La crise de l'objet

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La crise de l’objet

Camille de Jerphanion



1919

La grille-ligne-du-temps Collection d’images organisées dans le temps pouvant servir d’outil de conception d’objets surréalistes et contribuant au vocabulaire de l’action de « créer ».

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L’homme-objet, l’objet-homme 22

L’enveloppe-objet 43

L’objet obsolète 64

La triple vie de l’objet 85

1. La grille-ligne-du-temps est

L’objet automatique

« Il est loin, celui qui sait nous rendre cette gaieté bondissante. Il laisse s’écouler les jours poudreux et il n’écoute plus ce que nous disons. ‘Est-ce que vous avez oublié nos voix enveloppées d’affections et nos gestes merveilleux ? (...) je vois encore ces luttes et ces outrages rouges qui nous étranglaient. Mon cher ami, pourquoi ne voulez-vous plus rien dire de vos souvenirs étanches ? »

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recherches, elle se complétera ou se videra. 2. Les numéros correspondent à ceux placés dans le texte tout le long du mémoire. Elle constitue la colonne vertébrale iconographique. 3. Les références de ces images se trouvent à la suite de la bibliographie.

L’objet dissimulé 127

L’objet dénaturé 148


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Le panthéon de Paris : À réduire aux proportions d’un dé à jouer. Construire tout autour une grille trois fois plus grande que celle qui existe actuellement.

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Arthur Harfaux (1933)

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Le panthéon de Paris: À conserver, mais changer le nom en « Pantalon ». Restera complètement vide. Défense d’entrer Maurice Henry

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Le panthéon de Paris: Le trancher verticalement et éloigner les deux moitiés de 50 centimètres

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Tristan Tzara


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ÂŤ Our architecture has no physical ground plan, but a psychic one. Walls no longer exist. Our spaces are pulsating balloons. Our heartbeat becomes space; our face is the facade.Âť Coop Himmelblau

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La crise de l’objet : mécanismes de distorsion et autres jeux de perception.

Camille de Jerphanion sous la direction de Wouter Van Acker Université Libre de Bruxelles Faculté d’architecture La Cambre-Horta Année 2017-2018



Merci à Wouter Van Acker pour son suivi et sa confiance. Merci à Ali Ismail et Jeanne Krings pour les longues conversations qui, depuis quelques mois, ont construit cette réflexion. Merci à Vincent Brunetta, professeur de l’option et de l’atelier HTC, pour ses enseignements ayant enrichi ce travail. Merci à ma famille et en particulier mon père, Grégoire de Jerphanion, pour sa relecture aiguisée. ÀTiago pour son soutien et ses conseils, à Ysaline pour son optimisme, à Martha pour la collaboration sur coïncidence(s) #1, à Luna pour l’année passée à Venise. Et merci à tant d’autres qui, indirectement, ont contribué à l’élaboration de ce travail.



Sommaire Ouverture

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La « crise de l’objet »

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1. Surréalisme x architecture

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2. L’objet surréaliste

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3. L’objet postmoderne

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4. Récurrence(s)

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Les objets distordus

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L’objet amplifié

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L’homme-objet, l’objet-homme

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L’enveloppe-objet

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L’objet obsolète

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La triple vie de l’objet

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L’objet automatique

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L’objet dissimulé

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L’objet dénaturé

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Une charmante diversion ironique, ou comment s’éterniser à répandre le trouble?

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Épilogue

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Bibliographie

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Ouverture Il est peu aisé d’associer deux disciplines, deux mouvements et encore moins deux époques différentes. Pourtant, dans le travail des architectes émergents des années 1970, au début du Postmodernisme, on constate la récurrence de références au mouvement surréaliste des années 1920. En effet, en 1978, la revue Architectural Design1 publie un numéro spécial sur le Surréalisme contenant des textes de Rem Koolhaas, Bernard Tschumi mais également de Kenneth Frampton. La même année a lieu l’exposition ‘Dada and Surrealism Reviewed’ à la Hayward Gallery à Londres. Mais surtout, Oswald Mathias Ungers reproduit l’homme au chapeau melon de Magritte dans ses dessins et s’inspire ouvertement de son œuvre dans la conception de ses projets, John Hejduk qualifie lui-même ses Masques de ‘surréalisme médiéval’, Aldo Rossi crée des images rappelant l’univers de la peinture métaphysique de Giorgio de Chirico, Peter Eisenman s’intéresse à la psychanalyse et aux procédés automatiques comme outils de construction du projet, Rem Koolhaas écrit à propos de Salvador Dali et sa méthode paranoïaque-critique dans son ouvrage Delirious New York2 et enfin, Bernard Tschumi écrit ‘Architecture and its double’ un texte basé sur le travail d’Antonin Artaud. La relation entre architecture et surréalisme, entre architecture du mouvement postmoderne et art du mouvement surréaliste a été bien peu exploitée et consiste en une « tâche épineuse non seulement du point de vue d’une étude historique, mais aussi dans la perspective du mouvement surréaliste lui-même 3» comme l’énonce Anthony Vidler. Pourtant, regarder l’architecture à travers le prisme de l’influence surréaliste éclairerait quelque peu la compréhension de l’architecture contemporaine. Un phénomène peu exploré apparaît alors : l’intérêt grandissant pour la relation entre l’architecture et le Surréalisme mais surtout le retour d’une attention particulière aux idées du mouvement et aux mécanismes de transformation de l’objet. Plus récemment, on constate d’ailleurs que certains architectes théoriciens se sont intéressés à la question. Thomas Mical publie en 2005 un ouvrage intitulé Surrealism and Architecture4, recueil de textes à propos de cette relation particulière. Mélusine publie en 2009 un numéro intitulé Le Surréalisme Sans

1. « Surrealism and Architecture. » Architectural Design 48, no. 2-3 (1978): 87-164. 2. Rem Koolhaas. Delirious New York: A Retroactive Manifesto for Manhattan. Rotterdam: 010 Publishers, 1994. 3. Anthony Vidler. « Fantasy, the Uncanny and Surrealist Theories of Architecture. » Papers of surrealism 1 (2003). 4. Thomas Mical. Surrealism and Architecture. New York, London : Routledge, 2005.

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l’Architecture5. Neil Spiller dirige le numéro 252 d’Architectural Design sorti en mars 2018, nommé « Celebrating the Marvellous : Surrealism in Architecture6 ». En juin 2018 a lieu, lors du colloque EAHN à Talinn, une session intitulée Architecture’s Return to Surrealism7. De quoi remettre la question sur le tapis. À partir de ces références explicites au surréalisme, plusieurs questions émergent. Comment expliquer la réapparition du Surréalisme à ce moment précis, moment marquant la déconstruction de l’idéal moderniste et engendrant la résurgence de questions écartées par les fonctionnalistes. S’agit-il bien d’un retour au surréalisme sous-entendant donc une conception cyclique de l’histoire ? Et surtout, sous quelle forme cette réapparition s’exprime-t-elle ? Ces références se limitent-elles à des allusions ou sont-elles intégrées et adaptées de manière critique à l’architecture que produisent les architectes cités plus haut ? Afin d’explorer la nature de ce « retour », ce mémoire représente la tentative de former une sorte d’atlas critique et historique, une sorte de lexique de stratégies de composition identifiées à deux époques différentes. Ce champ de stratégies requiert un langage particulier. C’est pourquoi, cette recherche se situe entre atlas et lexique et sous-entend donc une organisation formelle particulière. En effet, cette aspiration à une structure de l’ordre du dictionnaire illustré iconographiquement mais également de manière littéraire, puise son inspiration dans l’ouvrage suivant : Words and Buildings : A Vocabulary of Modern Architecture d’Adrian Forty8. Cette Crise de l’Objet tant difficile à définir sera illustrée ici à travers la classification en catégories des différentes manipulations observées dans les réalisations des époques énoncées ci-dessus, c’est la grilleligne-du-temps. Les stratégies utilisées seront développées à travers huit chapitres correspondant chacun à une rangée de la grille-ligne-dutemps. La création de ces catégories s’est constituée à partir du texte

5. Béhar, Henri, and Emmanuel Rubio. Le Surréalisme Sans L’architecture. Vol. 29. Mélusine (Cahiers Du Centre De Recherche Sur Le Surréalisme). Paris: L’Âge D’Homme, 2009. 6. Neil Spiller. Celebrating the Marvellous : Surrealism in Architecture. Oxford : Wiley, 2018. 7. Wouter Van Acker, Stefaan Vervoort, « Architecture’s return to surrealism » (introduction non publiée, colloque EAHN, Talinn, 14 juin, 2018). 8. Adrian Forty. Words and Buildings : A Vocabulary of Modern Architecture. London: Thames & Hudson, 2000. 8

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La Crise de l’Objet d’André Breton9 et de la liste d’objets à fonctionnement symbolique de Salvador Dali10. En plus des lectures qui ont nourri ce mémoire, une grande importance a été donnée à l’image. Ce document à été créé à partir de similarités visuelles rencontrées dans les réalisations des surréalistes et des architectes postmodernes mais pas seulement. En effet, le lien est fait également avec d’autres pratiques comme la musique et les arts visuels. En résulte alors une sorte de guide de l’objet surréaliste développant un vocabulaire propre à l’action de créer en architecture. La grille-ligne-du-temps conditionne l’iconographie du mémoire, les numéros placés dans le texte s’y rapportent. (Les catégories sont : l’objet amplifié, l’homme-objet ou l’objet-homme, l’enveloppe objet, l’objet obsolète, la triple vie de l’objet, l’objet automatique, l’objet dissimulé et l’objet dénaturé.) De l’association d’images et de réalisations artistiques ou architecturales (voir la grille-ligne-du-temps) est né l’hypothèse que ces références pourraient à ce jour, former plus que de simples allusions aux thèmes traités par les surréalistes. Les architectes post-modernes dont nous parlerons semblent revisiter et adapter la notion d’objet surréaliste à l’architecture. Les mécanismes de transformation que subissent ces objets sont intégrés dans la composition même du projet. Les bâtiments et leurs composants sont manipulés. Ce mémoire témoigne d’un intérêt tout particulier à déceler les modes de composition en architecture, à repérer leur origine, à les comparer et à percevoir ce qu’ils simulent ou dissimulent. La première partie vise à placer un cadre historique et théorique quant à l’exploration de ce « retour ». La deuxième partie consiste en l’analyse et l’exemplification des différentes stratégies surréalistes et leur place dans l’architecture postmoderne, sous la forme de huit essais. La troisième partie explore, dans une perspective transhistorique, la persistance ou non de ces stratégies dans l’architecture belge d’aujourd’hui, contexte de mon apprentissage. Cette mise au point sur la situation actuelle tend en quelque sorte à démystifier cet élan pour les

9. André Breton. Le Surréalisme Et La Peinture. (1ère édition : 1928). Nouv. Éd. Rev. Et Corr. ed. Paris: Gallimard, 1965. 10. André Breton. Le Surréalisme Au Service De La Révolution : Collection Compléte. Paris: Editions Jean-Michel Place, 1976.

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manipulations et autres jeux de perception. L’approfondissement de ce sujet semble d’autant plus pertinent puisqu’aujourd’hui, d’un point de vue purement compositionnel, des stratégies similaires à celles développées dans le mémoire (les huit catégories) paraissent s’immiscer dans les réalisations de certains architectes pratiquant aujourd’hui et ce, sans se référer directement au surréalisme.

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La crise de l’objet


La « Crise de l’objet »



1. SurrĂŠalisme x architecture

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Il n’existe pas, à proprement parler, d’architecture surréaliste. En 1978, Dalibor Veseley, dans l’introduction de la revue Architectural Design, énonce : « L’architecture ne devint jamais une partie intégrante de la pensée surréaliste au même titre que la peinture, la sculpture et la création d’objets surréalistes.11» Kenneth Frampton, dans la même revue, rejoint son opinion en écrivant que l’« on pourrait soutenir que le surréel n’existe pas en architecture12 ». Le nombre de sources disponibles sur le sujet est donc très réduit. À ce propos, Thomas Mical fait la remarque suivante : « Expressionism, Futurism, Constructivism, and Cubism (Purism) resonate within modern architecture, and are now inseparable from the historiography of the modern. The least-examined artistic practice informing modern architecture is surrealism: architecture as the ‘blind spot’ in surrealist theory and practice, and surrealist thought is the ‘dark secret’ of much modernist architecture - they are mutually understated or absent in most scholarship.13 » Cela est d’autant plus interpellant et intriguant quant à cette relation particulière et son exploration. Pourtant, plusieurs raisons indiquent que cette voie peu explorée (la relation entre le Surréalisme et l’architecture) puisse réellement apporter au débat de la théorie de l’architecture moderne et probablement également de l’architecture plus récente. Anthony Vidler précise que le Surréalisme doit être exploré en tant que mouvement d’avant-garde dans le contexte précis des années vingt et trente. Il décrit l’intérêt que peut avoir l’approfondissement de cette relation ambiguë : « Considéré de cette manière, le surréalisme apporte une contribution au modernisme en général, et à certaines réactions postmodernes, d’une force et d’une complexité bien plus intéressantes que ne pourrait le faire un appel indéterminé au rêve, au mythe, à l’imagination ou autres principes du même genre.14 » Il va plus loin en affirmant ceci : « J’avancerai néanmoins ce qui pa-

11. Traduction personnelle à partir de : “Architecture never became an integral part of surrealist thought in the same way as painting, sculpture and the creation of surrealist objects. This illustrates, amongst other things, the limits of the original aspirations of the movement.” Dalibor Veseley, « Surrealism, myth and modernity, » Architectural Design 48, no. 2-3 (1978): 87-95. 12. Kenneth Frampton, « Has the Proletariat No Use For a Glider? » Architectural Design 48, no. 2-3 (1978): 96-100. 13. Thomas Mical. Surrealism and Architecture, 2. 14. Anthony Vidler, « Imagination, inquiétante étrangeté et théories surréalistes de l’architecture, » Le Surréalisme Sans L’architecture. Vol. 29. Mélusine (Cahiers Du Centre De Recherche Sur Le Surréalisme). Paris: L’Âge D’Homme, 2009 : 23.

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raîtra peut-être une proposition plus extrême encore : malgré l’oubli manifeste dans lequel l’ont laissée les surréalistes, l’architecture peut sembler offrir le medium le plus fécond pour une pratique véritablement surréaliste. L’architecture présente toutes les structures physiques et psychiques du « foyer » - concept profondément ancré dans la pensée surréaliste comme l’équivalent de l’utérus. Elle propose une topologie des formes symboliques, de l’escalier jusqu’à la cave, qui, depuis Freud, sont devenues des topoi de l’analyse de rêve. Mieux, et de manière plus décisive, elle se manifeste dans l’élément le plus ambigu qui soit - l’espace - dans lequel projection et introjection psychiques se meuvent librement, sans frontières établies.15 » Le mouvement surréaliste n’a quasiment jamais produit d’architecture surréaliste. Mais, indirectement, il s’y est toujours intéressé. L’architecture est représentée, surtout dans la peinture, en tant qu’élément architectural, symbole ou image reproduisant, interprétant un rêve ou un automatisme provenant de l’inconscient. Pour cela nous pouvons citer les peintures de De Chirico ou la peinture « Surrealist Architecture » de Salvador Dali. À travers la description de ses rêves, André Breton lui-même, évoque le symbole du château partiellement en ruine, en temps que demeure du surréalisme dans laquelle il accueillerait ses amis. « Pour aujourd’hui je pense à un château dont la moitié n’est pas forcément en ruine; ce château m’appartient, je le vois dans un site agreste, non loin de Paris. Ses dépendances n’en finissent plus, et quant à l’intérieur, il a été terriblement restauré, de manière à ne rien laisser à désirer sous le rapport du confort.16 » Paradoxalement, dans un deuxième rêve, il évoquera une maison de verre : « Pour moi, je continuerai à habiter ma maison de verre, où l’on peut voir à toute heure qui vient me rendre visite, où tout ce qui est suspendu aux plafonds et aux murs tient comme par enchantement, où je repose la nuit sur un lit de verre aux draps de verre, où qui je suis m’apparaîtra tôt ou tard gravé au diamant17 » C’est probablement dans un article publié dans Le Surréalisme au Service de la Révolution, que leur vision de la ville sera la plus explicite. Le texte « Sur certaines possibilités d’embellissement irrationnel

15. Anthony Vidler, « Imagination, inquiétante étrangeté et théories surréalistes de l’architecture, » 23. 16. André Breton. Manifestes Du Surréalisme. (1ère édition : 1962). Paris: Gallimard, 2015 : 27. 17. André Breton. Nadja. Paris: Gallimard, 1964 : 18.

Surréalisme x architecture

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d’une ville18 » propose des transformations pour la ville de Paris imaginées selon le procédé automatique. Ainsi, entre autres, Tristan Tzara propose de reconstruire la Tour Saint-Jacques en caoutchouc et Arthur Harfaux avance l’idée de réduire le Panthéon à la taille d’un dé. Les surréalistes parlent également d’architecture à travers leur aversion éprouvée face à celle du mouvement fonctionnaliste. Plusieurs textes témoignent de ce rejet de l’architecture moderniste et mettent en avant d’autres types d’expression architecturale correspondant mieux à l’idéal surréaliste. À ce propos, nous pouvons citer Salvador Dali qui écrit un article dans la revue Minotaure sur sa fascination pour le Modern’ Style dans lequel il voue un culte aux courbes et aux formes « convulsives-ondulantes » : « Tout ce qui a été le plus naturellement utilitaire et fonctionnaliste dans les architectures connues du passé, dans le Modern’ Style ne sert subitement plus à rien du tout, ou, ce qui ne saurait lui concilier l’intellectualisme pragmatiste ne sert plus qu’au « fonctionnement des désirs », d’ailleurs les plus troubles, disqualifiés et inavouables. 19 » Dans la description sous l’image d’un élément faisant partie d’une entrée de métro parisien accompagnant l’article, il énonce ce rejet : « Contre le fonctionnalisme idéaliste, le fonctionnement symbolique-psychique-matérialiste ». Dans le même numéro, Tristan Tzara décrit son aversion pour l’architecture « moderne » et en réaction, présente l’architecture intra-utérine comme alternative offrant confort et bien-être « matériels et sentimentaux » : « L’architecture « moderne », aussi hygiénique et dépouillée d’ornements qu’elle veuille paraître, n’a aucune chance de vivre - elle pourra vivoter grâce aux perversités passagères qu’une génération se croit en droit de formuler en s’infligeant la punition de qui sait quels péchés inconscients (la mauvaise conscience peut-être sortie de l’oppression capitaliste) - car elle est la négation complète de l’image de la demeure.20 » Un peu plus tard, en 1938, Matta Echaurren écrira également un article dans Minotaure s’intitulant « Mathématique-Sensible – Architecture du temps21 » et en réalisera le dessin dont la description est la

18. « Sur certaines possibilités d’embellissement irrationnel d’une ville », dans Le surréalisme au service de la révolution, n°6, 12 mars 1933. 19. Salvador Dali, «De la beauté terrifiante et comestible, de l’architecture Modern’Style » Minotaure 3-4 (décembre 1933) : 72. 20. Tristan Tzara, « D’un certain automatisme du goût, » Minotaure 3-4 (décembre 1933) : 84. 21. Matta Echaurren, «Mathématique sensible-Architecture du temps» (adaptation par Georges Hugnet), Minotaure 11 (1938) : 43.

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Page extraite de l’article de Salvador Dali, «De la beauté terrifiante et comestible, de l’architecture Modern’Style » dans la revue Minotaure 3-4 (décembre 1933).

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suivante : « Projet-maquette d’appartement : Espace propre à rendre consciente la verticale humaine. Plans différents, escalier sans barre d’appui, pour maîtriser le vide. Colonne ionique psychologique. Fauteuils souples, pneumatiques. Matériaux employés : caoutchouc gonflé, liège, papiers divers ; béton, plâtre ; armature d’architecture rationnelle. » Le texte expose l’idée d’une architecture s’adaptant au corps humain et reproduisant les sensations présentes dans l’espace qu’est celui du ventre de la mère. Il y est dit ceci : « Laissons de côté la technique qui consiste à mettre debout les matériaux toujours employés et poussons brutalement celui qui les habite, au milieu d’un théâtre final où il est tout, (…) Il nous faut des murs comme des draps mouillés qui se déforment et épousent nos peurs psychologiques;… 22 » Mais pourtant, la relation des surréalistes avec les architectes modernistes n’a pas toujours été aussi claire et ce notamment à l’époque de la transition du mouvement Dada vers le Surréalisme. Les dadaïstes, proches du mouvement De Stijl et de certains constructivistes, participèrent en quelque sorte au succès du Modernisme. Tristan Tzara par exemple, avant d’en faire la demande à Adolf Loos, approcha Le Corbusier pour la construction de sa maison-atelier à Paris datant de 1926. Louis Aragon participa au premier numéro de l’Esprit nouveau. Dali en 1927, écrit « La poésie de l’utile standardisé » mais quelques années après, prônera l’architecture Modern’ Style. Inversement, Le Corbusier fait usage d’objets-types et d’objets à réactions poétiques dans l’appartement Beistegui à Paris. Ce sera également lors de leurs expositions que les surréalistes s’exprimeront, à travers la scénographie, sur l’architecture. Par exemple, lorsque Frederick Kiesler crée la Salle des Superstitions pour l’exposition de 1947, ou lorsque André Breton met en place une « rue surréaliste » et une salle principale dont le plafond est recouvert de sacs de charbons. Mais l’intervention architecturale surréaliste la plus connue est probablement celle de Frederick Kiesler et la Endless House, architecture intra-utérine en opposition totale au fonctionnalisme rationnel. Il faut citer également le travail de Guy-René Doumayrou, architecte et dont certains dessins sont présent lors de l’exposition surréaliste EROS en 1959. Plus tard, Edward James, ancien directeur de la revue Minotaure, construira au Mexique à Las Pozas des édifices inspirés des peintures de Dali, de Chirico et Magritte.

22. Matta Echaurren, «Mathématique sensible-Architecture du temps, » 43.

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Le Corbusier, Appartement Beistegui, Paris, 1929.

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Exposition internationale du Surréalisme, Paris, 1938. Ci-dessous : Exposition internationale du Surréalisme - EROS, Vue sur la grotte et le plafond ventre, 1959-60.

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Il est intéressant de se demander pourquoi le surréalisme n’est finalement pas allé plus loin et s’est limité à reproduire les images, les rêves d’un inconscient individuel. Veseley écrit : « Cela illustre, parmi d’autres choses, les limites des aspirations originelles du mouvement.23 » D’après Bernard Tschumi, dans son essai Architecture and its double, seules quatre figures ayant temporairement fait partie du mouvement surréaliste et ayant entretenu des relations parfois quelque peu conflictuelles avec André Breton, parviennent à dépasser les limites dont nous parle Veseley. Marcel Duchamp, Antonin Artaud, Georges Bataille et Frederick Kiesler reprochaient aux surréalistes de se complaire dans un culte de l’objet. Au regard de l’article « Sur certaines possibilités d’embellissement irrationnel d’une ville » cité plus haut, Tschumi observe: « Les surréalistes regardaient la ville comme ils écrivaient leurs textes : ils heurtaient l’un contre l’autre les objets urbains exactement de la même manière qu’ils créaient par ailleurs des entités sémantiques. Les espaces réels étaient moins importants que les images symboliques qu’ils contenaient. Les espaces architecturaux - le vide, l’absence d’éléments - étaient généralement négligés, et l’inspiration proprement poétique des surréalistes privilégiait les objets architecturaux.24 » Les surréalistes, focalisés sur l’objet, sont passés à côté de la création d’une réelle expérience spatiale. Une expérience non pas de la reproduction d’un rêve provenant de l’inconscient d’autrui, mais l’expérience d’un rêve en soi vécu à travers un espace réel. Pourtant, comme l’énonce Vidler, la question de l’espace et plus particulièrement celui du foyer (associé à l’organe féminin) est propice à la recherche symbolique des surréalistes. Mais alors, l’architecture que proposent les architectes postmodernes dont nous parlerons à travers le prisme du surréalisme reste-t-elle objet ou se transforme-t-elle grâce à l’utilisation des mécanismes en expérience spatiale, en événement. Parlons-nous donc d’architecture objet ou événement ? Ou d’un mélange des deux ? Pour se rendre compte de cela, il faut avant tout comprendre les stratégies de manipulation de l’objet surréaliste et surtout ce que cela implique du point de vue contextuel.

23. Dalibor Veseley, « Surrealism, myth and modernity, » Architectural Design 48, no. 2-3 (1978): 87-95. 24. Bernard Tschumi, « L’architecture et son double, » dans Le Surréalisme Sans L’architecture. Vol. 29. Mélusine (Cahiers Du Centre De Recherche Sur Le Surréalisme). Paris: L’Âge D’Homme, 2009 : 233-248.

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2. L’objet surréaliste

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La crise de l’objet


André Breton, dans le texte « La Crise de l’Objet25 » publié en 1936, appelle à une forme de « révolution totale de l’objet » réalisable uniquement grâce à la démarche surréaliste. L’objet et son usage défini est contesté à travers différentes manipulations. L’objet rationnel et à usage unique tant estimé par les fonctionnalistes du mouvement moderniste est rejeté. L’objet standardisé et produit industriellement est déformé. Breton écrit : « Il importe à tout prix de fortifier les moyens de défense qui peuvent être opposés à l’envahissement du monde sensible par les choses dont, plutôt par habitude que par nécessité se servent les hommes. Ici comme ailleurs traquer la bête folle de l’usage.26 » Contrairement aux fonctionnalistes qui considèrent que la signification d’un objet en est précisément la fonction, les surréalistes voient en l’objet une possibilité de rêve et d’accès à l’inconscient, l’objet n’est pas défini par sa fonction mais plutôt par son rapport au monde sensible et la façon dont il est expérimenté. Cette crise de l’objet déjà dénoncée par le mouvement Dada qui fera émerger les premiers ready-mades, survient dans un contexte d’euphorie des années 1920 où la production industrielle prend un essor considérable. Cette nouvelle condition, cette nouvelle nature technologique et artificielle27 déstabilise le processus de création des artistes qui peinent à faire dans ce monde industrialisé. Manfredo Tafuri, dans son ouvrage Théories et histoire de l’architecture, utilise également la notion de crise de l’objet afin d’exprimer la disparition du rapport de l’objet à son histoire, brisé par son industrialisation et sa reproductibilité. Il s’appuie pour cela sur les théories de Walter Benjamin qui, en 1936 (tout comme le texte de Breton), publie le livre « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » dénonçant la destruction de l’aura de l’œuvre d’art. Tafuri évoque également l’idée que « l’élimination de l’irrationalité » causerait alors « l’anéantissement de l’art ». Les surréalistes tenteraient-ils alors de reprendre le pouvoir sur des objets réduits à leur condition utilitaire rationnelle ? Souvent sous la forme de jeux, les surréalistes développeront des méthodes permettant de créer des objets étranges dont la fonction est pervertie et dont le sens est altéré. En 1931, Salvador Dali publie

25. André Breton, « La Crise de l’Objet, » Le Surréalisme Et La Peinture. (1ère édition : 1928). Paris : Gallimard, 1965 : 353-360. 26. André Breton, « La Crise de l’Objet, » 359. 27. Manfredo Tafuri. Théories Et Histoire De L’architecture. (1ère édition : 1968). Paris: Editions SADG, 1976 : 53.

L’objet surréaliste

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André Breton, Objet à fonctionnement symbolique, 1931.

Extrait de l’article « Objets surréalistes » de Salvador Dali.

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la liste des objets surréalistes28 (l’objet irrationnel à fonctionnement symbolique) et les définit de la sorte : « Ces objets, qui se prêtent à un minimum de fonctionnement mécanique, sont basés sur les phantasmes et représentations susceptibles d’être provoqués par la réalisation d’actes inconscients. » André Breton, dans son texte « La Crise de l’Objet », décrit cette « révolution totale de l’objet » comme suit : « (…) action de le détourner de ses fins en lui accolant un nouveau nom et en le signant, qui entraîne la requalification par le choix (« ready made » de Marcel Duchamp) ; de le montrer dans l’état où l’ont mis parfois les agents extérieurs, tels les tremblements de terre, le feu et l’eau ; de le retenir en raison même du doute qui peut peser sur son affectation antérieure, de l’ambiguïté résultant de son conditionnement totalement ou partiellement irrationnel, qui entraine la dignification par la trouvaille (objet trouvé) et laisse une marge appréciable à l’interprétation au besoin la plus active (objet trouvé-interprété de Max Ernst) ; de le reconstruire enfin de toutes pièces à partir d’éléments épars, pris dans le donné immédiat (objet surréaliste proprement dit). (…) Les objets ainsi rassemblés ont ceci de commun qu’ils dérivent et parviennent à différer des objets qui nous entourent par simple mutation de rôle29. » Man Ray, par exemple, ajoute des clous à un fer à repasser (65). Ainsi, l’objet est détaché de son usage initial et accède à une nouvelle vie dans laquelle les possibilités d’usages imaginaires sont infinies. René Magritte s’intéresse au lien entre l’objet, son image et sa définition. Il fait travailler son inconscient et assemble mots et objets sans relation supposée. Dans La clé des songes (87), un sac se nomme ‘le ciel’, la feuille d’un arbre se voit attribuer ‘la table’. Meret Oppenheim enveloppe une tasse de thé de fourrure. En plus d’en empêcher l’usage convenu, elle lui donne l’apparence d’un animal empaillé (69). Max Ernst compose, à partir de gravures anciennes, des collages étonnants (111). Il recouvre également de peinture, les pages d’une encyclopédie la faisant disparaitre (127). Ces stratégies surréalistes visent pour la plupart à estomper les limites entre le conscient et l’inconscient, le rêve et la réalité, la vie et la mort afin d’atteindre l’objectif surréaliste : « Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le

28. L’objet irrationnel à fonctionnement symbolique de Dali (Le surréalisme au service de la révolution, n°3, 1931) 29. André Breton, « La Crise de l’Objet, » 359.

L’objet surréaliste

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Gravure ayant servi de base pour le collage de Max Ernst.

Max Ernst, Une semaine de bontĂŠ, 1933

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La crise de l’objet


haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement.30 » La révolution surréaliste tente de prouver, par la réconciliation des contradictions, l’existence d’un autre monde : la Surréalité. Un monde dans lequel le rêve et la réalité ne feraient qu’un, un monde où l’inconscient et les désirs les plus profonds de l’homme domineraient. Mais le Surréalisme ne se définit pas uniquement par la réaction ou le rejet du fonctionnalisme. Anthony Vidler écrit à ce propos : « Disons plutôt que l’inspiration émanant du surréalisme, c’était l’inquiétante étrangeté de l’Autre qui, pour le surréalisme, incarnait le « réel » l’étrange sentiment que le normal n’était rien d’autre qu’un ensemble d’objets refoulés. Dans le contexte esthétique du surréalisme, cette normalité se confondait avec le modernisme lui-même et l’inquiétante étrangeté du surréalisme n’était rien d’autre que le refoulé du modernisme, c’est-à-dire une normalité apparente qui masquait en fait une pathologie réelle. » De cette façon, les surréalistes subliment en quelque sorte les objets refoulés du modernisme. L’aspect symbolique des objets étant rejeté par le mouvement moderniste, le surréalisme est perçu comme une forme de négatif du modernisme. La rationalité moderniste et l’architecture moderniste deviennent objet du désir31. Ce qui nous intéresse surtout ici, c’est la capacité des surréalistes à manipuler l’objet, à le déformer physiquement mais également « psychiquement ». Au même titre que « l’architecture du temps » de Matta dont les murs s’adaptent au corps humain et « se déforment et épousent nos peurs psychologiques ». En effet, l’aspect symbolique de l’objet est central dans la recherche surréaliste. Leur fascination pour le jeu et autres automatismes les pousse également à apprécier ces manipulations pour ce qu’elles sont : « La perturbation et la déformation sont ici recherchées pour elles-mêmes étant admis toutefois qu’on ne peut attendre d’elles que la rectification continue et vivante de la loi.32 » Ils exprimeront toutes sortes de désirs ou d’obsessions et dans cette optique, aborderont les thèmes suivants : objets surdimensionnés ou sous-dimensionnés, jeux de reflets et de doublons, objets combinés étranges, fascination pour le masque ou pour les mannequins et le corps de la femme, distorsions, ruptures et déformations.

30. André Breton. Manifestes Du Surréalisme, 73. 31. « All exemples in which surrealism functions as a site to interrogate the irrational basis of modernism’s rationality and functionalist architecture as an object of desire ». Wouter Van Acker, Stefaan Vervoort, « Architecture’s return to surrealism » (introduction non publiée, colloque EAHN, Talinn, 14 juin, 2018). 32. André Breton, « La Crise de l’Objet, » 360.

L’objet surréaliste

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3. L’objet postmoderne

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La crise de l’objet


Après l’exploration de la théorie surréaliste et surtout des stratégies qui en découlent, tentons maintenant de comprendre ce que la réappropriation de ces mêmes principes implique chez les architectes émergeants des années septante. Nous citions les architectes suivants : Koolhaas, Hejduk, Eisenman, Tschumi, Rossi et Ungers. L’hypothèse que ces architectes ne se limitent pas à de simples références au surréalisme, mais qu’ils parviennent à adapter et à intégrer dans leur pratique certaines des stratégies surréalistes était avancée plus haut et en effet, plusieurs cas semblent confirmer cette hypothèse. Ungers dans son projet de musée à Francfort (145), reproduit l’organisation spatiale de type « poupée dans la poupée » ou selon son « thème de l’incorporation33 » élaboré à partir du tableau de Magritte « L’importance des merveilles » (129) qu’il décrit de la sorte : « Le fait de l’objet dans l’objet engendre une suite d’emboîtements qui, théoriquement, peut être prolongée à l’infini, c’est-à-dire un processus continu qui n’est plus logiquement saisissable. 34» Il utilise donc le mécanisme appelé ici l’enveloppe-objet qui sera détaillé plus loin. Eisenman, de par les transformations successives qu’il fait subir à sa House III (163), déforme l’espace domestique de la maison traditionnelle et l’ordre rationnel doit s’y adapter. La cuisine, par exemple, est contrainte dans son organisation fonctionnelle par la nouvelle forme que prend son espace, elle se trouve dénaturée. Hejduk, lui, fait appel à notre imaginaire en créant ses masques (42), installations mobiles inspirées des constructions médiévales en bois auxquelles il fait prendre une forme particulière. Entre animé et inanimé, mi-hommeanimal, mi-bâtiment, il joue sur leur apparence anthropomorphique. Il existe en architecture, de nombreux exemples allant dans ce sens, tous apparaissant à partir des années 1960. Par extension, les recherches se sont élargies vers d’autres architectes ne faisant pas forcément d’allusion explicite au surréalisme mais faisant usage de stratégies similaires dans la conception de leur projet. Coop Immelblau, Hans Hollein et Stanley Tigerman mais également les premières réalisations de Frank Gehry ou Daniel Liebeskind ou même certains projets de Michael Graves ou Charles Gwamthey seront pris en compte. Les réalisations de ces différents architectes, que ce soit des croquis, planimétries ou des images, sont recensées et organisées selon la manipulation qui leur est appliquée dans la grille-lignedu-temps (voir verso première de couverture).

33. Oswald Matias Ungers. Architecture comme thème. Milan-Paris : Electa Moniteur, 1983 : 55. 34. Ibid., p.57.

L’objet postmoderne

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O. M. Ungers, Musée d’architecture à Francfort, 1978.

René Magritte, L’importance des merveilles, 1927. 30

La crise de l’objet


John Hejduk, Masks, 1968-83.

Peter Eisenman, House III, 1970.

L’objet postmoderne

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Ces architectes émergent à l’issue du déclin du Modernisme. Mouvement ayant mené, selon Charles Jencks, à un appauvrissement du langage architectural au niveau de la forme mais également du contenu, c’est-à-dire les objectifs sociaux que défendaient leurs réalisations. On sort alors de cette architecture à signification unique pour laquelle Jencks utilise le terme univalence : « For the general aspect of an architecture created around one (or a few) simplified values, I will use the term univalence. No doubt in terms of this expression the architecture of Mies van der Rohe and his followers is the most univalent formal system we have, because it makes use of few materials and a single, right-angled geometry.35 » La place est laissée à toute une série de questions écartées par les modernistes. L’élément à significations multiples et le symbole sont réintroduits. Les références au passé (historicismes) qu’avaient abandonnés totalement les modernistes deviennent presque inévitables. La forme ne correspond plus à la fonction. L’ironie est de retour. L’architecture s’opacifie par la ré-adoption de notions oubliées. Tschumi explique le retour de questions irrationnelles de la sorte : « Cela montre bien au contraire, que l’architecture n’était pas prête, à cette époque, pour explorer les espaces de l’inconscient, trop occupée qu’elle était à découvrir de nouvelles percées formelles et technologiques. Aujourd’hui, la plupart des inventions technologiques majeures ont été intégrées dans la routine de la vie quotidienne. Les questions qui restèrent sans réponses dans les années vingt et trente peuvent être à nouveau soulevées.36» Bien qu’englobés dans la période du Postmodernisme, ces architectes adoptent chacun des approches particulières, à l’image de la diversité de positions que présente ce « mouvement » en général. Certains seront qualifiés de « late-modernists37» et porteront à l’extrême les codes modernistes. C’est le cas d’Eisenman qui, dans sa série de maison (Houses I- X) s’intéresse au jeu purement formel en excluant tout élément contextuel. Il y joue des éléments syntaxiques comme la colonne qui surprend par les aspects variés qu’elle adopte. Dans sa Diamond Series Project (160), Hejduk applique une rotation de 45 degrés au plan carré régulier des maisons, mais la grille, elle, reste orthogonale. Pourvue de colonnes, elle dépasse en quelque sorte son rôle purement fonctionnel et crée des espaces diagonaux dérivés de cette grille déplacée. Les autres, postmodernes, mélangeront les codes modernistes à d’autres styles, symboles ou thème. En ce sens, l’architecture post-

35. Charles Jencks. The Language of Post-modern Architecture. (1ère édition : 1977). London: Academy Editions, 1984 : 15. 36. Bernard Tschumi, « L’architecture et son double, » 233. 37. Charles Jencks. Current Architecture. London: Academy Editions, 1982 : 20.

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La crise de l’objet


moderne est « doublement codifiée38 » et assemble, un peu comme les surréalistes finalement, les significations opposées : « (…) because it balances and reconciles opposed meanings. Instead of gaining a tenuous integration by denial, by excluding inharmonious meanings in a search for consistency, this inclusive architecture absorbs conflicting codes in an attempt to create “ the difficult whole”.39 » Rossi combine, dans sa réalisation Il teatro del mondo (1979-80), un langage classique à un mode de construction vernaculaire. Ce théâtre flottant et mobile construit en bois, est organisé selon un plan carré centré et possède un dôme tout comme les églises de Venise auxquelles il fait référence. Dans ce cas-ci, la relation qu’entretiennent l’ancien et le nouveau est mise en avant au sein même de la construction mais également de par son rapport au contexte. De la sorte, sont mises en place toute une série de contradictions formelles et contextuelles. Rem Koolhaas, à partir de l’organisation urbanistique moderniste, des blocs définis ordonnés selon une grille régulière, imagine The city of the captive globe (121). Chaque bloc contient une fonction ou un bâtiment différent. Une tour de Le Corbusier dans un bloc côtoie une sculpture de Dali dans un autre bloc. La juxtaposition de styles et d’idéologies donne lieu à un mélange qualifié d’éclectisme radical. Tschumi parlait du retour des questions irrationnelles et poursuit : « Ces questions ont peu à voir avec les formes architecturales ; elles interrogent plutôt la nature même de l’expérience architecturale, et par extension le rôle que joue l’espace dans les fantaisies les plus fines comme dans la sensualité la plus féroce.40 » Ce même type d’expérience architecturale se retrouve dans les réalisations regroupées sous le terme de « Post-Modern Space » par Jencks, catégorie qu’il décrit comme suit : « …Post-Modern space is historically specific, rooted in conventions, unlimited or ambiguous in zoning and ‘irrational’ or transformational in its relation of parts to whole. The boundaries are often left unclear, the space extended infinitely without apparent edge.41 » Chez Jameson, dans son ouvrage Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, c’est le terme hyperespace qui est

38. Ibid. 39. Charles Jencks. « Post-Modern Architecture, » Architecture Theory since 1968. Cambridge, Mass: MIT Press, 1998 : 309. 40. Bernard Tschumi, « L’architecture et son double, » 233. 41. Charles Jencks. The Language of Post-modern Architecture, 118.

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Aldo Rossi, Il teatro del Mondo, Venezia, 197.

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utilisé. Afin d’expliciter cela, Jameson décrit longuement la maison à Santa Monica de Frank Gehry (146) et affirme à ce propos qu’elle est une des rares réalisations postmoderne à « revendiquer clairement une spatialité révolutionnaire ». Il est donc difficile de placer sur le même pied ces différentes approches. C’est pourquoi il semble plus opportun de parler de période postmoderniste plutôt que de mouvement. L’apparition de telles tendances ne s’exprime donc pas en une rupture nette avec le Modernisme, mais plutôt comme une distorsion de certains aspects modernistes selon des procédés divers. D’ailleurs, Fredric Jameson écrit : « On peut en effet admettre que toutes les caractéristiques du postmodernisme énumérées plus loin se trouvent déjà pleinement développées dans tel ou tel modernisme antérieur.42 » C’est pourquoi, la grille proposée dans le mémoire, qui initialement, visait à illustrer la confrontation des deux périodes (le surréalisme des années 1920-30 et le postmodernisme des années 1970) s’est transformée en grille-lignedu-temps continue. Michael Hays associe certains de ces architectes (Rossi, Tschumi, Hejduk et Eisenman) d’un point de vue historique à travers l’appellation late-avant-garde. Par ailleurs, la grille-ligne-du-temps correspond en partie à la période (1966-1983) qu’il identifie dans son ouvrage. Mais ce qui rassemble à tout le moins ces différentes pratiques, c’est probablement un goût commun pour le paradoxe qui s’exprime souvent sous la forme de figures de styles issues du langage littéraire, comme l’élision ou l’oxymore. L’architecture dont nous parlons, c’est aussi une architecture qui parle d’architecture. Une architecture caractérisée par une forme « d’autoréflexivité » intéressée par les procédés intrinsèques à sa discipline et présentant des aspirations philosophiques et théoriques. Le discours ou le concept construit le projet, construit l’objet. Le passage du Modernisme au Postmodernisme (chez les architectes que l’on cite) se caractérise par une évolution plutôt qu’une rupture nette d’un mouvement à l’autre. De plus, l’appellation « Postmodernisme » englobe tellement de tendances différentes (éclectisme) que ce mouvement apparaît plus comme une période qu’une réelle mouvance avec une idéologie commune. Quant aux influences surréalistes, elles sont extraites sous la forme de mécanismes de composition. Ces

42. Fredric Jameson. Le Postmodernisme, Ou la logique culturelle du capitalisme tardif. Paris: Beaux-Arts De Paris, 2012 : 36.

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Frank Gehry, Maison à Santa Monica, 1978.

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La crise de l’objet


mécanismes sont ensuite intégrés au processus de conception et appliquées à l’architecture. Le surréalisme semble s’être réellement immiscé dans les réalisations architecturales des années 1970-80 au travers de différentes stratégies. Toutes quasiment s’attachent à estomper la limite, la frontière entre rêve et réalité, irrationnel et rationnel, fonctionnel et inutile, animé et inanimé, et réveillent en nous, spectateurs, les fantômes surréalistes.

L’objet postmoderne

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4. Récurrence(s)

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La crise de l’objet


Mais comment se fait-il que ces mécanismes surréalistes aient traversés le temps ? Le cas de la néo-avant-garde des années 1950-1960 permet d’éclairer quelque peu la manière dont ce retour ou cette évolution des idées surréalistes a eu lieu. À ce moment là, des artistes comme Robert Rauschenberg, Jasper Johns et Allan Kaprow (parmi d’autres) s’inspirent particulièrement du mouvement Dada et revisitent plusieurs procédés dadaïstes comme le collage, l’assemblage ou le ready-made, c’est l’apparition du Néo-dadaisme. La question est de savoir si cette reprise néo-dadaïste contient toujours la force critique initiale du mouvement Dada. À propos de la forme de ce retour, les opinions divergent. Bürger écrit dans The theory of the avant-garde que la néo-avant-garde se limite à la répétition de l’avant-garde, l’aspect critique étant désormais annulé : « the neo-avant-garde institutionalizes the avant-garde as art and thus negates genuinely avant-gardists intentions.43 » La répétition pure serait donc l’origine de la néo-avant-garde que Smithson appellera : « an avant-garde of dissipated scandals ». Bürger à ce propos fait écho à Marx avançant que « all great events of world history occur twice, the first time as a tragedy, the second time as a farce44 ». Selon lui, les critiques institutionnelles se dissipent, puisque avec le temps, l’art de l’avant-garde est déjà accepté et considéré dans les institutions. Hal Foster dans l’article « What’s Neo about Neo-avant-garde ? » remet en cause l’hypothèse de Bürger qui, d’après lui, ne parvient pas à estimer la valeur de l’art de sa propre époque et pose la question suivante : « Rather than cancel the project of the historical avant-garde, might the neo-avant-garde comprehend it for the first time ?45 » Il avance l’idée que l’avant-garde ne peut être que mieux appréhendée dans un deuxième temps, lors de son « retour », sous la forme de néoavant-garde. Foster insiste en affirmant que, enfin comprise, la néoavant-garde ouvre un nouveau champ de jeux critiques46. Un deuxième temps que Foster explicite à travers le concept de répression et de répétition de Freud, la Nachträglichkeit. L’événement, dans un après-coup47, prendrait une signification nouvelle puisque

43. Peter Bürger. Theory of the Avant-garde. Translation by Michael Shaw. Minneapolis: University of Minnesota Press, 2011: 58. 44. Hal Foster. « What’s Neo about the Neo-Avant-Garde? » October70 (1994): 15. 45. Hal Foster, « What’s Neo about the Neo-Avant-Garde?, » 16. 46. « Rather than render the avant-garde null and void, these developments have produced new space of critical play and prompted new modes of institutional analysis. » Hal Foster, « What’s Neo about the Neo-Avant-Garde?, » 22. 47. Traduction française du terme Nachträglichkeit par Jacques Lacan.

Récurrence(s)

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inscrit dans un « contexte historique et subjectif postérieur48 ». On assiste à l’inversion des temporalités traditionnelles, une temporalité paradoxale49 s’impose, du présent, on se dirige vers le passé. Ce qui diffère la répétition par la néo-avant-garde du « retour » au Surréalisme que nous étudions, c’est probablement le passage de théories imaginées à partir d’objets et dans le domaine de l’art à son application à l’architecture, discipline qui malgré tout impose un certain degré de prise en compte de la notion de fonctionnalité et détache ainsi en partie, l’architecture de ses aspirations artistiques. Cette répétition est d’autant plus originale ou singulière (et donc avant-gardiste ?) que le surréalisme ne s’était pas encore immiscé dans l’architecture de cette manière là, ou plutôt que l’architecture n’avait pas encore tenté d’intégrer certaines notions surréalistes à sa pratique. Cela nous permet d’affirmer que peut-être, le recours à ces stratégies a permis l’apparition de nouvelles positions critiques en architecture. Au-delà de « l’ennemi commun » moderniste, le Surréalisme et le Postmodernisme partagent certaines idées. Les uns voient dans l’assemblage des contradictions la possibilité de faire apparaître des objets inédits mais également de placer l’homme dans un état qu’il n’a jamais connu. Les autres, à travers un goût particulier pour le paradoxe et l’ambiguïté, mettent en place toutes sortes d’illusions perceptives. L’objectif de ces contradictions mais également de ces paradoxes est de troubler les limites entre deux états, deux objets ou deux réalités. Bien entendu, ce goût pour le paradoxe survenant d’influences de la littérature (et du Surréalisme) n’engage pas les mêmes conséquences à l’époque postmoderne, une quarantaine d’années plus tard. Une époque à laquelle la société postindustrielle fonctionne à travers la consommation excessive et donc la publicité et les images subliminales abondantes tentant d’atteindre, inconsciemment, la volonté de l’homme. C’est également l’époque à laquelle l’architecture moderniste décline, son idéal social s’effondrant petit à petit. Les postmodernes vont donc jouer à distordre, à déformer les codes modernistes et souvent, pousser à l’extrême leurs principes. Au travers de la répétition, le mélange à d’autres éléments donnant lieu à une forme d’éclectisme, la décomposition, la recomposition et ce à partir d’une matière déjà existante, que ce soit l’architecture moderniste ou des éléments

48. Michel Plon, Elisabeth Roudinesco. Dictionnaire de la psychanalyse, entrée « Après-coup », (1ère édition : 1997). Paris : Fayard, 2011. 49. « Once repressed in part, the avant-garde project did return, and it continues to return, but always from the future : such is its paradoxical temporality. » Hal Foster, « What’s Neo about the Neo-Avant-Garde?, » 31.

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tirés de l’histoire plus ancienne, naîtra une architecture « nouvelle ». Précédemment, les surréalistes, eux, s’intéressaient aux objets oubliés du Modernisme. La partie obscure n’apparaissant pas dans les réalisations « transparentes » et fonctionnelles des modernistes, était devenue le terrain de jeu des surréalistes. Ces-derniers tentaient d’inverser la logique rationnelle en affirmant que ces objets étranges qu’ils créaient ou trouvaient étaient en fait la normalité et leur réel. Il n’existe donc pas d’architecture surréaliste. Pourtant, il semblerait que les mécanismes et les manipulations dont font usage les surréalistes puissent s’appliquer à l’architecture de manière particulièrement surprenante et génératrice de nouvelles réflexions. Les surréalistes se cantonnent à faire subir de multiples distorsions à l’objet le rendant souvent impropre à l’usage pour lequel il est né. De cette façon, il est destitué de tout intérêt d’un point de vue fonctionnaliste et rationnel. L’objet est parfois simplement trouvé et considéré pour sa « valeur » inutile. Dans les deux cas, l’intérêt des surréalistes se porte sur les objets ignorés et refoulés du Modernisme. Cet attrait pour les manipulations et les déformations d’objets ordinaires à usage courant paraît naître d’une forme de réaction face aux objets reproduits industriellement « à l’infini ». Ainsi, la manipulation rend l’objet singulier. Les postmodernes, ou plutôt, une partie d’entre eux seulement, appliquent le même type de mécanismes de distorsion à l’architecture. Au travers de la distorsion de l’architecture moderniste les précédant, ils se réapproprient en quelque sorte une pratique qui était devenue élitiste et très éloignée de l’homme et son confort réel. Cela s’est exprimé par une architecture hautement théorique et conceptuelle, ou par une considération particulière du contexte ou des éléments du passé. L’objectif étant de retrouver la possibilité d’exprimer ses propres désirs, de se rapprocher de la pratique de l’architecture et, autant que possible, des questions de diversité et de condition humaine presque organique. On assiste donc à une crise qui s’exprime à travers l’objet ordinaire d’une part, et l’objet architectural d’autre part. Cette crise de l’objet est identitaire, elle questionne la nature matérielle de l’objet et donc, dans un même temps, sa nature immatérielle. La place que l’objet occupe dans la vie quotidienne et dans l’industrie est pointée du doigt, et par la même occasion, c’est la position même de l’homme dans ce système qui est interrogée. Sa subjectivité et son objectivité supposée, sa position par rapport à une réalité matérielle de moins en moins contrôlable par l’individu.

Récurrence(s)

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Quant aux limites du mouvement surréaliste dont nous parlions précédemment, c’est-à-dire, leur satisfaction dans le culte de l’objet, les postmodernes semblent être parvenus à dépasser cela. L’architecture était considérée par les surréalistes du même point de vue qu’ils considéraient l’objet. Tel un monument formant une entité finie bien précise et à laquelle est appliquée ensuite des manipulations de découpage et d’assemblage. Les postmodernes, eux, procèdent de la manière suivante : ils intègrent ces références bien avant la production de l’objet final. Le projet est imaginé selon certaines déformations et dès l’esquisse, les signes y sont présents. Cela ne constitue donc pas seulement une reprise ou un « retour » mais il y a bien quelque chose de nouveau qui apparaît. On assiste à une forme de critique des objets surréalistes qui se tiennent à reproduire le rêve en soi, tandis que l’expérience physique du rêve, elle, n’est pas reproduite, seulement l’image. Les observateurs ne peuvent donc pas développer leur propre « rêve », puisqu’un rêve leur est imposé.

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La crise de l’objet


Les objets distordus



Jusqu’ici, nous avons usé abondamment du terme « objet », mais au fond, que désigne-t-il et comment se définit-il ? Tentons de comprendre les paramètres caractérisant son identité. 1. Tout d’abord, l’objet se plie à la définition suivante (Dictionnaire encyclopédique Larousse, 1966) : Objet n.m. (lat. objectum, chose placée devant). Chose matérielle façonnée en vue d’un usage précis. Ce qui se présente à la vue et ce qui nous est représenté par la perception. Monde extérieur, connu immédiatement par nos sens. (L’objet s’oppose au sujet ; il se distingue de la sensation en ce qu’il est une totalité de sensations, à saisir par notre entendement). Mais aussi : Chose solide considérée comme un tout, fabriquée par l’homme et destinée à un certain usage50. Après avoir pris connaissance de la définition de l’objet, il est possible d’affirmer qu’il en existe plusieurs types. Le premier correspondrait à l’objet qu’on utilise, qui nous sert d’outil. Le deuxième type est celui d’un objet que l’on regarde, un objet d’art destiné à l’immobilité. Cette distinction est évoquée dans les écrits de Heidegger à propos de l’ustensilité. En ce sens, l’objet peut donc être architecture puisqu’elle est à la fois utile et perceptible. Elle est peut-être la seule, avec les objets ready-mades, à adopter les deux caractéristiques. 2. La question de l’usage est alors centrale dans la définition de l’objet. La fonction détermine l’objet et le destine à un rôle précis. L’objet est défini en partie par sa fonction. L’usage est donc le premier paramètre identitaire. 3. L’objet est présenté dans un contexte qui le définit en partie. Ainsi, changement de contexte entraîne la reconsidération de la nature de l’objet. C’est le cas des ready-mades de l’avant-garde des années 1920, objet ordinaire placé dans le contexte du musée, devient objet d’art. Le musée est alors indispensable à l’identification de l’objet et son rôle. C’est donc « quand une œuvre d’art à l’air d’une ‘chose normale’ qu’elle requiert la contextualisation et la protection du musée.51 » Dans le cas de l’architecture, plusieurs positions peuvent être prises

50. https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/objet/55366 51. Boris Groys. « On the New ». Res: Anthropology and aesthetics 38 (2000): 19.

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en compte. Concevoir un projet, c’est se positionner par rapport à un contexte. Ignoré ou pris en compte, il renvoie à l’objet. Robert Venturi, lui, est persuadé que le contexte dépend de la signification de l’objet. Ainsi il affirme que : « The thesis of the problem in short is that its settings gives a building expression; its context is what gives a building its meaning. And consequently change in context causes change in meaning.52 » Inversement, Peter Eisenman extrait l’architecture de tout élément contextuel dans le but de se focaliser sur l’aspect interne de l’objet et d’en faire ressortir uniquement la relation que les éléments de cet objet entretiennent les uns avec les autres. Le contexte ne doit pas intervenir dans la définition de l’objet. Pourtant, son absence en détermine aussi la nature. Le contexte se révèle être le deuxième paramètre définissant l’identité de l’objet. 4. L’objet est indissociable du sujet. L’objet est perçu par le sujet. Le sujet décide donc de la signification de l’objet. Il dépend totalement du regard du sujet mais inversement, il y renvoie constamment et reflète en partie l’identité de l’homme. C’est le troisième paramètre. 5. L’objet s’oppose donc à l’expérience. La réflexion à la perception, l’abstrait au concret. C’est la distinction entre le matériel et l’immatériel. Les surréalistes tentent en quelque sorte de renverser cette dichotomie, ils s’intéressent à ce qu’il y a d’immatériel dans l’objet ou autrement dit, ils tentent de rendre transparente la partie matérielle intérieure de l’œuvre.53 La partie que perçoit en fait la part irrationnelle de notre psychique. « L’inconscient » de l’objet nous apparaît. Il est question ici du symbolique et de l’imaginaire. Bernard Tschumi explore cette opposition à travers ses écrits dans lesquels il reprend les termes de pyramide et labyrinthe utilisés par Bataille. La pyramide représente la rationalité, le monde des idées et des concepts abstraits. Le labyrinthe, lui, dépend de la perception concrète, de la pratique. Ce paradoxe de l’architecture, la contradiction présente entre l’objet et l’expérience, entre « le concept architectural et l’expérience sensuelle de l’espace54 », constitue la limite de l’un et de l’autre, c’est l’expérience intérieure. Ainsi : « De-

52. Robert Venturi cité dans Emmanuel Petit. Irony or, the self-critical opacity of postmodern architecture. London : Yale University Press New Haven and London, 2013 : 50. 53. Traduction personnelle à partir de : « (…) to make the inner material side of the work transparent. » Boris Groys, « On the New, » 21. 54. Bernard Tschumi, « L’architecture et son double, » 243.

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puis le sommet de la pyramide métaphorique, le surplomb offre le plan du labyrinthe ; mais ce surplomb est illusoire. Le sommet est imaginaire, car la pyramide est née du labyrinthe. Les deux s’impliquent l’un l’autre.55 » L’un et l’autre sont donc profondément dépendant. Alors que Breton s’intéresse à la « réconciliation des contradictions » et leur perception, Bataille, lui, étudie les limites qui distinguent ces opposés et leur expérience. À travers ses dessins, Tschumi tentera de réconcilier l’architecture à sa part immatérielle et invisible, l’événement et le temps. Il s’inspirera alors de planches cinématographiques mettant en relation l’image, le mouvement et le son et les adaptera à l’architecture, transformée en la relation entre objet architectural, mouvement et événement (143). 6. Au-delà de son opposition à l’expérience, l’objet est expérimenté. L’échelle définit si l’expérience est spatiale ou psychique. L’espace nous enveloppe tandis que, en général, nous dominons l’objet. L’expérience surréaliste a lieu à travers la perception de l’objet qui est parfois issu de toute pièce du monde extérieur. Ce sont les objets trouvés et choisis parce que cassés, anciens, inutiles et incompréhensibles.56 Ou les ready-mades. L’objet peut également résulter d’un assemblage aléatoire, c’est l’objet à fonctionnement symbolique. Inutiles ou rendus inutiles d’un point de vue rationnel, ces objets dépassent en quelque sorte leur nature fonctionnelle et constituent la fusion des deux types d’objets dont nous parlions plus haut (l’objet qu’on utilise et l’objet que l’on regarde). L’objet tente alors de provoquer une expérience interne à l’observateur. Ces objets sont créés à travers le jeu et les automatismes, ils sont issus du rêve et de l’inconscient et existent dans le but de stimuler la part irrationnelle de l’homme. C’est l’expérience des contradictions, l’expérience psychique. L’expérience postmoderne, elle, est spatiale. L’intérêt des architectes postmodernes pour la question de l’objet apparaît plutôt dans les relations que, pour certains, l’objet entretient avec le monde extérieur (son contexte) et pour d’autres, dans les relations entre les éléments intrinsèques à l’objet lui-même. Ainsi, le jeu à travers le traitement des éléments syntaxiques de l’architecture en est l’illustration tout comme l’usage d’éléments en tant que symboles historicistes. C’est l’expérience de l’hyper-espace post-moderne, un espace provoquant surprises et stimulation à travers les illusions mises en place. C’est une

55. Ibid., p.244. 56. Richardson, Michael, and Krzysztof Fijalkowski. Surrealism: Key Concepts. Basingstoke: Taylor & Francis, 2016 : 193-206.

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expérience physique. 8. L’architecture n’est pas opposée à l’objet. D’un côté, « architecture » sous-entendrait alors expérience physique. Tandis que l’objet, lui, conduirait à une expérience psychique. Cette distinction disparaitrait si l’architecture se transformait en objet. Mais comment pourrait-elle se transformer en objet ? Elle devient objet surréaliste lorsque lui sont appliquées les mécanismes surréalistes. Elle se transforme en objet ou plutôt architecture-objet lorsqu’elle ne vit que pour elle-même, qu’elle ignore tout paramètre extérieur et qu’elle cherche à se démarquer. Ainsi, entre objet utile et objet que l’on perçoit, la limite est floue. Les objets parfois se transforment de manière à incarner les lieux de nombreuses expériences. Qu’elles soient introverties ou extraverties, individuelles ou universelles, ces expériences combinent objet et événement. C’est ce que nous verrons à travers le développement des différents objets transformés sous la forme de huit essais correspondant au huit rangées de la grille-ligne-du-temps. Les images suivant chaque essai sont extraites de la grille-ligne-du-temps à laquelle se réfèrent les numéros. Les images sont accompagnés de citations ou de micro-textes constituant les indices. Ce sont des signes, des indices qui confirment ou trompent mais d’un mot ou plus, agrémentent l’illustration et forment une base informative. Plusieurs réalisations peuvent correspondre à différentes catégories à la fois. Ici le choix a été fait d’estimer les aspects dominants de chaque réalisation.

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L’objet amplifié « Le monde rentre dans un sac. » André Breton

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Fabriquer des maisons qui tiennent dans un pois chiche57 comme l’énonce Gaston Bachelard consiste à appliquer à l’objet une manipulation formelle. Une maison miniature (3,19), une pomme remplissant la pièce d’une maison (10), une bouche de la taille d’un canapé (5), le Panthéon réduit à la dimension d’un dé (4). Autant d’images dont l’objet se trouve transformé par le simple effet d’altération de sa taille initiale. Métamorphosé totalement ou simplement augmenté ou réduit ? L’objet acquiert en tout cas un pouvoir inattendu sur l’œil humain. Pourtant : « Le géomètre voit exactement la même chose dans deux figures semblables dessinées à des échelles différentes.58 » Tout comme l’architecte voit son bâtiment réel dans la maquette. Surdimensionné ou sous-dimensionné, l’objet a subi la modification de sa propre échelle qui jusqu’alors en définissait la nature et lui imposait sa raison d’être. Une prise de courant s’érige à la taille d’un monument (15, 18), la ville de Manhattan est reproduite à échelle réduite (17). Les rapports hiérarchiques de l’objet avec le monde où il se trouve en sont modifiés et apparaît une forme de disproportion irrationnelle. Bataille écrit : « Les disproportions ne seraient que l’expression de l’être logique qui, dans son devenir procède par contradiction.59 » L’objet amplifié contredit ou est contredit par la présence de ce qui permet d’évaluer sa taille, ce qui l’entoure. Cette contradiction nous place dans un monde où la hiérarchie que nous connaissons n’existe plus, nos codes et repères s’altèrent, il y a alors absence de rapport ou plutôt la possibilité est laissée à l’apparition de nouveaux rapports. Ainsi une maison est construite de façon à se rapprocher le plus possible de l’apparence d’une maquette et nous trouble quant à son échelle réelle. Ne subsistent alors que les rapports entre les éléments du projet. (14) L’objet est en partie défini par sa taille et ce sont précisément les proportions qui en temps normal nous permettent de saisir une image ou une situation. L’altération de ces proportions renvoie à notre propre capacité de perception et engendre une forme d’incertitude quant à nos moyens de perception. C’est pourquoi le contexte est essentiel dans ce type de manipulations. L’image joue un rôle puisque sans contexte, sans élément qui renvoie à un autre on ne peut percevoir ce défaut de taille.

57. Gaston Bachelard. La Poétique De L’espace. (1ère édition : 1957). 7e Édition. ed. Bibliothèque De Philosophie Contemporaine. Paris: Presses Universitaires De France, 1972 : 140. 58. ibid. 140 59. Bataille, Georges. Dictionnaire Critique. Paris : Prairial, 2016 : 98.

L’objet amplifié

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Face à l’objet lui-même ou face à son image, la situation diffère. Il faut donc distinguer deux types de relations qui nous permettent de comprendre la nature de l’objet. Lorsque nous nous confrontons à une image, l’auteur seul de cette image décide du niveau d’indice qu’il nous laisse percevoir. Dans le cas d’un objet tangible, plusieurs paramètres entrent en compte. Tout d’abord, notre unité de mesure se trouve être notre propre dimension, la taille humaine. Ensuite, la distance à laquelle nous nous plaçons par rapport à l’objet entre en jeu. Le contexte dans lequel est placé l’objet nous aide à en capter le sens. Souvent, l’objet amplifié nous trouble, nous illusionne, il nous rend parfois incapable de distinguer le minuscule de l’immense. Lorsque nous nous trouvons face à une image qui ne nous donne pas les informations suffisantes pour la comprendre, nous remettons en cause nos réflexes perceptifs habituels. Est-ce le pois chiche qui adopte une taille inhabituelle ou la maison qui a été réduite ? Est-ce la pomme qui est gigantesque ou la pièce qui est minuscule ? Nous perdons pied lorsque le contrôle habituel que nous avons sur l’objet est inversé. Le minuscule ou l’immense nous empêche de faire subir à l’objet les actions que nous souhaitons. Ces objets que nous avons l’habitude de diriger, en les amplifiant, reprennent en quelque sorte le pouvoir. Ces rapports de grandeur sont associés aux notions d’infériorité et de supériorité. Le gigantesque ou l’immense expriment une forme de supériorité. Alors que le minuscule évoque faiblesse et infériorité. Mais pourtant : « Il ne suffit pas d’une dialectique platonicienne du grand et du petit pour connaître les vertus dynamiques de la miniature. Il faut dépasser la logique pour vivre ce qu’il y a de grand dans du petit.60 »

60. Gaston Bachelard, La Poétique De L’espace, 142.

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1 Max Ernst, Œdipe-roi, 1922.

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3 Alberto Giacometti, Palais Ă quatre heure du matin, 1932.

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Le panthéon de Paris : À réduire aux proportions d’un dé à jouer. Construire tout autour une grille trois fois plus grande que celle qui existe actuellement. Arthur Harfaux (1933) 4 Le Surréalisme au service de la révolution, n.6 Sur certaines possibilités d’embellissement irrationnel d’une ville, 1933.

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5 Salvador Dali, Mae West Lips Sofa, 1938.

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8 Victor Brauner, La maison hantée, 1947.

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9 RenĂŠ Magritte, Les valeurs personnelles, 1952.

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10 René Magritte, La chambre d’écoute, 1958.

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13 Hans Hollein, High rise building, Sparkplug project, 1964.

«The art of building. Architecture We make out of oranges or old automobiles because architecture is the art of building.» Hans Hollein dans Alles ist architektur.

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14 Peter Eisenman, House I, 1968.

« l’architecture (...) a toujours été à échelle spécifique. Ceci vient de ce qu’elle a toujours contenu des portes et des fenêtres lui imprimant une échelle relative à l’homme. Cette dernière a par conséquent toujours été un axe primordial dans le lien unissant l’objet de l’architecture à son sujet. Peut-on seulement imaginer une architecture à échelle non spécifique ?» Peter Eisenman. Sur les représentations du doute. Au signe du signe.

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15 Claes Oldenburg, Plug, 1970.

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16 Duane Michals, Things are queer, 1973.

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17 O.M. Ungers, Welfare Island, New York, 1975.

« Les bâtiments de Manhattan, transposés dans une nouvelle situation d’implantation, ont été le thème du projet pour Welfare Island. Les mêmes éléments et composantes qui constituent le modèle définissent aussi la miniature: rue, avenue, îlot, parc central. Tout ce qui est né par hasard, est repris dans le projet comme résultat d’une intention. La reproduction symbolise la réalité, elle découvre des formes et des structures et les reflète allégoriquement, symboliquement et allusivement. » O.M. Ungers dans l’architecture comme thème.

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18 Claes Oldenburg, Alternate proposal for the AMAM, Ohio, 1978.

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19 Robert Gober, Half stone House, 1979-80.

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20 Stanley Tigerman, Desk of the Pensacola Apartment Complex, 1981.

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21 David Byrne (Talkingheads), Stop making sense Live, 1984.

« Protons, neutrons I ate a rock from the moon Got shicked once; shocked twice Let’s see, what it can do Man in the moon, moon in the man I got a rock in my throat Upside, up side down My tummy start to talk . . . (what it say?) (...) I got wild imagination Talkin’ transubstantiation Any version will do

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I got mass communication I’m the human corporation I ate a rock from the moon Moon in the rock, rock in the moon There’s a moon in my throat You might think I’m wasting time You might laugh but not for long (...)» From the song Moon Rocks Talking Heads

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L’objet est transformé et adopte la forme et les caractéristiques de l’être-vivant. Une toupie possède alors yeux, nez et bras (23). Une construction prend la forme d’un animal (39, 42). Des mannequins semblent mener une vie libre (24, 27). Notre battement de cœur devient l’espace, notre visage est la façade61 (35). Les natures différentes fusionnent et tentent chacune de prendre le pas sur l’autre. Animé et inanimé à la fois, comme si la métamorphose s’était arrêtée en cours de route, on ne sait pas si l’objet prend vie ou si l’homme se transforme en objet. L’homme-objet contient en lui seul le conflit de la fonction et de sa forme. En prenant vie, l’objet dépasse sa propre fonction, il s’évade de la nécessité. Inversement, l’être-vivant colonisé par l’objet, se retrouve soumis aux lois de la fonctionnalité. Le rôle de l’homme, tout comme avec l’apparition de la nouvelle nature technologique, est en péril. De la sorte, des chaussures deviennent pieds, ou des pieds deviennent chaussures (26), annulant désormais leurs fonctionnalités respectives. La relation ultra-dépendante de l’homme à l’objet est mise en exergue. Si l’un péri, il n’est pas possible de savoir si l’autre survivra. Le mannequin, lui, destiné à un usage précis, est représenté émancipé, affranchi, indépendant et en s’animant, il reprend le pouvoir sur l’homme. Parfois, il se peut que ces mannequins soit le signe avant-coureur de la disparition de l’être-vivant : « La fixation de lieux éternels où l’objet n’est plus retenu qu’en fonction de sa vie symbolique et énigmatique (…) qui tendent à devenir des lieux hantés (…) assigne rapidement à l’homme une structure qui exclut tout caractère individuel, le ramène à une armature ou à un masque (époque des mannequins). Puis cette structure elle-même se dérobe : l’être-vivant, disparu, n’est plus évoqué que par des objets inanimés en rapport avec son rôle (de roi, de général, de marin, etc.)62 » Tout comme la poupée, nous sommes persuadés que le mannequin est un être inanimé et pourtant, le doute apparaît rapidement. Un détournement de regard ou un léger coup de vent suffit à donner vie au mannequin. Nous remettons alors sa condition en question, il semble se mouvoir, mais également la condition de la nature du réel dans lequel nous nous trouvons. L’homme-objet est parfois homme-machine, être-vivant artificiel. Olympia, l’automate de l’homme au sable, aux yeux qui s’embrasent

61. Martina Kandeler-Fritsch and Thomas Kramer. Get Off of My Cloud: Wolf D. Prix, Coop Himmelb(l)Au : Texts, 1968-2005. Portchester;Ostfildern-Ruit;: Hatje Cantz, 2005. 62. Breton à propos de Chirico dans André Breton, Le surréalisme et la peinture, 88.

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peu à peu d’un éclat magnétique63, prend du temps à révéler sa vraie nature. Olympia est en quelque sorte la réalisation du rêve de tout enfant, le désir que la poupée prenne vie. L’artificialité combat le réel ou la vie. Et puis le bâtiment prend vie. Et l’être-vivant se trouve être quelque fois un animal qui nous parle, comme dans les fables (42). Ou bien chaque partie de son corps occupe une fonction (39). Les limites entre la vie et la mort sont floues et apparaît un effet d’inquiétante étrangeté64. À ce moment-là, l’étrange se révèle comme être l’altération entre réalité et imaginaire, une chose considérée comme familière apparaît autrement et c’est d’ailleurs « cette contradiction, vouloir que le mort soit quand même vivant, qui donne à la peur des fantômes son caractère d’épouvante.65 » Plus aucune différence n’est faite entre homme, animal, objet, machine et architecture : « Les hommes ne représentent apparemment dans le processus morphologique, qu’une étape intermédiaire entre les singes et les grands édifices. Les formes sont devenues de plus en plus statiques, de plus en plus dominantes. Aussi bien, l’ordre humain est-il dès l’origine solidaire de l’ordre architectural, qui n’en est que développement.66 » Entre animé et inanimé, l’homme et l’objet ne font plus qu’un, l’architecture et l’homme, l’architecture et la vie ne font plus qu’un. L’objet prend la forme de l’homme, l’homme prend la forme de l’objet et l’objet lui aussi, comme l’écrit Madelon Vriesendorp en parlant de ses gratte-ciel new-yorkais (38), « connaît malheur, complexes, intrigue et extases. »

63. E.T.A Hoffmann. L’homme au sable. 1817 64. Sigmund Freud. L’inquiétante Étrangeté Et Autres Essais. (Traduction : Bertrand Féron) Paris: Gallimard, 1985 : 251. 65. Karl Rozenkranz, Le fantomatique, dans : Umberto Eco. Histoire de la laideur (Paris : Editions Flammarion, 2011). 66. Georges Bataille, Dictionnaire Critique, 22.

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22 Man Ray, Le porte-manteau, 1920.

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23 Max Ernst, Ubu Imperator, 1923.

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24 Giorgio De Chirico, Les deux masques, 1926.

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25 Hans Bellmer, La poupée, 1934.

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26 René Magritte, Le modèle rouge, 1935.

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27 Salvador Dali, Le taxi pluvieux, 1936.

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28 Exposition internationale du Surréalisme, La rue surréaliste, 1938.

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31 Hans Hollein, Skyscraper, 1958.

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« Our architecture has no physical ground plan, but a psychic one. Walls no longer exist. Our spaces are pulsating balloons. Our heartbeat becomes space; our face is the facade.» 35 Coop Himmelblau, Get off my cloud, 1968.

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37 Aldo Rossi, Ora questo è perduto, 1975.

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38 Madelon Vriesendorp, Après l’amour, 1975.

«The surrealist and Freudian component of the culture of OMA was expressed by a series of paintings by Vriesendorp, entitled The Secret Life of Buildings, where the buildings are represented as beings: «they too know unhappiness, complexes, intringue and ecstasy».» Roberto Gargiani, The Construction of Merveilles

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39 OMA, Zoe Zenghelis, Hotel Sphinx, 1975-76.

« The neck of the Sphinx facing Times Square contains the residents’ clubs and social facilities (...) The head of the Sphinx is dedicated to physical culture and relaxation (...)» Rem Koohlaas. Delirious New York.

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40 Kraftwerk, The Man-machine, 1978.

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41 O.M. Ungers, City Metaphors, 1982.

«In every human being there is a strong metaphysical desire to create a reality structured through images in which objects become meaningful through vision and which does not, as Max Planck believed, exist because it is measurable.» O.M. Ungers, Morphologie City Metaphors

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42 John Hejduk, Masks, 1983.

«Hejduk refuses the verticality of thought that separates abstraction and representation, the functional and the fantastic, buildings and animals into different registers.» K. Michael Hays, Architecture’s desire.

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L’enveloppe représente à elle seule la fonction originelle de l’architecture : abriter et protéger l’homme. Considérée au sens primitif, elle évoque la hutte ou la yourte, la grotte ou la cabane. Et parfois, l’enveloppe-objet prend la forme d’un « temple antique, qui est en principe la forme la plus raffinée de la hutte archaïque.67 » Le temple antique se transforme en demeure (60) répondant aux besoins de l’homme et sa protection climatique. Organisé selon différentes enveloppes successives appelées « maisons68 », chacune joue un rôle. La maison de pierre contient le noyau privé nécessitant protection climatique. La maison de verre constitue la loggia ou le jardin d’hiver. La maison de végétation s’adapte aux saisons, en hiver, la végétation ne pousse pas ce qui permet de chauffer la maison par lumière naturelle. En été, la végétation protège la maison du soleil. De façon plus organique, l’enveloppe-objet constitue un espace clos et intime « épousant nos peurs psychologiques.69 » Un espace familier qui se moule et qui s’adapte au corps humain. C’est l’architecture intra-utérine (47, 48, 51) qui exprime que « … le bien-être réside dans le clair-obscur des profondeurs tactiles et molles de la seule hygiène possible, celle des désirs prénataux…70 » Elle se concrétise parfois en un « Espace propre à rendre consciente la verticale humaine » et possède un « escalier sans barre d’appui, pour maîtriser le vide », une « Colonne ionique psychologique » et des « Fauteuils souples, pneumatiques » (48). Quant aux matériaux, ils détiennent pour la plupart un aspect tactile déterminant. Ou bien, c’est l’architecture gonflable (56, 57) réagissant à nos mouvements, sentiments, humeurs, émotions, de manière à ce que nous voulions y vivre71 et dont la force structurelle est essentiellement l’air que nous respirons. L’air, un « nouvel élément de construction72 »

67. Oswald Matias Ungers, Architecture comme thème, 59. 68. « À chaque univers - permanent, ouvert, naturel - correspond une enveloppe qui le contient : maison de pierre, maison de verre, maison de végétation et enfin, « maisonnature », qui tient lieu d’horizon. » Ibid. p.59. 69. Matta Echaurren, « Mathématique sensible-Architecture du temps, » 43. 70. Tristan Tzara, « D’un certain automatisme du goût, » 84. 71. Traduction personnelle à partir de « …mouvements, feelings, moods, emotions, so that we want to live within it. » dans Kandeler-Fritsch, Martina and Thomas Kramer. Get Off of My Cloud: Wolf D. Prix, Coop Himmelb(l)Au : Texts, 1968-2005. Portchester : Ostfildern-Ruit : Hatje Cantz, 2005. 72. Traduction personnelle à partir de « Pneumatic construction permits changes in volume due to a new « building element » : air. And the new forms - supported through projections of colour, sound, and fragrance - influence the quality of experience within the space. » ibid.

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augmentant la possibilité d’une « expérience qualitative à l’intérieur de l’espace73 ». Une architecture qui est composée de caractéristiques presque humaine finalement, et qui elle aussi, a une vie. L’enveloppe-objet se limite à l’essentiel. L’espace intérieur de l’objet est valorisé, c’est la partie expérimentée. Un contact direct se met en place avec l’aspect le plus profond de l’inconscient de l’homme. Cet espace offre une expérience double. À la fois physique, car ce sentiment d’enveloppement reproduit les sensations prénatales. Et psychique puisqu’il évoque le passé de chacun, l’origine de l’homme, le souvenir du ventre maternel, des entrailles. Il arrive aussi que la logique soit inversée. Les organes corbuséens sont parfois repoussés à l’extérieur, inversant la logique corporelle (58). La peau ne contient plus les organes. Le mur ne contient plus les pièces, mais est enveloppé lui même par les fonctions. Ce retour aux formes archétypales renvoie à la civilisation et ses origines et formule surtout une critique des résultats du progrès technologique74 dont les conséquences provoquent l’effacement de la fonction première de l’architecture. La fonction première disparaît alors peu à peu au profit de la forme, c’est le culte de la forme pure et géométrique. En réalité, l’architecture dont nous parlons, pourrait presque correspondre à l’idéal de la forme suit la fonction.75 La fonction étant précisément la protection. Mais la vie intra-utérine, elle, ne connaît pas l’esthétique de castration dite moderne.76 Et surtout : « Le point extrême de l’organisation technique du monde consiste en la liquidation de la fécondité77 » c’est-à-dire l’inverse de l’enveloppe-objet.

73. ibid. 74. Anthony Vidler. The Architectural Uncanny : Essays in the Modern Unhomely. Cambridge, Mass: MIT Press, 1992: 152. 75. Traduction à partir de « Form follows function », Louis H. Sullivan. « The Tall Office Building Artistically Considered, » Lippincott’s Magazine (mars 1896): 403-409. 76. Tristan Tzara, « D’un certain automatisme du goût, » 84. 77. Anthony Vidler, « Imagination, inquiétante étrangeté et théories surréalistes de l’architecture, » 35.

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46 Hans Arp, Concrétion humaine, 1934.

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47 Matta Echaurren, Wet sheets, 1936.

« Et restons immobiles parmi des murs qui circulent […] Il nous faut des murs comme des draps mouillés qui se déforment et épousent nos peurs psychologiques. » Matta Echaurren. Mathématique sensible Architecture du temps.

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48 Matta Echaurren, Mathématique sensible - Architecture du temps, 1938.

« Mathématique sensible – Architecture du temps. Projet-maquette d’appartement : Espace propre à rendre consciente la verticale humaine. Plans différents, escalier sans barre d’appui, pour maîtriser le vide. Colonne ionique psychologique. Fauteuils souples, pneumatiques. Matériaux employés : caoutchouc gonflé, liège, papiers divers ; béton, plâtre ; armature d’architecture rationnelle. » Matta Echaurren

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50 Frederick Kiesler, La salle des superstitions, 1947.

« (...) La Salle des Superstitions présente un premier effort vers une Continuité Architecture-Peinture-Sculpture, avec les moyens et l’expression de notre époques. Le probmème est double : 1) Créer une unité ; 2) dont les Constituants Peinture-Sculpture-Architecture se métamorphosent l’une dans l’autre. (...) J’oppose au Mysticisme de l’Hygiène, qui est la superstition de « l’Architecture Fonctionnelle », les réalités d’une Architecture Magique qui prend racine dans la totalité de l’être humain, et non pas dans des parties bénies ou maudites de cet être.» Frederick Kiesler, à propos de la Salle des Superstitions, texte tiré du catalogue de l’Exposition Internationale du Surréalisme, 1947.

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51 Frederick Kiesler, Endless house, 1950.

« On the one hand, the return to archetypal forms marks an identification with the origins of civilization and an explicit critique of its technological results, human and material; on the other, the notion of womb as origin displays a familiarity with Freudian explanations of desire and the repressed or displaced routes of homesickness : « There is a joking saying that ‘Love is homesickness,’ » Freud had written in 1919, « and whenever a man dreams of a place or a country and says to himself while he is dreaming : ‘This place is familiar to me, I’ve been there before,’ we may interpret the place as being his mother’s genital or her body. » Anthony Vidler. The Architectural Uncanny.

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52 Frederick Kiesler, Endless house, 1958-59.

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53 Guy-René Doumayrou, Le jardin des émerveillements, 1959.

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54 Exposition internationale du SurrĂŠalisme - EROS, Vue sur la grotte et le plafond ventre, 1959-60.

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55 Niki de Saint Phalle, Hon, 1966.

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56 Coop Himmelblau, Astro balloon, 1969.

« It is not that we should change in order to live within architecture, but architecture has ti react to our movements, feelings, moods, emotions, so that we want to live within it. » Coop Himmelblau à propos d’Astro balloon.

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La crise de l’objet


57 Hans Hollein, Mobile office, 1969.

L’enveloppe-objet

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58 John Hejduk, Wall house 2, 1972.

«The Wall House is an inhabitable threshold between outside and inside, back and front, Fort-Da: a conceptual, imagined “gone” and an embodied, perceived “here”.» K. Michael Hays. Architecture’s desire.

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La crise de l’objet


60 O.M. Ungers, Solar house, 1977.

« Ce principe de l’enveloppement a été illustré de différentes manières au cours de l’histoire de l’architecture. L’un des premiers exemples est le temple antique, qui est en principe la forme la plus raffinée de la hutte archaïque. » O. M. Ungers. L’architecture comme thème.

L’enveloppe-objet

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62 Thomas Schütte, Modell K, 1981.

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La crise de l’objet


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L’objet obsolète

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La crise de l’objet


Dans ce cas-ci, la manipulation remet en question l’objet et ce pour quoi même il a été créé : sa fonction. À travers l’application de différents procédés, l’objet est rendu impropre à l’usage pour lequel il a été conçu. De cette façon, des boulets de canons prennent la forme d’artichauts (64), une vis réglable devient monument (75) ou une colonne se déplace en tant que garde-corps (77). De temps à autre, un changement d’état ou de matière suffit. Ainsi des fruits sont représentés en béton (72), une tasse est recouverte de fourrure (69) ou une pelle est construite en brique (78). Ici, l’objet est rendu impropre à l’usage tout simplement. Il arrive également que l’objet fonctionnel soit assemblé à un élément, le rendant alors inutilisable. C’est le cas du fer à repasser qui se voit pourvoir de clous (65). Ou que l’objet soit fabriqué dans le but seul d’être inutile rationnellement parlant. L’escalier inversé, né inutile, n’existe que pour faire apparaître le doute (81). Il se peut que l’objet acquière une fonction nouvelle. L’usage de ce-dernier est détourné et correspond alors à l’accomplissement d’une action pour laquelle il n’a pas été prévu. La colonne est bien présente mais n’exécute pas son rôle porteur (79), elle ne touche pas le sol. Un calandre normalement placé à l’avant d’une Rolls Royce devient bâtiment (76) et la colonne, toujours, se déplace et adopte le rôle de garde-corps (77) un peu comme si l’on se servait « d’un Rembrandt comme planche à repasser.78 » (Ready-made réciproque). La façade d’un magasin dévoile les « entrailles » du fonctionnement du bâtiment (80). La partie habituellement cachée, la tuyauterie, s’expose au même titre que le serait une moulure ou un autre ornement de façade. C’est le fonctionnel qui devient façade. En cela les tuyaux, eux aussi, sont destitués de leur fonction. Il semblerait que l’objet combine rarement plusieurs fonctions à la fois. Il est en tous cas destitué de son usage initial. Sa fonction, pervertie et dépassée, laisse place à l’objet et sa nouvelle fonction. L’objet se définissant par sa fonction, lui faire adopter un nouvel usage en ferait-il naître un objet nouveau ? Et puis quelques fois, l’usage est annulé tout simplement. Nous ne sommes pas dans le « à la fois », l’usage unique est dénoncé. La signification unique est moquée. Et la fonction de l’objet ne s’avère

78. André Breton, et Paul Éluard. Dictionnaire Abrégé Du Surréalisme. (1ère édition : 1938). Paris: José Corti, 2005 : 23.

L’objet obsolète

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pas toujours être celle que l’on croit. Le contexte joue un rôle important dans la compréhension de l’usage. L’objet même s’il est un peu différent, que ce soit en tant qu’objet exposé ou en tant qu’objet servant, rempli sa fonction c’est-à-dire son rôle d’objet, servir à quelque chose. Sa forme ne correspond plus à sa fonction, sa fonction ne correspond plus à sa forme. Il y a confusion totale et Tout devient architecture.79 C’est l’éloge de l’inutile.

79. Référence au « Alles ist architektur » de Hans Hollein.

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La crise de l’objet


64 Giorgio De Chirico, La conquête du philosophe, 1914.

L’objet obsolète

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65 Man Ray, Le cadeau, 1919.

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66 Marcel Duchamp, Fresh widow, 1920.

L’objet obsolète

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67 Salvador Dali, Objet à fonctionnement symbolique, 1931.

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La crise de l’objet


68 Salvador Dali, Venus au tiroir, 1936.

L’objet obsolète

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69 Meret Oppenheim, Le dĂŠjeuner en fourrure, 1936.

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La crise de l’objet


71 Victor Brauner, Loup-table, 1947.

L’objet obsolète

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72 René Magritte, Souvenir de voyage, 1951.

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La crise de l’objet


75 Claes Oldenburg, Project for Stockholm, 1966.

L’objet obsolète

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76 Hans Hollein, Neue Residenz Schloss Schrattenberg, 1966.

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La crise de l’objet


77 Michael Graves, Benacerraf House, 1969.

«Note how the structure, sometimes unnecessary, is pulled away from the wall. Railings and cut-out planes also serve to define a net of rectilinear space. The front balustrade is conceptually, a column lying on its side -a play on syntactical meaning, as is the whole addition.» Laurin Mc Cracken (cité dans Charles Jencks, The New Paradigm)

L’objet obsolète

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78 Marcel Broodhaers, Pelle, 1970.

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La crise de l’objet


79 Peter Eisenman, House VI, 1975.

«Columns, instead of supporting, hang six inches off the ground. They are painted in shades of grey to indicate their load-bearing role, or their mechanical function or their decorative use, or for no reason at all. (...) Thus, as one explores the house one becomes sensitized to these variation, the column features as a redundant character in a very amusing and aesthetics drama. » Charles Jencks

L’objet obsolète

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80 Hans Hollein, Schullin Store, 1974.

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La crise de l’objet


81 Peter Eisenman, House VI, 1975.

L’objet obsolète

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82 Buzzcocks, Orgasm addict, 1977.

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La crise de l’objet


L’objet obsolète

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La triple vie de l’objet

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La crise de l’objet


L’objet, chose matérielle façonnée en vue d’un usage précis ou ce qui se présente à la vue et ce qui nous est représenté par la perception80, voit son identité chamboulée. Ce qui le constitue et qui le fait vivre dans ce monde, c’est-à-dire sa définition, son image et lui-même, prennent des formes particulières. Dans le réel, l’objet est l’objet. Et parfois l’objet se transforme en image. Il devient alors représentation mais en même temps, est toujours objet. Puisque, à la fois, l’image se réfère à l’objet qu’elle représente et qu’elle devient objet en elle-même. L’image est la reproduction de l’objet. L’objet devient alors ce que l’image nous laisse entrevoir. C’est là que l’imaginaire individuel entre en jeu. Que ce soit à travers la présence ou l’absence, l’association à un titre arbitraire ou la reproduction, la triple représentation de l’objet est remise en question. Ainsi, une maison subit dédoublement et devient alors « Maisons Doubles » (102) dont « l’une est donc l’inverse de l’autre, ou son image reflétée dans un miroir81 ». L’une, abritant l’habitation, voit sa partie supérieure constituée de pierre tandis que la partie inférieure est faite de verre. L’autre maison, lieu de travail, est construite selon le schéma inverse. L’une n’existe plus sans l’autre de la même façon qu’une figure et son ombre. Un homme face au miroir perçoit le reflet de son dos (89). Un homme dos au miroir perçoit le reflet de son visage (98). Des images contradictoires parce qu’inconcevables dans la réalité, peuvent mener à des questions existentielles. Ces hommes privés de la perception de leur visage sont face à l’impossibilité d’appréhender leur aspect physique et donc probablement une partie de leur « moi » ? Et puis la reproduction d’un objet se trouve être la projection de son ombre sur du papier photosensible. Ce n’est pas l’image des objets mais l’image de leur ombre et de la lumière qu’ils laissent entrevoir (85). C’est le passage de l’objet à l’image : « Saisies aux moments d’un détachement visuel, pendant des périodes de contact émotionnel, ces images sont les oxydations de résidus, fixés par la lumière et la chimie, des organismes vivants.82 » L’objet, à travers l’image, devient son ombre, ce sont les rayographies. Lorsqu’il est reproduit, l’objet renvoie constamment à sa reproduc-

80. Définition de l’objet dans le Dictionaire encyclopédique Larousse 81. Oswald Matias Ungers, Architecture comme thème, 111. 82. André Breton, et Paul Éluard, Dictionnaire Abrégé Du Surréalisme, 23.

La triple vie de l’objet

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tion et à lui-même. S’instaure alors une forte réflexivité s’imposant presque comme critique de l’original. L’objet disparaît. Seule la trace de son existence subsiste, donnant naissance à la colonne absente (101, 104). D’une part, elle dépasse en quelque sorte son rôle de colonne puisque même absente, elle va jusqu’à conditionner l’espace de la chambre, le lit double est fendu en deux parties (101). De l’autre, l’espace constituant le négatif de la colonne peut lui-même être occupé (104). C’est la définition même de la colonne qui est modifiée. Et finalement, dans les deux cas, ce ne sont en fait pas des colonnes au sens réel. Elles se revendiquent comme telles, en tant que symbole ou tout simplement en tant que énième représentation possible d’une colonne. Leur langage se transforme en espace. Et l’architecture elle-même se pose des questions existentielles. Parfois, il suffit de changer le mot qui désigne une chose pour en faire émerger la contradiction. Le Panthéon de Paris se nomme désormais « Pantalon » (88). Un couteau suisse devient « L’oiseau », un sac à main est appelé « Le ciel » (87). Notre regard se met alors à chercher l’analogie de l’objet avec son nouveau nom. Notre imaginaire s’active et crée des liens propres à lui-même. Cette relation entre le réel, l’imaginaire et le langage, à laquelle, si l’on ajoute le symbolique, se nommerait alors structure83. Une structure qui renvoie aux différents types de rapports que l’objet entretient avec le monde. Ainsi ce serait « dans l’espace qui sépare ses parties que l’on peut assigner à l’objet sa définition.84 » D’autres affirment que le monde est une représentation85 et qu’il existe seulement à travers les yeux de la perception de l’homme. L’objet réel et concret n’existerait pas. De la sorte, une maquette axonométrique sans vocation à être construite remplace la concrétisation de la construction. À la fois objet et représentation, à la fois construction et maquette, elle est le projet, elle est la maison. (103) C’est comme si l’objet contenait trois réalités en lui-même qu’il essaye d’assembler ou d’appréhender afin de ne faire qu’un : à la fois image et objet. La fusion des états à différents degrés donne naissance

83. Gilles Deleuze. « À quoi reconnaît-on le structuralisme? ». (1972) 84. Peter Eisenman, et Elias Guenoun. Peter Eisenman : écrits 1963-1984. Choisy-leRoi: Form[e]s, 2017 : 24. 85. Schopenhauer cité dans : Oswald Matias Ungers, Architecture comme thème, 107.

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La crise de l’objet


à l’objet nouveau. Ainsi, « On peut affirmer la présence ou la perception d’un objet quand il est présent et perçu, quand il est absent et perçu, quand il n’est ni présent ni perçu.86 »

86. André Breton, et Paul Éluard, Dictionnaire Abrégé Du Surréalisme, 21.

La triple vie de l’objet

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85 Man Ray, Deuxième rayographie, 1920.

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86 Giorgio De Chirico, Autoportrait, 1922.

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87 René Magritte, La clef des songes, 1927.

« LES MOTS ET LES IMAGES Un objet ne tient pas tellement à son nom qu’on ne puisse lui en trouver un autre qui lui convienne mieux Il y a des objets qui se passent de nom Un mot ne sert parfois qu’à se désigner soi-même Parfois le nom de l’objet tient lieu d’une image (...) » René Magritte

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La crise de l’objet


Le panthéon de Paris: À conserver, mais changer le nom en « Pantalon ». Restera complètement vide. Défense d’entrer. Maurice Henry (1933) 88 Le Surréalisme au service de la révolution, n.6 Sur certaines possibilités d’embellissement irrationnel d’une ville, 1933.

La triple vie de l’objet

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89 RenĂŠ Magritte, La reproduction interdite, 1937.

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La crise de l’objet


90 RenĂŠ Magritte, Ceci est un morceau de fromage, 1937.

La triple vie de l’objet

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96 Meret Oppenheim, Autoportrait, 1964.

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La crise de l’objet


97 Joseph Kosuth, One and three chairs, 1965.

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98 Jan Svankmayer, The flat, 1968.

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La crise de l’objet


99 Andy Warhol, Mirror, 1970.

La triple vie de l’objet

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100 Aldo Rossi, Scuola Fagnano Olona, 1972-76.

« To become a library, the rotunda must negates its origins as baptistery or theater. » K. Michael Hays, Architecture’s desire.

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La crise de l’objet


101 Peter Eisenman, House VI, 1975.

« This absent column cuts through the roof, wall and even floor, weaking its havoc on domesticity. » Charles Jencks, The New Paradigm in Architecture.

La triple vie de l’objet

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102 O.M Ungers, Maison à Berlin-Spandau, 1976.

« Deux maisons en forme de cube, de même grandeur et pourtant structurées différemment, sont séparées par un mur. L’une se trouve d’un côté du mur et l’autre, de l’autre côté. L’une des maisons a un «pied» large et des «épaules étroites, un socle en pierre et une «tête» en verre; l’autre a un «pied» étroit et de larges «épaules», un socle en verre et une «tête» en pierre. L’une est donc l’inverse de l’autre, ou son image refletée dans un miroir. (...) Mais on peut donner aussi une autre interprétation du projet, qui voit dans les maisons deux éléments qui se font pendant, comme l’original et son image dans le miroir, comme l’ombre et la lumière, la voix et l’écho. Et enfin le projet contient aussi le thème du double, la répétition unique du même, qui engendre des nouvelles notion, le couple, les jumeaux, la dualité opposée à l’unicité.» O.M Ungers, l’architecture comme thème.

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La crise de l’objet


103 Peter Eisenman, House X, 1976.

La triple vie de l’objet

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104 O.M Ungers, Ceci n’est pas une colonne, Strada Novissima, Biennale de Venise, 1980.

« Lorsque Schopenhauer écrit dans son ouvrage Die Welt als Wille und Vorstellung, « le monde est une représentation », il veut dire qu’il n’y a pas d’objet en soi, mais seulement un sujet qui perçoit l’objet. » O.M. Ungers. L’architecture comme thème.

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105 Fisschli and Weiss, Jacques Lacan at the Age of Two Recognizes His Image for the First Time in the Mirror, 1981.

La triple vie de l’objet

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L’objet automatique

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La crise de l’objet


Il est un objet qui découle de l’association ou du rapprochement d’images ou d’objets souvent contradictoires puisque soumis à la loi du hasard. Des images nouvelles apparaissent suite à l’expression de l’acte inconscient de l’auteur. Des images inconcevables à travers le prisme de la rationalité humaine. La parole de l’inconscient est déliée. C’est ainsi que les travers rationnels sont combattus. Pour certains, l’inconscient se trouve être le « fonctionnement réel de la pensée87 » et s’exprime « en l’absence de tout contrôle exercé par la raison » et « en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.88 » L’objet automatique est donc le résultat de l’expérimentation de procédés tentant l’émancipation de l’emprise du rationnel sur le psychisme humain et propose « une clé capable d’ouvrir indéfiniment cette boîte à multiple fond qui s’appelle l’homme.89 » Il se peut que l’assemblage automatique soit constitué à partir de mots, apparaissent alors les suites de mots suivantes : « Dans la forêt incendiée, Les lions étaient frais90 » et « Le jour s’est déplié comme une nappe blanche.91 » Ou à partir d’images, c’est le collage. Des gravures datant du 19e siècles sont modifiées par l’ajout d’éléments appartenant à d’autres gravures (111). Le collage disparaît presque et l’on peut affirmer que « Si ce sont les plumes qui font le plumage ce n’est pas la colle qui fait le collage.92 » Il donne parfois aussi naissance à des espaces. Ainsi le collage constitue le point de départ de la composition de l’espace (118). Mais également à travers le dessin. Le frottage, dessin construit à travers le « décalquage » d’objets ou de matières, est constitué de traits issus uniquement de facteurs extérieurs à l’auteur (110). Et puis, le croquis réalisé les yeux fermés devient le point départ de la conception d’une maison (126). Nommé psychogramme, la main qui le dessine se veut détachée de la conscience de celui qui le produit. De cette façon, c’est la subjectivité qui est questionnée. Entre objectivité et subjectivité, l’inconscient est en réalité paradoxal puisqu’il provient de l’individu lui-même mais à la fois, se dit involontaire. L’objet qui en découle est contradictoire, incongru, inattendu. En résulte une image abstraite dans laquelle nous cherchons un sens. Le

87. 88. 89. 90. 91. 92.

André Breton, et Paul Éluard, Dictionnaire Abrégé Du Surréalisme, 36. Ibid., p.36 Ibid., p.4. André Breton, Manifestes Du Surréalisme, 51. Ibid., p. 51. André Breton, et Paul Éluard, Dictionnaire Abrégé Du Surréalisme, 7.

L’objet automatique

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jeu entre l’abstraction et sa signification ou plutôt sa symbolique est amorcé. L’objet n’est donc pas une entité complète et unitaire. Mais constitue l’assemblage de fragments multiples, de parties et est « non-unitaire93 ». Et parfois, les créations de l’homme ne sont considérées en fait qu’uniquement en tant que variations d’assemblages re-combinatoire d’images préexistantes94. Une ville est alors construite de la sorte, elle consiste en la multiplication d’expériences hétérogènes rendue compatibles à travers la juxtaposition95 (121). De la même façon, un musée se retrouve constitué de différentes entités, les édifices dont chacun « a un langage qui lui est propre, le vocabulaire est varié et contradictoire, à l’image du matériel exposé dans les différents musées96 » (125). De ce point de vue, l’objet est inachevé et représente la non-résolution des contradictions97. Il incarne la contradiction même. Et ces objets incomplets en deviennent « Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie.98 » C’est « l’irrationalité de la raison rationaliste99 » qui est exposée.

93. Oswald Matias Ungers, Architecture comme thème, 31. 94. Hans Hollein cité dans : Emmanuel Petit. Irony or, the self-critical opacity of postmodern architecture. London : Yale University Press New Haven and London, 2013 : 134. 95. Roberto Gargiani. Rem Koolhaas/OMA: The Construction of Merveilles. 1st ed. Lausanne, Switzerland: EPFL Press, 2008. 96. Oswald Matias Ungers, Architecture comme thème, 37. 97. Ibid., p.31 98. comte de Lautréamont. Les chants de Maldoror et autres textes. (1ère édition : 1869). Paris : Le Livre de Poche, 2001. 99. Frédéric Migayrou. Bernard Tschumi : Architecture : Concept & Notation. Paris: Centre Pompidou, 2014 : 21.

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La crise de l’objet


« Il est loin, celui qui sait nous rendre cette gaieté bondissante. Il laisse s’écouler les jours poudreux et il n’écoute plus ce que nous disons. ‘Est-ce que vous avez oublié nos voix enveloppées d’affections et nos gestes merveilleux ? (...) je vois encore ces luttes et ces outrages rouges qui nous étranglaient. Mon cher ami, pourquoi ne voulez-vous plus rien dire de vos souvenirs étanches ? »

106

André Breton et Philippe Soupault, Les champs magnétiques, 1919.

L’objet automatique

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107 André Masson, Dessin automatique, 1924.

« L’écriture automatique et les récits de rêves présentent l’avantage de fournir des éléments d’appréciation de grand style à une critique désemparée, de permettre un reclassement général des valeurs lyriques et de proposer une clé capable d’ouvrir indéfiniment cette boîte à multiple fond qui s’appelle l’homme. » André Breton. Dictionnaire abrégé du Surréalisme.

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La crise de l’objet


108 A. Breton, Y. Tanguy, M. Duhamel, M. Morise, Cadavre exquis, 1926.

L’objet automatique

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109 Alberto Giacometti, Objet à fonctionnement symbolique, 1931.

« Ces objets, qui se prêtent à un minimum de fonctionnement mécanique, sont basés sur les phantasmes et représentations susceptibles d’être provoqués par la réalisation d’actes inconscients. » Salvador Dali.

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La crise de l’objet


110 Max Ernst, Forêt et soleil, frottage sur papier, 1931.

« FROTTAGE- « Le procédé de frottage, ne reposant que sur l’intensification de l’irritabilité des facultés de l’esprit par des moyens techniques appropriés, excluant toute conduction mentale consciente, réduisant à l’extrême la part active de celui qu’on appelait jusqu’alors « auteur », ce procédé s’est révélé le véritable équivalent de l’écriture automatique.» Max Ernst, Dictionnaire abrégé du Surréalisme.

L’objet automatique

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111 Max Ernst, Une semaine de bonté, 1933.

« Si ce sont les plumes qui font le plumage ce n’est pas la colle qui fait le collage. » « Il est quelque chose comme l’alchimie de l’image visuelle. Le miracle de la transfiguration totale des êtres et objets avec ou sans modification de leur aspect physique ou anatomique. » Max Ernst. Dictionnaire abrégé du Surréalisme.

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La crise de l’objet


118 Daniel Libeskind, Collage rebus, 1967.

L’objet automatique

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120 Peter Eisenman, House III, 1970.

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La crise de l’objet


121 OMA, The City of the Captive Globe, 1972.

«The cultural project of the city of the captive globe inherited the surrealist ambition of making heterogeneous experiences compatible through juxtapositions like the ones suggested int he famous phrase of Lautréamont : « beautiful as the chance meeting, on a dissecting table, of a sewing machine and an umbrella. » Roberto Gargiani. The Construction of Merveilles.

L’objet automatique

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123 Hans Hollein, Design-a-being set, 1976.

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La crise de l’objet


124 Stanley Tigerman, House with a pompadour, 1972.

L’objet automatique

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125 O.M Ungers, Staatliche museen Berlin-Tiergarten, 1983.

« Le thème de la fragmentation, de la contradiction dialectique, ne doit donc aucunement être romantique. Il sert plutôt à prendre conscience d’un processus qui dégage l’objet singulier aussi bien que la structure urbaine de leur dépendance à l’égard du temps et libère la sclérotisation formelle. Il s’agit d’un principe qui réunit dans un cadre conceptuel supérieur et défini par la non-résolution, les contradictions créatrices comme le développement continu, la spontanéité comme la concertation, la contingence comme l’ordre déjà constitué. » O.M. Ungers, L’architecture comme thème

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La crise de l’objet


126 Coop Himmelblau, Open house, psychogram, 1983.

L’objet automatique

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L’objet dissimulé

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La crise de l’objet


L’objet adopte l’apparence d’une chose qu’il n’est pas ou du moins en partie. Transformé par un processus habituellement inapparent, l’objet tente de nous cacher son vrai visage. Le procédé rendu visible ou invisible par son propre résultat est en tout cas déterminant à l’aboutissement de l’objet. Ainsi des dessins présents dans une encyclopédie ancienne se transforment en tableau (127). De la page de l’encyclopédie recouverte partiellement de peinture, ne subsiste que certains éléments (quelques animaux et meubles) ensevelis dans la nouvelle image. L’objet nouveau résulte donc de l’ensemble des actes appliqués à la page initiale y compris la sélection même de la page. La nature de l’image de départ est partiellement indiscernable, la place est laissée à la suspicion. Le nouvel objet incarne son propre processus de création. Une création à plusieurs étapes. Quelques fois, ce n’est pas le processus qui est dissimulé mais plutôt la nature de l’objet même. De cette façon, on ne distingue plus la différence entre réalisation existante et nouvelle construction. Le passé assimile le présent ou le futur. Le passé camoufle le présent ou le présent camoufle le passé. C’est le cas d’un immeuble à appartement qui vient compléter un bâtiment existant, emboités parfaitement, ce n’est plus qu’un seul et même bâtiment (147). Donc, l’objet simule ou dissimule, l’objet camoufle ou est camouflé. Et c’est parfois l’objet lui-même qui en dissimule un autre. C’est l’objet dans l’objet, « la poupée dans la poupée100 » (129), la maison dans la maison (145, 146) et la ville dans la ville (142). De la sorte, une maison traditionnelle en bois est transformée par l’ajout d’une seconde peau l’enveloppant en partie (146). Cette seconde peau est percée de fenêtres en certains endroits à travers lesquelles est aperçue la maison ancienne qui semble elle, intacte. L’enveloppe, en plus de dissimuler partiellement la maison ancienne, supprime la distinction entre intérieur et extérieur. Cette « étrange impression d’absence d’intérieur et d’extérieur101 » est en fait provoquée par la confusion suivante : lorsqu’on pénètre l’intérieur de la nouvelle peau, cet intérieur se trouve en fait être l’extérieur de la maison existante.

100. Oswald Matias Ungers. Morphologies City Metaphors. Köln : Verlag der Buchhandlung Walther König, 2017. (3ème édition, 1ère en 1982) : 55. 101. Fredric Jameson, Le Postmodernisme, Ou, La Logique Culturelle Du Capitalisme Tardif, 184.

L’objet dissimulé

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Parfois, cette succession d’espace intérieur et extérieur peut donner lieu à la sensation d’une logique se reproduisant à l’infini.102 Une villa datant du début du XXe siècle devient alors le contenant d’un nouveau musée (145), elle-même contenue par différents dispositifs muraux proches de l’enceinte. L’enchaînement des différents espaces est renforcé par l’aspect matériel varié de ces espaces. L’objet architectural, lorsque considéré comme la rencontre de la forme et de l’événement, de l’espace et de la performance, possède toujours une forme de vie cachée. Des objets incomplets sans la prise en considération du moment de perception.103 Des objets matériels inséparables de la question immatérielle du temps, c’est la « coïncidence du temps et de l’espace104 ». L’objet adopte l’apparence d’une chose qu’il n’est pas, grâce au dispositif de dissimulation comme le masque. Le masque simule et dissimule à la fois. L’architecture simule et dissimule105 (144). L’architecture serait donc un masque, ou une série de masques qui séduisent l’observateur en créant des illusions et en cachant des identités.106 Les objets possèdent ici un sens caché. Différentes couches empêchent de percevoir l’objet dans son ensemble. Il est l’opposé de l’objet transparent.

102. Oswald Matias Ungers, Architecture comme thème, p. 103. K. Michael Hays. Architecture’s Desire : Reading the Late Avant-Garde. Cambridge, Mass : MIT Press, 2010 : 141. 104. Frédéric Migayrou, Bernard Tschumi : Architecture : Concept & Notation, 28. 105. Bernard Tschumi, Advertisements for architecture, 1977, chromogenic prints, 57x38 cm. 106. Traduction personnelle à partir de : « a mask, or a series of masks that seduces the observer by creating illusions and hiding identities. » Thomas Mical. Surrealism and Architecture, 299.

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La crise de l’objet


127 Max Ernst, The master bedroom, 1920.

L’objet dissimulÊ

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128 Max Ernst, L’évadé, 1925.

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La crise de l’objet


129 René Magritte, L’importance des merveilles, 1927.

L’objet dissimulé

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130 RenĂŠ Magritte, Les amants, 1928.

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La crise de l’objet


131 Wolfgang Paalen, La housse, 1936.

L’objet dissimulé

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132 René Magritte, Le thérapeute, 1937.

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La crise de l’objet


138 René Magritte, Le blanc-seing, 1965.

L’objet dissimulé

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140 Captain Beefheart & his magic band, Trout Mask Replica, 1969.

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142 Rem Koolhaas, Sketch for competition project for the tiergarten berlin, 1973.

L’objet dissimulÊ

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143 Bernard Tschumi, Screenplays, 1976-78.

« la contradiction entre concept architectural et expérience sensuelle de l’espace se résout d’ellemême en un point de tangence le ‘point rouge’, le point même que tabous et cultures ont toujours rejetés. Ce rouge métaphorique est là où l’architecture repose, le rouge crée un pont entre plaisir sensuel et raison. » Bernard Tschumi. Concept and Notations.

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La crise de l’objet


144 Bernard Tschumi, Advertisements for architecture, 1976-77.

« For Tschumi, architecture is itself a mask, or a series of masks that seduces the observer by creating illusions and hiding identities. » « Once you uncover that which lies behind the mask, it is only to discover another mask. » Thomas Mical. Surrealism and Architecture.

L’objet dissimulé

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145 O.M Ungers, Musée d’architecture à Francfort, 1978.

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146 Frank Gerhy, House in Santa Monica, 1978.

« …j’ai décidé d’entamer un dialogue avec la vieille maison. (…) J’ai été fasciné par l’idée que la vieille maison donne l’impression, de l’extérieur, d’être restée totalement intacte, et que vous puissiez regarder à travers la nouvelle maison et voir l’ancienne comme si elle était maintenant enveloppée dans sa nouvelle peau. (…) Elles seraient ainsi constamment en tension l’une avec l’autre. » Frank Gehry.

L’objet dissimulé

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147 O.M Ungers, Immeuble Schillerstrasse à Berlin, 1978-82.

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L’objet dissimulé

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L’objet dénaturé

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Par la manipulation de l’objet, sa nature est remise en cause. Qu’il subisse déformation ou fragmentation, l’objet change d’aspect. Composé à présent de défauts et d’irrégularités, il devient alors informe au sens d’ « une opération qui consiste à déclasser, au double sens de rabaisser et de mettre du désordre dans toute taxinomie, afin d’annuler les oppositions sur quoi se fonde la pensée logique et catégorielle »107 Ainsi, notre reflet dans un miroir à effets se trouve défiguré (149, 158). Une perspective distordue (148) trouble notre regard sur l’aspect concret de la réalité. Le plan carré d’une maison est déformé et prend la forme d’un « diamant » (160). Ici, la grille régulière et fonctionnelle dépasse sa condition. Modifiée, elle complexifie l’espace de la maison. C’est la distorsion d’une forme ou d’une notion connue, le plan grillagé moderniste. Cette distorsion s’opère également à travers le changement d’état. L’objet devient « chose molle ». Des horloges se liquéfient (150). Une prise de courant est conçue dans le matériau d’une bâche en plastique (162). Les objets se déforment. Et puis, il arrive que l’objet se décompose, c’est le morcellement. Des bâtiments sont découpés. L’un est un monument sectionné dont les deux parties sont écartées de cinquante centimètres l’une de l’autre (151). L’autre, une maison existante tranchée de haut en bas à postériori (164). L’autre encore est un cube parfait fendu en deux parties égales (167). L’objet est destitué de ses caractéristiques d’homogénéité et d’unité, il est fragmenté. L’objet se voit également transpercé de nouveaux éléments en déconstruisant l’ordre préalable. Perforée par une sorte de colonne en biais du toit jusqu’au rez-de-chaussée, l’espace domestique traditionnel de la maison est détruit108 (168). Une maison résultant de l’imbrication de deux systèmes de grilles carrées à 45° donne lieu à des espaces déformés auxquelles les fonctions doivent se plier (163). Les espaces domestiques sont complexifiés en dépit de leur fonctionnalité ordinaire. Les espaces qui en découlent sont inconcevables dans leur entièreté.

107. Rosalind Krauss, Yves-Alain Bois, Centre Pompidou (1996). L’informe : mode d’emploi. [Communiqué de presse]. Repéré à https://www.centrepompidou.fr/media/ document/61/31/6131f7a30e8af675fc702dafdeb3ea22/normal.pdf. 108. Anthony Vidler, The Architectural Uncanny : Essays in the Modern Unhomely, 80.

L’objet dénaturé

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On est forcé de reconstruire mentalement ce que l’on ne voit pas. Ce sont des objets propices à la surprise et créant parfois malaise et inquiétude. Ce désordre permanent est quelques fois synonyme de chaos. Il est provoqué par une accumulation d’éléments inorganisés et utilisés dans le but seul de rendre confuse la vision de l’espace et la situation propre de l’observateur. Ainsi, « plans perspectifs déformés et l’usage en trompe-l’œil des éléments de structures109 » mènent la conception de l’espace, ou plutôt du non-espace et nos repères habituels s’altèrent. L’objet est défiguré. L’objet est distordu. L’objet est déconstruit. L’objet est fragmenté. Il n’est plus tout à fait l’objet qu’il était mais n’est pas non plus un objet nouveau. Et c’est justement cette incertitude qu’il persiste à provoquer en nous.

109. Fredric Jameson, Le Postmodernisme, Ou, La Logique Culturelle Du Capitalisme Tardif, 182.

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148 Giorgio De Chirico, Le voyage angoissé, 1913.

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149 Man Ray, Duchamp, Distorsion, 1925.

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150 Salvador Dali, La persistance de la mémoire, 1931.

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Le panthéon de Paris: Le trancher verticalement et éloigner les deux moitiés de 50 centimètres Tristan Tzara (1933) 151 Le Surréalisme au service de la révolution, n.6 Sur certaines possibilités d’embellissement irrationnel d’une ville, 1933.

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152 Hans Bellmer, Deux demi-sœurs, 1933-35.

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153 Pablo Picasso, Portrait de femme, 1936.

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158 Salvador Dali, Distorsion, 1960.

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160 John Hejduk, Diamond Series, 1967.

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162 Claes Oldenburg, Study for the Installation of Giant Soft Three-Way Plug, 1970.

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163 Peter Eisenman, House III, 1970.

« A careful collision at 45 degrees of structure, volume, function, space, wardrobes, and what-have-you. Following through these collisions rigorrously makes on expect the presence, or absence of a diagonal-an architecture of implication. » Martin Tomallyay. The New Paradigm in Architecture.

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164 Gordon Matta-Clark, Splitting 2, 1974.

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165 Bernard Tschumi, The Manatthan Transcripts, 1976-81.

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166 Daniel Libeskind, Malodoror’s equation, 1979.

« these collisions, complexities and paradoxical qualities were pushed even further by Daniel Libeskind (...) the architecture of end space. » Charles Jencks, The New Paradigm in architecure;

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167 Stanley Tigerman, DOM competition, 1980.

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168 Coop Himmelblau, Haus Meier-Hahn, Düsseldorf, 1980.

« …Vektor II, with its impaled roof, illustrates almost too directly but uncomfortably enough, the will to destroy the house of classical architecture and the society it serves. » Anthony Vidler. The Architectural Uncanny.

L’objet dénaturé

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Une charmante diversion ironique, ou comment s’éterniser à répandre le trouble ?



Les différents objets distordus évoqués dans la deuxième partie ont ceci de commun qu’ils tentent de pervertir l’objet et sa fonction. Suite à cela, est mise en place toute une série de contradictions quant à la nature de l’objet et sa position matérielle et immatérielle par rapport à l’homme. Ces contradictions sont même recherchées pour ce qu’elles sont. Le paradoxe constitue la préoccupation principale et estompe les limites établies entre les différentes couches de l’objet. Nous évoquions préalablement l’idée de conception cyclique de l’histoire. D’un point de vue transhistorique, il est donc légitime d’explorer, aujourd’hui et en Belgique, ce qui persiste ou persisterait de ces manipulations présentes dans les réalisations d’une partie des architectes des années 1970 (et des influences surréalistes des années 1920-1930). Chez les surréalistes, l’objet, correspondant au concept, au monde des idées, existait et se voyait transformé dans le but de brouiller les limites entre les choses. En résultait alors une expérience psychique menée par la contradiction. Les architectes post-modernes dont nous avons parlé, explorent, à différents degrés, le rapport entre concept (l’objet) et expérience. La contradiction entre ces deux notions donnerait lieu à un espace, l’espace des limites. C’est cet espace latent qui est traduit en spatialité tangible et qui participe alors à une expérience physique. Ainsi, nous pouvons déjà avancer le fait qu’aujourd’hui, il semblerait qu’un nouveau paramètre, laissant quelque peu de côté celui de l’expérience, voit le jour. Le contexte devient un élément déterminant dans la construction du projet. La notion de contexte était bien sûr déjà présente dans les années 1970 mais servait surtout à déterminer le sens, la signification de la construction. Il existait en tant que repère ou référence. Comme il sera développé à posteriori, nous verrons que, au-delà d’en définir la réalisation, le contexte s’immisce dans le projet qui s’y adapte et qui simultanément, le mime. Ce mimétisme ne semble parfois pas être innocent. En effet, plusieurs théoriciens évoquent une forme de présence critique dans ce jeu réflexif avec le contexte. Cette « tendance » répond au nom de « Congruence et Distorsion », mode opératoire se basant sur le rapport au contexte. C’est à partir d’un intérêt porté à ces notions, que l’idée est née de l’existence, ou la persistance de manipulations relativement du même ordre dans une part de l’architecture belge d’aujourd’hui. « Congruence et Distorsion », c’est toute une série de mécanismes cherchant à dépasser plus ou moins légèrement le contexte en l’embrassant en partie.

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Mais que signifie cette apparition de la notion de contexte en tant qu’élément central du projet ? Aujourd’hui, l’architecture « objet » est celle qui ignore tout paramètre environnant tentant de se démarquer du « reste » et qui s’érige ici, mais qui pourrait tout aussi bien se trouver là. Il se peut que cet architecture représente les travers ou l’aspect le plus extrême du recours à la distorsion des objets exposées dans la deuxième partie, une version tardive du postmodernisme. Prendre en considération le contexte jusqu’à le mimer en partie, serait-il donc un moyen de prendre le contre-pied de cette architecture là ? L’architecture dont nous parlerons dans cette troisième partie n’est pas une architecture qui voit « grand », les réalisations se trouvent souvent être de petite échelle (maisons, bâtiments publics de taille moyenne). C’est une architecture qui porte un intérêt tout particulier à l’existant et d’ailleurs, un grand nombre de ces réalisations voient le jour sous la forme de rénovations ou d’extensions. Le rapport entre l’ancien (l’existant) et le nouveau est donc une préoccupation centrale et s’exprime de différentes manières. Chez les postmodernes, cette relation existait par la présence d’historicismes, d’éléments tirés du passé, combinés à une esthétique en partie moderniste ou chez certains, n’existait tout simplement pas. Cependant, quelques réalisations traitant de ce rapport à l’existant ont vu le jour. La maison de Frank Gehry (146) semble particulièrement pertinente dans ce cas-ci. Gehry, dans un entretien à propos de sa maison, énonce : « …j’ai décidé d’entamer un dialogue avec la vieille maison. (…) J’ai été fasciné par l’idée que la vieille maison donne l’impression, de l’extérieur, d’être restée totalement intacte, et que vous puissiez regarder à travers la nouvelle maison et voir l’ancienne comme si elle était maintenant enveloppée dans sa nouvelle peau. (…) Elles seraient ainsi constamment en tension l’une avec l’autre.110 » C’est donc la nouvelle peau qui dissimule l’ancienne maison. Cette préoccupation est présente aujourd’hui dans plusieurs réalisations. Dans le projet de centre culturel de Pont-à-Celles (Labelarchitecture) et la maison BS (advvt), on assiste au même type de préoccupation. À la différence près que, dans les cas présents, c’est le « nouveau » qui est dissimulé par l’ancien (l’existant). L’acte de l’architecte est de moins en moins visible et s’efface par la mise en valeur du contexte. Pour autant, la tension entre l’un et l’autre est toujours bien présente. De la même façon que pour des projets ne profitant pas d’un rapport aussi proche avec l’existant (ne constituant pas une extension ou une

110. Fredric Jameson, Le Postmodernisme, Ou, La Logique Culturelle Du Capitalisme Tardif, 176.

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rénovation), le contexte devient le projet, ou s’il ne le devient, il en est à tout le moins le point de départ. Cette prise en considération du contexte, la plupart du temps rural ou périurbain (et banal) se voit ensuite distordue par différents procédés comme par exemple le jeu avec le vocabulaire de la construction et du chantier comme nous le verrons ensuite. Nous observerons d’ailleurs que certains des objets analysés précédemment possèdent des points communs avec les actions dont nous parlerons ci-après. Ainsi, l’objet dénaturé peut avoir subi « déformations » et « soustractions ». L’objet dissimulé, dans certains cas, connaît le principe de la « forme dans la forme ». L’objet obsolète, lui, pourrait avoir subi une « translation contextuelle » à moins que cela ne touche à un des aspects de la triple vie de l’objet. Il semblerait également que ces modes opératoires soient motivés par une tendance similaire, la volonté de développer l’incertitude et le trouble. Dans cette troisième partie, notre propos vise à faire le point ou à éclairer, à travers les notions de « Congruence et Distorsion », la situation belge actuelle (les vingt dernières années) en terme de pratique architecturale. Ces manipulations que, plus tôt, nous disions issues d’une influence surréaliste pourraient persister, sans pour autant signifier que les architectes belges dont nous allons traiter, sont des architectes surréalistes. Ce sont les modes de composition, les mécanismes même qui ont été extrait et qui nous servent de grille de lecture afin d’analyser la situation actuelle et de comprendre la manière dont se compose une part de l’architecture d’aujourd’hui. D’un intérêt pour le contexte Lorsque Nuarchitectuuratelier décide de découper le volume d’une de leur maison afin d’y accommoder le garage, lorsque Label architecture tente de reproduire l’archétype de la maison mitoyenne ou encore lorsque advvt libère la colonne de sa seule responsabilité structurelle, l’échange avec l’observateur est engagé. Parfois consciemment, ces architectes nous adressent un message en titillant nos pensées établies. Nous sommes alors forcés à déplacer notre regard et à élaborer un commentaire. Le contexte est pointé du doigt, l’attention est portée aux choses habituellement invisibles dont l’image perdure et interpelle. Quelle est l’origine de cette communication silencieuse ? Comment en discerner le sens ? Il semblerait que cette manière de faire l’architecture, ce mode opératoire qui lui-même en comprend

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advvt Woning BS, 2004 photo: Jerome Musch

Label architecture Pont-à-Celles, 2014

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plusieurs, ne soit pas inédit. En effet, en 2007, lors de leur proposition pour la Biennale de Venise, Guy Châtel et Maarten Delbeke produisent un texte qu’ils nomment « Congruence et Distorsion ». À travers le texte, ils affirment discerner une « présence critique111 » dans l’architecture flamande du moment. Ils s’appuient pour cela sur l’ouvrage de Venturi, « Complexity and Contradiction in Architecture112 », dans lequel l’architecture et sa propre dimension critique se révèlent indissociables. En s’inspirant d’un des acteurs du mouvement littéraire New Critics, T.S. Eliot, Venturi met en avant la notion de contexte en tant qu’élément déterminant de la signification de l’architecture dont la lecture s’opère comme celle d’un texte : « The thesis of the problem in short is that its settings gives a building expression; its context is what gives a building its meaning. And consequently change in context causes change in meaning113. » De la même façon que dans les textes issus du mouvement New Critics, Venturi fait usage du champ lexical suivant: ambivalence, ambiguïté, contexte, tension, paradoxe et ironie. Châtel et Delbeke, à travers les notions de « Congruence et Distorsion », réactualisent les théories de Venturi en les confrontant à l’architecture flamande du moment. Ils identifient une stratégie commune qui s’opère en une forme de double mouvement, la Congruence et puis la Distorsion, ou inversement. La question du contexte y est centrale. Le contexte n’est d’ailleurs pas seulement déterminant dans la signification de la réalisation, mais en vient à être intégré au projet et en partie reproduit d’une manière spécifique aux architectes qu’ils sélectionnent114. « Congruence et Distorsion » Dans ce double mouvement, apparaît donc la notion de Congruence qui se traduit par la volonté d’installer l’architecture dans son contexte et à chercher des similitudes avec ce-dernier115. Le se-

111. Maarten Delbeke, Guy Châtel, « Congruence et distorsion : la présence critique de l’architecture flamande. » Proposition de projet à la biennale de Venise, 2007. 112. Robert Venturi. De l’ambiguïté en architecture. (1ère édition en anglais: 1966), Schlumberger Maurin, Vénard Jean-Louis, Paris : Dunod, 1976. 113. à propos de Venturi dans Emmanuel Petit, Irony or, the self-critical opacity of postmodern architecture, 51. 114. Ils proposent dans ce cadre la sélection les architectes suivants : Barak, Baukunst, Coussée & Goris, Huiswerk, Macken & Macken, Mys & Bomans, Office kgdvs, Tania Vandenbussche. 115. Extrait de notes personnelles d’après Maarten Delbeke, Guy Châtel, Congruence et distorsion, vidéo de la conférence donnée à la Faculté d’architecture La Cambre-Horta, Bruxelles, 2010.

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cond mouvement, la Distorsion, vise à transformer ce contexte dans la cristallisation de l’objet architectural, à rendre certaines circonstances explicites et affirmer une certaine autonomie rendant la présence matérielle et formelle de l’architecture inextricablement associée à la signification116. Ce double mouvement face aux conditions auxquelles est soumise l’architecture agit comme une sorte de miroir ou de faux miroir qui en les intégrant, déjoue et remet en question ces conditions. C’est dans ce rapport aux contingences que se situe l’aspect critique. En effet, « critiquant » de cette façon, les réalisations dégagent, de par leur rapport aux éléments présents, un aspect étrange ou même « comique117 ». Concrètement, cela est illustré dans le texte de présentation de la biennale, par l’exemple du monolithe accidenté, mode opératoire qui consiste à distordre l’objet monolithique (défini par la forme de la parcelle, les réglementations d’urbanisme ou les vues) en y accommodant la fonction et en l’adaptant à « l’idée ». Ils illustrent cela à l’aide de l’exemple de la maison Van Neder de L.U.S.T. architecten. Faisant partie d’une ancienne ferme dans un contexte rural, la nouvelle maison est composée d’éléments issus du contexte environnant (toit pentu, briques, cheminée), mais ces éléments ne correspondent pas tout à fait à leur modèle. Certains d’entre eux posent question et affirment cette divergence : la position des fenêtres comme la fenêtre d’angle par exemple, la forme inhabituelle de la cheminée, le socle fin, la découpe dans le volume, l’ajout de volume à celui de base et enfin la fente en bout de toiture servant de gouttière. Ici, le monolithe est traité en tant que reproduction d’un modèle archétypal ensuite modifié par sa réaction aux exigences extérieures (fonctions, réglementations). Le langage déjà présent est utilisé par les architectes et est adapté en fonction du résultat souhaité, c’est-à-dire au service de l’idée. « Congruence et Distorsion » parlerait alors de la relation toute particulière entre les idées ou le concept et le contexte. En 2004 déjà, les architectes Huiswerk parlent de cette relation et énoncent : « But a concept is also a living development, an amalgam of various insights that contradict each other. In addition, the concept is constantly distorted by various occurences and circumstances during the design process118 ».

116. Ibid. 117. « Quelque chose de typiquement flamand » selon Christophe Van Gerrewey dans L’architecture en Belgique. 25 ans 75 projets. 118. Vincent Brunetta, Véronique Patteuw, , Arthur Wortmann, Erik Wieërs, and Dirk Somers. Huiswerk Architecten: Homework. Vol. 3. Antwerpen : VAi/A16, 2004 : 9.

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L.U.S.T architecten woning Van Neder, 2000

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Mécanismes de distorsion Mais si l’on considère ici le monolithe accidenté en tant qu’objet formant une entité spatiale, par extension, cet effet accidenté ne se limite pas à donner l’impression « que l’édifice apparaisse comme taillé dans un volume unique119 ». Il est en fait obtenu par différents types d’actions, combinées ou non, s’approchant de la pratique du bricolage ou du jeu et qui introduiraient une forme d’ironie dans l’objet final. En investiguant les réalisations des architectes sélectionnés dans le cadre du projet de la Biennale (2007), sont apparues différentes actions incluses à la stratégie du monolithe accidenté. Aujourd’hui, ces architectes sont toujours actifs mais toute une série de nouveaux bureaux a émergé. Parmi eux, Nuarchitectuuratelier, NoAarchitecten, Label architecture, Vers.A et advvt qui pour certains de leurs projets, semblent s’inscrire dans la même lignée. Ces actions font partie intégrante du procédé de création du projet le rendant critique face à sa réalité contextuelle. Le monolithe accidenté est donc considéré comme un objet distordu dans toutes ses dimensions, formelles mais également significatives et s’applique par différentes actions concrètes comme la soustraction, la déformation ou la juxtaposition, le jeu de miroir pur, la forme dans la forme, la référence à une image ou la translation contextuelle. Attardons nous sur quelques unes d’entre elles. La translation contextuelle (ou le changement de rôle) a lieu lorsqu’un élément est utilisé ou mis en œuvre selon un rôle qu’il ne lui est communément pas attribué. L’élément est alors placé dans un autre contexte et son sens est quelque peu altéré. Concrètement, cette stratégie s’exprime lorsque des panneaux osb deviennent revêtement intérieur (maison Vandewiele, Barak) ou lorsqu’une maison se voit recouverte entièrement d’ardoises, des murs au toit (maison Leeuw, Nuarchitectuuratelier). Mais encore lorsque advvt (Rot-Ellen-Berg) utilise des étançons destinés au temps du chantier de manière permanente ou enfin, lorsque des hublots destinés à être cachés sur une toiture plate sont posés sur une toiture pentue (maison Vandeneynde, Barak). C’est donc une opération qui joue principalement avec le langage du chantier, de la construction et qui inverse les considérations ou les rôles des matériaux utilisés. La hiérarchie a disparu. Tout matériau peut devenir revêtement ou finition.

119. Maarten Delbeke, Guy Châtel, « Congruence et distorsion : la présence critique de l’architecture flamande. » Proposition de projet à la biennale de Venise, 2007.

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Nuarchitectuuratelier woning Leeuw, 2013

advvt Rot-Ellen-Berg, 2011 photo : Filip Dujardin

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BARAK woning Vandeneynde, 2004-6

BARAK woning Vandewiele 2003-4

de baes House ssk, 2014

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La forme dans la forme est également observée dans certaines réalisations. Dans le cas d’une rénovation ou d’une réhabilitation, souvent, l’existant enveloppe la nouvelle construction la faisant disparaître. Le projet de la maison BS (advvt) illustre bien ce cas de figure, la nouvelle maison est construite entre les murs de l’ancienne ferme dont elle adopte également la hauteur. Parfois, cette relation est mise en place dans une nouvelle construction. La maison ssk (de baes) est alignée en façade, mais pourtant, derrière cette façade, est construit en recul la maison de verre. La façade en brique existe en tant que telle, elle joue son rôle de façade, mais elle dissimule le réel volume intérieur de la maison. Cette relation entre deux entités distinctes crée un nouvel espace. Un espace entre-deux dans lequel la situation extérieure et intérieure est inversée ou même fusionnée. Les architectes ont donc recours à ces différentes opérations. Mais simultanément à la « distorsion du contexte », ils mettent en place une forme de jeu de miroir avec l’extérieur et transforment la contrainte en élément générateur. Ce jeu de miroir se traduit par la reproduction des éléments du contexte ou l’intégration des circonstances, des contraintes qui influencent le processus de réalisation de l’édifice. Mais pas seulement, puisqu’on ne se situe pas dans la copie pure. User des opérations citées plus haut, est en fait une façon de défier et de commenter les circonstances mêmes auxquelles le projet se confronte. À l’aide de petites actions plus ou moins discrètes additionnées au modèle archétypal, on tente de différencier la réalisation nouvelle de l’ancienne. Il faut parfois s’approcher de très près pour en distinguer les divergences. BARAK, dans la maison Vandeneynde, joue le jeu de la maison mitoyenne avec jardin mais leur extension, au lieu de se développer dans un volume bas à l’avant de la maison, s’érige en une forme de tour à toiture pentue superposée en partie à la maison existante. En plan, on ne voit pas la différence avec les maisons environnantes mais en réalité par l’ajout d’un volume reprenant certaines caractéristiques de ses voisines, BARAK renvoie notre attention sur les circonstances contextuelles proches, c’est-à-dire sur la nature de l’extension à l’arrière de la maison mitoyenne. Chez Label architecture et leur projet Super Jumatt, la volonté d’imitation est clairement exprimée. Les architectes juxtaposent un volume à une maison existante. Ce volume en est la reproduction identique mais a subi une découpe en son extrémité. Cette manipulation n’est que très peu visible et est signifiée par cette découpe. Le projet Woongebouw Sluis de Tania Vandenbussche a précédemment appliqué cette même logique mais sur un bâtiment entièrement nouveau. Elle reproduit formellement le volume de la maison voisine qu’elle juxtapose trois fois et y emboite deux autres volumes identiques à l’arrière. Le bâtiment devient l’addition des éléments résultants des composantes contextuelles et ainsi, se fond

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Label architecture Super Jumatt, 2008 photo : bepictures

Tania Vandenbussche Woongebouw Sluis, 2002-08

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presque dans le paysage. Enfin, noAarchitecten, dans leur projet Het Steen à Anvers, décident d’exprimer une continuité entre le château déjà présent et leur extension à travers le choix des matériaux et des couleurs ainsi que le gabarit. Leur bâtiment disparaît presque face au contexte. Autant chez les architectes sélectionnés dans le cadre de la biennale, BARAK et Tania Vandenbussche, que chez Label architecture et noAarchitecten, l’intérêt pour l’action de simuler ou de dissimuler est bien présent. « Semer le trouble120» Le recours à ces modes opératoires a donc toujours un rapport avec le contexte. Comme l’énonce Venturi, la signification d’un objet dépend de la prise en considération de son contexte. C’est pour cette raison que le jeu de miroir se trouve être une distorsion perceptuelle qui joue avec notre vision de la réalité. L’architecture se positionne face aux composantes contextuelles et à la fois, en les absorbant, exprime une forme de grande empathie envers ces conditions. La critique ne rejette pas les conditions imposées, au contraire, c’est parfois presque une forme de déclaration d’amour qui a lieu. Un amour pour les éléments familiers mais pas seulement puisque les architectes ne se limitent pas à les reproduire intégralement et de manière identique. En effet, ces éléments sont légèrement distordus, légèrement parce qu’il est parfois difficile d’en distinguer les différences. Et en agissant sur ces éléments, ils mettent en place une « forme de douce ironie »121. Leur réutilisation n’est pas justifiée par l’affection qui leur est portée mais souvent, c’est pour leur signification opposée qu’ils sont adoptés. Le jeu avec une situation ordinaire nous projette directement dans le monde de l’inquiétante étrangeté. Ainsi, le recours aux opérations citées plus haut fait apparaître une série de signes annonçant quelque chose d’inhabituel dans le banal. Les éléments familiers se révèlent inhabituellement autres. D’une part, parce que la nouvelle construction altère le regard sur l’existant. D’autre part, parce que ce sentiment d’étrangeté dérive des contradictions mises en place par le recours constant à la notion de Congruence, et puis de Distorsion ou inversement. La confrontation continue entre les éléments contextuels et conceptuels crée une tension permanente. NoAarchitecten joue de cet ambiguïté entre contexte présent et nouvelle construction : « We

120. Propos repris d’une conversation informelle avec Label architecture lors du vernissage de l’exposition « Images » à Charleroi, le 08/12/17. 121. Vincent Brunetta, Véronique Patteuw, , Arthur Wortmann, Erik Wieërs, and Dirk Somers. Huiswerk Architecten: Homework. 9.

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are often concerned with the familiar : things that you hardly notice that these have been thought up 122». La position de l’architecte est également significative de cette confusion, la nouvelle réalisation ne se distinguant que très peu de l’ancienne, le passage de l’architecte en vient presque à s’effacer derrière cette interprétation de l’ordinaire. Comme si l’objectif était non pas de réutiliser les éléments contextuels mais plutôt ou également de « semer le trouble123 ». Un peu à la manière des surréalistes qui cherchaient à estomper les limites établies entre l’objet, sa signification et son image, lorsque Magritte associe un mot de son imaginaire à un objet ou lorsque De Chirico peint des artichauts à la place de boulets de canon. Et si le but était également de nous amener à réfléchir ou à nous interpeller sur ces éléments ancrés dans une normalité inchangée ou inchangeable ? Ou si alors nous avions affaire à une sorte d’appel à participation, d’appel à interprétation, à vivre l’architecture ? « Congruence et Distorsion » ? Mais jusque quand continuerons nous à nous engager dans ce jeu ? Cela fait dix ans maintenant que l’on parle de « Congruence et Distorsion ». Le texte a quelque peu été oublié et les auteurs n’en ont pas prolongé les recherches. Les « nouveaux » architectes cités plus haut n’ont pour certains peut-être jamais pris connaissance de cette proposition. Malgré tout, il semblerait que ce texte soit toujours aussi pertinent dans la pratique de ces architectes. Lorsque advvt, dans son extension de l’Académie de musique à Lokeren, tente ouvertement de copier la villa existante ou lorsque Nuarchitectuuratelier découpe le volume de la maison Leeuw (7, 28) afin de répondre à la nécessité d’accueillir le garage. Les modes opératoires se sont clarifiés et renforcés, il est aujourd’hui plus facile de discerner le recours aux notions « Congruence et Distorsion ». À la fois, l’architecte semble vouloir disparaître, en adoptant le « jeu de miroir », mais à travers ces manipulations et les effets qu’elles engendrent, il tente d’attirer l’attention ou de se distinguer du tissu contextuel banal. Même si, en nombre, peu d’architectes y ont recours, cela fait quelque temps que ce mode opératoire peut être décelé. Et dans ce cas, l’effet inattendu désiré continue-t-il à nous surprendre ? Peut-être alors

122. Christoph Grafe. North North West : NoAarchitecten. North North West ; 1. Amsterdam: Architectura & Natura, 2014. 123. Propos repris d’une conversation informelle avec Label architecture lors du vernissage de l’exposition « Images » à Charleroi, le 08/12/17.

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ce langage particulier perd-il de sa force lorsqu’il est connu et théorisé ? À partir du moment où l’action devient plus explicite ou bien même plus radicale, est-il toujours possible d’atteindre l’objectif recherché et « semer le trouble » ? Une fois que nous connaissons ces mécanismes, que nous les avons compris, est-il possible de faire perdurer l’effet surprenant ? Une autre question émerge de la récurrence de jeux de perception déjà posée par Jameson en 1991 à propos de l’époque de l’architecture postmoderniste de laquelle nous ne savons pas si nous sommes sortis : « Dans l’univers totalement bâti et construit du capitalisme tardif, d’où la nature a été, ou du moins de fait, abolie, et dans lequel la praxis humaine (sous la forme dégradée de l’information, de la manipulation et de la réification) a pénétré l’ancienne sphère autonome de la culture et même de l’Inconscient, l’Utopie d’un renouveau de la perception n’a nulle part où aller. Pour dire les choses crûment et succinctement, on ne voit pas clairement pourquoi, dans un environnement de purs simulacres publicitaires, nous pourrions encore vouloir aiguiser et renouveler notre perception de ces choses. Peut-on alors concevoir une autre fonction pour la culture à notre époque ?124 » Dogmatisme et bricolage, le nouveau « Congruence et distorsion » ? La production d’architecture en Belgique aujourd’hui, ne se limite pas au recours à « Congruence et Distorsion ». À ces architectes se plaçant dans cette lignée, s’ajoute toute une autre série de bureaux ayant évolués dans une direction différente de par leur manière de gérer le rapport au contexte. C’est pourquoi l’on pourrait s’interroger de la présence d’Office kgdvs dans la sélection pour l’exposition. Bien que leurs projets constituent une « conséquence directe du contexte, de la culture et de l’histoire 125 », l’aspect de leurs réalisations diffère de ceux de advvt par exemple. Là où advvt considère le contexte en tant que partie intégrante du projet, Office kgdvs en extrait une partie précise qui est ensuite reliée et articulée avec et par le projet. Finalement, cela engendre un mélange radical entre l’ancien et le nouveau, le présent et le futur. Deux positions se distinguent. L’une use d’opérations

124. Fredric Jameson. Le Postmodernisme, Ou la logique culturelle du capitalisme tardif, 190-191. 125. Traduction personnelle depuis Christophe Van Gerrewey, « Ten opinions and misunderstandings about the work of architecten de vylder vinck taillieu » dans :2G Revista Internacional De Arquitectura, n°66, 2013, p.5.

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de découpage, d’assemblage ou de déformation à partir du contexte, rappelant les techniques de bricolage et donnant lieu à un objet fragmenté en partie. NoAarchitecten écrivent : « Purely formal aspects from the past in any case interest us much less than forms that are still very lively and express the obvious126. » Label architecture, eux, dans une interview127, prétendent utiliser les codes de l’ordinaire, du familier contrairement au mouvement postmoderne qui utilisait principalement les codes du passé. L’autre approche, détermine un élément précis en tant que point de départ du projet dont découle également le positionnement, la situation par rapport au contexte. L’objet unitaire qui en résulte homogénéise en quelque sorte la situation existante. Formellement, les codes utilisés divergent donc. Dans la pratique de Office kgdvs, sncda ou Agwa, ne se situant pas dans la continuité décrite précédemment, se dégage une sorte de dogmatisme et de radicalité par l’usage de formes pures géométriques issues du langage classique. Mais, les architectes de « Congruence et Distorsion », par le recours conscient ou inconscient à des mécanismes, des stratégies qu’ils reproduisent à presque chacune de leur réalisation ne frôlent-ils pas également le dogmatisme ? Enfin, aujourd’hui on pourrait dire que deux directions se dessinent, divergentes mais certainement pas indifférentes l’une de l’autre. Puisqu’il est difficile de tracer une ligne claire entre ces deux postures face au contexte et que parfois le bricolage rencontre le dogmatisme ou inversement.

126. Christoph Grafe. North North West : NoAarchitecten. North North West ; 1. Amsterdam: Architectura & Natura, 2014. 127. Jean-Didier Bergilez, Marcelline Bosquillon, Christophe Pourtois, Pablo Lhoas. Dithyrambes: (Re)Nouveaux Plaisirs d’Architecture, 3. Vol.3. Bruxelles: CIVA, 2013, p.84.

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Épilogue La Crise de l’objet peut à présent être définie par l’application de manipulations ou d’opérations à un objet visant à en modifier la perception et exprimant une part de questionnement identitaire à son propos. En ce sens, cette Crise de l’objet n’a jamais vraiment été résolue. Nous en avons donc exploré le sens à différents moments de l’histoire. Tout d’abord, ce fut les objets quotidiens même auxquels furent appliquées diverses manipulations afin d’en altérer la nature et la vision claire de leur rôle (Surréalisme). Ensuite, cette tendance à déformer et à jouer avec notre propre perception des choses réelles s’est en quelque sorte transposée en architecture. Ce ne sont plus les objets utiles et ordinaires qui subissent les déformations, mais l’architecture et ses composantes. Son vocabulaire et sa syntaxe sont explorés. Ce sont les éléments du passé qui sont modifiés et les éléments du Modernisme qui sont distordus. Finalement, en observant ce qui a lieu aujourd’hui et en Belgique (cadre de production de ce mémoire), il est possible d’affirmer que ce phénomène ait persisté sous la forme de mécanismes de distorsion et de jeux de perception, cette fois-ci, appliqués à l’élément « contexte ». De la distorsion de l’objet, nous sommes donc passés à la distorsion de l’espace moderniste et nous arrivons enfin, à la distorsion du « contexte ». Mais la question qui perdure et qui n’a toujours pas été résolue, est la suivante : pourquoi persistons nous à user de ces jeux de perception, alors que, au travers d’un regard vers le passé, nous avons la possibilité même de les déjouer. Pourquoi éprouvons-nous un plaisir particulier à nous jouer de nos propres tours ? Comme cité plus haut, Jameson s’interrogeait déjà en 1991 à ce propos et évoquait dans un même but, « un environnement de purs simulacres publicitaires1 » caractérisant la période du « capitalisme tardif2 ». Aujourd’hui, nous sommes loin d’être sortis de la situation qu’il mentionne. Le chaos d’images auquel nous nous confrontons quotidiennement ne décroit pas. La réalité matérielle (et virtuelle) semble de moins en moins contrôlable par l’individu. Que cela signifie-t-il alors ? Ces jeux de perception et d’illusion constitueraient-ils un dialogue de l’architecte avec lui-même et avec ceux s’attardant à les décrypter

1. Fredric Jameson. Le Postmodernisme, Ou la logique culturelle du capitalisme tardif, 190-191. 2. Ibid., p.190-191.

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? Une sorte de message codé que l’architecte tente de dissimuler et donc, par la même occasion, qui mènerait à l’effacement de son passage. Les réalisations belges que nous évoquons, en mimant leurs voisins, disparaissent face au contexte et se confondent presqu’à l’ordinaire. Peut-on observer cette prise en considération des circonstances comme une forme de retour aux sources ? Il semblerait plutôt que la pratique de ces architectes belges se situe entre la critique et la réelle affection pour ce qui entoure leurs projets, un environnement assez banal. Cet engouement pour la mise en place d’une certaine confusion, peut également être compris comme un intérêt pour les jeux de perception et de distorsion en soi. À la manière des surréalistes : « La perturbation et la déformation sont ici recherchées pour elles-mêmes étant admis toutefois qu’on ne peut attendre d’elles que la rectification continue et vivante de la loi.3 » Pourtant, du Surréalisme, aux architectes postmodernes jusqu’à aujourd’hui, le recours aux mécanismes dont nous parlons dans la deuxième partie, s’avère quelques fois renforcer l’aspect « objet » des éléments modifiés. Dans le cas des architectes belges contemporains, les opérations, perceptibles à différents degrés, sont utilisées afin de démarquer l’objet nouveau de l’existant. Mais quelle serait alors l’alternative à ce type d’architecture fragmentée ? Une architecture transparente aux formes pures et géométriques intelligibles et un usage très restreint de matériaux différents, de la même façon que celle des modernistes ? Ou bien serait-ce la situation extrême de l’effacement de l’architecte et de son projet ? Ou peut-être, tout simplement, cette architecture fragmentée et composée de différentes couches parvient à mettre en valeur des conditions inattendues et diverses. Ce n’est plus l’objet unitaire et homogène uniquement qui est considéré. Ces mécanismes de distorsion et ces jeux de perception permettent parfois à l’architecture de prendre des formes inédites. En ce sens, au sein même de cette pratique de la manipulation en architecture, il y aura toujours, pour l’un ou l’autre, la possibilité de se renouveler et de surprendre comme nous l’avons vu en partie jusqu’ici de façon à ce que, au bout d’un certain temps, on ne

3. André Breton, « La Crise de l’Objet, » 360.

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sombre pas dans l’ennui. La finalité de ce mémoire n’a jamais été d’affirmer qu’il existe une architecture surréaliste. Mais plutôt que l’influence ou la référence est une pratique récurrente qui traverse le temps et qui se développe d’une manière ou d’une autre à différents moments de l’histoire, selon différents cycles. Cette « chose » difficilement déterminable constitue une composante indispensable dans la pratique du projet en architecture et ici s’exprime sous la forme de mécanismes de distorsion et autres jeux de perception.

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O.M. Ungers. Magritte.

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Bibliographie complète Ouvrages : - Alison, Jane. The Surreal House. London : Yale University Press, New Haven and London, in association with Barbican Art Gallery, 2010. - Bachelard, Gaston. La Poétique De L’espace. (1ère édition : 1957). 7e Édition. ed. Bibliothèque De Philosophie Contemporaine. Paris: Presses Universitaires De France, 1972. - Béhar, Henri, and Emmanuel Rubio. Le Surréalisme Sans L’architecture. Vol. 29. Mélusine (Cahiers Du Centre De Recherche Sur Le Surréalisme). Paris: L’Âge D’Homme, 2009. -Bergilez, Jean-Didier, Bosquillon, Marcelline, Pourtois, Christophe, Lhoas, Pablo. Dithyrambes: (Re)Nouveaux Plaisirs d’Architecture, 3. Vol.3. Bruxelles: CIVA, 2013. - Brunetta, Vincent, Patteuw, Véronique, Wortmann, Arthur, Wieërs, Erik, and Somers, Dirk. Huiswerk Architecten: Homework. Vol. 3. Antwerpen : VAi/A16, 2004. - Bataille, Georges. Dictionnaire Critique. Paris : Prairial, 2016. - Breton, André. Manifestes Du Surréalisme. (1ère édition : 1962). Paris: Gallimard, 2015. - Breton, André. Nadja. Paris: Gallimard, 1964. - Breton, André. Le Surréalisme Et La Peinture. (1ère édition : 1928). Paris : Gallimard, 1965. - Breton, André, and Paul Éluard. Dictionnaire Abrégé Du Surréalisme. (1ère édition : 1938). Paris: José Corti, 2005. - Bürger, Peter. Theory of the Avant-garde. Traduction de Michael Shaw. Minneapolis: University of Minnesota Press, 2011. - Degerickx, Ilse, Gideon, Boie. The specific and the singular : Architecture in Flanders, 2008-2009 Yearbook. Vol. 2008-2009. Antwerp: Flemish Architecture institute (VAi), 2010. - Eisenman, Peter, et Elias Guenoun. Peter Eisenman : écrits 19631984. Choisy-le-Roi: Form[e]s, 2017.

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21. David Byrne (Talkingheads), Stop making sense Live, 1984. 22. Man Ray, Le porte-manteau, 1920. 23. Max Ernst, Ubu Imperator, 1923. 24. Giorgio De Chirico, Les deux masques, 1926. 25. Hans Bellmer, La poupée, 1934. 26. René Magritte, Le modèle rouge, 1935. 23. Salvador Dali, Le taxi pluvieux, 1936. 28. Exposition internationale du Surréalisme, La rue surréaliste, 1938. 31. Hans Hollein, Skyscraper, 1958. 37. Aldo Rossi, Ora questo è perduto, 1975. 38. Madelon Vriesendorp, Après l’amour, 1975. 39. OMA, Zoe Zenghelis, Hotel Sphinx, 1975-76. 40. Kraftwerk, The Man-machine, 1978. 41. O.M. Ungers, City Metaphors, 1982. 42. John Hejduk, Masks,

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1983. 46. Hans Arp, Concrétion humaine, 1934. 47. Matta Echaurren, Wet sheets, 1936. 48. Matta Echaurren, Mathématique sensible - Architecture du temps, 1938. 50. Frederick Kiesler, La salle des superstitions, 1947. 51. Frederick Kiesler, Endless house, 1950. 52. Frederick Kiesler, Endless house, 1958-59. 53. Guy-René Doumayrou, Le jardin des émerveillements, 1959. 54. Exposition internationale du Surréalisme - EROS, Vue sur la grotte et le plafond ventre, 1959-60. 55. Niki de Saint Phalle, Hon, 1966. 56. Coop Himmelblau, Astro balloon, 1969. 57. Hans Hollein, Mobile office, 1969. 58. John Hejduk, Wall house 2, 1972. 60. O.M. Ungers, Solar house, 1977. 62. Thomas Schütte, Modell K,

1981. 64. Giorgio De Chirico, La conquête du philosophe, 1914. 65. Man Ray, Le cadeau, 1919. 66. Marcel Duchamp, Fresh widow, 1920. 67. Salvador Dali, Objet à fonctionnement symbolique, 1931. 68. Salvador Dali, Venus au tiroir, 1936. 69. Meret Oppenheim, Le déjeuner en fourrure, 1936. 71. Victor Brauner, Loup-table, 1947. 72. René Magritte, Souvenir de voyage, 1951. 75. Claes Oldenburg, Project for Stockholm, 1966. 76. Hans Hollein, Neue Residenz Schloss Schrattenberg, 1966. 77. Michael Graves, Benacerraf House, 1969. 78. Marcel Broodhaers, Pelle, 1970. 79. Peter Eisenman, House VI, 1975. 80. Hans Hollein, Schullin Store, 1974.

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81. Peter Eisenman, House VI, 1975. 82. Buzzcocks, Orgasm addict, 1977. 85. Man Ray, Deuxième rayographie, 1920. 86. Giorgio De Chirico, Autoportrait, 1922. 87. René Magritte, La clef des songes, 1927. 89. René Magritte, La reproduction interdite, 1937. 90. René Magritte, Ceci est un morceau de fromage, 1937. 96. Meret Oppenheim, Autoportrait, 1964. 97. Joseph Kosuth, One and three chairs, 1965. 98. Jan Svankmayer, The flat, 1968. 99. Andy Warhol, Mirror, 1970. 100. Aldo Rossi, Scuola Fagnano Olona, 1972-76. 101. Peter Eisenman, House VI, 1975. 102. O.M Ungers, Maison à Berlin-Spandau, 1976. 103. Peter Eisenman, House X, 1976.

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104. O.M Ungers, Ceci n’est pas une colonne, Strada Novissima, Biennale de Venise, 1980. 105. Fisschli and Weiss, Jacques Lacan at the Age of Two Recognizes His Image for the First Time in the Mirror, 1981. 107. André Masson, Dessin automatique, 1924. 108. A. Breton, Y. Tanguy, M. Duhamel, M. Morise, Cadavre exquis, 1926. 109. Alberto Giacometti, Objet à fonctionnement symbolique, 1931. 110. Max Ernst, Forêt et soleil, frottage sur papier, 1931. 111. Max Ernst, Une semaine de bonté, 1933. 118. Daniel Libeskind, Collage rebus, 1967. 120. Peter Eisenman, House III, 1970. 121. OMA, The City of the Captive Globe, 1972. 123. Hans Hollein, Design-a-being set, 1976. 124. Stanley Tigerman, House with a pompadour, 1972. 125. O.M Ungers, Staatliche museen Berlin-Tier-

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garten, 1983. 126. Coop Himmelblau, Open house, psychogram, 1983. 127. Max Ernst, The master bedroom, 1920. 128. Max Ernst, L’évadé, 1925. 129. René Magritte, L’importance des merveilles, 1927. 130. René Magritte, Les amants, 1928. 131. Wolfgang Paalen, La housse, 1936. 132. René Magritte, Le thérapeute, 1937. 138. René Magritte, Le blanc-seing, 1965. 140. Captain Beefheart & his magic band, Trout Mask Replica, 1969. 142. Rem Koolhaas, Sketch for competition project for the tiergarten berlin, 1973. 143. Bernard Tschumi, Screenplays, 1976-78. 144. Bernard Tschumi, Advertisements for architecture, 1976-77. 145. O.M Ungers, Musée d’architecture à Francfort, 1978. 146. Frank Gerhy,

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1980. 168. Coop Himmelblau, Haus Meier-Hahn, Düsseldorf, 1980.

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La crise de l’objet


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La crise de l’objet


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