriété intellectuelle ou par l’avance technologique, a poussé au pilotage de la science par les marchés. C’est cette nouvelle configuration des rapports de la science à la technique que Gilbert Hottois, philosophe des sciences belge, a nommé “technoscience”. Très vite, les entreprises multinationales ont recherché les conditions les plus compétitives et se sont localisées dans les sites les plus propices au développement d’une technoscience mondialisée. Cette hégémonie de la technoscience sur la “vraie” science a des conséquences importantes sur tous les aspects de la recherche. Bien sûr, c’est la technoscience, et pas la soif de vérité, qui définit les thématiques “utiles” puisque l’association des laboratoires publics avec des industriels est plus que conseillée par les institutions de recherche... Même si le budget d’un laboratoire ne dépend que pour 10 ou 20 % de contrats passés avec le monde industriel (ou caritatif), cet apport peut suffire à orienter profondément l’activité de ce laboratoire, d’autant que le financement public est généralement conditionné à l’obtention de telles ressources extérieures. Constater que des orientations de recherche sont ainsi privilégiées, c’est reconnaître que les autres orientations possibles de la recherche s’en trouvent handicapées, voire annulées, sans que nul n’ait décrété que ces voies de recherche étaient superfétatoires ! Ainsi le
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subventionnement quasi exclusif d’activités de recherche “compétitives” est-il responsable de la paupérisation de vastes domaines scientifiques. C’est pourquoi le recours et la gestion de la technoscience sont à réviser complètement dans le souci du Bien public. Mais qu’en est-il de la science elle-même ? On sait que la production de connaissances exige des moyens de plus en plus lourds notamment en énergie, et que la vie scientifique est aussi l’occasion de nuire à la planète, ne serait-ce que par les colloques internationaux… Pourtant des sondages montrent que la population est disposée à accorder une licence d’exception à la recherche dite “fondamentale” car, contrairement à une vulgate qui confond connaissance avec innovations dans tous les sens, le public est toujours sensible aux découvertes et séduit par les activités de recherche cognitive. Pourtant, la science est en décroissance concrète depuis une période récente puisque les lieux où elle s’exerçait et les acteurs qui l’animaient lui ont largement substitué cette activité plus concrète et
surtout plus rentable économiquement, au moins à court terme, qu’est la technoscience. C’est que la compétitivité qui anime les sociétés libérales ne trouve pas de profit réel par la découverte mais par l’innovation. La première étant cependant un préalable à la seconde, le jeu capitaliste consiste à tirer très vite profit, en innovant ici, des découvertes réalisées ailleurs… jusqu’au moment où la source sera tarie. Une question importante aujourd’hui devrait être le devenir de la science, mangée par la technoscience, mais aussi l’avenir de la technoscience elle-même, dans ce monde qui vient où le modèle de croissance productiviste ne tient plus. La décroissance de la production et de la consommation peut être perçue comme un choix ou comme un destin. Je suis de ceux qui la croient inévitable, qui y voient aussi l’occasion d’une révolution humaniste mais qui craignent que la pénurie pousse les puissants à s’approprier les miettes, au risque d’affrontements violents. Il s’agit donc de préparer cet avenir plutôt que de le nier, ceci pour éviter d’avoir à le subir mais aussi pour ne pas rater l’occasion inespérée de rouvrir l’avenir. Chacun convient que les pays dits “en voie de développement” doivent disposer d’un droit exceptionnel à produire et consommer mais ce ne serait pas leur rendre service, ni à l’humanité entière ni à la planète, que de lire ce droit comme celui de mimer les pays déjà développés. Car la raison implique que ce qui fut une impasse pour les riches ne peut pas
constituer l’avenir des pauvres. Ainsi faut-il décourager partout l’industrialisation exacerbée de l’agriculture et privilégier l’agriculture utilisant des ressources renouvelables et locales pour produire des aliments de consommation directement humaine : si 50 millions d’agriculteurs intensifs (parmi 1,3 milliards de paysans dont les trois quart sans même une aide animale) “valent” pour 42 % de la production mondiale, ils ne nourrissent que 20 % de l’humanité parce que les riches ont une alimentation carnée. On peut voir que la suite du monde dépend aussi du changement de certaines habitudes. La “croissance verte” propose la fusion de l’écologie avec l’économie capitaliste, avec le slogan “green is business !” mais l’objectif “croissanciste” ressemble à une impasse quand le réchauffement de la planète est déjà irréversible. Comment faire confiance à la “patronne des patrons” français, Laurence Parisot, qui déclare : “un peu de croissance pollue, beaucoup dépollue…” ? En pratique Refuser toute technologie témoignerait d’une vision religieuse du monde et de l’humanité, tout autant que le fait de penser notre futur à la seule lumière des technologies. Mais ce serait aussi impossible. D’abord parce qu’il existe des techniques indiscutablement utiles et “durables” mais aussi parce que l’avenir nous réserve des nuisances graves et accélérées contre lesquelles il faudra bien s’armer. L’enjeu est alors de remplacer nos prothèses techniques, construites pour la vitesse et la centralisation, par d’autres prothèses capables de nous satisfaire dans un cadre
de ralentissement et de délocalisation. Ivan Illich avait montré que les nouveaux outils créés pour entretenir une illusion de maîtrise deviennent rapidement contreproductifs. Ainsi les grands systèmes de production mécanisée, supposés éradiquer les contraintes posées par la nature, instituent des contraintes bien plus redoutables et finalement une perte d’autonomie de la société et des individus. Toutes les technologies importantes de la société industrielle ont été accompagnées ou imposées grâce à d’intenses campagnes politiques affirmant la capacité de ces innovations à assurer la croissance économique et la pertinence de cette croissance pour instituer le “progrès”, confondu avec le bien-être des personnes. Un leurre redoutable est de laisser croire que des miracles technologiques viendront à notre secours pour compenser les drames induits par les technologies, une thèse paresseuse et mortifère diffusée par certaines personnes très médiatisées comme Luc Ferry ou Claude Allègre. Ceux-là se prétendent “optimistes”, ce qui explique leur séduction pour les médias… mais il s’agit là de foi plus que de science et l’affirmation de telles croyances, y compris par des scientifiques renommés, pourrait devenir criminelle car nous n’avons aucune garantie sur l’occurrence de telles innovations salvatrices. Le délire scientiste est sans limite, laissant croire à des manipulations pour contrôler le climat, comme à la création de puits de carbone efficaces, ou à la pollinisation artificielle pour remplacer les abeilles disparues, aux miracles permis par les nanoproduits et les nanorobots et par la convergence des nouvelles technologies
(NBIC)… On peut pourtant considérer avec Ernesto Garcia (Entropia 3, 2007) que l’apparition d’une nouvelle “matrice énergétique” impulsant une technologie viable est si rare qu’on n’en connaît que deux exemples dans l’histoire humaine : le contrôle du feu et l’invention de la machine à vapeur… Même si une nouvelle civilisation industrielle se construisait exclusivement sur les énergies renouvelables, son expansion demeurerait bien inférieure à celle qu’ont permis les combustibles fossiles. N’est-ce pas d’ailleurs la continuation de l’idéologie de croissance que l’attribution aux énergies renouvelables d’un potentiel de poursuite des technologies modernes, comme par exemple les efforts insensés pour faire croire que la civilisation de l’automobile pourrait perdurer grâce aux agrocarburants ? On retrouve la mythologie du “développement durable”, aménagement de l’idéologie de croissance infinie, quand des technocrates proposent d’insérer de grandes installations d’énergie renouvelable au sein des “macro-systèmes techniques” en faillite. La recherche scientifique doit se débarrasser des obsessions de high tech et d’innovations ininterrompues qui nourrissent l’idéologie de la vitesse avec des TGV, autoroutes, avions, internet haut débit… On glose beaucoup sur les nouvelles technologies d’information-communication (TIC) en omettant l’empreinte écologique lourde du matériel informatique pour sa fabrication (consommation d’eau pure, de métaux rares…), sa gestion (infrastructure des “data centers”, réseaux câblés sous-marins…) et son usage (énergie consommée, déchets non recyclés…),
toutes réalités qui dénient la nature réputée “immatérielle”, ou seulement écologique, de l’internet. Qu’il suffise de citer l’évaluation de spécialistes qui prédisent qu’en 2030 internet consommera autant d’électricité que toute l’humanité aujourd’hui… Encore devrait-on ajouter à ces nuisances les conditions quasi militaires de protection des serveurs géants, l’espionnage généralisé des informations, l’asservissement à l’outil informatique des populations… En fait, par l’accélération fulgurante de la conception et de la production, qui concerne les informations comme les machines, internet est un outil majeur de l’hyperproductivisme. Alors, faut-il en finir avec les TIC ? Certainement pas mais il ne semble pas nécessaire de doter chaque enfant des pays du Sud d’un ordinateur portable, selon la conception idéalisée d’un homme nouveau, numérique et autonome, qui serait aussi “flexible et réifié” selon Jean-Paul Gaudillière (Mouvements 54, 2008). Il semble que les zélateurs de la “société de connaissance”, lesquels sont nombreux parmi les écologistes, soient autant fascinés par ces innovations technologiques que le sont les partisans de la croissance illimitée… Apprivoiser l’ordinateur dans une société économe et solidaire, ce serait stopper la croissance indéfinie du nombre des machines, instituer leur utilisation raisonnée, viser l’usage collectif d’ordinateurs à vie longue et recyclables… Bref ce serait nuire aux chiffres de la croissance et donc aux profits des maîtres du monde ! Nous devons méditer ce conseil d’Ivan Illich : “Les deux tiers de l’humanité peuvent encore éviter de traverser l’âge industriel s’ils choisissent dès à présent un
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mode de production fondé sur un équilibre postindustriel, celui-là même auquel les nations surindustrialisées vont être acculées par la menace du chaos”3. On doit pouvoir prendre le contre-pied de ce qui fut le choix technologique du XIXe siècle, la machine thermique et les grands systèmes technologiques, choix qui nous a menés dans l’impasse. Il faudra continuer à produire, même si c’est pour assurer une vie plus frugale, mais ce sera avec des structures productives différentes dont les principales caractéristiques seront : plus petites, locales, proches des citoyens, ne consommant que des énergies renouvelables et n’accumulant pas de déchets toxiques. Ces impératifs devraient provoquer la disparition à terme de la grande distribution et du tourisme de masse, du transport par avion et de l’automobile, de l’agriculture productiviste et de la publicité, de la plupart des domaines de la chimie et des biotechnologies… J’ai tenté d’imaginer ce que deviendrait l’Assistance médicale à la procréation (AMP) dans une telle perspective (Entropia 3, 2007) en considérant les pratiques éventuelles de fabrique du vivant à la lumière des valeurs suivantes : dignité humaine, biodiversité, solidarité, coopération, convivialité, fragilité, prudence, autonomie, responsabilité, tolérance. Cette tentative, forcément audacieuse, présente surtout l’intérêt de revisiter les argumentations courantes de la bioéthique, pour commencer à réfléchir autrement même si l’avenir demeure imprévisible. On peut se demander pourquoi la technoscience s’acharne à vouloir se faire prendre comme étant “la science”, et les spécialistes, experts de presque rien,
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comme étant “les savants”. C’est que ce déguisement est propice pour abriter des regards extérieurs le monde de la recherche. Il ne s’agit pas de préserver les secrets de laboratoire mais d’éviter, grâce à l’image prestigieuse de la Science, les interrogations sur le bien-fondé de toute recherche. Ainsi la recherche scientifique est-elle une des rares activités des sociétés industrialisées à ne pas prendre en compte, ni même solliciter, l’avis des citoyens qui la financent. Pourtant, les populations auraient pu proposer d’autres priorités que celles qui conviennent à la croissance économique, ou contester les dérives possibles de l’appareil technoscientifique vers des propositions contraires à leurs intérêts. On notera que dans la période précédente, où l’État décidait des orientations de la recherche, la société n’avait pas davantage droit à la proposition, ainsi quand furent décidés les grands programmes de l’agriculture productiviste ou du nucléaire… Mais la globalisation des risques, encourus par les populations de toute la planète en raison des capacités inédites de la technoscience pour transformer le monde, fait qu’il est urgent de recourir à des procédures systématiques pour gérer démocratiquement aussi bien les activités de recherche en amont que leurs conséquences en aval. S’il est hasardeux d’oser faire le portrait scientifique et technique d’un monde en décroissance économique, il reste qu’on doit cultiver plus que jamais les exercices démocratiques afin que les citoyens puissent décider de leur mode de vie4.
critique de science JacquesBiologiste Testart etparticipera avec (initiateur du premier “bébé éprouvette”) Alain Gras au débat Au pied du mur ? Le développement durable en question le Mercredi 28 octobre 2009 au Festival des Libertés (cf. www.festivaldeslibertes.be)
Le choix du feu, Fayard, 2007 Pour un catastrophisme éclairé, Seuil, 2003 La convivialité, Seuil 1993 4 Pour poursuivre cette réflexion : http://jacques.testart.free.fr/index.php?category/democratie 1 2 3
Jacques TESTART
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Mathieu Simonson participera avec Souhail Chichah, Joachim de Sousa et Vincent Francis au forum Système d’Echange Local, brèche ou ciment du système économique ? le dimanche 25 octobre 2009 au Festival des Libertés (cf. www.festivaldeslibertes.be)
n région de Bruxelles-Capitale, le chômage avoisine aujourd'hui les 20 %. Et près du tiers des moins de vingt-cinq ans se retrouvent officiellement inactifs. A Saint-Josse, Molenbeek ou Schaerbeek, plus d'un quart de la population en âge de travailler échoue à trouver un emploi légal. Ces chiffres alarment nos formations politiques qui dénoncent tour à tour le “déficit de formation”, le “déficit d'intégration”, ou encore “l'assistanat provoqué par nos politiques sociales”. Mais à trop vouloir chercher les raisons qui font qu'un chômeur ne parvient pas à “s'insérer dans le marché du travail”, ces représentants de partis en oublient que – réciproquement – c'est non seulement le nombre mais aussi la diversité des emplois disponibles sur le marché du travail qui se sont réduits comme peau de chagrin ces dernières années et que certaines activités, apparemment moins demandées, se sont ainsi retrouvées dévalorisées. Or, parmi ceux qui avaient fait de ces activités leurs métiers et qui se retrouvent aujourd'hui sans emploi, nombreux sont ceux qui affirment avoir perdu deux choses en perdant leur emploi : un gagne-pain, d'une part, et une activité qui avait du sens à leurs yeux, d'autre part. Pour le dire autrement, la perte d'un travail n'est pas seulement la perte d'un sacrifice (fait à la collectivité en échange d'un salaire) mais aussi et surtout la perte d'une activité valable (en elle-même et pour elle même). En plus de s'inquiéter des problèmes de formation et d'intégration, il nous faut donc aujourd'hui prendre très au sérieux un problème bien plus fondamental : celui de l'insatisfaction au travail. Quand le travail n'est plus qu'un sacrifice, il ne faut pas s'étonner que des citoyens fassent le
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choix de tourner le dos au marché du travail et aux politiques d'intégration. En 1984, au Canada, dans la région de Courtenay, un certain Michael Linton a fait la même constatation, cette constatation toute simple : des emplois disparaissent mais la force de travail autrefois utilisée au travers de ces emplois est, quant à elle, bien vive et bien réelle. Rien n'empêche les personnes sans emploi de travailler et d'échanger... si ce n'est peut-être l'absence de capitaux qui tarit les échanges. Donc, en créant une unité d'échange alternative et en la mettant en circulation à l'échelle locale, Linton s'est dit qu'il était possible de recréer de la richesse... Ainsi sont nés les Local Exchange Trading Systems (LETS) et, plus tard, leurs équivalents belges et français : les Systèmes d'Echange Local (SEL). L'idée est simple. On crée une sorte de club (de 100 ou 200 personnes), dans lequel chaque membre se voit offrir l'opportunité d'accéder à une série de biens et de services, indépendamment du système d'échange dominant. Les SEL peuvent notamment prendre la forme de systèmes d'échange de services et de savoir-faire. Dans ce cas, la monnaie alternative prend généralement la forme d'une monnaie-temps, par le truchement de laquelle le membre peut profiter de la main-d'œuvre des autres membres en échange des heures de travail qu'il consent à rendre à la collectivité. Aujourd'hui, les SEL ne sont plus des collectifs de chômeurs mais des petits laboratoires dans lesquels on peut expérimenter de nouvelles formes d'échanges. Ils peuvent répondre à une multitude de
besoins, matériels, sociaux et même politiques... En effet, il ne s’agit pas seulement pour leurs membres d'accéder à des avantages matériels sans avoir à débourser le moindre euro, mais aussi d'exercer des activités gratifiantes, d'élargir ses connaissances, de créer son système de solidarité etc. Mathieu SIMONSON Sociologue Voici un bref aperçu des principes de fonctionnement d'un SEL à monnaietemps (du genre du BruSEL) : (1) il faut une banque de données, une sorte d'annuaire, qui reprenne l'ensemble des services proposés par les membres du système (3-4 services par personne) ; (2) la valeur d'une heure de travail équivaut à la valeur d'une heure de travail : ça peut paraître inéquitable de rétribuer un travail qui ne requiert pratiquement aucune qualification de la même façon qu'un travail qui a exigé cinq ans d'études mais, puisque nul n'est forcé de bénéficier des services d'une personne sous-qualifiée, un membre craignant d'y perdre au change peut tout à fait limiter son cercle d'échange à des personnes ayant de hautes qualifications ; (3) chaque membre possède un compte personnel (dont le solde correspond aux heures de service prestées moins les heures de service reçues). Il lui est possible de recevoir plus d'heures de service qu'il n'en preste, en deçà d'une limite (-10 h) et à condition toutefois qu'il remette son compte à zéro avant de se désaf-filier.
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Les murs invisibles Les murs, comme les minorités, peuvent être visibles ou invisibles. Leur visibilité même, le fait qu’ils soient objectivement installés et qu’ils constituent des obstacles physiques concrets, clairement identifiables, permet plus ou moins facilement de dénoncer les murs visibles. Nous pouvons trouver refuge derrière eux, chercher au contraire à les détruire, à les franchir ou à les contourner. Sur leurs tracés s’élaborent des usages économiques et sociaux, des pratiques de contrôle et de circulation des flux, mais aussi des filières de détournement et de contrebande, des passages clandestins, toutes sortes de transgressions1 qui sont l’expression et le mouvement de la vie même. Le statut des murs invisibles, par contre, est beaucoup plus difficile à établir. Ils sont pourtant bien souvent les fondations, souterraines pour ainsi dire, des murs visibles qui se construisent autour de nos vies. Ces murs invisibles sont des phénomènes subjectifs, des structures psychiques individuelles et collectives. Et c’est précisément ce caractère subjectif, souvent inconscient, ce mode d’existence incertain et dissimulé, qui fait toute leur redoutable et nécessaire efficacité. Les murs invisibles sont à l’intérieur de nous. Ce sont des peurs, des croyances, des fantasmes et des imaginaires. Codés et structurés comme des discours, ils sont constitués de stéréotypes, de clichés, de préjugés, d’automatismes et d’amalgames. Implantés dans la dimension cachée de la culture, sa dimension subjective et intériorisée, ils fonctionnent comme des écrans et des filtres cognitifs qui orientent et manipulent nos perceptions et
exercent une emprise sur nos consciences qu’ils réussissent, plus ou moins, à subjuguer et à coloniser. La gestion, la fabrication et la maintenance des murs invisibles est un travail fondamentalement politique dont l’enjeu est l’établissement, et donc la définition, de la “réalité”2, c'est-à-dire du monde commun dans lequel nous vivons. Définir la “réalité”, c’est poser un acte politique, un acte fondateur puisque, théoriquement au moins, il instaure un ordre du monde. Une telle définition décide en effet de ce qui est réel et de qui nous sommes, elle distribue les identités, les statuts, les classements, elle fonde les priorités et les hiérarchies sociales : elle dit qui a raison, qui dicte la loi, qui est le maître. Les raisons de la ruse3 Pourtant, “la carte n’est pas le territoire”. Cette formule de Paul Watzlawick4, l’un des fondateurs de la pensée systémique, est un constat de base de la démarche interculturelle. Elle signifie qu’il y a des marges de manœuvre et, ainsi que nous venons de le voir, que ce que nous percevons comme “la réalité” n’est fondamentalement qu’une des façons possibles de percevoir et de construire le réel pour en faire une “réalité”. Cette “réalité” est produite par un ensemble de facteurs, individuels et collectifs, liés à la socialisation et à l’éducation, et qui constituent ce que l’on appelle très souvent notre “cadre de référence”. Ce “cadre de référence” est souvent comparé à des lunettes à travers lesquelles nous percevons une certaine “réalité”, celle que ces lunettes déterminent. A l’intérieur d’une “réalité officielle”, une multitude de “réalités” plus ou moins dissidentes coexistent.
Les mondes culturels, les communautés, les appartenances correspondent donc à des cadres de référence, à des “réalités”, en partie objectivées par des frontières visibles, mais également en grande partie invisibles et subjectives. Dans l’invisible les tracés frontaliers sont incertains. Les frontières sont élastiques, poreuses, elles traversent les groupes et les consciences individuelles. Le dedans et le dehors ne sont pas nettement séparés, nul ne sait exactement où finit l’identité ni où commence l’altérité. Certains territoires sont revendiqués par différentes puissances subjectives. L’étrange se dissimule parfois sous une apparente similitude, le semblable est souvent caché par son étrangeté. Qui croyons nous être ? Pour qui se prennentils ? Ces pensées, ces désirs sont-ils vraiment les nôtres ? Pensez-vous ce que vous dîtes ? C’est la vie en interzone. Les accommodements, les exceptions, les arrangements sont la règle. Une certaine confusion règne qui, jusqu’à un certain point, est propice à la vie. Nous devons tous nous accommoder d’incertitudes et d’incohérences parfois flagrantes, que nous décidons tout simplement d’oublier parce c’est la condition pour continuer, la solution la plus économique psychologiquement. C’est la raison pratique qui est à l’œuvre, parce qu’il s’agit de nos vies et que la vie n’est pas une discipline scientifique ni un exercice d’idéologie appliquée. Vivre ensemble, partager un monde commun, ne se réduit pas à appliquer des règlements ni à se conformer à des principes. Sans cesse il nous faut interpréter, ruser, inventer, bricoler. Une limite ou un interdit, une menace ou un danger peuvent être signalés sur la carte mais être de fait introuvables sur le territoire (comme les fameuses armes de destruction
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massive de Saddam Hussein : il suffisait de faire croire à la possibilité de leur existence). La carte peut aussi indiquer un passage là où, sur le terrain, tout est bloqué depuis longtemps. La loi, que nul n’est censé ignorer, est une carte également, elle peut prévoir des procédures dont chacun sait qu’elles n’ont aucune chance d’aboutir, comme ces enquêtes ou ces commissions dont nous voyons bien, dès le départ, qu’elles ne servent qu’à calmer l’opinion. Les cartes sont des représentations, souvent dépassées, elles doivent être mises à jour régulièrement5. Propaganda contre Libre Pensée La propagande est un ensemble de techniques de persuasion, d’influence et de programmation psychologique dont l’objectif est de manipuler le cadre de référence des individus et des groupes. “Comment imposer une nouvelle marque de lessive ? Comment faire élire un président ? Dans la logique de la démocratie de marché ces questions se confondent”, nous dit Normand Baillargeon dans sa préface à Propaganda : comment manipuler l’opinion en démocratie6. Cet ouvrage fut publié en 1929 par Edward Bernays. Neveu de Freud, il fut l’un des concepteurs de la publicité et de la propagande modernes. Pour Bernays, qui ne s’en cachait pas, il est clair que, dans les démocraties modernes, le véritable pouvoir appartient à ceux qui ont les moyens de manipuler l’opinion publique, de faire tourner la “fabrique du consentement”, selon la formule de Noam Chomsky7, ceux qu’il appelle “le gouvernement invisible“. C’est de territoires invisibles que nous parlons ici, de cartes mentales, d’imaginai-
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res, de désirs. Comment les actualiser ? Comment sortir des ornières et des commémorations du passé pour penser nos combats actuels, ce qui se passe aujourd’hui ? Comment sortir des vieilles armures rouillées qui deviennent à la longue des pseudo-identités, vides mais qui continuent à fonctionner ? “Le cléricalisme, voilà l’ennemi !” Jean Baubérot8, sociologue de la laïcité, s’interroge : “Cette formule est restée une bannière pour la laïcité militante. Mais qui sont aujourd’hui les nouveaux clercs ? Quels sont ceux qui constituent une menace concrète pour la liberté de penser ?” Poursuivant cette même question, Alain Gresh9, journaliste au Monde Diplomatique, ajoute : “Sont-ce prioritairement les religions organisées, ou plutôt les cléricatures de l’argent ou celles des médias ?” Tous deux dénoncent les dérives d’une certaine laïcité qui, au nom de Voltaire et de “valeurs universelles” aux relents d’ethnocentrisme mal digéré, essaye de nous vendre un ersatz de libre pensée. Jean Baubérot y voit un laisser-aller intellectuel, un manque d’exigence et de rigueur, le symptôme d’une allégeance à la pensée dominante. La paresse mentale devrait faire honte à ceux qui se proclament adeptes de la libre pensée. Mais la barbarie n’est pas moins barbare si, plutôt qu’au nom de Dieu, elle s’exerce au nom de la Démocratie, du Peuple, du Développement ou de l’inéluctable Progrès. Et un égorgement au couteau n’est pas un acte plus cruel qu’un bombardement “chirurgical”. Même si sa technologie est moins sophistiquée. De tels exemples offrent des questions à méditer. Mais beaucoup préfèrent camper sur le terrain confortable de leurs certitudes.
Démarches interculturelles Dans ces contextes, c’est à l’articulation du psychique et du social, de l’individuel et du collectif que se situent les démarches interculturelles (mais nous pourrions employer les notions de transculturalité, de métissage, de branchements10 ou d’intersubjectivité). Elles impliquent en effet, a priori, un important travail réflexif, un travail sur soi, que la psycho-sociologue Margalit CohenEmerique11, l’une des pionnières de ces prises de conscience, a nommé la “décentration”. La décentration, individuelle ou collective (en équipe de projet par exemple), consiste à faire l’inventaire, l’analyse et l’évaluation de notre propre cadre de référence. Cette réflexivité, qui se rattache au thème transculturel de la connaissance de soi, vise à renforcer la capacité des acteurs sociaux à se situer et à prendre position par rapport aux préjugés culturels, aux croyances et aux propagandes qui conditionnent leur façon de construire et de comprendre la “réalité” qu’ils habitent ainsi que les formes d’engagement et d’action qui en découlent. La décentration leur donne l’occasion de questionner leur “carte du monde” afin de l’actualiser. Il s’agit de cette vigilance qui est la condition de toute pensée qui se veut libre. Elle s’inscrit dans la très ancienne tradition de résistance aux dominations et aux déterminismes qui est celle du mouvement du Libre Esprit12, aussi bien que de l’éducation populaire et de l’éducation permanente. Aujourd’hui elle vise à maintenir la capacité collective de résistance et de critique face à des formes de conditionnement et de propagande, à la fois diffuses, massives et ambiantes qui caractérisent ce moment historique et n’ont rien à envier à l’emprise que la religion
Un autre aspect important de la résistance interculturelle concerne l’information. Ici encore il s’agit de vigilance : face à la désinformation, aux amalgames et aux clichés de la propagande, il importe d’une part de dénoncer et de déconstruire, d’autre part d’avoir accès à des sources fiables, non contaminées par la peur, la vanité ou la servilité envers les maîtres. Saluons au passage, et très pragmatiquement, le travail remarquable du collectif “Les Mots sont Importants”, sur le site du même nom, animé entre autres par le philosophe Pierre Tevanian13. Et pour les mêmes qualités de courage et d’intelligence, celui de l’essayiste Mona Chollet14, dont le passionnant webzine, intitulé Périphéries, continue à produire un point de vue lucide, critique et stimulant sur les dérives culturelles de nos sociétés.
nécessité de nous rencontrer pour les construire ensemble et dialoguer plutôt que de nous fantasmer à distance, prisonniers des images déformées que diffusent les médias de la peur. Certaines associations mettent d’ailleurs en œuvre des projets de sensibilisation à une lecture critique des médias15. De telles actions sont devenues des nécessités écologiques de lutte contre la pollution de l’esprit : les nappes phréatiques ne sont pas les seules menacées. Pour parvenir à nous rejoindre et à élaborer ensemble notre carte de monde, ainsi que des actions communes, pour construire ce qui nous rassemble au lieu de nous séparer, un travail de sape continu, patient, obstiné est nécessaire. Ce travail de déconstruction permanente des murs invisibles est une démarche interculturelle essentielle. C’est un travail subtil, complexe, un travail de la négativité qui utilise chaque brèche, chaque faille, chaque interstice. Mais nous sommes bien décidés à ne pas nous laisser enfermer dans des “identités meurtrières”, ni dans le regard mortifère des caméras de surveillance. Ruiner les structures mentales d’enfermement, démonter les préjugés et les identifications, relativiser les prétentions universalistes et dénoncer les fictions collectives qui essayent de nous enrôler dans leurs fatalités économiques ou sécuritaires, dénoncer l’arbitraire et la xénophobie… “Nul n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer”. C’était la devise de Guillaume d’Orange, chef des Gueux dans leur résistance contre l’Empire qui s’appelait, à l’époque, Très Catholique. Comment s’appelle-t-il aujourd’hui ? La devise en tous cas reste d’actualité.
L’enjeu de l’accès à une information correcte concerne nos représentations et la
Marc ANDRÉ Formateur au CBAI
catholique a pu exercer autrefois dans nos contrées (et dont le Pape actuel semble parfois éprouver la nostalgie). Si les programmes, les codes et les significations qui constituent notre cadre de référence sont nécessaires à chacun de nous pour exister socialement et habiter une “réalité”, cela ne signifie pas pour autant qu’ils sont donnés une fois pour toutes, comme des fatalités. Nous avons la possibilité de les modifier, les transformer et les faire évoluer en fonction de nos expériences de vie et de nos choix individuels et collectifs. Cette possibilité ouvre un champ au développement de compétences, de pratiques sociales et de savoir-faire spécifiques qui mettent en œuvre notre désir de solidarité, d’autonomie et de liberté.
1 Lire à ce sujet le dossier on line de la revue Cultures et Conflits n°72 : “Frontières et logiques de passage, l’ordinaire des transgressions” 2 Sans doute le mot réalité devrait-il toujours s’écrire entre guillemets, afin de rappeler systématiquement que sa prétention à désigner l’évidence d’un monde commun objectif dissimule, en la “naturalisant”, que la prétendue “réalité” n’est jamais que le résultat provisoire des rapports de force intersubjectifs ou interculturels (dans le sens ou un monde culturel peut être considéré comme une subjectivité collective). 3 Latouche et Singleton (eds) Les raisons de la ruse éd. La Découverte – MAUSS, Paris, 2004. Cet ensemble de travaux anthropologiques permet de découvrir différentes façons de nouer le social, le politique et le symbolique. 4 Watzlawick P., L’Invention de la réalité, éd. Seuil, Points Essais, 1996. Watzlawick P., La réalité de la réalité : confusion, désinformation, communication, Seuil, Points Essais, 2000. 5 Et cela ne devrait pas être le privilège de ceux qui, comme Berlusconi, changent les règles et les lois quand elles risquent de se retourner contre eux. 6 Bernays Edward, Propaganda, éd. La Découverte – Zone, 2007. 7 Chomsky Noam, Sur le contrôle de nos vies, éd. Allia, Paris, 2003 8 Baubérot Jean, Vers un nouveau pacte laïque, éd. Seuil, Paris, 1990. 9 Gresh Alain, “Un siècle plus tard, la laïcité fait encore débat” in Manière de voir, N°106, août 2009. 10 Selon l’anthropologue J-L Amselle, qui préfère branchements à métissage qui implique, selon lui, une connotation de domination et de violence. 11 Margalit Cohen-Emerique a publié de nombreux articles concernant la démarche interculturelle. Elle rédige actuellement un ouvrage de synthèse. 12 Vaneigem Raoul, Le mouvement du Libre Esprit, éd. L’or des fous, 2005. 13 Tevanian Pierre, La république du mépris, éd. La Découverte, Paris, 2007. 14 Chollet Mona, Rêves de droite : défaire l’imaginaire Sarkozyste, éd. La Découverte – Zones, Paris, 2008. 15 Sur Bruxelles par exemple les A.S.B.L. “Médias-animation”, C.V.B., G. S.A.R.A., C.T.V., “Couleurs Jeunes”.
Le dépassement des murs culturels fera l’objet du débat Au-delà du “choc des civilisations”, avec Youssef Seddik, Alain Gresh et Roland de Bodt, lundi 26 octobre 2009 au Festival des Libertés (cf. www.festivaldeslibertes.be).
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a musique se saisit, hors des cultures, des réalités sociales et des mots, comme une essence à la fois commune et singulière. Elle est universelle parce que chacun y perçoit des échos ; des résonances familières qu’il peut comprendre et reconnaître, sans que des paroles lui soient nécessaires. Car la musique permet un pouvoir de possession et d’identification que toute personne peut s’approprier, revêtir de ses propres langages, désirs, aspirations ou sentiments. Tout comme elle ouvre un accès direct à des émotions profondes qui soulèvent en nous une ferveur communicative et fraternelle. Evolutive et mutante en permanence et par essence, la musique, tout en restant un langage commun, autorise en substance toutes les alchimies, les combinaisons et les mélanges.
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“En musique, aucun mariage n’est impossible !”, m’avait déclaré Toumani Diabaté, musicien malien de kora, au cours d’une interview accordée en novembre 2008 dans le cadre du Festival des Libertés. Il faisait ainsi allusion à sa rencontre à Londres, début des années 90’, mais aussi de sa carrière internationale, avec le contrebassiste anglais de classic-jazz, Danny Tompson et du groupe espagnol de flamenco-rock, Ketema, par hasard, venus enregistrer dans le même studio. Le résultat en fut un magnifique album, un petit bijou de world music, baptisé Songhaï, sorti en juillet 91. Toumani n’avait jamais, auparavant, joué avec des musiciens occidentaux. Formé dans des traditions orales, il ne savait pas lire une partition.
Comment dès lors, lui, le joueur de kora, instrument venu du fond des âges, allaitil composer avec des instrumentistes espagnols et anglais ? Les uns et les autres, outre de pratiquer des instruments différents, étant éduqués chacun dans des concepts musicaux éloignés des siens ! Rien ne pouvait également prédire que kora, guitares, balafon, maracas et contrebasse allaient pouvoir se “marier” et donner naissance à des accords, des harmonies capables de se conjuguer et de se combiner, tant leurs identités sonores respectives semblaient les enfermer, individuellement, dans une unicité absolue. Mais la solution vint miraculeusement de la musique ellemême ou plus exactement de son langage. Un langage que chacun d’eux possédait intuitivement dans sa profondeur et sa justesse. Il suffisait alors de se deviner pour être au diapason de l’autre, dans la bonne mesure, le bon accord et le bon tempo. Dialoguer par ce biais, laisser ce langage retentir par le chœur des instruments et faire éclater sa vérité. La musique favorise non seulement les métissages et les fusions mais elle est aussi comprise de tous, partout, comme un symbole universel de paix et de concorde. Aussi, lorsque toutes les passerelles sociales sont rompues ou menacées de l’être comme maintenant, que les paroles ne suffisent plus, que des murs nous séparent, que des préjugés et des haines nous déchirent, elle est la seule capable encore de nous unir. En avril 1978, la Jamaïque, pays du reggae, fut le théâtre d’affrontements sanguinaires entre partisans du People’s
National Party (PNP) de Michael “Joshua” Manley, socialiste et premier ministre sortant, et ceux du Jamaïcan Labor Party (JLP) de Edward Seaga, candidat de la droite libérale, ces deux hommes de pouvoir se disputant farouchement la direction du pays. C’est dans ce contexte de crise politique et civile, de violences et de morts, que fut organisé le désormais mythique One Love Concert destiné à ramener la paix sur l’île. Concert auquel participèrent entre autres groupes réunis en la circonstance, Bob Marley and the Wailers. Ce soir-là, Bob Marley s’arrêta au milieu d’une chanson et invita sur scène les deux leaders ennemis, présents sur les lieux. Il leur fit joindre les mains au-dessus de sa tête, il y ajouta la sienne pour sceller un serment et symboliser une unité retrouvée. La musique venait de réussir, là où tous les pourparlers et négociations avaient échoué, à faire taire les armes, triompher la paix et surtout réconcilier des hommes. Depuis, des initiatives privilégiant la musique comme outil de pacification se sont multipliées dans les démarches de résolution pacifique de conflits politiques, sociaux et culturels à travers le monde. En septembre 2002, Dominique Rammaert, chef d’orchestre belge, réunit à Bruxelles de jeunes musiciens israéliens et palestiniens pour un concert exceptionnel visant à promouvoir la paix et l’espérance entre Israël et la Palestine. Autre exemple, pris dans le cadre d’un autre conflit international, la guerre américano-irakienne. En décembre 2003, l'Orchestre symphonique de Bagdad et le National Symphony Orchestra, des
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États-Unis, se sont produits ensemble au Kennedy Center de Washington, au profit de l'organisme “Healing the Divide” qui milite pour la cessation des hostilités et le rapprochement entre peuples américain et irakien. Cependant, il ne serait pas vain de dire que la musique, étant le reflet de notre humanisme et humanité, l’est aussi de notre perversité, de notre soif de pouvoir et de domination ou de lucre. Si la musique comme art est universelle, les musiques globalement ne le sont pas. Elles n’exaltent pas toutes des valeurs et des revendications universellement reconnues. Comme les droits, les besoins et aspirations communs aux hommes, en dehors de toute considération d’origines, de cultures, de religions ou d’aires géographiques. La création musicale peut être contrôlée et mise au service d’intérêts non universels dont les moteurs et les mobiles peuvent être antidémocratiques ou financiers. La musique peut donc être autant un outil d’émancipation qu’un instrument d’aliénation, pour peu que les créateurs eux-mêmes, ne soient pas maîtres de leurs processus de création et ne puissent créer librement. L’histoire politique et commerciale de la musique prouve qu’elle peut être, dans ce cas, transformée en instrument de propagande idéologique ou mercantile. L’Allemagne hitlérienne avait, dans le passé, détourné le sens universel des œuvres de Bach, Beethoven et Wagner, pour légitimer les actes discriminatoires d’un État raciste. Les nazis imposèrent d’autorité une classification radicale
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entre une musique allemande proclamée “aryenne et pure” et une non germanique qualifiée “d’impure et dégénérée”. Notamment celles des juifs et des noirs. Ailleurs, en Afrique, notamment en Guinée Conakry, appelée alors République Populaire de Guinée, sous le président Sékou Touré, les musiciens étaient comme tous les citoyens membres d’office du parti unique. Le PDG (Parti Démocratique de Guinée), véritable Parti-État, contrôlait l’ensemble de la création culturelle et artistique. En 1963, lors du premier Festival des Arts Nègres organisé à Alger, le Bembeya-Jazz National de Guinée présenta en avantpremière, une composition magistrale intitulée, “Regard sur le passé”, qui remporta le Tanit d’argent. Cette œuvre, si unanimement plébiscitée pour sa qualité et son génie, était, dans son discours et sa vocation, une falsification politique et une imposture historique, destinées à faire croire au monde que le dictateur Sékou Touré était le descendant direct de Samory Touré, héros national de la résistance guinéenne et africaine contre le colonialisme français ! Pareillement, l’histoire du marché de la musique abonde d’exemples de groupes célèbres montés de toutes pièces par des maisons de production pour, comme on dit vulgairement, “gagner de l’argent”. Comme les Monkeys dans les années 60’ ou tant d’autres qu’il nous prendrait trop de temps de citer tous ici. D’ailleurs d’une manière générale, dans les pays dits libres, seuls quelques grands noms, quelques grandes stars, artistes, musiciens ou compositeurs, bénéficient d’une véritable liberté de création. Dans la
majorité des cas, selon l’ordre politique ou commercial, nombreux sont les musiciens ou compositeurs qui ont subi ou subissent encore des pressions politiques ou économiques quant aux thèmes de leurs œuvres. Plusieurs ont vu leur art muselé, détourné ou instrumentalisé. Autrefois, en URSS sous Staline, en Chine pendant la Révolution Culturelle ou de nos jours en Iran ou en Corée du Nord, ceux dont les créations ne sont pas dans la ligne politique officiellement définie par l’Autorité peuvent se voir privés de moyens et de liberté, arrêtés, em prisonnés, poussés à l’exil ou accidentellement assassinés. Aujourd’hui, également les musiques qui n’entrent pas commercialement dans les catégories et les contenus définis par les maisons de disques, à moins de s’autoproduire, quelle que soit leur qualité, ont très peu de chance d’être diffusées et de se faire entendre. Il serait donc juste de considérer qu’une musique n’est universelle que dans la mesure ou elle est libre d’être et transmet des valeurs transversales à toute l’humanité. Mais sous cet aspect, très peu de musiques le sont réellement et peuvent se prévaloir d’être “engagées”, c'est-àdire au service des causes communes.
Ababacar.NDAW Bruxelles Laïque Echos
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