Les mémoires imaginées

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Les Mémoires Imaginées de Georges Muyard


28 juillet 2015 - 70ème anniversaire de la Sépulture des Martyrs de Terre-Noire Jean-Paul Bergeri - Centre Culturel Marius Hudry de Moûtiers Reproduction interdite.


Georges Muyard nʹa pas écrit ses mémoires. Il était trop dans la vie pour cela. Et puis, en son temps, il aurait semblé incongru, à 33 ans, de donner un pareil regard dans le rétroviseur. Et même sʹil lʹavait voulu, on ne lui a pas laissé écrire la fin de son histoire. Tout comme pour ses 27 jeunes compagnons, lʹhistoire sʹest brutalement terminée dʹune rafale dans ce lieu, paradoxalement dʹune grande paix, quʹest Terre-Noire. Georges Muyard, héros de la Résistance, nous laisse donc, sans doute à jamais, avec nos questions et ses secrets. Une enquête patiente, mais encore inachevée, permet cependant de fixer quelques grandes lignes de ce,e existence. Plutôt que de présenter tout ceci sous la forme dʹune étude, nous avons préféré ces « mémoires imaginées ». « Imaginées » ne signifiant point « imaginaires ». Rien nʹa été inventé, chaque affirmation est le fruit de lʹétude menée. Ce qui a été imaginé cʹest simplement la forme : en faire un récit à la première personne, comme si Georges Muyard, lors de ce chemin de Croix vers Terre-Noire revoyait le film de sa vie et nous en donnait le récit. Il est important que tout cela soit partagé aujourdʹhui encore. Cʹest lʹune des missions essentielles du Centre Culturel Marius Hudry de Moûtiers que dʹêtre le relais de la mémoire dʹune vallée. Mémoire des jours et des heures ordinaires mais aussi de ces temps troublés avec son espace dédié à la Résistance. Après Terre-Noire, lʹon peut sans doute pardonner. Cʹest dʹailleurs le seul signe du fait que nous ne partageons pas les valeurs qui furent celles de ceux qui ont commis Terre-Noire. On peut pardonner, mais on ne doit pas oublier car il nʹy a aucun pardon sans mémoire.

Jean-Paul Bergeri Centre Culturel Marius Hudry



Dans ce e longue montée vers le Petit-Saint-Bernard, cʹest toute ma vie qui défile ... 33 années qui en ce jour d’août 1944 me reviennent à lʹesprit … Je mʹappelle Georges Muyard. Muyard est un patronyme originaire de la Franche-Comté, plus particulièrement du département du Jura où on le trouve très présent dans des communes telles que Arinthod, Cernon, Molinge ou Onoz. Ma famille, la famille dʹAuguste Muyard et de Marie Lucie Communal, sʹest établie en Haute-Savoie, département dans lequel elle sʹest particulièrement déplacée. Parmi les enfants, ma sœur Lucie est née au Grand Bornand, et moi, Georges, à Charvonnex. Plus tard, jʹai fait mes études à La-Roche-sur-Foron. Tout cela sʹexplique par la profession de mon père qui était Brigadier des Douanes. La Haute-Savoie, frontalière de la Suisse, possédait une zone franche nécessitant de nombreux points douaniers, à lʹintérieur même du département. Ma famille sʹest donc déplacée au gré des mutations du père, avant de venir sʹinstaller à Ugine, en Savoie, où la famille a ouvert un commerce de quincaillerie.


Où les allemands vont-ils nous conduire ? Que va-t-il nous arriver ? Pourquoi nous ? Pourquoi ces gamins avec nous ? Camille Girod-Roux, Charles Miédan et Lucien Bo ana, 18 ans tous les trois. Et Pierrot Jorioz, 17 ans ... mon âge lorsque je suis arrivé en Tarentaise … Jʹai été confirmé à Thorens en 1918, à la fin de ce e guerre dont les survivants disaient quʹelle serait la Der des Ders ... foutaises ! Jʹai ensuite fait mes études secondaires, jusquʹà la classe de Première, au collège Sainte-Marie de La-Roche-sur-Foron. Jʹy suis donc resté de la rentrée scolaire de 1924 à 1928. Jʹétais, sans doute, bon élève, mais aussi quelque peu indiscipliné, avec un tempérament très indépendant comme disaient les profs. Aujourdʹhui tout cela ne compte plus beaucoup, je peux le dire, jʹai été viré de La-Roche-sur-Foron et cʹest le Petit-Séminaire de Saint-Paul-sur-Isère qui voudra bien mʹaccueillir pour la classe de Philosophie durant lʹannée scolaire 1929-1930. Cʹest bizarre la vie, si jʹavais été un vrai bon élève, je serais devenu prêtre dans le diocèse dʹAnnecy alors que je suis devenu prêtre de Tarentaise, et aujourdʹhui je suis dans ce convoi en direction du Petit-SaintBernard. Mais me connaissant, prêtre dʹAnnecy, je serais peut-être déjà mort du côté des Glières ! Je repense à la cour des grands du PetitSéminaire Saint-Paul ... est-ce que je la reverrai un jour .


Je repense à tous ces lieux dans lesquels jʹai vécu heureux. Ma philo terminée, jʹai franchi le pas vers le sacerdoce. La Tarentaise nʹavait plus de grandséminaire depuis la Séparation de lʹÉglise et de lʹÉtat. Les grandsséminaristes tarins trouvaient refuge à Belley avec les séminaristes de lʹAin. Jʹai vécu dans ce e maison Saint-Anthelme en 1930-31 et à nouveau de 1932 à 1934. Cʹest là que jʹai été tonsuré pour la Noël 1932. En 1931 jʹai fait le zouave ! Une année à Alger, au 9ème zouaves, caserne dʹOrléans, sous les ordres du colonel Laborde. A la différence des régiments de tirailleurs pour les indigènes, les régiments de zouaves accueillent des jeunes venus de la Métropole. Nous étions trois séminaristes tarins au 9ème : André Moris, Claudius Mercier et moimême. Jʹai fini mon service caporal ... Jʹespère que le 9ème me ra bientôt le pied sur le sol de France pour participer à sa Libération.

Le zouave Muyard à Alger


Jʹai été rappelé sous les drapeaux en 1934 pour une période de 21 jours, sans aller bien loin, puisque jʹai été appelé au « 7 » à Albertville. Le 7ème Bataillon de Chasseurs Alpins, « bataillon de fer et dʹacier », depuis la fin de 1922 était en garnison à Albertville. En juin 40, les gars du « 7 » furent héroïques et payèrent un lourd tribut avec 60 % de pertes à Pinon dans lʹAisne. En septembre 40, ce qui restait du bataillon fut dissous. Triste époque. Mais nombreux de mes compagnons de clandestinité furent de ces anciens du « 7 » qui avaient décidé que la France devait relever la tête. Je repense à la caserne Songeon.


On était bien au « 7 » mais jʹavais hâte de reme re une soutane pour retrouver les copains du séminaire, mais surtout pour faire notre première rentrée à Moûtiers. Un séminaire racheté par lʹévêque, Mgr Louis Termier, et qui avait été entièrement remis à neuf. Ce fut le grand œuvre de Mgr Termier, cʹétait vital pour lui que ses grandsséminaristes puissent vivre dans la ville épiscopale. Jʹai bien connu cet évêque, après avoir été ordonné prêtre, puisquʹil ferra de moi son secrétaire particulier.

Mgr Louis Termier

Un peu secrétaire, un peu chauffeur, un peu homme de compagnie et confident, je fus son commensal de la fin de lʹété 1936 à son décès en avril 1938. Je lʹai assisté dans ses derniers moments, et le 08 avril 1938 jʹai conduit le deuil dans les rues de Moûtiers avec les chanoines Boch, Pachod et Rego az. Mgr Louis Termier, un grand et bon évêque ...



Un grand séminaire en èrement remis à neuf par Mgr Termier. La chapelle a été décorée grâce à l'ac on du chanoine Paris, infa gable apôtre de l’Œuvre d’Orient.


Ce fut une belle vie que ces années passées au séminaire à Moûtiers. La vie intellectuelle ne me répugnait pas ; lors de mon année de diaconat jʹai même obtenu la meilleure moyenne des 10 compagnons que nous étions. Mais une bonne journée pour moi ne pouvait se passer sans que jʹy exerce ce que certains appelaient mes talents de conteur ... ou pire encore sans que je ne conspire dans lʹinvention de quelques farces ! Jʹaimais bien aussi ces grandes promenades qui nous emmenaient dans les environs de Moûtiers.


Ces montagnes sont grandioses, les Alpes sont belles en ce mois dʹaoût ... Même le Mont-Blanc est venu nous saluer pour le dernier acte. Combien de fois jʹai goûté à cet appel des cimes ? « LʹAppel des Cimes », cʹétait le nom dʹun petit journal que nous avions le plaisir de créer au Grand-Séminaire de Moûtiers. Chacun y contribuait avec ses talents. Jʹavais été promu typo ! Dans ce décor, je me souviens dʹun « éditorial » que jʹavais écrit en commentant Louis Veuillot : « Le grand service à rendre aux incrédules, cʹest de faire que les chrétiens soient chrétiens ». Jʹécrivais : « Ce que nous pouvons résumer en ceci : faire le bien, voilà ce que Jésus appelle faire briller sa lumière, saler la terre. Que le spectacle de notre vie parfaitement pure, bonne, généreuse, fournisse aux hommes la force de sʹélever jusquʹà Dieu, comme au principe et à la source de notre bonté et de notre vertu ».

Sʹélever ... peut-on le faire lorsque lʹon est prisonnier, otage ... en a ente dʹune décharge ? Est-ce que jʹaurai le courage jusquʹau bout ? Jusquʹà la cime ?


Je pense à Ugine, ce e cité ouvrière où mon père Auguste Muyard est venu sʹétablir avec sa famille après avoir longtemps servi les douanes. Ceux qui se souviennent de lʹété 1933 doivent se faire une drôle dʹidée de moi. Le grand-séminariste avait fait parler de lui cet été là. Jʹavais envoyé pour notre petit bulletin, « LʹAppel des Cimes », un résumé de mes occupations : « Voici du nouveau : depuis quelques jours je pratique un sport assez bruyant et pas très rapide : jʹai nommé la pétrole,e. Les premiers jours je nʹosais pas traverser Ugine tellement le chahut était provocateur. Sur leurs portes, des mégères consternées ... Dans leurs bras, des mioches hurlant de peur ... Dans la rue des chiens beuglants : Qui frappe lʹair, Bon Dieu, de ces lugubres cris ? Mais, lʹhabitude prise, je nʹeffraierai plus personne. »


Je suis devenu prêtre, le dimanche 28 juin 1936, en la veille de la fête des Saints Apôtres Pierre et Paul. Ce e ordination a sans doute été la plus importante que la cathédrale ait connue depuis bien longtemps. Les effectifs du Grand-Séminaire durant lʹannée 1935-1936 étaient en effet assez exceptionnels : 24 étudiants en théologie, 6 en philosophie, 3 séminaristes détachés comme surveillants au Petit-Séminaire de Saint-Paul-sur-Isère, 5 séminaristes sous les drapeaux et 3 étudiants dans les Facultés de Rome ou Lyon. Ce 28 juin, Monseigneur Termier a ordonné pas moins de 10 prêtres, un diacre, 4 sous-diacres et il a conféré les ordres mineurs et la tonsure à 9 séminaristes. Je me souviens de lʹimage dʹordination au dos de laquelle nos 24 noms figuraient, elle représentait la croix scout qui a tenu une grande place dans la vie de beaucoup dʹentre nous, avec ce e devise : « Comme Lui : SERVIR ». Cʹest bien cela que jʹai essayé de vivre ... mon engagement fort, total de ces dernières années nʹavait pas dʹautres sens, servir un pays, la liberté et, comme Lui, si cela est nécessaire, donner ma vie.

L’ordina on du 28 juin 1936


L’itinéraire le plus habituel pour un jeune prêtre c’est de devenir vicaire dans une paroisse, sous la houle e d’un curé. Je n’ai jamais été vicaire. Ainsi en ont décidé les deux évêques sous lesquels j’ai servi. Je suis devenu leur secrétaire. Ce qui m’a permis de faire bien d’autres choses ! La musique est importante pour moi. J’aime chanter et j’ai appris à mener un chœur. Je sais aussi tenir le clavier dʹun orgue ou dʹun harmonium. Ce goût pour la musique je l’ai conjugué avec la volonté de réaliser un projet avec de jeunes moûtiérains.


Ce projet a pris corps en 1937, c’est celui dʹune manécanterie, ou maîtrise, que j’ai baptisée « Les Petits chanteurs de Saint Pierre II de Tarentaise ». Cʹest tout à la fois la reprise dʹune vieille tradition car, en 1454, avait été fondé, en la cathédrale de Moûtiers, le chœur des Innocents. Un chœur de jeunes garçons qui assuraient le chant des Offices, tout en recevant une formation scolaire et musicale. Le chœur a fonctionné depuis le 15ème siècle jusqu’en 1792. Baptiser le nouveau chœur en référence à saint Pierre II de Tarentaise, cʹétait faire référence au grand archevêque médiéval, premier Père Abbé de Tamié, fondateur du Pain de Mai et grand diplomate européen. Mais la dénomination « petits chanteurs» et ce lien au premier Père Abbé de Tamié, renvoyait aussi pour moi à un autre chœur célèbre, « Les Petits chanteurs à la Croix de Bois ». En effet, durant lʹété 1906, deux jeunes étudiants, en vacances à lʹabbaye de Tamié, formaient le projet de créer une maîtrise dʹenfants qui irait dʹéglise en église, de ville en ville, porter le témoignage vivant de lʹauthentique musique religieuse. Ce rêve devient, dès lʹannée suivante, une réalité. Nos deux jeunes gens sʹinstallent dans une masure dʹun faubourg parisien et accueillent les premiers enfants. Ainsi naquirent Les Petits Chanteurs à la Croix de Bois. Mon projet était, certes, moins ambitieux, mais cʹest bien ce e inspiration que l’on peut retrouver dans le costume même des petits chanteurs : amict, grande coule blanche avec capuchon et croix pectorale. Cʹest le dimanche 31 octobre 1937, en la Fête du Christ Roi, que Mgr Termier, avant la messe pontificale, devait présider à la prise dʹhabit des douze premiers Petits chanteurs de Saint Pierre II de Tarentaise, qui se firent entendre pour la première fois lors de la grand messe qui suivit, sous ma direction.


Durant ces années passées à Moûtiers comme secrétaire des évêques, jʹai également eu ce e chance de mʹinvestir dans le scoutisme. Je suis devenu lʹaumônier de la troupe « Saint Louis », les scouts de Moûtiers. Je repense à tous ces gamins ... Pour eux lʹengagement nʹa pas été un vain mot. Trois ont été emmenés en Allemagne, ils sont aujourdʹhui dans un camp, reviendront-ils ? Deux anciens scouts ont été tués lors de la Libération de Moûtiers. Et Fernand Boch, mon aîné, lʹaumônier diocésain des scouts, blessé sur sa pièce dʹartillerie près de Pussy, est mort dans mes bras à lʹhôpital de Moûtiers. Le Service de la France nʹaura pas été un vain mot pour eux.

Les scouts de Moûtiers en 1933 En haut de gauche à droite : Régis Busillet, Charles Barelle, Joseph Raffort, Régis Allemmoz, André Miraudin et Sylvain Jaccond. Au deuxième rang : Raymond Monterin, Camille Perret, Pierre Appolonia, Serge Mazzega, Louis Château, Eugène Favre, Gabriel Charpin, Georges Couvert, ... Jarre et Fernand Merzario. Assis : Lucien Romet, André Perret, Henri-Louis Resler, Marcel Anselme i, Roger Sambuis et René Dupoix.


Je me souviens de ce vendredi 1er avril 1938. Jʹétais dans le bureau de Mgr Termier ; nous préparions une prochaine ordination. Tout à coup, cet évêque que beaucoup vénérait, s’effondra, foudroyé par une violente a aque. Cʹest aux premières heures du mardi 05 avril quʹil devait décéder et ses funérailles se sont déroulées le vendredi 08 avril 1938. On a estimé à 5 000 personnes le nombre de ceux qui ont assisté à ces funérailles. Ce jour là, en tant que secrétaire, avec le Vicaire Capitulaire, le Chancelier et lʹabbé Rego az, directeur du journal « La Croix de Savoie » qui avait été fondé par Mgr Termier, nous avons mené le deuil. Jʹai compris tout le sens de la pompe funèbre.



Plusieurs journées d’une importante pompe funèbre en la cathédrale et dans les rues de Moû ers pour l’Adieu à l’évêque qui a profondément marqué son diocèse.


Je repense à Champagny-le-Haut où, aidé par des confrères et des grands-séminaristes, jʹai pu créer une colonie de vacances sous le vocable de saint Pierre II de Tarentaise. Cela a permis à de nombreux jeunes moûtiérains du Patronage, des scouts ou de la maîtrise, de profiter de la Vanoise. Et puis, grâce aux bonnes relations avec ceux de làhaut, jʹai pu monter plusieurs fois avec Massaro i, le menuisier de Moûtiers, dans sa camionne e. Jʹachetai un bovin dont je pouvais ensuite distribuer la viande aux personnes nécessiteuses de Moûtiers qui subissaient de plein fouet la rareté et le prix élevé des denrées. Il faut dire aussi que lorsque ça sentait le roussi j’allais me cacher là-haut. Jʹétais tranquille, tous les fusils de chasse du village auraient pu servir de comité dʹaccueil aux allemands !


Les choix me concernant qui ont été faits par les deux évêques successifs ont eu pour conséquence que jʹai peu pratiqué le ministère paroissial. Lorsquʹune paroisse se trouvait momentanément sans prêtre, jʹy allais, les dimanches, pour la célébration de la messe. Cʹest comme cela que jʹai découvert la paroisse dʹHautecour et puis, au terme dʹune marche interminable, celle de Celliers, dans la Vallée de lʹEau Rousse. Ce rôle du « jeune-curé-bon-marcheur » mʹaura entraîné pour des activités moins cléricales que jʹallais très vite avoir. Jʹai aussi aidé le curé de Moûtiers lorsquʹil nʹavait pas de vicaire. Cela me perme ait surtout de continuer dʹêtre présent auprès des jeunes. Et puis, il y a un peu plus de 10 mois, jʹai été nommé curé de Saint-Marcel, une paroisse devenue importante avec son village de Pomblière depuis que des usines sʹy sont implantées. 800 habitants et presque deux églises, avec la vieille église de Saint-Marcel, au pied de la colline Saint-Jacques, et la vivante et jeune chapelle de Pomblière. Mais ce e nomination, cʹest la conséquence dʹune autre histoire à laquelle je pense beaucoup alors quʹavec mes jeunes compagnons nous approchons du Col du Petit Saint-Bernard.


Ma vie a basculé le 1er septembre 1939 lorsque Hitler a a aqué la Pologne. Le 3 septembre, cʹest la France qui entrait en guerre contre lʹAllemagne. On nʹavait jamais vu une telle mobilisation dans les rangs du clergé de notre petit diocèse : 50 prêtres et 12 séminaristes de Tarentaise seront mobilisés. Quant à moi, jʹai intégré le 97ème Régiment dʹInfanterie Alpine. Constitué à Chambéry, le 06 septembre, le 97ème arrive en Tarentaise le 08 septembre. Le 15 septembre, Place des Victoires, à Moûtiers, a lieu une grande revue du 97ème R.I.A sous les ordres du lieutenant-colonel Jacquin. Nous sommes ensuite allés prendre nos différentes positions dans le Secteur Fortifié où nous avons demeuré de novembre 1939 à mars 1940.


Engagé comme caporal brancardier, je suis devenu sergent et aumônier du 97ème RIA. Nous avons qui é les Alpes pour participer à la Bataille de France. Après une pérégrination de deux mois à pied et en wagon à bestiaux dans lʹEst de la France, le régiment se retrouva dans un petit village de l’Aisne dont tous les savoyards ignoraient même l’existence : Chavignon. Mais dans ce e région, au nord de Soissons, des noms nous parlaient nécessairement : « lʹAile e », ce e petite rivière qui vit des combats acharnés en 1917 et 1918 ; nous étions aussi à proximité du fameux « Chemin des Dames », lʹhistoire se répétait. Mais elle se répétait mal. Lors de la grande offensive allemande des 05 et 06 juin 1940, les français, nous avons été totalement débordés car mal équipés et mal préparés à ce e sale guerre. Les allemands possédaient depuis plusieurs années une armée moderne ; nous, les français, on continuait 14-18. Des milliers d’hommes y laissèrent leur vie ou se retrouvèrent dans les stalags. Jʹai vu tomber des dizaines de gars de mon régiment. Moi-même jʹai été blessé et fait prisonnier. Ce fut la grande débâcle française.


Je me suis très rapidement échappé et, dès le mois de septembre 1940, jʹétais à Moûtiers. Jʹétais heureux dʹêtre rentré mais en même temps fort irrité de lʹoccupation italienne. Suite à lʹarmistice du 24 juin avec lʹItalie, voilà que nous avions gagné la Bataille des Alpes, seule victoire française dans ce e période de débâcle, et voilà que nous devions subir la présence des Alpini, comme des vaincus !


Plus dʹune fois jʹai eu envie de faire manger plumes et chapeaux à ces occupants. Jʹavais dʹailleurs trouvé un moyen de dire ma colère. Un petit détachement était cantonné dans lʹancien bâtiment de la dîme, à lʹest de lʹévêché. Pour sʹy rendre, les soldats devaient passer sous le porche de cet évêché. Deux étages plus haut, la fenêtre de ma chambre. Lorsque je voyais le petit groupe arriver, jʹouvrais ma fenêtre et je faisais jouer une tonitruante Marseillaise sur mon phonographe ! Je ne lʹaurais pas fait avec des soldats allemands, mais avec des italiens, on pouvait se perme re un tel comité dʹaccueil.


Pour comprendre la suite de cette histoire, quelques précisions sur la notion de « Réseaux » avant de redonner la parole à Georges Muyard. Les réseaux sont mis en place, en France, après l'armistice de 1940, soit par le Bureau Central de Renseignement et d'Action de la France libre à Londres (B.C.R.A.), soit par des services secrets britanniques comme l'Intelligence Service (I.S.) ou le Spécial Opération Executive (S.O.E.) ou l'Office of Stratégie Service américain (O.S.S.). Ils dépendent directement de ces organismes et disposent de moyens tels que émetteurs radio ou liaisons par avion. Le processus traditionnel de création de réseaux est l'envoi depuis Londres d'un chef de Mission qui arrive clandestinement en France avec son radio, prend les contacts nécessaires au recrutement de ses agents. Les réseaux ont eu trois missions principales : •

Réseaux de renseignement : transmettre au plus vite à Londres toute information sur les troupes Allemandes, leur implantation et leurs transports

Réseaux d'évasion : récupérer en territoire occupé tout aviateur ou technicien allié abattu et le faire passer en territoire contrôlé par les alliés.

Réseaux d’action : actions de sabotage.


Très rapidement jʹai rejoint un Réseau de renseignements ... Mais ce qui mʹa sans doute le plus enthousiasmé, même si la prudence était de mise, cʹest de me re en place les réseaux locaux. Je me souviens bien de la réaction de quelques uns, peu nombreux au départ mais bien déterminés ... Dès 1941-1942, sans quʹil soit possible évidemment de donner une date précise, quelques amis de Moûtiers, ne pouvant adme re la défaite sans réagir, ni le Régime de Vichy et lʹOccupation Italienne de la Haute-Tarentaise, commencèrent à parler et comploter entre eux. Il y avait parmi eux : — Dullin Pierre, négociant en vins, — Machet Gustave, épicier en gros, — Maggi Pierre, entrepreneur, — Reymond Jean, inspecteur des Impôts, — Bardassier Joseph, et son frère Pierre, garagistes, — Martinet Raymond, commerçant. Il nʹy avait pas encore de Maquis de réfractaires au Service du Travail Obligatoire (STO) qui nʹétait pas, à ce e époque, institué, mais on entretenait lʹespoir de jours meilleurs et, cʹest à partir de ce noyau, que les premières sizaines furent créées ou encouragées fin 1942, début 1943 et que furent ensuite organisés les premiers Maquis de réfractaires au STO. Grâce à eux, Moûtiers allait devenir la capitale tarine de la Résistance.


Ce nʹest pas toujours simple de dire comment des hommes obligés à la clandestinité ont commencé à se structurer. Je nʹai pas tout vu, même si jʹai donné des impulsions, de nombreuses choses mʹont échappé ... et cʹest bien ainsi. Il me semble me rappeler qu’il y a eu un premier groupe (on a appelé ces groupes des « sizaines », un mot emprunté au vocabulaire scout ) formé autour de Joseph Bardassier, son frère Pierre, Louis Sibut, Maurice Laurent et Minazio. Puis s’est formée une seconde sizaine avec Marcel Martin, les deux frères Alessio, Jean et Marcel, Paul Roude, Arsène Charrière et Raymond Martinet. Des rencontres informelles se sont déroulées dès la fin 1941 mais la véritable structuration nʹest venue quʹaprès le 11 novembre 1942. Moûtiers a vraiment été le berceau de la Résistance tarine, et sa capitale. Beaucoup de ceux de ces premières sizaines sont devenus des éléments indispensables de lʹÉtat-Major ou du Corps franc.


Tout sʹest accéléré dans la nuit du 10 au 11 novembre 1942, deux ans après lʹappel des Étudiants de France. Tout a commencé avec les événements qui se sont déroulés à Aigueblanche dans ce e nuit du 10 novembre 1942. Un groupe F.T.P distribuait des tracts appelant la population à manifester le 11 novembre. Une imprimerie clandestine avait été installée dans un entrepôt à bois. Ceux qui s’y retrouvaient, étaient principalement : Auguste Tornier, Jean Martinet, André Negro, René Borlet et Edmond Rochaix. C’est durant la nuit, pendant la distribution des tracts, que le groupe fut intercepté par les gendarmes de Moûtiers. Ces derniers n’hésitèrent pas à ouvrir le feu et l’adjudant commandant la brigade de Moûtiers aba ait lâchement Auguste Tornier et blessait Jean Martinet qui devait vivre dans la clandestinité jusqu’à la Libération. La nouvelle de cet événement pouvait, tout à la fois, refroidir certaines ardeurs, mais aussi en susciter chez les plus déterminés, ce qui fut le cas. Cela conduit donc au 11 novembre moûtiérain.


Le mercredi 11 novembre 1942, 24 ans après lʹarmistice me ant fin à la Première Guerre mondiale, fut une journée qui pourrait être considérée comme lʹune des plus triste de ce e guerre puisque Hitler avait choisi ce e date symbolique pour me re fin à la Zone libre. Et puis lʹon apprenait donc que dans la nuit un gendarme français avait aba u un patriote français ; un français, non pas tué par un allemand, mais par les forces de lʹordre françaises ... Mais un formidable espoir devait pourtant naître ce jour là. Ce 11 novembre, malgré l’interdiction des autorités de Vichy, un groupe d’environ 25 personnes (parmi lesquelles : Pierre Bertoli, Paul Danis, Lucien Delaplace, Jean-François Laissus, Maurice Laurent, Marcel Martin dit « Djo-Djo » , Raymond Martinet, Jean Rosso, Edmond Sibut et dʹautres…) se rendait au Monument aux Morts, place Aristide Briand où Marcel Martin déposait une gerbe enrubannée de tricolore. Le cortège devait partir de la Place de la Mairie, puis le départ avait été changé pour la Place de la Gare. Au dernier moment, et par prudence, le petit groupe devait partir de la Place des Victoires. Ce e brève manifestation patriotique se déroulait dans le calme quand le maire, arrivant sur les lieux, demanda à l’agent de ville qui l’accompagnait de relever les noms des participants, qui pour la plupart se dispersèrent sans décliner leur identité. Mais à Moûtiers tout le monde connaît tout le monde ... Pierre Bertoli déclara d’un ton sec au maire qui s’approchait du groupe : « le nom de mon père est gravé sur ce monument. Auriez-vous la prétention de m’interdire, aujourd’hui 11 novembre, d’honorer sa mémoire ?» Le maire s’éloigna aussitôt sans réagir ; il était pourtant, lui aussi, un ancien de 14. Suite à l’inopportune intervention du premier magistrat de la ville (désavouée d’ailleurs par de nombreux moûtiérains), quelques manifestants, dont Lucien Delaplace et Marcel Martin, se virent infliger par le tribunal de Moûtiers, une amende qui, je crois, nʹest toujours pas payée et, je lʹespère, ne le sera jamais ! Ce jour là, jʹai compris quʹil était temps de mieux sʹorganiser.



Mercredi 11 novembre 1942 ... Dimanche 30 mai 1943. Pour moi, ces deux dates ont fait du Monument aux Morts de Moûtiers un symbole de la Résistance. Le 30 mai 1943, ce sont quelques 500 anciens de la 16ème Demi-Brigade, celle du Secteur Fortifié de Savoie, tous ces gars qui ont gagné la Bataille des Alpes et qui ont ressenti comme la pire des humiliations lʹarmistice imposé par Mussolini, qui se rassemblèrent à Moûtiers. Ce jour là, devant ce Monument aux Morts, le lieutenant-colonel Vergezac, « Lasseigne » comme nous lʹappelons dans notre clandestinité, cet homme aux côtés de qui jʹai passé tant et tant dʹheures ces dernières semaines, a eu des paroles dʹune très grande audace. Je lʹentend encore parler des morts dont les noms figurent sur le monument et dire « leur exemple nous donnera le courage et la force dʹentreprendre la tâche immense qui va nous incomber à nous, les vivants, pour que la douce France éternelle retrouve sa place dans le Monde ». Roger Frison-Roche, dans les montagnards de la nuit a donné à lʹun des personnages les traits du colonel Vergezac : ʺLe « Pachenier », cʹétait son nom de résis-

tant ; le pachenier cʹest le tâcheron qui dans les montagnes de Savoie, durant lʹalpage, plante chaque jour la pachenée, cʹest-à-dire autant de piquets de bois quʹil y a de vaches au troupeau ; à ces courts piquets sont a,achés, la nuit et pendant les heures de traite, par une courte chaîne, les animaux. Dur travail qui se complète par lʹétalement du fumier, par le port des brandes de lait depuis le troupeau jusquʹà la muande où se fait le fromage. Le pachenier occupe la plus basse condition dans la hiérarchie des montagnards, le maître-berger et le fruitier culminant bien au-dessus.


Ce nom avait été donné tout naturellement au colonel lorsquʹon avait reconnu le vieux militaire sous ce déguisement devenu pour lui sa vêture normale. Le fait est quʹil sʹétait, par une sorte de mimétisme, identifié avec le pauvre hère dont il avait lʹapparence. Qui donc aurait pu le reconnaître dans ce,e silhoue,e de pâtre misérable, dans ce vieillard vêtu de velours et chaussé de souliers éculés dont la tige se prolongeait par des jambes de coq enroulées dans des molletières bleu foncé mises en chevron comme avant 14 ? Ce travestissement était complété par la« tarte», le large béret des chasseurs alpins, pincé sur le devant « à la quille », délavé, empesé de crasse, et duquel ne se détachait même plus le cor de chasse brodé dʹargent, réduit maintenant a une sorte de dessin filigrane légèrement plus clair que lʹensemble de la coiffure. On ne sʹétonnait pas de le voir coiffé de la sorte. En Savoie tous les vieux bergers, tous les vieux montagnards portent le même béret plat, inchangé depuis le temps lointain du régiment. Le colonel avait commandé autrefois les troupes alpines dans lesquelles il avait fait toute sa carrière mais, surpris par lʹarmistice et bien quʹa,eint par la limite dʹâge, il nʹavait pas abdiqué. Il avait disparu aux yeux du monde, aux yeux de ses supérieurs, et patiemment pris contact avec les réseaux locaux de la résistance qui sʹorganisait. Trop âgé pour accomplir des actions dʹéclat, il était de précieux conseil et pestait contre ses jeunes camarades qui nʹavaient pas encore pris position. Volontairement rayé du monde, il vivait au milieu des montagnes de Savoie, partout bien accueilli, reçu chez ses anciens chasseurs qui tous respectaient son anonymat; il allait ainsi nonchalamment dʹune vallée à lʹautre, par des sentiers quʹil connaissait comme sa poche, couchant dans le foin ou à la belle étoile, précieux agent de liaison, passant à travers tous les barrages avec une aisance déconcertante. Qui se serait méfié de ce vieux paysan madré, tirant une vache au bout dʹune corde, crasseux et vêtu de guenilles, le visage enfoui dans une énorme moustache aux bords jaunis par le fort tabac de chique quʹil allait lui-même chercher en fraude dans la combe de Savoie.ʺ


Je ne sais pas si dans 20, 30 ou 50 ans des historiens sʹintéresseront à la Résistance ? Leur travail ne sera pas facile ! La Résistance a réussi parce qu’elle a su être clandestine. Se montrer trop vite, tant que nous nʹétions pas armés, aurait été suicidaire. Tout cela fait que, même des hommes très engagés, ne savaient pas forcément ce que d’autres faisaient et ce que d’autres savaient. Après ce 11 novembre 1942, jʹétais déjà engagé depuis longtemps dans la Résistance, jʹai été contacté par les responsables albertvillois (Joseph Gaudin, Raymond Bertrand) qui cherchaient à étendre le mouvement « Libération ». Jʹai chargé Monique Resler, la fille du docteur, de contacter les meneurs de la cérémonie du 11 novembre. Tout cela me ramène au scoutisme et à mon ami l’abbé Fernand Boch, professeur à Saint Paul et figure importante de notre mouvement. Il est devenu capitaine au sein du Bataillon AS de Tarentaise. Il est malheureusement mort de ses blessures, quasiment dans mes bras, à lʹhôpital de Moûtiers où il avait été transporté il y a quelques jours. Il y a tant de choses qui ce sont passées durant ce mois dʹaoût ! Cʹest ce cher Fernand qui mʹa encouragé à créer des Guides de France. à Moûtiers. A lʹentrée de lʹhiver 1940, j’entends encore les premières guides prononcer leur promesse : « Sur mon honneur, et avec la grâce de Dieu, je mʹengage à servir de mon mieux Dieu, lʹÉglise et la Patrie, — à aider mon prochain en toute circonstance, — à observer la loi des Guides. ». Cela nʹa pas conduit toutes les guides à entrer dans la Résistance mais certaines, à lʹimage de Monique Resler, ont bien servi notre cause. Cʹest elle qui a été lʹintermédiaire entre Marcel « Djo Djo » Martin et moi. Et puis, jʹai présenté Martin à Gaudin et très vite une question est venue : qui pourrait coordonner la Résistance à Moûtiers et aux alentours ?


Fernand Boch et Joseph Gaudin, celui qui croyait au Ciel et celui qui n’y croyait pas, pourtant unis dans le même idéal et les mêmes combats en humanité. La stèle rappelant le souvenir de Fernand Boch, à la Forvie, au-dessus de Notre-Dame-de Briançon, sur la route de Pussy. Une devise qui le caractérise bien : « Tenir et Servir »


Oui Monique Resler a servi dʹintermédiaire, elle a assuré le lien avec Djo Djo Martin. Et après le contact avec Gaudin, Martin a pris son bâton de pèlerin. Il a rencontré quelques refus et puis en discutant avec Marcel Alessio une solution sʹest imposée. Alessio, avec son frère Jean, jouait dans la fanfare de Moûtiers, « Les Tarins ». Il y avait aussi Louis Lungo qui jouait dans la fanfare. Ils lui ont parlé. Est-ce que cʹest ça qui a convaincu Lungo dʹy aller ? Je ne sais pas ... en tout cas cʹétait parti : Lungo acceptait de coordonner le secteur. Il fallait faire le lien entre les sizaines qui étaient déjà formées, établir les contacts avec ceux dʹAlbertville. Lungo était assureur, il se déplaçait donc souvent sans trop a irer les soupçons. Pour moi jʹallais trouver en lui, et en sa femme Blanche, des appuis précieux. Heureusement quʹil y avait ce e fanfare les Tarins à Moûtiers ! Aujourdʹhui dans notre caravane de 21 otages il y a 3 musiciens de la fanfare : Jean Rosso a 29 ans, Paul Anselmet 19 et Camille Girod-Roux nʹen a que 18. Est-ce quʹils pourront refaire de la musique dans les rues de Moûtiers ?


Mais les choses sont plus compliquées en ce qui concerne Lungo. On pourra dire plus tard que cʹest grâce à ces réseaux moûtiérains, les scouts, la fanfare, quʹil a accepté de prendre la tête des opérations dans le secteur de Moûtiers. En réalité cela faisait déjà quelques mois que Lungo avait été contacté. Cʹest Raymond Bertrand, lʹun des responsables albertvillois, qui, par l’intermédiaire de l’abbé Fernand Boch, est entré en contact avec moi pour que je sollicite Lungo. Jʹavais donc contacté Lungo dès 1941, et, fin 1942, les acteurs moûtiérains qui l’ont contacté, ne pouvaient pas savoir nécessairement que celui-ci était déjà impliqué et bien sûr il nʹa pas pu révéler les premiers contacts. Cʹest ainsi que nous avons vécu ces dernières années, dans la discrétion, voire le secret le plus total. Cʹest comme cela que le mouvement Libération a trouvé sa place à Moûtiers.


Heureusement que Lungo était là. Il a commencé modestement, il est le fils dʹun ouvrier métallurgiste issu de lʹémigration italienne. Sa famille est arrivée à Marseille au début du 20ème siècle. Il sʹinstalle d’abord en Savoie avec un emploi de comptable aux aciéries dʹUgine, puis vient à Moûtiers comme assureur. Un fort caractère, des qualités physiques, de nombreuses relations dans toute la vallée, c’est tout cela qui va le conduire à organiser la Résistance en Moyenne et HauteTarentaise sous le nom de commandant « Durhone ».

Il y a eu le travail de Louis, il y a eu également celui de Blanche son épouse. Lorsque je pense à ce couple, je pense à leur appartement donnant sur le quai de la République, appartement qui sera le témoin de bien des rendez-vous des responsables de la Résistance locale, de contacts avec les agents envoyés par Londres, et où j’allais régulièrement éme re avec mon poste radio. Blanche savait ruser : son mari devait fréquemment être absent de Moûtiers à cause de son poste de commandement, en particulier depuis que le Corps franc est mobilisé ; lorsque la police ou les troupes allemandes arrivaient à l’appartement elle me ait toujours en avant des relations difficiles et expliquait que son mari avait qui é le domicile conjugal masquant par une simple affaire de couple les responsabilités d’un chef de secteur.


Elle m’a rendu de grands services pour me perme re d’éme re et de recevoir des messages au sein de mon réseau. C’était difficile pour moi d’éme re depuis l’évêché, c’était avant que je sois nommé curé de SaintMarcel, lorsque j’étais le secrétaire de l’évêque. Si ma radio avait été repérée lors d’une émission et que je l’aie fait depuis l’évêché, je faisais courir un risque énorme à l’évêque, il me fallait donc un endroit moins exposé. C’est Blanche Lungo qui venait chercher à 1’évêché le poste éme eur qui était chez moi pour l’amener jusqu’à son appartement. Je la revois, arrivant avec un vieux sac en moleskine avec des queues de poireaux et des caro es qui en sortaient pour tromper lʹennemi. Le poste trouvait place rapidement au fond du sac et Blanche descendait le Quai de la République jusqu’à son appartement. Quelques heures après je m’y rendais moi-même et, dans un repaire tout à fait particulier comme on en trouve dans les vieux immeubles, je correspondais avec Londres. Blanche Lungo était d’une discrétion absolue, à aucun moment elle n’a cherché à me poser la moindre question et lorsque je commençais à éme re, elle se retirait toujours discrètement. C’est cela qui a fait notre force. Lorsque je repartais, je sortais de l’immeuble par une autre porte qui donnait sur la Grande-Rue, à côté de l’épicerie Cœurdevey (aujourd’hui « Domi coiffure »). Quelques heures plus tard, comme je ne voulais pas que l’éme eur-récepteur reste chez les Lungo où il y avait le risque de perquisitions, plus qu’à l’évêché, Blanche ramenait le poste à l’évêché, de la même façon, dans le sac qui essayait de tromper lʹennemi. Cela s’est produit deux fois par semaine, pendant assez longtemps, jusqu’à ce que l’évêque me nomme curé de Saint-Marcel.


C’est à l’automne 43 que je suis devenu curé de Saint-Marcel. L’été précédent il y avait eu l’affaire de mon ami l'abbé Joseph Giroud. C’est un natif de l'Ain, qui est devenu prêtre du diocèse de Tarentaise en 1931. Lorsque la guerre a éclaté, il était déjà curé de la Bathie. Pendant cette Guerre de 39-40, ses états de services lui ont valu la Croix de Guerre 39-40 avec étoile de bronze. Très vite il va être des nôtres en rejoignant les rangs de la Résistance, devenant un proche du capitaine Bulle, le responsable militaire du Secteur III. Depuis le mois de mai de cette année, il sert dans les Forces Françaises de l’Intérieur en qualité de lieutenant, au sein du Bataillon Bulle. Son pseudonyme est « lieutenant Honoré ». Revenons en arrière, le 10 juillet 1943 au matin, la police française encercle le presbytère de La Bathie et y pénètre dans le but de l’arrêter. Il avait été dénoncé comme résistant. Les forces en présence étaient bien inégales : le curé était seul contre un groupe armé. Il a cependant rapidement réagi en prétextant qu’il devait prendre quelques affaires avant de suivre ceux qui l’arrêtent. Montant au premier étage du presbytère, il va dans sa chambre où il sait qu’il y a une corde d’alpinisme. Il ouvre une fenêtre donnant sur un côté du presbytère où il n’y a point de policiers et descend, en rappel, par cette fenêtre. Il se faufile alors à travers jardins, prés et champs jusqu’au pont qui permet de traverser l’Isère et de rejoindre Esserts-Blay. Je l’entends encore nous raconter cette histoire en nous mimant sa course à travers prés. C’est pas toujours facile de courir avec nos soutanes ! Sa première halte se fait dans l’église d’Esserts-Blay où le curé du lieu est en train de célébrer sa messe. Il nous a dit qu’au moment même où il pénètre dans l’église commence la lecture d’un texte des Actes des Apôtres, le chapitre 12, la délivrance miraculeuse de l’apôtre Pierre, dans lequel Pierre, emprisonné, sort mystérieusement de sa prison en étant guidé par un ange. L’abbé avait l’impression d’entendre sa propre histoire ! Sacré Joseph, ça n’arrive pas tous les jours de pareils miracles ! Il rejoignit ensuite le Petit-Séminaire de Saint-Paul-sur-Isère où on l’accueillit chaleureusement, la plupart des professeurs étant engagés dans la Résistance. L’après-midi, prenant le train en la gare de Cevins, l’abbé Giroud a rejoint Moûtiers. C’est là où je l’ai rencontré le soir. Il est venu à l’évêché.


Nous étions cinq à avoir longuement discuté : il y avait l’évêque Mgr Terrier, Gaspard, un prêtre qui est lorrain d’origine et qui a été professeur au Séminaire, il y avait aussi Mahiat Léopold, le curé de Pralognan, Giroud et moi-même. Léopold Mahiat, d’origine belge, était aussi l’un des nôtres. Je sais qu’il a rencontré à plusieurs reprises Pierre Fugain, l’un et l’autre appartiennent à un important réseau de renseignements « Gallia ». L’évêque a redit ce soir là sa position habituelle : pour lui, il valait mieux obéir aux autorités ; même si l’on ne partageait pas toutes leurs idées, l’autorité était le gage de la légitimité. Gaspard, qui fut pourtant professeur de droit canonique, a balayé tout ça en disant qu’obéir à Vichy c’était obéir aux allemands et qu’il n’était pas possible de discuter avec ces gens là. Il le savait puisqu’il était lorrain, il les avait pratiqués ! L’évêque a demandé à Gaspard de nous amener jusqu’à l’embranchement de Champagny. De là, Mahiat est rentré au presbytère de Pralognan et, avec Giroud, on a rejoint Champagny-le-Haut. Giroud a pu passer le temps nécessaire dans les locaux de la colonie Saint Pierre II de Tarentaise que j’avais fondée. Là-haut on était certain d’une chose, on savait que l’on avait toutes les carabines de chasse du village qui nous protégeraient des inopportuns. C’est à la suite de cet été mouvementé que j’ai été nommé à Saint-Marcel. Bien sûr le vieux curé venait de mourir et il fallait un prêtre jeune pour cette importante paroisse ouvrière. C’est peut-être simplement cela qui a guidé l’évêque. Mais, peut-être a-t-il préféré m’éloigner de l’évêché où je devais commencer à devenir gênant. Il a peut-être eu peur qu’un jour l’évêché de Moûtiers soit encerclé comme l’avait été le presbytère de Giroud ? Mais avec cet évêque qui aimait bien la Liberté, qui nous dit qu’il ne m’a pas nommé à SaintMarcel pour me donner plus de liberté ? Je ne sais pas si je pourrai un jour l’interroger sur tout cela ? Quoiqu’il en soit c’est en tant que curé de cette paroisse que je traverse cette année 44.


En ce mois dʹaoût 1944 tout sʹest accéléré. Il est vrai que depuis le début de ce e année 1944 je me ais beaucoup dʹespoir dans ma nouvelle affectation. En effet, depuis le 1er janvier, comme lʹon dit dans notre jargon, je suis devenu membre du réseau Action R1, cʹest le réseau Union qui va jouer un rôle primordial pour la Libération des Alpes. La mission Union est une mission interalliée commandée par trois hommes : un français, le lieutenant colonel Pierre Fourcaud, dit « Sphère », un américain, Peter Y. Ortiz, dit « Chambellan » et un britannique, le capitaine Thackthwaite, dit « Procureur ». Fourcaud arriva en France le 08 février 1944 par un avion qui le déposa en Saône et Loire, les deux autres responsables avaient été parachutés le 07 janvier 1944. Pierre Fourcaud Leur objectif était de perme re lʹarmement des différents groupes qui avaient été constitués sur le terrain et qui vont former les Forces Françaises de lʹIntérieur (Les Forces Françaises de lʹIntérieur (FFI) est le nom donné en 1944 à lʹensemble des groupements militaires clandestins qui sʹétaient constitués dans la France occupée : Armée secrète, Organisation de résistance de lʹarmée, Francs-Tireurs et Partisans, etc. Cʹest le lieutenant colonel de Galbert qui aura pour mission de regrouper tous les comba ants des deux départements savoyards sous le sigle FFI). En accord avec Paul Rivière (dit « Marquis »), chef des opérations de parachutage pour la zone Sud, la Mission Union envoie à Londres un télégramme, le 16 février 1944, demandant lʹorganisation rapide de parachutages pour armer les groupes savoyards. Les premiers parachutages seront ceux du mois de mars, dont celui de La Plagne, dans la nuit du 10 au 11 mars 1944. La Mission préparera également le très important parachutage du 1er août 1944 au Col des Saisies où près de 300 tonnes dʹarmes et de munitions seront larguées perme ant dʹéquiper 3 000 hommes répartis dans les différents secteurs savoyards. Il faudra bien se rappeler de ces trois là : Sphère, Chambellan et Procureur, on leur doit une fière chandelle !


Le mois d’août 44 avait débuté dans la joie. Lʹimportant parachutage du Col des Saisies du 1er août fut une belle réussite pour notre mission Union. Pour sécuriser lʹacheminement du matériel destiné aux résistants de Tarentaise la décision avait été prise dʹinterdire à lʹoccupant tout mouvement en fond de vallée. Dʹoù lʹétablissement dʹun « bouchon », à Pierre Château, en amont de Feissons-sur-Isère, endroit où la vallée est la plus étroite. Il avait été décidé que ce site serait défendu conjointement par lʹArmée Secrète et les Francs Tireurs et Partisans Français. La stratégie sʹest avérée efficace ; à partir du 05 août les convois allemands subissent des pertes importantes. Le dimanche 06 août, un camion allemand descend la vallée. A NotreDame-de-Briançon, il est pris à partie et il est contraint de faire demi-tour. Au même moment, deux camions de lʹArmée Secrète, avec les gars de la section Deschamps, qui ent Moûtiers en direction de Pierre Château pour aller renforcer le dispositif. Le premier camion, légèrement en avance sur le second, va se trouver dans le Faubourg de la Madeleine face au camion allemand. Aussitôt le combat sʹengage, faisant de nombreux morts. Les allemands arrivent à rejoindre lʹhôtel Terminus où leur garnison est cantonnée. Lʹhôtel est rapidement encerclé et la garnison doit capituler en fin de soirée. Le 08 août, cʹest la garnison allemande de Bourg-Saint-Maurice qui se repliait sur le Col du Petit-Saint-Bernard. La Tarentaise sʹétait donc libérée par ses propres forces. Nous avons saisi une opportunité ... mais cela pouvait-il durer ?

Le monolithe de Pierre Château


Les 06 et 07 août, la Tarentaise se libérait donc dʹelle-même, le mot dʹordre qui avait été donné, dès le 1er juin : « Libérez la vallée », devenait réalité. Mais, cʹétait sans compter sur les troupes allemandes qui ant le Vercors et se dirigeant vers lʹItalie par la route nationale 90 en direction du Col du Petit-Saint-Bernard. Ces troupes allemandes bénéficient dʹun armement lourd très important. Lʹavancée est inexorable et, le dimanche 13 août, Moûtiers était à nouveau une ville occupée. Le lendemain, les Allemands brûlaient Montgirod. Le 15 août, après la messe, jʹétais heureux dʹannoncer à quelques jeunes le débarquement de Provence. Cʹest le même jour quʹil y a eu lʹultimatum du capitaine allemand Wirth « selon le droit international vous êtes des Francs-Tireurs et vous encourez automatiquement la peine de mort ». Le 16 août 1944, le commandement allemand avait demandé que, le lendemain, tous les hommes de Moûtiers, âgés de 17 à 35 ans, viennent se rassembler sur la Place des Victoires. De là ils furent conduits aux casernes de la ville. Le 18 août, des interrogatoires, parfois brutaux, ont commencé et les moûtiérains ont été contraints de déposer leurs radios pour ne plus avoir les informations de Londres. Cʹest ce même jour que jʹai été arrêté par les Allemands entre les deux villages de Pomblière et de Saint Marcel, en possession dʹun poste éme eur. Moi, aussi, ils mʹont conduit aux casernes de Moûtiers. Jʹavais convenu quʹen cas dʹarrestation, je dirais avoir trouvé le poste éme eur dans mon église et que je me rendais auprès des autorités pour le reme re.


Cʹest le lendemain que les hommes de 17 à 35 ans de Pomblière ont été rassemblés à lʹusine et, le 20 août, 5 dʹentre eux nous ont rejoints aux casernes de Moûtiers. Cʹest ce même jour, que 26 dʹentre nous ont été isolés des autres hommes, nous étions au rez-de-chaussée de lʹun des bâtiments. Les interrogatoires se sont poursuivis et jʹai pris une sacrée tabassée mais jʹai réussi à résister. Ils nʹauront rien appris de moi. Le 21 août, ils ont dû relâcher tous les autres car les bâtiments sont devenus beaucoup plus calmes. Nous nʹétions donc plus que 26 : 21 moûtiérains et 5 de SaintMarcel. Cʹest ce soir là que 5 gars ont été relâchés : Pierrot Bergeri, Eugène Féchoz, André Glise, Paul Grolla et Roger Rigo i. Quʹest-ce qui a orienté le choix des Allemands ? On ne saura sans doute jamais. Nous voilà donc 21. Dans la nuit du 22 au 23 août, nous sommes donc partis de Moûtiers. Viendront sʹajouter, au cours de la route en direction du PetitSaint-Bernard, trois habitants de Bourg-Saint-Maurice, deux de Séez et un de Bozel. Nous avons su que Mgr Terrier, lʹévêque de Tarentaise, monté à vélo jusquʹà Bourg-Saint-Maurice, tentera une dernière médiation, ainsi que Marius Collomb, le maire de Moûtiers, mais sans réussir à nous voir et donc sans résultat. Nous arrivons au Col du Petit Saint-Bernard ? Que va-t-il se passer ? Quʹadviendra-t-il de nous ?


Le 21 juillet 1945, 27 corps ont été retrouvés à Terre Noire en Val dʹAoste, à proximité du Col du Petit-Saint-Bernard. Les corps étaient entassés dans deux charniers. Un 28ème corps a été retrouvé à environ un kilomètre du Col du Petit-Saint-Bernard. La moyenne dʹâge des martyrs de Terre-Noire était de 24 ans ; le benjamin, Pierre Jorioz, nʹavait que 17 ans. lérc fosse : Hôtelier Marc, 43 ans. Carron Jean, 21 ans. David Olivier, 21 ans. Minighe i René, 20 ans. Jaille e Auguste, 20 ans. Bonnefond Jean, 34 ans. Miédan Charles, 18 ans. Mérendet Louis. Bo ana Lucien, 18 ans. Magnani Alvaro, 19 ans. Abbé Muyard Georges, 33 ans. Pollin Louis, 33 ans. Utille Fernand, 31 ans. Resler François, 23 ans. Jorioz Pierre, 17 ans. Simon Jean, 20 ans. Capra Jean, 19 ans. Anselmet Paul, 19 ans. Rosso Jean, 29 ans. 2ème fosse : Moret Alphonse, 38 ans. Penec René, 32 ans. Orsat Jean, 24 ans. Bassani Marius, 21 ans. Hernandez Michel, 25 ans. Girod-Roux Ca -mille, 18 ans. Lathuile René. Bianchi Jean, 25 ans. Enterré à 1 km du col : Chapuis François, 20 ans. Le 28 juillet 1945, Moûtiers rendait un hommage solennel aux 21 martyrs de Moûtiers et Saint-Marcel. Le corps de Georges Muyard sera ensuite transféré dans le caveau familial dʹUgine. Le 1er septembre 1946 sera inauguré le monument commémoratif au cimetière de Moûtiers, monument surmonté du « V » de la Victoire encadrant une croix de Lorraine. Enfin, le 28 août 1950, au cours dʹune cérémonie franco-valdotaine on inaugurera la première stèle à Terre-Noire sur les lieux mêmes des charniers. Dans les lambeaux de la soutane de Georges Muyard, son bréviaire a été retrouvé par lʹabbé Joseph Giroud alors aumônier de la 5ème 1/2 Brigade. Ce bréviaire est aujourdʹhui conservé au Musée des Traditions Populaires de Moûtiers, salle de la Résistance, ouvert à la page du 23 août, page du dernier office probablement récité par l’abbé Georges Muyard.


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