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Révolution de palais au Tribunal fédéral

DROIT IMMOBILIER

PAR ME PATRICK BLASER, ASSOCIÉ DE L’ÉTUDE BOREL & BARBEY, GENÈVE

VERS UN MEILLEUR RENDEMENT DES INVESTISSEMENTS IMMOBILIERS Révolution de palais au Tribunal fédéral!

Notre Haute-Cour vient en effet de modifier sa jurisprudence, vieille de plusieurs décennies, en matière de calcul des loyers juridiquement admissibles. Et cette nouvelle jurisprudence va permettre d’améliorer de façon substantielle le rendement net des immeubles locatifs.

C’est par son arrêt du 26 octobre 2020 (A4_554/2019) que le Tribunal fédéral a – enfin! – jugé qu’il fallait modifier les règles de calcul permettant de fixer le loyer admissible de la chose louée, afin de les adapter au marché, notamment hypothécaire, actuel. Pour l’essentiel, cela passe par une meilleure prise en considération des fonds propres investis lors de l’acquisition d’un immeuble (de 40% à 100%) et par un déplafonnement du taux de rendement imposé jusqu’alors (de 0,5% à 2% en plus du taux hypothécaire de référence).

Bref rappel de la jurisprudence «ancestrale» du Tribunal fédéral

Pour rappel, le Tribunal fédéral, en matière de protection des locataires contre les loyers abusifs, avait lui-même édicté en 1986 et 1994 des règles jurisprudentielles permettant de déterminer si le loyer initial, soit celui fixé au moment de la conclusion d’un nouveau bail, devait être considéré comme abusif en ce sens qu’il procurait au bailleur un rendement excessif. Parmi ces règles, deux sont particulièrement contraignantes: 1. Les fonds propres investis ne peuvent être revalorisés qu’à 40% selon l’indice suisse des prix à la consommation (ciaprès: l’ISPC). 2. Le rendement admissible de ces fonds propres revalorisés ne peut dépasser de plus de 0,5% le taux hypothécaire de référence (ci-après: taux hypothécaire). Or, à l’époque où le Tribunal fédéral a édicté ces règles, les taux hypothécaires avaient une très nette propension à prendre l’ascenseur. En effet, et pour rappel, entre 1988 et 1992, les taux hypothécaires étaient passés de 5% à 7%. Du jamais vu jusqu’alors; ni même depuis! Or de telles hausses des taux hypothécaires se répercutaient immanquablement sur le montant des loyers, qui avaient par conséquent tendance à augmenter drastiquement. D’où la nécessité, sociale, de cadrer ces augmentations de loyers. Toutefois, par la suite, il s’est avéré que les taux hypothécaires n’ont cessé de baisser pour atteindre aujourd’hui un taux de 1,25% (mars 2020), alors qu’il était de 7% en 1992. Malgré cette nouvelle donne, suivie de nombreux recours judiciaires et interventions parlementaires appelant à modifier cette jurisprudence devenue obsolète, le Tribunal fédéral s’est toujours refusé à la changer. Attitude qui a finalement débouché sur la fixation de loyers abusivement bas en raison du taux hypothécaire constamment inférieur à 2% depuis de nombreuses années. Face à cette situation persistante, le Tribunal fédéral s’est enfin résigné à revoir sa copie à propos des règles de calcul du rendement net et, par ricochet, des loyers admissibles. Et c’est précisément l’objet de son arrêt du 26 octobre 2020.

Première bénéficiaire de ce revirement de jurisprudence: une caisse de pension

C’est à l’occasion de la contestation d’un loyer initial par des locataires vaudois que le Tribunal fédéral s’est finalement décidé à modifier sa jurisprudence jusqu’alors constante. Dans le cas d’espèce, le bailleur, une caisse de pension zurichoise, avait conclu en 2017 un contrat de bail portant sur un appartement de 4,5 pièces et d’une surface de 101 m2 . Le loyer initial avait été fixé à CHF 2190.-, étant précisé que

Cette nouvelle jurisprudence va permettre d’améliorer de façon substantielle le rendement net des immeubles locatifs.

l’ancien loyer du locataire précédent était de CHF 2020.- et cela depuis 2009. Suite à la contestation du loyer initial formulée par les locataires, le Tribunal des baux du canton de Vaud avait drastiquement baissé le loyer mensuel de l’appartement en le fixant à CHF 900.- au lieu de CHF 2190.-. Et cela conformément à la jurisprudence jusque-là constante du Tribunal fédéral. Sur appel de la caisse de pension, le Tribunal cantonal du Canton de Vaud, se refusant de prendre l’initiative de modifier cette même jurisprudence, a confirmé la fixation du loyer mensuel à CHF 900.-. En cause? Le taux hypothécaire de référence, qui était tombé à 1,75% au moment de la conclusion du bail. Considérant que ce loyer était abusivement bas, en comparaison notamment avec les loyers usuels du quartier, la caisse de pension a interjeté un recours auprès du Tribunal fédéral. En plus de son argumentation liée aux loyers comparatifs, la caisse de pension n’a pas manqué de remettre en cause la jurisprudence du Tribunal fédéral en matière de calcul du loyer initial admissible qui, suite à la baisse drastique des taux hypothécaires, aboutissait aujourd’hui à fixer des loyers anormalement bas. Et cette fois, le message a enfin été entendu par le Tribunal fédéral.

Calcul du loyer admissible: bref mode d’emploi

A titre préliminaire, le Tribunal fédéral, et cela aide à la compréhension de son arrêt, a rappelé que pour fixer le montant du loyer admissible, il convenait de procéder en sept étapes, à savoir:

1. Déterminer tous les coûts d’investissement effectifs (ou le prix de revient) de l’immeuble. 2. Déduire de ces coûts les fonds empruntés (fonds «étrangers»), ce qui permet d’établir le montant des fonds propres investis. 3. Réévaluer le montant des fonds propres en l’adaptant au renchérissement selon l’ISPC. Selon la jurisprudence, l’adaptation au renchérissement doit être limitée à 40% des fonds propres. •

Le Tribunal fédéral accepte de revoir sa jurisprudence.

Or cette règle est précisément contestée par la recourante dans le cas d’espèce. 4. Appliquer le taux de rendement admissible à ces fonds propres réévalués. Selon la jurisprudence, le taux de rendement admissible ne peut être supérieur que de 0,5% au taux hypothécaire de référence. Or cette règle est également contestée par la recourante dans le cas d’espèce. 5. Ajouter les charges immobilières au rendement admissible des fonds propres réévalués. 6. Ventiler ce résultat appartement par appartement pour en obtenir le loyer admissible. 7. Comparer ce loyer admissible avec le loyer actuel et en déterminer l’éventuelle majoration de loyer possible.

Le moment de changer de mode de calcul des loyers est enfin arrivé

En général, le Tribunal fédéral ne modifie pas ses jurisprudences sur un simple coup de tête. Un changement de jurisprudence ne se justifie en effet que lorsque: • les circonstances ou les conceptions juridiques ont indubitablement évolué ou • une autre pratique respecterait mieux la volonté du législateur. Les motifs du changement doivent être objectifs, et d’autant plus sérieux que la jurisprudence est ancienne, afin de ne pas porter atteinte sans raison à la sécurité du droit. En l’espèce, le Tribunal fédéral a mis en exergue que la jurisprudence de 1994, qui n’admet la revalorisation des fonds propres investis qu’à hauteur de 40%, et celle de 1986, qui plafonne le taux de rendement admissible à 0,5% en plus du taux hypothécaire de référence, ont été rendues à une époque où les taux hypothécaires étaient en constante hausse, ce qui entraînait d’importantes augmentations de loyers qui n’étaient socialement pas admissibles. Or, comme l’a relevé le Tribunal fédéral, le taux hypothécaire a quasi continuellement baissé depuis 1993, et cela jusqu’à ce jour. Dans ces circonstances, le Tribunal fédéral a été forcé d’admettre que sa jurisprudence constante s’avérait aujourd’hui complètement coupée des réalités du marché et conduisait à fixer des loyers inappropriés, car trop bas. De nombreux recours, même rejetés, comme bon nombre d’interventions de parlementaires fédéraux, ainsi que la doctrine récente et même les directives de l’Association suisse des banquiers, ont en effet fini par convaincre le Tribunal fédéral que sa jurisprudence menait effectivement à des loyers abusivement bas, et cela depuis plusieurs années. Par conséquent, le Tribunal fédéral a considéré que, dans le respect du système, toujours en vigueur, de couplage des loyers aux taux hypothécaires, il convenait de modifier

sa jurisprudence qui n’était effectivement plus en adéquation avec les conditions actuelles du marché.

Revalorisation à 100% des fonds propres selon l’évolution de l’ISPC

Première règle à modifier: dans sa jurisprudence de 1994, le Tribunal fédéral avait limité l’adaptation au renchérissement, selon l’ISPC, à seulement 40% des fonds propres investis, que ceux-ci soient des fonds propres ou des fonds externes. Cette proportion standardisée ne tient toutefois pas compte des fonds propres réellement investis. Cette règle pouvait paraître justifiée à l’époque de la forte augmentation des taux hypothécaires, et de l’inflation, dans le but de limiter la hausse des loyers que cette situation pouvait entraîner. Or, cette règle n’est plus justifiée dans les circonstances actuelles, en l’absence de hausses hypothécaires et d’inflation. Fort de ce constat, le Tribunal fédéral considère dans son arrêt qu’il y a dorénavant lieu de fixer une nouvelle règle en admettant que c’est bien les 100% des fonds propres qui doivent être réévalués selon l’ISPC et non pas seulement les 40%.

Revalorisation du taux de rendement fondé sur le taux hypothécaire

Seconde règle à modifier: dans sa jurisprudence de 1996, le Tribunal fédéral avait jugé que le pourcentage admissible au-dessus du taux hypothécaire de référence devait être plafonné à 0,5%. Cela étant, le taux hypothécaire de référence était à l’époque passé de 5% à 7%. Or, depuis 1993, le taux hypothécaire n’a pas cessé de baisser pour atteindre actuellement 1,25%. Selon le Tribunal fédéral, il en résulte que le rendement calculé selon la règle actuelle aboutit aujourd’hui à un loyer insuffisant, notamment pour les caisses de pension qui doivent servir des rentes à leurs assurés. Afin de corriger cette lacune, plusieurs propositions ont été émises, notamment celle de garantir au bailleur un taux de rendement de 5%. De son côté, le Tribunal fédéral a arbitré la question – et sa solution! – en fixant une nouvelle règle selon laquelle le taux admissible supérieur au taux hypothécaire de référence devait dorénavant être fixé à 2% (au lieu de 0,5%). Avec toutefois une limite de taille: cette règle ne s’applique en effet que lorsque le taux hypothécaire de référence est égal ou inférieur à 2%.

Exemple concret du nouveau calcul des loyers admissibles

Comment calculer concrètement les loyers admissibles selon la nouvelle jurisprudence du Tribunal fédéral? Dans le cas d’espèce, le Tribunal fédéral a procédé lui-même à ce calcul décrit dans le tableau ci-contre. Cet exemple de calcul peut dorénavant être utilisé à l’occasion de chaque contestation par le locataire de son loyer initial. Et cela aussi longtemps qu’il n’y aura pas, cas échéant, une nouvelle jurisprudence et, surtout, que les taux hypothécaires de référence resteront à 2% ou moins.

En tout état, les nouvelles règles édictées par le Tribunal fédéral dans son arrêt du 26 octobre 2020 modifient sensiblement le niveau des loyers dorénavant admissibles en cas de contestation du loyer initial. Preuve en est le cas d’espèce dont il ressort que l’ancienne méthode de calcul fixait le loyer admissible à CHF 900.-, alors que la nouvelle méthode préconisée par le Tribunal fédéral le fixe à CHF 1390.- (arrondi), soit une augmentation de CHF 490.-, ce qui représente tout de même une hausse de plus de 54%! La nouvelle jurisprudence du Tribunal fédéral aura donc bien un impact non négligeable quant à la revalorisation du rendement des immeubles locatifs, lequel sera plus en phase avec les conditions du marché immobilier actuel. n

1. Fonds propres investis (valeur au 17 décembre 2003) CHF 51 546 700.-

2. Réévaluation des fonds propres investis en fonction de l’évolution de l’ISPC - Novembre 2003 - Mai 2017 - Augmentation de l’ISPC - Fonds propres investis - Réévalués à 4,77% 96,4 (base 2015) 101,0 (base 2015) 4,77% CHF 51 546 700.CHF 54 005 477.-

3. Calcul du rendement admissible - Taux hypothécaire de référence 1,5% - Rendement admissible en % 3,5% (1,5% + 2%) - Rendement admissible (CHF 54’005’477.00 x 3,5%) CHF 1’890’191.-

4. Calcul du rendement net admissible - Rendement admissible CHF 1 890 191.- Charges courantes et d’entretien CHF 490 287.- Rendement net admissible CHF 2’380’478.-

5. Loyer admissible par m2

(2 380 480.00: 14’443m2) CHF 164,82

6. Loyer admissible pour l’appartement concerné (CHF 164.80 x 101 m2) CHF 1’387,25

Patrick Blaser Avocat associé de l’Etude Borel & Barbey, Genève Juge au Tribunal administratif de première instance patrick.blaser@borel-barbey.ch

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