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SOMMAIRE Avant-propos Introduction I) De l’attention (de l’observateur) 1. Un état des lieux 1.1 Aujourd’hui, une crise de l’attention ? 1.2 L’hégémonie de la figuration: une forme de touristification 1.3 «Images à gober» versus «images à mâcher» 2. Le temps du regard 2.1 Les étapes du regard 2.2 Festina lente 2.3 Attention, éducation et individuation 3. Piéger le regard 4. Curiositas II) Curiositas, une étrangeté familière 1. Caractéristiques générales 1.1 Un court-circuit de la reconnaissance sensorielle 1.2 Une mise en tension entre familier et étranger 1.3 L es atouts du «yaourt» 2. Un jeu avec le familier 2.1 L e dessin, médium de l’entreforme 2.2 Codes techniques et culturels 2.3 Éloge de l’illisibilité identifiable 3. Hypothèses plastiques: un jeu avec les bords visuels 3.1 Les bords visuels: définition 3.2 Le traitement des bords visuels chez Neo Rauch 3.3 Le traitement des bords visuels chez Jean Lecointre 3.4 Le flou 3.5 Une expérimentation sur les bords visuels 3.6 Quelques outils à envisager Conclusion Références Iconographie Remerciements

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Depuis maintenant quelques temps, ma pratique en design graphique est nourrie de formes de « l’entre-deux », mystérieuses ou intégrant plusieurs sens et possibilités d’interprétation. Mes productions passées témoignent d’un goût pour l’inexplicable, l’incompréhensible, l’indéfini, l’informel et l’imaginaire. �près analyse de quelques images que j’apprécie et entre lesquelles je pressent des liens (des tableaux, des illustrations, des affiches, des travaux de graphistes), j’en suis arrivé au fait que ce qui m’intéresse particulièrement dans une image, ce sont tous les détails qu’elle comporte et que je ne comprends pas. Plus précisément, quand je ne parviens pas à identifier le contenu de l’image alors que pourtant, elle semble au premier abord vouloir représenter quelque chose de concret ou de figuratif. La découverte de certaines œuvres d’artistes comme Henri Michaux, Vladimir Velickovic ou Dado, il y a quelques années a également contribué aux germes de ma présente réflexion. L’usage du hasard, les formes nées de l’imprévu me fascinent. La manière dont chacun peut interpréter à sa façon une forme est un critère récurrent dans le jugement que je porte aux images. C’est un aspect sur lequel je souhaitais travailler, et que je veux cultiver dans mes productions à venir et dans ma démarche de créateur d’images.

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Revendiquer le caractère insaisissable d’une production visuelle peut sembler, chez un futur designer, incompatible avec sa vocation de graphiste. Si il répond à une demande, à un besoin, à des enjeux, la qualité de sa réponse peut aussi se traduire par la singularité de ses images. Il formulera à travers ses projets des réponses qui seront les siennes, et formulera au fur et à mesure de son expérience une dialectique qui lui sera propre. C’est ce langage propre qui peut être garant de la variété et de la qualité de notre environnement visuel. Cela n’autorise pas le designer à répéter la même réponse pour toutes les commandes qu’il traite. Mais cette part sensible de sa personnalité créative, qu’il conférera à chacune de ses productions constitue, selon moi, un enrichissement à une réponse « usuelle ». Selon Umberto Eco dans la préface de L’œuvre ouverte, paru en 1962, un artiste structure, à travers l’objet qu’il produit (l’œuvre), un message adressé à un récepteur 1. Partant de cette définition, on pourrait considérer qu’un designer graphique structure, à travers l’objet qu’il produit (le projet), un message de son commanditaire adressé à un récepteur. Mais à partir du moment ou c’est lui qui structure ce message, il le déforme, il le dépasse inévitablement, et c’est d’ailleurs ce qu’attend un bon commanditaire (j’entends par là un client qui fait confiance au designer qu’il a choisi, et qui est un peu renseigné sur la manière dont un projet de design se construit). Par là, le graphiste s’approprie et enrichit le message global, qui devient aussi le sien, et auquel il ajoute et soustrait inévitablement des signifiés. En cela, je considère que le designer est un artiste (qui applique son art à des usages), et que son projet est en quelque sorte son œuvre. C’est l’ensemble de ces préoccupations et considérations qui m’amène à rechercher des formes capables de retenir la curiosité de leur observateur, d’éveiller l’attention par leurs caractéristiques plastiques, de faire ressentir plus que de montrer, de se poser comme énigmes et non comme réponses. Des objets visuels enclins à ouvrir des interrogations et à s’offrir à l’interprétation plutôt qu’à verrouiller une signification. Des objets visuels que j’appellerais : les Curiositas (une Curiositas, des Curiositas, les latinistes diraient, au pluriel, « des curiositatës »).

Curiositas

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1 Umberto Eco, L’oeuvre ouverte, 1965, Éditions du Seuil (Paris), collection Points, p.11.

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L’environnement dans lequel nous évoluons est saturé d’images, notre regard est extrêmement sollicité. Dans un tel contexte, un souci chez le créateur d’images semble émerger avant tout, celui de promouvoir le message qu’il veut véhiculer à travers les images qu’il produit avec plus d’efficacité que les autres. Les terrains privilégiés de cette concurrence des images sont l’espace public et les médias (télévision, internet et presse). Ce souci d’efficacité se traduit souvent par la volonté de faire comprendre très vite le message véhiculé, car la personne qui sera confrontée à l’image a le regard tellement envahi qu’il a peu de temps à y consacrer. Le visuel doit donc être percutant et être compris autant que possible de manière instantanée. Mais une fois le message transmis, l’usager peut passer son chemin, zapper ou tourner la page. Il n’aura pas vraiment eu besoin d’épuiser l’image ou de l’analyser un « temps » soit peu pour qu’elle lui livre son contenu. Un regard superficiel lui aura suffi à saisir le visuel. Souvent face à des images faciles à aborder, qui prétendraient une grande lisibilité, l’œil de l’usager est ménagé, conduit. Il comprend ce qu’on lui communique sans l’avoir cherché, intègre souvent l’information en ayant à peine regardé, sans vraiment avoir vu. Le visuel « glisse » à travers les yeux de l’observateur, l’image ne présente pas d’accrocs. Ce rapport « glissant » ne propose pas au lecteur de considérer l’image, de la questionner, de s’y pencher. Qui s’arrête sur une image quotidiennement pour savoir ce qu’elle signifie réellement ? Bien souvent, il n’y a pas lieu de le faire, car la majorité des images dont nous sommes spectateurs sont très transparentes en termes de sens comme de forme, posent peu de questions, proposent une lecture simple et univoque.

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Plus que les supports de la presse, de l’internet, et de la télévision, les images de l’espace public, ou du moins les images présentées de manière frontale, font souvent l’objet d’un rapport superficiel. En effet, à travers les médias (hors affichage public), une décision initiale de l’usager conditionne son regard et la manière dont il réceptionnera les images. En ouvrant un magazine, vous décidez d’accéder à son contenu, vous vous plongez dedans, et votre regard sera prédisposé à s’attarder, à observer et à rechercher. Il en est de même, lorsque vous décidez d’allumer la télévision, ou de visiter un site internet : une action, une impulsion initiale vous met dans une situation, même si elle peut être très faible, de concentration. À l’inverse, un support comme l’affiche, dans un contexte comme une rue animée ou un couloir de métro saturé, les images viennent à vous et sont disposées stratégiquement de manière à croiser votre regard ; mais vous n’êtes pas forcément prédisposé à les scruter, à les analyser. Le rapport physique à ces supports n’est également pas le même : dans ce dernier cas vous êtes debout, et, le plus souvent, en mouvement. Tandis que devant un journal, un livre ou un écran, vous êtes la plupart du temps assis et souvent plus proche du support. Le plongeon se fait ainsi plus naturellement, et la nécessité des images à être facilement interprétables et percutantes est moindre. De cette relation superficielle qu’entretient chacun avec les images dans l’espace public, semble émerger un besoin : celui d’inviter les gens à mieux regarder ce qu’on leur montre, pour qu’ils approfondissent leur expérience de l’image. Un besoin d’affûter le regard, de le pousser à l’analyse, de le rendre plus curieux, pour garantir une haute qualité d’attention, nécessaire à une bonne intégration des messages à communiquer, et a une communication vraiment fluide et transparente plutôt que manipulatrice. Cela implique de prolonger le regard : d’augmenter le « temps de regard disponible » pour une image par l’usager dans l’espace public. Ce temps est nécessaire pour que la relation entre l’individu et l’image gagne en qualité.


Un moyen possible pour parvenir à augmenter le temps de regard du spectateur serait de susciter chez lui un doute quant à ce qu’il est en train de regarder en lui proposant des images ambiguës, sur lesquelles il butterait. L’étrangeté visuelle est mon parti pris. Je l’envisage comme un outil de captation de l’attention profonde de l’individu dans l’espace public, capable de le préparer à une réception qualitative de l’information. Cet éveil du regard auquel je me propose de participer est un éveil sensible, et passe par des images dont la richesse plastique offre une forme de résistance. Aussi, j’oriente ma pratique vers la recherche de formes et de dispositifs capables de retenir l’attention sur les détails plastiques d’une image, de l’ouvrir à l’interprétation, de la rendre visuellement complexe, afin de pouvoir mieux éveiller le regard d’un observateur habituellement ménagé.

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Nassim Nicholas Taleb, ancien trader devenu statisticien et philosophe des sciences du hasard, développe à travers son ouvrage Antifragile, les bienfaits du désordre, une théorie selon laquelle toute structure qui évolue peut tirer profit de la volatilité. Il entend par volatilité la famille élargie du désordre, c’est-à-dire l’incertitude, la variabilité, la confusion, le temps, l’inconnu, le hasard, le stress, l’erreur, et d’autres termes. C’est la notion d’« antifragile », qui est l’exact opposé du fragile : si le fragile ne résiste pas au désordre, le solide ou le robuste y résiste, mais l’antifragile s’en nourrit pour se renforcer 1. Appliquée à l’image et au design graphique, cette théorie extrêmement transversale semble contenir des moyens de répondre au problème de la relation superficielle entre usager de l’espace public, et image frontale, que nous avons repéré. Car cette relation superficielle témoigne d’un regard que l’on pourrait qualifier de fragile.

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1 Nassim Nicholas Taleb, Antifragile. Les bienfaits du désordre, 2013, Éditions Les Belles Lettres (Paris), Prologue, p.14 et 25.


Robert Venturi, architecte américain, écrit en 1962 dans son ouvrage De l’ambiguïté en architecture : « Saisir simultanément un grand nombre de niveaux provoque chez l’observateur des efforts et des hésitations et rend sa perception plus vive » 1. Il parle ici d’architecture, mais sa théorie est transposable dans tous domaines du design. « Saisir simultanément un grand nombre de niveaux » implique que l’objet (ici, l’image) offre une certaine richesse, une profondeur, c’est-à-dire une complexité bénéfique. Dans L’œuvre ouverte, Umberto Eco tente de montrer que l’ambiguïté est une caractéristique fondamentale de toute œuvre d’art, et qu’elle devient avec l’art contemporain un but de l’œuvre 2. Bien sûr, la qualité d’observation du spectateur d’une œuvre d’art est fondamentalement différente de celle du spectateur d’une affiche, d’un prospectus ou de n’importe quel support de communication. Mais on peut tenter de transposer certaines qualités relationnelles qu’introduit l’art entre l’objet observé et l’observateur, dans une démarche de design graphique. Le constat semble évident : l’individu dans l’espace public pause son regard précipitamment sur la plupart des visuels qu’il rencontre et ces visuels se plient la plupart du temps à ce regard superficiel. En d’autres termes, la production visuelle est conditionnée par le type de regard porté par l’observateur, aussi superficiel soit-il. Un cercle vicieux s’instaure.

1 Robert Venturi, De l’ambiguïté en architecture, 1976, Dunod (Paris), p.31. 2 Umberto Eco, L’oeuvre ouverte, 1965, Éditions du Seuil (Paris), collection Points.

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Comment donc inverser ce processus ? D’autant plus qu’un regard superficiel va de pair avec une lecture superficielle, seulement adaptée à des messages très simples. Une simplicité qui laisse de la place à toutes les manipulations auxquelles une grande partie des objets de communication présents dans l’espace public nous exposent, et desquelles nous sommes dupes, car maintenus dans un état de faible attention. Comment pousser l’observateur à augmenter son temps de regard ? Comment éveiller son attention ? Comment susciter de la contemplation ? Comment faire venir l’usager de lui-même à l’information communiquée ?

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En fait, comment le designer graphique peut-il provoquer la curiosité de l’individu vis a vis de son environnement visuel dans l’espace public ? Pour répondre à ces questions, et ainsi tenter de proposer une alternative, il semble nécessaire de bien cerner les mécanismes de l’attention, et les enjeux que cette notion rencontre dans notre société. C’est ce que nous tenterons de faire dans un premier temps. Puis nous développerons ensuite les principes actifs des « Curiositas », objets visuels étranges et stimulants, que nous prendrons soin de définir de manière détaillée.



(D DE E L L’ ’OB ATT SE EN RV TIO AT N EU R)

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Aujourd’hui, n’y aurait-il pas une crise de l’attention, qui se traduirait à travers les images dans l’espace public, par une abondance de visuels trop instantanément « consommables » ? La création visuelle de masse tend à inviter l’observateur à « gober » les images et les messages qu’elles portent, sans lui laisser le choix. Comme nous le verrons, la notion de regard recouvre plusieurs degrés d’intensité liés entre autre à un temps, à une durée. Le « temps de regard » conditionne le degré d’attention, composante de l’éducation qui émancipe et singularise chacun, selon Kant. Pour éveiller l’attention de l’observateur, nous verrons que piéger son regard peut être une alternative très intéressante au confort dans lequel il baigne habituellement, et que le rendre « regardeur captif » un certain temps pourrait s’avérer très utile pour communiquer des messages complexes, avec l’assurance d’une réception de qualité. Toutes ces observations nous mèneront à une définition des « Curiositas ».

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1 UN ÉTAT DES LIEUX

Curiositas

1.1 AUJOURD’HUI, UNE CRISE DE L’ATTENTION ?

Selon Platon, dans le dialogue de Phèdre, Socrate distingue deux types de mémoire. L’anamnèse, correspond aux souvenirs de l’individu, sa « mémoire vive ». C’est le rappel d’un souvenir, que l’on puise individuellement et indépendamment dans notre mémoire d’humain, ce qui nécessite un effort interne. Cette mémoire est d’abord le fruit de notre expérience, puis d’une recherche personnelle pour faire remonter (ana en grec) le souvenir (mneme). L’hypomnèse est la mémoire technique, l’externalisation de l’anamnèse dans l’objet. Cela correspond à tous les systèmes d’enregistrements, depuis le dessin, jusqu’aux disques durs, en passant par l’écriture. Selon Platon, cette seconde forme de mémoire atrophie la première en la privant d’un effort de remémoration 1. La pensée de Bernard Stiegler, qu’il diffuse notamment à travers son association Ars Industrialis (association internationale pour une politique industrielle des technologies de l’esprit), accorde à cette hypomnèse un rôle primordial puisqu’elle assure la transmission du savoir par l’objet, l’hypomnemata 2. On peut considérer tout objet comme un support de mémoire ne serait-ce que parce qu’il recèle en lui les savoirs qui ont permis sa fabrication. Un ordinateur enregistre des données et permet l’accès à un savoir, comme l’observation d’un couteau nous renseigne sur la façon dont il a été conçu. Mais certains objets se posent comme prothèse de la mémoire anamnésique, quand d’autres la stimulent, la cultivent. Le GPS par exemple, est une prothèse à la forme de mémoire qu’est le sens de l’orientation, tandis que la carte routière a tendance à l’enrichir, à la stimuler.

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1 Alexandre Serres, séminaire du GRDCI (Groupe de Recherche sur la Culture et la Didactique de l’Information), Rennes, 12 septembre 2008: Contextes et enjeux de la culture informationnelle, approches et questions de la didactique de l’information (extrait), http://culturedel.info/grcdi/?page_id=80#seminaire2008, consulté le 28 mars 2014. 2 Idem.


Partie I

Nous, designers, concevons des objets, et donc des supports de mémoire. À fortiori si nous sommes designers graphiques, car dans ce cas nous concevons des objets supports d’informations : des hypomnematas. Aujourd’hui, dans le système marchand que nous connaissons, la majorité des nouvelles hypomnematas est le fruit de la société de consommation dont l’enjeu est de dynamiser les flux économiques, ou de les maintenir à un rythme élevé qui permet d’augmenter les ventes et donc la consommation en général. Stiegler met en garde dans le manifeste d’Ars Industrialis 1, contre l’usage trop systématique des nouvelles technologies de l’information à des fins marketing. À cause de cette soumission systématique des médias à la société de consommation, ils ne font que jouer avec les désirs des consommateurs, sans se préoccuper de la qualité de leur attention. De plus, toujours selon Stiegler, la multiplication des stimuli informationnels auxquels l’individu est exposé (à travers les écrans, mais pas uniquement), l’amène à une perte de l’attention profonde. L’état de concentration nécessaire à la lecture, appelé « deep attention » est bien souvent remplacé par un état de « hyper attention » 2, qui consiste à saisir une grande quantité de données simultanément, mais de manière superficielle (le zapping, le multitâches, …). Les supports à « lire » sont effectivement de plus en plus remplacés par des supports à « consommer », à engloutir sans efforts. Le système marchand préfère maintenir le consommateur dans le confort, c’est l’assurance qu’il continuera son activité de consommateur sans détours. Bernard Stiegler souligne également, dans un entretien avec Michel Serres 3, l’ambivalence du progrès technique. Les mnémotechniques, ou technologies-mémoires qui rendent notre cerveau disponible, selon Michel Serres, pour notre plus grand bien, nous rendent aussi disponibles pour accueillir le tout venant des médias de la consommation, et peuvent nous démunir de résistances face aux manipulations auxquelles nous sommes sujets. Nous, graphistes, manipulons les outils et les techniques de l’information et de sa diffusion. Comme tout outil, ils peuvent être utilisés avec bienveillance ou malveillance. Dans le contexte qui est le nôtre, utilisons les outils du graphiste avec bienveillance. Chez l’individu extrêmement sollicité par un paysage graphique souvent marketing très confortable, très facile d’accès, mais souvent manipulateur, introduisons une notion d’effort, de recherche et d’analyse : suscitons chez lui quelque chose qui tende vers l’attention profonde.

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1 Bernard Stiegler, Manifeste 2010, http://arsindustrialis.org/manifeste-2010, consulté le 12 avril 2014. 2 Loc.cit. (http://culturedel.info/grcdi/?page_id=80#seminaire2008) 3 Entretient entre Michel Serres et Bernard Stiegler: de la 3e extériorisation support/message, Philosophie Magazine - pourquoi nous n’apprendrons plus comme avant, lundi 21 janvier 2013, http://jef-safi. net/spip/spip.php?article228, consulté le 18 mars 2014.


Curiositas

1.2 L’HÉGÉMONIE DE LA FIGURATION : UNE FORME DE « TOURISTIFICATION » Dans notre espace public, que constituent les rues de nos villes occidentales, leurs transports en commun, les lieux publics, toutes ces zones chargées de passants et de supports de communication, l’imagerie ambiante peut être qualifiée d’intrusive. En effet, dans un tel cadre, les images, présentes sur des affiches, prospectus ou même écrans, s’introduisent forcément dans notre champ de vision sans qu’on ait cherché à les voir, sans qu’il y ait eu la moindre décision de notre part pour accéder à leur contenu. Elles viennent à nous, ce qui est logique et incontournable puisqu’elles ont pour but de promouvoir un évènement, un produit, une idée (qu’il s’agisse d’images publicitaires, institutionnelles, événementielles, …). L’état de saturation en images qui caractérise cet espace public, couplé au fait qu’il s’agit d’un contexte dans lequel les individus sont en mouvements, interagissent, sont distraits, créé une nécessité de promouvoir les messages avec une extrême clarté. Pour que son message soit bien perçu, le créatif cherche généralement à produire une image plus lisible que les autres. Ainsi, il se plie au mieux au rythme induit par cet espace public. Cette lisibilité extrême et systématique se manifeste autant dans la dimension sémantique de ces images (ce qu’elles veulent dire, le message qu’elles portent), que dans leur dimension plastique (ce qu’elles montrent, les sensations qu’elles produisent visuellement). C’est une simplicité formelle et sémantique recherchée et voulue, qui trouve une utilité, et même une grande efficacité marketing.

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Concrètement, si on s’intéresse au contenu visuel des images présentes dans l’espace public (sans parler de leur contenu sémantique, ni de la manière dont elles sont montrées), cette quête de clarté et d’efficacité dans la diffusion des messages se traduit par la majoritaire présence de formes très rapidement identifiables par la cible définie. Plus précisément, le contenu visuel des images auxquelles nous sommes confrontés quotidiennement dans la rue, dans les lieux publics, dans les lieux de passage, se caractérise par la figuration. On peut d’ailleurs remarquer une nette majorité de visuels photographiques, la photographie étant sans doute aujourd’hui le moyen le plus direct et le plus aisé pour représenter des choses concrètes. Aux abords de l’école dans laquelle j’étudie, il y a un passage sous-terrain pour les piétons que les étudiants empruntent quotidiennement, et que je baptiserai « le couloir de la déprime ». Les murs du couloir de la déprime sont ponctués de plusieurs dizaines de cadres d’affichage muraux rétro-éclairés de 170x90 cm, dans lesquels sont disposées régulièrement de nouvelles affiches publicitaires, culturelles ou institutionnelles, plus banales les unes que les autres. Le couloir de la déprime a le mérite de proposer un échantillon à peu près objectif et représentatif des types de visuels moyens que l’on peut rencontrer dans l’espace public. Il témoigne assez bien de cette hégémonie de l’image figurative, et des contenus visuels photographiques dans l’affichage public.


Un bref reportage photographique effectué dans le couloir de la déprime témoigne de l’hégémonie de la figuration dans l’environnement visuel de nos villes. On observe d’ailleurs une nette majorité de visuels photographiques ...

Figuration, photographie.

Figuration.


Figuration, photographie.


Partie I

Si le contenu formel d’un visuel ne figure pas d’objet concret, il s’agit souvent de contenu textuel qui là aussi, est reconnaissable : le lecteur reconnaît immédiatement les lettres, ce sont des formes déjà connues, déjà présentes dans son cortex visuel, donc peu inédites. C’est aussi une forme de figuration, les lettres d’un alphabet connu faisant référence à un langage concret. Il n’est surtout pas question ici de porter un jugement de valeur sur les images figuratives, mais de constater que la figuration est le moyen par défaut choisi pour faire comprendre un message de la manière la plus efficace, et que dans l’écrasante majorité des cas, les images de la vie de tous les jours sont quasiment dépourvues de mystère. Nassim Nicholas Taleb définit ce qu’il appelle la « touristification » 1, soit la façon qu’a la société moderne de traiter de manière générale les êtres humains comme des systèmes mécaniques afin qu’ils aient des réactions simples et prévisibles, en éradiquant toute forme de hasard et d’incertitude. L’expression vient de la différenciation entre le touriste, dont l’itinéraire est tout tracé et dont le programme ne laisse pas de place au hasard, et l’aventurier et le flâneur, qui recherchent ou domptent l’imprévu. La touristification transforme toute activité en scénario, exactement comme le fait la publicité. L’hégémonie de l’image figurative est la conséquence d’une touristification de l’image : il faut être sûr de la réaction de l’observateur, et donc lui montrer des choses simples à comprendre, des choses qu’il connaît déjà, et ne pas le sortir de ses habitudes. C’est plus « efficace ». Mais, comme le précise Taleb, nous ne sommes pas mécaniques mais biologiques, et notre nature est sensible à une certaine mesure de hasard et de désordre, sans laquelle nous ne nous sentirions pas vivants. Nous avons besoin de hasard pour nous sentir vivre, autrement dit nous ne sommes pas faits pour la monotonie. Un usager de l’espace public a besoin de voir des choses qu’il ne (re)connaît pas ou qu’il ne peut prévoir.

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1 Nassim Nicholas Taleb, Antifragile. Les bienfaits du désordre, 2013, Éditions Les Belles Lettres (Paris), p.81, 82 et 83.


Curiositas

1.3 « IMAGES À GOBER » VERSUS « IMAGES À MÂCHER » Cette recherche répond à une volonté de remplir un rôle de graphiste « utile », au service du citoyen, en opposition à un graphisme « néfaste », au service de l’économie marchande, pour reprendre les termes d’Annick Lantenois dans son essai Le Vertige du funambule 1 (à propos de la définition de l’appellation « graphisme d’utilité publique » telle qu’elle était envisagée avant les années 80). La question de l’éthique se pose chez chaque designer graphique qui interroge sa pratique. Il m’apparaît comme évident que mon rôle n’est pas de satisfaire un client à tout prix, mais de faire en sorte qu’annonceur et usager sortent enrichis (et pas seulement au sens matériel du terme) du projet de communication que j’ai mis en place. Pourtant, comme le souligne Vincent Perrottet dans son manifeste en ligne Partager le regard 2, les images exposées dans l’espace public « qui n’informent jamais sur la réalité des produits ou des services qu’ils proposent, sont conçus par des agences de publicité et de communication dont le principal objectif n’est pas de réaliser des formes qui intéresseraient, en les éclairant, celles et ceux qui les regardent, mais de faire un chiffre d’affaires à la hauteur de ceux qui les emploient. » En résulte que les images, de même que les produits et services qu’elles promulguent, sont à consommer, et donc anti-résistantes au regard. En réponse à ce constat, cherchons à faire des images à « mâcher » plutôt qu’à « gober », dont la qualité réside, comme pour les chewing-gums, dans la quantité de temps qu’elles mettent à perdre leur goût, leur « jus ».

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1 Annick Lantenois, Le Vertige du funambule, 2010, Éditions B42 (Paris), p.25. 2 Vincent Perrottet, Partager le regard, 2013, http:// www.partager-le-regard.info/#les-signataires, consulté le 02 novembre 2013.


Partie I

2 LE TEMPS DU REGARD 2.1 LES ÉTAPES DU REGARD Le regard au sens large, désigne l’action de regarder : diriger, volontairement ou non, ses yeux vers un objet, un spectacle, une personne, pour voir, connaître, découvrir quelque chose 1. Il est une appréhension essentiellement personnelle et unique  : personne ne regarde le monde de la même manière selon qui il est, ce qu’il a vécu (acquis), son caractère (inné). Le regard est un acte qui n’est pas seulement sensoriel, mais qui a trait également à l’intelligence, à la compréhension, à la sensibilité, au jugement, en fonction de ce qui le motive. Le regard est la composante fondamentale des arts visuels. On utilise parfois le terme pour désigner l’attention (on dit d’une œuvre qu’elle mérite ou non un regard, pour dire qu’elle est digne d’attention) 2. Ce terme extrêmement large recouvre une multitude de termes plus précis qui indiquent chacun une manière de regarder. Leurs définitions demeurant malgré tout assez larges et entrecroisées, il convient d’en choisir un aspect, afin de pouvoir établir un schéma par étapes de l’évolution du regard d’un individu face à une image, tel que nous l’envisageons ici. Dans un premier temps, le spectateur aperçoit l’image. Apercevoir, c’est saisir par la vue, en un instant, un objet (par objet on entend toute chose visible), souvent à travers certains obstacles (éloignement, obscurité, champ de vision obstrué, …). C’est voir à peine, et sans effort d’attention, ni recherche, c’est simplement remarquer, deviner, constater. 3 Ensuite, si on passe un degré d’attention, si le regard dure un tout petit peu, le spectateur voit l’image. Il enregistre ce qui se trouve dans son champ visuel, il perçoit les formes, les couleurs, les mouvements, etc. Voir implique une prise de conscience de l’objet perçu, de ses caractéristiques. Quand je vois, je découvre. 4

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1 CNRTL, Regard, http://www.cnrtl.fr/definition/regard, consulté le 23 avril 2014. 2 Etienne Souriau, Vocabulaire d’esthétique, 1990, Presse Universitaire de France (Paris), Grands Dictionnaires, « Regard », p.1280. 3 CNRTL, Apercevoir, http://www.cnrtl.fr/definition/ regard, consulté le 23 avril 2014. 4 CNRTL, Voir, http://www.cnrtl.fr/definition/regard, consulté le 23 avril 2014.


Curiositas

Dans un troisième temps, il y a le « perce-voir ». Percevoir, c’est prendre connaissance par les sens, par l’organisation des données sensorielles. Lorsque l’observateur perçoit le visuel, il le pénètre, il le saisit, il le discerne, l’appréhende, il l’éprouve. Percevoir signifie aussi gagner ou recevoir (souvent utilisé pour de l’argent), il s’agit donc de prendre possession de l’objet perçu. 1 Enfin, l’ultime niveau du regard, qui dépasse le simple état d’attention, est la contemplation. Contempler correspond à considérer avec une assiduité qui engage les sens de la perception et l’intelligence, un objet qui est ou peut être digne d’admiration. L’expression vient du latin contemplari, qui signifie « regarder attentivement ; considérer par la pensée ». Quand un spectateur contemple une image, il l’examine, l’observe, la fixe, l’admire, il réfléchit, il médite 2. Face aux images, c’est une modalité de regard que l’on adopte souvent dans les musées, rarement dans la rue. Nous n’en ferons pas un objectif à atteindre chez l’observateur de nos curiositas, mais quelque chose vers quoi tendre.

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Ces différentes étapes dans la qualité de l’attention du regard s’établissent sur une durée : ce sont des temps du regard.

2.2 FESTINA LENTE Le facteur temporel de l’attention

1 CNRTL, Percevoir, http://www.cnrtl.fr/definition/ regard, consulté le 23 avril 2014. 2 CNRTL, Contempler, http://www.cnrtl.fr/definition/ regard, consulté le 23 avril 2014. 3 CNRTL, Attentif, http://www.cnrtl.fr/etymologie/attentif, consulté le 21 avril 2014.

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Pour qu’une image soit perçue avec attention, plusieurs facteurs sont requis. « Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps » disait Gustave Flaubert. L’idée est de faire en sorte que mon image soit intéressante, et donc qu’elle soit regardée longtemps. En latin, le mot « attentif » se dit « attentus », qui vient du verbe « attendere »  : « attendre » 3. L’étymologie donne des raisons de penser que l’attention est indissociable de l’attente, et donc d’un facteur temporel. Être attentif, c’est avant tout une disposition, c’est être aux aguets, en haleine, en somme, être dans l’attente de quelque chose. Pour rendre le regard attentif, il faut donc le mettre dans l’attente, le faire attendre, c’est-àdire le prolonger, le faire durer.


Partie I

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Pour se replacer dans notre contexte, dans nos espaces publics, et plus largement à travers tous les supports « frontaux », c’est-à-dire ceux qui s’imposent à notre regard (d’une affiche dans la rue à la première de couverture d’un livre dans une librairie), l’usager a tendance à balayer des yeux les images, alors que pour qu’il les saisisse en profondeur, il faudrait nécessairement qu’il y pose son regard le plus de temps possible. La temporisation Temporiser l’accès à l’information, est un gage de qualité pour l’intégration de l’information chez l’observateur. La temporisation est le fait de « retarder le moment d’agir dans l’attente d’un moment plus propice » 1. Les curiositas ont cette vocation. Elles ne doivent pas être comprises d’emblée, ne pas livrer d’information tant que le moment où l’observateur cherche par lui-même n’est pas venu. Elles attendent le moment propice pour agir en temps que vecteur d’information. Selon Nassim Nicholas Taleb, la temporisation est une méthode naturelle qui consiste à laisser les choses se régler d’elles-mêmes. C’est la doctrine de l’« accomplissement passif » (wu-wei) défendue par le sage chinois Lao-Tseu 2. Taleb précise que l’humain n’est pas capable de filtrer l’information à court terme, et que la temporisation sert de filtre naturel. Un exemple simple : je sais par expérience qu’une affiche de concert ou de festival musical qui annonce toute sa programmation me suffit à définir si l’événement m’intéresse ou pas. Alors que si l’affiche laisse une part de mystère quant au « line-up », pour savoir si l’événement peut m’intéresser, j’irais par moi-même me renseigner sur Internet, et en profiterai pour écouter rapidement le travail des artistes représentés. J’aurai ainsi réceptionné l’information avec attention, et je pourrai mieux apprécier l’événement. La mise en place de curiositas dans un projet de design de communication vise donc à mettre l’usager dans un état d’attention avant qu’il vienne de lui-même au message.

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1 CNRTL, Temporisation, http://www.cnrtl.fr/definition/regard, consulté le 23 avril 2014. 2 Nassim Nicholas Taleb, Antifragile. Les bienfaits du désordre, 2013, Éditions Les Belles Lettres (Paris), p.152 à 156.


Curiositas

2.3 ATTENTION, ÉDUCATION ET INDIVIDUATION Un état d’attention superficiel est la cause selon Bernard Stiegler, d’une perte d’« individuation ». « Cette destruction de l’attention est une désindividuation, et c’est à la lettre une de-formation : c’est une destruction de cette formation de l’individu en quoi consiste l’éducation. » 1 Regagner la « deep attention » des individus, en perdition depuis qu’ils sont surexposés aux médias et aux écrans, consiste donc en une (ré-)éducation de l’attention. Dans notre cas, et dans le contexte qui nous intéresse, cette éducation passe par le regard. Il s’agirait d’une éducation sensible du regard, ou d’une éducation de la curiosité par le regard. Un courage et une volonté de savoir, un effort sur soi pour lutter « contre les tendances à la paresse et à la lâcheté » seraient la condition d’après Emmanuel Kant à l’accès au sens critique, à l’autonomie, à la singularisation, à l’« Aufklarüng » 2, qui désigne « la sortie de l’homme de sa minorité [comme] incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui », tel que Kant le définit en 1784 3. Cet effort que désigne l’Aufklarüng, passe selon Stiegler par la pratique des hypomnematas de la lecture, indissociables à une formation de l’attention. D’où la nécessité apparente de proposer aux individus des images à « lire », à « mâcher ». Dans son ouvrage L’œuvre ouverte, Umberto Eco définit la nature ambiguë de toute œuvre d’art, dont la jouissance « revient à en donner une interprétation (…), à la faire revivre dans une perspective originale » 4. L’œuvre ouverte qu’il envisage comme étant « un mystère à découvrir, un devoir à accomplir, un stimulant pour l’imagination » 5 participe d’une éducation esthétique évoquée par Jacques Rancière dans Le partage du sensible, d’après une définition de Frédéric Schiller, comme étant un état « où activité de penser et réceptivité sensible deviennent une seule réalité » 6. Ainsi, là notion d’ambiguïté dans l’objet à percevoir peut être considérée, au titre de libérateur de l’imagination de l’observateur, comme une valeur éducative et « individuante ».

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1 Alexandre Serres, séminaire du GRDCI (Groupe de Recherche sur la Culture et la Didactique de l’Information), Rennes, 12 septembre 2008: Contextes et enjeux de la culture informationnelle, approches et questions de la didactique de l’information (extrait), http://culturedel.info/grcdi/?page_id=80#seminaire2008, consulté le 28 mars 2014. 2 Idem. 3 Wikipedia, Aufklarüng, http://fr.wikipedia.org/wiki/ Aufklärung, consulté le 24 avril 2014. 4 Umberto Eco, L’oeuvre ouverte, 1965, Éditions du Seuil (Paris), collection Points, p.17. 5 Ibid., p.21. 6 Jacques Rancière, Le partage du sensible, 2000, La Fabrique-éditions (Paris), p.39


Partie I

« Pour réaliser l’ambiguïté comme valeur, les artistes contemporains ont souvent recours à l’informel, au désordre, au hasard, à l’indétermination des résultats. On est ainsi tenté d’établir une dialectique entre forme et ouverture, qui déterminerait dans quelles limites une œuvre peut accentuer son ambiguïté et dépendre de l’intervention active du spectateur » 1 précise Umberto Eco. C’est précisément ce que nous questionnons ici dans le cadre de l’image dans l’espace public. Et rappelons que hasard et désordre sont nécessaires selon la théorie de l’antifragile de Nassim Taleb, pour offrir une singularité à l’expérience de chacun 2.

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1 Op.cit., p.10. 2 Nassim Nicholas Taleb, Antifragile. Les bienfaits du désordre, 2013, Éditions Les Belles Lettres (Paris), p.152.


3 PIÉGER LE REGARD

Curiositas

Notre objectif est de prolonger le temps de regard de l’usager de l’espace public, du spectateur-malgré-lui, vers les images que nous lui proposerons, afin qu’il ressorte enrichi de cette expérience sensible. Nous devrons donc gagner la « deep attention » de son regard, soit éveiller sa curiosité, lui donner l’envie de savoir, et l’inviter à l’effort vers une compréhension de ce que nous lui donnerons à voir. Nous devrons inviter le spectateur à plonger dans les détails de nos images, à les pénétrer du regard, les « perce-voir ». Nous devrons tendre à lui faire oublier l’affiche, le support plat, afin qu’il immerge son regard, et pourquoi pas qu’il contemple nos images ? En cela, notre démarche consistera à piéger son regard, à le rendre captif un moment de nos visuels. Mais le piéger pour quoi ? Où intervient le message ? Ce travail de captation de l’attention profonde, purement sensible, serait en fait une porte d’accès entre le spectateur et l’information communiquée. La présente recherche vise donc à élaborer un modèle d’acquisition des messages communiqués. Les Curiositas sont envisagées comme des « appâts » vers un contenu sémantique, appâts qui garantiraient une qualité d’intégration, et une vraie lecture des messages. Elles visent aussi à s’ancrer réellement dans la mémoire de l’observateur, et ainsi à y asseoir le message, qu’elles délivrent dans un second temps. Ainsi, les Curiositas pourraient trouver une grande utilité pour amener un spectateur vers des messages un peu plus complexes que les stimuli habituellement et nécessairement simples auxquels il est sujet à travers les communications établies dans l’espace public. Je me propose donc de participer à éduquer la curiosité du regard de l’individu à qui je m’adresse, et d’assurer la qualité du déroulement des temps du regard tels que nous les avons énumérés précédemment : transformer le simple coup d’œil en réel acte de perception, en un regard attentif. En quoi donc l’étrangeté visuelle peut-elle mobiliser le temps de regard nécessaire à une attention profonde de l’observateur dans l’espace public ?

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4 CURIOSITAS

Partie I

Au XVIème siècle, apparaissent ce qu’on appelle des « cabinets de curiosités », ancêtres des musées d’histoire naturelle. Ce sont des lieux où sont entreposés et exposés des objets collectionnés, soit par des particuliers (des rois ou des nobles), soit par des institutions publiques, comme des écoles de vétérinaires ou des facultés de médecine. Les collections regroupent toutes sortes d’objets hétéroclites et souvent inédits, s’organisant en quatre catégories : les artificialia ou mirabilia (« choses étonnantes, admirables », objets créés ou modifiés par l’homme : œuvres d’art, armes, monnaies, …), les naturalia (animaux naturalisés, insectes, squelettes, fossiles, minéraux, « monstres », …), les exotica (faune et flore exotique), et les scientifica (instruments scientifiques) 1. Notons que certaines salles d’expositions (comme le Carré Ste Anne à Montpellier), reprennent aujourd’hui le concept des cabinets de curiosités à travers des petits espaces dédiés à des œuvres inclassables ou étranges. « Curiosité », c’est à la fois … - La curiosité, soit le caractère de celui qui a envie d’apprendre, de connaître des choses nouvelles, de celui qui recherche. Le caractère du curieux, qui est guidé par l’intérêt, qui est désireux, avide de connaître, qu’anime l’envie de voir, de savoir 2. - Une curiosité, soit une chose étrange, remarquable. Une chose curieuse, qui pique la curiosité, qui attire et retient l’attention, qui suscite un intérêt particulier par sa nouveauté et son étrangeté. La curiosité est singulière, surprenante, amusante, bizarre, insolite, rare, originale. Elle n’est pas banale, commune, ordinaire, ou quelconque. 3 L’expression vient du latin Curiositas qui désigne à la fois le désir de connaître, et l’objet qui entraîne le désir de connaître 4. C’est le terme que nous utilisons ici pour désigner précisément les curiosités en temps qu’objets visuels étranges, et qui nous permet d’éviter les confusions avec la curiosité en tant que qualité.

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1 Catherine Robert, professeur de Science et Vie de la Terre, Natacha Petit, professeur d’arts plastiques, Le cabinet de curiosités, 2010-2011, http://histoire-desarts.spip.ac-rouenfrIMG/pdf/Cabinets_de_curiosites.pdf, consulté le 18 avril 2014. 2 Le Petit Robert, Dictionnaires le Robert, 2003, Curiosité, Curieux. 3 Idem 4 CNRTL, Curiosité, http://www.cnrtl.fr/etymologie/ curiosité, consulté le 10 mars 2014.


Curiositas

« Curiosity », la version anglaise du mot, donne son nom à un « Rover » (ou astromobile, véhicule d’exploration guidé à distance sur une planète étrangère) envoyé par la NASA sur mars en 2012 via la mission Mars Science Laboratory. Curiosity a été conçu pour explorer l’environnement martien, pour rechercher des traces de vie présentes ou passées, pour évaluer si Mars fût, ou est encore actuellement, un environnement habitable. 1 C’est un outil d’exploration, de recherche, d’analyse, de découverte, immergé dans un espace à la fois inédit et assez semblable à celui de notre planète familière. Curiosity n’a aucune garantie de trouver quoi que ce soit, sinon il ne chercherait pas autant...

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Si une curiosité est une chose étrange, il faut nettement différencier l’étrange de l’étranger. L’étranger, c’est ce qui est « sans rapport avec quelqu’un ou quelque chose, qui ne fait pas partie d’un ensemble » 2. Exact opposé du familier, l’étranger n’a rien en commun avec ce à quoi il est étranger, et semble donc ne pas être à même de rencontrer réellement l’attention. Un visuel totalement étranger risque simplement de ne pas être compris, le regard risque d’y être hermétique. L’étrange, lui, sort simplement de l’habituel, il excède le familier, mais il n’est pas sans rapport avec celui pour qui il est étrange. Les Curiositas sont donc ambiguës (hypothèse étymologique  : du latin ambigus, de ambigere, douter, de amb, autour, et igere, pour agere, pousser ; mot à mot, qui pousse de deux côtés 3), elles « poussent » du côté du familier et de l’étranger.

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1 Wikipedia, Curiosity (Rover), http://fr.wikipedia.org/ wiki/Curiosity_(rover), consulté le 10 mars 2014. 2 CNRTL, Étranger, http://www.cnrtl.fr/definition/ etranger, consulté le 10 mars 2014. 3 Littre.org, Ambigu (définition), http://www.littre.org/ definition/ambigu, consulté le 10 mars 2014.



« C UN UR E É IOS FA TR IT MI AN AS LIÈ GE  » : RE TÉ

II


Nous verrons ici de quelles manières les Curiositas opèrent pour piéger le regard. Nous nous intéresserons d’abord aux caractéristiques générales des Curiositas : En quoi mettentelles en jeu les principes de la reconnaissance sensorielle ? En quoi mettent-elles en tension les sensations familières et étrangères ? Puis nous verrons à travers l’analyse de plusieurs travaux graphiques d’auteurs contemporains dont les techniques et les supports diffèrent, que les Curiositas aiment à jouer avec les esthétiques familières, mais qu’elles ne se laissent pas lire facilement. Nous établirons enfin une série d’hypothèses plastiques susceptibles de nous éclairer sur certains moyens à mettre en œuvre pour générer des Curiositas, à travers une approche de la notion de « bords visuels ». Nous en profiterons pour évoquer divers outils intéressants à envisager pour la création de Curiositas.

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1 CARACTÉRISTIQUES GÉNÉRALES

Curiositas

1.1 UN COURT-CIRCUIT DE LA RECONNAISSANCE SENSORIELLE La mémoire anamnésique est un champ mental dans lequel les souvenirs, proches ou lointains, sont enregistrés, conservés. Quand on se remémore quelque chose, on puise dans notre cerveau un élément connu, déjà identifié auparavant. Lorsqu’on re-connaît une sensation, qu’elle soit visuelle, auditive, tactile, olfactive ou gustative, cela signifie qu’on l’a déjà ressentie, et qu’elle s’est fixée dans notre mémoire. La reconnaissance se fait lorsque notre cerveau identifie des analogies entre le souvenir de la sensation passée, et la sensation en cours. Lorsque la sensation n’entre en analogie avec aucun souvenir, elle est inédite, elle n’a pas encore été « éditée » 1. Elle est « inouïe » si elle n’a jamais été entendue, on pourrait dire « in-vue » si elle n’a jamais été vue. La re-connaissance est donc une re-mémoration d’une sensation provoquée par une sensation analogue. Une remémoration nécessite un effort, plus ou moins grand, de recherche du souvenir dans notre mémoire. Platon fait une allégorie de la remémoration, en métaphorisant la mémoire par une volière, espace fini dans lequel se mêlent plusieurs oiseaux  : les souvenirs. Pour ramener un oiseau à soi, on doit le chercher, le sélectionner et l’attraper  : c’est la récupération du souvenir. Cette récupération nécessite donc une recherche, un effort selon Platon 2. Cet effort est plus ou moins grand, selon que le souvenir est lointain, enfoui. Dans le cas de la reconnaissance, l’effort de récupération du souvenir est aussi conditionné par la qualité d’analogie entre la sensation-souvenir et la sensation vécue. Moins il y a d’analogies, moins la sensation perçue est reconnaissable, plus elle devient inédite. Le lien avec un souvenir est plus difficile, donc plus long lorsqu’il y a peu d’analogies entre souvenir d’une sensation et sensation nouvelle. Une sensation totalement inédite, c’està-dire n’ayant d’analogie avec aucun souvenir, semble ne pas pouvoir enclencher une recherche de celui-ci. Pour que cette recherche s’enclenche, il faut qu’apparaissent des analogies. Faire durer la reconnaissance d’une sensation suggère qu’il y ait une tentative de reconnaître de la part d’un individu, et pour se faire, la sensation endurée doit comporter des éléments d’une ou plusieurs sensations-souvenirs. Augmenter le temps et l’effort vers la reconnaissance pourrait donc passer par le dosage d’analogies entre la sensation endurée et le souvenir d’une ou plusieurs sensations.

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1 CNRTL, Inédit, http://www.cnrtl.fr/definition/inédit, consulté le 10 mars 2014. 2 Delapsychologie.com, Histoire des courants en psychologie et conception de la mémoire, publié le dimanche 11 octobre 2009, JN, http://www.delapsychologie.com/categorie-11138269.html, consulté le 28 mars 2014.


Partie II

Il n’arrive jamais qu’une sensation nous apparaisse comme totalement inédite, car nous créons inconsciemment des liens vers ce que nous connaissons déjà, de manière systématique. Et plus une sensation est inédite, plus s’élargit le champ des liens possibles vers des sensations-souvenirs : plus nous interprétons, donc. Jacques Aumont explique qu’une image, traditionnellement en deux dimensions, sur support plat, qui représente une réalité tridimensionnelle, est fondamentalement soumise à une interprétation de la part de notre cerveau. En effet, ce passage en deux dimensions « compresse » la réalité (selon son expression), et le cerveau choisit la configuration géométrique la plus probable parmi une infinité de possibilités transposables en trois dimensions 1. L’objet le plus probable sera choisi parmi un répertoire d’objets enregistrés dans le cortex visuel, d’objets déjà connus. Les perceptions familières sont en fait déjà stockées dans la mémoire à long terme, qui recueille trois types de souvenirs : l’expérience personnelle (mémoire épisodique), la culture générale (mémoire sémantique), et le savoir-faire (mémoire procédurale) 2. La reconnaissance du contenu visuel d’une image fait appel à la mémoire sémantique, soit à une « culture visuelle générale ». Si nous nous intéressions au dispositif par lequel une image est montrée, nous ferions appel à la mémoire procédurale.

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1 Jacques Aumont, L’image (3e édition), Armand Collin, 2011, p.46. 2 Soniag.chez.com, Dossier science: la mémoire, http://soniag.chez.com/science/memoire.html consulté le 14 avril 2014.


Curiositas

La reconnaissance d’une forme est troublée si cette dernière comprend des caractéristiques contradictoires, ou si elle est trop peu informative. Alors des liens peuvent être faits avec plusieurs objets connus. C’est le principe des « illusions ambiguës », comme l’incontournable figure du Canardlapin : c’est parce que l’image est peu précise, parce qu’elle renseigne trop peu qu’on interprète soit un lapin soit un canard (des détails comme les moustaches du lapin ou les narines du canard permettraient de trancher par exemple) 1. Une autre illusion ambiguë connue est celle de la jeune fille / vieille femme, fonctionnant sur le même principe, où chaque détail du visage figuré est contradictoire (un menton-nez, une oreille-œil, …). Mais ces illusions ont vocation à prouver que chacun d’entre nous peut interpréter différemment un même visuel en choisissant inconsciemment l’une ou l’autre des deux possibilités proposées. Ce sont des images parfaitement ambiguës, chacune des interprétations est pleinement valable, toute les composantes du visuel peuvent entrer en analogie complète avec un objet connu  : une jeune fille ou une vieille femme, un lapin ou un canard. Ce qui signifie qu’il n’y a pas de difficulté à reconnaître la forme observée, et qu’une fois qu’une des deux possibilité a été reconnue (ce qui semble presque instantané dans les deux cas), l’observateur sait ce qu’il voit, sans nécessairement savoir qu’il ne voit pas tout. Si je vois la vieille dame, je suis aveugle face à la jeune fille, mais je n’ai plus besoin de chercher : j’ai reconnu quelque chose. L’image m’a piégé en ce sens qu’elle m’a menti par omission, mais elle n’a pas nécessairement « capturé » mon regard, fait durer la reconnaissance de l’objet observé. Or c’est sur ce jeu de trouble de la reconnaissance que fonctionnent les Curiositas. Elles doivent stimuler la volonté de reconnaître ce qu’elles représentent, et donc donner dans un premier temps l’illusion qu’elles renvoient à des formes connues. Mais pour que cet effort dure, le contenu visuel doit s’éloigner de tout objet connu, être « in-vu ».

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1 Op.cit. (Jacques aumont, L’image, p.46)


Illusion du Canard-lapin : selon son regard, on peut voir dans les deux bandes Ă gauche le bec du canard ou les oreilles du lapin.


Illusion de la jeune fille / vieille femme.


Partie II

1.2 UNE MISE EN TENSION ENTRE FAMILIER ET ÉTRANGER Les Curiositas mettent donc en tension perceptions familières et étrangères. Elles proposent ainsi des sensations étranges. Si nous nous concentrons ici plus particulièrement sur les Curiositas en tant qu’étrangetés visuelles, leur fonctionnement est à considérer de manière plus générale. Elles pourraient s’appuyer sur de multiples modes perceptifs. On pourrait donc imaginer des Curiositas olfactives, gustatives, tactiles, ou auditives. Ou même des Curiositas usuelles (qui proposent des manipulations apparemment habituelles mais en réalité parasitées, un livre qui aurait deux dos par exemple ...). Mettre ainsi en tension deux extrêmes permet d’être très radical des deux côtés, en assurant de ne jamais l’être trop. Ce principe correspond à la « stratégie des haltères » 1 défendue par Nassim Nicholas Taleb. Selon lui, Il est préférable de se tenir loin des « justes milieux », et d’opter pour des stratégies bimodales, combinants deux inverses. Il illustre ce propos avec l’exemple de certains écrivains ou philosophes, comme Spinoza qui à côté de sa pratique de la philosophie travaillait dans la production de lentilles optiques, activité bien moins stimulante intellectuellement, mais qui lui offrait une sécurité financière qui lui permettait de prendre beaucoup plus de risques dans ses écrits sans se soucier de plaire pour vendre. De la même manière, choisir à travers les Curiositas d’éveiller une sensation familière permet de produire des objet d’autant plus étranges, sans craindre de tomber dans l’étranger. C’est le moyen de se libérer totalement du risque de ne pas toucher la curiosité. Si je visais des formes à mi-chemin entre familières et étranges, je risquerais de ne pas trouver le juste équilibre qui placerait le regard de l’observateur dans la situation de doute que je recherche. En choisissant de faire cohabiter sensations très familières et sensations très étrangères, j’assure une stimulation de la curiosité de l’observateur, et je peux prendre plus de risque dans l’étrangeté sans peur de ne pas retenir l’attention. Un funambule a plus d’équilibre s’il met du poids de part et d’autre de son fil (et plus les poids sont éloignés, plus il a d’équilibre).

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1 Nassim Nicholas Taleb, Antifragile. Les bienfaits du désordre, 2013, Éditions Les Belles Lettres (Paris), p.203 à 207.


Curiositas

1.3 LES ATOUTS DU « YAOURT » « Chanter en yaourt ». Cette expression désigne une technique qui consiste à chanter en produisant des sons, des onomatopées, des syllabes qui font penser qu’il s’agit d’une langue réelle 1. Ce type de langage est utilisé par des interprètes en concert en cas de trous de mémoires, ou en studio pour produire des bandes témoins qui donnent une idée de la sonorité d’un morceau déjà composé alors que les paroles n’ont pas encore été écrites. Un morceau que j’ai beaucoup écouté récemment, Hé Sabine 2, du groupe français des années 80 Guyer’s Connection, dans lequel les paroles s’apparentent à du « yaourt » m’a fait réfléchir à l’éventuel intérêt de ce langage, outre son côté pratique. Dans ce morceau, le chanteur semble en fait formuler de vraies phrases en français car certains passages sont intelligibles. Mais la plus grande partie du morceau est strictement impossible à comprendre, malgré le fait qu’on ait la réelle impression en l’écoutant que les mots formulés ont un sens. Cela a un vrai effet sur l’attention, on tend l’oreille à chaque passage chanté qu’on ne comprend pas parce qu’on a l’intuition qu’il y a quelque chose à comprendre. On en vient à émettre des hypothèses, à échanger avec les autres auditeurs sur l’interprétation de chacun, on prête une attention plus particulière aux paroles. Dans le même registre, une vidéo circule depuis quelques mois sur internet, mettant en scène une jeune finlandaise qui se filme en imitant les sonorités d’une dizaine de langues, sans prononcer un seul mot existant 3. Quand elle s’attaque au français, le résultat est assez troublant : l’imitation est parfaite, on pense vraiment avoir simplement mal compris, alors là encore, on tend l’oreille, notre attention est éveillée. Ces deux exemples, bien qu’anecdotiques, imagent bien le principe actif des Curiositas. En glissant habilement dans une tirade de « yaourt » une information intelligible, une oreille attentive sera particulièrement réceptive, comme le serait un regard accédant à un message par le biais d’une Curiositas.

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1 Wikipédia, Yahourt (chanson), http://fr.wikipedia.org/ wiki/Yaourt_(chanson), consulté le 18 avril 2014. 2 Hé sabine, Guyer’s Connection, MR-007, 1983. 3 LeFigaro.fr, Elle imite les accents étrangers avec brio en racontant n’importe quoi, Publié le 10 mars 2014 à 10h44, http://etudiant.lefigaro.fr/les-news/actu/detail/article/elle-imite-les-accents-etrangers-avecbrio-en-racontant-n-importe-quoi-4530/, consulté le 14 avril 2014.

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2 UN JEU AVEC LE FAMILIER

Introduction

2.1 LE DESSIN, MÉDIUM DE L’ENTRE-FORME Le dessin ayant pour unité le trait, la ligne, il est par définition toujours situé entre le reconnaissable et l’informel, dans la mesure ou en regardant un dessin en train de se faire, on perçoit des successions de lignes, jusqu’à un seuil de construction où on ne voit plus que la forme qu’il figure. Dans le processus de création d’un dessin, selon le moment où on s’arrête, où l’outil quitte la surface sur laquelle il trace, on navigue entre forme et non forme, entre représentation et abstraction totale. Et l’entre deux dans un dessin a quelque chose de captivant. En regardant n’importe quel épisode de l’émission Tac au Tac, diffusée entre 1969 et 1975 sur les chaines de l’ORTF, où des dessinateurs humoristes (tels que Gébé, Gotlib ou Franquin) s’affrontent dans des joutes dessinées, on s’aperçoit que les périodes où notre attention est la plus captive, se situent entre l’instant où un dessinateur commence son dessin, et l’instant où d’un seul coup, on reconnaît ce qu’il représente. Dès qu’on reconnaît, on est comme rassuré, et on relâche son attention, on déplisse les yeux. Le dessin paraît être un bon médium pour générer des curiosités visuelles. Les trois artistes que nous allons présenter maintenant jouent de cette capacité du dessin à générer des entre-formes.

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Curiositas

2.2 CODES TECHNIQUES ET CULTURELS Jérôme Souillot est un artiste dessinateur toulousain. Originaire du théâtre (jeu et mise en scène), il n’expose ses dessins que depuis 2007, les ayant gardé pour lui jusque là. Il a notamment exposé à plusieurs reprises à l’ancienne galerie GHP, située à Toulouse, et récemment à la grande exposition de dessin contemporain Drawing Room, au Carré Ste Anne à Montpellier (du 27 novembre au premier décembre 2013). La plupart de ses œuvres sont de vraies curiosités. Les formes qu’il met en place questionnent le regard et jouent avec notre capacité à reconnaître. Voyons cela à travers l’analyse d’une série de dessins caractéristiques de l’univers formel qu’il a mis en place à travers une grande partie de sa production. D’abord, les dessins de Jérôme Souillot évoquent le registre plastique très familier et très populaire de la bande dessinée. Ils s’inspirent du travail de Franquin, Hergé, Gotlib, ainsi que des cartoons de l’enfance du dessinateur : « mes dessins ne sont pas BD de manière flagrante, mais j’en utilise les codes, les techniques… » confie-t-il dans une interview 1. Son trait est sûr, rapide, très maîtrisé. Tout en pleins et déliés, ce trait souple est emprunté à celui que nous avons l’habitude de voir donner forme à Mickey, Donald ou Pluto, des figures qu’il n’hésite pas à convoquer. Mais les formes qu’il fait apparaître à travers ces techniques et cette plasticité qui nous est si familière, entrent en contradiction avec ce que nous connaissons déjà. Elles relèvent de l’in-vu. Des formes et des matières intrigantes, tantôt solides, tantôt souples, ou liquides, parfois tout à la fois, nous éloignent d’une réalité connue et reconnaissable. Qu’il s’agisse de bois mou, de viscères-végétaux, ou de minéraux poilus, toutes ces productions se situent à la lisière entre la figuration et l’abstraction. En apercevant l’un de ces dessins, le regard a tendance à croire à la représentation d’un objet concret, sans toutefois pouvoir l’identifier immédiatement, ce qui l’invite à s’attarder, et à redoubler d’attention pour pouvoir déceler des réponses aux interrogations visuelles suscitées en premier lieu. Il cherche ainsi à recomposer une forme connue sans y parvenir, et entre dans un état d’attention propice à la contemplation. Ce travail purement plastique à vocation artistique ne sert pas en l’occurrence d’appât qui amènerait l’observateur vers la lecture d’un message, mais la tension entre forme familière et étrangère est bien là, et la façon dont elle est habilement mise en place me semble intéressante à exploiter à travers des projets de design graphique, où la captation et le maintien du regard sont des valeurs importantes.

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1 Delartetdulangage.over-blog.com, Jérôme Souillot, le vin, la nuit et nous, posté le vendredi 1er avril par Ehfgé, http://delartetdulangage.over-blog.com/ article-jerome-souillot-le-vin-la-nuit-et-nous-entretien-70724268.html, consulté le 5 février 2014.


J茅r么me Souillot, divers.


Toulouse, 13 mai 2014, 14h40 L’illustrateur toulousain Jérôme Souillot a eu la gentillesse de m’accueillir dans son appartement-atelier le temps d’un entretien à propos d’une de ses séries de dessins. Voici ce qu’il en est ressorti ... Dans tes dessins y a t-il la volonté de troubler l’observateur ? Je pense que ça le trouble mais ça n’est pas une volonté à la base. Ces objets là sont très mystérieux pour moi, je cherche encore pourquoi « ça » vient. Dessiner vient d’une volonté de comprendre quelque chose qui est en moi. Je pense qu’à la fin, ça renvoie à la mort, à la nature morte, à une ironie. Ce sont des petits nids, il y a quelque chose de décoratif. Je trouve que ces formes ne sont pas encore mortes, elles sont entre vivantes et mortes, entre organiques et minérales. Elles brillent encore. Oui, il y a des ambiguïtés à plusieurs niveaux. Pour moi ces formes sont encore vivantes, mais … je n’en suis pas sûr. Il y a quelque chose d’esthétique, du décors, j’ai du plaisir à faire des surfaces brillantes, à fabriquer des « luisances » . On ressent un souci de l’esthétique, les traits sont très maîtrisés, très « cleans ». C’est « clean » , c’est une manière d’isoler pour mieux comprendre. Il faut que la définition soit nette. J’ai besoin que les fonds soient blancs pour clarifier ce chaos qui me sort de la tête. « Cerner » fait partie de mon principe, je cerne les formes au trait noir pour cerner au sens de comprendre, de délimiter d’où je les tire, ce qu’elles veulent dire. La couleur est très dure à utiliser pour moi, elle complique trop la compréhension, je suis content quand il n’y a pas de couleur. Je recherche des traitements simplistes pour ne pas compliquer encore ce qui est complexe dans la forme. Le trait est aussi un guide pour l’oeil, il travaille les muscles de l’oeil de celui qui observe… Pour ce qui est de Pluto, je peux te raconter une histoire. J’ai commencé il y a quelques années à intégrer à mes dessin une planche, que je tords parfois, et qui est devenue récurrente, sans comprendre pourquoi je la faisais. Ça m’intéressait car pour moi, c’était isoler une partie des décors de cartoons, sans narration ni personnage. Dans les dessins animés comme dans les papiers peints j’ai toujours regardé les fonds. Ça me passionne ce qu’il se passe en fond. Isoler un objet le « mystérifit » . Cette planche est donc devenue un gimmick. Un jour je lui ai ajouté un museau de Pluto, sans les yeux. Ma grand-mère est morte et à l’enterrement, en voyant son cercueil, j’ai reconnu ma planche, et j’ai trouvé ça très ironique, le fait d’avoir associé à une planche de bois ce sourire sans visage, tout droit sorti de l’enfance. Ces séries là débouchent d’une relation entre enfance et mort je crois. Cherches-tu à provoquer quelque chose chez l’observateur ? Quand tu produis ces images, penses-tu à la manière dont elles vont être réceptionnées ? Pas vraiment, je pense à rendre mon dessin présentable, selon mes critères, je veux que ce soit propre.


Cette série à-t-elle un titre ? Non, c’est très dur de trouver des titres. Et je ne veux pas donner de clé de lecture à quelque chose que je ne cerne pas moi-même. Je ne veux pas figer ces formes. Tu exposes en galerie ? Comment les montres-tu ces dessins ? J’expose peu, un peu au GHP 1, ou à Montpellier récemment. J’aimerais faire des formats plus grands. Et j’aimerais me mettre à l’animation, animer ces formes. L’animation m’intéresse beaucoup aussi. Animer de l’informel me parait être un exercice difficile, on ne peut pas vraiment se caler sur une réalité comme quand on anime un personnage qui marche, il faut faire jouer sa sensibilité… Oui, et ce qui est intéressant ce sont toutes les images intermédiaires que ça occasionne et qui sont souvent très imprévisibles. Je crois qu’une partie de mon travail en dessin me vient du théâtre. J’aime le spectaculaire. Dans l’animation je pense pouvoir retrouver quelque chose de présent dans le théâtre. Tu as commencé ta carrière professionnelle dans le théâtre ? À la base je suis graphiste-plasticien. Après des études à Pau j’ai été chef d’agence pendant deux mois à Toulouse dans une agence de communication. J’ai démissionné pour entrer dans une compagnie de théâtre pendant quatre ans, où j’étais acteur et danseur, et où je m’occupais aussi de l’image. Ensuite j’ai collaboré avec des metteurs en scène et des chorégraphes pour qui j’ai fait de la scénographie. Tu es donc graphiste … Oui mais j’essaie de séparer mes activités de plasticien et de graphiste. Je travaille sous un autre nom quand je traite des commandes. Je prends plaisir à répondre aux commandes quand je suis libre, quand on me fait confiance. Sinon ça m’énerve vite, c’est pourquoi ça n’est pas mon activité principale. Je trouve que les dessins de cette série se prêtent à une observation assez longue. Elles sont riches, et elles posent des questions au regard. Ce qui m’intéresse, ça n’est pas qu’on se pause des questions sur le sens de ce qu’on voit, mais que le mystère soit optique. C’est très optique, j’aime faire douter l’oeil. Petit, à l’heure des siestes, je préférais contempler et analyser les motifs de mes draps plutôt que de dormir. Chercher les jonctions entre deux motifs, trouver des erreurs d’impression, chercher l’erreur dans le motif, reconnaître des visages où il n’y en a pas, … Ça m’intéresse cette idée de ne pas vouloir dormir, de rester vigilant, essayer de comprendre les choses que j’observe. Rester en éveil. C’est aussi pour ça que dans mes images je parle de choses morbides, de chair, de viande, pour susciter une forme de vigilance. Je dis souvent que dessiner, c’est un coup d’épée dans l’eau, mais que ce qui compte c’est le coup.

1 Galerie de la Halle aux Poissons, 11 Descente de la Halle aux Poissons, Toulouse. Galerie d’art contemporain qui n’existe plus depuis le 31 juillet 2011.


Une tentative vaine de donner une forme à des choses non finies, de comprendre quelque chose ? Oui, et ce qui compte c’est le geste, le mouvement, la manière dont on essaye. Je sais que c’est vain, que je ne comprendrais jamais vraiment ce que je fais, mais j’essaye. Cette idée de vigilance ou d’éveil du regard, c’est un peu aussi ce que je veux susciter auprès des gens … Je suis comme toi, je me retourne sur une affiche quand je me demande ce que c’est. Ronald Curchod est super fort là dessus, je n’arrive pas à comprendre son travail, mais on a de la chance d’avoir des images de cette qualité affichées dans nos rues. Ces affiches sont quand même hyper bizarres. Je trouve ça luxueux d’avoir un type comme ça (à Toulouse). C’est une surprise à chaque fois de voir une de ses images. Surtout sur un support affiche. Notre oeil n’est pas ménagé, et c’est rare. Comment te positionnes tu par rapport à l’environnement visuel dans lequel chacun évolue ? par rapport à l’espace public ? Je me pose beaucoup de questions, la transition a été très rapide. En cinq ans notre environnement visuel a été bouleversé par l’arrivée de l’informatique et Internet. On a été inondés très très vite, il y a eu une grosse accélération de la surcharge en images. Je me souviens, sans nostalgie mais quand même… quand on payait dix francs pour une photocopie couleur. C’était un luxe. Il ne fallait pas se louper. Tout ça a vraiment changé le rapport aux images, il y avait quelque chose de plus précieux dans les images avant. Aujourd’hui l’image doit être extrêmement transparente, extrêmement simple à comprendre, pour être mieux « avalée »… C’est sûr, mais les images qui marchent, en tout cas sur moi, ce sont celles qui vont oublier toutes ces exigences marketing. C’est pour ça que j’aime le rudimentaire, je fais tout à la main, j’évite les retouches, je n’ai pas envie de faire croire n’importe quoi. Y a-t-il des mouvements qui t’influencent ? Dans l’art contemporain pas tellement. Je suis assez dur avec l’art contemporain. Je n’ai jamais cherché à en faire partie. Je cherche des passerelles entre le théâtre et les Arts-plastiques. Quand je fais « le dessinant » 1, j’instaure un rapport sensible avec le spectateur, je rends mes dessins vivants, cela m’ennuie moins qu’une exposition où les dessins sont simplement plaqués au mur. C’est intéressant de donner accès au spectateur, à ton processus de création. Oui, ça fait aussi partie des choses que je défends, montrer au public de l’exposition comment je travaille, montrer aux gens qu’un artiste travaille, qu’il y a un labeur.

1 Pratique à travers laquelle Jérôme propose des consultations, puis produit un dessin après écoute d’une quelconque histoire que la personne qui le consulte lui a raconté. Il consulte sois chez lui, sois dans le cadre d’expositions.


Cette question m’intéresse. J’aime les images qui invitent à se questionner sur leur facture. C’est extrêmement rare, en général les créatifs cherchent à cacher les ficelles, font des retouches qui ne doivent pas être vues. Je suis d’accord, et ça touche à la sincérité. Et faire des choses sincères, non seulement ça touche les gens, mais ça fait aussi beaucoup de bien à faire. On s’ennuie moins. C’est pour ça que je fais tout à la main, j’ai envie qu’on sente qu’il y a eu quelqu’un derrière mes dessins, qu’il y a eu un moment. Je ressens ça chez les affichistes des années 50 qui font partie de mes références. Et des artistes dans l’histoire qui t’influencent ? Je trouve ça hallucinant de voir des peintures de Jérôme Bosch, de Dalí, ou de voir ce qu’a fait Gaudí. Ce sont des artistes dont le travail n’est pas prétentieux - même Dalí qui est la prétention même en temps que personne - dans le sens où ils touchent tout le monde, ils sont sensibles. Il s’en dégage une grande liberté et ça fait du bien à voir. Comment construis-tu tes images ? C’est très spontané, mais il m’arrive de sortir de vieilles oeuvres que j’accroche au mur pendant que je créé. Je ne les regarde pas trop mais elles m’influencent un peu. Mais mes visuels ne sont pas composés méticuleusement, je ne procède pas à une recherche de formes auparavant. Il y a des gestuelles récurrentes, mon geste tombe souvent, il y a une pesanteur, des éléments qui descendent. Mes compositions sont souvent assez denses, compactes. Je ne suis pas exact dans le dessin, je ne cherche pas le réalisme dans la gestion de la lumière. Parfois je me dis qu’il faudrait que je sois plus juste, mais je préfère lâcher prise. Et puis ça occasionne parfois des accidents intéressants, des nouvelles textures. Je passe assez peu de temps sur un dessin.


Karl Nawrot, titre et date inconnus.


Partie II

Un dessin que j’avais remarqué au détour d’une recherche en ligne provoque le même type de piège à curiosité. Je ne connais pas malgré de sérieuses recherches le contexte dans lequel il a été réalisé, mais il semble que son auteur soit le jeune graphiste Karl Nawrot, ancien étudiant à l’école de dessin Emile Cohl de Lyon, et de la Werkplaats Typografie d’Amsterdam, exerçant aujourd’hui à Séoul. Dans ce cas, comme chez Souillot, le trait noir épais et les formes arrondies évoquent un univers « cartoon ». Mais ici elles sont moins précises, juste ébauchées. Ce manque de précision et d’information empêche le regard de conclure sur le choix d’une forme connue (à la manière de la figure ambiguë du canard-lapin, avec un plus grand degré d’incertitude). Pourtant, plusieurs indices laissent penser que quelque chose tente d’être représenté. On aperçoit un tronc d’arbre en premier plan, une sorte de flaque au second plan, et puis un assemblage de tracés qui semblent avoir le même statut que ceux qui représentent l’arbre et la flaque (ils sont de même facture), mais qui sont plus imprécis encore, sans toutefois paraître hasardeux. À aucun moment on interprète ces traits comme un « gribouillage » dénué de sens, car les formes semblent choisies et sont singulières. Les courbes et les angles s’enchaînent, un trait en arrête un autre, comme si l’ensemble des tracés construisait une forme finie. Ici encore donc, du familier : un semblant d’arbre et une espèce de flaque ; puis de l’étrange qui questionne et fait durer le regard. Encore dans le même esprit, les œuvres de l’artiste américaine Sue Williams mettent en tension les codes de la BD, et des cartoons auxquels on prête par réflexe une valeur figurative, avec des formes abstraites très inspirées de la réalité. L’apport de la couleur dans certains de ses tableaux participe à une illusion de la figuration, en induisant en erreur le regard qui voit avant tout des masses distinctes et très précisément définies. L’association de couleurs vives renforcent la référence aux codes du cartoon. Les compositions en all-over participent aussi à faire durer le regard : face à une forme qui passe en hors-champ, on peut croire que la toile figure un détail d’objet connu avant d’être confrontés à l’étrangeté effective de l’objet. Il s’agit d’une sorte de « yaourt » graphique, qui empreinte un style à un langage graphique connu, pour l’amener vers l’informel.

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Curiositas

À travers les travaux que nous venons de présenter, Jérôme Souillot, Karl Nawrot et Sue Williams s’appuient sur les codes de la bande dessinée et s’adressent ainsi à une culture collective. Ils produisent des images qui résonnent chez l’individu d’une vibration familière, pour mieux troubler son regard et faire réagir sa curiosité en proposant des objets visuels entre le connu et l’in-vu. S’inspirer de techniques et de codes propres à la figuration pour proposer une vision en décalage avec une représentation concrète est un procédé efficace pour arriver à un éveil de la curiosité du spectateur, exploré par bien d’autres artistes. Les surréalistes étaient de grands producteurs de curiositas. Parmi eux, nombreux étaient ceux qui jouaient d’une maîtrise des codes du réalisme pour mieux tordre la réalité. « La manière de Dalí est complexe : d’un côté une précision maniaque qui force le regard à reconnaître de manière indubitable chacune des images enchâssées ; de l’autre une malléabilité extrême de la matière picturale qui se traduit par des formes molles nées de la métamorphose délirante qu’il opère de la réalité visible. » 1 Dalí, maître dans l’art de l’illusion d’optique et de l’image « à multiples figurations », questionne systématiquement la tension qu’il peut y avoir entre perceptions familières, issues de la réalité du monde qui nous entoure, et sensations étrangères, issues du chaos subjectif de l’imagination. Le « réalisme magique » est une appellation utilisée par la critique artistique depuis 1925 pour évoquer une production où des éléments perçus et décrétés comme magiques, surnaturels et irrationnels surgissent dans un environnement défini comme réaliste, à savoir un cadre historique, géographique, culturel ou linguistique vraisemblable et ancré dans une réalité reconnaissable. Le réalisme magique, très présent chez les surréalistes belges réunis autour de Magritte, Nougé et Goemans, se construit autour d’une image dont le réalisme fait illusion, alors que le contenu est paradoxal et même incohérent.

1 Serge Lemoine, L’art moderne et contemporain, Larousse (Paris), 2007, Le surréalisme, p.119 et 120. 2 Lalunemauve.fr, Christian Rex Van Minnen - Buffet froid, article publié le 19 novembre 2013, Kreestal, http://www.lalunemauve.fr/art/artistes/christianrex-van-minnen-buffet-froid/, consulté le 17 avril 2014.

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Le peintre contemporain américain Christian Rex Van Minnen, héritier des surréalistes, mélange techniques et maîtrise des codes de la peinture classique, à une abstraction perturbatrice, pour créer des natures mortes et des portraits apparemment traditionnels, mais dont le sens nous échappe rapidement. « Nos repères sont bouleversés par ces chimères difficiles à regarder, réunissant en un seul tableau de nombreux détails aussi insupportables que fascinants : pustules remplies de liquide rougeâtre, bourrelets suspects, visages phalloïdes et pilosité trop drue pour être honnête… Des morceaux de peau tatouée, déchiquetée, déformée happent le regard pour ne plus le lâcher. On se retrouve bouche bée, avalés tout entiers par ces toiles originales et dérangeantes. »  2


Christian Rex Van Minnen, « Red & Green », 2012, huile sur toile, 24 x 18 cm


En haut : Christian Rex Van Minnen, « Great Western Buffet », 2012, huile sur toile, 28x47 cm En bas : Christian Rex Van Minnen, « Still-Life With Pink Eye », 2013, huile sur toile, 24 x 18 cm (détail)


Partie II

Il offre à notre regard des énigmes, lui pose des questions dont les réponses sont loin d’être évidentes, en s’appuyant sur une parfaite maîtrise du réalisme en peinture. Mais si notre regard est aussi piégé, ça n’est pas tant par les qualités réalistes des tableaux de Van Minnen, que par les références culturelles qu’ils convoquent chez chacun d’entre nous, à travers notre culture collective, et le décalage qui se fait entre ces références et les objets mis en scène par le peintre. On croit avant tout à des tableaux de style baroque flamand, style qu’on identifie habituellement à des représentations conventionnelles et figuratives, ce qui assure une dimension esthétique familière que le regard identifie dès la première seconde, avant d’être confronté à l’extrême étrangeté de l’œuvre.

2.3 ÉLOGE DE L’ILLISIBILITÉ IDENTIFIABLE Le cerveau humain est capable de reconnaître des mots sans vraiment les déchiffrer, en observant seulement leur dessin d’ensemble. Le mot vu comme une image, à voir et non à lire, devient une forme reconnaissable que l’on associe au mot d’un seul coup d’œil. Cette faculté est largement exploitée par les graphistes. Elle leur permet de se libérer d’une forme de texte conventionnelle, linéaire et admise par tous. Ainsi, le contenu textuel apparemment illisible la première fois qu’il est aperçu finit par être déchiffré tant bien que mal par l’observateur, stimulant son cerveau et son instinct de déchiffrage 1. Puis une fois que le dessin du mot est enregistré, il devient une image ancrée dans le cortex visuel (car elle a d’abord donné du fil à retordre aux capacités cognitives de l’observateur). Ainsi, à chaque fois que le mot apparemment illisible sera vu, il ne nécessitera pas un nouveau déchiffrage, et sera reconnu d’un coup d’œil, comme on associe d’un coup d’œil un logotype à la marque qu’il représente. Une des premières utilisations de ce principe dans l’histoire du graphisme est l’affiche publicitaire pour les apéritifs St Raphaël, conçue par Charles Loupot en 1955. Il s’agit d’un puzzle typographique très efficace visuellement, qui rend difficile la première lecture, mais qui devient immédiatement identifiable par la suite.

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1 Steven Heller et Véronique Vienne, 100 idées qui ont transformé le graphisme, Éditions du Seuil (Paris), 2012, l’illisibilité, p.162.


Curiositas

« Il est salutaire d’embrouiller légèrement les gens : cela vous sera et leur sera profitable » 1. Selon Nassim Taleb, quelqu’un qu’on habitue à l’instabilité, à l’incompréhension s’« antifragilise », c’est-à-dire qu’il devient plus solide à mesure qu’on l’« embrouille ». Taleb donne l’exemple des gens très ponctuels et de ceux dont l’emploi du temps est plus variable. Votre patience est beaucoup plus fragile lorsque vous attendez quelqu’un d’habituellement ponctuel, que lorsque vous attendez quelqu’un dont vous connaissez la légèreté sur les horaires. De la même manière, un regard habitué à une forme peu lisible sera plus « serein » face à d’autres images de même nature. Un principe qu’il pourrait être intéressant d’exploiter dans un projet d’identité visuelle : si par exemple le regard du public est habitué à des affiches résistantes à la lecture, à force, lorsqu’il reconnaîtra l’identité que j’ai mis en place, il redoublera d’attention car il saura qu’il y a quelque chose de difficile à déchiffrer. C’est un peu ce que fait Philippe Millot (dessinateur de livre comme il se définit lui-même), avec les colophons des livres des éditions Cent Pages qu’il met en pages. Ces colophons sont souvent formulés en forme d’énigmes. La première fois qu’on tombe sur un colophon signé SP. Millot, on ne le comprend pas vraiment, on y voit de la poésie. Puis sur le suivant, on sait par expérience qu’il y a des subtilités à déchiffrer, alors on le lit avec attention. Finalement, on ne passe plus à côté d’un colophon des éditions Cent Pages, un comble pour cette partie du livre habituellement laissée dans l’ombre.

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1 Nassim Nicholas Taleb, Antifragile. Les bienfaits du désordre, 2013, Éditions Les Belles Lettres, Paris, p.128.

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Partie II

J’ai récemment lu le roman Épépé, de l’auteur hongrois Ferenc Karinthy, sorti en 1970 et à l’époque très apprécié en Hongrie, mais réellement découvert par le grand public français en 2013 lorsqu’il a été ré-édité par les éditions Zulma. Épépé, c’est l’histoire d’un polyglotte érudit, Budaï, qui, à la suite d’une erreur d’aiguillage, atterrit dans un pays dont le langage lui est totalement inconnu. Misant sur ses connaissances encyclopédiques en idiomes, il tente de se repérer dans une ville où évolue une foule perpétuellement grouillante. Mais les signes et les paroles utilisés ne lui évoquent strictement rien. Au fil du récit, Budaï s’adapte à un monde qu’il ne comprend pas, avec lequel il ne peut entrer en communication. Et dans un tel environnement, il est constamment attentif à tous les détails qui l’entourent, son attention est en éveil constant, et il développe une grande acuité. Bien sûr, il se trouve dans une situation très inconfortable, qui dégage peu d’aspects positifs en apparence, mais on sent bien à travers le récit que toutes les épreuves qu’il traverse le rendent extrêmement solide, et attentif à toute épreuve. Le monde dans lequel il évolue lui est étranger, mais recèle toutes les caractéristiques de celui qu’il connait, le mode de vie y est sensiblement le même que chez lui, mais dans cette situation, il ne comprend rien de ce qu’il observe. Il contemple ce monde d’un œil neuf, et son incompréhension fait place à une observation attentive des formes qui l’entourent. Et dans son cas, dès qu’un infime détail semble dégager un semblant de sens, son attention est en éruption totale, et chaque message qu’il comprend devient extrêmement marquant. Au détour de ses déboires, il croise dans la rue un homme tenant un livre sur lesquels il reconnaît un alphabet familier. Il ne parvient malheureusement pas à le rattraper, mais cet évènement l’obsède jusqu’à la fin du roman. Dans le cas de Budaï, l’incompréhension est indéniablement source d’une extrême attention, qui lui permet d’intégrer et de développer de grandes réflexions à partir de la moindre information intelligible.

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3 SE JOUER DES BORDS VISUELS

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3.1 LES BORDS VISUELS : DÉFINITION La perception visuelle consiste en un traitement par étapes d’une information lumineuse, qui nous parvient par l’intermédiaire de nos yeux. Le système visuel décode cette information à partir principalement de trois caractères de la lumière : son intensité, sa longueur d’onde, et sa distribution dans l’espace 1. La création d’une curiosité visuelle passe par une manipulation de ces trois caractères, afin de créer des aberrations et des décalages par rapport aux organisations visuelles admises par le cerveau (le connu, le familier). L’intensité de la lumière émise par un objet, sa luminosité, varie en fonction de la quantité de photons que l’objet réfléchit. Plus il y en a, plus les cellules rétiniennes sont excitées, et plus la sensation de luminosité est forte. Si nous ne voyons pas les couleurs dans l’obscurité, c’est parce qu’il existe deux types de cellules rétiniennes : les cônes qui réagissent surtout aux fortes lumières, et qui sont responsables de la perception des couleurs, et les bâtonnets qui sont prédominants en cas de faible lumière mais qui offrent une perception achromatique. La longueur d’onde de la lumière nous permet de qualifier les couleurs, qui varient selon leur teinte, leur saturation et aussi en fonction de la luminosité (qui fait varier la perception des couleurs en les faisant s’approcher plus ou moins du blanc). Enfin, la distribution spatiale de la lumière définit les « bords visuels ». Un bord visuel est la frontière entre deux surfaces n’ayant pas les mêmes caractéristiques lumineuses (luminosité et couleur) 2. La qualité des bords visuels conditionne toutes les formes que nous percevons, nous permet de reconnaître tous les objets qui nous entourent, c’est pourquoi cette notion est particulièrement intéressante pour nous qui voulons troubler la capacité du spectateur à reconnaître les objets que nous lui donnerions à voir. Les lignes et les angles sont perceptibles grâce aux bords visuels. L’acuité visuelle correspond à la capacité d’un œil à délimiter clairement les bords visuels. Si la limite n’est pas nette, nous voyons flou. L’importance des bords visuels dans la perception et nos facultés à reconnaître les objets, fait que très vite dans l’histoire de l’humanité, le dessin au trait à été admis comme convention de représentation, alors qu’il consiste simplement à matérialiser par une ligne un bord visuel qui en réalité est une zone de variation, un passage d’une surface lumineuse à une autre. Les bords mettent en relation différentes qualités de lumières, et c’est cette mise en relation que l’on interprète  : nous voyons une surface plus ou moins lumineuse selon la luminosité des surfaces qu’elle côtoie. Il en est de même pour les couleurs, c’est la mise en relation de couleurs différentes qui détermine l’interprétation que l’on fait de celles-ci ; c’est

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1 Jacques Aumont, L’image (3e édition), Armand Collin, 2011, p.10 à 15. 2 Jacques Aumont, L’image (3e édition), Armand Collin, 2011, p.10 à 15..


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la notion de contraste. Les conventions, influencées par l’histoire de la technique, et sans doute un peu par nos facultés perceptives naturelles, nous amènent à donner assez peu d’importance aux couleurs en tant que données permettant de reconnaître les objets. La preuve en est que personne ne se trouve troublé ou ne se pose de question quand au rapport à la réalité d’une photographie en noir et blanc. Ce sont avant tout les contrastes et les formes qui dans une image font qu’on reconnait ce qu’elle représente. Imaginez qu’on vous donne à voir une banane de couleur bleu, vous ne vous poserez pas de question sur l’objet représenté : même en changeant sa couleur, l’identification du fruit est immédiate. En revanche, si la banane présente des zones floues par endroits, si les bords qui la définissent se déplacent un peu, si elle se déforme, j’aurais de plus en plus de difficulté à l’identifier. La manipulation des bords visuels paraît donc primordiale pour générer des formes limites entre figuration et abstraction.

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3.2 LE TRAITEMENT DES BORDS VISUELS CHEZ NEO RAUCH Neo Rauch est un peintre allemand (né en 1960 à Leipzig) qui, comme certains artistes présentés plus tôt, s’appuie sur sa maîtrise des modes de représentation de la peinture classique, pour mieux semer le trouble dans le regard du spectateur. Mais ce qui est particulièrement intéressant ici, c’est la façon dont il joue avec les bords visuels dans ses représentations. La plupart des tableaux de Neo Rauch donnent à voir des scènes riches, plusieurs personnages menant des actions, des animaux, des paysages, des bâtiments. Le peintre aime les anachronismes, les absurdités, et les détails inexplicables. Sa formation à l’École des beaux-arts de Leipzig à la fin des années 70, et donc en République Démocratique Allemande (RDA), explique l’influence du réalisme socialiste soviétique sur son œuvre 1. Un réalisme qu’il torture pour laisser l’observateur perplexe, pour l’interroger et pour faire diverger les interprétations. Parmi tous les éléments figurés, certains se reconnaissent facilement, d’autres beaucoup moins, et certains échappent à toute dénomination : si tel détail devait être à l’origine un objet ou une figure, il atteint sur la toile finie un état nébuleux, liquide, ou vaporeux. Les espaces ne sont pas soumis à une seule perspective, le peintre joue de ruptures de proportions et d’échelles, il casse et bouleverse les plans. Partant de représentations à priori réalistes, sur la base d’une peinture très figurative, il éclate par-ci par là les bords visuels, rendant floue la limite entre deux éléments, juxtaposant des objets ou des plans de manière troublante. Dans son tableau « Nest », par exemple, on observe un bord visuel qui devient flou entre un mur et le feuillage d’un arbre, des nuages colorés qui passent au premier plan d’un tronc, des escaliers coupés par le bord visuel correspondant au bord d’un chemin, un scarabée géant vaporisé par endroits, ... Autant de petites manipulations sur les bords visuels qui font tout le magnétisme que l’œuvre exerce sur le regard, car tous ces détails sont des curiosités visuelles qui font qu’une partie du tableau échappe aux explications. Des énigmes sans réponses ...

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1 Lemonde.fr, Les narrations suspendues de Neo Rauch, publié le 25 avril 2013, Philippe Dagen, http://www.lemonde.fr/culture/article/2013/04/25/ les-narrations-suspendues-de-neorauch_3166491_3246.html, consulté le 23 avril 2014.


Neo Rauch, « Nest » , 2012, huile sur toile.


Neo Rauch, « Ausschüttung » , 2009, huile sur toile, 210 x 300 cm.



Neo Rauch, « Das Gut » , 2008, huile sur toile.



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3.3 LE TRAITEMENT DES BORDS VISUELS CHEZ JEAN LECOINTRE

1 Vogue.fr, Les collages surréels de Jean Lecointre, interview publiée le 21 décembre 2010, par Joseph Ghosn, http://www.vogue.fr/culture/agenda/articles/ les-collages-surreels-de-jean-lecointre/6561, consulté le 28 avril 2014.

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Jean Lecointre a également sa manière de manipuler les bords visuels. Cet illustrateur conçoit depuis les années 90 des collages pour des commanditaires dans la presse (Libération, Le Monde, Les Inrockuptibles, Telerama, …). Influencé par Roman Cieslewicz qui a été son professeur, autant que par les surréalistes, il est connu pour l’étrangeté et le décalage des associations d’images dont il a fait sa spécialité. Sa dernière parution : deux livres siamois aux titres évocateurs Femmes entre ailes et Hommes entre œufs, édités chez Cornélius. Ces livres sont foisonnants d’images troublantes mélangeant nus de revues gays ou pin-up de magazines, à des animaux, des objets en tout genre, voire même à des paysages. Il ne s’agit pas de collages traditionnels, composés de fragments découpés au cutter, mais de montages à priori assez hasardeux, où la transition « en fondu » entre deux images fait toute l’étrangeté des objets obtenus. Ce jeu sur les bords entre deux images associées, et cette mise en relation de bords visuels ayant les même qualités d’une image à l’autre, soudent réellement les fragments utilisés (deux images par association dans ces ouvrages), pour former une image apparemment homogène et donner l’illusion, au premier regard, d’une seule image. Une grande partie du travail de l’illustrateur consiste à rechercher des images qui peuvent se souder, autrement dit à comparer les bords visuels dans différentes images afin de juger si ils peuvent coïncider ou bien réagir ensemble. « Il faut arriver à sortir des choses qui n’ont pas de rapport entre elles, mais qui accrochent ensemble. Parfois ça ne marche, mais je passe beaucoup de temps à cela, à chercher des documents. » 1 confiet-il dans une interview postée en ligne sur le site du magazine Vogue. Dans le travail de Jean Lecointre, si les associations entre deux images créent de nouveaux sens, ce qui accroche réellement le regard, c’est le trouble optique provoqué par une impression de réalité qui résiste toutefois à la perception car les constructions sont impossibles. Un jeu habile sur les bords visuels attrape et maintient le regard dans l’attente d’un indice qui donnerait la solution à ces images casse-tête.


Jean Lecointre, Hommes entre oeufs, 2014


Jean Lecointre, Femmes entre ailes, 2014


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3.4 LE FLOU La notion de flou désigne un objet visuel dont les contours manquent de netteté, sont indécis, estompés, imprécis, vagues, et donc où les bords visuels sont progressifs. Le flou est largement utilisé dans la création d’image ; on l’appelle d’ailleurs « flou artistique » quand il est recherché et maîtrisé. En photographie, il est très utilisé pour retranscrire une impression de mouvement (flou cinétique et flou de bougé), ou pour hiérarchiser les différents plans d’une image en en faisant ressortir certains plus que d’autres par la mise au point (on appelle ce flou le bokeh). Le Sfumato, technique canonique de la renaissance, mise en place par Léonard de Vinci, fonctionne selon ce principe. Le flou est la traduction visuelle par excellence de l’indécision, de l’imprécision, du non-identifiable, de l’ambigu, du mystère. Utiliser le flou semble intéressant pour perturber le regard et le mettre en doute. À condition qu’il ne soit pas homogène, car si tous les bords visuels d’une image sont flous de la même manière, ou suivant la logique des plans, cela ne suffit pas à mettre en tension le familier et l’in-vu, car voir flou ou faire la mise au point sur un plan n’a rien d’inédit pour nos yeux qui passent leur temps à s’accommoder. Et le flou utilisé de telle manière fait partie des conventions de représentation que l’œil de chacun connaît. Pour aboutir à de vrai curiosités visuelles, le flou semble devoir être utilisé là où il ne devrait pas l’être : par exemple sur un bord visuel et pas sur un autre situé sur le même plan, comme le fait Neo Rauch, ou bien sans faire fi de la profondeur de l’image par exemple. Tendance floue est un collectif actif depuis 1991, qui regroupe aujourd’hui quinze photographes d’art et photo-reporters français. Le collectif vise à ouvrir les modes de représentations de la photographie contemporaine et se pose comme un laboratoire où le travail de chacun nourrit un regard neuf sur le monde. Tendance floue a vocation à susciter la réflexion plutôt qu’à imposer des réponses, privilégier le sensible au factuel, à l’informatif et au spectaculaire. Tendance floue veut « faire ressentir plutôt que donner à voir » 1, comme l’explique Gilles Coulon, membre fondateur de tendance floue.

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1 Tendancefloue.fr, Collectif, http://tendancefloue.net/ le-collectif/, consulté le 28 avril 2014.


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3.5 UNE EXPÉRIMENTATION SUR LES BORDS VISUELS

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Parmi les expérimentations que j’ai réalisées lors de mes recherches sur les curiosités visuelles, j’ai imaginé un dispositif qui s’appuie sur le flou, la mise au point et la notion de bords visuels pour générer des photographies d’une réalité transformée. Je l’ai appelé provisoirement le prisme de figuration insaisissable (PFI). Le PFI est une sorte d’« exo-objectif photographique », fabriqué à partir de fragments de miroirs. C’est un écran de plexiglas-miroir (un matériau qui a les mêmes capacités que le miroir en verre traditionnel, mais qui est moins fragile et qui permet une découpe au laser) sur lequel sont fixées des pièces informes du même matériaux, orientées chacune de manière hasardeuse dans une direction différente. Ainsi, à la manière d’un miroir brisé, le PFI renvoie une image composite de détails de l’environnement qu’il reflète. J’ai choisi de donner à ces fragments des formes arrondies et organiques afin qu’elles se fondent mieux les unes dans les autres. Ce dispositif me permet, à l’aide d’un appareil photo, d’obtenir une image photographique qui utilise les matériaux visuels de l’environnement dans lequel le dispositif est placé, sans figurer réellement une scène ou un objet reconnaissable. En faisant la mise au point sur certaines zones reflétées, et non sur l’objet lui-même, je peux rendre flou les bords visuels qui séparent deux fragments, et rendre net l’environnement qu’ils reflètent, et ainsi « souder » l’image en générant des transitions « en fondu » entre les divers bouts de réalité juxtaposés, comme le fait Jean Lecointre dans ses montages. Le PFI me permet d’obtenir et de modeler autant d’images que d’environnements dans lesquels je prends mes photos, selon autant d’angles de vues que je le souhaite. Chaque photographie prise à travers ce dispositif sera une curiosité, mêlant un rendu photographique familier et présentant une apparente réalité, et des formes déstructurées et impossibles à identifier totalement, susceptibles de questionner le regard et d’éveiller l’attention.


Prototype du PFI



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3.6 QUELQUES OUTILS À ENVISAGER Comme nous l’avons déjà évoqué, l’utilisation d’outils et de techniques dont on se sert habituellement pour figurer des choses concrètes (et à fortiori ceux du réalisme), à des fins plus abstraites est un moyen non négligeable de générer des curiosités. J’ai repéré quelques outils particulièrement intéressants. Dans le logiciel Adobe Photoshop®, originellement conçu pour effectuer des tâches de retouche photographique, il existe plusieurs outils intelligents ayant pour vocation de faciliter la retouche, en automatisant des actions complexes. Le plug-in Photomerge® par exemple, est utilisé pour assembler de manière autonome plusieurs prise de vues photographiques d’un paysage en un panorama. Pour ce faire, le logiciel doit localiser les bords visuels qui semblent se correspondre dans chacune des images envoyées, puis positionner les images de manière à recomposer le puzzle. Puis les jointures entre les différentes prises de vue sont estompées : le logiciel gomme les bordures visibles et « fond » ainsi les transitions entre deux images juxtaposées, de manière à ce qu’on croit indubitablement que l’image obtenue est une seule photographie, alors qu’elle est en réalité un assemblage composé de plusieurs images. En parasitant le fonctionnement d’un tel outil (en lui proposant de fondre entre elles des images qui n’ont rien à voir par exemple) on peut arriver à des résultats très troublants, le logiciel essayant en vain de retrouver une logique photographique là où c’est impossible. De la même manière, l’outil « pièce » de Photoshop® permet de copier-coller un détail à un autre endroit sur une photo, en l’intégrant intelligemment. Très utilisé pour supprimer des grains de beauté ou des boutons d’une peau impure, cet outil, s’il est détourné, peut générer des aberrations très « attentiogènes ».

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Enfin, j’ai fait l’acquisition il y a peu d’un aérographe, avec l’intuition que cet outil très utilisé pour produire des illustrations photo-réalistes, et même en taxidermie pour imiter à la perfection des motifs d’animaux (pour re-colorer des poissons empaillés entre autre), pourrait me permettre d’atteindre de bons résultats dans le domaine de l’ambiguïté entre abstraction et figuration. La capacité de l’aérographe à retranscrire une sensation naturelle d’ombre et de lumière permet d’obtenir rapidement des effets très étranges. Son mode d’application par vaporisation de gouttelettes très fines agit de la même manière que la lumière sur un support  : c’est un faisceau régulier, plus intense au milieu, qui accroche tous les reliefs qu’il croise. Grâce à cette caractéristique, l’aérographe permet de fixer sur une feuille la sensation visuelle que produit une ombre ou un éclairage, et ainsi de tromper l’œil en générant des rapports lumineux impossibles. Ses capacités photo-réalistes peuvent aussi permettre de construire des images en se souciant de la vraisemblance réaliste de chaque détail tout au long du processus de création, tout en se libérant d’une représentation globale fidèle à la réalité.

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La liste d’outils évoqués n’est absolument pas exhaustive, il s’agit simplement de pistes vers une transgression des bords visuels.





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Les questions qui ont motivé cette recherche ont-elles trouvé des réponses à travers notre cheminement ? Comment encourager l’observateur à augmenter son temps de regard ? Comment éveiller son attention ? Comment faire venir l’usager de lui-même à l’information communiquée ? Comment le designer graphique peut-il provoquer la curiosité de l’individu dans l’espace public ? ... En quoi l’étrangeté visuelle peut-elle mobiliser le temps de regard nécessaire à une attention profonde de l’observateur dans l’espace public ? Nous avons étudié les mécanismes de l’attention, et fait le constat d’un environnement visuel et plastique globalement peu stimulant pour la curiosité des usagers de l’espace public. En conséquence, Il apparaît utile de trouver des moyens pour mobiliser cette curiosité et de questionner les regards. En effet, Bernard Stiegler met en avant que les individus, dont le regard est de plus en plus sollicité, tendent à ne plus être en capacité de se concentrer réellement sur un contenu informatif, laissant en partie de côté leur esprit critique. Selon Kant, l’esprit critique est une composante essentielle de la capacité à raisonner par soi-même et donc à se singulariser, s’émanciper d’un modèle 1. Un modèle qui, en l’occurrence, nous est imposé par la logique marchande d’une société de consommation. Si cette logique marchande paraît ne pas être réellement contournable dans l’organisation de notre société, elle a tendance à affaiblir la qualité d’une information et de ses modes de communication exclusivement motivés par un souci de rentabilité et d’efficacité. Des modes de communication qui, trop souvent, partent de l’idée que le récepteur est dénué de capacité de raisonner, et parfois presque réduit à une entité mécanique comme l’évoque Nassim Nicholas Taleb dans son ouvrage Antifragile 2, très ancré dans notre époque . Les visuels de communication, commerciale ou culturelle, qui entrent quotidiennement dans notre champ de vision par centaines établissent généralement une relation de consommation et non d’échange et de questionnement, avec le regard de l’observateur. Ces images expédient des messages souvent simplifiés pour être plus vite compris, à travers des traitements visuels souvent sans surprise, mis en place dans la perspective de rendre l’image claire et efficace. C’est en partie ce que dénonce Vincent Perrottet dans son manifeste Partager le regard. Cet empressement lié à l’efficacité de diffusion des messages, qui s’appuie sur une recherche de quantité et non de qualité de réception, maintient une relation superficielle entre images et spectateur (dans leur aspect plastique comme sémantique). Une relation caractérisée par la stimulation de pulsions primaires et la reconnaissance facile et rapide de stéréotypes. Une relation qui, plastiquement, s’appuie de la même manière sur des codes : pour qu’un contenu visuel soit vite reconnu, il doit entrer en analogie avec des éléments que le spectateur a déjà vus.

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1 Loc.cit. (http://culturedel.info/grcdi/?page_id=80#seminaire2008) 2 Nassim Nicholas Taleb, Antifragile. Les bienfaits du désordre, 2013, Éditions Les Belles Lettres (Paris), p.81, 82 et 83.


Une réception plus raisonnée et moins impulsive implique un regard attentif et un certain temps de « digestion » du visuel. Prolonger le regard, est donc une condition pour l’affûter, et transformer l’« apercevoir » en « voir », peut-être en « contempler », notion qui implique en plus le plaisir de regarder. Prolonger le regard, c’est aussi le laisser venir au message, qui trouvera un lecteur beaucoup plus réceptif s’il s’est laissé désirer. Ainsi le message peut se permettre d’être plus complexe et donc plus complet, moins simplifié, si la curiosité du récepteur est en éveil. C’est le choix que j’ai fait : celui d’éveiller la curiosité de l’observateur à travers non pas le message contenu par les images que je lui donne à voir, mais leur aspect visuel. Autrement dit, j’ai décidé de troubler la reconnaissance visuelle de l’observateur pour éveiller son attention. Ou encore « piéger » son regard en ce sens que je souhaite le rendre captif, le temps nécessaire à son éveil, d’un visuel. Ces pièges à regards, sont les Curiositas, objets visuels non-identifiables, qui agissent en qualité de leurre pour appâter le regard vers un message clair, pourquoi pas complexe, mais dissimulé ou retardé, le temps que l’attention de l’observateur soit en éveil. Les Curiositas, comme nous l’avons vu, fonctionnent sur une mise en tension entre sensations visuelles familières, et objets représentés étrangers ou « in-vus ». Un semblant de familiarité pour capter l’attention, une grosse dose d’étrangeté pour la retenir. Cette tension peut s’appuyer sur la manipulation de codes de représentation déjà ancrés dans une culture collective. Ainsi, Jérôme Souillot, ou Sue Williams s’appuient sur les codes de la BD et du cartoon pour mettre en place des formes inconnues, non identifiables. Ainsi, Rex Van Minnen s’appuie-t-il de son côté sur les codes classiques de la peinture baroque flamande, pour nous donner à voir des natures mortes d’objets étranges et des portraits mettant en scène des masses de matières indéfinissables. Les Curiositas doivent être des formes « illisibles » un certain temps, qui invitent à une tentative d’identification. Il est à noter qu’une forme « illisible » n’est pas stérile d’évocations et peut faire ressentir des choses : les formes, les couleurs et les textures, de par leur langage plastique, sont expressives même quand elles ne représentent rien de concret. De plus, le cerveau humain interprète ce qu’il ne perçoit pas nettement, et l’individu face à une Curiositas finira par élaborer sa propre lecture. Visuellement, la manipulation de tous les paramètres d’une représentation peut amener à la production de Curiositas. Un paramètre particulièrement riche est le bord visuel, dont les manipulations peuvent être très variées, puisque c’est cette notion qui définit la forme des objets que l’on voit, et qui les distingue les uns des autres. Les manipulations de Néo Rauch ou de Jean Lecointre sont de bons exemples de jeux perceptifs avec les bords visuels.

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À travers les pratiques relevées qui permettent d’aboutir à un trouble de la reconnaissance, en restant fidèle à des sensations visuelles familières, on peut envisager la production de Curiositas qui questionnent réellement le regard. Les possibilités techniques sont sans limite pour atteindre ce trouble perceptif capable de faire « buter » le regard sur nos visuels, et, s’il est impossible d’être exhaustif, nous avons pu repérer un panel d’outils et de manipulations qui peuvent servir de base à la production de Curiositas. Choisir de répondre à un besoin sans réelle commande n’est pas un travail facile, ça n’est d’ailleurs pas en soi celui du designer, qui doit formuler une réponse à un problème posé qu’on lui soumet. C’est pourtant une des missions qu’on ne peut contourner dans le cadre de notre projet de diplôme supérieur en arts appliqués. Ma volonté à travers ce mémoire est d’explorer une manière de formuler mes réponses, plus que de proposer une réponse à un problème précis. C’est la définition d’un positionnement pour la construction d’un regard qui peut valoir pour la plupart des projets que je mènerai dans ma pratique professionnelle future. J’ai toujours eu grand mal à faire des choix parmi l’infinité de choses qui m’intéressent et que j’ai envie d’explorer (comme une grande partie d’entre nous, étudiants en design graphique, il me semble). Même le choix de mon futur métier, graphiste, est un moyen parmi bien d’autres que j’ai trouvé pour pouvoir exercer la passion fondamentale qui m’anime depuis toujours : créer. Au sens large. Pendant longtemps j’ai voulu être dessinateur de bandes dessinées. J’ai aussi voulu concevoir des dessins animés, ou des films, être architecte, ou encore designer d’objets. Je n’ai pas de compétences particulières en musique, et pas vraiment le temps de m’y atteler, mais je ne peux écouter un morceau sans que me brûle l’envie de composer moi-même... Je crois en fait que ma vraie motivation, c’est de créer des univers nouveaux. En faisant appel à n’importe quel sens. Créateur de parfums, ça m’a traversé l’esprit parfois. Mais, c’est la dimension visuelle qui me correspond le mieux. Ma recherche à propos des Curiositas est une tentative de donner une allure précise à cette volonté sous-jacente d’inventer mes fictions et de les proposer aux autres afin qu’ils s’y projettent. Le métier de designer est pour moi un prétexte à cela, et il donne du sens à cette volonté un peu archaïque que j’ai. Donner une utilité aux « choses » que j’invente, c’est ce que je recherche dans le design. La définition et la quête des Curiositas viennent d’une envie de rendre utiles les manipulations que je souhaite opérer sur la réalité que je perçois pour construire mes univers. La réalité dans ma recherche est incarnée par la figuration, ou plus largement le familier. Ma fiction, c’est cette variante que j’appelle « illusion de figuration ». Ce sont les Curiositas.

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RÉFÉRENCES

(selon ordre d’apparition)

Bibliographie

Ouvrages: Umberto Eco, L’oeuvre ouverte, 1965, Éditions du Seuil (Paris), collection Points. Nassim Nicholas Taleb, Antifragile. Les bienfaits du désordre, 2013, Éditions Les Belles Lettres (Paris). Robert Venturi, De l’ambiguïté en architecture, 1976, Dunod (Paris). Annick Lantenois, Le Vertige du funambule, 2010, Éditions B42 (Paris). Etienne Souriau, Vocabulaire d’esthétique, 1990, Presse Universitaire de France (Paris), Grands Dictionnaires. Jacques Rancière, Le partage du sensible, 2000, La Fabrique-éditions (Paris). Webographie Bernard Stiegler, Manifeste 2010, http://arsindustrialis.org/ manifeste-2010, consulté le 12 avril 2014. Alexandre Serres, séminaire du GRDCI (Groupe de Recherche sur la Culture et la Didactique de l’Information), Rennes, 12 septembre 2008: Contextes et enjeux de la culture informationnelle, approches et questions de la didactique de l’information (extrait), http://culturedel.info/grcdi/ ?page_ id=80#seminaire2008, consulté le 28 mars 2014. Entretient entre Michel Serres et Bernard Stiegler: de la 3e extériorisation support/message, Philosophie Magazine - pourquoi nous n’apprendrons plus comme avant, lundi 21 janvier 2013, http://jef-safi.net/spip/ spip.php ?article228, consulté le 18

Le Petit Robert, Dictionnaires le Robert, 2003. Jacques Aumont, L’image (3e édition), Armand Collin, 2011. Serge Lemoine, L’art moderne et contemporain, Larousse (Paris), 2007. Steven Heller et Véronique Vienne, 100 idées qui ont transformé le graphisme, Éditions du Seuil (Paris), 2012.

Publications: Back Cover n°6 - special Japon, novembre 2013, Éditions B42. Charlie Hebdo, hors série n°11, À bas la pub!, avril 2001. Roven n°3, « revue critique sur le dessin contemporain », printemps-été 2010, Les Presses du Réel.

mars 2014. Vincent Perrottet, Partager le regard, 2013, http://www.partager-le-regard. info/#les-signataires, consulté le 02 novembre 2013. CNRTL, Regard, http://www.cnrtl.fr/ definition/regard, consulté le 23 avril 2014. CNRTL, Apercevoir, http://www.cnrtl. fr/definition/regard, consulté le 23 avril 2014. CNRTL, Voir, http://www.cnrtl.fr/ definition/regard, consulté le 23 avril 2014. CNRTL, Percevoir, http://www.cnrtl. fr/definition/regard, consulté le 23 avril 2014. CNRTL, Contempler, http://www.cnrtl. fr/definition/regard, consulté le 23 avril 2014. CNRTL, Attentif, http://www.cnrtl.fr/ etymologie/attentif, consulté le 21 avril 2014.


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ICONOGRAPHIE

p.16 : Gravure représentant Hercule face à l’hydre de Lerne. (http://heraldie. blogspot.fr/2012/11/bestiairefantastique-lhydre.html) p.36 : Rover Curiosity LEGO ® (http://shop. lego.com/fr-FR/Rover-Curiosity-dulaboratoire-scientifique-pour-Mars-dela-NASA-21104) p.40-41 : Pigeons et palombes : Guide des oiseaux d’Europe, de R.Peterson, G. Mountfort et P. Hollom, Delachaux et Niestlé, Paris, 1954, pl. 25. Claire Pinatel © (http://www. clairepinatel.com/portfolio/panneauxpedagogiques/). p.43 : http://fr.wikipedia.org/wiki/Canardlapin p.44 : http://www.businessattitude. fr/2011/05/16/la-jeune-et-la-vieille/ p.45 : George Holley, «Blondin traversant le Niagara», 1883 (http://commons. wikimedia.org/wiki/File:Blondin_ Crossing_the_Niagara.jpg) p.46 : Jérôme Souillot © (http:// vendredijeromesouillot.tumblr.com/).

p.49-53 : Jérôme Souillot © (http:// vendredijeromesouillot.tumblr.com/). p.54 : Karl Nawrot © (http://www.voidwreck. com/). p.55 : Sue Williams © (http:// www.303gallery.com/artists/sue_ williams/index.php). p.56-58 : Christian Rex Van Minnen © (http:// www.christianvanminnen.com/) p.59: Affiche pour St Raphaël Quinquina, Charles Loupot, 1955. (http:// indexgrafik.fr/charles-loupot/) p.60: Je t’embrasse pour la vie, lettres à des morts, Éditions Cent Pages, collection Cosaques. Mise en page, Philippe Millot. (http://paulinegervasoni. blogspot.fr/2009/05/je-tembrassepour-la-vie.html) p.69-72 : Neo Rauch © (http://www.museumfrieder-burda.de/Exposition-NeoRauch-au-Musee.742.0.html?&L=2) p.74-76 : Jean Lecointre © (http:// leblogdeshige.com/tag/hommes-entreoeufs/)




Pour clore ce mémoire, je tiens à remercier chaleureusement toutes les personnes qui y ont contribué de près ou de loin : Ma mère, Marie-Laure de Noray Dardenne pour son suivi, ses nombreux conseils, ses relectures, sa curiosité vis-à-vis de ma recherche et son investissement. Mon père, Stéphane de Noray, pour avoir pris le temps de me relire malgré un emploi du temps chargé d’aventures, et pour son coaching psychologique d’une rare efficacité. Mes professeurs : Christine Dubech, pour sa bienveillance et son appui. Didier Marty pour ses conseils avisés, son exigence et sa clairvoyance. Denis Bernard, pour nous avoir transmis sa passion communicative pour les réflexions sur l’image. Stéphane Mounica, pour son accessibilité et ses conseils. Sylvain Maurel pour son sens du partage des connaissances. Sylvain Barra, pour m’avoir conseillé d’intéressantes lectures. Mes collocataires et amis, avec qui j’ai partagé cette année si particulière : Antoine Lemarchand, Alban Rosset et Maxime Delavet. Les élèves de la classe de DSAA aux côtés desquels j’ai passé deux années extrêmement enrichissantes : Zoé Labattut, Noémie Santos, Émilie Truong, Julia Broussier, Alexia Roux, Mathilde Meguira, Clémence Montigny, Mathieu Bernaz, Florent Réfrégé, Antoine Lemarchand (bis) et Alban Rosset (bis). Irène Dunyach et Willy Muller pour leurs interventions respectives à propos de la méthodologie et de la mise en page. L’illustrateur Jérôme Souillot pour m’avoir reçu chaleureusement le temps d’un entretien. Marie Puntous, de l’atelier de reliure La Feuille Volante, pour ses conseils spécialistes et sa générosité.



Le texte de ce mémoire est composé en ITC Honda (par Ronne Bonder et Tom Carnase), en Luxury Text (par Christian Schwartz et Dino Sanchez), et en Akkurat (par Laurenz Brunner). Impression laser sur papier « Spécial bouffant » Livre de brouillon ®, du Sabarcan couché 90g, ainsi que du Clairefontaine ® Trophée 80g vert sapin. Rédaction et mise en page, Camille de Noray.





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