RÉVÉLATION LES VALEURS DE L’INTERSTICE BERLINOIS
Camille Carrer Travail personnel de Fin d’Études Diplôme paysagiste DPLG École Nationale Supérieure d’Architecture et de Paysage de Bordeaux Session Juin 2018
– Alexandre Mellier, Anouk Debarre, Yvan Detraz, Aurélien Ramos – Roland et Sylvie Carrer – Anne-Cécile Carrer Hattermann, Marie Carrer Schertenleib – Michèle Bouis – Judith Brücker, Carolin Fickinger – Flora Arènes, Tristan Bézard, Jean Bonnasse Blanchou, Alexandre Guéry, Maria Habre, Gianni Lanzolla, Alexis Michel, Miljana Nikovic
MERCI.
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RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
“Le monde évolue parce que certains marchent à côté des chemins. C’est dans la marge que se font les plus claires corrections.”
Robert Mallet
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Photographie de jardins familiaux cernés de murs aveugles Kaiserin-Augusta Allee, 35 - février 2018
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RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
TRAVAIL PERSONNEL DE FIN D’ÉTUDES DE CAMILLE CARRER Sous la direction d’Anouk Debarre
Membres du jury Anouk Debarre Yvan Detraz Alexandre Mellier Aurélien Ramos Soutenu le 14 juin 2018 à l’École Nationale Supérieure d’Architecture et de Paysage de Bordeaux
Tous les documents présentés dans ce travail sont de l’auteur, sauf mention contraire. De même, tous les plans sont orientés au Nord, sauf mention contraire.
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Faire la passe L’histoire d’une rencontre Tentative d’indéfinition
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1. Berlin ; prendre le large
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1.1. — Identification d’une singularité berlinoise ; la variété des espaces libres
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1.1.1. – LE FRUIT D’UN PROCESSUS DE STRATIFICATION / DÉ-STRATIFICATION - XIXème siècle ; Berlin, ville-astérie - 1945 ; Berlin, ville ruinée - 1945 - 1989 ; Berlin, ville divisée - 1989 à nos jours ; Berlin, ville réunifiée - Vade-mecum : vers une compréhension des fondements majeurs
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1.1.2. – L’INTERSTICE EN QUESTION - Portées symboliques du lieu interstitiel à travers le cinéma - Hétérotopie - analogie - L’espace intermédiaire ; quesaco? - Ce qu’en dit l’institution ; scénarios d’avenir
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1.2. —L’interstice vécu
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1.2.1. – LA GRANDE TRAVERSÉE, RÉCIT D’OUEST EN EST - Conte d’interstices - Diapositives d’interstices
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1.2.2. – LES INTERSTICES ET SES HABITANTS - Norman - Joëlle
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À retenir
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2. Friedrichshain ; faire diversion
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2.1. — Entrée en matière
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2.1.1. – LA MAGIE DU LIEU ORDINAIRE - Situation - Ma première fois - Le choix du patronyme
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2.1.2. – L’ENVERS DU DÉCOR - Une fenêtre sur le monde - Un jeu d’échelles au sein du quartier
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2.3. —Lisières
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2.2.1. – ENTRÉE 1 : SEUIL ANTIQUE 2.2.2. – ENTRÉE 2 : DÉTOUR CONTRÔLÉ 2.2.3. – ENTRÉE 3 : ENFONCER DES PORTES OUVERTES 2.2.4. – ENTRÉE 4 : VA ET VIENT QUOTIDIEN
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2.3. —Le vif du sujet
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2.3.1. – L’EMPILEMENT - Figures architecturales - Le jardin royal - La contre-allée apathique - Le sous-bois ivre - L’île déserte - Les profondeurs secrètes
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2.3.2. – UN OBJET DE CULTURE ET DE FORMATION
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2.3.3. – RENCONTRES EN TERRE INCONNUE / EN TERRAIN CONNU
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RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
- Clôtures polymorphes - La posture du visiteur - Nos chers voisins
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À retenir
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3. Vasistas ; lever le voile
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3.1. — Intentions de révélation
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3.1.1. – L’ÉTAT DE LENTEUR ; PRATIQUES IMMERSIVES
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3.1.2. – LA CRÉATION D’UN NOUVEL ÉQUIPEMENT ; UNE PISCINE - Un objet socio-culturel - Une bulle ouatée - Le voyage dans la localité
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3.1.3. – LA PISCINE COMME IMPULSION ; VERS LA CRÉATION D’UN PAYSAGE DE RIVE - Lieux d’invention - Jardins voisins - En bref - Stratégies envisagées
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3.2. — Prendre position
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3.2.1. – LE PÉDILLUVE, LE BAIN PUBLIC ; UN ESPACE DE REPRÉSENTATION 3.2.2. – LES JEUX D’EAU ; UN COEUR LUDIQUE 3.2.3. – LES LIGNES D’EAU, LE CONTRE COURANT ; L’EXERCICE DES CORPS 3.2.4. – LE SAUNA RUSSE; LE LIEU DE L’INTROSPECTION
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À retenir
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Bibliographie
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Faire la passe
Partager mon Berlin, matière à contempler, objet de fascination, de réjouissances et de surprises, nourrira l’ensemble de ma démarche de travail. Ce mémoire sera impregné d’un regard très personnel sur le lieu et deviendra l’occasion d’exprimer une première prise de position sur un système de valeurs fragile, qu’il m’importe de défendre à l’issue de huit années de formation, de découvertes, de voyages, de recherches, de lectures et de rencontres.
Sourdement engagée, cette intention procède de différentes étapes ; Il s’agit dans un premier temps de vivre, de ressentir un territoire, de le traverser pour mieux s’en saisir. Décisive, cette phase précède celle de la caractérisation des valeurs, des qualités intrinsèques du site considéré, que le projet de paysage se propose ensuite de mettre en lumière à travers leur préservation, leur réactivation, leur adaptation ou leur re-sémantisation dans les lieux de vie de demain.
«Art de saisir et de se dessaisir, le projet de paysage relève à la fois d’une rencontre et de la capacité de transmettre celle-ci aux différents acteurs concernés, et tout particulièrement aux usagers. L’enjeu paysagiste est donc de réussir à communiquer ce pressentiment, cette rencontre, à travers un dispositif spatial. Il s’agit de faire en sorte qu’une forme, une composition spatiale puisse déclencher chez celui qui la traverse, la reçoit, une expérience inspirée de celle vécue par le concepteur lorsqu’il est saisi du site. Comme si le paysagiste était finalement le premier usager de son projet et qu’il cherchait, à travers une mise en forme, à partager, à passer son expérience des lieux.» 1
Sonia Keravel, Passeurs de paysages. Le projet de paysage comme art relationnel, MetisPresses, 2015 p.20. 1
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L’histoire d’une rencontre Je rencontre Berlin pour la première fois en septembre 2012. L’histoire tumultueuse de la ville se dévoile à demi au fil de mes promenades dans des rues souvent hors d’échelles, cernéees de pièces d’architecture brutales. Je découvre une ville difficile d’approche. Si Berlin est notre voisine européenne, sa structure urbaine est pourtant radicalement opposée à nos modèles latins. Là où ces derniers parviennent à convoquer de manière plus unanime la sensibilité du grand nombre, Berlin est souvent qualifiée de «laide», voire «d’inachevée». La ville, entaillée par les profonds traumatismes du XXème siècle, développe aujourd’hui encore de nombreux espaces de friches ainsi que des morceaux de ville perpétuellement en chantier.
Dans son ambition de s’illustrer en tant que mégapole de premier ordre, Berlin se heurte à de nombreuses difficultés tout au long de son histoire. Si le lieu, qui semble alors frappé d’une série de malédictions, ne se distingue pas par le charme de ses vieilles pierres, il étonne pourtant, se réactive sans cesse et fait preuve d’une incroyable force de résilience que Boris Cyrulnik définit selon ces termes : «La résilience définit la capacité à se développer quand même, dans des environnements qui auraient du être délabrants»2. En 2012, Berlin me questionne, m’attire et m’intimide. Je décide d’y poser durablement mes valises en 2016. Se créé un rapport affectif et intime avec le lieu. Ce travail personnel
de fin d’études vise aujourd’hui à le célébrer.
Boris Cyrulnik développe ce concept dans de nombreux ouvrages comme Un merveilleux malheur, Odile Jacob, Paris, 2009, ou Les vilains petits canards, Odile Jacob, Paris, 2004 2
[Fig 0] Photographie personnelle, fête foraine éphemère derrière le centre commercial ALEXA, chantier voisin depuis le S-Bahn 75. 27 novembre 2017
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Marquée par une multitude de strates historiques, Berlin est une ville aux mille faciès. Les empreintes des différents modèles urbains se superposent, se combinent, se soustraient, et cohabitent ensemble, produisant alors une vaste marqueterie urbaine dont la lecture demeure complexe. Le géant de béton trompe régulièrement son visiteur, le plonge dans un flou manifeste. Froissée par son impertinence, j’ai tenté les premières semaines qui ont suivi mon arrivée de déchiffrer ses codes et ses énigmes, de démêler sa toile urbaine historique, laissant peu de place au hasard, dans des lieux qui appellent pourtant sans cesse à l’égarement. Inssaisissable et rebelle, Berlin m´a bien eue. La ville ne peut pas se résumer à un découpage analytique des différentes périodes qui l’ont constituée. Considérer chaque strate individuellement devient ici un contresens. C’est précisément leur confrontation qui dévoile les contrastes, les reliefs et les qualités singulières de la ville. J’accepte de lâcher prise, de me laisser surprendre et guider par mon instinct. Je développe ma propre carte mentale du lieu. Les mois défilent et mon expérience de la ville ne cesse de s’enrichir. Une instuition se précise : Berlin se singularise par la densité de son réseau d’espaces libres de toutes sortes. Au-delà d’une maille institutionnalisée d’espaces publics (la rue, la place, le parc) se dessine un ensemble de lieux indéfinis, de porosités curieuses qui semblent porter en elles les conditions d’une nouvelle expérience vécue de la ville. Ces respirations suivent d’autres rythmes et tolèrent les transformations ; champs de foires éphémères en lisière de chantiers, pignons aveugles devenus fresques animéees surplombant une friche sauvage et luxuriante, karaoké dans l’ancien no man’s land, bacs à sable en dents creuses, passages fortuits en coeur d’îlots... La variété de ces situations spatiales «en marge» réinterroge la lenteur, la spontanéité et l’émerveillement dans la ville. Elles multiplient les possibilités d’habiter, d’investir et de traverser le tissu urbain.
Partiellement délaissés, parfois dépréciés, fragilisés par les mutations rapides que connaît Berlin depuis la réunification, les interstices berlinois résistent, mais leur futur demeure incertain. Faut-il les institutionnaliser pour mieux les défendre? Leur planification ne vient-elle pas annuler le charme de la désuétude et la spontanéité des pratiques qui s’y opèrent? Par quels procédés matériels et immatériels révéler les valeurs de ces lieux singuliers et activer leur potentiel vers un nouvel art d’habiter la ville?
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Tentative d’indéfinition Interstice, vide, porosité, marge, intervalle, creux...les synonymes et leurs acceptions sont multiples. Ces concepts flottent dans l’espace et semblent inféodés à l’existence d’un autre lieu, seule condition de leur existence. Dans les domaines de l’aménagement, c’est souvent le terme «vide» qui est choisi pour déterminer l’ensemble des espaces non construits. La question du vide demeure toutefois épineuse. Lors de mon cursus, il m’a déjà été reproché de l’employer pour qualifier des espaces dont la nature me semblait incertaine, m’entendant dire «qu’un espace n’est jamais vide», comme si fatalement, le vide portait en lui une charge purement négative. Sa compréhension et son rôle semblent multiples. Le mot «vide» fait l’objet d’une polysémie déconcertante, paradoxalement victime d’un trop plein de significations. Le dictionnaire Larousse le définit ainsi :
Vide, nom masculin :
Espace assez vaste qui ne contient rien, et en particulier espace libre que l’on considère d’en haut : Penché au-dessus du vide. / Espace qui n’est pas occupé par quelque chose : Il y a des vides dans la bibliothèque. / Espace de temps pendant lequel une personne est inoccupée : Les vides d’une journée. / Situation, place vacante : Combler les vides dans les cadres d’une administration. / Solution de continuité où il manque quelque chose : Entre ces deux
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arguments, il y a un vide. / Absence complète d’idées : Il y a un vide dans ma tête. / Caractère de ce qui manque de réalité, de valeur : Le vide de l’existence. / Sentiment de manque, de privation dû à l’absence, au départ de quelqu’un : Sa mort a fait un grand vide dans ma vie. 3 Notre culture occidentale tend à conférer au vide une dimensions dépréciative. Associé au manque, à l’absence ou à la vacance, il est un lieu d’attente dont le seul enjeu serait celui d’une qualification d’usage, d’une manipulation de la part de son concepteur pour enfin, gagner en valeur. Le vide devient le produit de la construction préalable des pleins. On pense d’abord la matière, le concret, le corps qui fait substance et présente un volume achevé dont les fonctions déjà déterminées assurent le bon comportement des usagers à venir. Dans la culture asiatique au contraire, le vide n’est pas une présence inerte. Il est, au même titre que le plein, un espace signifiant où peuvent s’opérer des transformations, un espace qui tolère des mouvements. Il est un espace saturé d’énergies et de rencontres fugaces qui n’appartiennent à aucun programme pré-établi. Le vide est habité par une tension qui permet alors de projeter, d’inventer, d’imaginer.
«Les trente rayons convergent vers le moyeu : il faut du vide pour que la roue puisse tourner. On monte l’argile pour façonner les vases, il faut du vide pour qu’ils puissent contenir. On perce portes et fenêtres dans les maisons, il faut du vide pour qu’elles puissent abriter. La matière est utile mais c’est de son absence que naît le fonctionnement des choses.» 4
RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
Du point de vue de l’urbanisme, l’architecte Serge Renaudie dans son ouvrage «la ville par le vide» offre une base de compréhension théorique sur la réalité et la condition de ces espaces «vides» en milieu urbain. L’architecte opère un découpage du tissu urbain selon «3+1 dimensions». Il y’aurait les entités urbaines, qui représentent «la manière de s’ancrer dans la configuration topographique et d’y créer un territoire urbain fait de social, de culture et d’économie» 5. Il s’agit de la structure plastique de la ville, de ses volumes, et des limites qu’elle opère entre les différents quartiers et sous-quartiers. La deuxième dimension serait celle des centralités. Ce sont les lieux qui, de manière permanente ou transitoire, deviennent des espaces de rassemblement et captent l’énergie urbaine. Ces pôles d’attraction proposent une gamme d’activités
Vide. (s. d.). Dans Dictionnaire Larousse en ligne. Repéré à http://www. larousse.fr/dictionnaires/ francais/vide/81871 3
Lao Tseu, Le livre de la voie et de la vertu, mille et une nuits 2000. 4
Serge Renaudie, La ville par le vide, movitcity edition, 2011, p.26.
qui entraînent un déplacement des individus au-delà de l’immédiate proximité. Serge Renaudie définit ensuite la troisième catégorie comme celle des flux, des liaisons et des déplacements, qui sont le système nerveux de la ville. Ils comprennent aussi bien les espaces de circulation (rues, places, impasses, contournements, carrefours...) que leurs modes de déplacements (piétons, vélos, automobiles, ferroviaires...). À cette trame instituée des flux il faut ajouter un ensemble de mobilités parallèles, une nébuleuse de déplacements piétons fluides et informels. Une dernière couche vient se superposer depuis deux décennies à cette division analytique de la ville: celle des vides urbains. Il s’agit de l’ensemble des espaces non-définis, non programmés qui peuvent tout aussi bien intégrer les trois dimensions précédemment identifiées.
«La ville n’est pas vécue par ses habitants avec autant de rigueur rationnelle que cette découpe analytique et on peut observer depuis quelques décennies l’importance des espaces non définis ; des espaces qui ont, malgré ce caractère indéfini, une dimension plus importante qu’un simple parc ou même qu’une place ; des espaces qui permettent, par leurs dimensions et leur localisation, des liaisons à travers la ville qui ne passent pas par les rues ; des espaces également où différentes centralités peuvent se mettre en place» 6.
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Serge Renaudie, Ibid., p.33. 6
[Fig. 1] Illustration, partie du voyage imaginaire dans Xiao-xiang Li Shi, XIIIe siècle. Rouleau, 30.3 cm × 400.4 cm. Encre sur papier. Dans certains tableaux, le vide occupe jusqu’à deux tiers de la toile.
Ce que définit Serge Renaudie à travers cette dernière dimension vient éclairer mes premières intuitions. Si l’auteur emploie le terme «vide» pour exprimer l’idée du lieu parallèle, indéfini, de cet espace de transformation qui permet de s’extraire un instant du linéaire de la rue, je lui préfère le terme d’interstice. Les termes ne s’opposent pas, puisque l’interstice contient le vide. Il apporte toutefois un niveau de détail supplémentaire en précisant sa position dans l’espace.
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Interstice,
nom masculin (bas latin interstitum, de interstare, se trouver entre) :
Interstice. (s. d.). Dans Dictionnaire Larousse en ligne. Repéré sur http:// www.larousse.fr/dictionnaires/francais/interstice/43864 7
Petit espace vide entre les parties d’un tout, “Boucher les interstices des volets” 7
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Berlin ; prendre le large
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À Berlin, les citadins jouissent de grands espaces de différentes natures, depuis son centre historique jusqu’à ses lointaines lisières au contact du Brandebourg. La métropole berlinoise est une grande toile tendue constituée d’un chapelet de quartiers et de sous-quartiers, anciens villages absorbées par le plan du Grand Berlin en 1920. En résulte une étendue protéiforme, entre polarités urbaines et profondeurs forestières ponctuées de nombreux lacs. La morphologie du grand territoire constitue un point d’entrée dans la compréhension de cette structure clairsemée que forme Berlin. Mais c’est finalement dans le détail du quartier, de l’îlot, de la parcelle que s’opèrent les ajustements sensoriels qui permettent alors d’éprouver l’amplitude des espaces libres à travers l’omniprésence de lieux interstitiels, qui, l’espace d’un instant, permettent de quitter le flot urbain. Par quels processus l’ouverture de ces brèches a t-elle été rendue possible? Comment sont-ils aujourd’hui perçus, vécus et traversés? Quel traitement, quel avenir pour ces espaces? 19
1.1. — Identification d’une singularité berlinoise ; la variété des espaces libres 1.1.1. – LE RESULTAT D’UN PROCESSUS DE STRATIFICATION / DÉ-STRATIFICATION — fin XIXème - début XXème ; Berlin, ville-astérie Au XVIIIème siècle, Berlin et ses 35 000 habitants paraît insignifiante face à de grandes métropoles comme Paris (500 000 habitants à la même époque) ou Londres (650 000 habitants). Au milieu du XIXème siècle, la ville connaît toutefois un pic démographique sans précédent. L’industrie y est de plus en plus performante, entraînant ainsi un exode rural soudain. En 1800, Berlin compte 172 000 habitants, contre 774 452 en 1872. La structure urbaine dépassée, développée jusqu’alors de manière anarchique n’a plus les moyens d’accueillir un nombre d’habitants toujours croissant. Un nouveau plan pour la ville est alors proposé par l’urbaniste James Hobrecht en 1862. La ville de Berlin devient
à travers cette nouvelle planification urbaine la plus dense du monde à cette époque. Celui-ci prévoit un nouveau tracé à très grande échelle sur les espaces périphériques du centre urbain, à l’extérieur du «Zollenmauer» (mur de douanes construit au XVIIIème siècle) dans les quartiers actuels de Wedding, Prenzlauerberg, Friedrichshain et Kreuzberg. À la manière des travaux d’Haussmann dont il semble s’inspirer, Holbrecht trace de grands axes radiaux autour du coeur historique, générant des îlots de très grandes dimensions (de six à huit fois plus grands qu’un bloc parisien). Ces îlots peuvent être densifiés à l’infini à travers le système des «Mietskasernen» (littéralement : casernes à loyers).
[Fig. 2] Plan Holbrecht, 1862 Pr Finn Geipel, 2015, Berlin : une ville à lire. [Fig. 3] Photographie, vue sur cour O. Ang, 1934, Bundesarchiv [Fig. 4] Photographie, les «Meyer’s Hof», Ackerstraße Photothek Willy Römer, bpk Kunstbibliothek, SMB
[Fig. 5] Photographie, un bloc berlinois vu de haut Dr. Hans Epstein, 1929, Wien & Leipzig Franz Gräffer, Kleine Wiener Memorien und Wiener Dosenstücke 8
traduit par mes soins 2
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Le modèle des Mietskasernen sera réemployé dans plusieurs villes d’Allemagne ainsi qu’à Vienne. Les bâtiments d’habitation sont disposés autour d’un réseau de minuscules cours reliées par des passages couverts. Leur dimension (5,34m x 5,34m) correspond à la largeur nécessaire au passage d’un ancien véhicule pompier. Les bâtiments sur rue sont pourvus de grands appartements largement éclairés. Ceuxci sont prévus pour les bourgeois. Les premières et deuxièmes cours accueillent les classes moyennes. Les dernières cours s’articulent autour de petits appartements vétustes prévus pour les ouvriers. Les rez-dechaussée sont occupés par les industries qui emploient ces derniers. Les conditions de vie se détériorent à mesure que l’on s’enfonce à l’intérieur du coeur d’îlot. Cette vision de la mixité sociale est alors associée aux pires maux de la ville du XIXème siècle. L’insalubrité et l’insécurité qui règnent au sein de ces blocs est sans pareille. Chaque cour combine sans rélle distinction d’espace un ensemble de fonctions incompatibles : les activités liées à l’industrie rencontrent jeux pour enfants et lessives de plein air.
«Nous ne pouvons plus supporter le caractère dépouillé, plat, monotone de ces espaces, l’absence de cours, de pièces à vivre, de lumière, d’air, cette étroitesse égoïste, cette économie fatigante et intéressée. Toute la magie domestique, toute la romance nous ont quittés ici.»8
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La hauteur des édifices est limitée à 20 mètres tandis que la largeur des rues est comprise entre 25 et 39 mètres. Le rapport entre ces deux dimensions crée la sensation d’un vaste espace vécu depuis la rue, qui contraste nettement avec le caractère étriqué des cours (à noter que les premières cours ouvertes sur la rue sont alors accessibles au public). Le système se veut rigide, inflexible et les vides urbains ainsi générés sont le fruit d’une programmation rationnelle. Ainsi se répètent indéfiniment les mêmes formes dans l’espace.
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Au sortir de la première Guerre Mondiale, l’Allemagne est à bout de souffle. Le pays est ruiné, l’ancien modèle politique est totalement discrédité. Les habitants sont à la recherche de nouveaux modèles politiques et sociaux, qui s’exprimeront dans un nouveau Berlin des années 20. La ville, soumise à un développement qui la dépasse, englobe à partir de 1920 à travers le plan du grand Berlin de nouveaux quartiers périphériques : Charlottenburg, Lichtenberg, Neukölln, Köpenick, Schöneberg, Spandau et Wilmersdorf, donnant à la ville ses limites définitives. Berlin couvre désormais 883km2, comprend 59 communes et 20 districts ruraux, héritant ainsi d’une étendue gigantesque qu’elle semble aujourd’hui encore, avoir peine à maîtriser. Elle devient à cette époque la plus grande ville du continent européen, et la troisième ville mondiale. Le «Jansen Plan» retenu lors du concours pour le Grand Berlin comprend la planification des futurs espaces construits, mais également un plan à part pour le développement
et la protection des espaces libres. Celui-ci prévoit deux ceintures «vertes» autour de Berlin, ponctuées de prairies, de jardins, de parcs et de forêts; la première, entourant le centre initial, la seconde, accompagnant les limites du vaste territoire urbain. Ce plan servira de référentiel tout au long du XXème siècle. Capitale culturelle de premier ordre, Berlin devient à cette époque le théâtre des avantsgardes et accueille les expérimentations des architectes du Bauhaus tels que Gropius, ou encore Wagner. Une véritable rupture est opérée face au modèle des Mietskasernen. C’est la naissance des «Siedlungen» (en français, cités). Ces cités s’organisent pour l’ensemble dans les derniers quartiers annexés à la ville. Les enjeux sont désormais différents: il s’agit d’offrir à travers une nouvelle organisation spatiale plus de justice sociale au sein du logement. Chaque habitant, sans distinction de classe, doit disposer d’air, de lumière naturelle et d’espaces de «nature» en quantité équivalente.
Plan Hobrecht Division Frontière 1869 Frontière 1920
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[Fig. 6] Plan du grand Berlin Dr Bruno Aust, 1996, Senatsverwaltung für Stadtentwicklung, [Fig. 7] Photographie personnelle ; cité du Schillerpark, septembre 2017 1929-1931, O. Salvisberg, B. Ahrends, W. Büning [Fig. 8] Photographie personnelle ; Onkle Toms Hütte, mai 2017 1926-1931, B.Taut, H. Häring, O. Salvisberg
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Les architectes s’attachent à créer des espaces urbains en symbiose avec la campagne environnante. Les constructions s’appuient sur la structure géomorphologique du lieu et intègrent les caractéristiques paysagères des sites sur lesquels elles s’établissent. La cour devient plus large, plus fonctionnelle, proposant désormais des jardins individuels mais aussi de véritables parcs paysagers collectifs. L’ensemble se détache volontairement de la rue, et produit son propre réseau de circulation et d’espaces libres. Les cités fonctionnent comme des machines autonomes, qui organisent l’espace à travers des séquences privées, semi-publiques et publiques. Les constructions aux formes multiples s’enchaînent dans les années 20 : Hufeisensiedlung, Onkle Toms Hütte, la cité jardin de Falkenberg, la cité du Schillerpark, la cité Carl Liegen etc. Berlin réussit alors un tour de force incomparable et devient pionnière en matière de logements sociaux mordernes. Sous l’ère hitlérienne, cette architecture jugée anti-nationale, sera interrompue. Elle reprendra à partir des années 50 dans le bloc de l’ouest. 8
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— 1945 ; Berlin, ville ruinée
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[Fig. 9] Photographie ; des enfants organisent une dînette improvisée sur l’Andreasstraße Cecil Newman, 1945, Stadtmuseum Berlin. [Fig. 10] Photographie ; construction de la Stallinallee Nico Jesse, 1960, repéré sur http://architekturmeldungen.de [Fig. 11] Photographie ; Plattenbauten de la «Wohnungsbauserie 70» dans le quartier Est de Marzahn Bezirksmuseum Marzahn-Hellersdorf e.V., 1984
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En 1945, Berlin est un champ de ruines. Si la capitale n’est pas la ville la plus dévastée d’Allemagne par les bombardements alliés (à l’instar de Dresde), on estime tout de même que la moitié de la ville est à reconstruire. Apocalyptique, le paysage urbain d’aprèsguerre voit ses habitants errer parmi les décombres où planent les fantômes de son riche passé. Des bâtiments d’antan, il ne reste que quelques pans de murs éventrés qui soulignent avec peine les grandes lignes structurelles qui ont marqué la ville jusqu’alors. Les séquelles morales et la honte de cette ville coupable, que personne ne plaint et où personne n’a le droit de se plaindre, deviennent alors bien plus douloureuses et profondes que les dégâts physiques. La gestion des décombres est entreprise par les «Trümmerfrauen» (femmes des ruines). Premières figures positives de cette
période d’après-guerre, les Trümmerfrauen (que l’on estime à 60 000, veuves ou mariées à des prisonniers de guerre) se sont chargées avec leurs moyens dérisoires de transporter vers l’extérieur de la ville près de 75m3 de ruines. Ainsi sont érigées les «Trümmerberge» (montagnes de ruines), recouvertes pour la plupart de terre et d’arbres pour devenir de nouveaux parcs publics. Les Trümmerfrauen incarnent un renouveau dans la culture berlinoise et amorcent un processus d’initiatives citoyennes spontanées propres à Berlin. La ville surdensifiée laisse alors place à de grands espaces vides non qualifiés, de larges terrains vagues où tout devient possible. Si la plupart de ces brèches seront par la suite rebouchées, les stigmates de la guerre restent, aujourd’hui encore, largement lisibles sur l’ensemble de l’espace urbain.
RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
— 1945 - 1989 ; Berlin, ville divisée Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, Berlin est divisée, à l’image du reste du pays. Les quatre alliés victorieux (Les Etats-Unis, la Russie, la France et le Royaume-Uni) se partagent le territoire urbain. Les destructions alors opérées vers la construction d’un nouveau Berlin sont au moins aussi importantes que celles causées par la Guerre. Rapidement, les profondes divergences politiques entre Russes et Occidentaux conduisent à l’isolement et à la séparation des territoires de la ville. Le blocus de la partie Ouest, une île au coeur de la nouvelle Allemagne de l’Est, est mis en place par les soviétiques. Pour faire face à un exode massif des populations de l’Est vers le territoire Ouest, un mur de 155 km de long est érigé en août 1961 autour de l’enceinte occidentale. Cette frontière physique marque une véritable rupture dans l’histoire de Berlin et va conduire à la construction déjà partiellement entamée d’une entité urbaine géminée. De part et d’autre, les politiques urbaines restent très actives et visent à manifester la puissance d’une idéologie à son voisin.
La partie est est dessinée selon les principes urbains dictés par Moscou et décrits dans les «seize principes de l’urbanisme» annoncés comme une anti charte d’Athènes. Le premier grand chantier a lieu sur l’ancienne Große Frankfurter Straße, rebaptisée Stallinallee en 1949, puis Karl-Marx Allee en 1961. Il s’agit d’une rue de 89 mètres de large bordée par un alignement de grands bâtiments de logements à l’ornementation riche. Construit par les habitants eux-mêmes, l’axe, véritable instrument de glorification, est destiné à accueillir les futures parades militaires du régime. Il représente la seule pièce urbaine dans le style purement stalinien. Toutefois, l’ensemble des reconstructions menées dans la partie orientale vise à redéfinir la ville à travers un réseau structurant de places, de grandes rues et d’édifices publics. L’espace privé, de même que l’idée de la dissolution de la ville défendue par les modernistes sont rejetés. Néanmoins, les contraintes budgétaires astreignent sérieusement les ambitions de l’État. De nombreux espaces resteront en friche jusqu’à la Réunification, et le modèle des Plattenbau (logements préfabriqués), héritier des cités modernes, deviendra une réponse efficace et à moindre coût pour le relogement de la population est-berlinoise.
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À l’Ouest, les organismes officiels d’aménagement organisent en 1957 la première exposition internationale d’architecture de la ville : l’Interbau. 53 architectes de renom et 10 paysagistes occidentaux sont invités à laisser libre cours à leur imagination sur un vaste espace de 18 hectares entièrement détruit par les bombardements alliés, à proximité du Tiergarten : le Hansaviertel. Dans la lignée des cités résidentielles des années 20, le Hansaviertel se compose d’un ensemble architectural composite, formé de 36 bâtiments aux formes, couleurs et dimensions variées, implantés librement au coeur de ce grand parc paysager. Du point de vue urbain, le projet du Hansaviertel diverge fondamentalement avec celui de la Stalinallee et ses blocs de logements qui longent la rue de manière disciplinée.
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Présenté comme démocratique et modèle pour ce qui devait devenir «la ville de demain», le projet essuie toutefois de nombreuses critiques. L’architecture et l’urbanisme modernes s’essouflent peu à peu, au profit d’une régéneration urbaine douce, s’appuyant sur le tissu bâti ancien. La seconde exposition internationale d’architecture de 1987 (l’IBA) renonce à la création d’une architecture horssol et encourage un travail de couture urbaine à l’échelle même de l’îlot. Une véritable opération de médiation avec les habitants, même les plus marginaux, s’instaure.
Mais au-delà des aménagements institutionnels, une population engagée travaille de manière informelle, parfois illégale à l’appropriation des entre-deux délaissés ou des immeubles abandonnés de l’ouest de la ville. Ces interventions spontanées et militantes vont devenir le symbole d’une libération des modes d’usage de la ville. Ces pratiques habitantes alternatives et décomplexées vont avoir un écho retentissant à travers le reste du monde, et attireront après la Réunification une horde d’artistes du monde entier, en soif de liberté.
[Fig. 12] Plan ; Hansaviertel, Interbau57 Repéré sur http:// stadtentwicklung.berlin.de [Fig. 13] Photographie ; Habitats mobiles des terrains vagues Burkhard Kehl, Weserstraße, 39., 1989
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— 1989 - à nos jours ; Berlin, ville réunifiée Pinson Gaëlle, La «reconstruction critique» à Berlin, entre formes et idéologies», le Visiteur, n6, 2000, pp. 130-155 8
[Fig. 14] Photographie ; Hausvogteilplatz (partie Est de Berlin), 1995 B. Esch.Markowski, Landesarchiv [Fig. 15] Photographie ; Hausvogteilplatz (partie Est de Berlin), 2013 DSK Deutsche Stadt- und Grundstücksentwicklungsgesellschaft
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La division de la ville prend fin dans la nuit du 9 novembre 1989 avec la chute du mur. La liesse populaire va alors faire place à un lent processus de réunification encore en cours aujourd’hui. Le défi est colossal : redonner à la ville un visage unitaire tout en ouvrant un dialogue entre les architectes et urbanistes de chaque côté. Les enjeux sont désormais différents ; il ne s’agit plus de réparer les dégâts matériels causés par la Guerre, mais bien de réparer les erreurs commises pendant la Guerre Froide. Les idées formulées avec l’IBA de 1987 à l’Ouest sont reprises pour constituer les grands principes de «la reconstruction critique». Cette nouvelle approche urbaine tend à redensifier la structure parcellaire héritée, intégrer les différentes couches historiques et la mémoire de la ville dans les constructions à venir, et à éloigner les friches
du centre-ville afin d’éviter d’en faire «un champ d’expérimentation et d’urbanisme utopique»8. La reconstruction critique demeure pourtant fragile, ne parvenant pas à s’imposer comme un véritable programme urbain. Incapable d’intervenir en profondeur sur les fonctions et leur répartition, elle ne peut rien contre la pression toujours plus grande des investisseurs qui voient en Berlin une source lucrative de revenus. Hans Stimmann, directeur des services d’urbanisme à la fin des années 90, réduit la reconstruction critique à un ensemble de normes architecturales et stylistiques (hauteur des constructions, matériaux de façades...), sans réelle base urbanistique (limites de densité, restrictions sur le coefficient d’occupation des sols etc.).
Un retour progressif à la tradition est par ailleurs opéré. Les signes de l’urbanisme communiste sont masqués, lorsqu’ils ne sont pas complètement supprimés, et la ville moderne est vivement blâmée. Les nouvelles constructions doivent constituer des références directes à un Berlin pré-1945, combler les brèches de sorte à reformer les îlots d’antan et redonner à la rue son rôle structurant. Quelques bâtiments contemporains voient tout de même le jour (l’ambassade française de Portzamparc, le Reichstag de Foster, la Philip-Johnson-Haus de l’architecte du même nom...) mais dans ce contexte, aucune excentricité n’est tolérée. La reconstruction critique fait alors l’objet de nombeux reproches de la part des Berlinois (anciens «ossies», squatteurs, populations modestes évincées du centre-ville...), de la presse et du monde culturel.
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— Vade-mecum ; vers une compréhension des fondements majeurs
La fabrique de la grande variété d’espaces libres berlinois et leur maintien relatif semblent trouver quatre fondements majeurs : - la déconstruction traumatique et brutale de l’espace suite aux bombardements de 1945, puis aux nombreuses démolitions consenties durant la Guerre Froide qui ont largement évidé les blocs urbains et sont à l’origine de délaissés divers. - la multiplicité, voire l’antagonisme des regards sur la ville qui se sont très rapidement succédés et se sont exprimés à travers des dispositions urbaines et architecturales hétéroclites - la politique de protection des espaces libres mise en place dès 1910 avec le «Jansen Plan» qui a ouvert la voie à une série de futurs plans de protection des paysages (le plan général des espaces libres en 1929, le LaPro de 1989, le plan de protection des eaux de 2009...) - une mobilisation importante des Berlinois dans la protection de ces «vides urbains» à travers une pratique alternative de ces espaces ainsi que la mise en place d’actions militantes (pétitions, squats etc.)
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[Fig. 15] Plan ; Berlin, 1940 - en rouge, la projection du projet d’Albert Speer, architecte d’Hitler [Fig. 16] Plan ; Berlin, 1953 [Fig. 17] Plan ; Berlin, 1989 - en rouge, l’étendue du no man’s land [Fig. 18] Plan ; Berlin, 2014
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Senatsverwaltung für Stadtentwicklung und Wohnen repérés sur http:// stadtentwicklung.berlin.de
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1.1.2. – L’INTERSTICE EN QUESTION Parmi cette mosaïque d’espaces ouverts se sont organisés des vides institutionnalisés, des vides privés, des vides publics dont l’évidence du statut annonce directement à son visiteur quelle posture adopter et quelles activités lui sont permises, ou non. Il demeure pourtant à Berlin un ensemble de lieux qui semblent ne pas mener d’autre projet que celui d’exister. Souvent privés, mais néanmoins ouverts au public, ces lieux s’enrichissent au petit bonheur la chance d’une succession d’usages pérennes ou éphémères, souvent informels et détournés ; terrains vagues, alentours de bâtiments abandonnés, cours ouvertes, abords de voies ferrées, dents creuses, pieds d’immeubles en friche, passages...
Difficiles à catégoriser, ces espaces peuvent être partout, et nulle part à la fois. Ils restent sujets à débat. Leur définition n’est certainement pas unanime et leur statut d’interstice peut disparaître à tout moment au profit d’une planification, d’une régulation de leurs usages et d’une organisation par la clôture. La condition d’existence de l’interstice demeure fragile. Pour tenter toutefois de donner des «contours» à ces espaces, il s’agira de les confronter à différents prismes ; cinématographiques, théoriques, politiques, mais aussi de comprendre leur statut au sein d’une ville qui cherche aujourd’hui à s’organiser.
— portées symboliques du lieu interstitiel à travers le cinéma Leur caractère désuet, accidentel et décati fascine. En grande partie hérités de la guerre (mais pas uniquement), ces interstices sont mis en scène dans une série d’oeuvres cinématographiques réalisés dans Berlin Ouest ; parmi elles «Allemagne, année zéro» de Roberto Rosselinni ou encore le célèbre film de Wim Wenders intitulé «les ailes du désir» et tourné en 1987. Sujet principal de ces longs-métrages, le terrain vague invite à des temps de contemplation, d’introspection, d’errance et de poésie. Ces grandes étendues fantomatiques sont chargées du souvenir des protagonistes mélancoliques qui s’y déplacent lentement. Dans les «ailes du désir» («der Himmel über Berlin» dans sa version originale), le réalisateur multiplie les points de vue (entre ciel et terre), comme autant de portes d’entrées par lesquelles le spectateur est invité à plonger dans les plis, les coins et les recoins d’un tissu urbain froissé.
[Fig. 19] Capture de film ; «les ailes du désir» Wim Wender, 1987, 43’’02 Michel Foucault Des espaces autres, 1994, dans Dits et Écrits : 19541988, t. IV, Paris éditions Gallimard, pp. 752-762 9
Michel Foucault Op. cit 10
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— hétérotopie - analogie L’interstice, en tant que «contre-espace» ou «espace d’entre-deux» rappelle en partie le principe d’hétérotopie développé par Foucault en 1967 lors d’une conférence intitulée «des espaces autres». Le philosophe caractérise l’hétérotopie selon six grands principes. Le premier énonce le caractère déviant des usagers du lieu, par rapport à une norme sociétale donnée. Foucault cite les prisons ou les asiles psychatriques comme exemples de lieux où est enfermée une part marginale de la société. Sans chercher à comprendre ce qui se cache derrière l’idée d’un «standard comportemental», l’analogie avec l’occupation de certains de ces interstices par une population jugée discidente (squatteurs, urbexeurs etc.) pourrait être opérée ici.
Le deuxième principe admet l’idée d’une modification de l’espace au cours du temps. Les éléments en place peuvent être remis en question, s’adapter ou se transformer en réponse à une nouvelle situation ou à un changement de paradigme. La modification du regard porté sur les espaces en friche, que l’on retrouve souvent dans les lieux interstitiels, constitue un bon exemple de la façon de «faire fonctionner d’une façon très différente une hétérotopie qui existe et qui n’a pas cessé d’exister». 9
Le troisième aspect de l’hétérotopie évoque son pouvoir de «juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces (...) qui sont en euxmêmes incompatibles»10. L’interstice, à priori sans ordre, sans fonction spécifique assignée, ouvre un espace de médiation entre des usages qui, généralement, ne s’exercent pas mutuellement ; reconversion d’une friche industrielle en jardin potager, jeux pour enfants à proximité directe d’un chantier etc.
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Le quatrième principe inscrit l’hétérotopie dans la juxtaposition de temporalités différentes. Il y’aurait ici l’idée d’un lieu qui porterait en lui l’accumulation du temps, ou qui au contraire pourrait accueillir la manifestation du temps «dans ce qu’il a de plus futile, de plus passager, de plus précaire, et cela sur le mode de la fête»11 .Tant dans la première acception que la seconde, la manifestation d’un, ou de plusieurs temps «autres» s’exprime pleinement dans le lieu interstitiel berlinois ; porteur des stigmates de la guerre, lieu d’accueil pour fêtes foraines ou territoire de festivités illégales etc.
L’interstice peut également trouver un écho dans le cinquième principe, qui annonce l’hétérotopie comme un lieu dans lequel on entre et on sort selon un protocole de passage. On pense alors à ces grillages torturés, à l’aventure du parcours processionnel, presque initatique qui mènent au terrain vague, au bâtiment abandonné, au chantier etc., mais également, sous des formes plus conventionnelles, au porche ou au portail ouvert marquant l’entrée de la cour, du passage...
Michel Foucault Op. cit 10
Le sixième principe, et non des moindres, établit un rapport entre l’hétérotopie et les espaces restants. Ce sont des lieux qui organisent «l’illusion» (les missions jésuites d’Amérique du Sud par exemple), ou qui au contraire, dénoncent l’illusion du monde réel. Il peuvent également s’exprimer au titre d’une compensation : «des lieux qui s’opposent à tous les autres, qui sont destinés en quelque sorte à les effacer, à les neutraliser ou à les purifier. Ce sont en quelque sorte des contre-espaces […] les enfants les connaissent parfaitement» 10 : le grand lit des parents transformé en tipi indien, le grenier devenu donjon de château-fort etc. Ce sixième principe ne s’applique pas uniquement aux espaces de marge à Berlin, mais bien à l’ensemble des espaces libres sous la forme d’un détournement d’usages.
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Michel Foucault Le corps utopique, les hétérotopies, 2009, Paris : Nouvelles éditions Lignes, pp. 24 11
[Fig. 20] Photographie retouchée par mes soins ; Designer Outlet Berlin, Wustermark repéré sur https://www. berlin-welcomecard.de. * «Allons faire les boutiques chérie!»
RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
— L’espace intermédiaire ; quésaco? L’interstice se distingue de l’ensemble des vides urbains par l’indéfinition relative de son statut. L’interstice, lorsqu’on le traverse, dissimule sa situation à travers une myriade d’indices contradictoires ; ici, une place de parking attitrée marque la propriété de l’espace, là une fontaine doublée d’une assise se présentent, accueillantes, au passant. La diversité des fonctions qui se développent au sein d’un même lieu de même que les glissements de sens rapides et successifs (d’un lieu
public qui devient privé au lieu privé qui devient public) troublent la perception du visiteur ainsi que les commodités d’usages. Si ces espaces tiennent tout de même une place dans la division de la ville (qu’ils soient privés, publics, ou semi-publics), c’est la confusion qu’ils provoquent chez le visiteur qui devient intéressante. Celle-ci est susceptible de générer des comportements curieux au sein de ces lieux, des situations parfois cocasses et des rencontres inattendues.
S’il est difficile de catégoriser ces espaces de marge, on peut toutefois constater que la plupart d’entre-eux possèdent un statut dit «semi-public». Je distingue ici deux interprétations possibles de cette notion. La première propose une traduction conventionnelle du terme. L’espace intermédiaire est alors un espace privé ou public régi par des règles de libre accès avec d’éventuelles restrictions en terme d’horaires et de comportements tolérés. Différentes règles d’appropriation entre les acteurs qui occupent le lieu s’y appliquent. Au sein même de cette première catégorie émergent deux sous-ensembles. Le premier renvoie à la dimension lucrative de l’espace semi-public, conçu et géré uniquement sur la base de rentabilité «plaçant la programmation des usages et l’aspect commercial au-dessus de la préoccupation d’offrir des lieux de rencontre et d’usage fortuits et spontanés. Ce type d’espaces se décline sous la forme de plazzas, de galeries ou de passages, de centres commerciaux, d’outlet shopping villages»11. Présenté comme un lieu de confusion dans lequel les usages ne peuvent être clairement définis, l’interstice ne renvoie pas à cette dimension du semi-public qui implique ici une division rigoureuse des fonctions ainsi qu’une détermination sous-jacente des relations sociales envisagées.
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Le deuxième sous-ensemble concerne les lieux qui, au contraire du premier, sont voués à des usages non lucratifs. Ces espaces sont généralement associés à la résidence, et fonctionnent comme des transitions entre une situation du «dedans», de l’intime, du familier et du «dehors». L’ouverture partielle de ces coeurs d’îlots au tout venant s’explique généralement par une mixité d’usages au sein des bâtiments, caractéristique de la ville de Berlin depuis le XIXème siècle (les logements rencontrent services publics, artisanats et bureaux en rez-de-chaussée) ou par l’inscription d’un urbanisme moderne qui s’est attaché à ménager ces espaces d’entre-deux. Ainsi
le promeneur extérieur fera t-il certainement preuve de retenue dans cet espace perçu comme un prolongement de la sphère intime des résidents du lieu. Ces derniers manifesteront au contraire leur aisance à travers un rituel de passage bien établi (stationnement du véhicule, relève du courrier, tri des déchets, sortie du chien et/ou des enfants...) et ses instants de sociabilité avec le voisinage. Les divers degrés de familiarité avec cet objet multifacette sont à la source de situations imprévisibles et ouvrent un champ d’expérimentations exaltant. À ce titre, ces espaces accèdent au statut d’interstices urbains tels que je les définis.
[Fig. 21] Photographie personnelle; entrée de la Schlesische Straße 12, accès régulé, mars 2018 [Fig. 22] Photographie personnelle; intérieur de la Schlesische Straße 12 mixité d’usages en coeur d’îlot (logements dans la première cour, garage et bureaux dans la seconde cour), mars 2018 [Fig. 23] Photographie des abords de l’ancien centre aquatique «Blub»
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Une deuxième interprétation, plus personnelle, du lieu semi-public concerne l’ensemble des espaces privés (de types ruines, chantiers, friches industrielles) identifiés comme tel à travers un système de protection souvent précaire (grillages malmenés par le temps et les passages, densité végétale...), qui ouvrent par endroit de fines brèches permettant l’accès aux plus téméraires. Bien qu’illégales, ces pratiques sont à considérer et proposent une nouvelle lecture de la formule «semi-publique». Véritables territoires d’appropriation, ces lieux sont marqués par l’empreinte des visiteurs clandestins (graffitis, détournements, déplacements d’objets...), exprimant ici plus que partout ailleurs, une rencontre entre sphères publiques et privées.
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2015, Neukölln, repéré sur http://www.abandonedberlin.com.
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— ce qu’en dit l’institution ; scénarios d’avenir L’interstice se présente sous des formes spatiales variées dont les enjeux, le rôle et la fragilité diffèrent. De fait, il n’est pas possible d’imaginer un devenir commun pour l’ensemble de ces espaces, mais les grandes lignes de la politique d’aménagement actuelle permettent d’entrevoir le futur possible des espaces les plus menacés.
Par leur relative indéfinition, leur manque d’organisation et le potentiel foncier qu’ils comportent, ces espaces deviennent des objets de convoitise en plein coeur d’un Berlin de plus en plus attractif et se trouvent ainsi fragilisés. Par ailleurs associés à des actes de vandalisme et de dégradations, certains de ces lieux (terrains vagues, dents creuses, bâtiments et alentours en ruine notamment...) peuvent pâtir d’une image très négative auprès d’une part de la population. Certains interstices couvrent une superficie très vaste (on pense notamment à l’ancien aéroport Tempelhof) et nécessitent de fait une prise en main prioritaire, des réglementations spécifiques et adaptées qui, généralement, annulent le charme de l’abandon ; le prix à payer pour garantir leur survie. Ils quittent alors leur rôle d’interstice pour se transformer en espace public établi. On peut citer ici :
- le Natur-Park Südgelande, ancienne friche ferroviaire laissée à l’abandon pendant cinquante ans, partiellement réamenagée et ouverte au public en 1999 - le Mauerpark, ancienne section du no man’s land transformé en parc public, accueillant tous les dimanches un vaste marché aux puces et un karaoké très réputé - le Spreepark, ancien parc d’attractions issu de la RDA et fermé en 2001, en cours de conversion vers la création d’un espace de «nature urbaine» doublé d’un programme d’art et de culture La mise en place de tels projets laisse généralement place à des temps de concertations publiques, sous la forme de réunions visant à récolter les points de vue habitants, à présenter les équipes de maîtrise d’oeuvre ainsi que le projet envisagé.
Un autre moyen de pérenniser ces lieux tient dans la mise en place d’usages intermédiaires spontanés (traduction risquée du terme «Zwischennutzungen» en allemand). Ils participent d’une nouvelle forme de sociabilité en ville et permettent une modification de la perception des habitants et institutions alentours sur ces lieux. Ces projets incongrus ont fini par marquer profondément l’identité de la ville, si bien, qu’ils disposent désormais d’un certain nombre d’outils législatifs qui leur sont propres («les contrats d’utilisation temporaire», les «contrats d’entretien», «les contrats de développement urbain» etc.). Ces contrats établis entre des initiateurs de projets (souvent représentés par des associations) et les propriétaires de la parcelle règlent les questions d’usages et de durée d’occupation. Ils visent à assurer un rapport harmonieux entre tous les acteurs de l’espace concerné. On peut notamment citer le projet de la Haus Schwarzenberg au coeur du Berlin historique, lancé par une association à but non lucratif en 1995 dans un réseau de petites cours reliées par des galeries qui regroupent aujourd’hui boutiques de designers, ateliers d’artistes, bar, cinéma et expositions. Le contrat entre le bailleur et l’association a été renouvelé en 2015 pour la troisième fois, assurant la préservation du lieu et de ses activités jusqu’en 2025.
[Fig. 24] Photographie ; Haus Schwarzenberg 2016, Mitte, repéré sur http://www.mapofjoy.nl
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La lecture analytique opérée jusqu’ici aura permis de dégager les lignes de force qui caractérisent l’interstice urbain, tel que je me le figure : - un espace qui, à première vue, échappe à l’évidence du statut public ou privé et s’enrichit à ce titre de relations et d’événements imprévus - un espace de traversées parallèles, qui permet de s’extraire un instant du réseau viaire - un espace hétérotopique - un espace qui tolère les transformations, même rapides et qui traduisent sa capacité d’adaptation
[Fig25] Photographie d’un terrain vague et sa grande roue, Mitch Epstein 2008, Potsdamer Platz
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1.2. —L’interstice vécu 1.2.1. – LA GRANDE TRAVERSÉE. RÉCIT D’OUEST EN EST.
Cette nouvelle partie s’attachera à confronter une réalité théorique à une expérience tangible et sensible du terrain. Armée d’une boussole, de bonnes chaussures et de vêtements chauds, je me mets en marche. Mon intention vise à livrer un récit d’atmosphères personnel à travers une dérive partiellement maîtrisée dans la ville. Je dirige mon regard selon un axe est-ouest légitimé par sa logique historique. Deux contraintes viendront orienter mes pas : suivre dans la mesure du possible une direction donnée (l’est), puis s’échapper de l’espace-rue en m’infiltrant dans ses percées.
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La date : vendredi 23 février 2018 L’heure de départ : 14h30 Le temps : 0 degré. Ciel parfaitement dégagé. Air frais et sec. Point de départ (anticipé) : Station de S-Bahn 41/42 Jungfernheide Point d’arrivée (non-anticipé) : Station de U-Bahn 8 Voltastraße Nombre de pas : 18 231 Nombre de kilomètres : 12,6 Temps de parcours : 3 h 19
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RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
- Conte d’interstices J’identifie rapidement mon premier point de chute : la station de Sbahn Jungfernheide, au Nord Ouest de Berlin. Moins coutumière de cette partie de la ville que de sa voisine orientale où j’ai trouvé refuge en août 2016, je m’interdis d’entamer ma promenade dans des lieux déjà traversés, empreints de souvenirs et d’attentes particulières. Je désire me laisser surprendre, ne pas rebattre les mêmes sentiers, éviter rigoureusement les endroits qui me réconfortent.
Dès ma sortie de la station de train, je suis amusée par la gratuité et l’exotisme de cette expérience nouvelle qui me rappelle l’excitation des départs en vacances. Une dizaine de mètres parcourue, et me voilà déjà face à un premier résidu spatial. De minuscules jardins mouchetés de cabanes en bois s’alignent le long des rails. Une grille torturée m’empêche leur accès, mais une ferme volonté franchirait la limite sans grande difficulté. Fourbi de situations, bric-à-brac d’objets du quotidien dessinent une composition spatiale à la fois fébrile et explosive ; cages à oiseaux, miroirs, lampadaires d’intérieurs, bacs à sables, éclats de verre, fauteuils mités...Des boîtes aux lettres à l’entrée de chaque parcelle indiquent le nom du propriétaire du lieu. Je ne parviens pas à identifier si des gens habitent ces cabanes silencieuses pourtant trivialement décorées. Le crépitement des flammes cinquante mètres plus loin attise ma curiosité. Le feu provient d’un petit réchaud portatif devant lequel un vieux monsieur, assis sur sa chaise pliable, se réchauffe les mains. Plus loin, l’évidence de la rue m’invite à poursuivre mon chemin. Mais un petit sentier, qui se faufile entre un bâtiment d’habitation et le talus qui soutient les rails du train m’encourage à détourner mes pas. Je traverse un espace qui manifeste sa résidentialité à travers des aires de jeux pour enfants, des bancs, des haies dispersés dans de grandes cours amples qui se glissent entre des lignes parallèles d’habitations en R+4. Deux caddies attendent leur propriétaire devant l’un des accès principaux de l’immeuble.
La lumière qui se reflète sur les façades est crue, tandis que la densité des buissons à leur pied forme une masse sombre et confuse. Plus loin, deux possibilités d’échappement : une nouvelle cour ouverte ou un passage dont l’issue m’est encore inconnue. La boussole tranche: cap à l’est, ce sera le sentier. Je contourne l’écharpe formée par l’immeuble qui obture les vues vers la suite de l’aventure et découvre une large route sur laquelle se succèdent des camions qui transgressent manifestement les limitations de vitesse exigées en agglomération. De l’autre côté de la route, deux ouvertures s’offrent à moi. D’un côté : un petit escalier en pierre me propose de franchir le talus qui me permettra de poursuivre ma route le long des rails, à mes risques et périls. Mon manque d’audace me stoppe net. Me voilà face aux premières limites de l’expérience. J’admets ma fraude, mon imposture au protocole pré-établi et poursuit ma promenade sur le trottoir qui longe la route turbulente. Au premier carrefour, je me déporte vers l’est. Je longe alors un haut grillage métallique qui me maintient à distance du bal des tractopelles qui se déroule sur un terrain accidenté. De l’autre côté de la rue, une voie discrète exhorte les promeneurs. Marqué par un portail d’entrée entrouvert, ce petit axe ne signale pas avec clarté ses ayants-droit. Je m’y infiltre et pénètre alors un univers familial et bucolique. De petites cellules jardinées bordent le sentier. Chaque parcelle possède son lot de curiosités et raconte sa propre histoire ; ici une piscine coquillage investie par un couple de corbeaux, là des boules rescapées de Noël
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suspendues sur un portillon en bois. Je serpente d’un sentier à l’autre et m’émerveille de la poésie domestique des lieux. La ville me dévoile ostensiblement ses secrets les mieux gardés. Ma méthode d’exploration semble être jusqu’alors, un succès. Je quitte l’île des jardins par un chemin en pente, partiellement recouvert de pavés abîmés, cerné sur son côté gauche par un bâtiment de bureaux gris, massif, qui bouleverse l’échelle intime des lieux. De l’autre côté du chemin, j’aperçois la mosaïque des closeries subitement interrompue par une suite irrégulière de murs aveugles, témoignages vraisemblables d’une destruction passée qui justifierait l’existence du lieu que je suis en train de quitter. Derrière ce tablier bâti en dents de scie, je retrouve la frénésie urbaine pleinement exprimée dans l’espace de la rue. Quelques mètres parcourus sur les trottoirs vibrants de la Kaiserin-Augusta-Allee et me voilà déjà invitée à dévier mes foulées vers un vaste coeur d’îlot carré ceinturé de hauts bâtiments d’habitation en briques rouges qui ne sont pas sans rappeler le caractère post-industriel qui se manifeste par touches dans la ville. Les entréees et sorties de l’îlot s’opèrent en deux points différents, tous deux connectés toutefois à la même rue. Mes pas croisent ensuite le cours de la Spree qui agit comme une force tranquille et inébranlable, parcourant la ville de part en part. J’enjambe la rivière par le pont prévu à cet effet, et poursuit mon chemin dans la même rue à allure régulière. Une deuxième cour m’appelle. Puis une troisième. Toutes me proposent des voies sans issues et me ramènent systématiquement au même espace-rue. L’heure tourne, et si je souhaite traverser le territoire est de la ville avant la tombée de la nuit, je dois presser le pas. Soudain, mon regard est attiré par un grand panneau d’affichage sur lequel l’inscription «Stadtumbau» (reconstruction de la ville) indique un chantier à venir. Le site d’accueil de la construction future s’ouvre généreusement sur la rue. Je le traverse dans sa profondeur et découvre une école primaire vidée de ses élèves. Les façades du cube de béton armé ont été investies peu de temps avant mon passage par des graffeurs urbains. Chaque mobilier implanté sur la parcelle devient support de création. À mesure de ma progression, le ronflement des moteurs automobiles qui paradent dans la rue que je viens de quitter laisse place aux cris gaillards d’adolescents qui s’affrontent en équipes autour d’un ballon rond.
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RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
Une haute clôture m’interdit l’accès au parc où se déroulent les réjouissances sportives. Je devine que son entrée principale se situe à quelques encamblures de ma position. La frontière métallique me fait rebrousser chemin. Je sillonne la même parcelle en sens inverse, en essayant toutefois d’identifier de nouveaux éléments, pour minimiser les sensations de déjà-vu. Je note deux nouvelles curiosités : le contact de la clôture avec la parcelle voisine et des différents arbres qui la longe, entre lesquels une relation charnelle semble se créer, puis la présence d’une chaise en lévitation, prise au piège d’un capharnaüm de grillages métalliques entremêlés. Contrainte et forcée, je retrouve la Kaiserin-Augusta-Allee. Je marche sans relâche à la recherche d’une nouvelle échappée surprise au sein de cette rue qui n’en finit plus. Mes prières sont entendues. Une masse végétale se détache dans le lointain. Je m’approche, et emprunte un petit chemin de terre, enjambe quatre marches, pour finalement retrouver une vieille amie : la Spree. Je longe ses berges paisibles éclairées d’une lumière vive. J’y rencontre un jeune homme à la trentaine bien entamée dont l’activité postméridienne consiste à nourrir des mouettes veinardes de soufflés apéritifs aux cacahuètes. Je remarque que la rivière jette des reflets scintillants dans les verres fumés de ses lunettes de soleil qui finiront par croiser mon regard. L’engraisseur de volatiles me propose alors à mon tour quelques friandises salées. Je refuse poliment et m’amuse de cette situation cocasse. Une centaine de mètres plus loin, l’expérience ouverte au grand public sur les bords de Spree s’interrompt brutalement. Les berges appartiennent désormais aux hommes d’affaires qui habitent la semaine l’immeuble de bureaux qui se dresse fièrement devant moi. Je retrouve mon axe linéaire, qui depuis tout ce temps, a certainement changé de qualificatif. Une nouvelle cour vient percer le linéaire de façades bâties. Je traverse un premier porche dans lequel sont accrochées des plaques indiquant le nom des différentes firmes qui se partagent la parcelle : bureaux d’architectes, salons esthétiques, compagnies d’assurances... Une sculpture inca scénographiée sur un carré de pelouse rase m’accueille dans la première cour. Des néons verticaux d’une couleur bleue électrique ponctuent le chemin et m’invitent à traverser un second porche. Je déambule, de galerie en galerie. J’en comptabilise cinq au total. La dernière achoppe sur un grillage métallique qui devient le motif récurrent de cette promenade et la source de nombreuses frustrations. Je fais à nouveau machine arrière pour retrouver l’espace public.
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Lassée de revenir sans cesse sur mes pas depuis plusieurs kilomètres, je réalise que mon parcours suit une trajectoire sinusoïdale, là où je l’avais imaginé fluide et linéaire. Je souhaitais percer la ville selon de nouvelles modalités. Malgré cet instant de découragement, je reprends vite pied et décide de laisser encore une chance au succès de ma démonstration.
Je pénètre une nouvelle cour profonde, ample, souple aux façades teintées d’une couleur safran. Plus loin, un nouveau bloc carré perce la rue d’un côté. Les jeux pour enfants, les mobiliers d’assises, le marquage au sol sont imprimés de couleurs pastels délavées. Ici encore, aucun de ces espaces n’est entièrement traversant. Je décide finalement de truquer mon protocole et de ne plus m’aventurer dans chacune des cours qui se présentent à moi, tant les sollicitations sont nombreuses. Je n’ai pas quitté le quartier de Moabit depuis ma sortie du S-Bahn, deux heures auparavant. La rue prend progressivement de l’épaisseur. Bientôt, je vais pouvoir circuler sur une grande plateforme centrale qui sépare les deux voies de circulation. Une pelouse fraîchement tondue s’y développe. Toute sortes d’activités s’y déroulent, certaines légales, mais pas toujours. Une grande variété de mobiliers urbains rythment le trajet du promeneur. Il y’en a de toutes les formes, de toutes les matières, de toutes les couleurs. Je suis impressionnée par l’infinie diversité des modules récréatifs développés pour les moins de douze ans. Ce n’est pas la première fois que je remarque la place privilégiée offerte aux enfants dans la ville, mais celle-ci s’exprime ici avec emphase. Au milieu de ce couloir enherbé s’élance un clocher de briques. Son avant-place fait office de pépinière pour les jeunes sapins de Noël qui orneront les appartements berlinois au réveillon de Noël 2018. Cet axe central est-il compris dans l’espace de la rue? Correspond-il à ces espaces de marge tels que je me les représente? Si l’apparente incertitude du lieu, de ses activités et de ses objectifs m’en donne l’illusion, je comprends
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qu’elle ne suffira pas à qualifier cet espace «d’interstitiel». La pregnance de la rue y reste marquée et l’évidence de son statut public ne me permet pas d’entrevoir cet espace comme celui de l’entre-deux. Il n’en reste pas moins qualitatif, mon propos ne visant pas à fournir une vision binaire entre «la poésie du lieu interstitiel» et la «banalité d’un espace public sous gouvernance». L’espace suivant me donne du fil à retordre. L’entrée d’une grande résidence hospitalière flanquée d’une barrière automatique qui contrôle les entrées et sorties de véhicules m’interpelle. Ville dans la ville, je m’infiltre dans une machine stricte et autonome ; une place pour chaque chose et chaque chose à sa place. Rien n’est fait pour que le promeneur s’attarde. Au mieux lui est allouée une place de parking «visiteur». Si ce lieu propose une échappée du réseau viaire et manifeste son caractère semi-public, il n’en est pas pour autant un espace interstitiel à mes yeux. La division de l’espace y est forte, et répond à une logique fonctionnaliste pour assurer un service efficace aux patients, à leurs proches, aux médecins et aux livreurs. Ce lieu ne laisse pas de place à l’incertitude. Je ne m’y éternise pas, mes allées et venues suscitant déjà le soupçon. Je retrouve l’espace de la rue, ce même linéaire suivi depuis plusieurs heures déjà avant que celui ci ne trébuche enfin, sur un grand parc d’activités, essentiellement sportives d’après les panneaux d’affichage disposés à son seuil. Le parc n’est pas fastueusement aménagé. Je contourne une grande butte dépouillée de toute végétation sur laquelle se
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succèdent les roulades d’adolescents agiles. Plus loin, une petite ferme pédagogique s’ouvre sur l’espace. J’y trouve des cabanes de fortune coincées entre quelques branches d’arbres, des containers à la tôle bigarrée au service du rangement des outils, des clapiers pour lapins nains... L’espace du parc se referme doucement derrière moi. Une cour béante m’appelle de l’autre côté de la rue. Les façades d’un béton terni par le temps ainsi que le manque d’entretien général du lieu offrent la vision d’un espace «dans son jus». De vieux matelas, quelques porcelaines brisées ou encore une télévision en panne jonchent le sol à proximité des vide-ordures. Ici plus qu’ailleurs, il s’opère un débordement de l’espace privé sur l’espace semi-pubic. L’intimité est mise à nue. Plus loin, une fontaine de mosaïque pourpre trône sur une petite place centrale. Cet objet-référence aux espaces publics de nos cités latines anciennes paraît ici tout à fait anachronique et opère un franc contraste avec le caractère trivial du lieu exprimé jusqu’ici. Le distributeur de cigarettes disposé à proximité rétablit l’ordre des choses. Je quitte la cour après l’avoir traversée de part en part. Je retrouve désormais une certaine fluidité de parcours. L’agitation urbaine se fait plus intense. Je fais maintenant face à un supermarché Aldi dont l’espace de parking laisse entrevoir, à l’arrière, un dépôt de tramways jaunes et noirs qui signifient la proximité du territoire est ; seule partie de la ville où circulent ces engins. Le soleil se fait toutefois discret, et je comprends alors que je ne parviendrai pas
à atteindre l’autre côté du Ring, comme je l’avais initialement imaginé. Je longe le long terminus où stationnent les tramways pour changer brusquement d’échelle au coeur de ce carrefour gigantesque et assourdissant à l’entrée de la gare centrale. Il s’y développe un chantier permanent signifié par l’omniprésence de grues immédiates ou lointaines. La mutation des quartiers qui, à terme seront tenus d’exercer des rôles de centralité, est encore en cours, près de trente ans après la chute du mur. Les terrains ravinés, futurs emplacements de bureaux et de bâtiments administratifs, sont dissimulés derrière de grands panneaux de bois ornés d’affiches publicitaires. Un mur aveugle capte toute mon attention. Des trompe-l’oeil symbolisant des façades en premier et second plan y ont été peints. Le dessin d’une perspective entre les différents mirages d’éléments bâtis donnent l’illlusion de la rue. Il s’agit là de camoufler les traumatismes, de cicatriser les maux d’une ville considérée comme déficiente si elle ne présente pas de codes urbains traditionnels. L’imposture d’une telle représentation à Berlin me surprend. Un nouveau quartier s’ouvre à moi. Des édifices administratifs, politiques et touristiques balisent désormais mon avancée. Le jardin du musée de la Hamburger Bahnhof vient caresser le trottoir. Cet espace ne m’est pas inconnu, je m’y introduis tout de même. Le jardin est paisible, caractérisé par sa symétrie et la régularité de ses lignes. Un couple se photographie devant l’entrée du bâtiment. Je poursuis ma route, toujours vers l’est pour gagner à nouveau la Spree. L’une de ses berges est fermée au public en raison de la
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restauration imminente de son pavage. De l’autre côté, un portail en fer forgé ouvre l’espace le long de l’eau. Des panneaux informatifs me signifient que je suis en train de border l’ancienne ligne de démarcation Est-Ouest. Les pieds endoloris des kilomètres déjà parcourus, j’éprouve quelques difficultés à porter mes pas sur les pavés irréguliers qui couvrent la berge. Un escalier dérobé me conduit finalement au coeur d’un vaste cimetière dont les tombes disposées ça et là me rappellent au devoir de mémoire. Des morceaux détaillés de murs s’élèvent encore dans cet espace sans qu’ils n’aient fait l’objet d’une quelconque mise en scène. Je me trouve dans un lieu dépouillé, préservé de toute attraction commerciale et touristique. Seule dans cet espace, je prends le temps de souffler quelques minutes et d’apprécier la valeur de ce moment singulier.
par la sérénité d’un tel lieu en plein centre ville. Je n’y croise qu’un couple de quinquagénaires et leur chien farceur qui me prie de partager quelques secondes de jeu avec lui. Les hautes herbes finiront par abdiquer devant l’asphalte de la rue suivante. Le quartier que je traverse est en pleine construction. L’e st de la ville fait l’objet d’une mutation profonde qui s’exprime pleinement sous mes yeux. Je suis soudain éblouie par une série de faisceaux lumineux survoltés, ancrés dans les murs en béton armé qui forment le porche d’entrée d’une nouvelle cour. Des sacs de ciment disposés près des garages à vélo sont l’indice d’un chantier à peine achevé de ce côté de l’immeuble. Pour la première fois, je remarque que les poubelles sont cachées dans un local prévu à cet effet. Je quitte le réseau de cours par la partie arrière, quant à elle toujours en plein chantier.
Je poursuis, toujours en direction du soleil levant et traverse un nouveau quartier résidentiel, sorti de terre au jugé ces dix dernières années. De petites maisons mitoyennes s’alignent en rang d’oignons. Je marche perpendiculairement à ces lignes d’habitations, où je rencontre deux enfants dans un instant de sociabilité sportive. Au bout du chemin, je perçois un grand espace en contrebas où semble dominer une prairie. Je passe une série d’escaliers pour embrasser la grande étendue. Des oiseaux s’abreuvent au bord d’une longue noue qui ondule dans l’espace. La prairie largement extensive se heurte dans sa longueur à d’imperturbables édifices administratifs. Je suis subjuguée
Soudain, le vide et l’horizon s’accordent à m’offrir un moment de grâce absolue. Je retrouve la ligne tortueuse du No Man’s Land dans le parc auf dem Nordbahnof, ancienne marge urbaine à la morphologie oblonge au lendemain de la Réunification, désormais parc public institué. L’aménagement minimaliste aura permis de conserver l’essence informelle des lieux en laissant des espaces de réserve. Dans un dernier soupir, leurs masses végétales diffuses et vaporeuses se dissipent dans l’immensité d’un ciel incandescent. Je décide que cette précieuse image sera la dernière de ce voyage urbain. Les pieds meurtris, je rejoins sans détour, la station toute proche de Voltastraße.
Désireuse de traverser la ville de bout en bout à travers une multitude de sections qui ne seraient ni la rue, ni la place, ni le parc, je me suis confrontée à une réalité toute autre : même si l’interstice -protéiformese donne à voir, il n’est pas toujours un lieu de la transversalité. Il se laisse pénétrer timidement, avant de confronter brutalement son visiteur au thème récurrent de la clôture qui tente de réorganiser l’ensemble. Cette odyssée urbaine n’en reste pas moins riche de découvertes et constitue un témoignage réel de ce qu’est, n’est plus, ou sera peut-être demain l’interstice dans la ville de Berlin.
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- Diapositives d’interstices
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1.2.2. – L’INTERSTICE ET SES HABITANTS
Comment les habitants définissent-ils l’espace libre à Berlin? Perçoivent-ils les lieux de marge au creux de la ville? Savent-ils les identifier, en déterminer leurs qualités ou leurs manques? À travers une série de six questions, je souhaite interroger deux Berlinois, deux connaissances, d’âges, de sexes, de nationalités et de temps de résidences différents. Tous deux ignorent ma thématique de travail au moment des entretiens. Il s’agit dans un premier temps de les laisser s’exprimer librement sur le sujet des espaces ouverts à Berlin, comprendre comment ils pratiquent et se saisissent de leur espace urbain. Pour les amener à parler de l’interstice sans le définir explicitement, je me propose de photographier l’un de ces lieux de marge à proximité de leur habitation, afin que la photographie d’un paysage vraisemblablement familier devienne support d’échanges. Le protocole se veut semi-directif.
*Les notes en rouge signalent des réactions personnelles face aux propos des interviewés ou des immixtions spontanées.*
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- Hallo Norman. Depuis quand habites-tu à Berlin et d’où viens-tu? Je vis à Berlin depuis un peu plus de cinq années déjà. J’ai posé mes valises dans la Hauptstadt en février 2013 après avoir quitté le nid familial à Dresde. - Peux-tu me décrire ton itinéraire vers ton travail? (atmosphères, zones de nuisances, moments de décontraction etc.) Pour me rendre au travail, je dois emprunter à la fois le UBahn, puis le SBahn. La station de métro n’est pas très loin de mon domicile. J’habite une petite rue parallèle à la Kottbusser Damm à Neukölln. Lorsque je sors de chez moi, je ressens un sentiment incroyable de liberté. L’air matinal est vivifiant. Les quelques mètres qui me séparent de l’axe passant de la Kottbusser Damm sont très relaxants. C’est ensuite que les choses se corsent. Je rencontre des gens pressés, des voitures qui filent à toute vitesse. Cette ambiance me plonge très vite dans ma journée de travail. La rue est très large, emplie d’une lumière blanche. L’été, tout est très vert. Les rues et leur revêtement de sol sont assez mal fichus et les ordures jonchent le sol, mais la végétation m’aide à passer outre. L’odeur d’urine me guide ensuite vers la bouche de métro (*rires*). Je dois dire que j’y suis habitué et que cela ne me dérange plus vraiment. L’avantage dans les transports berlinois, et dans l’espace public de manière générale, c’est que je ne me sens pas en insécurité. Les gens peuvent être surprenants, les styles sont incongrus, mais rarement menaçants. Je dirais au contraire que
cette diversité m’inspire. À la sortie des transports publics, je traverse un grand pont qui enjambe une autoroute et ses embouteillages. L’air y est particulièrement désagréable (*Norman insiste beaucoup sur la qualité de l’air*). Heureusement, passsé le pont, je marche le long d’une grande prairie qui accueille des familles de lapins. C’est très sympa. Le bureau se trouve juste derrière. - Où aimes-tu particulièrement marcher à Berlin? Je suis un inconditionnel des bords de Spree. C’est vert, il y’a de l’espace. Au retour du travail, je fais souvent le détour par les berges. Parfois, je m’arrête également à Tempelhof et je traverse la grande étendue. C’est peut-être mon endroit préféré à Berlin. Je m’y installe, m’endors, lis un bouquin ou bois une bière. L’horizon y est très ouvert, mais on peut quand même identifier la silhouette de la ville. Dans le lointain, on voit la tour de télévision, ou les Sbahn qui défilent. C’est un lieu plein de bonnes énergies et dans lequel j’ai une vraie sensation de nature. (*ici, je le dirige sur la question de la mémoire du lieu*) Je ne ressens pas le poids de l’histoire, ou alors, je n’y pense pas, tout simplement. Parfois, un panneau informatif vient m’en informer, mais ce n’est jamais le sujet de ma visite. - Peux-tu, en un mot, me décrire l’espace libre à Berlin? «Vielfältig!» (varié). Il y’en a pour tous les goûts.
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* Ici, je lui montre une photo d’un lieu découvert peu avant notre interview. (photo ci-contre). Cette dent creuse semi-traversante se trouve dans le même îlot que celui où habite Norman.* -Est-ce que cet endroit t’évoque quelque chose? Peux-tu me le décrire? 26 [Fig. 26] Photographie ; Kottbusser Damm 82, mars 2018
Oui, c’est un lieu que je connais bien et que je fréquente souvent l’été avec mes colocataires. Il s’agit d’un petit parc public dans une cour (*je lui demande : public, vraiment?). Un lieu semi-public plutôt. Je ne sais pas vraiment. Toujours est-il que j’aime bien y faire des pique-niques, ou simplement y prendre un bain de soleil. On ne peut pas dire que cet endroit soit très intime. Énormément de gens y circulent, s’y arrêtent. Des jeunes jouent au ballon, même si cela dépend évidemment du jour de la semaine, des horaires et de la saison. La petite maison que tu vois là, c’est un espace de projets, un lieu associatif je crois. De temps en temps, ils organisent des spectacles ou des expositions. - Qu’est-ce que le terme «interstice» t’évoque? (en allemand, je lui dis «kleiner Zwischenraum» que l’on peut traduire littéralement par : petit espace d’entre-deux) Il m’est difficile de te répondre après avoir vu ta photo. J’en suis forcément très impregné. Si j’essaie de m’en détacher, je dirais que je n’associe peut-être pas ce terme à la ville, mais davantage au logement. Je pense à un espace entre deux meubles par exemple, ou entre deux chambres. Quoiqu’il arrive, c’est un espace vide, que l’on ne peut pas utiliser durablement. et dont le rôle serait de mettre de la distance entre les choses.
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- Bonjour Joëlle. Depuis quand habites-tu à Berlin et d’où viens-tu? Je suis originaire du sud de la France, j’ai grandi à Montpellier. Je suis arrivée à Berlin en 1983 à l’âge de 21 ans. Berlin a énormément changé depuis mon arrivée. À l’époque, j’avais dans mon entourage quelques squatteurs, des punks etc. C’était très alternatif. Je pense que cette ville s’est banalisée. Berlin aujourd’hui, c’est très standard. - Peux-tu me décrire ton itinéraire vers ton travail? (atmosphères, zones de nuisances, moments de décontraction etc.) J’enseigne dans différents lieux à Berlin et dans sa région, mais je travaille essentiellement dans deux écoles de danse. La première se situe à Südstern, à quelques minutes à vélo de chez moi. Je traverse une grande rue, avant de longer un espace vert cerné d’écoles et d’ateliers. Je roule ensuite à côté d’un grand cimetière, puis la place de Südstern s’ouvre soudainement. Lorsqu’il fait beau, les terrasses sont assiégées par les Berlinois. C’est très vivant, et à la fois tranquille, apaisé. Mon trajet est le reflet de ma qualité de vie ici. Les rues que je traverse son plutôt larges, et celà me laissait perplexe lorsque je suis arrivée à Berlin. J’adorais l’étroitesse de nos rues latines. Je m’y suis finalement habituée et je dois dire aujourd’hui que j’apprécie beaucoup cette amplitude.
La deuxième école se situe un peu plus loin, à Potsdam. Je dois alors emprunter le S-Bahn dans lequel je me trouve un peu confinée au départ. Progressivement, ça devient très vert dehors, notamment au printemps. Je bouquine, je rêve... - Où aimes-tu particulièrement marcher à Berlin? J’aime beaucoup l’eau à Berlin. Les rives de Spree et de ses canaux sont mes promenades favorites. Et puis il y a ma cour. Je l’entretiens. Elle s’ouvre directement sur mon logement en rez-de-chaussée. J’y ai installé une petite terrasse, et quelques plantes. Les autres résidents y ont également accès, cette cour ne m’appartient pas vraiment, mais j’en prends soin et fait attention à ce que les enfants rangent leurs jouets après leur passage. Autrement, j’ai un peu de mal à sortir de Berlin et me promener dans la région, je n’en ressens pas l’envie. - Peux-tu, en un mot, me décrire l’espace libre à Berlin? (Joëlle hésite beaucoup et ne parvient pas à trouver un adjectif du premier coup) Je dirais spatieux peut-être. Ou plutôt, varié. Oui varié me semble être le terme adéquat. Il y’a des cours intérieures, des parcs etc. C’est chaotique, rien n’est défini.
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* Ici, je lui montre une photo d’un lieu découvert peu avant notre interview. (photo ci-contre). Cette cour ouverte donne sur l’axe passant de la Gneisenaustraße. Cour résidentielle, cet espace accueille également la terrasse d’une «Mehrgenerationenhaus» (maison multigénérationelle) et se trouve largement investie au moment de ma visite, un vendredi après-midi.* -Est-ce que cet endroit t’évoque quelque chose? Peux-tu me le décrire? Je ne connais pas ce lieu. Je n’y suis jamais allée. Je dirais qu’il s’agit d’une bonne décision politique d’avoir cherché à conserver cet espace. C’est un lieu pour respirer, méditer, ne pas oublier la campagne. C’est très vert (un adjectif que Joëlle utilise beaucoup lors de notre entretien). Les maisons sont assez laides en arrière plan. Elles bénéficient au moins d’un espace vert généreux. Je crois que c’est une cour. Ou bien un parc?
27 [Fig. 27] Photographie ; Gneisenausstraße 12, avril 2018
- Qu’est-ce que le terme «interstice» t’évoque? *Ici, Joëlle me demande de définir ce mot qu’elle ne connaît pas. Je lui donne la traduction allemande qui semble l’aider un peu.* Je n’ai jamais utilisé ce terme, il ne fait pas partie de mon vocabulaire alors il m’est difficile pour moi de te répondre. Je pense peut-être à un espace entre deux dents. Un tout petit espace oui.
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À retenir
L’interstice, espace essentiellement hérité des processus rapides de construction-déconstruction de
la ville, se perçoit, se ressent et se définit partielle-
ment. Paysages d’entre-deux, flottants, animés par
différentes énergies, les interstices ne peuvent toutefois être classés dans un catalogue exhaustif, tant leurs caractéristiques sont variées et leur existence, fugace. Leur dénominateur commun semble résider toutefois dans leur potentiel à développer d’autres manières d’investir, d’habiter et de regarder sa ville. Ils lui donnent de l’air, et fondent en partie, son identité. Ces lieux sont pourtant fragilisés, essentiellemnt à travers les mutations aussi rapides qu’explosives d’une ville qui cherche aujourd’hui à harmoniser ses formes, à réguler ses activités, à aménager ses usages et se trouve être un objet de convoitise pour de nombreux investisseurs. La ville tend à combler ses brèches. Au-delà de cette menace formelle, certains de ces lieux interstitiels sont également affaiblis par une sous-exploitation, une dévaluation de leurs valeurs et de leurs qualités intrinsèques. Ce sera l’objet de notre seconde partie.
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FIN DE LA PARTIE 1. 63
Friedrichshain ; faire diversion
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Chaque espace interstitiel comporte son lot de problématiques, développe des thématiques particulières (l’enchantement et le frisson à travers la ruine contemporaine, la mémoire sur l’ancienne section du no man’s land ou encore l’appropriation du pied d’immeuble en friche...). À chaque interstice son analyse, ses réponses et ses possibilités d’actions. Il faut alors opérer un choix et mettre en rapport l’espace aux sujets qu’il convoque. Ainsi je choisis de tourner mon regard vers l’espace interstitiel délaissé - non pas reculé, abandonné ni même négligé - mais délaissé de l’attention du grand nombre. Ces espaces, qualifiés «d’ordinaires» et chargés d’images du quotidien, sont traversés plus que vécus ; leurs potentiels sont largement sous-estimés. Il s’agira alors de se pencher sur l’étude d’un site pilote, mais pas n’importe lequel ; un lieu interstitiel, une belle endormie qui porte discrètement les marques d’une histoire chargée et dont la position stratégique en ville en fait aujourd’hui un espace à enjeux forts au sein de son quartier. 65
2.1. — Entrée en matière 2.1.1. – LA MAGIE DU LIEU ORDINAIRE — Situation L’espace ici considéré est un coeur d’îlot ouvert situé dans le quartier de Friedrichshain, à l’est de la ville. À la croisée de la Frankfurter Allee côté Nord, de la Warschauer Straße à l’ouest, de la Boxhagener Straße au sud et de la Niederbarminstraße sur ses façades ouest, ce coeur d’îlot se trouve également à proximité directe de la Frankfurter Tor. Ses deux tours imposantes articulent les célèbres Karl-Marx et Frankfurter Allee et rythment ce grand linéaire urbain. L’îlot développe une surface de 70 540 mètres carrés essentiellement partagés entre une couronne latérale de bâtiments d’habitations, de bureaux et de commerces sur rue, un coeur occupé par une série d’équipements publics (lycée, salle de concert, médiathèque, jardin d’enfants etc.) et un espace ouvert scindé entre circulation semi-publique et jardins privés.
[Fig. 28] Plan retravaillé ; Berlin intra-Ring [Fig. 29] Plan retravaillé ; Zoom sur les quartiers de Friedrichshain x Prenzlauerberg x Kreuzberg éch. 1:20 000 en rouge, l’îlot considéré
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Volkspark am Friedrichshain
Fennpfuhlpark
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Parochial Friedhof
Stadtpark Lichtenberg
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Treptower Park 29
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— Ma première fois
Mon premier contact avec cet espace, micour, mi-passage a lieu au mois de mai 2017 lors d’une promenade improvisée avec Jean et Antoine, deux amis français. Une partie de notre transect se déroule le long de la KarlMarx Allee, mais notre destination finale (un magasin de vêtements) se trouve dans l’une de ses rues adjacentes. Arrivés au niveau de la Frankfurter Tor, Jean nous propose un cheminement alternatif. Cette opportunité offerte au promeneur n’est pourtant pas évidente au premier coup d’oeil. De larges escaliers précèdent un porche soutenu par une série d’imposants piliers entre lesquels nous zigzaguons pour découvrir finalement un grand coeur d’îlot verdoyant. Cette expérience surprise enchante mon regard de promeneuse et d’étudiante paysagiste. L’espace, aux proportions plus familières que celles de la Karl-Marx Allee m’apparaît immédiatement comme un écrin délicat, les coulisses discrètes d’une rue monumentale. Il me semble alors voyager dans ma propre ville. Cet îlot de fraîcheur m’apparaît comme une délicieuse oasis urbaine.
Pourtant, la cour ovni ne dégage à priori, rien de remarquable. Un méli mélo de situations plus ou moins jardinées, de places de stationnement ainsi que des jeux pour enfants se donnent à voir en préambule. L’organisation des espaces d’installation et de déambulation semble insouciante, voire naïve tant les maladresses spatiales se succèdent. Le déballage de kilomètres de clôtures contraint nettement ma traversée dont la trajectoire suit la forme d’un coude dans cet espace orthogonal. Le regard n’embrasse jamais l’intégralité des contours de l’îlot. Des bâtiments construits au centre de l’espace obturent la vue d’ensemble et donnent l’image d’un espace construit morceau par morceau. Je découvre également un lieu silencieux (seule l’alarme du tramway retentit dans le lointain), peu investi par les promeneurs, ou même les résidents. Seuls quelques chiens tenus en laisse musardent sur des carrés de pelouse entretenue. Mes multiples visites à la suite de celle-ci n’y changeront rien. Cet espace demeure largement déserté et peu approprié.
Je reconnais l’interstice toutefois. Il remplit les conditions fixées en proposant d’abord et de manière évidente une échappée du réseau d’espaces publics. Les inscriptions “Privatgelände” (terrain privé) me font douter de mon bon droit à circuler ici malgré les ouvertures manifestes de l’espace sur la rue en différents points. Je suis au coeur de la confusion. Une faille spatio-temporelle semble s’ouvrir. J’y retrouve également quelques principes hétérotopiques : accumulation du temps déchiffrée sur les façades, caractère déviant et transgressif de promeneurs (moi) qui investissent la première couronne d’intimité des résidents, espace marqué par des protocoles d’entrées et de sorties etc.
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RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
On pourrait détourner le regard et penser que ce lieu ne comporte pas d’enjeux particuliers, n’appelle à priori, à aucune urgence d’intervention. Il remplit son rôle d’espace intermédiaire, entre la rue et le logement en proposant vraisemblablement l’intégralité des services nécessaires au bon fonctionnement de la vie résidentielle (locaux poubelles, stationnements vélos et automobiles, aire de jeux pour enfants -espace incontournable des cours allemandes- etc.), et n’a pas pour vocation d’activer l’émotion du grand nombre. Pourtant, mon intuition me conduit à penser que cet espace interstitiel se garde bien de révéler tous ses secrets. Sa situation stratégique d’abord, dans l’immédiate proximité de l’un des carrefours les plus importants de la ville qui porte le nom symbolique de “porte” de Francfort. Son histoire ensuite, qui se donne à lire sur des façades datées de différentes époques de construction -certaines, fondatrices de l’identité de la ville-. Cet espace, malgré ses faux-pas vibre d’une énergie presque spectrale qu’il me semble opportun de révéler.
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— Le choix du patronyme Je reconnais rapidement éprouver des difficultés d’identification du lieu. Une cour ? Un passage ? Une venelle ? Ma seule certitude: je suis face à un coeur d’îlot ouvert. Une intuition me pousse également à penser que l’espace semble occuper la fonction de cour, même si celle-ci est constituée d’un ensemble de fragments qui dessinent euxmême des courettes en certains points. Je ressens le besoin d’être plus précise encore et de trouver à cet espace un nouveau patronyme, adapté à ses formes et ses
fonctions actuelle. Sa position, à proximité d’un lieu que l’on appelle “la porte de Francfort” me met la puce à l’oreille. Quels sont les éléments constitutifs d’une porte? Il y’a la serrure, le verrou, le vantail, la clanche...mais aussi si l’on remonte plus loin dans le temps, le vasistas. Mon ouïe désormais accoutumée de la langue allemande y trouve une consonnance germanophone. L’occasion serait trop belle. Quelques recherches internet confirmeront l’intuition. Le vasistas est une forme dérivée de la question “was ist das?”.
Vasistas, nom masculin
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CONSTR. Petit vantail vitré, pivotant sur un de ses côtés, ménagé dans une porte ou une fenêtre, et que l’on peut ouvrir indépendamment de celle-ci.
Vasistas. Dans Dictionnaire Larousse en ligne. Repéré sur http://www. larousse.fr/dictionnaires/ francais/vasistas/81170 12
Cette petite ouverture était courante dans les établissements et maisons de l’Europe centrale au XIXème siècle. Ainsi les tenanciers allemands accueillaient leurs convives français à travers ce battant et souhaitaient s’enquérir au préalable de l’objet de leur visite en leur demandant “Was ist das?” (Qu’est ce que c’est? C’est pour quoi?). L’expression s’est exportée, puis transformée pour former un substantif désignant un objet du monde réel. Intituler cet espace “vasistas” fait ici sens pour trois raisons : - La première est symbolique. Ma démarche semble parodier l’histoire. Française, je m’introduis sans y avoir été invitée dans la sphère domestique de résidents allemands. Mes allées et venues sur ce site tout au long de l’année, équipée de carnets à dessin et d’un appareil photo ont souvent retenu l’attention de locataires curieux, parfois même agacés. Il m’a toujours semblé pouvoir lire dans leurs regards interrogateurs : “Was ist das?” - La seconde est relative à la confusion spatiale, à l’indéfinition des usages d’un lieu qui ne manifeste pas explicitement son rôle. Quel est cet ovni? Was ist das? - La troisième se rapporte au sens même et à la fonction du vasistas en tant que petite fenêtre sur le monde extérieur. L’histoire de cet espace décrite ci-après détaille cette dernière dimension.
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2.1.2. – L’ENVERS DU DÉCOR - Une fenêtre sur le monde [Fig. 30] Carte ancienne ; Berlin, son mur de douanes et la campagne environnante, 1842 [Fig. 31] Carte ancienne ; Focus sur la Frankfurter Tor croix noire : emplacement de l’ancienne Frankfurter Tor croix rouge : emplacement de l’actuelle Frankfurter Tor Zentral- und Landesbibliothek Berlin (ZLB), repéré sur https://de.wikipedia. org/wiki/Datei:ZLB-Berliner_Ansichten-Maerz.jpg [Fig. 32] Vue aérienne ; Un ensemble de Mietskasernen implanté sur l’îlot considéré, 1928. repéré sur https://1928. tagesspiegel.de/
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Au début du XVIIIème siècle, le roi Fréderic Guillaume Ier (aussi appelé Roi Sergent pour sa passion immodérée pour les défilés militaires) fait construire un mur de douanes autour de Berlin. Ce mur balisé de portes (dont la célèbre porte de Brandebourg) vise à contrôler le commerce au sein de la ville. Il marque une nette séparation entre le domaine urbain et celui de la campagne environnante tavelée de petits villages et de colonies rurales. Une série de petits jardins, de prairies marécageuses et de bâtiments d’exploitation agricoles jalonnent cette ceinture périphérique. On y trouve également les maisons d’été des Berlinois les plus nobles, ainsi que des auberges dans lesquels les étrangers comme les Berlinois peuvent étancher leur soif et danser. Partie de campagne, ce corset bucolique invite au voyage et à l’évasion de proximité.
La Frankfurter Tor fait partie de ce réseau de portes issues du mur d’assises. Celle-ci se trouvait toutefois à l’origine une centaine de mètres plus à l’ouest par rapport à son emplacement actuel ; ce dernier ayant été décidé au moment de la construction de la Stalinallee sous l’ère soviétique. Les cartes anciennes révèlent le caractère agraire du paysage autour de l’îlot considéré. Ses contours, déjà partiellement figés au début du XIXème siècle enserrent des espaces de jardin. À l’Est est implanté un petit château (“das Schlösschen”) dans lequel le Roi Sergent a pour habitude de prendre ses petits déjeuners. Au Nord, une guinguette -la “Neue Welt”- très appréciée des voyageurs ou des Berlinois en transit vers l’est constitue un point de passage important.
À la fin du XIXème siècle, l’îlot et son quartier font l’objet d’une mutation importante à travers le plan Hobrecht. L’îlot développe alors un ensemble de Mietskasernen typiques de cette époque. L’ensemble se ferme autour d’une trentaine de courettes et se trouve alors pleinement absorbé dans le tissu urbain. La physionomie d’un paysage jusqu’alors champêtre est métamorphosée au profit d’un quartier de logements et d’industries.
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Au cours des bombardements de la Seconde Guerre, le coeur d’îlot est massivement détruit. Seuls quelques bâtiments tiennent encore debout, mais la morphologie de l’îlot est défigurée. En 1949, le nouveau régime soviétique décide la reconstruction de la große Frankfurter Straße, rebaptisée Stalinallee à l’occasion des 70 ans du chef d’État, puis divisée en 1961 entre la Frankfurter Allee et la Karl-Marx Allee. Une série de bâtiments répondant aux mêmes codes architecturaux et stylistiques est édifiée. La porte de Francfort est délogée plus à l’est, marquant avec ses deux tours le nouveau seuil symbolique de Berlin est. À ses pieds : l’espace du Vasistas. Les premiers bâtiments sériels dans le style purement stalinien et ouvrant alors le segment-parade jusqu’à l’Alexanderplatz y sont construits.
Le Vasistas
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[Fig. 33] Photographie ancienne ; Ouverture de la Stalinallee Zentral- und Landesbibliothek Berlin (ZLB), repéré sur https://de.wikipedia. org/wiki/Datei:ZLB-Berliner_Ansichten-Maerz.jpg [Fig. 34] Tableau ; The world outside Michiel Schrijver, 2014, 120 x 80 cm
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L’espace du Vasistas manifeste ainsi à travers les époques son rôle à la fois formel et métaphorique de fenêtre sur le monde extérieur. Véritable lieu d’églogue et d’escapade de proximité au XVIII et XIXèmes siècles, il effleure à partir du XXème siècle la nouvelle limite figurative entre le coeur et l’extérieur de la ville, renvoyant symboliquement à des références nomades et arcadiques.
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- Un jeu d’échelles au sein du quartier Le Vasistas se trouve au confluent de deux ambiances au sein d’un même quartier. Côté Nord, un objet du siècle ; la Frankfurter Allee fonctionne comme un organe autonome, un axe inflexible construit selon sa propre logique. Les îlots semblent s’y accrocher aléatoirement et représentent les coulisses d’un décor de scène de théâtre. Larges de 89 mètres, la Frankfurter Allee et la KarlMarx Allee sont encadrées d’une ligne de bâtiments de sept à neuf étages, formant par endroits quelques décrochés maîtrisés. Six voies y sont prévues pour le trafic automobile, générant ainsi un espace de flux important renforcé par les points
qu’il relie. L’artère s’étire en ligne droite du centre ville à la périphérie est de Berlin. L’ensemble se veut très minéral, bien que de larges plates-bandes engazonnées et quelques alignements de tilleuls et d’érables accompagnent la mise en scène d’ensemble. Le piéton se trouve dans un espace hors d’échelle, circulant sur des trottoirs de treize mètres de largeur qui renforcent la sensation d’une certaine solitude au sein de ce segment-parade. Un parcours prolongé produit une image monotone de l’espace. Dans ce contexte, n’importe quelle échappée urbaine devient une source certaine de surprises.
[Fig. 35] Photographie personnelle ; Frankfurter Allee, avril 2018 [Fig. 36] Photographie personnelle ; Warschauer Straße, avril 2018 [Fig. 35] Photographie personnelle ; Niederbarmin Straße, avril 2018 [Fig. 38] Plan ; Le Vasistas et son quartier éch. 1:5000 35
en pointillé : la ligne des trams
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À l’ouest de l’îlot, la Warschauer Straße constitue également un axe de première importance, reliant des points nodaux du centre-ville. Le tram qui y circule, la largeur réduite des voies, et la juxtaposition de séquences urbaines variées la distinguent toutefois nettement de la Karl-Marx ainsi que de la Frankfurter Allee. Les parties sud est de l’îlot sont au contact d’un quartier qui renoue avec des échelles maîtrisables. Les rues et leurs façades rappellent l’aspect typique du tissu urbain berlinois. Des scènes de vie résidentielle y reprennent leur cours. La ligne de tram qui occupe l’essentiel de la Boxhagener Straße modifie le rythme urbain. L’appropriation des Boxhagener, Niederbarmin, Simon-Dach et Grünberger Straße semble avoir lieu avec plus de légereté. Les produits des nombreux commerces en rez-de-chaussée débordent généreusement sur des trottoirs dont les accotements sont jardinés spontanément par les habitants eux-mêmes.
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[Fig. 39] Plan ; le Vasistas, une construction stratifiée éch. 1:1000 en rouge : les clôtures 39
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2.2. — Lisières 2.2.1. ENTRÉE 1 : SEUIL ANTIQUE Visible depuis la Frankfurter Tor, une entrée en grande pompe dans le coeur d’îlot est ménagée depuis la Warschauer Straße. De multiples dispositifs spatiaux permettent un séquençage du “dehors” au “dedans” : placette, large perron, porche soutenu par de longues colonnes trapues, terrasse, nouvelle série d’escaliers. Les références antiques manifestes rappellent le principe du propylée grec, grand vestibule à colonnes séparant le lieu profane (la cité) du monde divin (le sanctuaire). Cette esthétique propre à l’urbanisme communiste d’antan incarne alors une certaine forme de prestige ; vivre dans ces appartements et traverser ce type d’espace devait être signifiant. Le caractère monumental de cette entrée revêt aujourd’hui un caractère caricatural, presque grotesque lorsqu’un Mcdonald’s (aujourd’hui fermé) s’implante au pied des grands emmarchements.
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Cette succession d’éléments spatiaux peut également dissuader le promeneur de s’y introduire. Ce cheminement nécessite curiosité, détermination, mais également un certain courage. Bien qu’aucune clôture ne soit ici édifiée, un petit panneau sur lequel est inscrit “Privatgelände” (terrain privé) laisse présager au visiteur que son incursion risque d’être remarquée, potentiellement mal perçue. Il s’agit néanmoins du seul accès avisant du caractère privé de l’espace.
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Une fois traversé, le porche s’ouvre sur une petite aire de jeux autour de laquelle une végétation composée de multiples strates forme une nébuleuse effervescente l’été. Ce premier point de vue donne l’image d’un ensemble calfeutré, renforçant la sensation de découverte d’un écrin précieux.
Warschauer Straße 85
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2.2.2. ENTRÉE 2 : DÉTOUR CONTRÔLÉ [Fig. 40] Photographie ; Vue sur l’ancien Mcdonald’s, 2009
Côté Frankfurter Allee, le même principe de portique est réemployé. La galerie est ici supportée par des arcades. Il s’agit à nouveau de maintenir l’identité visuelle des lieux avec les mêmes références séculaires. L’accueil se veut toutefois moins cérémonial. Le porche se suffit à lui-même et se laisse découvrir au dernier moment. Un regard attentif remarquera néanmoins le jeu de perspective et d’alignement entre le portique et la colonnade libre dissociée de toute bâtiment de l’autre côté de la rue. L’axe est pensé dans son épaisseur de sorte à ce que les façades communiquent entre elles. Les colonnes du porche sont ornées de nombreux graffitis qui
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semblent aujourd’hui se jouer de la grandeur perdue des lieux. Le passage de la galerie d’entrée assure une transition équilibrée entre l’immensité de l’axe urbain que l’on vient de quitter et le grand coeur d’îlot que l’on pénètre par une contre-allée où se succèdent des voitures garées avec plus ou moins d’organisation. Les façades du lycée et de la médiathèque se donnent à voir en préambule, obturant ainsi la vue sur l’unité d’ensemble. La situation est ici très frontale ; en résulte une forme de confusion, une difficulté d’identification du lieu. La figure de la rue semble l’emporter face à celle de la cour.
repéré sur http://journeytoberlin.com/content/ karl-marx-allee [Fig. 41] Photographie personnelle ; les grandes colonnes laissent entrevoir l’oasis végétale, septembre 2017 [Fig. 42] Coupe d’ensemble ; seuil 1, éch. 1.500 [Fig. 43] Photographie personnelle ; les graffitis ornent les colonnes, février 2018 [Fig. 44] Photographie personnelle ; un jeu de perspective de chaque côté de la rue, mars 2018 [Fig. 45] Coupe d’ensemble ; seuil 2, éch. 1.500
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Frankfurter Allee 4
lycée
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2.2.3. ENTRÉE 3 : ENFONCER DES PORTES OUVERTES
[Fig. 46] Photographie ; retrait de la médiathèque par rapport à la rue repéré sur http://www. pws.eu/ [Fig. 47] Photographie personnelle ; la médiathèque et son avant place, janvier 2018 [Fig. 48] Coupe d’ensemble ; seuil 3, éch. 1:500
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Une seconde entrée depuis la Frankfurter Allee invite le passant à pénétrer le coeur d’îlot selon de nouvelles modalités. Une grande percée de près de quarante mètres de large sépare deux hauts bâtiments d´habitation. Les places de stationnement, les carrés de pelouses de part et d´autre de l´espace de circulation ainsi que le petit alignement de tilleuls donne à cette entrée un caractère de contre-allée. Il s’agit de la seule véritable entaille à ciel ouvert dans le cordon bâti qui enserre l´îlot. Le mystère de la découverte généré par les deux entrées précédemment décrites est absent ici. La cour perd son caractère capitonné et se livre toute entière à la rue. L´évidence de cette entrée tient dans son rapport avec la médiathèque Pablo Neruda qu’elle cadre directement. Il s’agit moins de pénétrer un coeur d’îlot résidentiel, que d’accéder aux équipements publics qu’il propose. L’équipement public en retrait jouit d’une situation privilégiée ; toujours visible depuis la rue, il bénéficie du calme de la cour.
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médiathèque
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2.2.4. ENTRÉE 4 : VA-ET-VIENT QUOTIDIEN
Le quatrième accès, annoncé comme « Feuerwehrzufahrt » (accès pompier) est au contact de la Boxhagener Straße. Tout semble ici plus familier, plus commun et moins imposant. Une petite plaque sur laquelle le passant peut lire “Wohnhaus” (immeubles de logements) renforce le caractère résidentiel du lieu. Un porche aux dimensions standardisées (compter 10 mètres de large par 3 de haut) et composé de deux arcades assure le passage des automobiles, des bicyclettes et des piétons. Il se trouve également investi par le stationnement spontané de scooters alignés. 49
Passé le SAS, les façades des immeubles de logements se présentent en quinconce. Les différentes séquences jardinées, privées ou semi-publiques se laissent entrevoir. L’espace ne développe rien de spectaculaire. Ce passage offre au coeur d’îlot un caractère de niche résidentielle, calme et paisible.
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[Fig. 49] Photographie personnelle ; seuil 4, depuis la rue, jamvier 2018 [Fig. 50] Photographie personnelle ; le porche, ses scooters et sa toile résidentielle de fond, avril 2018 [Fig. 51] Coupe d’ensemble ; seuil 4, éch. 1:500 51
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2.3. —Le vif du sujet 2.3.1. – L’EMPILEMENT - Figures architecturales
*L’ensemble de ces photographies sont personnelles et ont été prises à différents moments de l’année au sein de la cour.
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Petit abrégé d’une ville sédiment, la cour confronte des édifices construits à différentes époques. ; logements socialistes types, “Altbauten” rénovés après la Réunification, pièces d’architectures plus contemporaines...Différents matériaux, décors, couleurs et hauteurs de façades se mêlent pour fabriquer une toile d’ensemble bigarrée. Trois murs aveugles se donnent à voir, derniers témoins des bombardements de 1945. Décomplexé et sans règle apparente, le Vasistas est marqué par des processus d’érosion et d’empilements permanents. Il est un organe vivant, qui s’enrichit progressivement des époques qu’il traverse.
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- Le jardin royal
[Fig. 52] Plan de mise en valeur sur la situation spatiale du «jardin royal» [Fig. 53] Dessin personnel, «ode à l’aventure»
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Ce premier jardin dessiné à l’emporte-pièce développe une surface rectangulaire de près de 500 mètres carrés. L’espace est couvert d’une pelouse rase, délinéée par un circuit géométrique de chemins en stabilisé. Quelques érables à différents stades de développement sont soulignés d’un muret en pierres côté nord, et d’une petite haie côté sud. Le caractère simplet et ingénu de la composition fabrique une figure d’ensemble absurde. La naïveté et la désuétude des formes me font éprouver une certaine tendresse pour le concepteur de cet espace, qui ne rencontre aucun succès. L’espace figure un arrangement qui ne suggère aucun usage. Il n’invite ni à l’installation, ni à la circulation. La franche délimitation d’un cheminement qui ne mène nulle part ne facilite pas l’investissement de l’espace. Il demeure d’ailleurs largement contourné par les passants, qui lui préfèrent le chemin en dur adjacent. Ce jardin fonctionne comme une garniture optique qui permet de remplir une cour trop ample, qui n’aurait pas su gérer son étendue dans un projet d’ensemble.
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- La contre-allée apathique
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[Fig. 54] Dessin personnel, «l’impasse aux corbeaux» [Fig. 55] Plan de mise en valeur de la situation spatiale «contre-allée apathique»
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Une voie sans issue, parallèle à la Frankfurter Allee accueille l’essentiel des stationnements au sein du Vasistas. Une plaque de rue située au coeur de cet espace et du nom de la “Frankfurter Allee” rappelle son appartenance à l’axe. L’espace cherche à se détourner de celui de la cour, et s’inscrit, avec les bâtiments d’habitation dans l’épaisseur de la grande avenue. Ce lieu remplit un rôle purement fonctionnel en tolérant les allées et venues automobiles. De minuscules trottoirs y sont ménagés ; l’essentiel des piétons partagent toutefois la chaussée avec les véhicules stationnés ou en déplacement. La hauteur des façades affirme la puissance du bâtiment sur l’espace et semble l’écraser. les plaques de macadam esquintées par le temps recouvrent la surface carrossable. L’axe suit la même logique le long de la façade, avant de troquer son système à proximité de l’entrée 1 “seuil antique” comme pour accompagner le faste de cet accès. Un portique automatique annonce un espace de stationnement réservé. Ici, quatre petits érables sont les seuls sujets plantés sur cette voie linéaire.
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- Le sous-bois ivre
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Le sous-bois ivre se glisse entre le jardin royal et la contre-allée apathique. Il se compose de strates arbustives, arborescentes et herbacées qui viennent créer l’image d’un espace végétal dense qui filtre les vues sur les séquences adjacentes au printemps et en été. Certains endroits demeurent toutefois libres de toute plantation et deviennent des terrains favorables aux ordures et autres déjections canines. Le cheminement entre ces masses végétales suit, le long du jardin royal, une trajectoire linéaire. Les formes se détendent le long de la contre allée et accompagnent la clôture d’une aire de jeux pour enfants. Les espaces récréatifs pour les moins de douze ans abondent dans Berlin et se présentent parfois sous des formes insolites. Ici, un toboggan, deux balançoires et deux surfaces d’escalade assurent un service ludique minimum. Le sol se compose de différentes dalles et pavages en béton qui, selon toute vraisemblance, ne sont pas le fruit d’un projet d’ensemble, mais de réparations ponctuelles. Si certains végétaux ont volontairement été introduits dans cet espace (érables, tilleuls, peupliers...), il est intéressant de noter la présence de vagabondes (des ailantes ou des robiniers notamment) qui tentent de se faire une place parmi les variétés introduites et marquent l’identité résiduelle de l’interstice.
[Fig. 56] Plan de mise en valeur de la situation spatiale «le sous bois ivre» 57
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[Fig. 57] Dessin personnel, «matières et réflexions»
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- L’île déserte L’île déserte se situe au sud ouest de l’îlot. Il s’agit d’un espace ouvert, rectangulaire au centre duquel une “île végétale” tente laborieusement d’attirer les passants. Une promenade en arc de cercle surmontée de trois bancs scinde l’espace. À l’avant du chemin, une ellipse engazonnée et ceinturée d’une basse clôture en plastique se présente, peu accueillante. Son rosier isolé n’y changera rien. De qui et de quoi protège t-on cet espace? À l’arrière du chemin, sept arbres de haut jet se partagent le territoire. Les troncs élancés percent une strate herbacée dense, composée de nombreuses grimpantes. Le jardin n’attire pas les foules. Malgré mes passages répétés à différentes heures de la journée et à différents moments de l’année, je ne surprendrai aucun quidam au coeur de cet espace.
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Autour de cette petite isolée verte pivote une chaussée couverte de pavés en granit. Quelques voitures y sont stationnées. Le rapport de ce lieu aux bâtiments qui le délimitent est à la fois frontal et fuyant. Les façades rigides élevées de R+5 à R+6 dominent l’espace avec force, mais aucune entrée résidentielle n’est prévue de ce côté du bâtiment. Les mouvements d’entrées et de sorties ont lieu depuis la rue, ce qui explique en partie l’absence de mouvements ici. Quelques balcons modestement aménagés constituent les seuls signes de vie et d’appropriation de l’espace.
[Fig. 58] Plan de mise en valeur de la situation spatiale de «l’ïle déserte» 59
[Fig. 59] Dessin personnel, «lignes de fuites»
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- Les profondeurs secrètes
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[Fig. 60] Dessin personnel, «de frêles paravents»
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[Fig. 61] Plan de mise en valeur des situations spatiales «profondeurs secrètes»
Cours dans la cour, de rares poches d’intimité se donnent à voir aux plus curieux. Certaines sont accessibles au prix d’efforts constants. Ainsi, au bout de la contre-allée apathique, un petit chemin sinueux, bordé de massifs denses ne révélant pas immédiatement les formes de la destination finale stimule le visiteur aventureux. On y découvre une petite niche aux contours flous, à peine entretenue. Stars des jardins privés, deux chaises en plastique blanc se font face. Elles constituent le seul signe manifeste d’une appropriation de cet espace qui ne débouche finalement que sur un linéaire de clôtures. Ce petit jardin est une impasse. En tant que visiteur extérieur, la sensation de transgression et d’infiltration au coeur de l’intimité des habitants est ici renforcée. Des terrasses privées en rez-de-chaussée sont au contact direct de l’alcôve et laissent entrevoir les activités familiales de chacun des logements entourant l’espace. D’autres chambres secrètes se donnent à voir depuis les différents espaces ouverts au public. Elles en sont néanmoins séparées par des clôtures protéiformes qui rétablissent l’ordre privé. On constate que l’appropriation de ces espaces y est plus libre, plus décomplexée ; ici un toboggan en plastique pour le petit dernier de la famille, là des pyjamas étendus à l’air libre sur des fils à linge.
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2.3.2. UN OBJET DE CULTURE ET DE FORMATION
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Le Vasistas est au coeur d’un grand projet de régénération urbaine de 289 hectares intitulé “Stadtumbau Ostkreuz” lancé en 2002 par le “Bezirksamt” (l’administration de secteur) Friedrichshain-Kreuzberg et désormais en cours d’achèvement. Le site de l’administration présente les enjeux du programme comme suit : « L’objectif principal des activités de réaménagement urbain consistait à poursuivre le développement de la zone d’Ostkreuz en tant que zone résidentielle familiale par des mesures prudentes de conservation de l’infrastructure publique et des espaces ouverts associés. Compte tenu de la forte augmentation du nombre d’enfants au sein du quartier, cela comprenait
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la réactivation, la rénovation complète et l’expansion des jardins d’enfants et des écoles déjà en place. Les installations de loisirs existantes étaient également confrontées à une demande croissante pouvant également être satisfaite par leur expansion et leur conversion. L’amélioration et le réaménagement des rues et des places - en particulier dans l’environnement résidentiel- était un autre objectif important du réaménagement urbain. Des espaces urbains attrayants et des liaisons optimisées devaient être créés pour le trafic piétonnier et cycliste et l’effet de séparation des routes principales devait être minimisé. En outre, la connexion du district à la Spree a été améliorée.» 13
Texte traduit par mes soins, repéré sur https:// www.stadtentwicklung. berlin.de/staedtebau/ foerderprogramme/stadtumbau/Ostkreuz-Friedrichshain.5.0.html 13
[Fig. 62] Plan de stratégie ; Stadtumbau Ostkreuz-Friedrichshain, Schlussbericht Gesamtmaßnahme Herwarth + Holz Planung und Architektur, pp. 46
RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
[Fig. 63] Plan ; aménagements des espaces libres autour des nouveaux équipements publics La.Bar. Architekten, repéré sur https://www. stadtentwicklung.berlin. de/staedtebau/foerderprogramme/stadtumbau/Plaene-Grafiken.7121.0.html
Le programme de régénération s’adresse en priorité à des usagers habitants du lieu. Il s’agit de renforcer et de dynamiser une vie de quartier en proposant des équipements familiaux attractifs. Au sein de ce vaste projet, le coeur d’îlot ici étudié possède des enjeux majeurs et joue un rôle décisif dans la revalorisation du lien résidentiel. La cour semi-ouverte a pour finalité de devenir un noeud important de culture et de formation au niveau de la Frankfurter Tor. Pour ce faire, une médiathèque à l’emplacement de l’ancienne école Franz Führmann est construite en 2010, de même qu’une salle de concert attenante au lycée (ouverte en 2017) prévue aussi bien pour les élèves que pour les intermittents extérieurs afin de développer la mission culturelle du lieu. La gestion des espaces libres autour de la salle de concert, de l’école et de la médiathèque est confiée à l’agence La.Bar Landschaftsarchitekten, paysagistes à Berlin après avoir remporté le concours associé.
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[Fig. 64] Photographie ; la salle de concert et son lycée Numrich Albrecht Klumpp Architekten, repéré sur http://www. nak-architekten.de/ projekte/GFH_BerlinFriedrichshain/ [Fig. 65] Photographie personnelle ; une place achevée? Peter W. Schmidt Architekt BDA + La.Bar Landschaftsarchitekten, photographié en avril 2018 [Fig. 66] Photographie ; le jardin de la médiathèque Peter W. Schmidt Architekt BDA + La.Bar Landschaftsarchitekten,, repéré sur http://www.labar.de/site/index2.php
Le projet soulève différentes questions. L’implantation des nouveaux équipements publics en coeur d’îlot relève d’une forme d’évidence qui ne requestionne pas le rôle et les valeurs de la cour dans laquelle ils prennent place. Ils contraignent les circulations et viennent renforcer le caractère résiduel de l’espace restant, qui semble ne plus développer d’autres fonctions que celle du déplacement hâtif des usagers. Les notes accompagnant les visuels et glanées sur les pages web des architectes et paysagistes en charge des projets ne font pas mention du contexte d’implantation. L’espace de l’îlot n’est jamais qualifié. La médiathèque s’oriente manifestement vers l’espace de la rue avec laquelle elle entretient une relation “en retrait”. La médiathèque ainsi que la salle de concert sont des objets visuellement puissants. Les couleurs, textures et agencements des matériaux de façade ainsi que leur aspect volontairement monolithique en font des objets qui concentrent l’attention. Le projet de paysage se limite aux abords des nouveaux édifices afin de souligner leur architecture et régler des questions d’usage dans leur proximité directe (une place minérale à l’avant de la médiathèque dont les travaux n’ont toujours pas été entamés malgré un projet de régénération annoncé comme “achevé”, un jardin de lecture à l’arrière, une nouvelle cour articulant le lycée et la salle de concert ainsi que des terrains sportifs pour les élèves du lycée, inaccessibles au public).
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2.3.3. RENCONTRES EN TERRE INCONNUE / EN TERRAIN CONNU - Clôtures polymorphes
Le grand public n’est pas autorisé à circuler sur l’ensemble de la parcelle. Ses déplacements forment un coude nord estnord ouest-sud ouest. La partie sud est est identifiée comme privée. Elle comprend des espaces de logements, ainsi que le lycée et ses terrains de sport. La séparation entre semi-public et privé est assurée à la fois par un linéaire de clôtures plastiques ou métalliques, répondant à des normes standardisées, mais également par les bâtiments eux-mêmes (logements, salle de concert...), ou encore par un petit muret.
Les bornes conduisant à la fragmentation du Vasistas n’empêchent pas les regards curieux de pénétrer dans les profondeurs secrètes de la cour. Déjà mentionnés, ces espaces développent des scènes d’une vie familiale et domestique qui semblent trouver moins de difficultés à s’exprimer ici ; à noter que ces alcôves privées ne profitent qu’à une partie des logements de l’îlot. Si le visiteur peut s’arrêter et regarder ces jardins apprivoisés, sa pratique pourra être perçue comme suspecte. Où se situe alors la limite entre voyeurisme et simple curiosité?
Digitale Schwarz-Weiß-Orthophotos 2002 (DOP40PAN)
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Ces objets paraissent impassibles et semblent n’ouvrir aucun dialogue. Ils ne sont pas des lieux d’interfaces possibles. D’après les témoignages recueillis d’habitants installés à Berlin depuis quelques décennies, la clôture n’était pas un instrument d’usage dans les années 90, ou encore au début des années 2000. La photo aérienne ci-contre, datée de 2002 vient corroborer les propos collectés. Des kilomètres de grillages ont été déroulés depuis dans toute la ville, traduisant une volonté manifeste de tramer l’espace urbain et de lui appliquer des codes d’usages. Une menace formelle pèse alors sur l’espace du Vasistas : la fermeture progressive de ses seuils d’entrées au tout venant.
RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
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[Fig. 67] Photo aérienne ; L’îlot en 2002 repéré sur https://fbinter. stadt-berlin.de/fb/index. jsp?Szenario=luftbild [Fig. 68] Plan ; espaces semi-publics (en couleur), espaces privés (en noir et blanc) [Fig. 69] Photographie personnelle ; le mur comme outil délimitant avril 2018 [Fig. 70] Photographie personnelle ; une clôture standardisée avril 2018
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- La posture du visiteur
Si peu de visiteurs semblent se perdre ici, une série d’usagers non-habitants occupent ponctuellement l’espace selon des rythmes définis : l’écolier, le parent d’élève, le salarié, les lecteurs, la retraitée, son chien...Ils marquent l’espace de leurs passages brefs, rapides, qui suivent toujours les mêmes trajectoires -souvent les plus directes-. L’installation sur les bancs prévus à cet effet est rare. Seule l’aire de jeux se trouve parfois occupée par quelques enfants et leurs parents mais cet espace demeure la plupart du temps deserté. En raison de leur proximité avec l’édifice qu’ils mettent en scène, certains espaces libres sont plus investis que d’autres. C’est le cas par exemple de la place qui se développe au pied de la médiathèque et qui forme une transition explicite entre la rue et les équipements publics. Une dérive au-delà de ces lieux est inhabituelle et un stationnement prolongé au coeur du Vasistas provoque une certaine méfiance de la part des résidents dont l’intimité paraît dérobée et la tranquilité, mise à mal. La simple halte au coeur de cet espace devient presque transgressive et soulève différentes questions : Pourquoi vouloir séjourner dans un espace qui ne contient à priori “rien de particulier”?
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[Fig. 71] Photographie personnelle ; empreinte avril 2018
RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
- Nos chers voisins
L’objet cour fonctionne généralement comme un médium, un espace intermédiaire assurant la transition pour le résident entre l’espace public de la rue et la porte d’entrée de son logement. Il permet un parcours processionnel, une articulation entre un avant et un après d’une pratique sociale toujours dynamique. L’espace est marqué de rituels de passages et dispose, avec l’espace des halls et des cages d’escalier, des moyens matériels et spatiaux qui absorbent les besoins de la vie résidentielle. On les trouve au sein du Vasistas, notamment sous la forme de locaux poubelles à l’air libres, protégés ou non par une clôture et de multiples places de stationnement automobiles concentrés en certains points. Ici toutefois, les entrées et sorties de bâtiments semblent avoir lieu depuis l’espace de la rue. Seuls des accès secondaires sont ménagés sur la cour. Le Vasistas n’occupe donc pas véritablement le rôle de seuil qui aurait pu lui être alloué. Il est un espace “de l’arrière” à visée fonctionnelle et sanitaire : au-delà des services résidentiels d’usage cités ci-dessus, il offre de la lumière et de l’air aux habitations qui l’entourent. D’après un calcul à partir des densités sur l’îlot considéré, entre 1600 et 2140 habitants y occupent un logement ; une concentration résidentielle qui ne se laisse pas deviner à travers l’espace de la cour au regard de sa faible fréquentation. Cet éloignement et le manque d’intérêt pour cet espace s’explique également par l’absence d’outils favorisant les relations de voisinage ou de dispositifs ouvrant au partage (ateliers de bricolage, jardins, événements de quartier, emplacements pour barbecue etc..).
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À retenir
Rebaptisé Vasistas comme l’empreinte d’une connexion personnelle et émotionnelle avec le lieu, le coeur d’îlot ici considéré est un élément de jonction au
sein d’un quartier résidentiel aux échelles compos-
ites. Il comprend quatre accès comme autant de clés de lecture du lieu ; tour à tour poche d’intimité résidentielle, support de surprises ou coulisses d’une rue monumentale.
Lieu-palimpseste, le Vasistas accumule, défait,
recompose, collectionne des situations construites héritées de différentes époques. Reflet d’opportunités manquées, il ne remplit ni son rôle de seuil d’entrée pour le résident, ni celui de lieu d’agrément pour le promeneur. Derrière l’espace du visible -une série de scénettes spatiales inanimées et peu généreuses-, la
vitalité et le pouvoir enchanteur du lieu se dissimulent. Ses potentiels et ses valeurs sont mésestimées. Le paysagiste se donne ici le rôle de révélateur.
Sa mission consiste à stimuler l’espace somno-
lent afin de lui offrir une place de choix dans le coeur des résidents et des promeneurs et assurer l’ouverture de cet espace au public.
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RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
FIN DE LA PARTIE 2. 103
Vasistas ;
lever le voile
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RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
Le projet s’attachera à requestionner la quotidienneté, à ranimer l’intérêt pour le paysage du journalier généralement traversé avec un certain détachement. L’évidence et la répétition des trajets ternissent la qualité de ces espaces qui ont pourtant des récits à nous livrer. Les mots de Georges Perec résonnent alors. L’écrivain nous propose d’«interroger ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons oublié l’origine. Retrouver quelque chose de l’étonnement que pouvaient éprouver Jules Verne ou ses lecteurs en face d’un appareil capable de reproduire et de transporter les sons. Car il a existé, cet étonnement, et des milliers d’autres, et ce sont eux qui nous ont modelés.» Une première impulsion de projet permettra d’enclencher une réaction en chaîne, vers la création d’un paysage global, révélateur des qualités et potentiels identifiés : une fonction socio-culturelle, un écrin calfeutré, une invitation au voyage de proximité. Il s’agira tout au long de la démarche de projet d’adapter les aménagements à l’échelle d’un lieu qui se donne l’ambition de devenir une petite plateforme de quartier et de mener une réflexion autour des confrontations entre public-usager et résidents. 13
13 Georges Perec, l’infraordinaire, 1989, La librairie du XXème siècle, Seuil, pp.10-12
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3.1. — Intentions de révélation
Comment transformer une cour traversée, délaissée de l’attention du grand nombre en repaire de quartier, source de réjouissances et d’émerveillement?
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RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
3.1.1. – L’ÉTAT DE LENTEUR ; PRATIQUES IMMERSIVES
S’arrêter, stationner, séjourner, faire halte au coeur du Vasistas ; ce sont là les premières conditions qui permettront de produire chez l’homme un état particulier d’attention, de porter un nouveau regard sur le lieu, de le reconsidérer. L’arrêt du corps dans l’espace introduit un rapport entre ces deux parties. Il s’agit précisément de “faire corps” avec le lieu, de pénétrer son épaisseur, sa matérialité. Cette opération implique l’usage d’un élément intermédiaire qui puisse rendre ce contact possible. Le texte suivant aux références quelque peu kafkaïennes présente l’eau comme seul véritable élément permettant de faire l’expérience d’un rapport physique et sensuel intégral.
“L’eau est en réalité l’unique élèment qui puisse envelopper le corps dans son ensemble et dans sa totalité. Le directeur de la première écluse pragoise, un certain Horteli Klapanek qui, au siècle dernier, passa ses meilleures années à chercher ce qu’il appelait le contact total -profondément déçu par l’amour où l’étreinte la plus étroite laisse de grandes parties du corps non touchées- a finalement, après avoir avoir testé en vain toutes sortes de matières (des années de travail avec le velours), trouvé l’eau. La maison qu’il s’est fait construire à la périphérie de Prague, dans la vallée de Sarka, et que le maire a fait détruire après sa mort scandaleuse, pourrait constituer une piscine idéale, que je crois unique dans le monde entier. Le système de contacts total conçu par Klapanek mérite donc quelques mots. Horteli avait fait fabriquer une valise étanche, de dimensions correspondant à sa taille moyenne, et chaque fois qu’il éprouvait le désir métaphysique d’un contact total, il remplissait la valise d’eau, s’y laissait enfermer, puis véhiculer jusqu’à sa maison. Là, on introduisait la valise dans un monte-charge spécial qui la hissait jusqu’au grenier servant de réservoir d’où l’on déversait le propriétaire dans une anti-chambre, ou mieux dans une première piscine. Un mystérieux système d’écluses permettait ensuite à Klapanek de couler à son gré de pièce en pièce et d’étage en étage. Les chambres correspondaient à leur usage habituel, toute la différence était dans le fait qu’il s’agissait en même temps de piscines décorées avec goût.” 12
Prokop Voskovec 1990, Extrait paru dans la revue Autrement, H.S., n.46 12
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[Fig. 73] Peinture ; Swimmer 11 Pedro Covo, 2016, 34 x 52 cm [Fig. 74] Peinture ; Swimmer 2 Pedro Covo, 2016, 50 x 52 cm repérées sur https://www. pedrocovo.org/
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RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
L’eau invite à l’immersion du corps au coeur de l’espace. Élément sensoriel extrêmement puissant, l’eau se laisse toucher, caresser, effleurer par tout ou partie de notre épiderme. Peu de barrières font obstacle à la rencontre entre le fluide et notre peau. L’expérience se veut très charnelle. L’immersion invite alors à adopter une nouvelle posture. Elle permet de quitter le mouvement infernal de nos quotidiens, de nos déplacements incessants, rapides et efficaces pour prendre le temps de flotter tel un élément en suspension, de barbotter, de se laisser remuer, bercer. Dans l’eau, les gestes sont délicats, ralentis. L’eau invite à des temps de méditation et de pleine conscience. En plus du toucher, l’eau met en éveil chacun de nos sens. Elle joue avec la lumière, les odeurs, les sons. Le bruit de l’eau est différent selon la façon dont on la percute ou la chatouille ; bruissements, clapotis, murmures...Les oreilles dans l’eau, les sons deviennent sourds. lointains, oniriques...L’eau est un paysage que l’on ne se lasse pas de regarder. Son perpétuel mouvement, son scintillement et sa transparence en font un spectacle permanent. Les images s’y reflètent et s’y déforment sans cesse. Les diverses émanations liées à l’eau activent en nous des souvenirs précis ; l’odeur chlorée de la piscine où l’on apprend à nager, l’odeur d’humidité de la vieille maison de campagne, l’odeur de l’asphalte battu par les premières gouttes de pluie...
Ainsi l’eau comme matière à sensations engage des temps de lenteur possibles en ville. Comment la mettre en scène à travers un projet d’aménagement au sein du Vasistas?
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3.1.2. – LA CRÉATION D’UN NOUVEL ÉQUIPEMENT ; UNE PISCINE Bien que relativement récente, la piscine est aujourd’hui perçue comme un équipement public d’envergure, au même titre que les écoles ou les bibliothèques. Elles forment des lieux attractifs au coeur des quartiers où elles s’implantent et permettent souvent leur redynamisation. La piscine est l’un des rares équipements à attirer tous les citadins, sans distinction de genre, d’âge ou de classe sociale. À Berlin et plus généralement en Allemagne, l’enthousiasme autour de l’objet piscine s’exprime avec emphase. On en compte une soixantaine dans la capitale. En France, les piscines s’orientent essentiellement autour de la pratique natatoire et ludique. Elles sont généralement intimistes, et la pudeur y est difficilement mise à nue, au contraire de la partie est de l’Allemagne où le naturisme constitue une tradition d’usage. Une place plus importante est par ailleurs réservée aux
activités ludiques et de relaxation face à la pratique sportive. Les piscines sont souvent équipées de nombreux jets, toboggans, rivières, courants rapides etc. De nombreuses Villes d’Eau allemandes orientent leurs activités touristiques autour de sites thermaux. C’est une véritable culture du délassement du corps dans l’eau. Si les piscines foisonnent à Berlin, on constate néanmoins une absence relative de ce type d’équipement dans le quartier de Friedrichshain. Une seule piscine couverte se situe à deux kilomètres du site de projet, à la limite du quartier de Mitte. Ouverte en 1976, son état d’insalubrité est important et les offres aquatiques qu’elle propose s’en tiennent au minimum : un bassin nageur de 25 mètres, un petit bassin non nageur. L’inscription d’une piscine au sein de la cour pourrait ainsi répondre à une demande supposée de ce type d’établissement dans le quartier.
Comment la piscine vient-elle s’implanter au coeur du Vasistas pour en révéler ses qualités et ses potentiels? Quels types de réactions, de relations spatiales et sociales cherche t-on à encourager à travers ce nouvel outil?
- Un objet socio-culturel La volonté affichée de faire de la cour un espace socio-culturel de première importance au sein du quartier constitue un premier point d’accroche. Il s’agira alors d’inscrire la piscine dans la continuité de ce processus aujourd’hui annoncé comme achevé, pourtant concentré en un point précis de la cour dans des bâtiments fermés sur leur environnement. La piscine renouvellera donc une pratique sociale et culturelle autour de l’eau. Les bassins se répandront aux quatre coins de l’espace de déambulation semi-public du Vasistas. Il s’agira de laisser l’eau envahir l’espace, s’y infiltrer, se perdre, accompagner le parcours du promeneur...
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RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
Les piscines sont aujourd’hui pour la plupart, des établissements clos, des machines autonomes qui concentrent une série d’activités uniquement tournées autour de la baignade sous ses diverses formes. Si l’on remonte plus loin dans l’histoire, à l’origine même des premiers bains publics, on découvrira que les thermes romains étaient alors des espaces socio-culturels intégraux, ouverts sur leur environnement et dans lesquels la vie grouillante et animée du quartier s’exprimait pleinement. Les romains ont fait de la baignade un art à part entière. En plus des différents bassins destinés à l’hygiène, au culte et au divertissement, les thermes romains comprenaient des gymnases, des bibliothèques, des cafés, des jardins...on pouvait y manger, y jouer aux dés, y rencontrer ses amis, écouter des leçons de philosophie ou de la musique. En combinant l’hygiène, la distraction, la relaxation ainsi que les activités physiques et culturelles, les romains avaient inventé l’art du loisir. En comparaison à ce modèle, l’offre proposée aujourd’hui par nos piscines sports et loisirs aux formes et fonctions standardisées ainsi que les parcs aquatiques, supermarchés du loisir rejetés à l’extérieur de la ville constituent des réponses peu satisfaisantes face au défi de “faire société”.
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À l’instar des thermes romains, la piscine assurera différentes activités associatives pour devenir un lieu de sociabilité et de culture privilégié.
[Fig. 75] Peinture ; Les bains de Pouzzoles Girolamo Macchietti, vers 1550-1572, huile, 117 x 100 cm [Fig. 76] Peinture ; Le frigidarium Lawrence Alma-Tadema, 1890, huile sur toile 60 x 45 cm
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repérées sur https://www. arretetonchar.fr/lesthermes-dans-la-peinture/
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- Une bulle ouatée
La configuration spatiale de l’îlot et le linéaire de bâtiments qui le délimitent créent l’image d’un espace fermé, d’un écrin calfeutré, protégé des turbulences de la ville. Les pièces d’eau et leurs espaces attenants souligneront spatialement ce caractère d’alcôve moelleuse afin de renforcer la surprise de la découverte, de marquer une rupture forte entre l’effervescence du dehors et l’accalmie du dedans, et de préserver la quiétude des résidents.
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[Fig. 78] Diagramme ; Foam Kohei Nawa, 2013 [Fig. 79] Installation ; Foam Kohei Nawa, 2013, Aichi Triennale (Japon) repérés sur https://www. dezeen.com/2014/01/07/ kohei-nawas-foam-installation-created-a-cloudlike-landscape-of-soapybubbles/
La piscine, composée de multiples bassins distribués aux quatre coins de l’espace semi-public, développera des séquences spécifiques, en extérieur, couvertes ou ouvertes selon les mouvements saisonniers. Chaque bassin formera avec son rivage un cocon en soi. Ces espaces deviendront de petites alcôves au sein de la grande alcôve que forme le Vasistas pour répondre à des enjeux qui leur seront propres. La juste distribution spatiale ainsi que la mise en scène de ces bassins deviennent ici fondamentales. Certains bassins (ludiques, notamment) devront relever le défi de feutrer le tumulte sonore potentiellement généré tandis que d’autres (axés autour de la méditation et de la relaxation) s’attacheront à créer des structures capitonnées pour garantir le silence et le repos.
RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
- Le voyage dans la localité
Le projet de piscine s’attachera également à renforcer un autre des potentiels identifié au sein du Vasistas : une invitation à l’évasion de proximité. La piscine deviendra un lieu où l’on éprouve l’étrange sensation d’être ailleurs, sans pouvoir se situer dans le temps et dans l’espace. Il ne s’agira pas de tout dire en simulant explicitement des images factices, artificielles et spectaculaires d’un exotisme hors-sol qui n’aurait rien à voir avec ce que la cour nous raconte, mais bien de faire appel à l’imagination de tout un chacun. Nos sensibilités et nos souvenirs sont singuliers. Il s’agira dès lors de laisser la possibilité aux visiteurs de voyager où ils le souhaitent. L’espace ainsi crée sollicitera la curiosité et la disponibilité du baigneur et du passant-voyageur. Il sera question d’un retour à la condition voyageuse dans son propre quotidien à travers des évocations subtiles et délicates à quelque horizon lointain. L’eau possède ce pouvoir suggestif; averses tropicales, croisières maritimes, paysages de cascades ou de glaciers...
Ainsi le projet invitera à des temps de rêveries et s’attachera à ranimer des souvenirs ou des illusions de voyage en activant les sens du baigneur. Il stimulera le songe voyageur, l’errance intérieure en confrontant le corps à l’eau selon différentes postures : la station au bord de l’eau (métaphores possibles du rivage, de la plage), l’affleurement (métaphore possible de l’île), l’aspersion (métaphores possibles des pluies diluviennes, de la cascade), la traversée (métaphores possibles du voyage en mer ou en rivière) et la plongée (métaphores possibles des profondeurs marines, de la falaise). L’art, l’artisanat et l’architecture participeront pleinement à cette scénographie singulière; forme et matériaux du plongeoir, terrasses flottantes, surrélevées ou immergées, dispositifs d’aspersion etc.
[Fig. 77] Capture vidéo ; Tristan Ascencion - The sound of a mountain under a waterfall Bill Viola, 2005, 10 minutes
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repéré sur http://jellyfishthinks.com/2014/09/04/ exposition-bill-viola-grand-palais/
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3.1.3. – LA PISCINE COMME IMPULSION ; VERS LA CRÉATION D’UN PAYSAGE DE RIVE
Ce nouveau lieu de baignade en ville modifie en profondeur le rôle et le statut de la cour. Elle devient dès lors une adresse, un lieu de rassemblement qui capte de nouvelles énergies urbaines. À travers cette attractivité, le coeur d’îlot fait face à de nouveaux enjeux : gestion de la fréquentation, nuisances sonores potentielles, rencontres entre visiteurs, usagers et résidents, activités au sein de la cour (passage, attente, contemplation du spectacle des baigneurs...). Il convient alors
de penser la lisière pour répondre à ces différents défis. Socle de projet, la piscine marque un élan vers la création de structures spatiales et d’activités annexes. Ces éléments accompagneront les bassins et prendront part à la réalisation des intentions de projet précédemment identifiées : la création d’un véritable espace de vie et de culture, de structures calfeutrées ainsi que d’un lieu évocateur d’horizons lointains, en plus de régler des questions d’usages au coeur du site.
- Lieux d’invention
Pour souligner le premier dessein de projet (la création d’une entitié culturelle et sociale active au sein du quartier), il s’agira de laisser des parcelles en réserve à proximité des bassins. Volontairement libres de toute intervention, ces espaces ne diront pas tout, tout de suite. Ce sont des lieux en devenir. Ils ouvriront des possibles, des opportunités dont chacun peut se saisir pour créer des micro-paysages de convivalité communs et partagés. La disponibilité de ces espaces sera mise à la connaissance des riverains, des associations, des écoles ou encore des commerces présents sur l’îlot.
Le travail consiste à encourager une appropriation active, enthousiasmée et enthousiasmante du lieu interstitiel afin de convertir son statut d’espace traversé à la hâte à celui d’un espace vécu et affectionné.
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RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
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La mise à disposition de ces espaces peut avoir lieu à travers les outils législatifs déjà en place autour des “Zwischennutzungen”13 (cf. p.37). Des contrats de location temporaires pourront être accordés par l’administration de quartier qui se donnera le rôle de coordinateur. Des temps de concertation et de médiation entre maîtrise d’oeuvre (paysagistes, architectes...), administration locale et usagers pourront être mis en place. Une rotation des usages en fonction des besoins et des saisons pourra être envisagée. Flexibles, ces parcelles seront pensées comme des lieux-caméleons comprenant des dispositifs adaptatifs et mobiles.
13
«usages intermédiaires»
[Fig. 78] Photographie ; Concours de sculptures sur sable
Parmi des exemples d’utilisations possibles : jardin de lecture, food-truck, jardins pédagogiques, cuisine d’été, expositions, stand de vin chaud, petit cinéma de plein air, espace scénique, patinoire éphemère, Biergarten, salon de thé, yoga ou musculation de plein air...
2006, Berlin Hauptbahnhof, festival renouvelé durant quelques années dans différents lieux à Berlin repéré sur https:// www.berlin.de/kultur-und-tickets/fotos/ events/1359694-1744873. gallery.html?page=1 [Fig. 79] Photographie ; Salon de lecture Bruit du frigo, 2014, Jardin de ta Soeur, Bordeaux repéré sur http://www. bruitdufrigo.com/index. php?id=191
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- Jardins voisins
[Fig. 80] Photographie ; Ancien héliport militaire «Kalbach» reconverti en parc public, 1 [Fig. 81] Photographie ; Ancien héliport militaire «Kalbach» reconverti en parc public, 2 GTL Landschaftsarchitekten, 2004, Frankfurt am Main
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repéré sur http://www. landezine.com/index. php/2014/09/alterflugplatz-kalbach-frankfurt-am-main-by-gtllandschaftsarchitekten/
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116
RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
Les complexes aquatiques s’accompagnent généralement d’un jardin attenant qui accueille les passages répétés du baigneur entre deux eaux ; bain de soleil, collation, contemplation du spectacle des nageurs etc. L’eau et les éléments végétaux sont par ailleurs associés dans ce type d’équipement pour fabriquer l’image d’une “nature primitive retrouvée”.
Le jardin se développera au coeur du Vasistas pour guider la marche du promeneur de bassin en bassin. La piscine et son jardin formeront une unité d’ensemble au service d’une scénographie autour des différentes pièces d’eau. Diverses masses plantées généreront des effets de découvertes et de surprises. Le jardin se donne les exigences suivantes :
- Un espace végétal foisonnant, une densité de plantation importante par endroit pour renforcer le caractère capitonné et intime de la cour et de ses sous-espaces - La plantation de certaines espèces singulières choisies pour leurs couleurs, leur parfum ou leurs fruits susceptibles d’éveiller les sens du promeneur afin de téléporter son imaginaire dans des contrées lointaines - Un degré de tolérance pour des vagabondes bienvenues, qui participent elles aussi à l’expérience du voyage - Un jardin qui requestionne les limites spatiales à travers des systèmes de buttes, de noues etc. et qui s’appliquera à traîter des questions d’usages entre public et résidents - Une certaine économie de projet afin de compenser les coûts de construction et charges d’exploitations élevés de la piscine. Ce dernier point implique une réflexion autour de la mise en oeuvre technique permettant de transformer une cour très minérale aujourd’hui en cour-jardin demain. Il sera question de rémployer l’enrobé découpé. Une fois concassé, il sera additionné de terre végétale pour former un mélange terre-pierre. Différentes granulométries générereront différentes conditions d’habitats, d’humidité et de prolifération des nutriments. Des processus en constante évolution de successions végétales seront dès lors activés, offrant un spectacle complet et permanent de la nature.
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- En bref
FAVORISER L’ARRÊT, LA LENTEUR AU COEUR DU SITE
PAR L’IMMERSION DU CORPS
LA CRÉATION D’UN NOUVEL ÉQUIPEMENT : UNE PISCINE
LA FABRICATION D’UN PAYSAGE DE RIVE
LIEUX D’INVENTION
UN OBJET SOCIO-CULTUREL
JARDINS VOISINS
INVITATION AU VOYAGE DE PROXIMITÉ
UNE BULLE OUATÉE
UN ESPACE RECONSIDÉRÉ 118
RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
- Stratégies envisagées RÉACTIVER L’ESPACE DE REPRÉSENTATION PAR LA CRÉATION DE BAINS PUBLICS
IMPLANTER LES ACTIVITÉS SONORES EN COEUR D’ÎLOT, VERS LA CRÉATION D’UN ESPACE RÉCRÉATIF
CONSERVER LE CARACTÈRE INTIME DE L’ESPACE À TRAVERS LA CRÉATION D’UN LIEU INTROVERSIF
TIRER PARTI D’UN GRAND ESPACE POUR Y IMPLANTER UN CENTRE SPORTIF
PARVIS CENTRAL, ARTICULATION, APPEL DEPUIS LA RUE
SOUS-ENTITÉS DE L’ESPACE PISCINE
NOUVEAUX SEUILS D’ENTRÉES POUR LES RÉSIDENTS
CONNEXIONS PARTICULIÈRES ENTRE LA COUR ET SES ACCÈS
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A
B lieux d’inventi on
le bain public
lieux d ’inven ti
la glis sière
on
la fosse à plongeo n les lignes d’eau
bâtime
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lieux d ’inven ti
on
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le pédiluve
C
A’
salle de concer t
lycée
B’
le con tr c o ur a e nt
C’
[Fig. 82] Plan ; une piscine dilatée dans l’espace éch. 1:1000
120
RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
D
lieux d
médiat
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on
KITA hèque
le saun a russe
D’
121
3.2. — Prendre position 3.2.1. – LE PÉDILUVE, LE BAIN PUBLIC ; UN ESPACE DE REPRÉSENTATION
[Fig. 83] Collage ; situation d’ensemble
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RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
[Fig. 84] Plan ; situation d’ensemble éch. 1:200
le bain public lieux d’invent ion
le pédiluve
123
Warschauer Straße 85
le pédiluve
le bain public
[Fig. 85] Coupe AA’ éch. 1:500
124
RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
Un pédiluve symbolique accueille le visiteur au pied de l’entrée monumentale dite “seuil antique” (cf. p.80). Cette première nappe aquatique ne se donne pas à voir directement. Elle complète les différents dispositifs du seuil (séries d’escaliers, colonnade et terrasse) afin d’intensifier son caractère théâtral et renforcer l’effet de surprise au moment de la découverte de l’îlot. Les formes du jardin royal sont ici réemployées. Désormais immergé et traversé d’une passerelle métallique à fleur d’eau, cet espace suscite l’intérêt du passant qui se plaît à “marcher sur l’eau”. Les façades imposantes de la Frankfurter Allee se reflètent dans ce miroir d’eau qui amplifie alors optiquement l’épaisseur d’une rue qui joue avec ses coulisses. Un premier “lieu d’invention” se tient au centre du bassin. Si l’appropriation de cet espace
demeure libre, des préconisations peuvent être formulées. Une orientation artistique permettrait par exemple de souligner la qualité d’un espace de représentation réanimé.
Un bain ouvert au public s’ouvre au creux d’une nouvelle butte adjacente au pédiluve. Le modelage du terrain permet d’en dévoiler ses trois dimensions. Il encourage le détour du passant qui gravit, se hisse, se perche, saute, dévale l’espace. La formation de ce petit promontoire ouvre par ailleurs de nouveaux points de vue sur l’ensemble de la cour, favorisant l’expérience de la contemplation. Le bassin est également flanqué de gradins permettant d’observer le spectacle des baigneurs.
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3.2.2. – LES JEUX D’EAU ; UN COEUR LUDIQUE
[Fig. 86] Collage ; situation d’ensemble
126
RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
les jets
la glissiè re la salle d e conce rt la fosse
à plong eon
[Fig. 87] Plan ; situation d’ensemble éch. 1:200
127
Le coeur ludique s’organise au centre de l’îlot, à proximité des équipements publics déjà implantés. Il succède à l’aire de jeux pré-existante sans défaire le caractère récréatif du lieu. Vraisemblablement sonores et effervescents, les bassins ludiques se maintiennent à distance des habitations. Les plantations y seront particulièrement denses. Bien qu’elle ne filtre pas le bruit, la végétation permet de camoufler la source sonore. Lorsque celle-ci est invisible, la sensation de gêne est atténuée. La végétation attire par ailleurs toutes sortes d’oiseaux et génère, par le bruissement de son feuillage de nouveaux sons qui permettent de détourner l’attention du résident.
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Les bassins, au nombre de trois, se répartissent suivant un léger dénivelé de terrain. La pente ainsi générée permet d’affirmer la situation de belvédère du bassin public susmentionné. Elle produit également un espace de glissade naturel vers la fosse à plongeon située en contrebas. De vastes margelles invitent à l’installation et au délassement au bord des bassins. L’espace est cadré par deux murs aveugles; à l’est, la salle de concert; au sud, un immeuble d’habitations. Les panneaux en laiton de la salle de concert ondoient au rythme de l’eau qui s’y reflète, tandis que la façade opaque de l’immeuble de logements devient le support d’un plongeoir composé de multiples tremplins.
RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
le bain public
les jets la glissière
la fosse à plongeon
[Fig. 88] Coupe BB’ éch. 1:500
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3.2.3 – LES LIGNES D’EAU, LE CONTRE COURANT ; L’EXERCICE DES CORPS
les lignes d’eau
le contre courant
[Fig. 89] Coupe CC’ éch. 1:500
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RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
les ligne s
d’eau
lieux d ’invent ion
le cont re-cou rant
[Fig. 90] Plan ; situation d’ensemble éch. 1:200
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[Fig. 91] Collage ; situation d’ensemble
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RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
Un centre sportif s’établit au sud de la parcelle. Constitué d’une piscine couverte de 25 mètres et d’un bassin à contre courant semi couvert, l’espace fonctionne à l’année. Les bassins sont drapés de façades en polycarbonate de sorte à rester visibles depuis les jardins alentours. De même, les nageurs peuvent contempler le spectacle végétal au fil de leurs longueurs. Le bassin à contre courant se greffe à un grand mur aveugle au sud de l’îlot. Il s’imprègne des éclaboussures provoquées par les remous et les brasses des baigneurs. Il s’agit de penser l’expressivité de la surface en imaginant un dispositif permettant une réaction du béton au contact de l’eau. On peut citer ici notamment les oeuvres de l’artiste américain Pérégrine Church dans la ville de Seattle qui se révèlent uniquement sous la pluie, grâce à l’usage d’une solution hydrophobe. Ce type d’oeuvre encourage un état d’attention particulier. Un nouveau lieu d’invention se glisse entre les bassins et les immeubles d’habitation. Tout comme les lieux d’invention voisins, aucune fonction n’y est programmée. On peut néanmoins aisément imaginer l’installation de structures permettant de pratiquer le sport en extérieur afin de compléter la gamme d’activités : pétanque, ping-pong, yoga, musculation...
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3.2.4 – LE SAUNA RUSSE ; LE LIEU DE L’INTROSPECTION
le sauna russe
[Fig. 92] Coupe DD’ éch. 1:500
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RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
le saun a
russe
[Fig. 93] Plan ; situation d’ensemble Êch. 1:200
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Le sauna russe prend place au sein d’un espace intime, cerné de bâtiments d’habitations au nord est de l’îlot. Pour conserver l’esprit confidentiel des lieux, le bâtiment se dissimule derrière un jardin foisonnant. Semi-enterré, il fonctionne comme un cocon protecteur pour des usagers à la recherche de calme et d’introspection. Peu répandu, le sauna russe est un bain de vapeur chaude. Il s’agit de passer quelques minutes dans l’étuve avant de se fouetter vigoureusement le corps à l’aide de branches de chênes ou de bambous permettant d’accélerer la circulation sanguine. L’usager se plonge ensuite dans un bassin d’eau froide ou se roule directement dans la neige. On reproduit cette série d’opérations deux à trois fois. Peu commune, cette pratique ouvre la création d’un espace curieux et particulier au sein de la cour. Le développement d’une activité rare et insolite permet d’éveiller la curiosité des usagers et renouvelle les pratiques sociales et culturelles autour de l’eau. La même identité de façade est reémployée d’un bâtiment à l’autre afin de marquer l’unité d’un même équipement malgré la dispersion spatiale des différentes entités. Un bardage en bois est appliqué sur chacune des façades. Les pièces de bois sont disposées selon différentes amplitudes pour créer des façades plus ou moins ouvertes sur leur environnement. Les nouvelles clôtures bois séparant les bassins à accès réglementé des espaces publics de promenade accompagnent le dessin des façades. Les différents bâtiments fonctionnent ainsi comme autant de “dilatations” de la clôture.
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RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
[Fig. 94] Collage ; situation d’ensemble
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À retenir
La révélation des qualités et des potentiels du Va-
sistas suit un cheminement progressif. La création d’un espace immersif invite à des temps d’arrêt et
de lenteur au coeur du site. Un nouveau rapport au lieu est alors possible. Le projet de piscine fonctionne comme une impulsion vers la fabrique d’un paysage interstitiel global, permettant de souligner trois qualités majeures pressenties par le paysagiste au moment de sa rencontre avec le site : une invitation au voyage de proximité, un écrin calfeutré, un espace socio-culturel au sein d’un quartier résidentiel et familial. L’interstice n’est pas une présence inerte, un espace en attente d’identité. Le remplissage mécanique et impulsif de fonctions et de formes inadaptées à l’esprit du lieu ainsi que sa fermeture derrière de hautes clôtures lui porte préjudice. Fragile, l’interstice disparaît au profit d’une ville rationnelle, efficiente et rentable. Invoquer la magie décadente de l’espace n’est pas de force à s’opposer aux grandes mutations
que connaît actuellement Berlin. La protection de l’interstice nécessite sa transformation, la réactivation de ses valeurs et de ses qualités en place permettant au
citoyen d’avoir égard au lieu pour mieux le défendre. Sa sauvegarde requière désormais des aménagements réfléchis, minutieux et appuyés sur l’existant ; ici un mur aveugle devenu support de jeux, là une alcôve secrète propice à l’introspection. Neanmoins, un aller retour permanent entre actes de transformation
et laisser-faire est nécessaire afin de ne pas annuler le charme de la désuétude et la spontanéité des pratiques qui s’y opèrent.
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RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
FIN DE LA PARTIE 3. 139
Bibliographie
— OUVRAGES - Butenschön, Sylvia, Gaida, Wolfgang, Gotzmann, Inge, Grunert, Heino, Kellner, Ursula, Krepelin, Kirtsen (Hrsg.), «öffentliche Grünanlagen der 1950er- und 1960er-Jahre. Qualitäten neu entdecken. Leitfaden zum Erkennen typischer des Stadtgrüns der Nachkriegsmoderne», Berlin : Universitätsverlag der TU Berlin, 2016, 52 p. - Masboungi, Ariella. Berlin, «le génie de l’improvisation», Parenthèses, 2017, 192 p. - Lévy, Anastasia. «Portraits de Berlin : Berlin par ceux qui y vivent!», Hikari Éditions, 2016, 224 p. - Haumon, Bernard, Morel, Alain, «la société des voisins, partager un habitat collectif», Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Ministère de la Culture, 2005, 334 p. - Georges Perec, l’infraordinaire, La librairie du XXème siècle, Seuil, 1989, 128 p. - Keravel Sonia, Passeurs de paysages. Le projet de paysage comme art relationnel, MetisPresses, 2015, 144 p. - Renaudie Serge, La ville par le vide, movitcity edition, 2011, 71 p. - Foucault Michel, Des espaces autres, 1994, dans Dits et Écrits : 1954-1988, t. IV, Paris éditions Gallimard, 895 p. - Foucault Michel, Le corps utopique, les hétérotopies, 2009, Paris : Nouvelles éditions Lignes, 64 p. - Zschocke Helmut, Die Berliner Akzisemauer. Die vorletzte Mauer der Hauptstadt, Berlin Story, 2007, 194 p. - Da Cunha Antonio, Guinand Sandra, Qualité urbaine, justice spatiale et projet : Ménager la ville, PPUR, 2014, 356 p.
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RÉVÉLATION ; Les valeurs de l’interstice berlinois
— ARTICLES - Hrimeche Yasmine, Le devenir des terrains vagues, lire Berlin à travers à travers ses vides urbains, Mémoire de fins d’études, ENSA Nantes, 2017, 123 p. - Guichard Marion, Sortir de la ville par l’entre-ville, promenade au gré des paysages du No Man’s Land, Mémoire de fins d’études, ENSNP Blois, 2012, 184 p. - Durand Pascale, Comme un poisson dans l’eau, Judaïque les plaisirs de l’eau en ville, Mémoire de fins d’études, ENSAP Bordeaux, 1993, 66 p. - Baudin Rodolphe, L’eau et les rêves dans le Voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou d’Alexandre Radichtchev, La Revue russe, 1999, pp. 19-33 - Kohlstadt, Daniel, «Die Berliner Mietskaserne, ein Leben im Elend», Travail d’étudiant, 2011, 22 p. - Pinson Gaëlle, La «reconstruction critique» à Berlin, entre formes et idéologies, le Visiteur, n6, 2000, pp. 130-155 - Voskovec Prokop, revue Autrement, H.S., n.46, 1990 - Dessouroux Christian, La diversité des processus de privatisation de l’espace public dans les villes européennes, Belgeo [En ligne], 1 | 2003, mis en ligne le 01 avril 2003 - Mahe Clémence, La marge urbaine à Berlin : quel rôle dans la construction de la ville?, Mémoire de fins d’études, ENSA Nantes, 2011, 86 p.
— FILMOGRAPHIE - Hitchcock, Alfred. Fenêtre sur cour, 115 min, 1954 - Vilner Frédéric, Paris-Berlin destins croisés, 208 min, 2015 - Rossellini Roberto, Allemagne année zéro, 78 min, 1948 - Wenders Wim, Les ailes du désir, 128 min, 1987
— SITOGRAPHIE https://www.stadtentwicklung.berlin.de/geoinformation/fis-broker/ http://www.histomapberlin.de http://1928.tagesspiegel.de/
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Berlin se singularise par la densité de son réseau d’espaces libres de toutes sortes. Au-delà d’une maille institutionnalisée d’espaces publics se dessine un ensemble de lieux indéfinis, de porosités curieuses qui semblent porter en elles les conditions d’une nouvelle expérience vécue de la ville. Ces respirations suivent d’autres rythmes et tolèrent les transformations ; champs de foires éphèmères en lisière de chantiers, pignons aveugles devenus fresques animées surplombant une friche sauvage et luxuriante, karaoké dans l’ancien no man’s land (...). La variété de ces situations spatiales “en marge” réinterroge la lenteur, la spontanéité et l’émerveillement en ville. Elles multiplient les possibilités d’habiter, d’investir et de traverser le tissu urbain. Le présent Travail Personnel de Fin d’Études se propose d’étudier un espace interstitiel délaissé de l’attention du grand nombre. Cette belle endormie porte discrètement les marques d’une histoire chargée et sa position stratégique en ville en fait par ailleurs un espace à enjeux forts au sein de son quartier. Malgré ses maladresses, ce lieu vibre d’une énergie presque spectrale que le projet de paysage se propose de révéler.