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Représentations, attitudes et comportements à l'égard des animaux et des viandes. Note de synthèse pour le CIV

Jean Louis Lambert Sociologue économiste

1er mars 2010

Depuis leur origine, les humains, omnivores et au sommet de l'échelle des prédateurs, ont cherché à assurer leur survie en chassant et pêchant des animaux dans leur environnement d'habitat. Dans des contextes de pénurie, la nécessité de survie imposait la violence pour se défendre vis-à-vis d'autres humains et d'animaux prédateurs. Tuer pour survivre était admis (et l’est d'ailleurs encore moralement avec le principe de légitime défense). Mais l'origine de la vie et la mort semblent avoir interrogé depuis longtemps les humains. Des traces de cérémonies et monuments funéraires datent de plusieurs dizaines de milliers d'années et les cultes des ancêtres se sont développés dans de nombreuses civilisations. Il y a environ 10 000 ans, les humains ont découvert qu'ils pouvaient domestiquer certains animaux et cultiver des plantes. Ces transformations de la nature par les humains leur ont assuré une augmentation des disponibilités alimentaires. Cela permit le début de la sédentarisation. En domestiquant certains animaux, les humains se sont positionnés en situation de supériorité par rapport aux espèces animales, à l'exception de quelques espèces de très gros animaux en partie prédatrices. Ils ont également élaboré une classification entre les espèces animales. Des animaux comme les chiens ont commencé à être utilisés pour aider les humains à se protéger contre les agresseurs et les prédateurs. Ces animaux ont également été dressés pour assurer la garde des habitats et des propriétés privées qui se développaient avec la sédentarisation. D'autres espèces (chevaux, bovins) ont été repérées pour leur force physique et utilisées pour la traction des chariots. Pendant que la chasse perdurait (et subsiste encore), le développement de l'élevage a fait naître la catégorie bétail (volailles, porcs, chèvres, moutons, bovins…). Ces animaux chassés et élevés sont perçus essentiellement comme fournisseurs de viande. Enfin certaines espèces difficilement domesticables dites « sauvages » ont été laissées dans les zones éloignées des habitats humains, en grande partie couvertes de forêts primaires. Dans cette classification des espèces animales, ce n'est donc qu'une partie qui a été considérée comme mangeable. Edmund Leach (Leach, 1980) a montré que la délimitation de la comestibilité a reposé sur l'habitat des animaux et la perception de leur sang (chaud ou froid). Les animaux associés aux activités humaines (garde, labour, transports) et vivant près des humains sont devenus « familiers », c'est-à-dire qu'ils ont été considérés comme peu différents des humains, voire de leur famille. L'utilisation de l'intelligence de ces animaux contribue également à les rapprocher des humains. Ces « animaux de compagnie », « amis de l'homme » ne sont plus alors perçus comme mangeables. Les chevaux sauvages étaient chassés pour leur viande et leur peau. Quand ils sont utilisés pour les transports et les labours,

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leur fonction alimentaire disparaît, sauf en fin de vie lorsqu'ils ne peuvent plus remplir les services attendus, et encore ceci n'a pas été généralisé. De la même manière, les sociétés du Sud-Est asiatique distinguent bien les races de chiens familiers de celles qu'ils élèvent pour leur viande. On peut noter que cette catégorie d'animaux familiers était sans doute perçue peu différemment de la sous-catégorie de l'espèce humaine appelée « esclave », qui était utilisée pour des services identiques par les humains « supérieurs » dominants. Paradoxalement, comme les animaux proches des humains, les animaux sauvages qui vivent éloignés ne sont pas non plus considérés comme mangeables. Outre le fait qu'une bonne partie d'entre eux sont des prédateurs des humains, ils sont suffisamment méconnus pour entraîner la néophobie des mangeurs. Et ce sont donc les animaux qu'ils considèrent comme suffisamment distants et inférieurs que les humains acceptent de manger. Jean-Pierre Poulain (Poulain, 2007) le résume ainsi : « l'espace du mangeable est déterminé par la conception que la société se fait de la place de l'homme dans la nature et dans l'échelle du vivant». Mais à l'exception de quelques coquillages, encore avalés vivants, la très grande majorité des animaux doivent être tués avant d'être mangés. Donner la mort à d'autres espèces pour assurer la survie de l'espèce humaine a provoqué beaucoup d'interrogations, voire d'inquiétudes. La vie étant majoritairement perçue religieusement comme le domaine des transcendances (appelées divinités, esprits), la mise à mort des animaux a souvent été déléguée aux prêtres et pratiquée selon des rites sacrificiels. À partir de la renaissance, le progrès économique, le développement des connaissances scientifiques et techniques ainsi que les évolutions culturelles entraînent une réduction lente des catégorisations et de la violence entre les humains. L'esclavage tend à disparaître et la déclaration universelle des droits de l'homme est proclamée. Par contre les représentations et le positionnement des humains à l'égard des espèces animales n'évoluent pas beaucoup. Au cours de la même période, la révolution industrielle contribue à la poursuite du transfert des populations rurales vers les villes. Au cours du XXe siècle, et particulièrement de la seconde moitié, plusieurs évolutions concomitantes modifient la situation alimentaire et les représentations des animaux par les humains. Le développement de la productivité sur toute la chaîne alimentaire transfère les humains d'une situation de pénurie latente à un contexte de surabondance alimentaire. En même temps, la forte croissance des revenus permet progressivement à la majorité des populations d'accéder aux sources abondantes d'aliments. Au cours de la même période, et de manière en partie liée, le développement de l'urbanisation s'accélère. La majorité des humains habite ainsi assez loin des environnements naturels. À l'instar de ce qui avait été observé dans les fractions les plus riches de population, dans le contexte de revenus plus élevés et d'abondance alimentaire, la part des produits d'origine animale augmente dans les régimes. Mais les représentations des animaux et les attitudes des humains à leur égard se modifient. Les chasseurs et les éleveurs de bétail, majoritaires dans les sociétés les plus traditionnelles, considèrent une partie des animaux comme fournisseurs de viande. Noëllie Vialles (Vialles, 1987) a désigné ces populations par le terme de « zoophages », c'est-à-dire mangeurs d'animaux. Elle les oppose au reste de la population, et en particulier urbaine, qu'elle appelle « sarcophage », c'est-à-dire mangeuse de viandes, mais avec la particularité de ne pas voir la liaison entre les viandes consommées et leur origine animale.

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Comparativement aux sociétés rurales traditionnelles, les mangeurs urbains modernes sont éloignés de la chaîne de production et distribution alimentaire. Ils consomment de plus en plus de produits prêts à manger, y compris dans diverses formes de restauration hors du domicile. Il ne leur est donc pas aisé de percevoir la relation entre les animaux d'élevage et les morceaux de viandes qu'ils voient dans leur assiette, surtout s'ils sont hachés voire cachés sous de la panelure ou de la sauce. Et ces urbains sont surtout éloignés de la nature dans laquelle ils ne pratiquent des séjours temporaires que lors de leurs périodes de loisirs. Les seuls animaux qui vivent dans leur environnement urbain permanent sont des animaux familiers. Dans ce nouveau contexte, les espèces animales de la catégorie bétail sont peu perçues, d'autant moins qu'une partie importante est enfermée dans des bâtiments d'élevage industriel. Quant aux espèces sauvages, elles sont de moins en moins visibles, sauf dans les parcs zoologiques. Ces catégories d'animaux (bétail, sauvages) sont tellement méconnues des urbains qu'ils finissent par les assimiler aux animaux familiers qu'ils côtoient. Le caractère non comestible des animaux familiers s'étend alors à l'ensemble des animaux et particulièrement à ceux d'élevage. Une faible partie de la population devient alors végétarienne. Il faut noter que ce comportement repose sur une représentation des espèces animales qui les situent au même niveau que l'espèce humaine. Cette représentation rejoint celle d'un certain nombre de religions comme le bouddhisme et l'hindouisme. Mais dans ce cas, l'attitude végétarienne se maintient d'autant plus qu'elle repose sur la croyance en la réincarnation aussi bien en espèces animales qu’humaines. Ceux qui perçoivent les animaux comme de possibles ancêtres ont beaucoup de difficultés à les considérer comme mangeables. C'est particulièrement net à l'égard des animaux qui ont une image de mère nourricière. C'est le cas de la vache en Inde, qui nourrit les hommes avec son lait et nourrit la terre avec les bouses. Mais c'est surtout la représentation sarcophagique qui se développe (Fischler, 1990). En dissociant les images de la viande et celles des animaux, elle permet aux mangeurs de croire qu'ils ne consomment pas d'animaux. C'est surtout l'image du sang dans la viande qui est rejetée parce qu'elle rappelle la mise à mort de l'animal. On assiste ainsi à une réduction de la consommation de viandes rouges (bovine, chevaline…) au profit de la consommation de viandes blanches, de poissons et autres animaux aquatiques ainsi que de produits laitiers. Cette consommation de protéines animales « blanches » est une sorte de néo végétarisme (Lambert, 2010 à paraître; Lambert, Escalon, & Beck, 2010). Éloignés de la nature, les urbains ne perçoivent plus les cycles de vie et les violences entre les espèces pour assurer leur survie. De plus, le contexte de surabondance alimentaire permanente permet aux mangeurs de ne pas consommer tout le comestible disponible. Les conséquences de leurs régimes alimentaires quantitativement excessifs (perception de saturation, prise de poids, obésité) poussent de plus en plus de mangeurs (notamment les plus riches) à réduire leur consommation. Les viandes, qui étaient particulièrement appréciées par les humains en quête de satiété, deviennent alors moins attractives. On assiste ainsi actuellement à des évolutions opposées selon les groupes de populations au niveau mondial. Les fractions les plus riches ont commencé à réduire leur consommation de viandes depuis quelques dizaines d'années. Pendant que le reste de la population (la très grande majorité : plus de 5 milliards d'habitants) continue à substituer les produits d'origine végétale par des produits d'origine animale au fur et à mesure de la croissance des revenus.

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Par ailleurs le développement des connaissances scientifiques tend progressivement à montrer les faibles différences physiologiques entre les espèces humaines et certaines espèces animales. La représentation des animaux qui se développe alors est l'anthropomorphisation. Dès leur plus jeune âge, les enfants vivent ainsi entre des animaux familiers et des représentations anthropomorphisées sous formes de peluches, dans des livres et des bandes dessinées télévisées. Dans les hypermarchés, à côté des rayons de vêtements et alimentaires (pour les humains), des rayons offrent les mêmes types de produits pour les animaux de compagnie. Les cliniques vétérinaires se développent et côtoient les services de toilettage et d'esthétique animale. Les propriétaires d'animaux de compagnie peuvent même trouver des psychologues spécialisés pour soigner l'anxiété de leurs protégés. De plus, le développement de l'individualisme dans les sociétés riches et urbaines modernes entraîne une réduction des liens sociaux entre les humains. Les animaux familiers pénètrent alors encore plus dans les familles comme substituts d’humains, particulièrement de conjoints ou d'enfants pour les personnes vivant seules (qui sont en nombre croissant). On peut noter dans le même temps que les services traditionnels (transports…) attendus des animaux familiers ont tendance à disparaître. Ceux qui ne font pas de distinctions entre les humains et les animaux (au moins de certaines espèces, notamment les vertébrés) considèrent que les animaux ont également des émotions, des sentiments, de l'intelligence et même des éléments de conscience comme celle de la mort. Ils étendent aux animaux leur notion de morale entre les humains, et notamment le respect des autres. Par assimilation aux droits de l'homme, ils revendiquent des droits des animaux. Ils s'inquiètent de leur fin de vie et particulièrement des conditions d'abattage. Ils se préoccupent de leurs douleurs et de leurs souffrances éventuelles et militent pour le bien-être des animaux. Comme les élevages ont évolué vers des formes appelées « industrielles », ils concentrent leurs critiques sur les conditions de vie de ces animaux, que certains vont jusqu'à assimiler aux camps de concentration (Nicolino, 2009). A la fin du XXe siècle, le développement des technologies et leur mondialisation s'appuient en grande partie sur des ressources non renouvelables. Des interrogations se développent sur les changements climatiques et la sauvegarde de la planète : le développement durable devient une préoccupation politique mondiale. Les pollutions et les modifications de la nature provoquent des régressions, voire des disparitions, de certaines espèces animales. Il en découle une préoccupation croissante de sauvegarde de la biodiversité. Par ailleurs, face à la découverte de la production de méthane (gaz à effet de serre) par les ruminants, et notamment les bovins, un nouveau discours apparaît : arrêter les élevages bovins pour sauver la planète. Au cours de la même période, la population mondiale s'accroît fortement et les démographes prévoient une augmentation de 50 %, pour atteindre environ 9 milliards d'habitants en 2050.Nourrir une population aussi importante devient un défi majeur pour cette première partie du XXIe siècle. Au-delà des interrogations sur les surfaces agricoles disponibles et les augmentations de rendements potentiels, la question de la répartition entre l'agriculture et l'élevage est évoquée de plus en plus fréquemment. L'obtention de protéines animales étant plus coûteuse en ressources que celle de protéines végétales, certains préconisent la réduction de la consommation de viandes (non consommation un jour par semaine), voire le végétarisme. Il est notable que ces préoccupations environnementales ne sont le plus souvent appliquées qu'au bétail, alors que les discours sur l'alimentation des animaux de compagnie (y compris avec des protéines animales) sont relativement rares.

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Face aux nombreuses évolutions très rapides, les humains, qui sont devenus très majoritairement des urbains, modifient assez profondément leurs représentations des espèces animales. Les animaux sont de plus en plus perçus comme des égaux des humains. Les cimetières pour animaux de compagnie se développent et de nombreux maîtres souhaiteraient des funérailles religieuses. À défaut, il existe déjà des messes des animaux (Brisebarre, 2007). La chasse, qui a été l'activité prédominante au cours de l'histoire de l'humanité, est moralement rejetée par une partie croissante des humains parce qu'elle leur évoque surtout la mise à mort. L'élevage, notamment des bovins, qui est accusé de faire mourir la planète, suivra-t-il la même voie ? Si tous les humains omnivores ne deviennent pas herbivores (Hubert, 2007), quel sera le poids des viandes dans les régimes alimentaires ? La question « nos animaux de compagnie ont-ils une âme ? » (Brisebarre, 2007) aura-t-elle une réponse positive ? Les représentations sociales des animaux vont donc bien au-delà des préoccupations actuelles centrées sur les questions environnementales et la sécurité alimentaire de la population mondiale croissante. Elles sont intégrées aux représentations (majoritairement religieuses) de la mort et de la vie, et de la place de l'espèce humaine dans l'univers du vivant. La création de la vie et les existences après la mort constituent encore le noyau central de la plupart des religions comme le précise Michel Onfray (Onfray, 2005) : « la terreur devant le néant, l'incapacité à intégrer la mort comme un processus naturel, inévitable, avec lequel il faut composer, devant quoi seule l'intelligence peut produire des effets, mais également le déni, l'absence de sens en dehors de celui qu'on donne, l'absurdité a priori, voilà les faisceaux généalogiques du divin ».

Bibliographie Brisebarre, A. M. (2007). Nos animaux de compagnie ont'ils une âme ,. Dans J. P. Poulain, L'homme, le mangeur, l'animal. Qui nourrit l'autre ? (pp. 150-158). Paris: Les cahiers de l'OCHA, n° 12. Fischler, C. (1990). L'homnivore. Paris : Odile Jacob. Hubert, A. (2007). Les omnivores deviendront-ils des herbivores ? Dans J. P. Poulain, l'homme, le mangeur, l'animal. Qui nourrit l'autre ? (pp. 236 - 243). Paris: Les cahiers de l'OCHA n°12. Lambert, J. L. (2010 à paraître). Evolutions et révolutions dans l'histoire des mangeurs. Dans F. Stigler, & A. Rocca, De la terre à la table (pp. 76-88). Paris: IFN/ECRIN. Lambert, J. L., Escalon, H., & Beck, F. (2010). Typlogie des mangeurs. Dans H. Escalon, C. Bossard, & F. Beck, Baromètre santé nutrition 2008 (pp. 304-3023). Paris: INPES. Leach, E. (1980). L'unité de l'homme et autre essais. Paris: Gallimard. Nicolino, F.(2009). Bidoche. Paris: LLL. Onfray, M. (2005). Traité d'athéologie. Paris: Grasset. Poulain, J. P. (2007). Penser et manger la chair. Dans J. P. Poulain, L'homme, le mangeur, l'animal. Qui nourrit l'autre ? (pp. 298 - 321). Paris: Les cahiers de l'Ochan° 12. Vialles, N. (1987). Le sens et la chair - Les abattoirs des pays de l'Adour. Paris: Maison des Sciences de l'Homme.

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