Restaurations sculpturales à la tour Saint-Jacques - les valeurs patrimoniales qu'elles reflètent

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Restaurations sculpturales à la tour Saint-Jacques : les valeurs patrimoniales qu’elles reflètent

D’Hose Célia 2017 - 2018

Enseignants :

Philippe PROST Vanessa FERNANDEZ Camille BIDAUD Laure JACQUIN Virginie PICON-LEFEBVRE Angèle DENOYELLE


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INTRODUCTION Les bâtiments luxueux anciens ont la particularité d’être très décorés, du moins en Europe. Qu’ils soient de style gothique, classique, baroque, ou même avant eux les temples et les palais antiques, tous possèdent de nombreux éléments sculptés. Ces sculptures peuvent se ranger selon deux familles bien distinctes : l’ornemental ou le monumental. Le premier est répétitif, on peut retrouver la même figure plusieurs fois sur la tour, tandis que le second est ponctuel, de taille plus importante, de symbolique différente et surtout, de représentation unique. L’ornementation d’un édifice gothique, comme celui de la tour Saint-Jacques, est constitué de plusieurs éléments : des gargouilles, dont le but est de repousser l’eau hors du bâtiment ; des motifs en bas-reliefs présents sur l’ensemble du bâtiment, qui donnent son caractère au bâtiment ; et des petites représentations florales ou animales encadrant les portes, les arcs et les angles. Les représentations d’animaux ou de personnages uniques tels que les saints et les évangélistes composent quant à eux la sculpture monumentale. Ils sont de taille supérieure aux éléments de l’ornementation, et font partie de la catégorie des œuvres d’art à part entière. Nous verrons que les architectes et les sculpteurs travaillent ensemble sur ces objets, l’un ne va pas sans l’autre. Aujourd’hui, différentes façons de restaurer un monument et ses sculptures se distinguent. Les types d’interventions dépendent de plusieurs facteurs, tels que l’état de dégradation générale du bâtiment ou de la sculpture, le contexte politique, la pensée populaire générale et surtout les idées des architectes et de ceux qui les aident à faire leurs choix. Quelles sont ces différentes opérations ? Il y a tout d’abord le nettoyage et les traitements, lorsque les statues sont très peu dégradées, mais qu’elles présentent un encrassement général bien visible. Puis vient la restauration, lorsque des morceaux d’œuvres manquent ou menacent de fissurer, de casser et mettent en danger la stabilité d’un objet en pierre ainsi que la sécurité du public. La grande différence entre la restauration d’un édifice complet et la restauration d’une sculpture réside dans le fait qu’une statue n’a aucun effet sur la stabilité structurelle du bâtiment. Autrement dit, lorsqu’une statue devient trop dégradée, il est possible qu’elle soit déposée sans jamais être repositionnée et le bâtiment n’en serait nullement affecté en terme de stabilité. C’est ce qui se produit lors de certaines restaurations. Parfois, les architectes choisissent de ne restaurer que certaines parties de l’édifice ou de la sculpture. Dans d’autres cas, ils vont même jusqu’à remplacer entièrement une œuvre. Elle est enlevée, puis refaite à l’identique, ou bien différemment. Il se peut même que les architectes fassent refaire des statues en épannelage, c’est-à-dire que la forme générale de la statue est reproduite, mais sans ses détails. Ou parfois, au contraire, on ajoute des statues qui n’ont jamais existé. La tour Saint-Jacques-de-la-Boucherie présente presque tous les cas évoqués ici. Elle est un très bon sujet d’étude pour la problématique de la restau-

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ration de sculptures monumentales. Grâce à cette diversité, elle nous permet de discerner plusieurs façons d’aborder une restauration. Nous comparerons ces différentes idées, quant à la façon de voir le patrimoine historique à Paris. D’autre part, nous nous intéresserons aux méthodes utilisées à la tour Saint-Jacques pour la restauration des objets en pierres, et des sculptures. Nous allons donc essayer de faire le tour des différents moyens dont les architectes disposent pour restaurer la sculpture monumentale d’un édifice historique. La tour Saint-Jacques sera notre objet d’étude. Nous essaierons de mettre en avant ce qui a évolué en confrontant le XIXe, le XXe et le XXIe siècle par l’évolution du courant de la pensée. La problématique générale est la suivante : quelles pensées patrimoniales ressortent des restaurations de sculptures monumentales à la tour SaintJacques, du XIXe siècle à aujourd’hui ? Cette question implique de nombreux sous-questionnements, tels que : lorsqu’on enlève une sculpture, qu’en fait-on ? N’oublions pas que si une sculpture doit être déposée, c’est parce qu’elle a subi certains effets extérieurs qui l’ont bien trop usée. Quels sont ces effets, qui influencent particulièrement l’usure de la pierre ? On retrouve également la question des techniques de restauration de la pierre en soi. Quelles sont celles qui étaient utilisées auparavant, et dont on se sert encore aujourd’hui ? Pourquoi ? Y a-t-il de nouveaux moyens révolutionnaires de restauration de la pierre ? Avant de répondre à ces questions, voyons si quelqu’un d’autre s’est déjà intéressé à ce sujet et ce qui en est ressorti. La tour Saint-Jacques-de-la-Boucherie est un bâtiment qui fascine depuis longtemps. C’est pourquoi plusieurs auteurs se sont intéressés à son histoire, à différentes époques, que ce soit pour en écrire la monographie, pour y faire vivre des personnages imaginaires ou pour la relier à des faits historiques et urbains. Les deux monographies les plus complètes sont celles de Étienne François Villain en 17581, et de Jacques Meurgey, aussi appelé le baron de Tupigny, en 19262. Chacune à leur époque relate le passé de la tour, jusqu’à son présent. E.F. Villain est un abbé. Son ouvrage est consacré principalement aux histoires religieuses. Mais il s’intéresse également à la construction de l’église et à l’évolution urbaine aux alentours. Celui de J. Meurgey, historien, reprend quelques informations données par E.F. Villain, en ajoutant de nombreux détails bibliographiques, et architecturaux. Une petite monographie écrite en 1857 par Nicolas-Michel Troche3 est intéressante, dans le sens où l’auteur raconte le présent de la tour juste après sa première grande restauration. D’autres bibliographies plus récentes sont Histoire de la paroisse Saint-Jacques1 Étienne François Villain, Essai d’une histoire de la paroisse de St. Jacques de la Boucherie, Paris, 1758 2 Jacques Meurgey, Histoire de la paroisse Saint-Jacques-de-la-Boucherie, Paris, H. Champion, 1926. 3 Nicolas-Michel Troche, La Tour de S.-Jacques-la-Boucherie ou Mémoire historique, archéologique et critique sur ce monument et sur sa restauration, Paris, Julien Lanier Cosnard et Cie, 1857

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de-la-Boucherie de Jacques Meurgey de Tupigny (1926)4, La Tour Saint Jacques, d’Elie-Charles Flamand (1991)5, La Tour Saint Jacques, biographie d’un monument parisien, de David Gaussen (2014)6. Celles-ci relatent de façon succincte les évènements principaux permettant de comprendre l’histoire de la tour. Malgré tous ces ouvrages, beaucoup d’informations concernant le sujet qui nous intéresse ici, à savoir la restauration sculpturale de la tour Saint-Jacques, n’ont pas été relevées. Nous allons essayer de contribuer dans ce mémoire, à la collecte et à la compréhension des interventions passées appliquées à cet édifice, principalement au niveau de la sculpture monumentale. Un peu d’Histoire, pour apprécier le présent Pour commencer ce mémoire, il semble important de replacer la tour Saint-Jacques-de-le-Boucherie dans son contexte. Le nom de cette tour, SaintJacques-de-la-Boucherie, tire son origine du fait que, dans l’ancien temps, la plupart des paroissiens de l’église Saint-Jacques sont des bouchers. En effet, à cette époque, les quartiers de Paris sont regroupés par activités. La paroisse SaintJacques est située au cœur de la ville, dans le quartier des Halles et, au moyenâge, ce quartier est celui de la Grande Boucherie. Bien que ces hommes soient décrits comme parfois violents, ils sont très attachés à la religion chrétienne5. La plus ancienne preuve dont on dispose aujourd’hui, de l’existence d’un ensemble bâti nommé Saint-Jacques, au cœur de Paris, nous vient d’un texte datant de 10607. C’est donc le point de départ de la paroisse Saint-Jacques à Paris, dans tous les ouvrages. Au long des années qui suivent, le bâtiment se développe énormément. La paroisse s’étend, se transforme en église. Un clocher y est ajouté au début du XVIe siècle7. Cependant, il est presque impossible aujourd’hui de remarquer que la Tour Saint-Jacques a auparavant fait partie d’un ensemble plus grand. Cet ancien clocher est démuni de son église lors de la révolution française, faisant alors office de carrière de pierres, sous la propriété d’un certain Monsieur Lefranc. L’année de démolition de l’église est 1793. La tour, quant à elle, est protégée de justesse par un architecte du nom de Giraud6. Certains pensent qu’il tenait simplement ce bâtiment en haute estime, tandis que d’autres penchent plutôt pour un point de vue fonctionnel, qui serait de conserver cet édifice comme un observatoire central de Paris, afin de surveiller les débuts d’incendie. Puis, 10 ans plus tard, pour raisons financières, la tour change de propriétaire et appartient dorénavant à Monsieur Gobeau, qui se trouve être 4 Jacques Meurgey, Histoire de la paroisse Saint-Jacques-de-la-Boucherie, Paris, H. Champion, 1926 5 Elie-Charles Flamand, La Tour Saint Jacques, Paris, la Table d’Émeraude, 1991 6 David Gaussen, La Tour Saint Jacques, biographie d’un monument parisien, Paris, Éditions Gaussen, 2014 7 Meurgey de Tupigny, Saint-Jacques de la Boucherie et la Tour Saint Jacques, Paris, Bulletin du vieux papier, 1960

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SITUATION GEOGRAPHIQUE DE LA TOUR

La tour Saint-Jacques, un Monument Historique au cœur de Paris, en plein centre du quartier des Halles (aujourd’hui Châtelet), proche du Louvre.

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l’un des créanciers de l’ancien propriétaire de l’édifice. C’est à ce moment précis qu’une clause apparaît, toujours à l’initiative de Monsieur Giraud, afin de préserver la tour d’une possible démolition. La tour Saint-Jacques-de-la-Boucherie est ensuite témoin de plusieurs modifications du centre-ville de Paris, qui entraînent un certain nombre de changements au sein de la tour elle-même ainsi que de son contexte proche8. Par exemple, de nombreux marchés se sont succédés aux pieds de l’édifice. Plusieurs incendies sont provoqués par Monsieur Dubois, locataire de la tour à cette époque et fabricant de plomb de chasse. La tour y résiste miraculeusement. Après ces incendies, le petit marché se transforme en une cour de commerce, dessinée par l’architecte Lelong9. Le centre de ville de Paris a beau être en constante évolution, la tour Saint-Jacques reste inébranlable. A la mort du propriétaire Monsieur Gobeau dans les années 1830, la tour est mise aux enchères par ses héritiers, et c’est la ville de Paris qui acquiert ce bâtiment pour 250 000 fr. La ville prolonge la location de la tour au fabricant de plomb pour quelques temps. A ce moment-là, on commence à parler d’embellissement de la ville. Il faut malgré tout attendre 1852 pour que le projet de restauration et de remaniement de la tour Saint-Jacques soit accepté. Ces travaux ont lieu dans le même temps que l’agrandissement de la rue de Rivoli, et sont accompagnés de la création d’un square d’isolement. Le square Saint-Jacques est imaginé de façon à niveler le terrain suivant la nouvelle rue de Rivoli8. Ce square est inauguré en l’honneur de la reine d’Angleterre Victoria, qui, depuis cet évènement s’est vue attribuer une avenue à son nom. D’après David Gaussen9, ce quartier de Paris est « l’un de ceux qui ont été le plus transfigurés par l’haussmannisation ». Les travaux de la tour Saint-Jacques à ce moment-là sont menés par l’architecte Théodore Ballu. Cet architecte français a suivi l’école des Beaux-Arts et a gagné le prix de Rome en 184010. Ses travaux représentent la première grande restauration de la tour. Nous étudierons plus en détail le travail de l’architecte Ballu, qui a marqué l’histoire de ce monument, au milieu du XIXe siècle. L’élégance de la tour, de style gothique flamboyant, lui vaut d’être classée aux Monuments Historiques en 1862, soit 8 ans après la restauration menée par cet architecte. La tour a été et continue à être utilisée pour diverses fonctions. Le très connu Blaise Pascal y pratique ses expériences sur la pression atmosphérique, au XVIIe siècle, grâce à la grande hauteur de l’édifice qui dépasse la barre des 50 mètres. C’est la raison pour laquelle la tour garde aujourd’hui entre ses 4 pieds, une statue de cet illustre scientifique, sculptée au XIXe siècle11. Le fondeur de plomb, dont on a déjà parlé, en a fait usage jusqu’alors. La ville ne renouvelle pas le bail après 1848, en vue des travaux du centre-ville à venir et, par conséquent, 8 Meurgey de Tupigny, Saint-Jacques de la Boucherie et la Tour Saint Jacques, Paris, Bulletin du vieux papier, 1960 9 David Gaussen, La Tour Saint Jacques, biographie d’un monument parisien, Paris, Éditions Gaussen, 2014 10 http://www.academie-des-beaux-arts.fr 11 Elie-Charles Flamand, La Tour Saint Jacques, Paris, la Table d’Émeraude, 1991

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de la tour elle-même. En 1891, soit après la première grande restauration de la tour, celle-ci sert de locaux à une station météorologique, jusqu’en 199912. Au début du XXe siècle, c’est au tour de l’architecte Jules Formigé d’entrer dans l’histoire de la Tour Saint-Jacques. Celui-ci étudie aux Beaux-Arts mais il n’obtient pas le prix de Rome, comme T. Ballu. Il dirige la deuxième restauration de la tour Saint-Jacques, d’une envergure moindre que la précédente. En effet, elle a lieu uniquement 50 ans après la première. La raison principale de cette opération est la chute de pierres à répétition. Un massif planté depuis déjà plusieurs années permet d’éloigner les passants de la tour. Au fur et à mesure que la tour se dégrade, on épaissit le buisson11. Cette petite anecdote nous montre bien que la notion de protection du public est aujourd’hui très différente d’il y a un siècle. Finalement, la décision est prise de monter un échafaudage autour de la tour. Cet élément serait plus sécurisant pour les visiteurs du square, que de simples buissons. Il reste en place de 1906 à 1913, jusqu’à ce que l’architecte Formigé intervienne quant à la restauration de l’édifice. Un siècle plus tard, c’est au tour de Jean-François Lagneau de restaurer ce monument. L’architecte en chef du IVe arrondissement de Paris est appelé pour effectuer une restauration complète et durable de la tour Saint-Jacques-dela-Boucherie. Le but est de redonner une image propre à cet édifice noirci par l’usure de la pierre, et dont les morceaux de sculptures chutent de nouveau13. A la suite de cette campagne de restauration, le fameux monument est, pour la première fois, pensé de sorte à recevoir du public. L’été prochain (2018), on fêtera sa 6e année d’ouverture aux visites touristiques. Après cette brève introduction historique de la tour Saint-Jacques-dela-Boucherie, nous pouvons revenir au sujet qui nous intéresse principalement ici : la restauration de la sculpture monumentale. En s’appuyant sur le cas de ce Monument Historique, nous essaierons d’analyser et de comparer les moyens techniques mis en œuvre à travers les siècles pour restaurer un monument en pierre, ainsi que les contextes politiques qui se rattachent à chaque période. Pour ce faire, on s’appuiera notamment sur les 3 différentes restaurations effectuées sur la tout Saint-Jacques présentées précédemment. Tout d’abord, nous présenterons les opérations de restauration sculpturale que chaque architecte réalise à la Tour Saint-Jacques. Les 4 tétramorphes appelés aussi évangélistes et la statue de Saint-Jacques le Majeur qui trônent au sommet de la tour ainsi que les 19 saints constituent l’ensemble de la statuaire monumentale de la tour Saint-Jacques. Blaise Pascal, ajouté au même moment que les 19 saints, se trouve entre les 4 pieds de la tour, mais ne fait pas lui-même 12 David Gaussen, La Tour Saint Jacques, biographie d’un monument parisien, Paris, Éditions Gaussen, 2014 13 La 3e vie de la Tour Saint-Jacques, Juillet 2008, Dossier de Presse

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partie de la tour. Il est plutôt intégré à la décoration du square. Les évangélistes et Saint-Jacques sont apparus à la même période que le clocher, c’est-à-dire au début du XVIe siècle. Cependant, nous verrons qu’ils ne sont pas tous représentés en sculptures dès le XVIe siècle. Les 19 saints ajoutés au XIXe siècle, quant à eux, sont placés dans des niches hautes tout autour de l’édifice. Nous nous intéresserons à la façon dont ces statues ont été conçues. Elles n’ont pas été traitées de la même façon que les tétramorphes, étant apparues plus de 300 ans après eux. Dans un deuxième temps, nous étudierons les causes des dégradations principales de la pierre sur le monument qu’est la tour Saint-Jacques et comment les architectes et autres décideurs choisissent de protéger la tour des altérations futures. De plus, nous essaierons de classer et de comprendre les techniques de restauration de la pierre qu’utilisent les architectes à la tour au XXe et XXIe siècle. Les archives de Ballu ayant brûlé, nous n’avons pas de documents nous permettant de définir avec précision les interventions techniques qu’il a réalisées sur la pierre ou sur les sculptures, au XIXe siècle. Dans une dernière partie, nous entrerons plus en détail dans les démarches patrimoniales suivies par les architectes des 3 restaurations précédemment énoncées. Nous étudierons précisément la façon dont les sculptures ont été restaurées. Grâce à ces analyses, nous constaterons également que les statues n’ont pas toutes été traitées de manière identique dans le temps. Certaines ont été déposées, d’autres restaurées, ou d’autres encore restaurées, déposées, puis restaurées à nouveau. Ces cas d’études nous permettront d’avoir une vue générale sur la façon dont la restauration de la sculpture a évolué depuis le milieu du XIXe, que ce soit au niveau technique, ou philosophique. Pour cela, on comparera dessins, gravures, textes et photographies entre chaque période de restauration. Ces éléments contemporains aux restaurations permettent de comprendre l’idée et la façon de faire générales de la période concernée. Des analyses écrites et dessinées viendront ponctuer ce mémoire, afin de mieux se rendre compte de ce qui a été réalisé sur les sculptures de la tour Saint-Jacques. Après nous être rendus compte des changements opérés par les architectes sur ces statues monumentales, nous pourrons situer leurs actions en fonction de certaines valeurs patrimoniales.

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L’HISTOIRE EN IMAGES

Elévation de l’église Saint-Jacques-de-la-Boucherie, 1784, par Garneray Jean-François Source : Gallica

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Dessin «Le nouveau marché Saint-Jacques, bâti après l’incendie de 1824, vu de l’angle de la rue des Arcis et de la rue des Ecrivains»

Image tirée de David Gaussen, La Tour Saint Jacques, biographie d’un monument parisien, Paris, Editions Gaussen, 2014

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Statue de Blaise Pascal, 2016, photo de Célia D’Hose

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Tour Saint jacques, 2016, photo de Célia D’Hose

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Les tétramorphes, ou évangélistes, de la tour Saint-Jacques L’Aigle de Saint-Jean, l’Ange de Saint-Matthieu, le Lion de Saint-Marc et le Boeuf de Saint-Luc, 2016 Photographies : Célia D’Hose

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3 saints présents à la tour Saint-Jacques, 2017, de gauche à droite : Saint Roch, Saint Clément, Saint Léonard Photographies : Célia D’Hose

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1702

1784

1060 Premier texte faisant mention d’un ensemble bâti nommé Saint Jacques

1797

1509 - 1523

1850

1853

Construction du clocher de l’église saint Jacques de la Boucherie

Période de révolution, le culte religieux y est supprimé

Location de la tour à un fabricant de plomb

La ville de Paris achète la tour pour 250.000 fr

Travaux de restauration par l’architecte Théodore Ballu 19 statues de saints sont placées dans des niches

1790

Début XIX

1836

1852-55

1800

1797

1824

L’église est vendue comme carrière au sieur Dubois. Une clause du contrat de vente interdisait la démolition de la tour

Inauguration d’un marché de linge au pied de la tour, sur les plans de Lelong

1852

Percement de la rue de Rivoli et destruction de la cour de commerce

1854

Création d’un square d’isolement de l’édifice


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1866

1862

1911

1912

2012

2013

FRISE CHRONOLOGIQUE RETRACANT L’HISTOIRE DE LA TOUR SAINT JACQUES DE LA BOUCHERIE par Célia D’Hose

Protection de la tour saint Jacques au titre des Monuments Historiques

Changement des statues et restauration de la tour par l’architecte Jules Formigé

Campagne de nettoyage à l’eau par l’architecte Vitry

Restauration complète de la tour par Jean-François Lagneau

1862

1909-12

1968

2006 - 2009

1900

1891

Installation des services de météorologie dans la tour

2000

1932 - 1937

1978

2013

Travaux de restauration par un architecte de la ville, très critiqués.

Importantes purges dues à de nombreuses chutes de pierres

Ouverture au public pour la première fois depuis son existence


PLAN DU MEMOIRE 1/ Les différentes caractéristiques sculpturales de la tour, du XIXe siècle à aujourd’hui

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A/ Saint-Jacques de la Boucherie, avant le XIXe siècle, avant le XIXe siècle

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- Les tétramorphes originaux de Rault, de véritables œuvres historiques - Au temps où le clocher appartient encore à l’église - Que sait-on des 19 saints, avant que Ballu ne les place dans les niches vides en 1852 ?

B / L’intervention de T. Ballu : la grande restauration

- Pourquoi restaurer la tour après toutes ces années passées en plein centre de Paris, telle quelle ? - Une restauration totale de la tour

C / L’intervention de J. Formigé : une restauration nécessaire

- Une seconde restauration accélérée pas la tempête de 1909 - Nettoyages et purges du XXe siècle

D / L’intervention de J.F. Lagneau : conserver, plutôt que restaurer

- Une restauration récente

E / Les architectes et les sculpteurs de la tour Saint-Jacques

- Sculpteurs et architectes, de père en fils - Comment se succèdent les artistes - Récapitulatif

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2/ Des techniques contre l’usure prématurée du monument

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A / Les altérations subies par la tour

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- Le pire ennemi du bâtiment maçonné - Les autres causes de dégradation - Lorsque l’Homme y ajoute son grain - Pourquoi la pierre tendre est rongée avant la pierre dure - Quelles mesures sont prises pour protéger la tour des agressions futures ?

B / Un mélange de techniques traditionnelles et modernes pour conserver l’édifice

- Une évolution des pensées dans le temps - L’importance de l’étude préalable aujourd’hui - Une approche traditionnelle, des techniques nouvelles - Comparaison des techniques de restauration, entre le XXe et le XXIe siècle - Des techniques de restauration actuelles

- Conclusion

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3/ Restaurations détaillées des sculptures monumentales et valeurs patrimoniales

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A / Situation de la tour Saint-Jacques dans le contexte politique du patrimoine à partir du XIXe

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- Comment remplacer des statues abîmées - Un contexte favorable, ou non, à des restaurations de grande envergure - Les valeurs de restauration de Riegl : les idées de Viollet-le-Duc, Ruskin et Boïto.

B / T. Ballu et les valeurs paradoxales qu’il donne à la tour Saint-Jacques

- La pensée générale de T. Ballu - 1 artiste par sculpture, et J.L. Chenillon - Comment T. Ballu et J.L. Chenillon restituent les tétramorphes - Les deux valeurs de restauration suivies par T. Ballu

C / Les valeur d’Art relatif et la valeur Historique de la tour Saint-Jacques

- Comment J. Formigé et G. Dechaume restituent les tétramorphes - Comment J.F.Lagneau et l’Atelier Jean Loup Bouvier choisissent de restaurer les tétramorphes et les saints - La valeur d’art relative, historique, et de remémoration intentionnelle

D / La valeur d’Ancienneté des statues déposées

- Que deviennent les statues originales à la suite de la restauration de T. Ballu ? - Un siècle plus tard - Un déplacement complexe - Une première copie, réalisée en 1852, déposée en 1911 - Quelles différences peut-on observer au XXIe siècle, entre l’aspect de statues initialement similaires, mais ayant 300 années de différence ? - La dépose des saints pour une mémoire suivant BOITO

- Conclusion

Conclusion Générale

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PARTIE 1 Les différentes caractéristiques sculpturales de la tour, du XIXe siècle à aujourd’hui

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Dans cette partie, nous présenterons les différentes restaurations de la tour Saint-Jacques, ainsi que les architectes qui les dirigent et les sculpteurs principaux. Nous verrons quelles sont leurs caractéristiques, en nous concentrant sur la statuaire monumentale. Tout d’abord nous commencerons par présenter succinctement l’évolution de la tour avant la première grande restauration du XIXe siècle, en s’appuyant sur les documents qu’il nous reste aujourd’hui. Ensuite, nous expliquerons chronologiquement ce qu’entreprennent les architectes à travers leur restaurations respective. Pour finir, nous ferons un léger récapitulatif, afin de clarifier l’histoire de la tour et de poursuivre sur des évènements plus précis.

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A / Saint-Jacques de la Boucherie, avant le XIXe siècle Les tétramorphes originaux de Rault, de véritables œuvres historiques Les tétramorphes, ou autrement appelés évangélistes, sont les 5 sculptures placées au sommet de la tour Saint-Jacques actuellement. Ils ont été remplacés plusieurs fois. Il est logique de penser que ces sculptures ont été façonnées avec la tour, ou bien très peu de temps après car, bien que certains ouvrages prétendent le contraire, la plupart mentionnent leur présence dès le XVIe siècle. Malgré tout, ce dont on peut être sûr, c’est qu’elles étaient bel et bien là en 1702, lorsque Manesson-Mallet en fit la gravure14. Ces évangélistes sont au nombre de 4 dans la mythologie chrétienne. Ce sont des êtres hybrides. Ils représentent l’Ange de Saint-Matthieu, le Lion de Saint-Marc, le Bœuf de Saint-Luc, et l’Aigle de Saint-Jean. Chacun d’eux est doté de 4 pattes, de 2 ailes et d’une queue. Seule la forme de la tête et du buste change d’un tétramorphe à l’autre. Saint-Jacques est représenté différemment. Il a une forme humaine et est de taille bien supérieure aux tétramorphes. Rault, le sculpteur de ces statues, n’a pas sculpté l’Ange car il considérait que Saint-Jacques faisait figure d’Ange15. Il n’y a donc à ce moment-là, que 4 statues au sommet de la tour : 3 tétramorphes, et une représentation de Saint-Jacques et de l’Ange. A l’origine, ils sont disposés selon le plan ci-contre, avec Saint-Jacques les dominant. Saint-Jacques-le-Majeur, ou pour certains Jésus-Christ, est placé au-dessus des 3 autres évangélistes en signe de domination. Il regarde vers le SudOuest, en direction de la ville de Saint-Jacques de Compostelle, en Espagne. Les tétramorphes sont disposés de cette manière, non pas au hasard, ou selon le désir des artistes, mais suivant une orientation bien définie par l’architecture sacrée. Le sens symbolique qui leur est attribué au départ possède un sens hiérarchique. Ces figures véhiculent également des symboles pour les alchimistes. On peut identifier le couple du Mercure et du Souffre avec l’Ange et le Lion, et le couple Sel et Azote correspondant au Bœuf et à l’Aigle16. La tour Saint-Jacques est effectivement liée à la science de plusieurs façons, ce qui provoque un grand nombre de questions et de mystères autour de ce bâtiment. En particulier, Nicolas Flamel16 a été lié à Saint-Jacques-de-la-Boucherie. Il habitait en face de l’église et aimait apporter des contributions financières pour participer à sa mise en va14 Voir illustration p.33 15 Jacques Meurgey, Histoire de la paroisse Saint-Jacques-de-la-Boucherie, Paris, Librairie ancienne Honoré Champion, 1926 16 Il était un écrivain renommé pour sa rapide acquisition d’argent, ce pourquoi certains pensaient qu’il avait trouvé la pierre philosophale.

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leur. On retrouve les figures des évangélistes dans d’autres religions, telle que la mythologie babylonienne avec les 4 génies protecteurs, ou encore en Egypte antique avec le sphinx, gardien du seuil du temple17. C’est donc doté d’une symbolique lourde que les tétramorphes et Saint-Jacques sont présentés depuis leur origine au sommet de la Tour.

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E

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S

BŒUF

AIGLE

LION ST-JACQUES

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Plan de positionnement supposé des évangélistes à la tour Saint-Jacques, au XVIe siècle Redessin : Celia D’HOSE

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Elie-Charles Flammand, La Tour Saint Jacques, Paris, La table d’Émeraude, 1991

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Au temps où le clocher appartient encore à l’église Dans les ouvrages concernant la Tour Saint-Jacques que l’on peut trouver aujourd’hui, il est très rare que l’on s’intéresse à la vie des statues monumentales avant 1852, année de la restauration de l’architecte Ballu. Certains auteurs nous informent de quand et par qui elles sont créées, mais sans information supplémentaire. C’est à partir de cette période qu’on commence vraiment à conserver une mémoire des sculptures monumentales. Mais que se passe-t-il avant 1852, au sommet de la tour ? Grâce à une gravure de 1702 et à un dessin de 1784, on peut comparer l’état du clocher de l’église avec 82 années d’écart. Cependant, l’une est une gravure et l’autre un dessin réalisé à la main et ces illustrations sont très différentes, ne serait-ce que dans leur esthétique de rendu. De plus, le point de vue choisi n’est pas le même pour chacune des deux images. Ce qui, avec la part d’interprétation de l’artiste, ne facilite pas la lecture du volume représenté. C’est pourquoi,

Gravure de l’église Saint-Jacques, 1702, par Manesson-Mallet Source : Gallica Mise en couleur : Celia D’HOSE

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une simplification des images, avec une mise en couleur permet de remettre en ordre les différents éléments de l’église sur sa face Ouest, et de situer les tétramorphes précisément. En rouge est soulignée la façade d’entrée de l’église, et en vert on retrouve l’angle Nord-Ouest du clocher, qui contient les escaliers menant jusqu’aux cloches, et au toit de la tour. En effet, les évangélistes et Saint-Jacques ne regardent plus dans la même direction. Ce qui est flagrant est la disparition d’un évangéliste au-dessus des escaliers, et l’échange de Saint-Jacques par un évangéliste à la gauche des escaliers. Ce qui signifie que, soit l’un des deux dessins est faux, soit les éléments sculptés du toit ont été déplacés. Lorsque l’on observe ces deux dessins, on voit que le souci du détail est pris en compte, et qu’il y a peu de chances pour que les dessinateurs aient pris la liberté d’échanger des statues dans leurs représentations. Cependant, on doit tenir compte de cette hypothèse.

Eglise Saint-Jacques de la Boucherie, Elevation de Garneray Jean-François 1784 Source : Gallica Mise en couleur : Celia D’HOSE

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Que sait-on des 19 saints, avant que Ballu ne les place dans les niches vides en 1852 ? Nous nous intéressons principalement ici à tout ce qui se rapporte à la sculpture monumentale, mais quelques faits plus généraux peuvent également nous aider à comprendre la démarche de l’architecte. « M. Gilbert, membre honoraire de la société des antiquaires de France, inspira à M. Ballu une pensée qu’il accueillit avec faveur : celle de remplir ces niches, au nombre de dix-neuf, des statues commémoratives de saints choisis, tant parmi les patrons des chapelles en titre de l’ancienne église de Saint-Jacques, que de ceux des principales confréries d’arts et métiers qui y étaient érigées »18. Ce monsieur Gilbert semble être l’initiateur de la démarche de Ballu, qui consiste à ajouter des éléments inexistants en 1852. Mais peut-on vraiment affirmer qu’ils n’ont jamais été présents auparavant ? C’est du moins ce que plusieurs ouvrages relatent19. En revanche, si l’on reprend l’élévation de M. Garneray réalisée en 1784, des reliefs marqués par des points d’ombres sont perceptibles dans les corniches. L’image n’est pas d’une qualité extraordinaire mais elle nous permet de confirmer que ces niches n’ont pas toujours été vides. Ici, le zoom est centré sur l’étage inférieur des saints. A l’étage supérieur, on peut également apercevoir des statues de saints. Néanmoins, l’hypothèse annoncée en partie 1 (le dessin peut avoir été faussé par son dessinateur pour quelque raison, comme l’embellissement du dessin, des prévisions futures, etc...) est toujours à prendre en considération. Les dessins ne sont pas suffisamment précis pour nous donner les moyens de préciser quels auraient été les personnages présents dans les niches en 1784. En cherchant dans d’autres documents, un détail vient appuyer l’hypothèse que des statues avaient bel et bien été placées dans les niches, avant l’intervention de Ballu. La photographie ci-contre montre l’état de la tour avant cette restauration : des tiges métalliques jaillissaient des niches vides. Certaines d’entre elles sont entourées de rouge pour une lecture plus claire de la photographie. Ces tiges n’ont pas d’autre raison d’être que celle de maintenir en place une statue à cet endroit. Tout pousse à croire qu’il y a surement eu des éléments habitant ces corniches pendant la période prérévolutionnaire.

18 N-MTroche, La Tour de S.-Jacques-la-Boucherie ou Mémoire historique, archéologique et critique sur ce monument et sur sa restauration, Paris, Julien Lanier Cosnard et Cie, 1857. 19 Interview de JF Lagneau en annexe

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L’entrée de la tour photographiée au moment de la destruction du quartier (soit avant 1852)

Source : David Gaussen, La Tour Saint Jacques, biographie d’un monument parisien, Paris, Editions Gaussen, 2014.

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Eglise Saint-Jacques de la Boucherie, Elevation de Garneray Jean-François 1784 Source : Gallica

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B / L’intervention de T. Ballu : la grande restauration Pourquoi restaurer la tour après toutes ces années passées en plein centre de Paris, telle quelle ? La restauration de Théodore Ballu (1852) est la plus radicale de toutes les restaurations de la tour Saint-Jacques. En effet, il doit retravailler l’ensemble de la tour et même plus que cela. C’est l’époque des grands travaux d’Haussmann, raison pour laquelle Ballu doit remanier l’environnement direct de la tour en abaissant le niveau du sol à celui de la nouvelle rue de Rivoli. C’est ainsi que le square Saint-Jacques apparaît au centre de la ville. Ballu transforme l’empiétement de la tour. Il apporte un socle à celle-ci afin de protéger les fondations, qui seraient autrement mises à nues par ce nivellement. En dehors de ces nécessités, Ballu effectue de nombreuses autres modifications à la tour Saint-Jacques. Il appose de nouveaux vitraux à l’emplacement des abat-sons20. Il redéfinit également la forme globale de la tour, depuis laquelle on pouvait encore apercevoir des morceaux d’église, jaillissant de ses côtés. Il ajoute des statues et des ornements tout autour de la tour. En résumé, il doit s’occuper de nombreux éléments, que nous n’étudierons pas tous dans ce mémoire. Comme déjà mentionné, nous nous intéresserons principalement ici à l’intervention de T. Ballu sur la sculpture monumentale. Une restauration totale de la tour Il est dit dans les ouvrages que Ballu ajoute un tétramorphe au sommet de la tour lors de la restauration de 1852. Sur la gravure de M-Mallet datant de 1702 ci-contre, il n’y a pas de sculptures de saints sur le corps de la tour, ni de statue à l’arrière de Saint-Jacques. Cependant, il est possible que le dessinateur ait omis quelques détails sur sa gravure, ou que des objets aient été ajoutés après coup. Afin de confirmer le fait qu’il n’y a, à l’origine, que 4 statues au sommet de la tour, nous pouvons nous appuyer sur un devis retrouvé par E.F. Villain : « Rault, tailleur d’images, c’est ainsi qu’on nommoit les sculpteurs [...] fit le Saint-Jacques placé sur la calotte de l’escalier avec les animaux qui sont aux trois autres angles & qui forment les symboles Évangélistes. Ces quatre pièces ne coûtèrent que 20 livres tournois »21. On peut donc affirmer que Ballu ajoute une quatrième statue au sommet de la tour, en 2. A partir de cet instant, le sommet de la tour est orné de 5 statues : 4 évangélistes et un Saint-Jacques. Un nouvel art apparaît au XIXe siècle : la photographie. Par chance, la 20 Dans le Larousse, abat-son : Dans les baies d’un clocher, dispositif à lames destiné à protéger le beffroi et à rabattre le son des cloches vers le sol. 21 Étienne François Villain, Essai d’une histoire de la paroisse de St. Jacques de la Boucherie, Paris, 1758.

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Gravure de l’Êglise Saint-Jacques, 1702, par Manesson-Mallet Source : Gallica

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Avant et après la restauration de Ballu

Tour Saint-Jacques vers 1853, (Vue Sud-Est)

Source : Meurgey de Tupigny, Saint-Jacques de la Boucherie et la Tour Saint Jacques, Paris, Bulletin du vieux papier, 1960.

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Tour Saint-Jacques, 1859, (Vue Sud-Ouest) Photographies : Gustave Le Gray Source : Gallica

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Tour-Saint-Jacques est un monument auquel on s’intéresse dès sa construction. Elle est donc photographiée dès l’apparition de cet art. Les photographies des images précédentes nous permettent de voir très nettement les niches vides de la tour, avant la restauration de Ballu, et son éclat nouveau après-coup. Elle est en effet plus blanche, plus ornementée, et intégrée dans son environnement. «Ballu a transformé le clocher en tour»22. Après sa restauration, la tour passe de l’état d’élément orphelin, à celui de Monument Historique23. Pour rappel, la tour Saint-Jacques est protégée au titre des Monuments Historiques en 1862, soit 7 ans après la restauration de Ballu. Les statues de saints ajoutées par Ballu sont réimaginées au XIXe siècle et sont encore présentes aujourd’hui. Nous verrons comment elles ont été restaurées et comment elles ont traversé les siècles, pour devenir vestige d’un art passé encore admiré aujourd’hui. En ce qui concerne les évangélistes, Ballu aurait échangé leurs places, encore une fois. C’est du moins le dire de nombreux ouvrages. Il aurait même ajouté une figure : l’Ange, et ce malgré toute la symbolique que représente l’organisation spatiale des tétramorphes. Une comparaison avant-après Ballu nous permet de confirmer l’hypothèse énoncée précédemment, à savoir que Ballu est à l’origine d’un échange de places des évangélistes. En comparant les deux photographies de la page ci-contre, prises du même point de vue, on remarque que Saint-Jacques est apparu sur le point culminant de la tour entre 1841 et 1859. Pour rappel, la restauration de Ballu a eu lieu de 1852 à 1855. De plus, sur la photographie de 1859, un tétramorphe supplémentaire est placé à l’arrière de Saint-Jacques. Un tétramorphe de plus trône désormais au sommet de l’édifice. Finalement, 4 êtres hybrides et un SaintJacques forment la série de statues dominant la tour Saint-Jacques. Lors de la construction du clocher, Rault ne fait pas figurer l’Ange car il admet que SaintJacques-le-Majeur et l’Ange de Saint-Matthieu peuvent se réunir en une seule statue. Saint-Jacques devient en 1852 la cinquième figure, à forme humaine et de taille supérieure aux 4 autres. Le plan de la page suivante nous montre comment Ballu dispose les évangélistes et Saint-Jacques. Ils sont maintenant au nombre de 5, et sont placés à chacun des angles de la Tour. Saint-Jacques est positionné au-dessus des escaliers qui mènent à la terrasse supérieure. Il prend la place la plus honorable par rapport à la tour. C’est l’altitude la plus haute. Sa taille, qui dépasse largement celle des tétramorphes, le place dans une situation de domination d’autant plus 22 D’après Jean François Lagneau, Interview en annexe. 23 Un monument historique est un immeuble ou un objet mobilier recevant un statut juridique particulier destiné à le protéger, du fait de son intérêt historique, artistique, architectural mais aussi technique ou scientifique. La tour a été classée en 1862.

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AIGLE LION

1841_Paris. La tour Saint-Jacques. Joseph Philibert Girault de Prangey Source : BnF

ST-JACQUES

ANGE

AIGLE

BOEUF

1859_Tour Saint-Jacques_photographie_Gustave Le Gray Source : Gallica

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grande. Cette place étant également un angle, il doit la partager avec un tétramorphe : l’Aigle, devant lequel il est situé. Finalement, l’échange des tétramorphes n’influe que très peu sur l’image de la Tour vue de loin, ou même vue du square Saint-Jacques. Le style reste le même, gothique flamboyant. Les animaux sont toujours là pour veiller sur la ville de Paris. Seuls les individus ayant une bonne connaissance la tour Saint-Jacques sont capables de remarquer ce changement. La seule statue reconnaissable aisément depuis le sol, c’est Saint-Jacques. Or celui-ci n’existait plus lorsque Ballu a entreprit les travaux. Les places de ces 5 personnages n’ont pas été de novueau échangées depuis la restauration de Ballu.

N

E

O

S

SAINT-JACQUES + AIGLE

LION

BŒUF

ANGE

22 m

Plan de positionnement des évangélistes à la tour Saint-Jacques, à partir du XIXe siècle Redessin : Celia D’HOSE

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L’Aigle de Saint-Jean, l’Ange de Saint-Matthieu, le Lion de Saint-Marc et le Boeuf de Saint-Luc, 2016 Photographies : Célia D’Hose

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C / L’intervention de J. Formigé : une restauration nécessaire Une seconde restauration, accélérée par la tempête de 1909 Après une campagne de restauration assez lourde dirigée par l’architecte Ballu, on aurait pu s’attendre à ce que la tour soit en état de traverser un certain nombre d’années sans trop de dégradations du côté des sculptures monumentales. Pour rappel, les précédents évangélistes étaient présents depuis 1522, si l’on en croit les écrits24. Or des chutes de pierres sont constatées dès le début du XXe siècle. A ce moment-là, la ville de Paris demande à ce que l’on effectue de nouveau des travaux de restauration à la tour Saint-Jacques. En effet, les morceaux de pierre qui tombent de la tour peuvent être dangereux pour les passants. A cette époque, la politique générale n’est pas aussi sécuritaire qu’aujourd’hui. La solution trouvée jusqu’alors est de planter un massif autour de la tour afin d’éloigner les passants. Plus les pierres tombent, plus le massif est épaissi. A un moment donné, la ville juge les chutes de pierres trop dangereuses, car elles deviennent bien plus nombreuses et de plus en plus grosses.25 C’est pourquoi elle fait appel à Jules Formigé, qui est désigné pour étudier le cas de la tour Saint-Jacques. Il a tout d’abord analysé l’étendue des travaux à exécuter et a proposé un devis de 285 500 francs. Ce devis est catégoriquement refusé. Les fonds débloqués sont de 130 000 francs au total, et Formigé doit s’y tenir. Après plusieurs années de débat concernant les fonds accordés ou non à la restauration de la tour Saint-Jacques, un ouragan touche Paris, en 1909. Il abîme la tour encore plus qu’elle ne l’était déjà. En effet, la foudre détache un pan de 4 mètres de haut du manteau de la statue de Saint-Jacques. Les statues, notamment celles du sommet de la tour, sont désormais en très mauvais état. Cette fois, la tour Saint-Jacques devient un cas d’urgence. L’ouragan a déclenché l’accélération des processus administratifs, ce qui permet de commencer le chantier au plus vite. Cependant, bien qu’il y ait encore plus de travaux à effectuer après cet aléa climatique, le budget reste inchangé. Ce qui signifie que, d’un budget de 285 000 f. avant ouragan, Formigé se voit attribuer un fond de 130 000 f. après ouragan26.

Dans ses lettres, Formigé montre bien qu’il se sent freiné par le manque

24 Jacques Meurgey, Histoire de la paroisse Saint-Jacques-de-la-Boucherie, Paris, Librairie ancienne Honoré Champion, 1926 25 Lettres entre le Préfet de la Seine et le sous-secrétaire d’Etat des Beaux-Arts Carton 2001/006/48 à la bibliothèque du Patrimoine de Charenton 26 Lettres entre le Préfet de la Seine, le sous-secrétaire d’Etat des Beaux-Arts, l’architecte des promenades de la ville, l’architecte J. Formigé, l’Inspecteur Général M. Selmersheim, Carton 2001/006/48 à la bibliothèque du Patrimoine de Charenton

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de moyens : « Le devis ne comprend que les travaux indispensables pour garantir la sécurité publique [...] on se trouvera peut-être dans l’obligation de faire tomber les parties menaçant ruine, sans les restaurer complètement »27 . Il doit faire un choix quant à ce qu’il faut restaurer ou non. Ce choix est notamment déterminé par la question de sécurité du public. L’opération de Formigé traite de plusieurs domaines, tout comme celle de Ballu, mais de façon beaucoup moins poussée cette fois-ci. Son intervention est constituée principalement d’un nettoyage de la tour, et de la restauration des évangélistes. En effet, l’intérêt de Formigé se porte sur la restauration des sculptures les plus hautes, et les plus abîmées : les tétramorphes et Saint-Jacques. La restauration de ceux-ci nécessite une grosse partie du budget qui lui est accordé. Dans ses devis, Formigé cite également des travaux de charpentes, qui correspondent en réalité au montage et démontage de l’échafaudage. Pour finir, la ville de Paris accepte que Formigé procède à l’échange de l’éclairage à gaz existant par un nouvel éclairage électrique au sein de la tour, que ce soit en intérieur comme en extérieur. La section qui nous intéresse principalement dans les travaux de Formigé est relative à l’échange de ces sculptures monumentales par de nouvelles copies : 3 tétramorphes et Saint-Jacques. L’Ange quant à lui n’est pas mentionné, il n’est pas restauré. En ce qui concerne la technique de reproduction des 4 statues restaurées par Formigé, on sait qu’elles sont déposées, puis remplacées. Les nouvelles sculptures sont réalisées en roche de Chauvigny, dans un atelier de sculpteur28. Elles sont donc sculptées. Nettoyages et purges du XXe siècle Après la restauration de Formigé, de nombreuses purges et nettoyages se succèdent à la tour Saint-Jacques. Etant donné qu’il n’avait pas pu réaliser la totalité des travaux initialement nécessaires pour une opération complète sur la tour Saint-Jacques, J. Formigé prévoyait que des nouveaux travaux seraient inévitables. Il spécifiait dans une de ses lettres : « par suite, une partie des travaux prévus au premier devis, les parties basses par exemple, [seront] faciles à atteindre et à restaurer plus tard »29.

On peut ainsi répertorier un certain nombre d’interventions à la tour

27 Lettre de Formigé, 1910, Carton 2001/006/48 à la bibliothèque du Patrimoine de Charenton 28 Devis de Formigé, 1910, Carton 2001/006/48 à la bibliothèque du Patrimoine de Charenton 29 Lettre de Formigé, 1910, Carton 2001/006/48 à la bibliothèque du Patrimoine de Charenton

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Saint-Jacques tout au long du XXe siècle, telles que30 : - de 1932 à 1937, une remise en état des façades de la tour, suivie par l’Inspecteur général M. Paquet et dont le nom de l’architecte est inconnu. - en 1947, des travaux d’entretien concernant la vitrerie, la menuiserie, la ferronnerie, la serrurerie, la sculpture et le nettoyage de pierres, encadrés par l’architecte M. Torne. - en 1967, des travaux de nettoyage et consolidation par l’architecte M. Vitry. - en 1979, des purges de pierres aux 4 façades droites, par l’ACMH31 d’alors, M. Fonquernie. D’après certains documents se trouvant au musée de Cluny, une restauration des évangélistes aurait eu lieu en 1960. Ces statues auraient de nouveau été changées. Pourtant, lors de ses travaux de purge32 de 1967, l’architecte B. Vitry nous apprend que la tour Saint-Jacques « n’a certainement pas subi, depuis bien des années, le moindre entretien »33. Il paraît donc peu probable qu’une nouvelle restauration des évangélistes ait pu avoir lieu en 1960. Nous allons donc considérer que ce sont bel et bien les évangélistes réalisés sous Formigé que J.F. Lagneau restaure. Toutes ces interventions (que l’on peut qualifier de minimes vis-à-vis des 3 restaurations de Ballu, de Formigé, et de Lagneau) ne seront pas étudiées ici car elles ne constituent pas d’intérêt particulier quant à la sculpture monumentale de la tour Saint-Jacques. Seuls les travaux de M. Vitry, réalisés en 1967, peuvent nous apporter quelques informations, ses devis étant toujours accessibles 34. Ils nous permettront de comparer les techniques utilisées pour travailler la pierre au XXe et au XXIe siècle dans une partie suivante.

30 Lettres et devis, Carton 2001/006/48 à la bibliothèque du Patrimoine de Charenton 31 ACMH = Architecte en Chef des Monuments Historiques 32 Une purge, comme on l’entend ici, est le fait d’extraire les pierres qui sont sur le point de tomber d’elles-mêmes, on peut alors contrôler la façon dont elles se détachent de l’édifice. 33 Rapport de l’architecte Bernard VITRY, 1967, Carton 2002/91/25 à la bibliothèque du Patrimoine de Charenton 34 Carton 81/75-04 Bibliothèque du patrimoine de Charenton

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D / L’intervention de J.F. Lagneau : conserver, plutôt que restaurer

Une restauration récente Dès les années 1990, la tour affiche le besoin d’être à nouveau restaurée. De récentes chutes de pierres sont encore une fois constatées. Il est même signalé des chutes de gargouilles entières. C’est la principale raison qui amène la ville de Paris à demander une nouvelle restauration complète de la Tour Saint-Jacques. En 1990, soit 12 ans après le début des chutes, une auscultation à la nacelle permet à B. Fonquernie ACMH35 de produire une étude préliminaire à la restauration. Il a déjà travaillé à la tour Saint-Jacques, dans le cadre de purges notamment, en 1979. Plus tard, en 1998, Jean-François Lagneau est nommé ACMH dans le 4e arrondissement de Paris36. La ville de Paris lui commande une étude préalable immédiatement après sa nomination. Cette étude commence la même année, avec l’aide de Sabine Cherki, restauratrice de sculptures, qui réalise une étude des altérations particulières aux statues de la tour Saint-Jacques. Chacune des statues monumentales, évangélistes et saints, est examinée une à une. Pour réaliser cette seconde étude, S. Cherki produit un relevé photographique des statues assez poussé, avec de nombreux commentaires concernant leurs altérations37. Son analyse, photographique et commentée, permet aux différents intervenants de connaître parfaitement chaque détail altéré des statues avant même d’avoir vu la tour. D’ores et déjà, une évolution est perceptible. Les nouvelles technologies permettent une vision des éléments plus rapide et plus précise qu’auparavant. Quand on parle de technologies, cela ne concerne pas uniquement la photographie. L’apparition des nacelles permet d’approcher la tour dans ses hauteurs de façon très rapide, sans avoir besoin de monter un échafaudage, ce qui n’était pas possible au temps de Formigé. C’est ainsi que S. Cherki remarque que parmi tous les travaux effectués entre ceux de Formigé et la fin du XXe siècle, aucune restauration n’a été effectuée sur les sculptures des tétramorphes présentes en 1998. Leur encrassement général est de 20 % chacune. Les statues possédant un paratonnerre ont subi un bleuissement, dû à l’oxydation du métal. L’aigle, en revanche, n’a pas ce problème puisqu’il est positionné en retrait par rapport à Saint-Jacques : il ne craint pas que la foudre s’abatte sur lui et n’est pas équipé de paratonnerre. Les 4 mètres de Saint-Jacques le protègent. Voici comment S. Cherki contribue à la dernière restauration en date. Celle-ci débute 8 ans plus tard, soit en 2006, et se termine en 2009. Etant donné que cette restauration est plutôt récente, nous disposons de beaucoup d’informa35 ACMH = Architecte en Chef des Monuments Historiques 36 http://lagneau-architectes.fr/agence.html 37 Étude se trouvant actuellement à la bibliothèque du Patrimoine de Charenton

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tions la concernant. Pour ce qui est des saints, il fait son possible pour garder ceux qui se trouvent déjà sur place. Cependant, deux d’entre eux sont bien trop dégradés pour les conserver dans les niches en hauteur. Il les dépose et les remplace par des copies. Lors de cette dernière restauration de la tour Saint-Jacques, la partie concernant le traitement, le nettoyage, et le remplacement de certaines pierres en place est la plus importante. Néanmoins, J.F. Lagneau doit également travailler la menuiserie, le vitrail et la couverture38.

Théodore Ballu

Jules Formigé

Jean François Lagneau

38 CCTP de Jean François Lagneau, au Centre de Conservation des Oeuvres d’Arts Religieuses et Civiles (COARC).

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E / Les architectes et les sculpteurs de la tour Saint-Jacques Comment se succèdent les artistes Dans la première série de statues, soit au XVIe siècle, le sculpteur des 4 sculptures originales est connu, c’est un dénommé Rault. En revanche, d’après la plupart des ouvrages, les architectes de l’église et de la tour ne sont pas connus. Néanmoins, un petit article écrit par Meurgey de Tupigny, Conservateur en chef des archives nationales, nous permet de mettre un nom sur les architectes de la Tour : « Jean de Felin, maistre des œuvres de maçonnerie de la ville de Paris »39. C’est une époque où les architectes ne sont pas mis en avant comme aujourd’hui, au contraire du sculpteur dont on considère qu’il a produit de ses mains une série de véritables œuvres d’art. Il laisse une trace dans l’histoire. Le sculpteur Jean-Louis Chenillon (1852) réalise la série de copies des tétramorphes en place : il reproduit le Saint-Jacques absent et il y ajoute un Ange hybride lors de la restauration de Théodore Ballu. De nombreux autres sculpteurs sont appelés pour ajouter les 19 saints et Blaise Pascal au sein de la tour. Nous les présenterons dans une prochaine partie. Sous Jules Formigé (1912), le sculpteur est Adolphe Louis GeoffroyDechaume. A cette date, les saints ne sont pas restaurés. Seuls les tétramorphes sont copiés et remplacés. A.L. Geoffroy-Dechaume réalise une deuxième série de copies, pour 4 de ces statues : L’Aigle, le Lion, le Bœuf et Saint-Jacques. Enfin, lors de la restauration de JF Lagneau (2006), ces évangélistes ne sont pas copiés. Il les nettoie uniquement. En revanche, 2 saints ont besoin d’être descendus. C’est l’atelier Jean-Loup Bouvier qui s’en charge. Sculpteur ou architecte, de père en fils Cette succession d’artistes ne se fait pas totalement au hasard. Les sculpteurs et les architectes ont souvent l’habitude de travailler de père en fils ou entre amis. Jules Formigé est le fils de Jean-Camille Formigé (1845-1926), grand architecte classique. J.C. Formigé étudie aux Beaux-Arts et entre à la Commission des Monuments Historiques en 1871. Il sait se faire remarquer par un second architecte : Théodore Ballu. Il est alors invité à intégrer son équipe. J.C. Formigé travaille ensuite pendant 10 ans en tant qu’architecte diocésain et lorsque T. Ballu meurt, c’est lui qu’il désigne pour être son successeur et terminer l’intérieur de l’hôtel de ville. Jules Formigé, son fils, est lui aussi un brillant architecte. Élève 39 Meurgey de Tupigny, Saint-Jacques de la Boucherie et la Tour Saint Jacques, Paris, Bulletin du vieux papier, 1960

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aux Beaux-Arts, comme son père, il travaille en collaboration avec lui sur plusieurs chantiers. Il travaille également en tant qu’adjoint à l’Inspection Générale des Monuments Historiques, puis il devient inspecteur général des Monuments Historiques. Du côté des sculpteurs, Adolphe Louis Geoffroy-Dechaume est le fils d’un sculpteur assez méconnu de son temps : Adolphe-Victor Geoffroy-Dechaume (1816-1892). Ce dernier se fait appeler par son patronyme : Geoffroy-Dechaume, ce qui crée une confusion dans les recherches historiques actuelles. C’est un sculpteur romantique, reconnu aujourd’hui pour la conception de modèles d’orfèvrerie40. Il a également l’occasion de participer à des chantiers de restauration d’édifices majeurs aux côtés d’architectes importants tels que Viollet-le-Duc dont il avait été l’élève à l’école de dessin. En effet, Geoffroy-Dechaume père est à l’époque le sculpteur en chef désigné par Viollet-leDuc pour le choix des sculpteurs et la gestion des sculptures au chantier de restauration de Notre Dame de Paris41. Parmi les sculpteurs choisis par Geoffroy-Dechaume père, on retrouve Jean Louis Chenillon, l’artiste qui travaille avec T. Ballu à la sculpture des évangélistes. Ces deux sculpteurs, Chenillon et Dechaume père, sont d’anciens camarades de l’Atelier David Angers, où ils ont appris à sculpter ensemble. Or, le fils Dechaume est celui qui a succédé à Chenillon à la restauration de la tour SaintJacques. Tout cela nous donne une idée assez précise de la façon dont s’est faite la succession des architectes et des sculpteurs restaurateurs de la tour Saint-Jacques aux siècles précédents. Pour les architectes, Ballu est tout simplement l’ami du père Formigé, à qui il confie sa succession. Par la suite, c’est le fils Formigé qui reprend le travail de son père. Au sujet des sculpteurs, l’histoire est similaire. Chenillon et Geoffroy-Dechaume père sont camarades, puis collègues. Le fils Dechaume, encore une fois, reprend le travail de son père. Aujourd’hui c’est Jean-François Lagneau qui est l’Architecte en chef du 4e arrondissement, admis par concours en 1979. Une ancienne tradition française consiste à donner le prénom du père à un fils et cela crée une certaine confusion lorsque l’on étudie l’histoire de la famille après-coup. On en a l’exemple avec les architectes et les sculpteurs de la tour Saint-Jacques.

40 Une exposition lui a été consacrée en 1998 à L’Isle-Adam «De plâtre et d’Or», et une seconde 3 ans avant de la rédaction de ce mémoire, à la Cité de Chaillot «Dans l’intimité de l’atelier». 41 Laurence de Finance et Jean-Michel Leniaud,Viollet-le-Duc Les visions d’un architecte, Norma Éditions, 2014

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Récapitulatif Au total, on compte : 4 statues originales (1522) ; 1 série de 3 tétramorphes copiés + un nouveau Saint-Jacques + un nouveau tétramorphe : l’Ange de Saint-Matthieu (1852) ; 1 série de 4 copies : 3 tétramorphes + un Saint-Jacques (1911) ; 2 Saints copiés (2006). Toutes ces statues se trouvent actuellement à Paris, hormis les 2 premiers Saint-Jacques. L’original est tombé avant 178442 et nous n’avons pas d’information sur le lieu de repos du deuxième Saint-Jacques. On peut associer les œuvres à leurs sculpteurs, et les sculpteurs aux architectes chargés de la restauration de la tour, comme suit :

Année

Architecte

1522

Jean de Felin

Sculpteur

Sculptures

Rault

Saint-Jacques + Aigle Lion + Boeuf

Jean-Louis Chenillon 1810-1875

Saint-Jacques + Ange Aigle + Lion + Boeuf

1879-1960

Adolphe Louis Geoffroy-Dechaume (fils)

Aigle + Lion + Bœuf + Saint-Jacques

Jean-François Lagneau

Atelier Jean-Loup Bouvier

Saint Léonard + Saint Roch

( Construction )

Théodore Ballu

1852

1817-1885

Jules Formigé (fils)

1911

2006

né en 1944

1844-1915

depuis 1990

Tableau de Célia D’Hose

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Le Saint-Jacques a déjà disparu sur la gravure de Manesson-Mallet, en 1784, voir p. 29

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PARTIE 2 Des techniques contre l’usure prématurée du Monument

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Dans son interview, J.F. Lagneau nous indique que le principal facteur de dégradation de la pierre, donc des sculptures, à la tour Saint-Jacques est la pluie43. Voyons en quoi le climat joue un rôle dans la dégradation des statues. Lorsque la foudre détache un pan de 4 mètres de haut du manteau de la statue de Saint-Jacques, la réponse est évidente. Mais en dehors des rares évènements assez violents pour créer de tels chocs, le climat est-il le principal coupable quant à l’usure de la pierre à la tour Saint-Jacques ? Quels pourraient être les autres facteurs liés à la dégradation de ce matériau ? Et comment a-t-on procédé pour protéger la tour, afin de ralentir au maximum la dégradation de ses sculptures, et de son ensemble ?

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Interview de JF Lagneau en annexe

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A / Les altérations subies par la tour Le pire ennemi du bâtiment maçonné « L’examen sur place a fait connaître que toutes les parties de la tour exposées aux pluies du Sud à l’Ouest, se désagrègent et tombent. Les seules parties à peu près conservées sont celles qui se trouvent au Nord et que la pluie n’atteint pas. La façade Sud est la plus dégradée ; les façades Est et Ouest le sont un peu moins et le côté Nord est le moins abîmé »44. Vérifions que les faits relatés par Formigé en 1906 se sont perpétués au siècle suivant. En effet, J.F. Lagneau affirme que, comme pour beaucoup d’autres monuments en pierre, la pluie est la principale cause de détérioration de la tour Saint-Jacques et notamment, dans le sujet qui nous intéresse, des sculptures45. Afin de vérifier cette affirmation, nous allons étudier le cas de la tour Saint-Jacques en situant en plan les 19 saints et en déterminant ceux qui sont les plus abîmés, tout en comparant leur position avec le sens des vents dominants et donc le sens des pluies. Sur le plan ci-contre, les points noirs représentent les emplacements des saints par rapport à la tour Saint-Jacques. Les saints qui sont remplacés lors de la restauration de 2006 sont indiqués en rouge. Ceux qui sont très dégradés avant cette restauration sont soulignés en rouge. Les volutes bleues représentent les vents dominants à Paris : les vents les plus puissants viennent du Sud-Ouest mais certains vents forts, moins importants mais non négligeables, peuvent aussi provenir du Nord-Est. Premièrement, les 2 statues de saints remplacées lors de la dernière restauration sont exposées à un niveau intermédiaire de la tour, approximativement en son milieu. C’est le niveau supérieur parmi les 2 niveaux de saints, que Sabine Cherki appelle le 2e étage dans son analyse. Son travail nous permet de remarquer que la plupart des saints du deuxième étage sont bien plus abîmés que ceux du premier. Pour des raisons évidentes, le deuxième étage est plus exposé aux intempéries et aux vents que le premier. Deuxièmement, les 2 éléments remplacés au XXIe siècle sont situés dans la ligne des vents dominants. Saint Clément se trouve également dans cette trajectoire et avait perdu son visage plusieurs années auparavant. Saint Laurent est aussi bien abîmé. Quelques fissures sont visibles sur l’ensemble de cette statue. Son côté ouest, le côté exposé aux intempéries et aux vents, est totalement recouvert de colonisations biologiques. Saint Georges est lui aussi bien exposé aux aléas du climat. Il a perdu un bras. C’est le seul saint du premier étage à avoir subi 44 Rapport de l’architecte des promenades Formigé, à Paris, le 29 Novembre 1906, Bibliothèque du patrimoine de Charenton 45 Interview de JF Lagneau en annexe

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LEGENDE : Statues très dégradées Statues à remplacer N

E

O

S

Premier niveau de saints à la tour Saint-Jacques en 2003

Deuxième niveau de saints à la tour Saint-Jacques en 2003 Redessins de Célia D’Hose 53


une perte aussi importante. Ces faits confirment donc l’hypothèse que l’eau provenant des intempéries consécutives joue un grand rôle dans la dégradation de la pierre et que les fréquentes pluies du climat parisien ont notablement endommagé les sculptures de la tour Saint-Jacques. Saint-Jacques-le-Majeur, quant à lui, n’est pas remplacé. Pourtant il se trouve sur le sommet de la tour et subit donc les vents bien plus que tous les autres saints de la tour. La raison est qu’il a déjà été remplacé lors de la restauration de J. Formigé en 1912. C’est pourquoi, en 2003, il se trouve en bien meilleur état que les saints de l’époque de Ballu, ajoutés à la tour en 1852. Grâce à cette analyse, on peut confirmer sans surprise les dires de ces deux architectes, Formigé et Lagneau. Les pluies détériorent grandement les statues en pierre. Mais qu’en est-il des autres facteurs de dégradation de la pierre, à la tour Saint-Jacques ? Les autres causes de dégradations naturelles D’après le Guide « Altérations de la pierre »46, plusieurs autres facteurs sont responsables de l’altération des pierres, tels que les remontées capillaires depuis le sol, l’action des sels, les altérations biologiques et l’impact de la pollution atmosphérique. Les remontées capillaires ne concernent pas nos exemples de sculptures. Elles ne subissent pas ce genre d’altérations dues à la remontée d’eau depuis le sol, simplement parce qu’elles sont trop loin de celui-ci pour subir ce genre d’effet. En ce qui concerne les sels, certains traitements sont appliqués lors de la dernière restauration de la tour Saint-Jacques. J.F. Lagneau procède à des dessalements tout autour de la tour. Le but est de retirer le sel présent dans les pierres. Ces sels peuvent provenir de la nature de la pierre, de l’eau présente dans le sol, de certains enduits appliqués en surface des façades et sculptures, ou encore de l’eau de pluie. La présence de sel affecte souvent la pierre lorsqu’il change d’état (s’il se cristallise ou s’il se transforme en solution saline). Ce changement d’état est lié à l’humidité, que ce soit par infiltration d’eau dans la pierre ou simplement par l’humidité de l’air. La température joue un rôle dans la rapidité du développement de ces phénomènes, mais elle n’en n’est pas la cause. Les altérations biologiques sont dues à plusieurs types d’organismes vivants. Ceux qui se développent sur les statues de la tour Saint-Jacques sont les mousses et les lichens. Ces mousses, ou algues, se prolifèrent dans des milieux humides et exposés à la lumière. Encore une fois, la présence de l’eau joue un rôle 46

Philippe Bromblet, Guide « Altérations de la pierre », CICRP, Marseille, 2010.

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dans ce type de dégradation. Enfin, la pollution atmosphérique est une autre cause importante de la dégradation des pierres. Elle agit sur la pierre par voie sèche, via l’air, ou bien par voie humide, lorsque les pluies récoltent la pollution de l’air. Mais des pluies tombant en grande quantité permettent au contraire d’éviter l’encrassement des zones touchées par la pollution. Ici, l’eau est un agent nettoyant plus que dégradant. Dans presque toutes les causes de dégradation relevées à la tour SaintJacques, l’eau est, soit le principal acteur, soit l’initiateur de ces processus d’altération. Dans cet exemple, c’est la pluie qui permet le transport de l’eau jusqu’aux sculptures monumentales. On peut donc confirmer que ce type d’intempérie constitue le principal facteur de dégradation des statues en pierre à la tour SaintJacques. Lorsque l’homme y ajoute son grain On peut encore relever deux autres causes de dégradation des pierres à la tour Saint-Jacques. Cette fois-ci, ces phénomènes proviennent d’actions humaines. Dernièrement, des tags que l’on ne peut voir qu’en montant à la tour, sont retirés car ils dégradent visuellement l’édifice. Le fait qu’on prévoit d’ouvrir le site à des visites publiques appuie cette démarche. Sans avoir eu l’occasion de voir ces tags, en réel ou en image, il est difficile de savoir si les sculptures monumentales elles-mêmes sont concernées. Une autre source de dégradation liée à l’action humaine, bien plus néfaste que les tags, est notable à la tour Saint-Jacques. Elle est issue des restaurations passées, lorsque les architectes placent des pierres aux caractéristiques différentes côte à côte. Lorsque 2 pierres accolées possèdent des duretés différentes, la pierre la plus tendre est rongée plus rapidement au fur et à mesure des pluies. Cet effet est plus grave que la présence de tags, car compliqué à rectifier, et déjà présent à la tour depuis très longtemps. C’est l’un des principaux facteurs de dégradation de la tour depuis au moins 2 siècles, avec bien sûr l’action de l’eau. A la tour Saint-Jacques, la pierre d’origine est la pierre de Saint-Leu. En revanche, il a été remarqué que de nombreuses pierres de type Saint-Maximin ont été ajoutées lors des restaurations passées47. Ces deux pierres sont des calcaires lutéciens. Elles ont la même teinte à l’origine, mais vieillissent de façons différentes48. Avec le temps, la différence de couleur entre les deux pierres se fait de plus en plus remarquer. 47 Étude préalable de 1999 par Jean François Lagneau, architecte en chef de la ville de Paris. Carton 2014/001/0034 Bibliothèque du patrimoine de Charenton 48 D. Dessandier, Guide méthodologique de sélection des pierres des monuments en terme de durabilité et compatibilité, BRGM, Décembre 2000.

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D’autre part, leurs duretés sont inégales, et la pierre de Saint-Leu, l’originale, est la plus tendre. C’est elle qui en subit les conséquences. Les architectes du XIXe siècle sont conscients que la pierre tendre est rongée plus rapidement que la pierre dure, c’est pourquoi ils utilisent la pierre plus dure pour leurs restaurations. Cependant, ils n’ont pas conscience que la pierre tendre en est d’autant plus affectée. Pourquoi la pierre tendre est rongée avant la pierre dure Plus la pierre est dure, plus elle est étanche. Lorsque deux types de pierres de duretés différentes sont accolées, l’eau s’évacue par le côté le moins étanche. Le ciment, par exemple, est très étanche, l’eau préfère ressortir du côté de la pierre plutôt que par celui du ciment.

Evacuation Evacuation de l’eau de par l’eaulapar pierre la p

Lorsqu’il pleut, l’eau pénètre dans la pierre

Pierre dure

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epierre tendre tendre principalement principalement

La pierre tendre est rongée bien avant la pierre dure

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Pierre dure

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Pierre tendre

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Ciment

Schémas de Célia D’Hose 57


Quelles mesures sont prises pour protéger la tour des agressions futures ? Il est donc nécessaire de défendre la tour Saint-Jacques contre les agressions de la pluie, élément destructeur principal des constructions en pierre, afin de la préserver d’un vieillissement précoce post-restauration. Il faut également penser à la façon dont la tour pourrait être protégée des dégradations dues à la promiscuité des pierres de différentes duretés. Comment les architectes procèdent-ils ? Jean François Lagneau accorde une attention particulière au fait que la pierre soit sensible à l’eau : « le critère qui nous a guidé, c’est de conserver l’état Formigé, mais de faire en sorte que l’édifice puisse continuer à vivre »49. Les gargouilles, par exemple, sculptures ornementales, font partie de l’ensemble et, bien que leur rôle soit en partie décoratif, elles servent majoritairement à éloigner l’eau des façades de la tour. La sculpture ornementale est donc complémentaire à la sculpture monumentale. Si l’une des gargouilles ne repousse pas l’eau assez loin de telle ou telle façade de la tour, alors JF Lagneau intervient. Il la restaure afin que son rôle soit tenu50. Pour ce qui est du problème des pierres de différentes duretés, c’est par contre différent. Que ce soit du point de vue déontologique ou économique, il n’est pas question d’enlever les pierres dures additionnées par Ballu ou Formigé51. Quelle est la solution de J.F. Lagneau pour lutter contre ce phénomène de capillarité de la pierre dure vers la pierre tendre ? Lors de la restauration de 2006, 2 statues sont remplacées. Certains objets ornementaux le sont également. Pour respecter les éléments déjà en place, J.F. Lagneau exige le remplacement de ces objets en pierre par des pierres de mêmes caractéristiques. Finalement, ce sont des pierres de Saint-Leu et de Saint-Maximin qui sont utilisées, autrement dit, les mêmes types de pierres déjà présentes à la tour Saint-Jacques. Pour réduire le déplacement de l’eau de la pierre de Saint-Maximin à la pierre de Saint-Leu, J.F. Lagneau procède à certaines modifications. Il ajoute des joints sacrificiels. Ainsi, entre 2 pierres de caractéristiques différentes, il place des mortiers à très faible densité. « On sait que ce joint sera à refaire. Alors je ne peux pas dire si c’est dans 20 ans, 30 ans ou autre, mais par contre il vaut mieux refaire un joint que refaire une pierre »52. La connaissance du matériau pierre en lui-même a beaucoup évolué ces dernières années. C’est pourquoi aujourd’hui, les architectes se préoccupent dif49 50 51 52

Interview de JF Lagneau en annexe Interview de JF Lagneau en annexe Revue MONUMENTAL , Semestriel 2, 2008 Interview de JF Lagneau en annexe

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féremment de la façon dont les pierres pourraient vieillir. Désormais, l’un des principaux objectifs des restaurations est de faire en sorte que la pierre s’abîme le moins possible avec le temps. C’était déjà le cas au temps de Ballu ou de Formigé. La solution était alors de remplacer la pierre tendre rongée par de la pierre plus dure. En revanche, cette méthode qui consiste à prolonger la vie de la nouvelle pierre en place, accélère la dégradation de la pierre tendre déjà présente. Aujourd’hui, on essaie de limiter les transferts de capillarité. A la tour Saint-Jacques, par exemple, J.F. Lagneau cherche à repousser l’eau de pluie toujours plus loin du bâtiment. D’autre part, il utilise une façon plus moderne de lier des pierres de différentes caractéristiques en préconisant le joint sacrificiel. Cela permet de ralentir le phénomène de dégradation sur tous types de pierre et non pas de sacrifier une pierre pour que l’autre survive plus longtemps.

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B / Des techniques traditionnelles et modernes pour conserver l’édifice Une évolution des pensées dans le temps Lors de la restauration de Ballu, au XIXe siècle, l’échafaudage reste en place 3 ans. Pour la plupart des gens, il est très impressionnant de par son ingéniosité, sa hauteur, l’esthétique qu’il dégage, etc., en conséquence de quoi une gravure en est faite pour l’insérer dans l’Encyclopédie d’architecture53. Plusieurs dessins et plans s’y rapportant sont connus aujourd’hui. Beaucoup en parlent et il est même qualifié d’œuvre d’art. A cette époque, une véritable admiration est vouée à ce colossal outil de construction. Son créateur, Auguste Bellu est un charpentier de renom. C’est lui qui a imaginé la flèche de Notre-Dame de Paris sous Viollet-le-Duc54. Quelques années plus tard, des chutes de pierres répétées sont signalées. La sécurité des passants est un sujet que l’on traite avec moins d’importance qu’aujourd’hui. Comme nous l’avons déjà évoqué, d’année en année un massif de plantations grandit autour de la tour et permet d’éloigner les passants du danger dû aux chutes de matériaux. C’est la seule protection prodiguée contre les chutes de pierres, et ce pendant plusieurs années. « C’est alors qu’en 1906, Formigé fut autorisé à installer un échafaudage autour de l’édifice afin de l’examiner »55. L’échafaudage reste en place 6 années. A cette période, l’avis des passants est déjà bien différent quant à l’installation d’un si grand échafaudage au centre de Paris. Le public n’admire plus ces ouvrages, mais il ne s’en plaint pas non plus. En 1932, un nouvel échafaudage est monté, accompagné d’une campagne de remise en état des façades de la tour. L’opération n’est achevée qu’en 1937. Ce qui fait 5 ans de plus pour une tour échafaudée en plein cœur de Paris. En 1968, un autre nettoyage, un peu plus important est réalisé, par l’architecte Vitry. Mais rien n’y fait : les chutes de pierre se poursuivent. Cette intervention n’est pas de si grande envergure que celle de 1906 ou 2006. En 1979, une purge est opérée par l’architecte Fonquernie, encore une fois, accompagnée d’un échafaudage. Finalement, l’état de la tour au début du XXe siècle impose la mise en place urgente d’un échafaudage de protection56 qui est réalisé à la fin de l’an 2000. Il reste en place jusqu’en 2009, soit 9 ans. La Tour est donc recouverte et restaurée par intermittence, depuis un siècle. En un siècle, la tour reste échafaudée environ 20 ans. C’est pourquoi, 53 l’Encyclopédie d’architecture, t. IV, 1854, pl. 110 54 Georges Poisson et Olivier Poisson, Eugène Viollet-le-Duc 1814-1879, Paris, Edition A&J Picard, 2014 55 La 3e vie de la Tour Saint-Jacques, Juillet 2008, Dossier de Presse

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Gravure sur acier, originale dessinée par Roguet, gravée par Huguet, 1854 Echafaudage d’A. Bellu Source : www.galerie-napoleon.com

Charpente de la flêche de la cathédrale Notre-Dame de Paris, par A. Bellu. Maquette d’Edouard Corroyer, 1835-1904 Source parismuseescollections.paris.fr

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après tous ces efforts réalisés, sans résultat concluant, les habitants du quartier commencent à s’impatienter. Les parisiens deviennent très sensibles à la présence d’échafaudages autour des Monuments Historiques56. L’impossibilité d’admirer la tour Saint-Jacques est l’objet de plaintes dans de nombreuses correspondances. Il en est de même pour les revues, où l’on peut y lire des témoignages de ce type : « Y-a-t-il un Parisien vivant qui ait jamais vu la tour Saint-Jacques sans échafaudage ? »57. Ce sujet est un débat animé depuis déjà un siècle. On voit une très nette différence entre les échafaudages récents et celui du temps de Ballu qui fait, au contraire, l’objet de gravures et de photographies de par l’admiration qu’il suscite. Plus récemment, c’est donc l’inverse qui se produit : on déplore le fait de cacher les monuments avec un échafaudage. Cependant, quand la tour devient dangereuse, un échafaudage s’impose. En l’an 2000, ce n’est pas un simple échafaudage, mais bien une « couverture » totale qui recouvre la tour, aussi bien visuellement que physiquement. Une immense bâche blanche entoure le bâtiment de tous côtés (Voir image ci-contre). C’est donc afin de ne pas mécontenter les parisiens que l’Architecte Lagneau décide de restaurer la tour en trois phases, sur 36 mois. La restauration proprement dit débute en 2006 et se termine en 2009 58 : De Mars 2006 à Mai 2007, une première phase consiste à traiter la partie haute de la tour, depuis les grands vitraux jusqu’au sommet de la tour. Puis, jusqu’à la fin du mois de janvier 2008, une deuxième phase de restauration est marquée par la dépose de l’échafaudage. Le public peut alors en profiter pour observer la tour nouvellement restaurée, sur les ¾ de sa hauteur. Seuls le rez-de-chaussée et le socle restent encore dissimulés. La dépose complète des derniers niveaux d’échafaudage permet, dans la troisième phase, de dégager le socle de la tour et de terminer la restauration. Cette phase dure jusqu’en Mars 2009. Le recouvrement de la Tour a de bons côtés, hormis celui de la sécurité. Il permet à l’architecte J.F. Lagneau d’effectuer une deuxième étude préalable de la Tour. La première étude, dite étude préliminaire pour plus de précision, est effectuée en 1999 par lui-même et S. Cherki, restauratrice de sculptures. Elle est réalisée à la jumelle puis à la nacelle. La deuxième est une étude préalable et est réalisée 4 ans plus tard par J.F. Lagneau et d’autres professionnels de la restau56 57 58

Bibliothèque du patrimoine de Charenton. Carton 81/75-04 L’écho de Paris, 1959 La 3e vie de la Tour Saint-Jacques, Juillet 2008, Dossier de Presse

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La Tour pendant la 2e phase des travaux

La Tour enrobée de son échafaudage et de sa bâche

Source : dossier de presse de juillet 2008, La 3e vie de la Tour Saint-Jacques

Source : Entreprise H. Chevalier

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ration de monuments et sculptures en pierres. Elle est bien plus précise que la première et ce grâce à l’échafaudage. En dehors de cela, quels intérêts l’architecte peut-il tirer d’un tel équipement ? L’importance d’une étude préalable aujourd’hui Au temps de Ballu ou de Formigé, l’accélération de l’usure d’une pierre tendre due à l’accolement d’une pierre dure n’est pas connue. C’est pourquoi la plupart des architectes du XIXe et XXe siècle utilisent des pierres de nature différentes à celles du bâtiment existant, et néfastes pour les pierres déjà en place. Grâce aux études en laboratoire, il est aujourd’hui possible de définir avec exactitude quelle pierre a été utilisée sur l’édifice et quelles en sont ses caractéristiques. C’est une des raisons pour laquelle l’attitude face à la restauration a beaucoup évolué dernièrement. Nous allons voir en quoi prochainement. D’autre part, « la technologie progresse et permet de développer des méthodes d’investigation non destructives et utilisables in situ qui remplacent les méthodes destructives de laboratoire »59. L’étude préalable peut alors, de plus en plus, se faire sur le chantier en testant des restaurations « douces » et en analysant les matériaux sans les abîmer. C’est exactement ce qui se passe à la tour SaintJacques. De nombreux prélèvements et tests sur place sont effectués à l’occasion de cet échafaudage. En effet, l’accès aux parties hautes de la tour est grandement facilité. Cela permet aux architectes et restaurateurs de se rendre compte de façon très précise de l’ampleur des travaux à effectuer. Une approche traditionnelle, des techniques nouvelles Les premiers dessins des façades de J.F. Lagneau sont établis à partir de photos numériques redressées par ordinateur et d’observations faites à la jumelle60. Ce sont donc là des techniques absolument nouvelles qui permettent le relevé et le redessin informatique de la Tour. Néanmoins, vous l’aurez compris, c’est grâce à cet « horrible » échafaudage que le relevé des années 2000 est d’une précision bien supérieure à celui des restaurations précédentes. D’autre part, les rendus informatiques d’aujourd’hui permettent une étude plus rapide et également plus juste que les relevés faits à la main. Le tracé par ordinateur est plus précis et peut être modifié à volonté. Bien sûr, l’âme même des dessins peut être contestée. Néanmoins, dans les études préalables 59 Philippe Bromblet, Guide sur les techniques de Conservation de la pierre, PierreSud, 2010. 60 Étude préalable de 1999 par Jean François Lagneau, architecte en chef de la ville de Paris. Carton 2014/001/0034 Bibliothèque du patrimoine de Charenton

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de J.F. Lagneau61, les informations réunies pour préparer la restauration à venir sont de bonne qualité et d’une précision sans égal à la tour Saint-Jacques (voir p.72/73). Si les dessins ne se font plus de la même façon, qu’en est-il des techniques de restauration de la pierre ? Quels travaux sont effectués lors de la restauration de J.F. Lagneau ? Cela diffère-t-il des siècles précédents ? Les travaux du XXIe siècle concernent le nettoyage, le remplacement et la consolidation des pierres, que ce soit sur la sculpture monumentale ou sur l’ensemble de l’édifice. Grâce à un devis de l’architecte Vitry, portant sur le nettoyage de la tour en 1968-69 et celui de J. Formigé en 1906, il est possible de comparer les techniques utilisées au XXe siècle avec celles que J.F. Lagneau choisit au début du XXIe siècle. Dans les pages suivantes nous comparons ces techniques à l’aide d’un tableau62. Celui-ci répertorie les techniques utilisées au XXe siècle par Vitry et Formigé et au XXIe siècle par Lagneau. Ces indications ne concernent pas uniquement la sculpture monumentale, mais elles reprennent les interventions qui ont eu lieu à la tour Saint-Jacques en général. Grâce à cela, nous allons essayer, dans un premier temps, de définir les techniques utilisées auparavant, mais abandonnées par les architectes d’aujourd’hui. Ensuite, nous verrons quelles sont les techniques encore utilisées aujourd’hui et quels en sont leurs intérêts. Enfin, nous nous intéresserons aux nouvelles méthodes développées depuis le début du siècle, à la tour Saint-Jacques. Comparaison des techniques de restauration entre le XXe et le XXIe siècle Reporter les différentes pratiques effectuées à la tour Saint-Jacques entre 1906 et 2009 dans un tableau nous permet de les catégoriser en 4 familles d’interventions distinctes. Toutes ces catégories sont représentées au XXIe siècle, mais pas au XXe siècle. C’est une première indication de la diversification des techniques de restauration ces dernières années. De plus, presque deux fois plus de techniques différentes sont utilisées au XXIe siècle, par rapport au siècle précédent. Bien sûr, la restauration de 2006 est une opération de grande ampleur, mais pour le XXe siècle, deux opérations sont cataloguées dans le tableau : une restauration de 1906 et un nettoyage de 1968, ce qui rééquilibre la quantité des interventions pour l’un et l’autre des 2 siècles mis en comparaison. Dans la catégorie nettoyage, certaines techniques utilisées lors des interventions anciennes ne sont pas reprises lors de la restauration plus récente. Ce sont le lavage au jet et l’enlèvement de calcite par grattage à l’outil. Ils sont des 61 62

Bibliothèque du patrimoine de Charenton. Carton 2005/001 11 Tableau de Célia D’Hose, p. 67

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procédés simples, mais lents. Aujourd’hui, il existe d’autres outils plus performants en terme de rapidité d’exécution. Toutefois, lors de la dernière restauration, la brosse est toujours utilisée pour des éléments ponctuels, mais de façon très limitée. D’autant plus que l’idée générale de notre temps est au contrôle de tous les produits utilisés, que ce soit dans le domaine de l’architecture ou dans tout autre aspect de la vie en général. Les moyens développés par Lagneau pour la restauration de la pierre à la tour Saint-Jacques sont plus précis que ceux utilisés par Formigé et Vitry car plus contrôlables sur l’usure de la pierre à nettoyer. Ainsi, le nettoyage tel qu’il est appliqué aujourd’hui peut supprimer les couches d’encrassement en ne dégradant qu’a minima la pierre présente. Beaucoup de matière est ajoutée à la tour Saint-Jacques, lors de la dernière restauration en date. Celle-ci a nécessité environ 330m³ de pierre neuve. Pour ce faire, J.F. Lagneau réutilise les mêmes techniques que celles du XXe siècle, bien qu’elles aient un peu évolué depuis. Par exemple, la pose de goujons se fait avec du cuivre au XXe siècle, alors que les goujons du XXIe sont en inox. De plus, les goujons utilisés dernièrement peuvent aussi être complétés par l’utilisation de résines. Ou encore, l’architecte utilise selon le type de pierre (neuve, conservée, pierre de taille...) des goujons, des agrafes, ou des broches. Cet exemple nous dévoile à quel point les restaurations d’aujourd’hui se sont spécialisées, par rapport à ce qui se faisait avant. Bien sûr, de nouveaux procédés sont également apparus dans cette catégorie. Au sujet des sculptures à reproduire, J.F. Lagneau en remplace uniquement 2 : Saint Roch et Saint Léonard. La façon dont les blocs de pierre sont sculptés est voulue comme traditionnelle. Les 2 statues sont ainsi restituées en pierres taillées par des sculpteurs et des tailleurs de pierre aptes à reproduire, dans le geste et dans l’esprit, le savoir-faire de leurs prédécesseurs63. Les statues sont toujours présentes à la tour au moment de la restauration du XXIe siècle et comme J.F. Lagneau possède les archives de Formigé, cela lui permet une restitution assez précise des statues à déposer. Pour la sculpture de ces 2 éléments, seuls les outils, les techniques et les dispositions traditionnelles sont autorisées64. Les deux statues déposées se trouvent actuellement exposées aux pieds de la tour. Encore une fois, les nouvelles technologies permettent de définir avec précision la nature et les caractéristiques des pierres existantes, afin de remplacer ces deux statues par des sculptures en pierres de même nature. Par exemple, S. Cherki détermine que les statues des saints sont toutes en pierre de Saint Maximin. C’est là la seule différence entre les techniques de remplacement des sculptures du XXe et du XXIe siècle. Dans la catégorie enlèvement de matière, les deux époques présentent des 63 La 3e vie de la Tour Saint-Jacques, Juillet 2008, Dossier de Presse 64 Cahier des Clauses Techniques Particulières, 2004, Jean-François Lagneau. Il se trouve actuellement à la COARC.

Tableau des interventions techniques à la tour Saint-Jacques, au XXe siècle par M. Vitry et M. Formigé, et au XXIe siècle par M. Lagneau Tableau de Célia D’Hose

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XXe Siècle

XXIe Siècle

Description

NETTOYAGE Lavage au jet + brossage

L’eau agit chimiquement par dissolution des salissures. Le travail sous pression augmente les effets de dissolution. L’augmentation de la température accroît l’effet dissolvant de l’eau.

Enlèvement de Calcite + grattage à l’outil Abrasion à sec

La projection à sec des particules se fait selon de nombreux critères (pression, angle d’attaque, distance de projection, diamètre des buses, nature et diamètre des poudres à projeter), en fonction de la nature de la pierre et de son encrassement.

Nettoyage par micro-Abrasion

Il s’agit de minuscules grains projetés à faible pression sur la pierre, pour en déloger la salissure superficielle sans dégrader l’épiderme.

Nettoyage au laser

Ce nettoyage sert à déloger la «croûte noire» qui s’est installée dans les reliefs les plus profonds. La puissance du rayon laser peut être adaptée de façon très précise.

Rejointement sur pierres vieilles

Après un dégarnissage des joints en place, les restaurateurs procèdent à un nettoyage puis un regarnissage avec un nouveau mortier.

AJOUT DE MATIÈRE Fourniture et pose de goujons

Lorsqu’il n’est pas possible de coller pour relier plusieurs parties qui ont été désolidarisées ou fracturées, elles sont reliées par des tiges en Cuivre, en Inox, en Fibre de verre...

Raccords en enduit de chaux

Le scellement d’ouvrage dans la maçonnerie peut se faire en mortier de chaux, tout comme le regarnissage, et le raccord approprié pour une harmonisation des parements.

Coulis et injection de mortier

Selon le type de dégradation, il est possible de remplacer une partie de la pierre, par du mortier, mélange d’agrégats, de liants et d’eau, avec possibilité d’intégrer d’autres produits.

Patine

C’est une couche de produit destinée à harmoniser les parties refaites avec les parties existantes. Elle doit s’estomper avec le temps pour laisser place à la couleur naturelle de la pierre.

Fourniture, sculpture, et pose de pierre

Après avoir été déposées, les statues sont souvent remplacées. Il faut donc fournir la pierre au(x) sculpteur(s), puis une fois sculptée, on pose la statue en la fixant au bâtiment existant.

ENLEVEMENT DE MATIÈRE Purges

Les ouvriers font tomber des morceaux de pierres menaçant ruine afin de contrôler leur détachement. De ce fait, ils ne tombent pas d’eux même, aléatoirement.

Dépose de pierres

L’enlèvement des statues par démontage de leur assise est défini par le fait qu’on veuille les conserver, ou les emmener à la décharge.

Ragréage

Cette technique consiste à recouper les parties altérées et friables de la pierre pour atteindre sa partie saine. Le but est l’aplanissement de la surface traitée.

( En attente de restauration )

TRAITEMENT Biocide

L’utilisation de ces produits a pour unique but de supprimer les recouvrements biologiques (mousses, lichens, algues, champignons) après les avoir identifiés.

Consolidation

Un produit est appliqué afin d’améliorer la cohésion de la pierre en renforçant l’adhésion des constituants entre eux.

Dessalement

Des analyses en laboratoire déterminent l’humidité de la pierre et sa concentration en sels. Ensuite, les restaurateurs apposent une compresse qui permet d’absorber le sel contenu dans la pierre.


cas de figure différents. Le nettoyage de 1968 consiste en de nombreuses purges pour cause de sécurité. Dans la restauration de 2006, on enlève de la matière pour pouvoir fixer de nouvelles pierres, d’où le ragréage. De plus, ce que l’on appelait purge auparavant est nommé différemment dans la dernière restauration. Ces opérations qui consistent à enlever des petites parties de pierre sont désormais appelées dégagements. Encore une fois, il est demandé aux ouvriers de n’utiliser que des outils manuels, comme dans le temps passé. Toutefois, des analyses préalables sont faites en laboratoire avant que quiconque intervienne. Ces techniques traditionnelles sont accompagnées de procédés modernes. On en arrive maintenant à la dernière catégorie, celle des traitements. Aucun traitement du matériau pierre n’est utilisé à la tour Saint-Jacques avant le XXIe siècle. Cette spécialisation qui consiste à modifier les caractéristiques même de la pierre n’existe pas au temps des restaurations et des nettoyages de 1906 et 1968. La consolidation existe, certes, mais pas comme on l’entend aujourd’hui. Lorsque Vitry parle de consolidation (1968), cela signifie qu’il va poser des goujons. Or, la pose de goujons aujourd’hui est considérée comme un ajout de matériel aidant à fixer un élément sculpté à une partie solide du bâtiment. Ce que l’on appelle consolidation de nos jours est une modification au niveau de la matière même. Un produit injecté dans la pierre permet de renforcer la cohésion du matériau et de solidifier les éléments usés et friables. Les termes employés auparavant sont parfois réemployés différemment à l’heure actuelle. La comparaison des différentes techniques de restauration du siècle passé et du siècle présent nous indique que la plupart des techniques anciennes sont encore d’actualité, hormis pour les techniques de nettoyage, qui sont devenues bien plus spécifiques et plus contrôlées. Des évolutions sont évidemment notables car de nouvelles techniques sont apparues dans tous les domaines. Mais à la tour Saint-Jacques, il est décidé de conserver certaines techniques traditionnelles. L’architecte cherche ainsi à reproduire la façon de faire des sculpteurs d’antan. Le but de la dernière restauration est de coller au maximum à « l’état Formigé »65. La restauration de 2006 regroupe donc des techniques nouvelles et anciennes. Les techniques anciennes sont employées pour rester dans l’esprit et la façon dont les sculpteurs sculptaient auparavant. Les techniques nouvelles sont déterminées par la fragilité du matériau qu’est la pierre, qu’il faut abîmer le moins possible quand l’édifice subit une restauration. « Si cette approche est, de nos jours, traditionnelle, elle a fait ici l’objet de soins particuliers et les problèmes d’authenticité, de la sécurité et de la pérennité ont été au cœur des choix adoptés tout au long du chantier »66. L’ensemble des interventions s’avère donc très diversifié et fait appel à la fois à des savoir-faire ancestraux et aux technologies de pointe. L’évolution des techniques permet une précision et une rigueur inégalables, sans pour autant mettre de côté la virtuosité des restaurateurs présents sur le chantier. 65 66

D’après Jean François LAGNEAU, interview en annexe. Revue MONUMENTAL , Semestriel 2, 2008.

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Encrassement d’une figure à l’angle Nord-Est de la Tour Saint-Jacques. Note de Synthèse de JF LAGNEAU, 2003

Masque de l’angle Nord-Est de la Tour, en cours de micro-abrasion, les yeux de verre n’ont pu être datés avec précision. Revue Monumental, 2008

Une figure du 16e siècle dotée d’yeux en verre (d’origine), après son nettoyage (diamètre 40 cm) © DAC – Ville de Paris

Les techniques de restauration actuelles Nous avons examiné quels procédés J.F. Lagneau choisit d’utiliser pour cette récente restauration de la Tour Saint-Jacques. Cependant, si aujourd’hui les techniques de restauration se sont multipliées, elles ne sont pas toutes appliquées à la tour. Quels sont les nouveaux procédés qui n’ont pas été mentionnés dans la restauration récente de la tour Saint-Jacques ? Quelles sont leurs particularités ? Et que cela aurait-il apporté de les utiliser pour notre cas d’étude ? D’après la revue Monumental, « sur le marché, on trouve actuellement des consolidants, des hydrofuges, et des produits à propriétés mixtes »67. En effet, les consolidants ne sont réellement utilisés qu’à la dernière restauration de la tour. Auparavant, le sens du mot consolidation n’était pas le même et se rapportait à des travaux de natures différentes. En revanche, aucun document concernant la restauration du XXIe siècle ne fait mention d’un quelconque recours à l’hydrofugation. En effet, ce traitement pourrait être nocif pour des statues telles que les évangélistes ou les saints de la tour Saint-Jacques. Leurs formes complexes (les plis des tissus, les mains, les accessoires, les surfaces horizontales sur lesquelles elles reposent) induisent des zones de stagnation des eaux. Toujours d’après la même revue, ce genre de traitement perd rapidement de son pouvoir lorsque les surfaces de la pierre subissent un contact prolongé avec l’eau. « L’hydrofugation s’applique sur l’ensemble d’une sculpture, d’une façade, et ne peut être un traitement ponctuel (contrairement à la consolidation) »68. Utiliser l’hydrofugation sur les sculptures 67 68

Revue MONUMENTAL , Semestriel 2, 2008. Philippe Bromblet, Guide sur les techniques de Conservation de la pierre, CICRP, 2010.

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de la tour Saint-Jacques aurait eu pour effet de gonfler le coût de la restauration pour une protection qui serait devenue rapidement inefficace. De plus, ce genre de traitement intensifie les effets de cristallisation des sels au sein de la pierre, ce qui est nocif pour celle-ci. Or, J.F. Lagneau a déjà eu à déssaler certaines pierres de la tour Saint-Jacques69, ce qui signifie qu’elles pourraient être grandement endommagées par l’application de tels produits. Quant aux produits à propriétés mixtes, ils possèdent à la fois des propriétés consolidantes et hydrofugeantes. On ne trouve pas non plus d’information concernant ce genre de produit dans les documents traitant de la dernière restauration de la tour Saint-Jacques.

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Comme on l’a vu dans le tableau précédent

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Conclusion Dans cette partie, nous avons confirmé les dires de J.F. Lagneau, soit, l’eau est le principal facteur de dégradation de la pierre à la tour Saint-Jacques. Mais ce n’est pas le seul. La proximité de deux pierres de duretés différentes précipite la dégradation de la pierre la plus tendre même si, là encore, l’eau est l’élément déclencheur de ce phénomène. Pour combattre ces dégradations, les techniques d’antan sont perpétuées tout en y associant de nouvelles techniques de restauration. L’eau est repoussée au plus loin des façades, comme au temps de Formigé. En outre, Lagneau fait poser des joints sacrificiels. Pour autant, lorsqu’une pierre ou une sculpture est à changer, il la remplace par le même type de pierre, qu’elle soit dure ou tendre. Ces choix n’ont pas de lien avec la conservation optimale du matériau dans le futur. Ils se positionnent plutôt dans une politique de remémoration historique du bâtiment. Dans la partie qui suit, nous expliquerons en quoi consistent les valeurs de remémoration ou de contemporanéité auxquelles se réfèrent les architectes restaurateurs de la tour Saint-Jacques pour accompagner leur restauration.

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Relevés de J-F Lagneau, 2003

Élévation Nord

Élévation Est

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Élévation Sud

Élévation Ouest

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PARTIE 3 Restaurations dĂŠtaillĂŠes des sculptures monumentales et valeurs patrimoniales

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Nous en arrivons maintenant à la troisième et dernière partie de ce mémoire. Nous avons expliqué comment les restaurations se sont succédées à la tour Saint-Jacques, et ce que les architectes ont entrepris, principalement concernant les sculptures monumentales. Puis nous avons vérifié les causes principales de dégradation des pierres sur cet édifice parisien. Nous nous sommes intéressés aux techniques de restauration utilisées à la tour, qu’elles soient traditionnelles ou récentes, qu’elles consistent en des nettoyages, des traitements, ou toute autre sorte d’intervention. Nous allons maintenant détailler comment les architectes ont procédé à ces restaurations de sculptures monumentales, et ce que cela implique en terme de valeurs patrimoniales.

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A / Situation de la tour Saint-Jacques dans le contexte politique du patrimoine à partir du XIXe siècle Comment remplacer des statues abîmées ? Quels sont les choix faits par chaque architecte ou sculpteur ? Prennentils tous les mêmes décisions ? Ou choisissent-ils des voies de restauration différentes ? A la tour Saint-Jacques, lors de chaque restauration, les statues monumentales étaient fort usées par les intempéries et les pollutions extérieures. Comment l’architecte peut-il copier des statues autant usées ? C’est ce que nous allons essayer de comprendre dans ce chapitre. Lorsque quelqu’un veut copier une statue, mais qu’elle n’a malheureusement plus l’aspect originel car elle est trop usée, plusieurs choix sont possibles. On peut décider de copier les statues en place dans leur état dégradé. Ainsi on les remplace par les nouvelles copies. Les sculptures initiales sont alors conservées dans un lieu où elles seront protégées ou exposées. Il est également courant de réinterpréter l’état original supposé des statues en place et de les remplacer par de nouvelles sculptures à l’aspect intentionnellement différent. Ou encore, certains préfèrent chercher à retrouver un état proche de celui original supposé, en sculptant ou en moulant une statue à l’aspect « neuf ». Cela signifie que, soit le restaurateur possède des documents précis qui lui permettent de reproduire quasiment à l’identique les éléments primitifs, soit il interprète ce qu’il n’a pu définir précisément. Là encore, il peut laisser une marge d’interprétation au sculpteur, ou bien choisir de laisser à la science le soin de reconstituer « fidèlement » une image 3D de ce que les originaux auraient pu être, grâce aux calculs d’un ordinateur. A l’inverse, il existe également la technique de l’épannelage70. C’est un dégrossissement, une approximation de la statue, pour en donner une forme générale, lorsque le restaurateur ne veut pas supposer des détails inconnus. Ou encore, parfois l’édifice est laissé tel quel et les statues ne sont plus jamais remises en place. Ces questions se sont posées plusieurs fois au sujet de la tour Saint-Jacques-de-la-Boucherie durant les 2 derniers siècles. Tout cela dépend des valeurs que l’architecte souhaite faire ressortir de sa restauration. C’est ce que nous essaierons de déterminer dans cette troisième partie. Les 4 tétramorphes et Saint-Jacques sont des éléments indispensables à la lecture architecturale et historique de l’édifice. Ils le couronnent, ils en sont la terminaison haute, comme un point final à cette œuvre gothique élaborée. Lorsque Ballu et Formigé les copient, ils le font chacun de manière différente, et 70 Définition d’épannelage, d’après le Larousse : Taille d’un bloc de pierre ou d’un autre matériau dur par pans et chanfreins, en laissant autour des formes à sculpter une certaine quantité de matière. (Précède le dégrossissage.)

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avec une base de données différente. En effet, les archives de Ballu disparaissent dans l’incendie de l’hôtel de ville de Paris en 1871, une trentaine d’années avant l’intervention de Formigé. C’est pourquoi on suppose que l’architecte Formigé a une marge d’interprétation assez large en ce qui concerne la restitution des tétramorphes. En revanche, on ne saurait dire quels documents peut avoir Ballu en sa possession au moment de la restauration. Pour rappel, J.F. Lagneau n’a pas à refaire les tétramorphes. Pour ce qui est de l’ajout des 19 saints, il y a encore moins de chances que Ballu ait en sa possession des documents concernant ces sculptures, avant d’en faire ajouter de nouvelles. On ne peut même pas affirmer réellement qu’elles aient un jour existé. Formigé, quant à lui, n’a pas besoin d’en sculpter. En revanche, l’architecte J.F. Lagneau retrouve les archives de Formigé, et donc réduit la marge d’interprétation lors de sa restauration (la dernière, en 2003). D’autant plus que les statues, bien qu’abîmées, sont encore en place au moment de la restauration. De manière générale, à la tour Saint-Jacques, les éléments sculptés, qu’ils soient monumentaux ou ornementaux, sont restitués de façon détaillée, car « ce que l’œil ne voit pas, il le ressent par la vibration générale [...] des vides et des pleins »71. Ceci commence avec la première intervention de Ballu à la tour SaintJacques en 1852. A cette période, on est en pleine augmentation des moyens financiers accordés aux restaurations des monuments par la ville et par l’Etat. La population a pris conscience de l’importance de la conservation des témoins historiques depuis la destruction de nombre d’entre eux lors de la révolution française (1789). La politique de l’époque encourage la remise à neuf des monuments désignés comme ayant un intérêt historique, artistique, architectural mais aussi technique ou scientifique. T. Ballu tire avantage de cette situation et prend le parti de rénover totalement la tour. Pour la restauration de J. Formigé, c’est l’inverse qui se produit. Les moyens qui lui sont accordés sont réduits. La restauration qu’il entreprend n’a pas non plus la même envergure que celle de son prédecesseur. Il s’agit à ce moment-là de restaurer quelques éléments de la tour afin d’assurer la sécurité des passants et non de replacer un vieux monument presque abandonné dans un contexte de renouveau urbain. Enfin, la restauration de J.F. Lagneau en 2006 est un point final à de nombreuses opérations de nettoyages partiels et de purges qui se suivent tout au long du XXe siècle, sans grande diminution de la dangerosité de l’édifice. Dans la partie qui suit, nous allons étudier plus en détail la façon dont les architectes décident de restaurer les statues lors de ces 3 grandes opérations de 1852-1855, de 1906-1911 et de 2006-2009. A cet effet, nous allons essayer 71

Revue MONUMENTAL , Semestriel 2, 2008.

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de définir à quel point la restitution des tétramorphes aux différentes époques est fidèle ou non aux travaux des prédécesseurs, en terme d’esthétique notamment. Pour finir, nous allons nous efforcer de comprendre les choix des différents architectes en terme de restauration des statues, qu’ils soient différents ou similaires les uns des autres. Un contexte politique favorable, ou non, à des restaurations de grande envergure 72 Le milieu du XIXe siècle est ce qu’on peut appeler l’âge d’or des interventions publiques en faveur des Monuments. De nombreux objets sculpturaux d’une grande qualité sont détruits dans la fureur ravageuse des révolutionnaires français en 1789. Après cela, les églises sont utilisées comme carrières de pierres, avec par exemple le cas de l’église Saint-Jacques-de-la-Boucherie, dont il ne reste aujourd’hui que la tour. De plus, au même moment, le Baron Haussmann rase de nombreux édifices parisiens pour réaliser de grandes percées à travers la ville. Les moyens financiers accordés aux interventions architecturales sur les monuments ne cessent d’augmenter, notamment à Paris. En effet, la révolution française et les évènements qui suivent réveillent l’esprit conservatif de la population. C’est pourquoi Ballu a le loisir d’ajouter autant de statues qu’il estime nécessaire pour redonner à la tour une image digne d’un grand monument. Après le Second Empire, en revanche, les budgets concernant la restauration des Monuments en France ayant explosé, l’Etat stoppe cet engouement qu’a provoqué la révolution française. Il restreint les financements et Formigé se retrouve forcé de réduire l’ambition de ses projets de restauration. C’est l’effet inverse qui se produit ici, par rapport à la restauration précédente. C’est ce contexte financier qui oblige Formigé à ne restaurer qu’une petite partie des statues qu’il aurait voulu remettre à neuf. Il choisit de restaurer les évangélistes, car ces statues sont les plus dangereuses compte tenu de leur état de dégradation avancée. Formigé est ainsi amené à restaurer la tour dans une optique de nécessité plus que d’embellissement. Quant au reste de la tour, il détache les pierres en ruine qui menaçaient de tomber à tout moment, mais on ne sait pas si ce sont des parties de sculptures ornementales ou monumentales qu’il détache. Dernièrement, au début du XXIe siècle, une nouvelle intervention a lieu a la tour Saint-Jacques, qui se caractérise par une vision de la restauration encore différente des deux opérations précédentes. La tour a été totalement rénovée au XIXe siècle, comme l’a été Notre-Dame et d’autres monuments restaurés à la même époque. « Par réaction, la doctrine actuelle se caractérise par des objectifs et des principes beaucoup plus prudents. Les interventions sont réduites et doivent modifier le moins possible l’existant et uniquement pour améliorer ses 72 Philippe Poirrier et Loïc Vadelorge, Pour une Histoire des Politiques du Patrimoine, Paris, Comité d’histoire du ministère de la culture et de la comunication, 2003.

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conditions de conservation, son état, son environnement, dans le but de prolonger sa durée de vie »73. C’est donc avec prudence et respect que les restaurateurs actuels prévoient quelques modifications de l’existant et seulement si l’autorisation en est donnée. Ce n’est pas le cas de la tour Saint-Jacques-de-la-Boucherie. Lors de la dernière restauration, celle du XXIe siècle, les sculptures sont nettoyées, renforcées, ou renouvelées pour celles qui étaient en très mauvais état. Mais l’architecte ne cherche pas à inventer de nouveaux objets ou à modifier des images existantes. « On n’oubliera pas, cependant, que les ACMH74 ne furent jamais les seuls maîtres à bord, même au long de la première décennie du XXe siècle, qu’ils ont toujours eu à se situer par rapport à diverses autres autorités, à commencer par l’inspection des monuments historiques »75. Viollet-le-Duc lui-même n’était pas seul à prendre les décisions, il partageait le projet et les dessins de la restauration de Notre-Dame avec un deuxième architecte : Monsieur Lassus. L’inspecteur Mérimée suivait également la restauration en permanence. Lors des deux derniers siècles, 3 restaurations bien différentes sont réalisées, toutes influencées par le contexte politique d’une façon ou d’une autre. La première est menée grâce à des moyens abondants, avec un ajout de statuaires et de vitraux considérables. Les décideurs veulent redonner une image grandiose à ce monument, avec comme élément déclencheur les grands travaux d’Haussmann et le nivellement du terrain. Au contraire, la deuxième restauration, 60 ans plus tard, est conduite de façon très restreinte. Premièrement, les statues sont assez récentes, elles ont 50 ans, donc l’idée même de la restauration est plus modérée. De plus, le refus de subvenir aux besoins d’une restauration quelque peu esthétique par la ville de Paris induit une limitation des opérations à leur minimum, permettant uniquement d’assurer la sécurité des passants. Enfin, on restaure la tour une dernière fois, un siècle plus tard, pour une conservation et une solidification de la pierre en soi. Cette restauration est totale, elle permet à l’ensemble de la tour d’être de nouveau solide et propre, non pas en terme de structure mais plutôt en ce qui concerne les sculptures et l’ornementation. Cette fois-ci, les fonds nécessaires à une restauration complète de la tour sont débloqués, mais les choix de restauration restent sobres. On se rend compte que les moyens financiers offerts par la ville et l’Etat jouent un rôle quant aux choix de restauration d’un Monument. La pensée globale de la population et des politiciens guide également les architectes et ceux qui les accompagnent dans leurs choix de restauration. Quelles sont les tendances auxquelles adhèrent les architectes de la tour Saint-Jacques ? 73 Philippe Bromblet, Guide sur les techniques de Conservation de la pierre, PierreSud, 2010. 74 ACMH = Architecte en chef des Monuments Historiques 75 Philippe Poirrier et Loïc Vadelorge, Pour une Histoire des Politiques du Patrimoine, Paris, Comité d’histoire du ministère de la culture et de la comunication, 2003.

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Les valeurs de restauration de Riegl : les idées de Viollet-le-Duc, Ruskin et Boïto. Aloïs Riegl (1858 - 1903), historien d’art autrichien, écrit Le culte moderne des monuments76 en 1903, lorsqu’il est nommé président de la Commission des monuments historiques. Il y fait une révision objective des valeurs que la restauration des monuments historiques a véhiculé jusque-là. « Il ne suffit pas de dire « c’est un monument historique », il faut savoir ce que cela signifie, et comment on veut le traiter »77. De cet ouvrage ressortent 3 valeurs de remémoration et 2 valeurs de contemporanéité, que nous allons essayer d’expliquer maintenant. La première valeur de remémoration mentionnée est le culte de la valeur d’ancienneté. Cette valeur ressort lorsqu’un bâtiment véhicule un aspect non moderne. Les traces destructrices de la nature y sont très présentes. D’après Riegl, il faut éviter « l’intervention de la main de l’homme sur l’état du monument. Il ne faut ni ajouter, ni retrancher, ni remplacer ce qui s’est altéré au fil des ans sous l’action des forces naturelles, pas plus qu’il ne faut supprimer les ajouts qui altèrent la forme originelle »78. Il n’est pas question de restauration, ni même de conservation. La nature doit œuvrer sur le bâtiment jusqu’à sa destruction totale. Autrement dit, le culte de la valeur d’ancienneté signifie inévitablement la ruine, bien qu’elle n’en soit pas une fin en soi. Cette valeur met en avant le cycle de la création et de la destruction. John Ruskin (1819-1900), écrivain et critique d’art britannique, est partisan de cette idée. Selon ses dires, la restauration est la destruction la plus totale que puisse subir un monument78. « On n’a pas le droit d’y toucher ! ». Une autre époque peut donner à un bâtiment une nouvelle âme, mais alors, ce n’est plus le même édifice. Son ouvrage de 1849, les sept lampes de l’architecture, dans lequelle il présente ses idées, s’inscrit tout à fait dans l’air des restaurations de Ballu (1852) et de Formigé (1906). Ensuite, A. Riegl évoque la valeur historique d’un monument. Le but ultime de cette valeur est de conserver l’état achevé du monument tel qu’il se présentait à sa création, ou tel qu’il aurait dû figurer dans le cas où il n’a pas pu être terminé. Cette idée n’a pas de lien avec les dégradations physiques, à moins que celles-ci ne perturbent la lecture de l’édifice. C’est l’idée d’authenticité qui prime. La supposition, soit l’idée même de restauration, n’a pas sa place ici. En revanche la conservation est inévitable. Les idées de Camillo Boïto ( 1836 - 1914 ), écrivain et architecte restau76 Traduction française de : Aloïs Riegl, Der moderne Denkmalkultus : sein Wesen und seine Entstehung, Vienne, W. Braumüller, 1903 77 Aloïs Riegl, Le culte moderne des monuments, son essence, sa genèse, traduit de l’allemand par Daniel Wieczorek, Paris, Éditions du Seuil, 1984 78 John Ruskin, les sept lampes de l’architecture, traduit de l’anglais par George Elwall, Clamecy, éditions Klincksieck, 2008

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rateur italien, correspondent plus ou moins à cette valeur. Pour lui, un bâtiment peut être restauré, mais en prenant soin de bien différencier les parties ajoutées des parties originales79. La lecture de l’ancien doit être évidente, afin de ne pas créer de doute lors de l’analyse du monument. En ce sens, l’authenticité de l’édifice est respectée. La troisième valeur dont A. Riegl fait mention est la valeur de remémoration intentionnelle. Cette intention doit se manifester dès la conception de l’édifice. Cependant, de plus en plus de bâtiments sans valeur de remémoration particulière à l’origine sont modifiés en ce sens, et prennent une valeur de remémoration intentionnelle. Par exemple, lorsqu’une technique particulière ou un style de vie est voué à disparaître, un bâtiment qui, plus tard, perpétuerait la mémoire de ces habitudes passées, peut être transformé en monument à valeur de remémoration intentionnelle. Cette valeur signifie que le bâtiment est destiné à « vivre » dans un présent éternel. Les dégradations ne sont pas acceptables, car cela signifierait que l’édifice appartiendrait au passé. Or ce type de monument doit refléter la vie telle qu’elle était à sa construction. Le principal promoteur de cette idée est Viollet-le-Duc (1814-1879) architecte restaurateur français très connu. D’après lui, « restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné »80. Le but d’une restauration serait donc de redonner au bâtiment son style originel et non son image exacte. On en vient maintenant à la catégorie des valeurs de contemporanéité d’un monument. D’abord, on retrouve la valeur d’usage, celle qui correspond au côté pratique d’un bâtiment, c’est-à-dire l’utilité qu’en a l’homme. Le bâtiment doit être en bon état, sécuritaire pour ses habitants. Dans ce cas, la valeur d’ancienneté ne peut avoir aucune place. La deuxième valeur de cette catégorie est la valeur d’art, qui peut se spécialiser en valeur de nouveauté, ou bien d’art relative. Dans les deux cas, elle doit refléter un aspect très propre et nouveau, car « aux yeux de la foule, seul ce qui est neuf et intact est beau »81. Dans cette partie, nous allons examiner en détail comment chaque sculpture est restaurée, pendant les restaurations des XIXe, XXe et XXIe siècle, afin de déterminer à quelles valeurs se sont référés les architectes restaurateurs de la tour Saint-Jacques. 79 Camillo Boïto, Conserver ou restaurer, les dilemmes du patrimoine, traduit de l’italien par Jean-Marc Mandosio, Besançon, les éditions de l’imprimeur, 2000 80 Eugène Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, Édition BANCE — MOREL de 1854 à 1868 81 Aloïs Riegl, Le culte moderne des monuments, son essence, sa genèse, traduit de l’allemand par Daniel Wieczorek, Paris, Éditions du Seuil, 1984

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B / T. Ballu et les valeurs paradoxales qu’il donne à la tour Saint-Jacques Comme l’a énoncé A. Riegl, il y a plusieurs valeurs relatives à la façon de restaurer un monument. T. Ballu, ajoutant de nombreuses statues inexistantes jusqu’alors à la tour Saint-Jacques, se trouve plutôt dans une démarche proche de celle de Viollet-le-Duc. En effet, ce dernier fait ajouter de nombreuses statues lors de la restauration de Notre-Dame de Paris, débutée 8 ans avant celle de la tour Saint-Jacques (1844). T. Ballu, en plus d’avoir obtenu le prix de Rome en 1840, fait partie des membres de l’académie des Beaux-Arts en 187282. Or, comme Viollet-le-Duc se positionne contre « les académiciens »83, ces deux hommes soutiennent des idées opposées. Pourtant, Ballu est nommé remplaçant du grand Viollet-le-Duc au poste d’inspecteur général des édifices diocésains lorsque celui-ci démissionne. T. Ballu suit-il les idées de Viollet-le-Duc lorsqu’il restaure la tour Saint-Jacques, ou choisit-il une autre pratique de restauration propre à ses idées ? C’est ce que nous allons essayer de définir en analysant d’abord l’opération de Ballu sur le piétement de la tour Saint-Jacques, puis, la restauration de la sculpture monumentale de cet édifice, et enfin l’ajout des 19 saints. La pensée générale de Ballu Certaines images tirées des archives de T. Ballu sont conservées grâce au livre de Jacques Meurgey84. Ce sont des dessins de la tour avant la restauration. Ils nous permettent de situer géographiquement la façade photographiée ci-contre, car le titre de la photographie ne donne pas d’information quant à l’orientation de la façade présentée. Cette photographie nous montre donc l’angle Sud-Ouest de la tour avant sa restauration. C’est l’image qui nous permet de remarquer les tiges métalliques présentes dans les niches pour, certainement, avoir servi d’accroche à d’anciennes statues. D’autre part, on peut comparer la réalité de la photographie avec les dessins de Ballu et de Lelong avant lui. Les dessins des deux architectes sont très précis, et pourtant aucun d’eux n’a dessiné les tiges métalliques qu’on peut observer sur la photographie. Sur le dessin de Lelong, il n’y a aucune trace de dégradation, il est donc logique qu’il n’y ait pas placé les tiges métalliques. Sur ceux de Ballu, en revanche, on voit chaque détail de pierre dégradée. Or du métal dans de la pierre la dégrade, surtout s’il est fortement exposé à l’air. Pourtant, Ballu ne dessine rien à ces emplacements. Est-ce dans le but d’avoir un dessin le plus propre possible, un dessin qui lui permettrait de comprendre la tour sans s’embarrasser 82 http://www.academie-des-beaux-arts.fr 83 inha.fr 84 Jacques Meurgey, Histoire de la paroisse Saint-Jacques-de-la-Boucherie, Paris, H. Champion, 1926.

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L’entrée de la tour photographiée au moment de la destruction du quartier (soit avant 1852)

Source : David Gaussen, La Tour Saint Jacques, biographie d’un monument parisien, Paris, Editions Gaussen, 2014.

Vue de la tour Saint-Jacques en 1845 (COTE SUD) Dessin de Paul Lelong, Collection Ballu

Source : Jacques Meurgey, Histoire de la paroisse Saint-Jacquesde-la-Boucherie, Paris, H. Champion, 1926.

Vue de la tour Saint-Jacques en 1852 (COTE OUEST) Dessin de Théodore Ballu, Collection Ballu

Source : Jacques Meurgey, Histoire de la paroisse Saint-Jacquesde-la-Boucherie, Paris, H. Champion, 1926.

Vue de la tour Saint-Jacques en 1852 (COTE SUD) Dessin de Théodore Ballu, Collection Ballu

Source : Jacques Meurgey, Histoire de la paroisse Saint-Jacquesde-la-Boucherie, Paris, H. Champion, 1926.

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Paris, Tour Saint-Jacques, 1841 (Vue Sud-Ouest, 2e étage) Source : Gallica, photographies de Joseph Philibert Girault de Pranjey. 86


Saint Augustin et Saint Clément, façade Ouest

Source : Médiathèque du Patrimoine - BAVP Etude préalable de 1999, Sabine Cherki

Saint Roch et Saint Laurent, façade Sud

Source : Médiathèque du Patrimoine - BAVP Etude préalable de 1999, Sabine Cherki

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de détails « inutiles » ? Ou est-ce car il considère que ces statues n’ont pas existé, à cause du manque d’informations dont il disposait à ce moment-là ? Paul Lelong n’aura pas pu travailler à la restauration de la tour SaintJacques car il est décédé en 1846. Mais il se peut qu’il ait influencé Ballu sur la façon d’appréhender la tour. En observant attentivement l’élévation Ouest de T. Ballu, on remarque une représentation différente de ce qui apparaît sur la photographie. C’est la façon dont il dessine la porte : il la réinvente. Sur la photographie, l’arche qui surmonte la porte contient une fenêtre, alors que sur le dessin elle a disparu. L’arche est dessinée pleine, faite de pierre. Cela vient renforcer l’idée que T. Ballu déforme légèrement la réalité dans ses dessins. Grâce aux élévations de 1784, de 1852 et de 2003, nous allons comparer la vision de Ballu par rapport à l’histoire passée de la tour et la façon dont il la restaure. L’élévation étudiée ici est la façade Ouest, celle où l’on voit la porte principale. En jaune sont indiqués les éléments qui ont été détruits par la suite, et en rouge ceux qui ont été ajoutés. Entre l’élévation de 1784 et celle de 1852, on remarque quelques différences, comme la disparition des volutes qui surmontent la porte d’entrée et la rambarde du balcon du premier étage. En dehors de ça, la représentation de Ballu reprend les éléments de la porte dessinée en 1784. La porte est rectangulaire, de mêmes proportions, ornée de corniche et présentant le même dessin. Cependant, sur la photographie, les corniches qui encadrent la porte ne sont plus exactement comme celles que Ballu dessine. Il cherche à retrouver des éléments qui auraient disparu pour les repositionner à leur emplacement d’origine. En effet, entre l’élévation de 1852 et celle d’après la restauration, Ballu restaure cet encadrement de porte en lui prodiguant une attention particulière. Il va même jusqu’à l’exagérer, à le retravailler de façon bien plus ornementée qu’il ne l’a jamais été. De plus, la rambarde qui avait disparu au XIXe siècle est désormais de retour retour et également plus travaillée. Elle est même plus travaillée qu’en 1784. Le plus gros changement vient du fait vient de la création d’un socle, entouré d’escaliers, et de la porte en elle-même transformée en ouverture. Le parti pris par Ballu pour la base de la tour est qu’elle doit rester ouverte entre ses 4 pieds, dans un souci d’harmonie générale85. Mais bien qu’il ait décidé d’ouvrir totalement le Rez-de-Chaussée de la tour, il conserve la proportion de la porte et de son arche en élévation, identique à celle d’origine. Certes, il retravaille la tour dans sa totalité, mais l’on parvient à y retrouver les éléments nous rappelant le clocher d’avant la révolution. 85 David Gaussen, La Tour Saint Jacques, biographie d’un monument parisien, Paris, Éditions Gaussen, 2014.

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1784 J.F. Garneray

1852 Th. Ballu

2003 Après Ballu

Dessin de J.F. Lagneau

Mise en couleurs : Célia D’Hose

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Cette rapide analyse nous montre que Ballu retravaille totalement l’empiétement de la tour, tout en donnant à voir les éléments d’origine. Il ne tient pas réellement compte des changements les plus récents. Au contraire, il cherche à conserver une trace de l’histoire malgré les énormes transformations qu’il opère sur la tour. Malgré tout, ces indices restent très subtils, car si en élévation ils sont assez remarquables, ce n’est pas le cas dans la réalité. Lorsqu’une personne se balade autour de la tour aujourd’hui, il faut qu’elle aie un œil très aguerri pour se rendre compte de l’ouverture particulière à la façade Ouest. Cette première conclusion nous permet de définir que T. Ballu, et les personnes qui l’aident à prendre ses décisions, suivent deux des valeurs données par Riegl. La première, plus présente, est la valeur de Nouveauté. En effet, cette opération renverse le statut de clocher que possédait la tour à sa construction. Elle ne présente plus signe de d’appartenance à une quelconque église. Elle est même soutenue par un socle qui n’avait encore jamais existé. La restauration ne peut donc pas être classée comme historique, selon les définitions de A. Riegl. En revanche, cet édifice fait désormais partie des monuments à valeur de remémoration intentionnelle. Il a vocation à « conserver toujours présent et vivant dans la conscience des générations futures le souvenir »86 de la paroisse Saint-Jacques. 1 artiste par sculpture Ballu ajoute un bon nombre de nouvelles statues à la tour Saint-Jacques. Nous ne disposons pas aujourd’hui des informations nécessaires pour apprécier le savoir que Ballu a pu acquérir à propos du passé de la tour. Il n’est donc pas possible de confirmer l’hypothèse qu’il a inventé l’ensemble de la statuaire, hors évangélistes87. La façon dont les saints à représenter sont choisis est énoncée dans le livre de Nicolas-Michel Troche88. Certains sont choisis en fonction de leur supériorité hiérarchique dans l’histoire de l’église Saint-Jacques, d’autres ont été des martyres, etc... Bien que les archives de Ballu aient brûlé dans l’incendie de l’Hôtel de ville, en 1871, le travail effectué au niveau de la sculpture monumentale est toujours visible puisque la plupart des œuvres réalisées lors de la restauration de 1852 sont encore présentes aujourd’hui. Nous allons essayer de comprendre comment il a procédé pour ajouter autant de statues en une seule restauration. Ci-contre, les statues des saints sont associées à leurs sculpteurs. En rouge sont signifiées celles qui ont dues être changées lors de restaurations ultérieures. 86 Aloïs Riegl, Le culte moderne des monuments, son essence, sa genèse, traduit de l’allemand par Daniel Wieczorek, Paris, Éditions du Seuil, 1984 87 David Gaussen, La Tour Saint Jacques, biographie d’un monument parisien, Paris, Éditions Gaussen, 2014 88 Nicolas-Michel Troche, La Tour de S.-Jacques-la-Boucherie ou Mémoire historique, archéologique et critique sur ce monument et sur sa restauration, Paris, Julien Lanier Cosnard et Cie, 1857

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STATUES DE SAINTS

SCULPTEURS

IMAGE

RDC Blaise Pascal

Pierre-Jules Cavelier

p. 14

1er étage Sainte Catherine Saint Jacques le Mineur Saint Jean l’Evangéliste Sainte Geneviève Sainte Marguerite Saint Marcel/Christophe Sainte Madeleine Saint Louis Saint Georges Saint Michel Saint Quentin

Jean-Marie Bonnassieux Charles-Auguste Arnaud Georges Diebolt Théodore-Charles Gruyère Victor Villain Michel Pascal Noël-Jules Girard Antoine-Laurent Dantan Hugues Protat Pierre-Marie Froget Ferdinand Taluet

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11

Pierre Loison Anatole-Célestin Calmels Louis Desprez Jean-Jacques Perraud Bernard-Jean Duseigneur Charles-Henri-Joseph Cordier Augustin Courtet Louis-Léopold Chambard

12 13 14 15 16 17 18 19

2e étage

Saint Augustin Saint Clément Saint Roch Saint Laurent Saint Léonard Saint Jean-Baptiste Saint Pierre Saint Paul

Tableau de Célia D’Hose

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Les 19 Saints

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STATUES - 1er ETAGE

IMAGE

Sainte Catherine Saint Jacques le Mineur Saint Jean l’Evangéliste Sainte Geneviève Sainte Marguerite Saint Marcel/Christophe Sainte Madeleine Saint Louis Saint Georges Saint Michel Saint Quentin

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STATUES - 2e ETAGE Saint Augustin Saint Clément Saint Roch Saint Laurent Saint Léonard Saint Jean-Baptiste Saint Pierre Saint Paul

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IMAGE 12 13 14 15 16 17 18 19

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Les sculptures des saints mesurent environ 2,50 mètres chacune et sont toutes en pierre de Saint-Maximin, pierre calcaire. Les images associées se trouvent sur les pages précédentes (photographies de 1998, juste avant la restauration de J.F. Lagneau). En consultant ce tableau, on peut se demander pourquoi l’architecte fait appel à 19 sculpteurs différents. Tout d’abord, il faut savoir que ce n’est pas l’architecte qui choisit les sculpteurs. Le mémoire de M. Torche sur la tour SaintJacques89 nous apprend que c’est le conseil municipal qui fait le choix de l’architecte, des sculpteurs, et du prix accordé à une telle opération. Il pourrait, comme pour les tétramorphes, ne demander le travail qu’à un seul artiste. D’après J.F. Lagneau, il y aurait deux raisons à ce choix90. Premièrement, il faut répartir le travail afin qu’un maximum d’artistes ait du travail, donc 19 artistes différents est une situation qui paraît assez commune. Et la deuxième motivation aurait été due au temps court qui était laissé à l’intervention. Un seul artiste pour 19 sculptures de cette taille aurait pris trop de temps. Il n’aurait jamais pu honorer ses commandes dans les délais impartis. Finalement, pourquoi Chenillon est-il appelé à réaliser les 5 sculptures des tétramorphes, lorsque les saints ne sont commandés qu’à un artiste chacun ? En réalité, le remplacement des évangélistes n’est pas initialement prévu dans les travaux de Ballu. « Il eût donc peut-être été convenable de maintenir dans les places qu’ils occupaient sur la tour, depuis plus de trois siècles, les animaux mystiques, dus au sculpteur Rault, [...] rien d’impératif ne nous a paru nécessiter leur remplacement, sauf qu’ils étaient couverts de mousses et de litchens, et qu’on y remarquait quelques trous dans la pierre et des mutilations faciles à réparer, ainsi qu’on avait eu d’abord l’intention de le faire, puis de s’en tenir là »90. En fin de compte, la décision est prise, les tétramorphes doivent être refaits, et c’est M. le Préfet qui désigne Chenillon pour ces ouvrages. Ces sculpteurs ont presque tous suivi les cours des Beaux-Arts, de Paris ou d’Angers. Certains d’entre eux ont obtenu le lauréat ou le prix de Rome de sculpture. Chenillon a également suivi les Beaux-Arts mais n’a pas été grand prix de Rome de sculpture. Au total pour la sculpture monumentale, Ballu travaille avec 21 sculpteurs, en comptant Jean-Louis Chenillon pour les tétramorphes et Saint-Jacques, et Pierre-Jules Cavelier pour Blaise Pascal. Cette statue est ajoutée dans le but de combler le vide créé par les ouvertures du Rez-de-chaussée. Elle est implantée ici en mémoire de l’illustre scientifique qui a fait ses expériences sur la pression atmosphérique au sein de la tour Saint-Jacques, 2 siècles plus tôt. Cette idée pro89 Nicolas-Michel Troche, La Tour de S.-Jacques-la-Boucherie ou Mémoire historique, archéologique et critique sur ce monument et sur sa restauration, Paris, Julien Lanier Cosnard et Cie, 1857. 90 D’après Jean François LAGNEAU, interview en annexe.

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vient du Baron Haussmann91. Pour la statue n°6, un doute subsiste sur le saint représenté qui est soit Saint Marcel, soit Saint Christophe. Sabine Cherki la considère comme Saint Marcel alors que Jean-François Lagneau et Monsieur Troche92 affirment qu’elle est la représentation de Saint Christophe. Dans un souci de neutralité, on laissera le choix au lecteur de lui attribuer le nom qui lui convient. Les images précédentes sont des photographies. Elles représentent les 19 saints et ont toutes été réalisées en 1998 par madame Sabine Cherki, restauratrice de sculptures. On remarque que la statue de Saint Léonard est la plus abîmée, elle a même dû être sanglée pour éviter sa chute ! Saint Roch est également en très mauvais état même si cela apparaît moins nettement sur la photographie. Le reportage photographique est effectué pour l’étude préalable de la restauration commandée par la ville de Paris. Aucun échafaudage n’étant en place à ce moment-là, S. Cherki utilise une nacelle pour pouvoir se déplacer verticalement le long de la tour.

91 Interview de Régis Singer, cassette audio appartenant à la COARC 92 Ecrivain de La Tour de S.-Jacques-la-Boucherie ou Mémoire historique, archéologique et critique sur ce monument et sur sa restauration, Paris, Julien Lanier Cosnard et Cie, 1857.

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Comment T.Ballu et J.L.Chenillon restituent les tétramorphes Ballu ne tient pas compte de l’emplacement original des 4 statues, ni de leur nombre, puisqu’il ajoute un Ange, et qu’il inverse la position de ces statues. Respecte-t-il néanmoins leur forme originale, ou use-t-il, là aussi, de créativité ? D’après M. Torche, « cette erreur symbolique, inappréciable pour le vulgaire, n’a pas plus de valeur aujourd’hui, que celles que commettent souvent certains restaurateurs modernes de nos églises, et ne peut nuire en rien à l’aspect majestueux de l’édifice ». De plus, un socle devant supporter l’Ange a été retrouvé aux pieds de la base ajoutée pour recevoir le nouveau Saint-Jacques93. Ballu décide simplement de perpétuer l’idée de certains prédécesseurs. Ce que Ballu et Chenillon connaissent assurément, ce sont les noms et les symboles des éléments à reproduire. Ils ont surement retrouvé quelques images d’antan pour les aider à se représenter les tétramorphes et Saint-Jacques. Malheureusement aujourd’hui, nous n’en savons guère plus. Les archives de Ballu ayant disparu suite à l’incendie de l’hôtel de ville de 1871, il nous reste des dessins réalisés pour des journaux, et des photographies anciennes de qualité trop basse pour pouvoir y étudier l’aspect des tétramorphes après la restauration de Ballu (1852-55). Un microfilm de 1836 (voir page ci-contre) nous montre l’état dans lequel Ballu a retrouvé l’Aigle de Saint-Matthieu avant son intervention. Il est endommagé de telle façon que l’on ne peut plus se rendre compte du dessin de base imaginé par Rault. En revanche, curieusement, après plus de 300 ans à trôner sur la tour, le lion reste en assez bon état. On le voit sur les images du jardin du musée de Cluny, prises vers 1900, soit environ 40 ans après sa dépose. Ces photographies, associées à un dessin du Lion tiré d’un journal en 1886, nous permettent de comparer ce tétramorphe sculpté par Rault, avec celui sculpté par Chenillon. Les images que nous allons détailler maintenant sont produites toutes deux à la fin du XIXe siècle (voir page ci-contre). Beaucoup de points communs sont à noter entre ces deux images. Premièrement, les oreilles émergent de la crinière d’une façon bien particulière, et reconnaissable. La crinière elle-même est très similaire d’une image à l’autre. Elle est tombante, parsemée de courbes. Bien sûr, la statue est usée, et le dessin peut être imprécis, mais on garde la même forme générale et les mêmes motifs de représentation de la crinière. De nombreuses autres façons de représenter un lion, en sculpture, existent à la même époque. Par exemple, un lion peut avoir une crinière bien plus hirsute. Les oreilles peuvent ne pas apparaître, cachées par la crinière. Cela prouve que Ballu ne veut pas se détacher de l’image initiale 93 Nicolas-Michel Troche, La Tour de S.-Jacques-la-Boucherie ou Mémoire historique, archéologique et critique sur ce monument et sur sa restauration, Paris, Julien Lanier Cosnard et Cie, 1857.

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1836-Pont Louis-Philippe, vue panoramique de la Tour Saint Jacques

Carte postale, le jardin du musée de Cluny

Credit photo- Documentation Musée de Cluny - Musée National du Moyen-Age

Source : BnF

Oreilles Crinière Museau Extrémité des ailes Finition des ailes

Arrière train Queue

Statue originale du Lion de la tour Saint-Jacques photo prise aux environs de 1900

Terrasse de la Tour Saint-Jacques 1886 Tiré de l’étude préalable de JF Lagneau

Credit photo- Documentation Musée de Cluny - Musée National du Moyen-Age

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de ce tétramorphe. Le museau semble également avoir été façonné de la même façon. En ce qui concerne les ailes, c’est un peu plus délicat. Pour celles-ci, les motifs de la statue semblent être plus piquants que ceux du dessin, bien qu’ils soient de mêmes proportions. Il est néanmoins assez aisé d’assimiler l’extrémité des ailes d’une image à l’autre. De plus, Ballu a pris le même parti que Rault, en laissant ces ailes collées au corps de l’animal. Est-ce une question de résistance de la pierre, ou d’esthétique ? Il n’en reste pas moins que la forme globale de la statue est la même chez les deux lions. D’autant plus que, depuis le square, il serait impossible de faire la différence entre ces deux paires d’ailes, si Ballu avait choisi de les traiter différemment. Terminons en observant le bas de ce lion. C’est là qu’une différence est notable. Tout comme les ailes, l’arrière train semble plus courbé sur le dessin que sur la statue. Les pattes également sont plus travaillées. Dans ce cas, nous ne pouvons pas dire si c’est le temps qui a usé les pattes du lion et que Ballu a cherché à les reproduire dans leur état originel, ou s’il a tout simplement inventé ces pattes de tétramorphe. Cependant, sur les photographies des autres tétramorphes originaux à la même époque94, on trouve des similitudes avec ce qui a été relevé sur le dessin de 1886, mais dans une variante très usée. Nous pouvons donc accepter le fait que Ballu essaie, là aussi, de retrouver un état proche de ce que Rault avait imaginé. Concernant la queue, elle se trouve dans la même position sur les deux images, le lion est assis dessus. En conclusion, la plupart des éléments comparés entre la photographie du Lion original et le dessin du Lion de Ballu, révèlent une ressemblance très forte entre les deux représentations de cet évangéliste à la tour Saint-Jacques par Rault (original de 1522) et par Chenillon (copie de 1852). Il y a donc bien plus de similarités que de différences dans ces deux images. Pour notre analyse, il faut également tenir compte de la différence de support, le style et la précision d’un dessin et d’une photographie ne pouvant pas être totalement identiques. Une autre information sur laquelle nous pouvons nous baser pour vérifier l’hypothèse que Ballu s’est basé sur le prétendu dessin originel des statues lors de sa restitution, c’est la parole de J. Meurgey : « Ces attributs ont été refaits [...] d’après les anciens modèles »95. Ballu aurait donc une approche de restitution analogue la plus fidèle possible à l’image originale des 3 évangélistes présents sur la tour à cette époque. Quand on parle de restitution analogue, c’est en tenant compte que Ballu n’a pas accès à toutes les informations pour pouvoir se rapprocher d’une copie identique à celle de Rault. On pense plutôt à l’image qu’il peut s’en faire selon les informations dont il dispose. 94 Les trois tétramorphes originaux encore présents au moment de la restauration de Ballu ont été par la suite exposés dans le jardin du musée de Cluny. Le musée conserve encore aujourd’hui des photographies de l’époque où ils venaient d’être conduits dans leur nouveau lieu de résidence. 95 Jacques Meurgey, Histoire de la paroisse Saint-Jacques-de-la-Boucherie, Paris, Librairie ancienne Honoré Champion, 1926

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Les deux valeurs de restauration suivies par T. Ballu Pour répondre aux questions initialement posées, il est acquis que Ballu ne respecte pas la disposition des évangélistes choisie par les architectes et sculpteurs précédents sur le sommet de la tour. Cependant, l’image donnée à voir depuis le square n’en est nullement affectée. Encore une fois, T. Ballu agit d’une façon prouvant que la valeur historique énoncée par A. Riegl n’est pas celle qui l’intéresse à la tour Saint-Jacques. Cela pourrait difficilement être le cas puisque la plus grosse partie de l’édifice Saint-Jacques a disparu depuis longtemps. A l’inverse, Ballu innove totalement et donne un socle à la tour. Il ouvre également toutes les façades au niveau du Rez-de-Chaussée. Pour finir, il assigne un saint à chaque niche vide, ainsi que des vitraux et de nouveaux ornements. Il est ici dans une démarche de nouveauté. En ce qui concerne l’aspect des sculptures restituées, l’analyse faite sur le Lion de Saint-Marc tend à nous faire penser que Ballu veut se rapprocher de l’aspect original des tétramorphes de Rault lors de sa restauration. Il se tourne du côté de la valeur de remémoration intentionnelle, dans le sens où il reproduit de façon supposée des statues imaginées au XVIe siècle, tout en les maintenant en place au sommet de la tour. Ballu suit donc les valeurs de remémoration intentionnelle et de nouveauté lors de la restauration opérée à la tour Saint-Jacques. Ce sont deux valeurs paradoxales étant donné que l’une est remémorative, alors que l’autre est contemporaine.

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C / La valeur d’Art relatif et la valeur Historique de la tour Saint-Jacques Comme évoqué précédemment, la restauration de T. Ballu est la plus étendue de toutes les restaurations effectuées à la tour Saint-Jacques. Formigé travaille sur une restauration à nécessité sécuritaire, avec un budget plus réduit. Lagneau, de son côté, est appelé pour redonner à la tour un éclat nouveau. Pour les deux dernières restaurations, les transformations de la tour ne sont pas aussi poussées qu’au temps de Ballu. Cela influe-t-il sur la façon dont les architectes choisissent de restaurer la tour ? Nous essaierons de déterminer quelles valeurs suivent ces 2 architectes lors de leur opération à la tour Saint-Jacques, en analysant également la façon dont ils restaurent les sculptures monumentales.

Comment J.Formigé et G.Dechaume restituent les tétramorphes Une cinquantaine d’années après l’intervention de Ballu, il faut déjà restaurer les tétramorphes. Seul l’Ange reste dans un bon état. Encore une fois, nous souhaitons savoir à quel degré de détails J. Formigé suit les œuvres réalisées sous la direction de son prédécesseur, T. Ballu. Pour ce qui est de l’apparence physique de ces animaux, nous pouvons comparer les créations de Dechaume (1912) et celles de Chenillon (1852), grâce à des photographies et dessins datant de ces époques respectives. Sur ces images, l’élément le plus parlant est l’Aigle. C’est donc sur lui que nous allons nous baser pour comparer les tétramorphes des deux époques. Nous allons maintenant l’analyser en comparant deux dessins (voir pages suivantes). En jaune sont signifiées les parties qui ayant été modifiées sur la statue de 1912 et le rouge indique les éléments ajoutés en 1912. Avant de commencer l’analyse, je souhaite porter l’attention du lecteur sur le fait que ces dessins n’ont en rien la prétention de retracer l’apparence exacte des tétramorphes au moment de leur création, que ce soit pour le premier ou le second modèle. Ils ne sont que des hypothèses permettant de relever et de positionner les différents éléments qui composent les Aigles au moment de leurs montages respectifs sur le sommet de la tour. De même, cette liste d’éléments n’est pas exhaustive, elle reprend uniquement ce dont nous pouvons être sûrs avec le peu de documents retrouvés aujourd’hui. La confrontation de ces deux dessins nous permet de remarquer plusieurs différences notables entre les 2 statues de l’Aigle citées précédemment. Tout d’abord, un élément est radicalement retiré par Formigé : c’est la crête que l’Aigle possède avant 1912. Elle disparaît totalement sur le nouvel animal. Par contre, le cou, la terminaison des ailes et les pattes avant et arrière sont maintenus

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L’observatoire météorologique de la Tour Saint-Jacques dessiné pour le petit journal en 1902

Source : La tour Saint Jacques biographie d’un monument parisien

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sur le dessin, mais sont recréés. Prenons l’exemple des ailes. Leur terminaison en 5 pointes est conservée et ces pointes restent plus grosses que les motifs présents sur la partie principale des ailes. Cependant, leurs dessins les représentent différemment, plus ébouriffées sur l’aigle de 1852, rangées et minimalistes sur l’Aigle de 1912. Les pattes arrière sont traitées de la même façon. Elles sont plus travaillées sur la statue de 1852, avec des éléments ressortant vers l’arrière, tandis que celles de 1912 sont plus simples. Le cou est également plus minimalistes sur l’aigle de 1912. Il se compose uniquement de lignes entrecroisées, alors que le cou de l’aigle de 1852 est parsemé de plumes. Pour le bec, Formigé choisit de revoir aussi le dessin mais de manière moins prononcée. Ces descriptions démontrent que les changements entre les aigles des 2 époques sont minimes. Ils sont même imperceptibles si l’on regarde les statues depuis le bas de la tour. Le corps dans sa globalité conserve la même posture qu’avant 1912. Si l’Aigle est traité de cette façon, nous pouvons considérer que le reste des éléments restaurés l’est également. Formigé s’autorise de ne modifier que des détails. Il semblerait tout de même qu’il ait voulu garder l’image de la tour dans sa totalité, tout en laissant une petite trace personnelle de son passage. Tout comme Ballu avant lui, il dépose les sculptures existantes pour en faire sculpter de nouvelles. En revanche, il ne choisit pas de garder l’esprit ancien des sculptures. Il en fait refaire de nouvelles, plus modernes, plus minimalistes que celles que celles déposées. Ces changements sont imperceptibles pour un passant quelconque. Il faut pouvoir monter sur le haut de la tour pour les remarquer, ce qui n’est pas permis à tout le monde à cette époque. Il suit donc là, la valeur d’Art relative. Il ne renouvelle pas l’édifice comme l’a fait Ballu. Il change simplement une partie des éléments de cet édifice pour les reproduire dans un style différent. La valeur d’Art n’est donc pas totale, mais relative. Il laisse sa trace dans l’histoire de la tour Saint-Jacques, sans que la plupart des visiteurs ne puissent le remarquer. Aujourd’hui encore, il faut s’intéresser de près à la tour Saint-Jacques pour s’apercevoir de ces petits changements.

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L’aigle de Chenillon, en 1852

L’aigle de De Chaume, en 1912

Dessin : Célia D’Hose

Dessin : Célia D’Hose

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Comment J.F. Lagneau et l’Atelier Jean Loup Bouvier choisissent de restaurer les tétramorphes et les saints Contrairement à Ballu ou à Formigé, J.F. Lagneau n’a pas à déposer les statues des évangélistes. Il les restaure sur place. Leur état ne nécessite que quelques interventions, de nettoyage notamment. Son choix quant à la restitution des statues se porte sur une remise à neuf dans un « état Formigé »96. Comme J.F. Lagneau a pu récupérer les archives de Formigé, il a une idée très précise de l’état de la tour au début du XXe siècle. C’est pourquoi il lui est facile de restaurer la tour comme il le souhaite, c’est-à-dire sans grande part d’interprétation. Un ACMH n’a pas toujours des décisions aisées à prendre : « On a toujours l’hésitation, quand on change une sculpture, c’est soit on refait la sculpture le plus possible à l’identique, soit on la refait avec le goût de notre temps. [...] Heureusement on n’est pas seuls pour prendre ces décisions [...] on est encadré par l’inspection générale »97. Il décide donc, avec l’aide de l’Inspection générale, de restaurer les statues de la tour de manière à ce que l’état après restauration se rapproche au plus près de l’état en 1912. Les documents retrouvés, principalement des photographies, nous permettent-ils de confirmer ces dires ? Les images ci-contre nous donnent une première idée de la réponse. On y voit des photographies de la statue de Saint-Jacques au moment où il vient d’être restauré, sous Formigé (en 1912) et sous J.F. Lagneau (en 2008). Cette première comparaison de Saint-Jacques aux différentes époques tend à nous faire penser que J.F. Lagneau essaie bel et bien de reproduire un « état Formigé »97 lors de sa restauration. Il est difficile de trouver des différences entre l’état de la statue en 1912 et en 2008, sur ces deux photographies. Pour conserver l’authenticité des documents, les titres des images sont laissées tels quels, mais nous pouvons ajouter que la photographie de gauche est prise en 1912. Une autre comparaison de photographies (voir pages suivantes) nous montre la sculpture de l’Aigle à l’époque de Formigé, et après la restauration de J.F. Lagneau. La qualité de la photographie et la proximité des prises de vue nous permettent de confirmer la ressemblance de l’état de cette statue entre les deux époques. Bien sûr le point de vue est différent et la prise de vue de l’aigle change quelque peu la perspective de la photographie de 2016 par rapport à celle de 1912. Mais on constate que l’ensemble des ailes sont les mêmes, que les pattes, le bec et le cou ont également la même forme. Encore une fois, pour une fidèle restitution des informations récoltées, le titre de la photographie de gauche est laissé tel qu’il a été trouvé sur Gallica, mais c’est certainement une erreur. La statue ne peut pas être descendue récemment de la tour en réfection car elle est trop blanche pour avoir déjà subi l’épreuve 96

Interview de JF Lagneau en annexe

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La nouvelle statue de Saint-Jacques sur le point d’être hissée au sommet de la tour Source : David Gaussen, La Tour Saint Jacques, biographie d’un monument parisien, Paris, Editions Gaussen, 2014

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Statue de Saint-Jacques en cours de restauration Source : La 3e vie de la Tour Saint-Jacques, Juillet 2008, Dossier de Presse


du temps et du climat. Elle serait plutôt la nouvelle statue sculptée par Adolphe Louis Geoffroy-Dechaume, en 1912, au moment où elle allait être remontée au sommet de la tour.

Une statue descendue de la tour en réfection, Aout 1912

L’aigle de Saint-Jean, 2016 Photographie : D’Hose Célia

Photographie de presse Agence Rol Source : Gallica

Une autre photographie prise après 1912 montre Saint-Jacques et l’Aigle vus de dos. Cette image, mise en relation avec une photographie de 2016, vient appuyer la théorie de l’identité entre les statues des XXe et XXIe siècle. En effet, elles ont l’air identiques. Et pourtant, elles ont été prises avec plus d’un siècle de différence. Les mêmes motifs ou éléments sculptés peuvent être retrouvés d’une image à l’autre. Par exemple, la forme des ailes de l’Aigle ne change pas, les zones d’ombre sont absolument les mêmes, et les petits défauts de la pierre sur le manteau de Saint-Jacques sont également repérables d’une image à l’autre. La principale différence est l’apparition du paratonnerre sur le Saint-Jacques de l’image prise en 2016. Ce petit détail nous indique que l’une des interventions ayant eu lieu entre les restaurations de 1906 et de 2006 a fait l’objet de la pause des paratonnerres sur les évangélistes. On sait que ces paratonnerres n’ont pas été placés par J.F. Lagneau car la restauration des évangélistes en 2006 a notamment consisté en l’ablation de tâches de couleur bleue présentes sur le dos des évangélistes. Ces tâches bleues d’oxydation de la pierre sont produites par les tiges métalliques des paratonnerres. Il est donc évident que ceux-ci ont été placés bien

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Photographie après 1912

L’aigle et Saint-Jacques le Majeur, 2016

Documentation photographique ancienne de la Commission du Vieux Paris, Source : COARC

Photographie : D’Hose Célia

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avant la restauration de J.F. Lagneau. Les évangélistes de 1912 n’ont pas été restaurés avant 2006. Cependant, ils n’ont pas été oubliés, ils sont même désormais protégés du tonnerre. Afin d’être plus précis, nous allons analyser en détail la transformation de l’Aigle depuis la restauration de Formigé jusqu’à celle de Lagneau. Pour ce faire, nous allons nous appuyer sur les photographies de 1912 et sur l’analyse de Sabine Cherki, en vue de redessiner l’évangéliste à ses différents stades de dégradation, ou de restauration. Dans les dessins ci-contre, les parties noires représentent la statue dans son état neuf, ou rénové. Les éléments représentés en jaune désignent les altérations et l’encrassement subis par l’Aigle depuis la restauration de Formigé, selon les remarques de Sabine Cherki. Les altérations sont des mousses et lichens installés dans les zones où l’eau a tendance à ruisseler. L’encrassement est dû aux eaux stagnantes qui aboutissent souvent à la formation de croûtes noires. Les éléments en rouge sont ce qu’il reste des altérations subies par l’Aigle de Dechaume, après la restauration de J.F. Lagneau. Ici, les éléments les plus abîmés sont la tête, le creux des ailes et des pattes. Le socle également est à retravailler, notamment au niveau des joints. Les parties jaunes, de manière générale, se voient appliquer un biocide, produit destiné à supprimer les recouvrements biologiques. Elles sont ensuite nettoyées ou brossées. A certains endroits, Sabine Cherki observe une décohésion de la pierre. Elle suggère d’utiliser des solutions chimiques (silicate d’éthyle) pour consolider la pierre97. Ce procédé n’a encore jamais été utilisé sur les sculptures de la tour, comme spécifié dans le tableau p. 67. De même, nous savons que le rôle des joints est important dans la conservation d’un objet en pierre. En effet, le joint n’est pas seulement un moyen de faire adhérer deux blocs de pierre entre eux. La comparaison de l’état de l’Aigle avant et après la restauration de Jean François Lagneau montre une statue qui a été rénovée pendant cette restauration. Toutes les parties abîmées en surface sont redevenues blanches, comme neuves. Néanmoins, quelques petites différences subsistent par rapport à l’Aigle de Formigé. Sur la sculpture au XXIe siècle, l’éclat sur la queue est toujours présent, le bout d’oreille disparu et le creux du socle également. Les éléments qui se sont dégradés au point de perdre une quantité de matière visible à l’œil nus ont été consolidés, mais pas recréés. Quant au socle, on remarque qu’il a quelque peu changé. Mais lorsque le dessin des années 2000 est observé seul, il montre un socle qui pourrait être voulu comme tel. Ce n’est que lorsque la photographie de 97 Étude des sculptures par Sabine CHERKI, Décembre 1998. Carton 2001/006/0048 Bibliothèque du patrimoine de Charenton

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L’aigle de De Chaume, en 1912

L’aigle de De Chaume, après la restauration des années 2000

Dessin : Célia D’Hose

Dessin : Célia D’Hose

L’aigle de De Chaume, avec ses altérations, en 1998

L’aigle de De Chaume, les éléments restants visibles après la restauration des années 2000

Dessin : Célia D’Hose

Dessin : Célia D’Hose

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1912 est apposée à côté pour pouvoir comparer, qu’il est possible de se rendre compte que le socle était différent. Autant dire que ces détails ne gênent en rien la lecture de la statue, et ce même lorsque l’on se trouve sur la plateforme haute de la tour, c’est-à-dire à quelques centimètres de l’Aigle. Le parti pris de l’architecte, et des restaurateurs, est de redonner un effet de sculpture neuve aux tétramorphes par l’utilisation de certains procédés chimiques assez récents. Cependant, il n’est pas de recouvrir les petites pertes de matières des statues. Ils ne choisissent pas de reboucher les trous dus aux chocs pour les camoufler avec un ajout de matériau. La forme globale de la statue est évidente, même avec ces petits manques. Ils font simplement en sorte que les reliefs et motifs présents sur le corps de ce tétramorphe soient de nouveau bien visibles. Quoi qu’il en soit, la lisibilité de la statue est très claire, qu’elle soit vue de loin comme de près. L’architecte ne juge pas nécessaire d’ajouter quelque matière supplémentaire. Pour ce qui est des saints, en revanche, c’est différent. Certains sont tout juste nettoyés, comme les évangélistes, d’autres sont restaurés et d’autres encore remplacés. Dans le premier cas, il s’agit des saints auxquels il manque un doigt ou deux. Cela peut même aller jusqu’à une main en moins pour certains saints. Ceux-ci ne sont pas restaurés. Les parties manquantes sont minimes et se voient très peu depuis le sol. Ils sont nettoyés et traités, mais aucune matière ne leur est ajoutée. Pour 2 d’entre eux, il manque une partie non négligeable quant à l’image de la statue. Saint Georges a perdu son bras droit, celui tenant l’épée, entre 1852 et 1999. J.F. Lagneau le lui rend. Saint Clément a perdu son visage. Une fois encore, J.F. Lagneau le refait sculpter. En revanche, il est difficile de dire si l’architecte a accédé, dans les archives de Formigé, aux dessins des parties restaurées de ces saints ou si les morceaux s’étaient détachés avant la restauration de ce dernier. Afin de procéder à l’assemblage des parties nouvellement sculptées avec la sculpture à restaurer sur place, les morceaux résiduels sont totalement retirés. Pour Saint Georges, le morceau de bras restant est enlevé, et c’est un nouveau bras entier qui est mis en place. Il est collé au corps du saint à la résine. La pierre neuve est volontairement usée pour reproduire un effet similaire à la pierre vieille en place. De même, une patine d’harmonisation est appliquée afin d’unifier visuellement la pierre neuve à la pierre vieille. Le cas de Saint Clément est similaire. J.F. Lagneau lui enlève la partie de la tête restante, puis en fait sculpter une nouvelle pour l’assembler au reste du corps de la même manière qu’est assemblé le nouveau bras de Saint Georges. Les photographies ci-contre représentent l’évolution de ces 2 sculptures, avec en jaune les parties enlevées, et en rouge les parties ajoutées par J.F. Lagneau.

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Saint Georges en 1999

Saint Georges en 2017

Photographie : Sabine Cherki Mise en couleur : Célia D’Hose

Photographie et mise en couleur : Célia D’Hose

Saint Clément en 1999

Saint Clément en 2017

Photographie : Sabine Cherki Mise en couleur : Célia D’Hose

Photographie et mise en couleur : Célia D’Hose

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Les deux saints photographiés ci-contre ont dû être remplacés car leur stabilité structurelle n’était plus assurée. Dans les pages précédentes, une image de Saint-Roch le présentait même retenu par des sangles afin de protéger les passants d’une éventuelle chute. Ces sculptures n’étaient plus assez résistantes physiquement pour rester dans les niches hautes de la tour et subir à nouveau les intempéries en attendant une nouvelle restauration que la ville espère repousser au plus tard possible. Ces 4 statues se trouvent actuellement à la tour SaintJacques. Les deux nouveaux saints remplacent les anciens dans leurs niches. Les deux anciennes statues sont désormais protégées des intempéries par les 4 pieds de la tour. Elles ont rejoint Blaise Pascal au rez-de-chaussée. Le fait d’avoir pu photographier ces statues depuis un angle de vue similaire nous offre la possibilité de comparer la version sculptée de 1852 avec celle de 2006. Dans les deux cas, le style des statues ne change pas. En effet, les mêmes plis dans les tissus vestimentaires se retrouvent chez les saints sculptés sous Ballu et chez ceux sculptés par l’atelier J.L. Bouvier. La posture de ces figures humaines est identique selon que les statues soient sculptées au XIXe ou au XXIe siècle. Les accessoires sont également les mêmes sur les premiers et les deuxièmes saints bien qu’ils soient refaits à neuf. Le bâton de Saint Roch et les chaînes de Saint Léonard sont rétablis suivant le design des anciens modèles, mais les parties manquantes sur les anciennes sculptures sont désormais présentes sur les nouvelles. En revanche, les similitudes sont moins nombreuses au niveau de la tête de ces saints. Elles sont différentes dans les deux cas, mais cela est bien plus flagrant sur l’image de Saint Léonard (voir p. suivante). En effet, l’abondance de cheveux et de moustaches change totalement l’image de son visage. En conclusion, un quart des saints ont été remplacés ou restaurés. J.F. Lagneau a choisi la prudence, et a décidé d’intervenir uniquement dans le cas où une partie d’une certaine ampleur manquait. Pour les saints restaurés, il ressort une volonté de retour à un état plus propre. Cependant, ces saints ne sont pas comme neufs. Saint Clément a toujours deux doigts en moins à sa main droite, bien qu’il ait retrouvé sa tête. J.F. Lagneau a ajouté des parties qui permettent de comprendre les statues dans leur globalité et non pas uniquement point par point. Pour les saints remplacés, la plupart des éléments comparables entre les photographies du XIXe et du XXe siècle fait ressortir une ressemblance très forte entre les sculptures respectives. Toutes ces représentations de Saint Léonard et de Saint Roch présentent plus d’éléments communs que d’éléments différents. Ces analyses révèlent que les statues copiées ou restaurées se veulent proches de l’image des originales, au moment de leur création. Tout comme Ballu l’a fait avec les évangélistes, J.F. Lagneau a cherché à reproduire les éléments dont il pouvait être sûr. Puis il a ajouté les parties manquantes de façon à ce que les nouveaux saints ressemblent à ce que les anciens saints auraient pu être lors de leur création. Cette affirmation est uniquement vraie pour les parties

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Saint Léonard de 1852 sculpté par Bernard-Jean Duseigneur

Saint Léonard de 2006 sculpté par l’atelier Jean Loup Bouvier

Saint Roch de 1852 sculpté par Louis Desprez

Saint Roch de 2006 sculpté par l’atelier Jean Loup Bouvier

Photographie : Célia D’Hose, 2017

Photographie : Célia D’Hose, 2017

Photographie : Célia D’Hose, 2017

Photographie : Célia D’Hose, 2017

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manquantes de grande taille. En effet, ces éléments restaurés sont conséquents et participent à la compréhension de la statue. Pour les petites parties perdues, J.F. Lagneau a préféré jour la prudence et ne rien ajouter, afin de ne pas abîmer les sculptures pour des détails à peine perceptibles depuis le square. Cette dernière restauration de la tour Saint-Jacques est différente des deux précédentes. Elle n’a pas nécessité le remplacement des évangélistes. Elle a consisté en quelques moyens de nettoyage et de protection encore jamais utilisés à la tour Saint-Jacques : le microsablage, le brossage par sablage, la consolidation au silicate d’éthyle, ou encore la protection contre l’infiltration d’eau (hydrofugation). En revanche, 2 saints ont été remplacés, 2 autres ont été restaurés, ce qui fait au total 4 statues modifiées sur 24. Le choix de reproduire à l’identique l’original des statues déjà en place était déjà celui de Ballu en 1852. Ici, J.F. Lagneau a choisi de restaurer à l’identique les statues présentes sur la tour dans l’état le plus proche de celui dans lequel elles étaient en 1912, ou en 1852, mais en ajoutant le minimum de matière possible. C’est donc un choix conservateur que l’on retrouve en 2006. Ici, J.F. Lagneau s’est plutôt tourné vers une restauration à valeur historique, si l’on considère la restauration de Formigé comme le point de départ de la pensée restauratrice. Toutefois, elle ne correspond pas à la définition même

Visage du Saint Léonard de 1852 sculpté par Bernard-Jean Duseigneur

Visage du Saint Léonard de 2006 sculpté par l’atelier Jean Loup Bouvier

Photographie : Célia D’Hose, 2017

Photographie : Célia D’Hose, 2017

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de valeur historique comme A. Riegl l’explique, puisque le point de départ de la valeur historique est la construction même de l’édifice. Selon les définitions de Riegl, la valeur de restauration la plus appropriée à la façon de restaurer de J.F. Lagneau serait la valeur de remémoration intentionnelle. Les valeurs d’art relative, historique, et de remémoration intentionnelle De manière générale, il n’y a pas de règle prédéfinie quant aux choix de restauration des sculptures au sein d’un même monument, autant au niveau technique que figuratif. Au sein de la tour Saint-Jacques, il y a déjà 3 exemples de restaurations, chacune abordée d’une manière très différente. Dans un premier cas, l’architecte renouvelle totalement la tour. Les anciennes statues sont changées, de nouvelles viennent les remplacer et l’aspect de l’édifice en est fortement modifié. Cependant, certaines parties de la tour sont reproduites de façon à se remémorer l’histoire de l’édifice. Les valeurs pour lesquelles optent les restaurateurs au XIXe siècle, à la tour Saint-Jacques, sont la valeur de remémoration intentionnelle et la valeur de Nouveauté. Le deuxième cas de restauration se présente d’une façon tout à fait différente, mais en gardant la même manière de procéder quant à la façon de restaurer les sculptures. Ainsi, l’architecte dépose les statues existantes pour en faire sculpter de nouvelles mais, contrairement à la première restauration, il choisit de changer la forme des statues. Ce changement est presque imperceptible pour n’importe quel passant. Seuls ceux qui ont accès au sommet de la tour peuvent mesurer à quel point les nouvelles statues sont différentes des anciennes. La façon de penser des restaurateurs de la tour au XXe siècle est, elle aussi, tournée vers une valeur d’Art, mais cette fois-ci vers une valeur d’Art relative. En effet, seules quelques sculptures sont changées, mais elles présentent désormais des figures de style nouveau. Dans le troisième cas, la plupart des statues abîmées ne sont pas déposées. Elles sont nettoyées puis consolidées, autant que faire se peut. On retrouve l’esprit de la première restauration dans le fait que les statues sont restaurées de manière identique aux originales en place. On distingue également un esprit de conservation très fort, qui n’a pas été relevé jusqu’à présent.

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D / La valeur d’Ancienneté des statues déposées Nous avons vu comment les statues de la tour Saint-Jacques ont évolué depuis 1852, date de la première restauration connue aujourd’hui. Nous savons que 2 séries d’évangélistes ont été déposées lors des restaurations de 1852 et de 1906, tout comme les statues de Saint-Roch et Saint-Léonard l’ont été par J.F. Lagneau en 2006. Par contre, nous ignorons ce que sont devenues les statues abîmées, une fois redescendues de la tour. Ont-elles perdu leur valeur aux yeux des parisiens parce qu’elles ne reflètent plus leur état original ? Ou, au contraire, sont-elles des objets auxquels on s’intéresse toujours autant ? Sont-elles de nouveau restaurées ou laissées telles quelles ? Dans le cas de la tour Saint-Jacques, ces questions se posent naturellement. Et nous allons maintenant essayer d’y répondre en étudiant plusieurs exemples. Nous allons tout d’abord nous intéresser à la vie des statues de Rault, les originales, après leur dépose. Puis nous allons voir comment ont été traitées les copies de Ballu. Ensuite, nous comparerons ces deux séries de 3 évangélistes. Pour finir, nous examinerons comment J.F. Lagneau dépose Saint Léonard et Saint Roch. Que deviennent les statues originales à la suite de la restauration de T. Ballu ? Quand Théodore Ballu dépose les 3 tétramorphes originaux restants du haut de leur tour (l’Ange n’ayant encore jamais existé et Saint-Jacques étant tombé avant la révolution), c’est le musée de Cluny qui les accueille. Une interview de M. Régis Singer, campanologue, nous laisse croire que ces statues ont été entreposées au square Saint-Jacques pendant un temps juste après leur dépose98. Malheureusement, nous n’avons aucun moyen de vérifier cette hypothèse. On ne retrouve aucune photo des évangélistes au sein du square, ni aucun document faisant part de leur déplacement depuis le square jusqu’au musée. Quelle que soit l’hypothèse retenue, ces statues auraient dans tous les cas séjourné dans un environnement similaire : un jardin, et ce pendant plus d’un siècle. Pour la suite de ce mémoire, on considérera qu’elles ont été directement déplacées au musée après leur dépose. Leur état, quelques années plus tard, est observable dans les illustrations suivantes, datant d’environ 1900. Elles se trouvent à ce moment-là au musée de Cluny, dans le « jardin des abbés » et sont exposées comme œuvres d’art et témoins du passé. Quelques cartes postales du siècle dernier nous montrent à quoi 98 Cassette appartenant à la Direction des Affaires Culturelles de la Ville de Paris - Conservation des Œuvres d’Art Religieuses et Civiles, Archives

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Statue originale du Lion de la tour Saint-Jacques, 1900 env., dans le jardin des abbés du musée de Cluny

Credit photo- Documentation Musée de Cluny - Musée National du Moyen-Age

Statue originale du Bœuf de la tour Saint-Jacques, 1900 env., dans le jardin des abbés du musée de Cluny Credit photo- Documentation Musée de Cluny - Musée National du Moyen-Age

Cartes postales du musée de Cluny, montrant ses jardins,

Credit photo- Documentation Musée de Cluny - Musée National du Moyen-Age

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ressemblent ces jardins (voir illustration page précédente). Ils sont parsemés de sculptures et de ruines, composant un paysage romantique, qui se prête très bien à l’exposition des anciennes statues de Saint-Jacques-de-la Boucherie. Une petite analyse de l’Aigle original vu en 1900, soit d’un objet déjà bien dégradé, nous révèle certains détails dont nous n’avions pas connaissance. Pour ce faire, nous avons redessiné l’Aigle de Rault dans son état de 1900. Les zones rouges représentent les parties anciennement restaurées des statues, et le trait pointillé met en avant une séparation visible entre 2 différents blocs de statue. Ce redessin nous permet de constater que l’ensemble des statues sont composées de 2 blocs de pierre superposés, de hauteur sensiblement identique. De plus, il est assez facile de se rendre compte où elles ont été restaurées. On le voit très bien au niveau des pattes de chacune des œuvres déposées. Ces restaurations ont été réalisées en plâtre, ciment hydraulique et mortier composé de chaux et de sable99. Ce sont des matériaux facilement dégradables et nous verrons que les statues ont beaucoup changé entre le moment de leur arrivée au musée et leur départ pour les dépôts. Un siècle plus tard Quelque part entre 1900 et 1999, ces statues sont transportées dans une cour non accessible au public, toujours au musée de Cluny. On le voit sur les images de 1999, mais nous ne saurions être plus précis quant à la date exacte de ce déplacement. Les œuvres sont inaccessibles au public, mais toujours visibles, les visiteurs du musée ne peuvent plus s’en approcher au point de les toucher. Cependant, bien que disposées dans ce nouveau lieu où elles sont protégées des passants, elles continuent à se dégrader à cause des effets météorologiques. Cette cour, tout comme les jardins, laissent les statues exposées en extérieur, entourées de grands arbres. Ce genre d’espace est humide et frais, avec un faible ensoleillement. Et l’eau n’est pas l’amie de la pierre. Comme les statues n’ont pas été restaurées depuis leur dépose, on peut voir sur les images des pages suivantes que les évangélistes paraissent avoir été bien plus usés dans le jardin du musée, en 150 ans, que lorsqu’ils étaient perchés en haut de la tour, pendant plus de 300 ans. Les éléments qui ont été restaurés auparavant deviennent encore plus visibles. Et les parties originales ne possèdent plus aucun détail sur les visages et les corps. En l’an 2000, le musée de Cluny envisage de réaliser des travaux dans ses jardins. A cette occasion, les conservateurs du musée cherchent un nouveau lieu pour entreposer ces statues. Au vu de la dégradation accélérée qu’elles ont subie 99

Archives du musée de Cluny, Musée national du Moyen-Age.

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Statue originale du Lion et du Boeuf de la tour Saint-Jacques, 1900 env. Credit photo- Documentation Musée de Cluny - Musée National du Moyen-Age

Statue originale de l’Aigle de la tour Saint-Jacques, 1900 env.

Analyse de l’Aigle original, après des centaines d’années de dégradation

Credit photo- Documentation Musée de Cluny - Musée National du Moyen-Age

par Célia D’Hose

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lorsqu’elles étaient exposées en son sein, le musée décide de ne pas les récupérer après travaux. Le but est de protéger ce qu’il reste de ces œuvres. Les restaurateurs pensent que les statues ne pourraient pas supporter un déménagement de plus. Mais il est délicat pour le musée de trouver un nouveau lieu de stockage à ces statues, précisément car il ne souhaite pas les récupérer après les travaux. C’est ainsi qu’une lettre de 1999 de Viviane Huchard, Conservatrice Générale et Directrice du musée, énonce les propos suivants : « nous souhaitons trouver à ces sculptures un lieu de dépôt définitif, à l’abri des intempéries, qui permette la conservation de ces œuvres, témoins du patrimoine monumental parisien »100. Le souhait de ne plus exposer ces statues comme des œuvres d’art, mais au contraire de les mettre à l’abri en tant que témoins cachés d’un passé grandiose est le reflet d’un tournant dans la vie de ces statues. Après avoir enfin réussi à trouver un futur lieu de résidence pour ces statues, le musée de Cluny reçoit des plaintes de nombreux parisiens qui ne souhaitent pas les voir disparaitre du jardin101. Ils vont même jusqu’à former un Comité de Défense, et signer une pétition contre la disparition des tétramorphes. Ces statues, malgré leur état de dégradation avancé, conservent une symbolique forte pour les gens qui s’intéressent à l’histoire de Paris. Malgré tout, c’est la protection de ces sculptures qui prime. Elles sont désormais entreposées parmi de nombreux autres objets, témoins de richesses, ou de beautés passées, sans que plus personne ne puisse les observer ou s’en occuper.

Statue originale de l’Aigle et du Lion de la tour SaintJacques, 1995, dans les jardins du musée de Cluny

Statue originale du Boeuf de la tour Saint-Jacques, 1995, dans les jardins du musée de Cluny

Source : Direction des Affaires Culturelles de la Ville de Paris Conservation des Oeuvres d’Art Religieuses et Civiles, Archives 100

Source : Direction des Affaires Culturelles de la Ville de Paris Conservation des Oeuvres d’Art Religieuses et Civiles, Archives

Archives du musée de Cluny, Musée national du Moyen-Age.

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Dimensions des sculptures originales de Rault, dans leur état de 1999 : Hauteur

Longueur

largeur

Lion de St Marc

194

142, 5

70

Bœuf de St Luc

188

150

63

Aigle de St Jean

180

137

67

Statue originale du Boeuf, du Lion et de l’Aigle de la tour Saint-Jacques, 1999, dans les jardins du musée de Cluny Credit photo- Documentation Musée de Cluny - Musée National du Moyen-Age

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Un déplacement complexe C’est donc en 1999 que les statues sont acheminées jusqu’au dépôt de Bercy. Le déplacement s’est préparé, puis se déroule en collaboration avec la société André Chenue, spécialisée dans le transport d’œuvres d’art. Pour le déménagement de ces statues depuis le musée vers les réserves archéologiques de la ville de Paris situées à Bercy, la société A. Chenue utilise un camion grue ainsi qu’un camion plateau. Chacune des sculptures est sanglée différemment, en tenant compte de son poids, de son centre de gravité et de son état de conservation. Quelques images nous montrent leur déplacement délicat. En effet, ni le Bœuf ni l’Aigle n’ont conservé leur intégrité structurelle. Ils ont donc besoin d’être consolidés par imprégnation de silicate d’éthyle avant de pouvoir être déplacés. Le silicate d’éthyle est le moyen le plus utilisé en 2000 pour solidifier une pierre. Il agit en améliorant la cohésion de la pierre en profondeur. Malheureusement, il a été constaté que cette technique de consolidation accélère la dégradation de la pierre traitée si elle contient ne serait-ce que 10% de sels101. Ainsi, les frottements et pressions dus au sanglage auraient pu être dommageables pour ces œuvres mais cela ne s’est pas produit dans le cas présent. Une fois arrivées dans les réserves, les statues sont conservées dans des caisses à claire-voie102 pour les protéger de chocs éventuels. Etant en pierre, elles ne sont pas emballées hermétiquement afin de permettre l’évaporation de l’eau contenu dans le matériau103. Par la suite, ces œuvres sont « reléguées sur un site éloigné du musée104 en raison de leur état, et se trouvent stockées dans un box où il n’y a pas la place nécessaire pour leur tourner autour. [Pour pouvoir accéder à un ou plusieurs objets de ce dépôt, il faudrait déployer] des moyens techniques pour les « extraire », et immobiliser un agent du musée[...] pendant une journée et demie »105. Désormais, quiconque voudrait contempler ces statues doit disposer d’une raison bien précise pour les faire sortir de leur dépôt. C’est ainsi que sont actuellement stockées ces sculptures, œuvres de 1522. Pour résumer, ces 3 statues originales du Bœuf, du Lion et de l’Aigle sont dans un premier temps exposées au sommet d’un important monument de Paris. Ensuite elles sont placées à la vue de tous dans les jardins romantiques d’un important musée de Paris, le musée de Cluny, où elles y trouvent une place 101 Philippe Bromblet, Guide sur les techniques de Conservation de la pierre, CICRP, 2010. 102 Caisses à claire-voie = caisses en bois ajourées 103 Rodolphe Lambert Conservation Restauration de sculpture, Dossier d’étude et d’intervention, symboles des évangélistes Saint-Marc, Saint-Luc, Saint-Jean Tour Saint-Jacques, déposés en 1854, Paris, Musée de Cluny, Musée national du Moyen-Age, Janvier 2000. 104 Un entrepôt à Rungis 105 Mail de Damien Berné, Conservateur au Musée de Cluny - musée national du Moyen Âge

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Sanglage des statues dans les jardins du musée de Cluny, 1999

Credit photo- Documentation Musée de Cluny - Musée National du Moyen-Age

Arrivée des statues aux réserves archéologiques de la ville de Paris, à Bercy Credit photo- Documentation Musée de Cluny - Musée National du Moyen-Age

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d’honneur. Elles sont alors admirées pas les parisiens comme il leur plaît. Par la suite elles sont de plus en plus protégées, mais toujours présentes pour le public. Tout cela pour qu’en définitive les statues originales se détériorent au point de ne plus ressembler à leurs formes d’origine, comme les photographies le prouvent. Aujourd’hui, ces statues sont cachées dans un entrepôt en banlieue, à Rungis plus exactement, où il est impossible de les contempler. Bien que ces statues soient usées, et qu’elles aient été dépossédées de leur place d’honneur originale à la tour Saint-Jacques, elles sont toujours d’une valeur très importante aux yeux des parisiens et des professionnels de l’histoire des monuments parisiens. Ce que nous pouvons retenir de leurs différents lieux d’exposition, c’est que l’étalage des statues en pierres dans un endroit humide et froid accélère l’érosion du matériau. Avec l’exemple de la tour Saint-Jacques, on est en présence de statues qui se sont détériorées bien plus vite en 150 ans dans un jardin boisé, qu’en 300 ans en haut d’une tour. Qu’en est-il des copies de Ballu, après avoir été déposées elles aussi ? Une première copie, réalisée en 1852, et déposée en 1911 Il est dit dans tous les ouvrages que Ballu est l’architecte qui réalise la première copie de ces œuvres, lors de la restauration de 1852. Ces copies sont elles-mêmes déposées par l’Architecte Jules Formigé en 1911, lors de la seconde grande restauration de la tour Saint-Jacques. Dans son devis, J. Formigé propose de se débarrasser des vieilles copies : « après pose de nouvelles statues, les pierres vieilles et hors de service pour [...] enlèvement aux décharges publiques »106. Nous pouvions donc supposer que ces œuvres de Jean-Louis Chenillon étaient perdues depuis la restauration de 1911. Cependant, il existe une série de copie de 3 évangélistes (le Lion, l’Aigle, et le Bœuf ) actuellement conservée dans un autre dépôt que ceux cités précédemment. En effet, au centre de documentation de la Conservation des Œuvres d’Art Religieuses et Civiles, j’ai pu trouver des images d’évangélistes stockés dans un dépôt qui n’est pas celui de Bercy, ou de Rungis, cités plus haut, mais celui d’Ivry-sur-Seine. C’est le dépôt des Œuvres D’art De La Ville De Paris. J’ai donc cherché à retrouver la provenance de ces statues, avec l’appui de la COARC107. Aujourd’hui, il n’y a que 2 déposes d’évangélistes connues : une stockée à Rungis, l’autre à Ivry. La première est celle des évangélistes de Rault, les originaux de 1522. La deuxième série déposée est par conséquent une copie. Nous avons vu précédemment qu’il n’y avait pas eu de dépose des évangélistes depuis Formigé. De plus, l’étude préalable de Jean-François Lagneau108 annonce que 106 renton 107 108

Devis de Formigé, 1910, Carton 2001/006/48 à la bibliothèque du Patrimoine de ChaCOARC = Conservation des Œuvres d’Arts Religieuses et Civiles Médiathèque du Patrimoine - BAVP. Cartons 04/002-0006 et 2005/001-11

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les évangélistes et Saint-Jacques présents au sommet de la tour ont été sculptés par Geoffroy Dechaume, sous Formigé. En conséquence, la série d’évangélistes se trouvant au dépôt de la COARC ne peut être que celle réalisée par l’artiste Jean-Louis Chenillon, sous la restauration de T. Ballu. On considérera donc ces évangélistes déposés comme ceux de Chenillon pour la suite de ce mémoire. Ce qu’ont subi les copies du Lion, du Bœuf et de l’Aigle, de Ballu, entre le temps de leur dépose et aujourd’hui reste un mystère. Tout ce dont nous avons connaissance, c’est qu’elles se trouvent actuellement au dépôt d’Ivry, dans un

Copie du Lion de la tour Saint-Jacques, 1995, dans le dépôt d’Ivry sur Seine

Direction des Affaires Culturelles de la Ville de Paris - Conservation des Œuvres d’Art Religieuses et Civiles, Archives

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état de dégradation très avancé. Elles sont aujourd’hui autant dégradées que les originaux, bien qu’elles soient plus récentes de 300 ans. Les images suivantes montrent que ces statues ont également été restaurées à un moment donné. Mais nous n’avons aucune information supplémentaire concernant ces restaurations. Les photographies sont celles que j’ai pu trouver dans les archives de la COARC. Elles présentent les évangélistes dans leur dépôt, à Ivry sur Seine, et ont été prises en 1995 par un des photographes lié à la COARC.

Copie du Bœuf de la tour Saint-Jacques, 1995, dans le dépôt d’Ivry sur Seine

Direction des Affaires Culturelles de la Ville de Paris - Conservation des Œuvres d’Art Religieuses et Civiles, Archives

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Une fois encore, il manque à cette série le tétramorphe représentant l’ange de Saint Matthieu et Saint-Jacques le Majeur. Ces statues ont subi l’œuvre du climat et du temps. Elles ont été fortement ébranlées. On peut même dire qu’elles ont fondu, pour reprendre le terme de Damien Berné, conservateur en charge des sculptures. Il les compare à « des pains de sucre fondus ». Malgré tout, elles sont présentes encore aujourd’hui et on peut ainsi comparer leur état actuel avec celui des originales de Rault.

Copie de l’Aigle de la tour Saint-Jacques, 1995, dans le dépôt d’Ivry sur Seine

Direction des Affaires Culturelles de la Ville de Paris - Conservation des Œuvres d’Art Religieuses et Civiles, Archives

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Originaux et copies, quelles différences ? Les sculptures de Chenillon, entreposées au dépôt d’Ivry Photographies de la DACVP-COARC, 1995

Le Lion de Saint Marc

Le Boeuf de Saint Luc

L’Aigle de Saint Jean

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Les sculptures originales de Rault, entreposĂŠes anciennement au musĂŠe de Cluny Photographies de la DACVP-COARC, 1995

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Quelles différences peut-on observer au XXIe siècle, entre l’aspect de statues initialement similaires, mais ayant 300 années de différence ? Bien que l’accès à ces œuvres déposées m’ait été impossible dans les deux cas, j’ai eu la chance de pouvoir consulter des photographies de très bonne qualité, photographies que nous avons pu observer précédemment. Celles-ci m’ont permis d’effectuer un travail de redessin. Les détails des sculptures encore visibles malgré l’usure de la pierre sont retracés en noir pour les originaux, en rouge pour les copies. De manière générale, les parties comportant encore quelques détails sont les ailes et les pattes, sur les côtés et en arrière des sculptures. Cependant, la queue de ces animaux a disparu sur presque tous ces exemples. Les socles sont toujours présents mais ont également subi des dégradations. La pierre est creusée par endroit et les coins sont arrondis. En effet, la pierre devient plus lisse au fil du temps. La partie supérieure, la tête, est la partie la plus abîmée car la plus exposée aux intempéries. L’exemple le plus flagrant de ce phénomène est l’aigle, dont la tête a rétréci au point d’être maintenant une prolongation de son cou, en particulier sur la copie de Chenillon, sous Ballu. Toute la face avant s’est dégradée, ou, si elle est encore stable, c’est parce qu’elle a été restaurée. Son dos également a été creusé au point de présenter une forme concave, alors qu’il ne l’était que très légèrement à l’origine. Il est impossible d’en conclure quoi que ce soit aujourd’hui. Même la forme d’origine a disparu. On peut dire que l’animal ayant le plus subi les effets du temps est l’aigle, que ce soit celui de Rault ou de Chenillon. A l’inverse, celui qui a le mieux résisté aux aléas du temps est le lion. Il garde un semblant d’ailes pour l’originale et un peu de crinière pour la copie. Si l’on rejoint les deux, la forme initiale se retrouve quasiment. Seuls la face et le dos montrent de gros manques. Il est intéressant de comparer les deux statues du lion. A quoi peut être due une telle différence ? L’orientation de la sculpture en est peut être la cause. Contrairement aux deux autres évangélistes, le bœuf a conservé son dos arrondi dans les deux cas. La différence la plus marquée entre ces deux exemplaires du bœuf, se trouve au niveau de la tête. L’une est très lisse, plutôt arrondie, alors que l’autre est plus fine, mais conserve un museau et des oreilles visibles. C’est le plus volumineux des trois évangélistes. Pourtant ce n’est pas le plus stable après ces années d’épreuves. Le déplacement des originaux, depuis le musée de Cluny jusqu’aux réserves archéologiques de la ville de Paris, en est la preuve. Le lion est le seul à avoir gardé son intégrité structurelle. Mais pour le bœuf, le poids de la pierre est surement une des causes de son instabilité actuelle.

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LE LION

Original

Copie

Comparaison de la forme générale

LE BOEUF

Original

Copie

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Comparaison de la forme générale


Comparons maintenant les trois animaux entre eux. Ils ont vécu différemment selon qu’ils soient l’original ou la copie. Chaque animal a également été usé de manière différente également. Ente les originaux et les copies, les seuls évangélistes ayant gardé une bonne partie de leurs ailes sont les originaux. En revanche, ceux qui ont gardé le mieux leur queue sont les copies. Les similitudes entre ces dessins, animal par animal, distinguent le lion, qui est le mieux conservé, puis le bœuf, et enfin, l’aigle qui a été le plus défiguré par le temps. Chez le lion, le corps et la tête sont les mieux conservés par la copie, alors que, sur l’original, ce sont les ailes qui se sont les mieux maintenues. Chez le bœuf, c’est l’inverse. Si le corps est bien conservé par la copie, les ailes ont totalement fondu. En réalité, pour chacun d’eux, la seule partie de l’original encore en état d’être montrée, ce sont les pattes, mais ces pattes ne sont que des éléments restaurés, dans les deux cas. Pour l’aigle, c’est encore différent. Les ailes se sont conservées de manière sommaire, ce qui n’est pas le cas pour la tête des deux statues. Le corps est également très abîmé. Entre les deux séries, aucun élément commun ne permet de comparer l’usure d’une sculpture par rapport à la nature de la pierre sculptée. En effet, que la pierre initiale soit de Saint Leu ou de Saint Maximin, cela ne change pas l’état de la sculpture aujourd’hui. En revanche, la forme de la statue peut déterminer l’importance de la dégradation qu’elle va subir une fois exposée en extérieur. Le nombre de détails n’est pas la cause de ces dégradations, c’est plutôt la forme générale de la sculpture qui joue un rôle. Prenons les ailes des évangélistes. Par exemple, les ailes des évangélistes sont parfois encore dessinées alors qu’elles possèdent un bon nombre de détails, tout comme la crinière du lion, alors que la tête de l’aigle a totalement disparu. Est-ce l’exposition géographique selon les points cardinaux et les vents qui est la principale raison de dégradation des œuvres en pierre ?

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L’AIGLE

Original

Copie

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Comparaison de la forme générale


La dépose des saints pour une mémoire suivant BOITO J.F. Lagneau a eu à déposer 2 saints car ils n’étaient plus stables structurellement. L’architecte, accompagné de l’inspection générale des monuments historiques, a choisi de les remplacer par des copies. Ces nouvelles sculptures sont dessinées au plus proche de l’état neuf des statues sculptées sous T. Ballu. Selon C. Boïto, écrivain et architecte restaurateur italien, les restaurations ne doivent pas tromper le public. Il dresse une liste de 8 points à prendre en considération afin de signaler qu’une partie est surajoutée, lorsqu’un architecte procède à une telle intervention109. Les 3 premiers points concernent le fait de restaurer les éléments dans un matériau ou un style différent de celui du monument à restaurer, ou bien de ne pas restaurer du tout ces éléments. Dans le cas d’une sculpture, ces 3 options sont tout à fait possibles. Pourtant, ce n’est pas ce qu’a fait J.F. Lagneau avec les nouvelles statues de saints. Si l’on suit les idées de C. Boïto, J.F. Lagneau trompe ses contemporains. Au point numéro 4, et c’est là le point qui nous intéresse, C. Boïto émet l’idée que, si les parties anciennes supprimées restent accessibles au public dans un lieu attenant au monument, alors l’architecte montre au public qu’une partie est surajoutée. Ce cas se présente avec Saint Roch et Saint Léonard. Ces deux statues anciennes, remplacées en 2006, séjournent désormais au Rez-de-chaussée de la tour. Elles sont ainsi accessibles visuellement à tous les passants. Pour un œil aguerri, il est facile de reconnaitre ces statues dans les niches de la tour. Tout comme pour les évangélistes, ces statues ne sont pas restaurées. Elles sont laissées telles quelles et représentent, depuis la dernière restauration en date, une valeur d’ancienneté de la tour Saint-Jacques. Il serait peut-être plus correct de dire que ces statues représentent une valeur historique, car elles sont laissées comme témoins authentiques d’une création du XIXe siècle. Elles sont attachées aux pieds de la tour, et on ne peut donc pas dire qu’aucune action n’ait été effectuée sur elles. Il est d’ailleurs possible d’associer ces deux valeurs. D’après Riegl, elles sont même souvent confondues110.

109 Camillo Boïto, Conserver ou restaurer, les dilemmes du patrimoine, traduit de l’italien par Jean-Marc Mandosio, Besançon, les éditions de l’imprimeur, 2000 110 Aloïs Riegl, Le culte moderne des monuments, son essence, sa genèse, traduit de l’allemand par Daniel Wieczorek, Paris, Éditions du Seuil, 1984

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Dépose de Saint Léonard rez-de-chaussée de la tour Saint-Jacques, façade Est

Dépose de Saint Roch rez-de-chaussée de la tour Saint-Jacques, façade Est

Photographie : Célia D’Hose, 2017

Photographie : Célia D’Hose, 2017

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Conclusion Dans cette partie relative aux statues déposées, plusieurs façons d’apprécier des statues une fois extraites de leur environnement premier ont été abordées. Selon l’exemple des évangélistes descendus de la tour Saint-Jacques, les parisiens ont accordé beaucoup plus d’importance aux statues originales qu’aux statues copiées. Les premières sculptures, celles de Rault, étaient par ailleurs en bien meilleur état que leurs copies au moment de leur déposes respectives. Pourtant, les copies étaient restées près de 6 fois moins longtemps au sommet de la tour, comparé aux statues originales de Rault. Que ce soit par rapport à leur bon état de conservation, ou parce qu’elles étaient présentes dès l’origine, les statues sculptées par Rault en 1522 participent en tant que pièces importantes, à la collection romantique des jardins du musée de Cluny. On retrouve des photos, des textes, et des interviews mentionnant leur présence au sein du musée. Lorsque les jardins sont dégarnis de ces statues, après de nombreuses années et un état de dégradation bien avancé, de nombreuses plaintes se font entendre. Ces tétramorphes originaux sont hautement considérés, même après leur dépose. A l’inverse, les statues copiées par Chenillon, datant de 1852, restent dans l’ombre une fois déposées, en 1911. Si les photographies du dépôt d’Ivry montrant une série d’évangélistes n’existaient pas, nous aurions certainement pensé que ces statues auraient été portées à la décharge, comme l’avait annoncé Formigé. Finalement, ces deux séries de statues déposées, bien différentes de par la valeur que les architectes leur ont accordée, partagent aujourd’hui le même sort. A savoir, elles sont entreposées parmi de nombreux autres objets anciens, sans que plus personne ne soit autorisé à les approcher, hormis les gardiens des entrepôts. Les 2 saints déposés par J.F. Lagneau sont en revanche toujours exposés à la vue du public. Ils sont intégrés à la tour de manière à être protégés des intempéries : ils sont situés entre les 4 pieds de la tour, c’est-à-dire, protégés par un toit et installés à un niveau bas, sans pour autant présenter un contact direct avec le sol. Les intempéries ne les atteignent que très peu, et les remontées capillaires ne sont pas non plus une menace. Un dernier point à considérer, est qu’aucune des statues déposées n’ait été restaurée après avoir été ôtée du sommet de la tour. Aucune d’elles ne s’est rapprochée de la valeur d’ancienneté avant la dépose. A partir du moment où les sculptures ne font plus partie de la tour, elles se transforment en simple objet. Ainsi, elles sont laissées à l’œuvre du temps et du climat, tel que C. Boïto définit la remémoration. Si elles sont restaurées, c’est uniquement parce qu’elles doivent être déplacées, et qu’elles sont trop fragiles pour supporter le transport en l’état. Dans le cas des tétramorphes, la conservation des sculptures après leur dépose est un acte à valeur d’ancienneté.

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En conclusion, les différents cas de restauration sculpturale concernent, d’une part, les évangélistes et de l’autre, les saints. Le traitement des évangélistes peut être vu sous deux angles : l’apparence de la tour au niveau global, qui n’a pas changé depuis Ballu, vue du square ; et à une échelle plus petite, l’apparence des évangélistes eux-mêmes, qui se détache de cette idée conservatrice. Pour ce qui est des saints, Ballu les ajoute d’abord en grande quantité, de manière à modifier fortement l’aspect global de la tour. Dès lors, ils sont restaurés au plus près de l’identique de ceux de Chenillon. Ces transformations permettent de définir une suite variée de valeurs avec lesquelles est traitée la tour Saint-Jacques, lors de ses différentes restaurations. Au XIXe siècle, deux valeurs paradoxales se chevauchent : une valeur de remémoration côtoie une valeur de contemporanéité. C’est ensuite une valeur Ensuite, une valeur de contemporanéité est suivie au XXe siècle. Pour finir, une valeur de remémoration est reprise au XXIe siècle. La boucle est bouclée :

REMEMORATION XIXe siècle

+ CONTEMPORANEITE

XXe siècle

CONTEMPORANEITE

XXIe siècle

REMEMORATION

Valeur de remémoration intentionnelle + Valeur de Nouveauté

Valeur d’art relatif

Valeur de remémoration intentionnelle

En opposition, les statues déposées sont traitées comme des objets à valeur d’ancienneté très forte. On les conserve en l’état sans aucune intervention. Ni nettoyage, ni traitement et encore moins de restauration ne sont pratiqués sauf si cela s’avère absolument nécessaire comme pour un déplacement délicat.

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CONCLUSION GENERALE Synthèse des grosses interventions liées à la tour Saint-Jacques La construction de la tour Saint-Jacques par Jean de Felin : - Elle a duré de 1508 à 1522 (en 1510, le premier étage était monté)111 - Elle a coûté plus de 1350 livres, soit plus de 101 000 €112 - 4 Statues ont été installées, au minimum La restauration de Théodore Ballu : - Elle a duré de 1852 à 1855, soit 3 ans - Elle a coûté 950 100 francs113 - 3 statues ont été remplacées, et 22 statues ont été ajoutées La restauration de Jules Formigé : - Elle a duré de 1909 à 1912, soit 3 ans - Elle a coûté 130 000 francs, soit 509 289 €114 - Elle a été financée par l’état à hauteur de 30 000 f et par la ville de Paris pour le reste - 3 statues ont été remplacées La restauration de Jean François Lagneau : - Elle a duré de 2006 à 2009, soit 3 ans - Elle a coûté 8 300 000€ - Elle a été cofinancée par la ville de Paris et l’état français, à hauteur de 50% chacun. - 2 statues ont été remplacées - Elle a nécessité 330 m³ de pierres, soit 660 tonnes La construction de la tour dure 14 ans, alors que chaque grande restauration prend 3 ans. Bien qu’elles durent le même nombre d’années, ces restaurations sont bien différentes les unes des autres dans l’esprit et dans la manière. Les architectes agissent sur la tour Saint-Jacques à leur façon. En effet, si l’on compare l’état de cet édifice avant la restauration de Ballu, à son état actuel, on distingue de nombreuses transformations. Premièrement, le clocher orphelin devient une tour. Ensuite, de nombreuses statues sont ajoutées. La tour et ses sculptures bénéficient désormais d’un très bon état visuel. A côté de cela, l’éclai111 Etienne François Villain, Essai d’une histoire de la paroisse de St. Jacques de la Boucherie, Paris, 1758. 112 Selon une étude de RC Allen, Indices de Coût de la Vie 113 Nicolas-Michel Troche, La Tour de S.-Jacques-la-Boucherie ou Mémoire historique, archéologique et critique sur ce monument et sur sa restauration, Paris, Julien Lanier Cosnard et Cie, 1857. 114 http://france-inflation.com/

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rage de la tour, initialement à gaz, évolue pour un système électrique. Des vitraux apparaissent. Pour finir, la tour Saint-Jacques-de-la-Boucherie est maintenant un Monument Historique destiné aux visites. Cette finalité existe uniquement grâce à toutes les restaurations citées précédemment. Si l’on remplace une de ces restaurations, par celle d’un autre architecte, la tour ne serait certainement pas celle que l’on connaît aujourd’hui. Bien sûr, la pensée générale et le contexte politique jouent un grand rôle quant aux décisions prises par les architectes lorsqu’ils restaurent un tel monument. Le XIXe siècle est propice aux envies créatrices des architectes et aux ajouts multiples d’objets, selon la valeur de remémoration intentionnelle, à la manière de Violletle-Duc. D’ailleurs, les architectes, accompagnés des inspecteurs généraux, sont libres de faire leurs propres choix esthétiques et techniques, tant que l’esprit et le style de l’édifice sont respectés. A la tour Saint-Jacques, la valeur de nouveauté que Théodore Ballu suit, donne une direction forte à l’histoire de l’édifice. Au XXe siècle, l’architecte Jules Formigé se positionne dans le renouveau. C’est la valeur d’art relatif qui prime pour lui. Il choisit de remplacer les sculptures par d’autres, d’un style tout à fait différent. Aujourd’hui, ce genre d’opération serait très controversée. La charte de Venise, en 1964, annonce déjà que la Restauration « s’arrête là où commence l’hypothèse »115. Or, J. Formigé va encore plus loin. Il ne fait pas d’hypothèse. Il modifie intentionnellement l’image des statues. A son époque déjà, C. Boïto disait des architectes restaurateurs : « Le jour où, se redressant et levant la tête, [l’architecte] s’écrie : « Moi aussi, j’existe ! » - ce jour-là, l’édifice ancien tremble »116. L’ouvrage de Boïto est paru en 1893, Jules Formigé a forcément connaissance de ses idées. Pourtant, il n’hésite pas et ajoute ses propres modifications à la tour. Néanmoins, ces transformations ne restent tout de même visibles qu’à une certaine échelle. Pour la plupart des passants, elles sont imperceptibles. De nos jours, il est plus délicat pour les architectes de changer l’image de certaines statues ou de l’édifice lui-même. La pensée générale se tourne vers l’authenticité. C’est la valeur Historique qui est privilégiée. C’est pourquoi, à la tour Saint-Jacques, des sculpteurs au savoir-faire d’antan sont amenés à travailler la pierre de façon traditionnelle. Ils ont même l’obligation d’utiliser les outils de l’époque117. Pour reproduire le plus fidèlement possible l’image d’origine, les techniques de sculptures utilisées auparavant le sont toujours actuellement. Les nouvelles technologies ont été employées pour le nettoyage et la protection de la pierre, de façon plus précise que ce qui se faisait avant. En revanche, pour la 115 Charte internationale sur la conservation et la restauration des monuments et des sites (charte de Venise 1964), IIe Congrès international des architectes et des techniciens des monuments historiques, Venise, 1964, adoptée par ICOMOS en 1965. 116 Camillo Boïto, Conserver ou restaurer, les dilemmes du patrimoine, traduit de l’italien par Jean-Marc Mandosio, Besançon, les éditions de l’imprimeur, 2000 118 Cahier des Clauses Techniques Particulières, 2004, Jean-François Lagneau. Il se trouve actuellement à la COARC.

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sculpture, l’édifice a encore besoin des techniques du temps passé pour paraître authentique. D’un autre côté, le fait que les déposes soient toujours exposées quelquepart relève d’une autre ambition. L’objectif n’est plus alors d’embellir la statue en elle-même par des restaurations successives. Au contraire, des éléments authentiques sont présentés au public, jusqu’à ce qu’ils ne soient plus en état de transmettre une image convenable de leur provenance. A ce dernier stade de leur vie, les statues sont cachées dans un endroit où elles se fondent parmi de nombreux autres vestiges du passé et ne deviennent plus utiles à personne. Si les techniques de restaurations ont beaucoup évolué jusqu’ici, les délais d’exécution des travaux, eux, restent les mêmes. En effet, la rapidité des interventions s’améliore, mais le nombre de ces interventions augmente. On peut se demander si, dans un futur proche, les opérations pourraient devenir encore plus efficaces pour permettre de réduire suffisamment le temps de restauration et donc la durée d’installation des échafaudages et de mettre de ce fait définitivement fin aux diverses plaintes sur le sujet. Un objet simple, apparu récemment sur le marché grand public, pourrait par exemple remplacer les auscultations à la nacelle, ou les relevés aux jumelles. Le drone est une technique qui, dans un premier temps, pourrait par exemple résoudre les problèmes liés à l’accessibilité aux grandes hauteurs sur de tels bâtiments.

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ANNEXES Interview de J-F Lagneau Bibliographie

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Interview de Jean-François Lagneau, le 15 Mars 2016 Savez-vous pourquoi, à l’origine, la Tour a-t-elle été conservée et, pour quelle raison l’a-t-on isolée à l’aide d’un square, lors des grands travaux de Rivoli, dans les années 1850 ? Non, on ne sait pas pourquoi. Il y a deux raisons : la raison sympathique c’est de dire qu’il aimait bien les monuments historiques, et qu’il n’a pas voulu qu’on détruise la tour ; puis il y a la raison terre à terre, c’est de dire que c’était un très bon moyen pour surveiller le quartier, pour les incendies. Donc si vous voulez, on n’a pas de raison. Selon si l’on est optimiste ou pessimiste, on utilise l’un ou l’autre argument. Mais il n’en demeure pas moins que cette tour a été conservée et ensuite, vous avez dû le voir, ça a servi essentiellement à un fondeur de plomb de chasse. Il faisait tomber simplement le plomb chaud et en descendant, le plomb prenait une forme de goutte, on équeutait un peu et ça faisait du plomb de chasse.

Et ensuite il y a eu une station météorologique qui s’y est installée.

Oui mais ça c’est à la fin du XIXe siècle.

Pendant la restauration, est-ce que les locaux de la station météorologique sont restés dans la Tour ? Les locaux sont partis à partir du moment où la tour a été enrobée d’un échafaudage. Parce que le métal de l’échafaudage pouvait les gêner et, comme ils sentaient bien qu’il y allait y avoir des travaux, ils ont enlevé la station à ce moment-là et ils n’ont pas éprouvé le besoin de la remettre. Donc pour moi, ils sont partis au début de l’an 2000. C’était Air Paris, qui était là pendant longtemps. En ce qui concerne le square qui a été créé au moment du percement de la rue de Rivoli, savez-vous pourquoi on a fait ce square et pourquoi on a laissé de l’espace autour de la tour ? C’est Alphand qui a fait le square. C’était le grand jardinier, si je peux dire, de la ville de Paris à ce moment-là. Et vous avez l’explication si vous regardez le nom des rues autour, vous avez la rue Victoria, qui était la rue de la reine Victoria. Napoléon 3 a passé beaucoup de temps en Angleterre parce qu’il était proscrit en France. Il avait admiré tous les squares qu’il pouvait y avoir à Londres. Quand il est revenu à Paris, parmi ses actions, il a lancé les grandes percées qu’on connaît, qui avait vraiment comme objectif de circuler plus librement. Beaucoup font de ces percées un sujet uniquement militaire pour pouvoir contrôler les révoltes populaires, etc. C’était tout simplement pour que les marchandises puissent circuler librement dans Paris. Que cela ait servit pour les troupes après n’est pas le premier objectif. Il avait également voulu créer des squares et le square

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Saint Jacques a été le premier square. Il a été inauguré par la reine Victoria, pour l’exposition universelle de… ça devait être de 1855. C’est pour cela que la tour Saint Jacques a été restaurée. La tour Saint Jacques était destinée à être un ornement urbain tout simplement. Elle n’était plus du tout le clocher d’une église. Personne ne montait dedans, ça ne servait strictement à rien. C’était vraiment un ornement. La météo s’y est installée après, mais c’était tout à fait anecdotique. Il n’y a jamais eu de visite publique à part celle avant la dernière restauration ? Cela dépend de ce que l’on appelle visite publique. Les allemands y sont allés pendant l’occupation de la dernière guerre. Mais à ma connaissance, il n’y a jamais eu de visite organisée comme on le fait maintenant. Il y avait surement des visites, à voir le nombre de graffitis qu’il pouvait y avoir en haut, mais ça n’était pas organisé. Enfin, il n’y avait pas beaucoup de visiteurs malgré tout. En ce qui concerne la dernière restauration en date (terminée en 2008), celle que vous avez dirigée, ce que j’en ai compris est que la plus grosse partie à traiter portait sur les statues et pierres endommagées ? Rien à voir avec la structure du bâtiment ? C’était vraiment l’épiderme, si je peux dire. Il n’y avait aucun problème de stabilité. Les gros travaux de remise en état ont été réalisés par Ballu dans les années 1850-55. Ensuite, il y a eu d’autres restaurations, mais manifestement, vous êtes déjà renseignée sur l’histoire. Ballu a transformé le clocher en tour, selon l’expression. Alors les archives de Ballu ont disparue. On ne sait pas ce qu’elles sont devenues. Mais elles réapparaîtront un jour, vraisemblablement. On pense qu’elles sont restées dans la famille Ballu. Après l’incendie de l’hôtel de ville, de nombreuses archives ont disparu, mais les architectes dans ce temps-là avaient tendance à garder leurs archives chez eux. Et on est persuadés qu’un jour, un membre de la famille les retrouvera. Donc les archives ont disparu dans les années 1920, on avait des dessins de Ballu et des photographies aussi. Je vais essayer de les retrouver. Des photographies et des gravures montraient comment était le clocher. J.F. Lagneau me montre les images d’un livre.

C’est le livre de Jacques Meurgey, c’est ça ?

Oui, c’est celui-là. C’est le seul, à ma connaissance, qui présente cela. Dedans, il y a l’état avant et après Ballu. Le clocher était pris sur deux côtés par l’église, c’est là que l’on voit les arrachements de l’ancienne église disparaître, pour faire ce que vous voyez actuellement. L’autre très grosse restauration, c’est

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celle qui a été faite juste avant la guerre de 1914. Entre 1900 et 1913, il y a eu une intervention, pendant laquelle on a travaillé sur les sculptures et sur l’épiderme. C’est-à-dire qu’il y avait des pierres qui tombaient. Ballu a fait sa grosse restauration. Et après on voit dans les différents rapports de la ville de Paris, des architectes, ou autres, qui s’en occupaient. Il y avait des pierres qui tombaient de temps en temps. Maintenant, ça serait absolument épouvantable, mais au XIXe siècle, ça tombait peut-être sur la tête des gens, mais ça ne les tracassait pas plus que ça. On n’était pas dans une situation aussi sécuritaire que maintenant. Alors le seul moyen qu’ils avaient trouvé, c’était de mettre des buissons autour de la tour pour qu’on ne s’en approche pas. Dans les photos, on voit les buissons qui augmentent. Puis, quand même, il y a eu l’intervention de Formigé, pour faire une vraie restauration. Et la restauration a vraiment concerné la reprise complète des sculptures de la tour. C’est-à-dire que la plupart des sculptures que vous voyez maintenant, des sculptures décoratives, pas des moulurations, ou autres, la plupart de ces sculptures datent de Formigé, c’est-à-dire du début du XXe siècle. Je l’ai bien vu quand j’ai eu droit à l’échafaudage, il n’a pas utilisé la même pierre que Ballu et que, évidement, la pierre d’origine utilisée au XVIe siècle. La pierre de Saint Leu, la pierre qu’il y avait à l’origine, était la pierre qui a construit tout Paris jusqu’à peu près le milieu du XIXe siècle. Saint Leu c’est au Nord de Paris. On l’utilise toujours maintenant. Mais par contre, à part dans la 2e moitié du XIXe et jusqu’à, je dirais, il y a une vingtaine d’années, on utilise plus cette pierre. Parce que la pierre de Saint Leu, qui est esthétiquement très jolie, est excessivement fragile. On préférait mettre une pierre dure, c’est la pierre de Saint Maximin, qui est toujours dans le nord de Paris. Cette pierre de Saint Maximin est très dure, elle n’a pas tout à fait la même couleur, et en vieillissant, elle n’a plus du tout la même couleur que la pierre de Saint Leu. Son gros inconvénient, c’est que dans une construction en pierre de taille, si vous mettez une pierre dure à côté d’une pierre tendre, la pierre tendre est rongée par la pierre dure. Rongée, ça veut dire qu’elle se dégrade beaucoup plus vite. Si, par hasard, vous faites des joints au ciment autour d’une pierre, ça ronge la pierre. Parce que le joint est parfaitement étanche, le ciment est parfaitement étanche, la pierre dure est également beaucoup plus étanche que la pierre tendre, donc l’eau qui circule toujours à l’intérieur d’une maçonnerie en pierre ne peut plus s’échapper que par la partie tendre. En s’évaporant, elle détruit la pierre tendre. C’est le gros défaut de Formigé. C’est qu’il a favorisé la dégradation des vestiges de Saint Leu. Évidemment, certaines sculptures se dégradaient, mais une sculpture n’est pas éternelle, dans une atmosphère de pollution, c’est normal qu’elle se dégrade. Le problème qui se posait était de savoir si on conservait les interventions de Formigé. Si jamais on avait supprimé Formigé, par exemple, pour refaire les sculptures de Formigé à l’identique avec une pierre de Saint Leu, on aurait sans doute falsifié le monument. Ce sont des débats de Monuments Historiques. La décision a été prise de conserver l’œuvre de Formigé, et de la restaurer. Alors ce qu’on a essayé de faire, lorsqu’on voyait bien la dégradation de la pierre de Saint

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Leu, était de faire un joint pauvre en mortier de chaux, pour que, lorsqu’on avait un contact entre une pierre dure et une pierre tendre, on faisait ce que l’on appelle un joint sacrificiel. On faisait en sorte que toute l’humidité de la maçonnerie s’échappe par ce joint. On sait que ce joint sera à refaire. Alors je ne peux pas dire si c’est dans 20 ans, 30 ans ou autres, mais par contre il vaut mieux refaire un joint que de refaire une pierre. Vous parlez de l’œuvre de Formigé, mais c’est bien Ballu qui a placé les 19 saints autour de la tour ? Bien sûr, il n’y a pas de doute. Formigé il en a refait certaines, les tétramorphes, oui. Ces tétramorphes auront connu 3 stades : la partie d’origine, la partie de Ballu, et la partie de Formigé. Je cherche le nom du sculpteur…

Il y a eu Chenillon, et Dechaume.

Alors c’est Dechaume, le fils Dechaume. Par hasard, on l’a retrouvé, parce que la femme d’un des inspecteurs généraux qui suivaient mon opération est une descendante de Dechaume. Et ça, je ne le savais pas. Un jour, en montant sur le chantier, elle avait accompagné son mari, elle a dit “oh mais c’est exactement ce qu’il y a dans l’atelier de mon grand-père”. C’est comme cela qu’on a fait le rapprochement. En cherchant un peu mieux, on a fini par trouver une lettre entre Formigé et Dechaume, qui lui commandait le Saint Jacques. Les tétramorphes à proprement parler, on peut supposer que c’est également lui, mais on n’a pas trouvé de document attestant que c’était lui. Le Saint Jacques actuel, il n’y a aucun doute, c’est le fils Dechaume. Les 4 tétramorphes actuels datent d’avant la guerre de 1914. Le style d’un sculpteur est reconnaissable, ce qui est intéressant quand on restaure un Monument Historique. On a toujours l’hésitation, quand on change une sculpture, soit on refait la sculpture le plus possible à l’identique, soit on la refait avec le goût de notre temps. Et là on a de très bons exemples. Chenillon, d’après les photos, a fait des statues un petit peu XIXe et quant à Dechaume, il a fait des sculptures un peu Art Déco. Donc on est tout à fait dans le style, je dirais, guerre de 1914. On voit des gargouilles, dans l’esprit médiéval, par contre quand on regarde de près la silhouette des gargouilles, on en trouve avec des favoris, ce qui ne se faisait absolument pas dans la période médiévale. C’est une période où on respectait l’esprit, on respectait notre temps. Ici, sur la tour Saint Jacques, ce n’est pas le cas, on voit parfois des gargouilles avec des lunettes, alors qu’à l’époque médiévale cela n’existait pas. Quand on est amené à refaire des sculptures, parce que les sculptures ne peuvent pas être conservées sur place, on se pose toujours la question. Vous avez dû voir qu’il y a deux statues qui ont été changées. On a refait strictement à l’identique. Mais la question s’est posée de savoir si on allait refaire un saint Léonard avec une approche, je dirais, plus contemporaine. Le

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seul problème, c’est que depuis une bonne vingtaine d’année, la notion d’approche contemporaine peut faire peur parfois. Heureusement on n’est pas seul pour prendre ces décisions. On est encadrés par l’inspection générale. Si jamais il y a des hésitations entre les uns et les autres, on dit toujours que l’architecte, dans les Monuments Historiques, prend les décisions, mais en fait non. Il est très encadré. C’est un frein, mais d’un autre côté, on n’est pas non plus architecte concepteur créateur qui fait ce qu’il veut. Et encore, ça n’existe pas l’architecte concepteur créateur qui fait ce qu’il veut. Mais on le croit, vu de l’extérieur. Si les édifices sont protégés au titre de Monuments Historiques, c’est parce que la nation estime qu’ils doivent être préservés. C’est normal que l’état ait son mot à dire. Les experts de l’état décident s’il faut telle ou telle technique, ou tel ou tel travail pour respecter l’œuvre qui est protégée. Ca ne m’a jamais dérangé. Comme j’ai moi-même été inspecteur général des Monuments Historiques, je savais ce qu’il en était. J’avais les deux casquettes.

Quelle a été la stratégie de restauration que vous avez choisie ?

La stratégie était de conserver l’état Formigé. Quelque fois on a été amenés à refaire des gargouilles. Ce qui nous a guidé, c’est de faire en sorte que l’édifice puisse continuer à traverser les siècles. Or, on s’est rendu compte, que ce qui l’avait gêné, c’est la pluie (ce n’est pas très original car c’est la cas de tous les monuments en pierre). Chaque fois que l’on voyait qu’il y avait, soit une pierre, soit une gargouille, qui n’éloignait pas suffisamment l’eau de pluie des pierres de parement, on intervenait. Si il manquait des gargouilles, on refaisait des gargouilles. On a bien eu 3 ou 4 gargouilles à faire, là aussi pour que l’eau puisse s’évacuer plus loin. Ça on le constate partout, quand vous avez de l’eau qui ruisselle, au bout de 10 ans, fatalement ça esquinte la pierre qui est en dessous. C’est le critère qui nous a guidé, conserver l’état Formigé, mais faire en sorte que l’édifice puisse continuer à vivre.

Et la pollution des voitures, ça n’affecte pas tant que ça en fait ?

C’est difficile à dire. Ce qui est certain c’est qu’on parle actuellement de pollution, mais quand on voit la pollution du XIXe siècle, ce qu’on a actuellement n’est rien du tout. Ce n’est peut-être pas tout à fait la même pollution. Maintenant, la pollution est due au pétrole, alors qu’avant c’était de la pollution de charbon. Dans tous les cas de figures c’est du carbone. Il y a peut-être d’avantage de plomb dans la pollution actuelle que dans la pollution ancienne, mais ça n’était pas tellement mieux. Je crois qu’on n’est pas capable de dire que la pollution actuelle aggrave la situation. Une pierre, ça vit, ça meurt, on le sait. Le granit, ça dure sûrement plus longtemps que les calcaires de chaux ou autres. Mais on sait qu’une pierre est destinée à disparaître un jour ou l’autre, à cause de la pluie. En Egypte, ça dure plus longtemps c’est sûr.

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Plusieurs études préalables ont été effectuées quant à la restauration de la Tour St Jacques, une en 1999, et une seconde en 2003. Pourquoi ? Ce n’était pas tout à fait la même chose. La première étude de 1999 a consisté à essayer de faire le tour, c’était une première approche d’architecte uniquement. La deuxième étude consistait en diverses investigations sur l’édifice : à faire intervenir des restaurateurs pour essayer de réaliser des protocoles de restauration, à faire le relevé de la tour parce qu’aucun relevé n’avait été réalisé auparavant. Il y avait l’échafaudage à ce moment-là, et la grosse différence entre les deux études, c’est que la première étude était faite du sol, ou alors en montant dans la tour mais on ne voyait pas grand-chose. La deuxième a été faite avec l’échafaudage mis en place. Pour que vous n’ayez pas à me poser la question (parce qu’on me la pose toujours) : le chantier a duré 3 ans, mais l’échafaudage est bien resté en place 6 ans. Il a été mis en place tout d’abord pour protéger les passants contre les chutes de pierres. Et, ce qui ne se fait jamais parce que ça coûte très cher, cela nous a permis de bien étudier la tour, c’est l’objet de cette deuxième étude. Pour une fois, on pouvait décrire ce que l’on voyait, non pas avec des jumelles, mais parce qu’on pouvait toucher. Les restaurateurs ont fait les effets de consolidation de pierre, de nettoyage de pierre, etc… C’est la deuxième étude préalable. Elle s’appelle également préalable parce que c’est le jargon administratif. La première aurait dû s’appeler étude préliminaire et la deuxième, étude préalable. Maintenant, on n’utilise plus ce vocabulaire, on parle plutôt d’étude diagnostic. Au cours de la première étude préalable, Sabine Cherki a fait une étude de la dégradation des statues, pourquoi n’a-t-elle pas participé à la restauration de la Tour par la suite ? Parce qu’ensuite, il y a des appels d’offres. Le code des marchés publics fait qu’on est obligé de consulter différentes entreprises. Il se trouve qu’elle ne s’est pas présentée, vraisemblablement parce que le travail à fournir était trop important pour qu’elle puisse traiter cette opération. Ou pour des tas d’autres raisons. Mais je la connais depuis longtemps et elle préfère les petites opérations. Elle travaille pratiquement seule. Là c’est l’entreprise Bouvier qui a été retenue, avec une dimension plus importante. Il travaille aussi bien d’ailleurs. Donc la raison, c’est tout simplement le code des marchés publics.

Et, vous êtes-vous beaucoup appuyé sur son étude ?

Bien sûr, et quand il y a eu l’appel d’offre, son étude était donnée à tous les restaurateurs qui étaient sur les rangs.

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Connaissez-vous la raison pour laquelle les statues des 19 saints, posés dans les niches lors de la restauration de Ballu, en 1852, ont été réalisées par 19 sculpteurs différents ? J’ai mon hypothèse simplement. D’abord, 19 artistes différents, ça se voit assez souvent parce qu’il faut donner du travail à tout le monde. En plus, le chantier a été relativement rapide et si on avait confié 19 statues à un seul sculpteur, cela n’aurait pas fonctionné. La question qui s’est assez souvent posée, c’est pourquoi on a mis tel ou tel saint à tel endroit. Ces statues, dans les gravures, n’avaient jamais existé. Toutes les niches qu’on voit dans les gravures qu’on peut avoir, elles étaient vides, ce qui ne se produit de temps en temps. Mon explication c’est que, lorsque vous regardez les plans anciens de l’église SaintJacques-de-la-Boucherie, l’emplacement des chapelles se recoupe beaucoup avec le nom des saints qui ont été mis en place. Donc on peut imaginer que c’est un clin d’œil à l’ancienne église. Mais c’est une hypothèse d’architecte. Parce que les chapelles ont changé de nom quelquefois au fil des siècles. On a plusieurs plans de l’église Saint-Jacques-de-la-Boucherie, fin XVe. Les chapelles changent quelquefois d’appellation et quelquefois on ne retombe pas sur nos pieds. Pour moi, l’explication est qu’ils ont repris les noms des saints qui étaient déjà honorés dans l’ancienne église.

Ces niches, elles avaient été prévues, quand même, pour accueillir…

Oui, elles étaient prévues ! On les voit bien les niches, sur les anciennes photographies et les relevés de Ballu. C’était des niches mais elles étaient vides. Ça a toujours coûté cher un chantier. C’était plus ou moins long. Et si les chantiers étaient si longs pour les édifices religieux, c’est qu’ils attendaient d’avoir de l’argent. Or l’argent vient, soit des quêtes auprès des fidèles, soit d’un riche mécène ou je ne sais qui. D’un coup l’argent arrive, on fait une tranche de travaux. Puis, on lésine parce qu’il n’y a plus de sous, en attendant la prochaine giclée d’argent. Les statues arrivent toujours à la fin et ne bénéficient jamais d’assez d’argent pour les faire. Puis après c’est bête, l’échafaudage est parti, alors remettre une statue à 30 mètres du sol, ce n’est pas toujours facile. Elles sont quelquefois les parents pauvres et ça se voit, enfin il ne faut pas généraliser, mais les niches vides ça existe. Monsieur Pierre Paquet, inspecteur général des monuments historiques, rédige une lettre au directeur général des Beaux-arts, en 1933, dans laquelle il écrit : “La Tour Saint Jacques a été l’objet de plusieurs restaurations au cours du siècle dernier, et, à l’exception de la dernière, toutes ont été mal faites. La plus grande fantaisie a été apportée dans les sculptures et les moulures.”

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Je pense qu’il voulait dire l’inverse, elles ont toutes été bien faites à l’exception de la dernière. Attendez, Pierre Paquet c’est 1950 ? Vous avez une date ? 1933. Pour moi c’est l’inverse, quand on voit l’importance du courrier qu’il y a eu entre l’état et la ville de Paris à propos de la restauration ( qui n’est absolument pas documentée ), on sait qu’il y a eu des travaux parce qu’on a une photographie d’un illustre photographe, de Brassaï, montrant la tour échafaudée dans les années 1930, mais pour moi… Je ne sais pas où vous l’avez pris, mais si vous avez copié ce que vous avez lu, c’était une erreur de celui qui l’a écrit pour la première fois. Il y a une raison bien simple à cela, c’est que la ville de Paris avait fait la restauration sur la tour Saint-Jacques sans demander l’autorisation à l’État. On ne l’a jamais pardonné. Et actuellement encore, c’est pareil. Il y a eu une série de lettres d’injures de la part de l’État vis à vis de la ville de Paris. Je vous parlais de la photographie de Brassaï, on a aussi deux photographies où l’on voit qu’il y a deux morceaux de balustrade qui sont tout blancs, ça veut dire qu’ils viennent d’être changés, ils datent de ces années mais on ne sait rien d’autre. C’est pour cela que c’est utile de garder les archives, pour permettre de documenter les travaux. Regardez-le ou alors rectifiez l’erreur si elle est historique, mais c’est vraiment la seule tranche de travaux qui ne soit pas du tout documentée, à l’exception des lettres d’injures entre l’état et la ville. L’autre raison, c’est que toutes les autres restaurations ont été faites par des architectes des Monuments Historiques, historiques. Formigé était un architecte des monuments historiques, Ballu ne l’était pas simplement parce que cela n’existait pas à l’époque. Les travaux réalisés en 1930 ont été dirigés par un architecte de la ville qui n’était pas spécialisé. Le fait de ne pas avoir demandé d’autorisation est impardonnable. Pour la petite histoire, on connaît aussi bien les travaux réalisés par Formigé, mais là aussi, il n’y avait plus de traces. Les seules traces qu’on ait retrouvées, viennent d’un jour où je travaillais avec une entreprise qui s’appelait l’entreprise Quélin, qui existe toujours, et le patron d’alors, maintenant décédé, m’a dit: “Mon grand père avait déjà travaillé sur la tour Saint-Jacques”. Il m’a prêté les archives de son grand père. Et là, on a retrouvé tout ce que l’on appelait des “bleus” à l’époque. Il s’agissait des tirages blancs sur fond bleu, qui nous ont permit d’être relativement précis dans les travaux de Formigé. Comme quoi les archives ne sont jamais là où on s’attend à les trouver.

Interview par Célia D’Hose

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Bibliographie Etienne François Villain, Essai d’une histoire de la paroisse de St. Jacques de la Boucherie, Paris, 1758. Étude la plus ancienne connue aujourd’hui sur le monument qu’est la tour Saint Jacques, écrite par un abbé. L.C. Durand, Notice sur la Tour Saint Jacques depuis sa fondation jusqu’à nos jours avec tous les évènements historiques qui s’y rattachent, Paris, au bureau du gardien de la Tour Saint Jacques, 1853. Ces deux ouvrages traitent de l’histoire et décrivent la tour de façon succincte. Félix Fréville, L’église et la Tour Saint-Jacques-la-Boucherie, Étude historique, Légende de Nicolas Flammel, Biographie de Blaise Pascal, Paris, 2e édition, se trouve chez Durand, 1857. Nicolas-Michel Troche, La Tour de S.-Jacques-la-Boucherie ou Mémoire historique, archéologique et critique sur ce monument et sur sa restauration, Paris, Julien Lanier Cosnard et Cie, 1857. Ouvrage intéressant dans le sens où il a été écrit très peu de temps après la restauration de Ballu, par quelqu’un qui s’intéressait aux sculptures, à l’architecture et également à l’urbanisme.

Jacques Meurgey, Histoire de la paroisse Saint-Jacques-de-la-Boucherie, Paris, H. Champion, 1926. Étude la plus complète connue aujourd’hui sur le monument qu’est la tour Saint Jacques, avec notamment des images provenant des fonds Ballu, détruits par la suite dans l’incendie de l’Hotel de Ville de Paris. Meurgey de Tupigny, Saint-Jacques de la Boucherie et la Tour Saint Jacques, Paris, Bulletin du vieux papier, 1960. Description écrite assez précise des rues environnantes et du quartier ancien, ainsi que de la Tour, mais difficile à comprendre du premier coup + nom des architectes ! Elie-Charles Flamand, La Tour Saint Jacques, Paris, la Table d’Emeraude, 1991. Description succincte de l’histoire de la Tour avec quelques dates intéressantes, mais parle surtout de Nicolas Flammel et de Blaise Pascal. David Gaussen, La Tour Saint Jacques, biographie d’un monument parisien, Paris, Editions Gaussen, 2014.

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Philippe Poirrier et Loïc Vadelorge, Pour une Histoire des Politiques du Patrimoine, Paris, Comité d’histoire du ministère de la culture et de la communication, 2003. Georges Poisson et Olivier Poisson, Eugène Viollet-le-Duc 1814-1879, Paris, Edition A&J Picard, 2014. Michael Camille, Les Gargouilles de Notre-Dame, Paris, Alma Editeur, 2009. Aloïs Riegl, Le culte moderne des monuments, son essence, sa genèse, traduit de l’allemand par Daniel Wieczorek, Paris, Editions du Seuil, 1984 John Ruskin, les sept lampes de l’architecture, traduit de l’anglais par George Elwall, Clamecy, éditions Klincksieck, 2008 Camillo Boïto, Conserver ou restaurer, les dilemmes du patrimoine, traduit de l’italien par Jean-Marc Mandosio, Besançon, les éditions de l’imprimeur, 2000

LES REVUES: Revue des Monuments historiques, La Maladie de la Pierre, Numéro Hors Série, 1975. Revue MONUMENTAL , Semestriel 2, 2008. Revue Journal of the society of architecture historians, vol 60 n°4, Décembre 2001. Edmond Haraucourt, François de Montrémy, Catalogue général. 1, La Pierre, le marbre et l’albâtre, Musée des Thermes et de l’Hôtel de Cluny, Paris, vers 1900. Philippe Bromblet, Guide sur les techniques de Conservation de la pierre, CICRP, 2010. Téléchargeable sur http://pierresud.brgm.fr Philippe Bromblet, Guide «Altérations de la pierre», CICRP, Marseille, 2010. www.asso-medistone.org D. Dessandier, Guide méthodologique de sélection des pierres des monuments en terme de durabilité et compatibilité, BRGM, Décembre 2000.

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Sources Cartons de lettres administratives concernant les travaux de la tour Saint Jacques. Carton 81/75-04 Bibliothèque du patrimoine de Charenton Étude préalable de 1999 par Jean François Lagneau, architecte en chef de la ville de Paris. Carton 2014/001/0034 Bibliothèque du patrimoine de Charenton Étude des sculptures par Sabine CHERKI, Décembre 1998. Carton 2001/006/0048 Bibliothèque du patrimoine de Charenton Étude préalable de 2003 par Jean François Lagneau, architecte en chef de la ville de Paris. Cartons 2005/001/11 et 04/002/0006 Bibliothèque du patrimoine de Charenton Relevé photographique de 1850 à 1924. Carton 2001/006/48 Bibliothèque du patrimoine de Charenton Article de journaux de différentes années. Carton 81/75-04 Bibliothèque du patrimoine de Charenton Le CCTP de Jean François Lagneau, restauration de 2003-2008, se trouvant actuellement au Centre de Conservation des Oeuvres d’Arts Religieuses et Civiles (COARC).

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