CFJ Magazine - Taïwan

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MAGAZINE

Politique La diplomatie du panda

rapproche Taïwan de la Chine page 8 Tourisme. Le train d’Alishan, un voyage dans le passé page 48 Economie Netbook, smartphone :

le miracle électronique page 23

TA Ï WA N

L’autre

Chine

Cette démocratie qui veut exister

M O N T E Z À B O R D D E S F R É G AT E S D E TA Ï WA N page 4


ÉDITORIAL

Taïwan existe-t-elle ? PAR ZINEB DRYEF ET BAPTISTE TOUVEREY

es cartes sont formelles. En bordure de Pacifique, au large de la Chine, existe une île du nom de Taïwan. Pas très grande : 35 961 km2, soit un peu plus de quatre fois la Corse. Avec 23 millions d’habitants, c’est la plus forte densité du monde, après le Bangladesh. Ce sont là des faits objectifs, vérifiables, incontestables. Ce qui l’est beaucoup moins, c’est le statut de cette île. Taïwan n’est-elle qu’un bout de Chine, une « province rebelle », comme continue à la considérer Pékin, destinée à retourner un jour dans le giron continental ? Ou bien, depuis 60 ans que durent la séparation de ces deux Chines et l’indépendance de facto de Taïwan, est-elle parvenue à se constituer une identité propre ? Certes, la grande majorité de sa population est chinoise d’origine, de culture et de langue. Certes, elle se nomme officiellement « République de Chine », prolongement formel de celle qui fut

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fondée sur le continent par le Dr. Sun Yat-sen. Certes, enfin, peu de pays la reconnaissent comme telle. Mais Taïwan semble bien, malgré tout, former une nation à part entière. Depuis 1996, les Taïwanais élisent tous les quatre ans leur président de la République au suffrage universel. Des élections libres et pluralistes. Ce miracle démocratique a pour corollaire, peut-être pour moteur, un autre miracle. Après avoir été dans les années 1970-1980 « l’usine du monde » (le fameux « made in Taïwan »), la petite île sans ressources naturelles a su se reconvertir dans des secteurs aussi porteurs que l’électronique et les nanotechnologies. Désormais, ce petit pays de 350 kilomètres de long représente la 21e économie mondiale, juste derrrière l’Australie, aux portes du G20. Pour les autres pays d’Asie, Taïwan est un modèle. Cette réussite a contribué à

façonner l’identité taïwanaise, à la distinguer d’une Chine dont l’économie resta longtemps à la traîne et où l’on réprime encore les moindres velléités démocratiques. Une identité taïwanaise neuve est en train d’émerger. La nouvelle génération n’a connu que Taïwan et elle a grandi au moment du processus d’intense taïwanisation de l’île, initié en 1988 par l’ex-président Lee Teng-hui. Aujourd’hui, le sentiment de former un Etat souverain est partagé par plus de 75 % de la population. Les vaincus d’hier ne regardent plus les rives chinoises avec nostalgie. Ils ont su faire de leur exil une patrie. Comme l’a écrit un poète, ancien soldat du Kuomintang : « Là où le soleil se couche, je fus vaincu/J’ai erré longtemps sur la lame océane/Jusqu’à l’île aux vents cruels/Qu’elle est vide, pauvre et stérile ! […] J’y planterai, j’y bâtirai, j’y aimerai./Ses sommets seront mes cieux éternels. »


SOMMAIRE

Ce magazine est le dernier projet de la promotion 2009 spécialisée en presse écrite-multimédia. Quinze jours à Taïwan : un voyage aux antipodes, une langue inconnue, un monde différent pour une expérience inattendue. Et au final 50 pages, écrites, illustrées et montées par nos soins. Rédacteur en chef :

Christophe Deloire Rédactrice en chef technique:

Sylvie Hamel Directrice artistique :

Anne Mattler Premier secrétaire de rédaction :

Nicolas Camus Iconographie : Véronique Labonté

Eve Abou Eleinen Silvère Boucher-Lambert François Burkard Marion Brunet Antonin Chilot Marion Cocquet Zineb Dryef Roxane Guichard Marthe Henry Salomé Kiner Céline Marcon Estelle Maussion Anne-Sophie Lasserre Maud Noyon Olivier Saretta Baptiste Touverey Thomas Vampouille

DR

Rédaction :

DOSSIER

TECHNOLOGIE

Électronique, mon amour 23

Taïwan n’est plus un sous-traitant bas de gamme. Exit les textiles mal dégrossis et les jouets qui cassent. L’île fait désormais dans le high-tech et le miniPC.

Directrice de publication :

Marie Ducastel Impression :

Publi Trégor - 22304 Lannion Merci à tous les Taïwanais qui nous ont aidés dans nos recherches d’informations, aux médias qui nous ont accueilli dans leurs rédactions, ainsi qu’au Bureau de représentation de Taïwan en France.

35, rue du Louvre, 75002 Paris www.cfj.com/cfj/ En une : Dans un bar à chanteuse de Taipei (photo Zineb Dryef) .

CHINE-TAÏWAN

8 Les pandas de la réconciliation 11 La diplomatie du portefeuille 14 Quemoy, l’autre « autre Chine » UNE JEUNE DEMOCRATIE

SOCIÉTÉ

29 Ces épouses venues de loin 32 La religion de la télé CORPS ET ESPRIT

38 Médecine certifiée conforme 41 Une nuit dans un monastère

15 Le procès qui ne fait pas pschiiit CULTURE 18 Un dictateur en héritage 43 Taipei, la nuit 21 Regard d’une aborigène 47 Cinéma : Nouvelle vague ECONOMIE GUIDE 26 Travailleurs Kleenex 27 Tapis rouge pour le vin français 48 Une virée à Alishan 51 La tour du miracle 28 Bons à consommer Avril 2009

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L’ É V E N E M E N T

Fierté nationale, embrouille mondiale

En France, elles sentent la magouille. A l’autre bout du monde, elles font la fierté de la Marine. Visite inédite des célèbres frégates de Taïwan, objet d’un gigantesque scandale politico-financier.

de nos envoyés spéciaux MAUD NOYON ET THOMAS VAMPOUILLE

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ur les quais du port d’Anping, au sud-ouest de Taïwan, des lycéens en goguette se font photographier devant deux mastodontes militaires. 50 mètres de haut, 125 mètres de long, les silhouettes grises et massives des bâtiments armés jusqu’aux dents ont de quoi impressionner. Surtout quand on sait l’incroyable scandale qu’elles ont suscité. Les lycéens d’ici l’ignorent, mais les Français en entendent parler depuis dix ans. Pour nous, la simple évocation des frégates de Taïwan est devenue synonyme de corruption, de commissions occultes, voire de morts mystérieuses. On les imaginait coulées au fond d’une rade ou gardées comme les joyaux de la Couronne. Elles sont là,

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Made in France.

THOMAS VAMPOUILLE

Six militaires et sept civils ont été jugés à Taïwan. Des hommes politiques ont été impliqués ici. En France, le dossier est resté soumis au secret défense.

astiquées, ripolinées et ouvertes à tout vent. En ce jour de parade, la marine taïwanaise exhibe deux de ses six frégates pour inciter les jeunes à s’engager dans l’armée. Sur le ponton, un marin en grande tenue indique le sens de la visite. Le tapis rouge mène directement au cœur du bâtiment. Parfum d’interdit, pour des journalistes français habitués à associer le sujet au secret-défense. Ici, pas de mystère, une ribambelle de moussaillons est prête à livrer tous les détails techniques du bateau de guerre. Au détour d’une coursive, une échelle de cordes marquée du port de Lorient rappelle que les frégates sont « made in France ». Au poste de commandement, les appareils de communication arbo-

rent les sigles de grands groupes français. Car les frégates de Taïwan, c’est à l’origine un contrat industriel, fruit d’une collaboration entre le gouvernement et l’un des fleurons tricolores, Thomson-CSF (aujourd’hui Thales). En 1988, le groupe approchait les autorités françaises en vue de l’opération « Bravo ». Il s’agissait de vendre à Taïwan six frégates « La Fayette » pour plus de 2 milliards d’euros. Objectif surveillance. Effrayée par les bruits de bottes qui se faisaient entendre de l’autre côté du détroit, Taïwan voulait s’équiper pour surveiller ses côtes. Les frégates étaient l’instrument idéal. Aujourd’hui, de l’avis des marins à bord, elles sont en effet les plus performantes en haute mer. À observer leur silhouette affûtée, on les imagine sans mal filer à quelque 25 nœuds marins. Peinture mate et uniforme, structure lissée au maximum avec à peine quelques ouvertures au niveau du poste de pilotage, la machine reste furtive malgré ses 3 500 tonneaux. À l’époque, la flottaison de l’opération « Bravo » n’était pas garantie. La Chine communiste refusait les livraisons d’armes et de matériel de guerre à Taïwan et fit tout pour saborder le projet. Les Français comprirent vite que pour boucler le dossier, il faudrait mettre la main à la poche. Fin 1998, la dernière frégate arrivait à bon port. Aussitôt, le scandale des commissions éclata. Trois réseaux avaient été mis en place pour fluidifier les relations entre Paris et l’Asie à coups de millions de dollars. Des sommes colossales qui n’ont pas servi que les intérêts du contrat. Certains hommes politiques et hommes d’affaires se seraient personnellement enrichis au passage. Des rétrocommissions seraient même revenues en France, pour un montant de près de cinq milliards de francs.

Invoquant une clause du contrat, Taïwan décida de réclamer le remboursement des commissions distribuées. Probablement partie émergée de l’iceberg, un demi-milliard de dollars américains a été retrouvé sur un compte en Suisse. Dès les premières révélations, les morts « par accident » se multiplièrent. Le corps du capitaine taïwanais Yin, qui enquêtait sur l’affaire, fut retrouvé dans un port du nord-est de l’île. Il n’avait manifestement pas plongé seul. En France, le fils d’un ancien directeur général des services secrets, Thierry Imbot, qui détenait des informations sur le dossier, tomba de la fenêtre de son appartement de Neuilly en fermant ses volets. Là encore, peu probable qu’il ait dérapé seul. Impossible d’y voir clair. En France, les ministres des Finances successifs s’opposèrent à la levée du secret-défense, empêchant ainsi le juge d’instruction financier Renaud van Ruymbeke d’identifier les bénéficiaires des rétrocommissions. En 2008, le magistrat fut obligé de rendre une ordonnance de non-lieu général. 25 millions d’euros récupérés. La justice taïwanaise eut les bras plus libres. En tout, six militaires et sept civils, dont des membres de la famille du principal intermédiaire Andrew Wang, ont été jugés sur l’île. Mais les gros poissons nagent toujours. Seul un subordonné, le capitaine Kuo, qui n’a pas fui son pays à temps, a été condamné à la perpétuité et a dû rembourser une commission de plus de 25 millions d’euros. Unique somme récupérée par Taïwan à ce jour. L’affaire pourrit les relations entre les deux pays depuis dix ans mais les bateaux ont embelli le quotidien de nombreux marins taïwanais. Le capitaine Fang, qui a servi sur une frégate, se souvient avec nostalgie : « Les chambres sont peintes de différentes couleurs ; ça nous change la vie, par rapport au gris des bateaux américains » C’est la french touch, « so romantic », conclut le capitaine dans un sourire complice. Ces frégates auront décidément fait beaucoup d’heureux. ■ Avril 2009

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EN BREF

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SPORTS

Jeux Mondiaux de Kaohsiung

députés siègent au Parlement depuis 2004. Auparavant, ils étaient 225, mais une réforme a été votée pour marginaliser les petits partis.

L’île ne vit pas en 2009. Taïwan a choisi pour an I l’année 1911, date de la chute de la dynastie Qing, de la fin du pouvoir impérial et de la fondation de la République de Chine par Sun Yat-sen.

-43,1 %

Les exportations taïwanaises ont enregistré un effondrement record en janvier. La baisse des ventes à l’étranger s’est légèrement résorbée en février, avec une chute de seulement 28,6 %.

SALOMÉ KINER

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An , selon le calendrier taïwanais.

SAVOIR-VIVRE EN PANNEAUX

Le code du métro Propre, spacieux, lumineux, le métro de Taipei est surtout envahi par les panneaux d’interdictions. Interdit de fumer, de manger, de boire ou de mâchouiller quoi que ce soit… Pas question non plus d’y embarquer n’importe comment : les passagers font patiemment la queue le long de lignes blanches tracées au sol. Et la nuit, une zone d’attente équipée de caméras de surveillance est réservée aux femmes seules. DITES-LE AVEC DES ORCHIDÉES

Le créateur taïwanais Jason Wu a habillé Michelle Obama d’une robe blanche brodée de strass, lors de la soirée d’investiture de son président de mari, le 20 janvier dernier. 6

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DR

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Taïwan est un grand exportateur d’orchidées. Ces fleurs à la conservation délicate, produites en masse dans le climat tropical du sud de l’île, envahissent les marchés américains, européens et japonais.

Connaissez-vous les Jeux Mondiaux ? Nonhomologuée par le CIO, cette olympiade pas comme les autres regroupe tous les sports interdits des Jeux officiels. C'est Kaohsiung, la deuxième ville du pays, qui les organisera en juillet prochain. Au programme : sauvetage aquatique, course d'orientation, pêche et même frisbee. Un stade de 50 000 places a été construit, un métro inauguré. Fin mars, la maire de la ville a demandé une aide exceptionnelle au gouvernement taïwanais. Il faut bien finir les travaux… SOCIÉTÉ

Les moines frondent

Des religieux qui s’époumonent, lèvent le poing en rythme et dévalisent le stand de gadgets. La manifestation contre l’ouverture de casinos sur l’île de Penghu, le 15 mars dernier à Taipei, offrait une image inattendue de la zenitude taïwanaise. Aux côtés des environnementalistes – effrayés par la perspective d’un nouveau Macao sur le paisible îlot –, les moines bouddhistes et taoïstes se rebellent contre les machines qui feraient rentrer des sous dans les caisses de l’Etat. Et prédisent un coût élevé pour la société : suicides, viols, faillites, dépendance au jeu et alcoolisme.


SALOMÉ KINER

TOP 5 DE LA MODE À TAIPEI

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Le plastique, c'est chic.

Les Taïwanaises peuvent allègrement danser sous la pluie, leurs ballerines de couleur vive résisteront.

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Jamais sans ma mini.

Pas une fashionista qui ne sort sans découvrir ses jambes. Au-dessous du genou, la jupe est bannie.

Déhanché oriental.

On peut voir des jeunes filles prendre des cours de danse du ventre jusque dans les couloirs du métro.

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Baskets fluo montantes.

Avec des modèles conçus spécialement pour Taïwan, Nike ou Puma séduisent les fétichistes de la basket.

Couvre-chefs imprimés…

À messages, à strass, à plumes, les casquettes et bérets ne sont jamais sobres ou tristes.

DR

MARKETING ET BONS SENTIMENTS

Des brosses à dents aux sous-vêtements, en passant par les cartes bancaires, Hello Kitty est partout à Taïwan. Importé du Japon, le petit chat « kawai kawai » (trop mignon) pointe le bout de ses oreilles sur les accessoires de toutes les filles de l’île – jeunes ou moins jeunes. En princesse, en abeille ou à paillettes, Hello Kitty va jusqu’à s’afficher sur les paniers-repas de vieux messieurs à l’air rigide, sur la carlingue d’un Airbus ou encore sur ces alléchantes gauffres…

ZOOM VROUM

FRANÇOIS BURKARD

Plus encore que l’Italie, Taïwan est le pays des scooters

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Avec 14,2 millions de deux-roues pour 23 millions d’habitants, on estime que chaque famille taïwanaise dispose en moyenne de deux de ces engins, plus pratiques et économiques que les voitures sur de courtes distances. Aux feux rouges, c’est une marée vrombissante de petites cylindrées qui part en avantgarde des taxis.

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Des pandas I pour la réconciliation Le geste est historique. Le gouvernement de Pékin a offert un couple de pandas à celui de Taipei, son ennemi de soixante ans. Depuis, ces deux mammifères incarnent le rapprochement inédit entre Taïwan et la Chine. par ESTELLE MAUSSION (avec MARION COCQUET)

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ls s’appellent Tuan Tuan et Yuan Yuan. Ces deux pandas, âgés de six ans, sont les coqueluches du zoo de Taipei. Le jour de leur présentation au public, le 23 janvier dernier, pas moins de 22 000 personnes sont venues les admirer. En février, durant les quinze jours des festivités du Nouvel an chinois, les files d’attente n’ont jamais faibli. En famille, en couple ou entre amis, les Taïwanais voulaient saluer les nouveaux arrivants comme on se rend en pélerinage. Le couple a provoqué une véritable pandamania dans le pays. Au point que nombre de magasins vendent désormais toutes sortes de produits dérivés : des sacs à main en fausse fourrure et des cagoules ornées des deux petites oreilles si caractéristiques. Si ces mammifères géants attirent autant l’attention, c’est parce qu’ils viennent de Chine. Pékin les a offerts à Taïwan en signe d’apaisement entre les deux pays rivaux depuis 1949, quand Mao a proclamé la

ZOO TAIPEI

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Tuan Tuan et Yuan Yuan sont

arrivés, fêtés comme des vedettes par les Taïwanais. Leur nouveau séjour a commencé dans 1 400 m2 aménagés spécialement pour eux. République populaire de Chine et que les partisans de Tchang Kaï-chek se sont réfugiés à Taïwan. Depuis, Pékin considère l’île comme l’une de ses provinces alors que Taïwan vit dans une indépendance de fait et voudrait être reconnu comme un Etat à part entière. Entre les deux capitales, les problèmes politiques sont loin d’être réglés, mais, pour des raisons différentes, la Chine et Taïwan tiennent à afficher leur bonne volonté. Il a tout de même fallu trois ans de négociations pour que l’échange de pandas se réalise, tant l’affaire est délicate. En 2005, le président chinois, Hu Jintao, reçoit en grande pompe le Taïwanais Lien Chan, chef du Kuomintang (KMT), et propose d’offrir les deux pandas à Taïwan. À l’époque, le KMT est dans l’opposition. Le président taïwanais Chen Shui-bian, à la tête du parti démocrate-progressite (DPP), qui défend ouvertement l’indépendance de Taïwan, refuse tout contact avec Pékin, même pour en recevoir un cadeau. Malgré les demandes des zoos chinois et taïwanais et de nombreux pourparlers, il s’oppose à la venue des pandas. Voyage sous escorte. Tout change en mars 2008 avec l’arrivée de son successeur, Ma Ying-jeou, chef du KMT. L’ancien maire de Taipei veut engager un rapprochement avec la Chine. Le lendemain de son élection, il annonce que Taïwan accueillera les pandas. En décembre 2008, les deux animaux quittent la réserve naturelle du Ya’an dans le Sichuan (sud-ouest de la Chine). Ils voyagent dans un fourgon avec air conditionné et sous escorte de police. Une vingtaine d’experts, en plus de leurs deux gardiens attitrés, les accompagnent. À leur départ et à leur arrivée, la foule est là

pour les applaudir. Les journaux retracent heure par heure le parcours des stars tout en soulignant la reprise historique du dialogue entre les deux capitales. Au zoo de Taipei, Tuan Tuan et Yuan Yuan découvrent un espace de vie flambant neuf, spécialement conçu pour eux. Pour accueillir ces ambassadeurs chinois un peu particuliers, rien n’a été fait au hasard. Taïwan a dépensé plus de huit millions de dollars américains pour construire leur bâtiment : 1 400 m2, trois espaces de vie différents, régulateurs de température et d’humidité. Une équipe de trois soigneurs, plus la soigneuse en chef, Chen Yu-yen, s’occupe en permanence des pandas et veille à ce qu’ils

Au moindre accident dans la vie des animaux, on risque l’incident diplomatique. reçoivent leur ration quotidienne de bambou (100 kg). « Ils n’en mangent qu’un tiers, explique Mme Chen, mais les pandas doivent pouvoir choisir. Le bambou est coupé puis transporté jusqu’au zoo et humidifié juste avant d’être donné aux pandas. » Coût de fonctionnement de cette maison de luxe : 222 000 euros par an. Le zoo espère atteindre les six millions de visiteurs tous les ans. Et Taipei faire ainsi preuve de sa bonne volonté visà-vis de Pékin. Cette diplomatie zoologique crée la polémique et déchaîne les critiques du DPP. Le parti d’opposition voit dans les pandas le cheval de Troie du communisme, c’est-à-dire une menace pour la souveraineté et la démocratie taïwanaises. Il invoque le choix des noms des pandas, « Tuanyuan » voulant dire « réunion » en chinois, une allusion à peine voilée à l’unification politique revendiquée par Pékin. Lin Shu-fen, conseiller du DPP, a même proposé en décembre « que Taïwan rende la pareille à la Chine en lui offrant deux singes, Tai Tai et Du Du (« Taidu » signifie l’indépendance de Taïwan, NDLR), pour

Un geste lourd de sens Les pandas géants servent d’ambassadeurs à la Chine depuis le VIIe siècle : les empereurs offraient déjà ces animaux, considérés comme un trésor national, pour améliorer leurs relations avec l’étranger. La Chine communiste a conservé la tradition. Dès 1955, elle offre à l’URSS un couple de pandas. Suivent le Japon, la Corée du Nord et l’Allemagne fédérale, puis les Etats-Unis et le Royaume-Uni en 1972 et 1974. Plus récemment, un couple a été donné à Hong-Kong pour fêter son retour dans le giron de la République populaire, en 1999. La France aussi a eu droit à ses pandas : en 1973 Li Li et Yen Yen emménagent au zoo de Vincennes. Le premier meurt peu après son arrivée. Yen Yen, lui, coulera des jours heureux jusqu’à sa mort en 2000 à vingt-huit ans, un âge très avancé pour les pandas. Avril 2009

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leur montrer combien nous apprécions leur cadeau ». Autre sujet de crispation, le nom donné à Taïwan dans les documents officiels. Ils font mention d’un don de « Chengdu, province de Sichuan » à « Taipei, Taïwan », un terme qui ferait de l’île une province de Chine. Au-delà de l’échange de pandas, le DPP s’oppose au rapprochement avec la Chine dans les autres domaines. Le 15 décembre, les vols aériens quotidiens, les liaisons postales et maritimes entre la Chine et Taïwan ont repris. En mars, les deux musées nationaux ont fini par trouver un terrain d’entente pour échanger des œuvres d’art. Dernière avancée, un projet d’une zone de libre-échange entre Pékin et Taipei. Le DPP s’y oppose violemment. Il dénonce le risque d’une dépendance économique accrue vis-à-vis de Pékin, qui représente déjà 40 % des exportations taïwanaises, et craint de voir l’île devenir une future HongKong. « La Chine a évidemment un objectif politique avec la signature de l’accord économique, c’est l’unifica-

tion », observe Alexandre Chen, directeur de l’Institut Ricci, spécialisé dans les recherches sur la Chine. Taïwan doit manœuvrer à pas de velours à chaque tentative de rapprochement. Les diplomates, comme les soigneurs du zoo, subissent une grosse pression. Tout faux pas ou une simple dégradation de la santé des pandas créerait un incident diplomatique. Pour prévenir tout problème, les soigneurs personnels des pandas s’entraînent tous les jours pendant quinze minutes à répéter les gestes qui vont garantir le bien-être des animaux. Et la soigneuse en chef s’apprête à suivre en Chine une formation sur leur reproduction. L’espèce, en voie de disparition, est connue pour son manque d’appétit sexuel. Taipei souhaite que Tuan Tuan et Yuan Yuan mettent au monde un magnifique bébé panda. Sur ce sujet très politique, le personnel du zoo est plus que prudent. L’arrivée d’un petit du couple poserait la question de sa nationalité. « On verra quand il arrivera », se rassurent les soigneurs. ■

Une longue histoire de tensions 1949 : Mao proclame la République populaire de Chine (RCP) à Pékin. Tchang Kaï-chek et les nationalistes du Kuomintang (KMT) se réfugient à Taïwan et installent le gouvernement de la République de Chine (ROC) sur l’île. 25 octobre 1971 : Le siège de la Chine aux Nations unies, jusque-là occupé par Taïwan, revient à Pékin. 1990 : Création à Taipei de la Fondation pour les échanges dans le détroit (SEF) et en Chine de l'Association pour les échanges dans le détroit de Taïwan (ARATS), qui gérent les questions bilatérales. 2000-2008 : Deux mandats du président Chen Shui-bian, qui refuse tout contact avec Pékin.

Le 23 janvier 2009, le maire de Taipei et le président taïwanais

2005 : La Chine adopte une loi anti-sécession prévoyant le recours à des moyens « non pacifiques » si Taïwan déclare l'indépendance.

Ma Ying-jeou inaugurent en grande pompe l’enclos des pandas.

26 avril 2005 : Le président du

KMT, Lien Chan, est reçu à Pékin par le secrétaire général du Parti communiste chinois (PCC), Hu Jintao. Une première depuis 1949. 2006-2007: Taipei est prête à

envisager une réunification avec Pékin si elle renonce à l'autoritarisme et au parti unique. Le Président chinois appelle à « un accord de paix » avec Taïwan mais reste opposé à son indépendance.

REUTERS

Mars 2008 : Election de Ma

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Ying-jeou (KMT) à la présidence de Taïwan. Il relance les relations avec Pékin.


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CHERS CONFETTIS

La diplomatie du portefeuille Si l’essentiel de la communauté internationale a tranché le choix entre la Chine et Taïwan au profit de la première, une poignée de micro-états résiste. Bénéficiant, en retour, des largesses de Taipei. par SILVÈRE BOUCHER-LAMBERT

lantés dans le hall du minis- nationale de riz du Burkina Faso, nais jugé trop systématique, la tère des Affaires étrangères soit 42 000 tonnes, était ainsi pro- Chine faisait monter les enchères. taïwanaises, les 23 drapeaux duite dans des infrastructures Avec succès. Raflant six pays. En sont difficilement identifiables financées par des deniers taïwanais. 2005, l’État de Grenade faisait lui pour le néophyte en héraldique. Désormais, l’effort de coopération aussi défaut : en plus d’une aide Une ligne or sur fond bleu azur de Taïwan se tourne également vers équivalente à celle jusqu’alors verpour Nauru, trois losanges pour le la pisciculture, autre domaine dans sée par Taïwan, la Chine lui a drapeau tricolore de Saint-Vincent- lequel l’île excelle. Mais pas besoin offert… un stade de cricket. Un et-les-Grenadines. Autant de petits d’être aussi important que le must pour une île de 90 000 habipays que l’on imagine mal en Burkina et ses 15 millions d’habi- tants sans le sou. Trois ans plus grands intrigants de la diplomatie tants pour bénéficier des largesses tard, le Malawi, qui entretenait depuis quarante et un ans des relamondiale. Mais qui sont, malgré de Taipei. eux, arbitres d’un duel à fleurets Alliés choyés. Les îles Tuvalu ne tions avec Taïwan, au prix d’une mouchetés entre la Chine et Pékin. comptent que 12 000 habitants sur aide substantielle de 295 millions Le principe est simple. Un État ne un petit archipel corallien perdu d’euros par an, décidait à son tour peut reconnaître officiellement dans un océan Pacifique immense. de signer avec le grand frère ennemi. Taïwan sans rompre avec la Chine. Or, Taïwan a absolu- Irritée par un racolage taïwanais jugé 23 États ciblés. L’actuel goument besoin d’entretenir des trop systématique, la Chine faisait vernement, qui se veut l’artirelations diplomatiques offi- monter les enchères, san d’un rapprochement hiscielles pour asseoir son statut raflant six pays. torique avec Pékin, a compris d’Etat à part entière : au même la leçon chinoise et s’interdit titre que l’existence d’un territoire C’est, après le Vatican, l’État le désormais tout prosélytisme. et d’un gouvernement, la recon- moins peuplé au monde. Pourtant, « Nous nous concentrons à présent naissance par des pays tiers est ce Funfuti, village-capitale des Tuvalu, sur les vingt-trois États car nous qui définit un État en droit interna- est l’allié indéfectible de Taipei aurions beaucoup à perdre à comtional. Lorsque qu’en 1971 Taïwan depuis trente ans. En février der- battre, explique Andrew Hsia, vicecesse d’être reconnu à l’ONU au nier, le Premier ministre de Tuvalu ministre des Affaires étrangères. profit de la République Populaire était reçu en grande pompe à Nous passerions pour des fauteurs de de Chine, ses ambassades mettent Taïwan où le président Ma Ying- trouble et nous souvenons que nous les unes après les autres la clef sous jeou lui déclarait son intention de avons récemment perdu six reconla porte. Du jour au lendemain, l’île collaborer étroitement et à n’im- naissances dans ce jeu à somme nulle est ostracisée. porte quel prix avec le petit archi- avec la Chine ». Aussi, les rares pays pouvant se per- pel polynésien de 26 kilomètres Grand seigneur, le vice-ministre mettre de bouder Pékin sont-ils carré pour le sauver de la montée des relations avec le continent, aussi chouchoutés que subvention- des eaux. Chien Min Chao, estime même nés par Taipei. « Taïwan nous aide Rarement les petits alliés ont été que « si des alliés décidaient de pasénormément, notamment en matière autant choyés. C’est que les der- ser à la Chine, rien ne serait fait agricole dans le développement de nières années ont été difficiles pour pour les en dissuader. Les aides ne l’irrigation pour la culture du riz », la diplomatie taïwanaise, meurtrie sont en aucun cas liées à la reconexplique Jacques Sawadogo, ambas- par les coups d’estoc chinois. Au naissance ». Qu’on se le dise, la sadeur du Burkina Faso à Taïwan. début des années 2000, passable- coopération taïwanaise est totaleEn 2008, 34 % de la production ment irritée par un racolage taïwa- ment désintéressée... ■

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NO MAN’S ISLAND

Quemoy, l’autre « autre Chine » À deux kilomètres des côtes chinoises, Quemoy est le bastion avancé de Taïwan en Chine – à moins que ce ne soit l’inverse. Alors que les autorités de l’île se réfugient dans la célébration nationaliste du passé militaire, ses habitants sont majoritairement favorables à la réunification. par FRANÇOIS BURKARD

ur les cartes, l’île de Quemoy a la forme d’un os. Un gros os en travers de la baie d’Amoy, dans la province chinoise du Fujian : à deux kilomètres seulement de la Chine continentale, l’île est une possession taïwanaise. Une position stratégique qui lui a valu d’être l’avant-poste des troupes nationalistes de Tchang Kaï-chek, et l’objet de bombardements incessants de l’Armée populaire de Chine entre 1949 et 1979. Depuis, Quemoy a suivi Taïwan sur la voie de la démocratisation, cahincaha : abandon de la loi martiale en 1992 (cinq ans après le reste du pays), départ progressif des militaires (100 000 à l’époque, 5 000 aujourd’hui) et ouverture aux tou-

servées des bombes et du béton… Mais les plages sont minées, et les campagnes de nettoyage délicates. Dans certaines zones, explique-t-on chez le chef du district, les démineurs ont retourné les tombes des ancêtres, provoquant la colère des habitants. Alors, l’armée se contente de délimiter les zones dangereuses avec des barbelés et de les annoncer par d’avenantes têtes de mort. Quant aux maisons traditionnelles, elles sont souvent à l’abandon, délaissées au profit d’habitations plus grandes et plus confortables. Alors que Quemoy est le dernier en date des six parcs nationaux taïwanais, le circuit touristique classique s’intéresse peu à la faune et à la flore des îles, mais fait la part belle aux for-

FRANÇOIS BURKARD

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ristes, d’abord taïwanais, puis chinois à partir de 2001. En août 2008, le président Ma Ying-jeou est même venu inspecter le site d’un hypothétique pont entre Quemoy et son vis-à-vis chinois, la ville de Xiamen. Têtes de mort. Le projet de pont est actuellement au point mort, mais il faut coûte que coûte attirer les touristes, afin de faire vivre les 50 000 habitants de l’île, dont l’économie dépend essentiellement de la pêche et de l’agriculture depuis le départ des soldats. Pour cela, Quemoy ne manque pas d’atouts : sa tranquillité, ses plages de sable fin, ses charmantes forêts de pins, ainsi que les dernières habitations traditionnelles taïwanaises, petites constructions sans étages miraculeusement pré-

Sur Quemoy, les fortifications sont omniprésentes, et les plages transformées en champs de mines. 12

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C O PA I N S D ’ AVA N T

tifications, aux tunnels militaires et aux champs de bataille. Au détour d’une rue ou d’un chemin côtier, le promeneur est assuré de tomber sur la statue martiale d’un illustre général, une collection de chars de combat ou une inscription solennelle et revancharde appelant à la reconquête du continent. Dans le musée consacré à la grande bataille de Kuningtou (1949), des tableaux d’un style naïf exaltent la grandeur des troupes de Tchang Kaï-chek, dont on peut admirer par ailleurs la jeep soigneusement briquée. Ici, un bunker voisine avec des paniers de basket et des balançoires. Là, un habile artisan vend des couteaux fondus dans l’acier d’anciennes bombes. Même l’autre spécialité locale, le kaoliang et ses 58 degrés d’alcool, est distribué dans des emballages en forme d’obus. La nostalgie, camarade. Quemoy, qui vote systématiquement pour la coalition bleue (celle du Kuomintang) est nostalgique de son passé militaire : selon Ruey-Shin Chen, dirigeant local du parti démocrate progressiste (DPP, favorable à l’indépendance de Taïwan), les habitants de Quemoy imputent à l’ancien président Chen Shui-bian (DPP) le départ des troupes qui faisaient vivre l’île. Dans leurs locaux exigus, les quelques militants DPP de Quemoy font preuve d’un désœuvrement fataliste, regardant d’un œil un match de base-ball à la télé, tout en chassant les mouches avec une tapette en plastique. Bien sûr, le DPP n’a pas la moindre chance de remporter les prochaines élections ; mais le Kuomintang non plus, se console t-on ici. Pas assez sinophile au goût des habitants, qui lui préfèrent le New Party, membre de la coalition bleue qui prêche activement pour la réunification avec la Chine. C’est une évidence que les habitants de Quemoy expliquent à ceux qui ne parlent pas chinois en situant l’île d’un simple geste : ici, la Chine, là-bas, Taïwan. À 200 kilomètres à l’est. ■

Taipei garde ses distances avec le Tibet L’ennemi de mon ennemi est-il mon ami ? Entre Taïwan et le dalaï-lama, tous deux opposés à Pékin, pas si sûr… par MARION COCQUET

DALAILAMA.COM

C H I N E / TA Ï WA N

Le dalaï-lama n’est plus

le bienvenu à Taïwan depuis le retour du Kuomintang au pouvoir, en 2008. ls sont quelques centaines à s’être rassemblés dans le grand parc de Kaohsiung, ce 10 mars au matin. Tibétains émigrés, bouddhistes ou simples citoyens, les manifestants se sont parfois levés à l’aube. C’est en effet dans la grande ville du sud de l’île que le représentant du dalaï-lama à Taïwan a choisi de célébrer le cinquantième anniversaire de l’exil du chef spirituel tibétain. Comme ses homologues de Tainan et Pingtung, Chen Chu, la maire de Kaohsiung, a fait du

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10 mars le jour du Tibet dans sa ville. Le grand parti d’opposition, DPP, dont elle est membre, entend marquer ainsi son désaccord avec la politique tibétaine du gouvernement. En se rapprochant de la Chine, celui-ci a pris ses distances avec le chef spirituel tibétain. En février dernier, le président Ma Ying-jeou déclarait que les circonstances n’étaient pas favorables à une nouvelle visite du dalaï-lama, qui en avait exprimé publiquement le souhait. Revirements. Il avait pourtant été reçu à deux reprises, en 1997 et en 2001, par les présidents Lee Tenghui (KMT) et Chen Shui-bian (DPP). En janvier 2003, le gouvernement DPP avait créé une Fondation des échanges entre Tibet et Taïwan, qui devait remplacer la Commission ministérielle des affaires mongoles et tibétaines. La commission était une survivance de l’époque où le Kuomintang voulait asseoir son pouvoir sur toute la Chine, Mongolie et Tibet compris. Le KMT d’aujourd’hui a mis en veilleuse ces ambitions. Mais de cette tradition historique il lui est resté la conviction inébranlable que le Tibet fait partie intégrante de la grande Chine, au même titre que Taïwan. Afin de n’être pas complètement en reste des manifestations orchestrées par l’opposition, le gouvernement a décidé, le 10 mars dernier, de régulariser la situation d’une centaine de Tibétains. ■ Avril 2009

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C H I N E / TA Ï WA N

L’ A RT D E L A PA I X

Bataille de porcelaine Autour des œuvres du Musée national du Palais de Taipei, la rivalité Chine-Taïwan se décline dans une version plus feutrée. par MARION COCQUET

es deux calligraphies étaient Depuis, la Chine exige la restitution séparées depuis soixante ans. de ces collections qu’elle estime Elle ont été réunies en mars der- volées. Une requête mise en sourdine nier. Sous l’œil des photographes et depuis le début du réchauffement des des caméras, M. Xienmiao, directeur relations culturelles. de la Cité Interdite à Pékin, et Mme En attente. Mais à Taipei on reste Chou, directrice du Musée National prudent : le musée national du du Palais à Taipei, se sont échangé en Palais ne souhaite pas encore prêter souriant les reproductions de leurs d’œuvres à la Chine. « Nous avons œuvres respectives. besoin de garanties légales qui nous Pour la première visite du responsa- assurent que les pièces ne seront pas ble chinois le 2 mars dernier à Taipei, confisquées une fois en Chine, les autorités ont soigné le symbole. Il explique Chao Chien-min du est vrai que l’évéBureau des nement est histo- Le gouvernement chinois relations avec rique : après refuse depuis soixante ans de la Chine, c’est soixante ans de reconnaître la légitimité du une condition tensions, les deux musée taïwanais sine qua non ». musées du Palais Mme Chou a brisent aujourd’hui le silence. Sous beau assurer n’avoir en tête que le l’influence de la diplomatie du prési- rayonnement de ses collections, elle dent Ma, dont dépend directement le ne peut éviter de reproduire, à son musée de Taipei, deux rencontres échelle, les acrobaties diplomatiques officielles ont eu lieu depuis février de son gouvernement. Le pouvoir de part et d’autre du détroit. taïwanais récuse le principe « une L’événement. Premier résultat de ces Chine, deux régimes », le Musée débuts de collaboration, la Chine a national du Palais refuse de son côté accepté de prêter vingt-neuf de ses le concept « un musée du Palais, deux œuvres au Musée national du Palais sites », avancé en février dernier par pour une exposition consacrée à un responsable chinois. « Cette idée l’empereur Yongzheng en octobre n’est pas tenable, explique M. Su, prochain. Le geste va de soi pour tous directeur des relations publiques. les grands musées du monde. Entre Cela impliquerait que les œuvres de Taipei puissent retourner un jour à ces deux-là, il est sans précédent. Le gouvernement chinois refuse en Pékin. Or c’est impossible, elles appareffet, depuis soixante ans, de recon- tiennent maintenant à la culture taïnaître la légitimité du musée taïwa- wanaise ». nais : il n’est à ses yeux qu’une usur- Et elles sont là pour la promouvoir : pation de la Cité interdite. Lorsqu’en Taipei compte en effet sur le renom 1949 les nationalistes quittent la de ses collections pour propulser Chine, ils emmènent avec eux plus d’autres domaines spécifiques de leur de 600 000 pièces du grand musée de culture. La réconciliation des Palais Pékin, pour le recréer à Taiwan. n’en est que plus attendue. ■

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L’impossible adhésion à l’OMS Plus de trente-cinq ans après son exclusion, consécutive à celle de l’ONU, Taïwan n’a toujours pas réintégré l’Organisation mondiale de la santé (OMS), malgré ses demandes répétées. Si la crise de la grippe aviaire a montré l’intérêt d’un contrôle sanitaire de l’île, la Chine continue de bloquer toute négociation car elle y voit les prémisses d’une indépendance politique. Le droit semble lui donner raison : il faut en effet être reconnu comme un pays indépendant et souverain par l’Onu pour prétendre à un statut de membre à l’OMS. Petit détail : les autorités taïwanaises ne demandent pas d’être acceptées comme membre à part entière, mais comme simple observateur. Taïwan n’a toujours pas accès aux informations de base sur le contrôle ou la lutte contre la propagation des maladies infectieuses. Pour sortir de cette impasse sanitaire et diplomatique, un accord a cependant été signé en 2005. Il autorise les médecins taïwanais à participer aux activités de l’OMS et l’organisation mondiale à envoyer des experts sur l’île et fournir une assistance en cas de crise.


PRISONNIER SPÉCIAL

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Le procès qui ne fait pas

pschiiit À peine son mandat terminé, l’ancien président Chen Shui-bian comparait, depuis le 25 mars, pour des malversations faramineuses. Le voilà en prison. Justice implacable ou vengeance politique ? Polémique. par MAUD NOYON et ESTELLE MAUSSION

a femme, malade, se présente devant le tribunal en chaise roulante. Sa belle-fille est traquée jusque chez son dentiste newyorkais. Lui brandit ses mains menottées en signe de défiance devant les caméras : l’ex-président taïwanais, Chen Shui-bian, est au centre d’un affolant tourbillon médiatique. L'ancien chef de l’Etat, qui a quitté son poste en mai 2008 après huit années au pouvoir, est soupçonné d’avoir détourné plusieurs millions de dollars taiwanais et attend son procès depuis une cellule de prison. La saga juridique qui passionne Taiwan commence en novembre 2006 avec la mise en cause de son épouse, Wu Shu-jen. La Première dame de l’époque est poursuivie pour fraudes impliquant des fonds publics. A la fin de son mandat, l’immunité de Chen Shui-bian tombe. L’ancien président doit justifier de mouvements de fonds obscurs et se défendre d’accusations de corrup-

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tion. Une enquête est ouverte. Elle implique aussi son fils, sa belle-fille et certains de ses proches collaborateurs. Le tribunal de Taipei place l’ancien président en détention provisoire dès novembre 2008, à peine neuf mois après la fin de son mandat. Détention prolongée. Au cœur de l’affaire, la gestion des deniers publics et des dons destinés à financer les campagnes électorales du parti démocrate-progressiste (DPP), dont Chen était le dirigeant à l’époque. Ce dernier admet avoir utilisé de faux reçus, produits par son épouse, pour obtenir de l’argent public, en tout 345 000 euros. Chen soutient que cet argent était destiné à des « missions diplomatiques secrètes » et non à son enrichissement personnel, comme il lui est reproché. Problème : les sommes versées – quelque 15 millions et demie d’euros, gelés depuis – auraient atterri sur le compte suisse de sa belle-fille. Alors que les preuves contre Chen Shui-bian s’accumulent, les Taïwanais approuvent ce procès cathartique, dans un pays où la corruption est un mal endémique. Mais plus que la procédure contre le simple citoyen Chen, c’est sa détention prolongée qui relance la polémique. Début février, après deux appels des procureurs et le remplacement du président de la Cour, favorable à la remise en liberté de Chen, le tribunal de Taipei a finalement reconduit pour deux mois supplémentaires sa détention conditionnelle. Règlement de comptes politique ?

La Cour a justifié sa décision en invoquant l’importance des délits commis, le risque de destruction de preuves et de collusion avec d’autres co-inculpés. Des arguments que réfute Wellington Koo, ancien conseiller juridique de Chen et exavocat de la Première dame : « Pour une affaire de corruption de ce type, le juge demande une caution et laisse l’accusé en liberté. Dans le cas de l’ancien président, il ne respecte même pas la présomption d’innocence ». Une 16

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PRISONNIER SPÉCIAL

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Wu Shu-jen quitte le tribunal de Taipei, le 12 mars 2009.

La femme de l’ancien président, en fauteuil roulant depuis plus de vingt ans suite à un accident après un meeting, est elle aussi au centre d’une tourmente judiciaire. Dès l’ouverture du procès, elle a plaidé coupable pour blanchiment d’argent et usage de faux. Mais elle a nié être impliquée dans des détournements de fonds et avoir reçu des pots de vin, deux chefs d’accusation qui ont envoyé son mari en prison. accusation de partialité, en faveur du dans une affaire de fraude en février parti au pouvoir, le Kuomintang 2007. Simulacre de justice, le procès (KMT), dénoncée par beaucoup au de l’ancien président ne serait qu’un DPP. Wellington Koo l’explique par moyen pour le KMT de se débarrasser d’un opposant polile poids de l’héritage des tribunaux militaires ins- « On ose enfin tique. La thèse du règlement taurés par le KMT autrejuger un chef de comptes politique fois, et qui ont exercé la d’Etat » constitue d’ailleurs la justice à Taïwan jusqu’en 1987. Les anciens juges sont toujours principale ligne de défense de Chen Shui-bian. Le suspect souligne que en place aujourd’hui. « Ce procès est une avancée car on ose le parti majoritaire, le Kuomintang, enfin juger un chef d’Etat. Mais le est le grand gagnant de cette affaire, problème c’est que la procédure n’est qui éliminerait ainsi une figure pas régulière », renchérit Wu Chih- majeure de son ennemi juré, le DPP, chung, professeur au département tout en jetant le discrédit sur le de sciences politiques à l’université parti et ses membres. Soochow. Détail révélateur selon Chen Shui-bian, accablé par les lui : le magistrat qui maintient Chen preuves et qui risque la prison à derrière les barreaux est celui-là perpétuité, pourrait n’être que le même qui a innocenté l’actuel pré- premier domino d’une longue sident Ma Ying-jeou (Kuomintang) chaîne.■


U N E J E U N E D É M O C R AT I E

L E P O I D S D U PA S S É

Mémoires d’un prisonnier politique Victime de la « Terreur blanche » instaurée pendant quarante ans à Taïwan, Huang Ting-chin en a passé la moitié en prison, dont quatre dans le bagne de Green Island. Il s’effraie du retour au pouvoir du KMT, l’ancien parti unique. rop de souffrances, trop de cauchemars. Huang Tingchin ne voulait plus parler de Green Island, l’île où il a croupi pendant quatre années d’enfer. Mais, ces derniers temps, les souvenirs remontent à la surface et les mots affluent. Le retour du Kuomintang au pouvoir et les déboires du DPP – parti composé de nombreux anciens dissidents – l’effraie. Au mutisme, Huang préfère désormais la parole. Il évoque les conditions de détention, les privations, les sévices en vigueur au bagne de Green Island, qui n’a fermé ses portes que dans les années 80.

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tentative d’évasion, à Green Island. En 1987, les prisonniers espéraient attirer l’attention nationale sur leur sort. Par une grève de la faim, puis en tentant de s’immoler. La rébellion fut réprimée dans le sang. Désigné leader du mouvement, Huang fut condamné à perpétuité, et finalement libéré au terme d’une longue procédure. Agé aujourd’hui de cinquante- ans, l’homme n’est jamais retourné sur l’île, devenue entre temps une destination touristique. Il refuse de l’envisager. Trop de souffrances, trop de cauchemars. ■ MAUD NOYON

L’homme au visage décharné et au regard fuyant décrit sa détention dans les moindres détails à tel point que l’interprète s’interrompt. Une torture mimée, mains menottées, doigts manquants, restera sans traduction. Début de l’horreur en 1984 quand Huang était jeté en prison, victime avec 3 900 autres personnes d’une vaste campagne d’arrestations d’opposants politiques. Malgré la levée de la loi martiale en 1987, il restera six années supplémentaires enfermé dans les geôles du pouvoir. Car Huang a été accusé d’avoir fomenté une révolte, assimilé à une

FOCUS

THOMAS VAMPOUILLE

Green Island, la culpabilité d’une île

L’ancienne prison, transformée en musée, est désormais ouverte au public. our des citadins en manque de années, l’Ile Verte a hébergé une colofraîcheur, un rocher tranquille à la nie pénitentiaire connue pour sa végétation luxuriante. Pour des mil- dureté. Centre de correction de la liers d’anciens prisonniers politiques, Nouvelle vie, puis prison de Réforme l’enfer sur Terre. Pendant trente-cinq et Rééducation – baptisée par dérision

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« Oasis villa » –, le bagne de l’Ile Verte aura vu passer de nombreuses figures actuelles de la politique taïwanaise. Dont Annette Lu, l’ancienne vice-présidente DPP. Encerclés par l’océan Pacifique, à quelques encablures des côtes, les 15 kilomètres carré de l’île ont accueilli les premiers détenus en 1951. Ces derniers cassaient du rocher à longueur de journée, et devaient trouver de quoi survivre des cultures et de la nature environnante. Les prisonniers suivants avaient pour seul horizon les quatre murs de leur cellule. Une nourriture rare, des coups et des punitions étaient censés les rééduquer. La prison de L’Ile Verte a définitivement fermé ses portes en 1987. Aujourd’hui, un mémorial commémore les victimes de la prison et les souffrances des survivants. Une façon de soulager la culpabilité de l’île. ■ M. N. Avril 2009

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AU NOM DU PÈRE

Le Kuomintang, un dictateur en héritage

Revenu au pouvoir en janvier 2008 après huit ans dans l’opposition, le Kuomintang concentre aujourd’hui tous les pouvoirs à Taïwan. Enquête sur un parti démocratique dont la référence est un ancien dictateur.

ANNE-SOPHIE LASSERRE

par MARION BRUNET

Le mémorial Tchang Kaï-chek à Taipei. Un monument à la gloire du généralissime, inauguré en 1980, cinq

ans après sa mort. actuel président de Taïwan, Ma Ying-jeou, n’avait peutêtre pas d’affiche de Chang Kaï-chek sur les murs de sa chambre d’étudiant. Mais le généralis-

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sime chinois, fondateur du Kuomintang, a toujours été sa référence, son général de Gaulle à lui. Aujourd’hui, Ma Ying-jeou se retrouve à la tête d’un étrange parti,

qui joue le jeu de la démocratie tout en se référant à un passé dictatorial. Il est difficile de se représenter l’importance historique de Tchang Kaïchek et de son parti. Sans le


Taïwan en quelques dates

ANNE-SOPHIE LASSERRE

Kuomintang (KMT) Taïwan n’existerait pas dans sa forme actuelle. Pendant des décennies, ce parti fut l’essence même de la politique de l’île. Un mouvement parti pour reprendre la Chine aux communistes, obligé de s’exiler sur une île 250 fois plus petite que le pays tout entier, et qui a voulu y construire et y perpétuer un Etat. C’est l’épopée parfois tragique, un temps sanglante, d’une ambition nationale qui se termine finalement par la volonté inébranlable de sauvegarder l’indépendance de fait d’un tout petit pays. Un ennemi nommé Mao. Dès le début des années 20, Tchang Kaïchek est proche de Sun Yat-sen, le père fondateur de la République de Chine, et son premier président de 1912 à 1925. En 1923, lorsqu’il est envoyé comme émissaire en URSS, le jeune soldat chinois qu’est Tchang Kaï-chek ressent les prémices d’une aversion pour le communisme. Après ce voyage au pays des Soviets, son dégoût de la faucille et du marteau ne le quittera plus. A la mort de Sun en 1925, il s’arroge la direction du Kuomintang et lance, l’année suivante, l'« Expédition du Nord ». En 1928, après plusieurs victoires contre les « seigneurs de la guerre » et les communistes chinois, il réalise son rêve d’une Chine unifiée sous le drapeau nationaliste. A la tête de la République de Chine, Tchang Kaï-chek instaure un régime combinant les valeurs du confucianisme et du fascisme. Il suspend également sa lutte contre le communisme pour constituer un front uni avec ses ennemis de la veille face aux attaques des Japonais. Après la guerre de résistance, Mao Zedong sera pourtant son principal ennemi. Exode massif. De 1946 à 1949, une guerre civile sanglante oppose les deux leaders. En octobre 1949, la proclamation de la République populaire de Chine par Mao force le généralissime à se replier avec ses troupes sur l’île de Taïwan. Suivi par

Un mémorial en hommage aux victimes des « incidents » du 28 février 1947 a été édifié en 1997 par le gouvernement du Kuomintang. plus d’un million et demi de Chinois, il y établit le gouvernement de la République de Chine, la même dénomination, mais sans le terme « populaire ». Une installation provisoire à ses yeux, l’objectif étant de reprendre la Chine continentale aux communistes. Pendant près de quarante ans, le Kuomintang va régner en parti unique sur un pays en voie d’enrichissement. Le KMT monopolise le pouvoir au profit des Chinois d’origine continentale et instaure en 1949 la loi martiale pour maintenir l’ordre. « Nous étions très fragiles à l’époque à cause de la guerre contre les communistes. Personne n’a aimé la loi martiale, mais elle était indispensable pour nous protéger face à la Chine populaire », affirme aujourd’hui Kuo Yun-kuang, le responsable des relations extérieures du parti. « Détchangkaïchekisation ».

Durant ces années de terreur, toute velléité d’opposition est réprimée, les emprisonnements politiques se multiplient, ainsi que les exécutions

1945 : Capitulation des forces militaires japonaises basées à Taïwan. L’île devient une province de la République de Chine. 1947 : La Constitution de la

République de Chine est promulguée le 1er janvier à Nankin. Le 28 février, un soulèvement populaire est réprimé par les forces militaires chinoises à Taïwan. 1949 : Le Parti communiste chinois proclame la République populaire de Chine sur le continent. Tchang Kaï-chek se réfugie à Taïwan et instaure la loi martiale. 1975 : Mort de Tchang Kaï-chek. 1987 : La loi martiale est levée.

Début de la démocratisation de l’île. 1996 : Première élection présidentielle taïwanaise au suffrage universel remportée par Lee Teng-hui, candidat du Kuomintang (KMT). 2000 : Chen Shui-bian, le

candidat du Democratic Progressive Party (DPP) gagne les élections présidentielles. 2004 : Le DPP remporte à nouveau les présidentielles. 2008 : Ma Ying-jeou, le candidat du KMT, est élu président de la République de Chine.

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AU NOM DU PÈRE

sans jugement, et aucun Taïwanais ont choisi l’alternance dans ce sysne peut quitter le pays sans autori- tème au fort bipartisme, et confié sation gouvernementale. Après la les trois quarts des sièges du mort de Tchang en 1975, la loi mar- Parlement au KMT. tiale restera en vigueur encore Un dossier historique continue toutefois à ennuyer le douze ans, jusqu’à ce Kuomintang. Il que son fils et succesconcerne les « inciseur, Tchang Ching- Un parti peut-il dents » du 28 février kuo, décide de la lever continuer à honorer 1947. Ce jour-là, des et de démocratiser le un dictateur, manifestations de pays. responsable Taïwanais étaient Près de t rente-cinq de la mort réprimées dans le ans après sa mort, de milliers sang par le gouverneTchang Kaï-chek reste de personnes, et se ment de la la référence majeure prétendre République de Chine, du Kuomintang. Dans démocratique ? sous les ordres de le hall du parti, cerTchang Kaï-chek. tains de ses objets perPendant la « Terreur sonnels sont encore exposés comme des reliques. Mais blanche », une vague de répression cette vénération fait l’objet de polé- qui dura deux ans, des assassinats, miques. Le Parti démocrate-pro- des arrestations et des emprisongressiste (DPP), principal mouve- nements furent commis quotiment d’opposition, demande diennement. Le gouvernement du régulièrement que les autorités ces- KMT ne reconnaîtra les exactions sent d’honorer un « assassin » et un commises et ne rendra hommage « tyran ». Au pouvoir de 2000 à aux victimes qu’en 1996. 2008, le DPP avait d’ailleurs engagé Budget verrouillé. Le paradoxe, une vaste campagne de « détchang- c’est que le mémorial du 28 février kaïchekisation », en débaptisant abrite une statue de Tchang. Une notamment les lieux à la gloire du aberration pour le directeur de la général. L’aéroport international Fondation pour la mémoire du Tchang Kaï-chek de Taipei est 28 février, Lin Kun-chung. devenu l'aéroport de Taoyuan, et le Combien la « Terreur blanche » aMémorial Tchang Kaï-chek, où une t-elle fait de morts ? Les rapports immense statue de 600 tonnes sur- officiels font état de 28 000 vicplombe une vaste esplanade, a été times, mais la réalité pourrait être renommé Mémorial national de la pire. démocratie de Taïwan. Dès son Comment savoir ? Le Kuomintang retour au pouvoir en 2008, le KMT verrouille le budget alloué à la fonest revenu sur cette décision. dation, l’empêchant ainsi de pourDes meurtres inavoués. En dépit suivre ses recherches. Quand il ne des critiques, le Kuomintang et le bloque pas carrément l’accès aux président Ma persistent dans leur dossiers, comme l’en accuse Wu volonté de rendre hommage à Chih-chung, professeur d’histoire Tchang Kaï-chek. Un parti peut-il politique taïwanaise à l’université continuer à honorer un dictateur, de Soochow, à Taipei. responsable de la mort de milliers Le 28 février dernier, le chef de de personnes, et se prétendre démo- l’Etat Ma Ying-jeou s’est efforcé de cratique ? C’est là l’ambigüité. Le faire bonne figure lors de la comKuomintang accepte les règles du mémoration. Pour faire taire les suffrage universel, la liberté d’ex- polémiques, il a promis de verser pression, mais continue à dominer des subventions afin de favoriser les la vie politique. En janvier 2008, recherches historiques. Soixante et après huit ans de DPP, les citoyens un ans après. ■ 20

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Kao Chin Su-mei tient ses origines aborigènes de sa grand-mère maternelle, de la tribu Atayal.

Digne petit-fils La mémoire des ancêtres, c’est sacré, fussent-ils dictateurs plus ou moins éclairés. Alors que les monuments en l’honneur de Tchang Kaï-chek et de son fils Tchang Ching-kuo foisonnent dans tout le pays, John Hsiao-yen, fils illégitime du second, s’emploie activement à honorer leur souvenir. Clientélisme, concussion et scandale sexuel, il n’est pas un domaine où ce député du Kuomintang n’excelle dans sa circonscription de Taipei. En 2005, tandis que le DPP, alors au pouvoir, faisait subir à Taïwan une campagne de « détchangkaïchekisation », le digne petit-fils a officiellement ajouté Tchang, le nom de son grand-père, à sa carte de visite.


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M I N O R I T Y R E V O LT

« Nous voulons l’égalité »

THOMAS VAMPOUILLE

Une star à l’Assemblée

La chanteuse et actrice Kao Chin Su-mei est la première députée aborigène de Taïwan. Elle raconte pourquoi elle a choisi de défendre la cause de son peuple, qui reste largement ignorée. Qu’est-ce qui a amené l’artiste que vous étiez sur les bancs de l’Assemblée législative ?

Un accident de la vie. Il y a sept ans, on m’a diagnostiqué un cancer du foie. Quand la vie est menacée, on pense au sens à lui donner. J’ai choisi de m’engager en politique. Comme mon visage était déjà connu, ça m’a facilité les choses. Mais je ne me considère pas comme une figure politique. Je veux simplement faire avancer la cause des aborigènes. Qu’est-ce que la cause aborigène ?

Quand le gouvernement distribue son budget, les aborigènes sont systématiquement défavorisés, dans tous les domaines. Le problème de la terre est primordial. Les aborigènes n’ont pas le droit de disposer de la terre sur laquelle ils vivent, dans les montagnes pour la plupart. Le gouvernement les empêche par exemple de cultiver autour des sources d’eau sous prétexte de les

conserver. De nombreux habitants sont donc obligés de quitter leurs villages. Ils se retrouvent en ville, sans travail. Les aborigènes réclament-ils un statut particulier ?

Il est encore difficile aujourd’hui de parler d’autonomie. Ce que nous voulons pour l’instant, c’est simplement l’égalité avec les autres citoyens taïwanais. Les manuels d’histoire ne parlent même pas de nous, alors que nous vivions ici les premiers ! Les hommes au pouvoir nous considèrent comme un peuple inférieur, ils méprisent notre culture et notre histoire. Comment conserver cette identité ?

Je pense qu’il est important de promouvoir les langues aborigènes. Pendant longtemps, elles ont été interdites sur l’île. Les autorités voulaient généraliser le mandarin. Or en l’absence d’alphabet, notre culture se transmet de manière orale. J’aimerais

Avant les bancs de l’Assemblée, Kao Chin Su-mei fréquentait les plateaux télé. Sous son nom de scène May Chin, cette aborigène née en 1965 dans le centre de Taïwan a sorti cinq albums, tourné dans des séries télévisées et des publicités, dès l’âge de vingt ans. Garçon d’honneur, de son compatriote Ang Lee, Lion d’Or à Berlin en 1993, la propulsa sous les projecteurs. Alors au sommet de sa gloire, May Chin ouvre à Taipei une boutique dédiée au mariage. En 1996, un incendie s’y déclare, tuant cinq personnes. Ce drame, puis ses propres ennuis de santé la détournent de la scène. Cette fille d’un soldat Han et d’une petite tailleuse aborigène se lance en politique. Élue sous la bannière du NonPartisan Solidarity Union (NPSU, indépendant) en 2001, Kao Chin Su-mei s’évertue à défendre les droits de son peuple, tout en prônant un rapprochement avec la Chine. Avril 2009

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U N E J E U N E D É M O C R AT I E

Quels sont les rapports des aborigènes avec les Han (l’ethnie majoritaire, venue de Chine) ?

Au début, les aborigènes vivaient entre eux. Avec la colonisation japonaise, certains ont été forcés de déménager et ils ont commencé à se mélanger avec d’autres ethnies. Puis il y a eu la modernisation. Aujourd’hui, les métissages sont plus fréquents. J’en suis d’ailleurs issue : mon père était un soldat Han, qui s’est marié à ma mère de la tribu Atayal, l’un des quatorze groupes aborigènes de Taïwan.

Les Verts en solitaires Les écologistes ont désormais un pied à terre à Taïwan. Mais le Green Party Taïwan (GPT) peine à exister face au bipartisme.

ESTELLE MAUSSION

que les jeunes reviennent à leur langue.

La cause aborigène a-t-elle avancé grâce aux travaux législatifs ?

En 2006, j’ai réussi à faire adopter une loi-cadre, très générale, sur les droits des aborigènes. C’était la première du genre. Auparavant, les seules lois qui parlaient des aborigènes visaient à limiter leurs droits. Il me reste à proposer une vingtaine de lois plus concrètes, sur la terre, l’éducation, l’autonomie, etc. C’est un travail difficile, il y a un décalage entre les discours et les actes. Par exemple, le nouveau président Ma Ying-jeou a parlé dans son discours inaugural de reconnaissance des autochtones. Mais dans les faits, toujours rien. L’ancien gouvernement avait également fait des promesses, jamais tenues.

Le siège du Green Party à Taipei. es Taïwanais, qui représentent 0,3 % de la population mondiale, Lémettent 1 % du total des émissions de CO2 de la planète. Un chiffre trop élevé selon les Verts taïwanais. Pourtant, la conscience environnementale semble avoir gagné les insulaires : un projet de ferme d'algues est actuellement à l’étude pour compenser les émissions de CO2. Et les entreprises se spécialisent de plus en plus dans les technologies de l’environnement ou « greentech ». Composé de 200 membres seule-

ment, le Green Party Taïwan s’efforce d’imposer son discours écologique. Une mission quasi impossible, explique son secrétaire général, Pan Han-sheng : « A chaque élection, nous devons présenter au moins dix candidats et payer 465 € pour chacun d’eux. Nous en ressortons inévitablement endettés puisque nous n’obtenons jamais d’assez bons résultats pour prétendre aux subventions publiques! » Des « vélib » taïwanais. Mais le GPT refuse de désarmer. Optimiste, Pan Han-sheng fait ses calculs pour les élections législatives partielles du 28 mars prochain à Taipei : « Il faut 15 000 voix pour remporter un fauteuil de député. Atteindre 5 % sera compliqué mais 1 %, c’est possible ! ». Le candidat du parti défend l’instauration d’une économie verte : création d’une taxe carbone, mise en place de « vélib » taïwanais. « Nous ne gagnerons pas en mars, mais nous nous tenons prêts pour les prochaines élections municipales de 2010, où nous espérons franchir la barre des 5 % », affirme Pan Han-sheng. ■ MARION BRUNET

A l’avenir, allez-vous vous rapprocher d’autres populations aborigènes dans le monde, pour faire front commun ?

O R G A N I S AT I O N P O L I T I Q U E

Je suis déjà allée plusieurs fois à l’ONU. Mais le problème, c’est que Taiwan n’y est pas reconnue. Je n’ai donc pas pu participer concrètement aux discussions. Quand, en 2005, j’ai voulu obtenir des excuses du gouvernement japonais à propos des exactions commises sous l’occupation, je n’ai pas pu le faire à la tribune. J’ai dû me contenter de distribuer des tracts en-dehors du bâtiment. ■

A Taïwan, la politique repose sur cinq pouvoirs. Premier d'entre eux, le Yuan exécutif. C’est le gouvernement, dirigé par le Premier ministre. Il est composé de huit ministères et d’une trentaine de commissions, dont les chefs forment le Cabinet. Le Yuan législatif est une chambre constituée de 113 élus, dont une partie à la proportionnelle. Elle rédige, révise et vote les lois. Elle supervise aussi les actions des différents organismes de l’Etat. Troisième Yuan, le judiciaire. Il fait office de cour constitutionnelle et supervise le fonctionnement des autres tribunaux. La

recueilli par ANNE-SOPHIE LASSERRE ET THOMAS VAMPOUILLE

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Un pouvoir à cinq têtes constitution taïwanaise compte également un Yuan des examens, chargé du recrutement dans la fonction publique, et enfin un Yuan de contrôle. Comparable à la Cour des comptes en France, ce dernier vérifie les finances de l’Etat et a, en outre, le pouvoir de destitution et de censure des fonctionnaires. Les chefs des différents Yuans sont nommés par le président mais doivent être validés par le Yuan législatif. Cette organisation politique permet de diluer les responsabilités et d’offrir plusieurs contre-pouvoirs. ■ ANTONIN CHILOT


MICRO-COSMOS

SILVÈRE BOUCHER-LAMBERRT

ÉCONOMIE

Les géants du mini

Longtemps méconnus du grand public, les fabricants d’ordinateurs taïwanais s’imposent désormais comme des acteurs puissants du marché. En l’espace de deux ans, ces champions du PC portable à bas prix ont bouleversé les règles du jeu.

par OLIVIER SARETTA

ordinaire, se faire comprendre d’un chauffeur de taxi taïwanais sans une bonne connaissance du chinois relève de la gageure. Mais, c’est bien connu, toute règle a son exception. À Taipei, elle a pour nom Kuanghwa Market, la Mecque de l’électronique. Sa simple évocation phonétique suffit à mettre en mouvement les yellow cabs locaux. Rénové l’année dernière, le building est un des symboles du miracle économique de l’île et abrite les produits des plus grands fabricants du secteur. Smartphones, écrans plasma et autres PC pullulent sur six étages. Deux enseignes lumineuses émergent pourtant, dès l’entrée, de cette meute numérique. Deux noms qui s’imposent à la vue du visiteur non averti : Acer et Asus sont ici les mâles dominants. Quelques mètres plus loin, un des rares stands où les deux fabricants d’ordinateurs ne font pas chambre à part est bondé. Les frères ennemis s’y livrent une guerre sans trêve. Leur

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ÉCONOMIE

MICRO-COSMOS

arme favorite : le netbook, ce miniPC low cost à performances limitées, dont ils sont actuellement leaders mondiaux. La bataille est d’ailleurs ici savamment mise en scène. Les derniers-nés des deux marques, sortis à un jour d’intervalle en février – l’Aspire One pour Acer et l’Eee pour Asus – trônent sur des colonnes lumineuses à l’entrée de la boutique. Leur succès ne se dément pas. « Nous en écoulons six ou sept par jour », estime un jeune vendeur. Une moyenne qui, étendue à l’ensemble des unités de vente de la planète, se chiffre en millions d’exemplaires à la fin de l’année. Les raisons de cette réussite tiennent en quelques chiffres : 10 pouces, 900 grammes et surtout 380 euros. « Dans leur travail, les gens ont rarement besoin de plus qu’un traitement de texte et Internet. Un netbook en a largement les capacités. Alors, au lieu de dépenser une somme importante dans un ordinateur à haute performance dont ils n’exploiteront de toute façon qu’une infime partie, ils préfèrent investir dans un appareil qui se glisse dans un sac à main », poursuit le vendeur, avant d’ajouter qu’ils sont « disponibles en quatre couleurs et convertibles au format européen en moins d’une heure ». Acer, 3e fabricant mondial. Il ne faut pas s’y tromper. Derrière leurs allures de bonbons électroniques, les netbooks sont en passe de devenir les rois des ordinateurs. Dédaignés par les leaders américains des PC, censés conquérir à l’origine les classes moyennes chinoises et indiennes, ces ordinateurs portables sous-dimensionnés, sous performants, ont en fait été plébiscités par les consommateurs européens et américains. Résultat : l’année dernière, plus de dix millions d’entre eux ont été écoulés à travers le monde. Une marche en avant qui ne semble pas près de s’arrêter. Alors que les ventes d’ordinateurs fixes devraient diminuer de 31,9 % en 2009, celles des netbooks pourraient doubler, et représenter 9 % du parc mondial à l’horizon 2010, selon une étude publiée le 2 février par l’Institut Gartner. 24

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Acer affiche des ambitions spectaculaires. Le groupe s’est fixé pour objectif d’écouler cette année entre 25 et 30 millions d’unités, faisant ainsi jeu égal avec son concurrent direct.

Asus lutte pied à pied contre son rival Acer et affiche comme lui des taux de croissance à deux chiffres Une performance qui lui permettrait également de consolider son rang de troisième fabricant mondial d’ordinateurs (derrière Dell et Hewlett Packard). L’entreprise a toutes les raisons d’afficher une telle confiance. Sa success story, symbole du miracle économique taïwanais, n’a jusqu’à aujourd’hui connu aucun accroc. Créée en 1976 par Stan Shih, avec un capital de 18 500 euros et une douzaine de fidèles, la société emploie désormais 6 500 personnes et a enregistré en 2008 un chiffre d’affaires de 20 milliards d’euros (contre huit pour Asus). Des performances dopées il y a deux ans par le rachat des fabricants américains Gateway et Packard Bell. Autre signe de la volonté de conquête d’Acer : la nomination en 2004 d’un étranger à la tête du groupe – fait très inhabituel dans les sociétés asiatiques – l’Italien Gianfranco Lanci. Ajoutez à cela un partenariat avec Carrefour, et vous obtenez le dernier terme d’une équation expansionniste planétaire. Asus ne vit pas pour autant dans l’ombre de son concurrent. Le pionnier du netbook – son premier modèle d’Eee est sorti en 2007 – actuel numéro un du segment, lutte pied à pied contre son rival sur le terrain de l’innovation. Avec 29 titres décernés l’an dernier par la presse spécialisée récompensant la qualité de ses produits, l’autre colosse taïwanais fait figure de champion national. En témoigne le lancement, au mois de janvier, de sa gamme d’ordinateurs VH, entièrement tactiles. Portés par le dynamisme de leur branche low cost, les deux fabricants ont affiché en 2008 des taux de croissance record :

La mobilité de la téléphonie Apple a du souci à se faire. Les perspectives de croissance exceptionnelles du marché des smartphones – ces téléphones évolués aux allures de PC de poche – aiguisent l’appétit de nouveaux acteurs. Le 18 février dernier, le fabricant d’ordinateur taïwanais Acer a lancé en grande pompe sa première gamme de téléphones intelligents, lors du Salon mondial de la téléphonie mobile. Rejoignant son compatriote et concurrent Asus, sur le marché depuis le mois de janvier, Acer a dévoilé une armada de quatre modèles. Tous répondent aux figures imposées du genre (connexion Internet, wifi, processeur performant...). Seul le DX900 fait l’objet d’une commercialisation mondiale. Vendu 469 euros, trois autres modèles suivront au début du mois d’avril. Leur prix n’excèdera pas 549 euros. Tous utilisent le système opérationnel Windows mobile de Microsoft. Au grand dam de certains habitués d’Acer qui lui préfèrent Linux, un système d’exploitation gratuit, que Google utilise sur son propre smartphone. L’iPhone n’est décidément plus seul…


ÉCONOMIE

MICRO-COSMOS

GOOGLE EARTH

15 % pour Acer et 10,8 % pour Asus. Ils ne comptent pas en rester là. Grâce à une politique de diversification tous azimuts, les rivaux entendent pénétrer de nouveaux marchés, dépassant largement le cadre du PC (voir encadré). La palme des prévisions optimistes revient à Acer. Insatiable, la société envisage une progression de son chiffre d’affaires de près de 30 % d’ici à 2011. Un pari risqué dont elle est coutumière. Fin 2004, alors que le fabricant occupait le cinquième rang mondial du secteur, son PDG projetait d’occuper la troisième place au terme d’un plan triennal. Résultat : en septembre 2008, Acer s’est arrogé le podium planétaire. Asus et Acer : des fantômes.

Le site de production d’Acer, noyé dans les 632 hectares du Hsinchu

Ces estimations surprennent, à l’heure où le pays s’enfonce dans la crise. Chaque jour, ce sont plus de cinquante entreprises qui viennent taper à la porte du département pour le développement économique taïwanais, afin de quémander un soutien. Jusqu’à aujourd’hui, ni Acer, ni Asus ne l’ont fait. « Ces deux entreprises sont bien assez grandes pour faire face toutes seules ! Elles n’ont vraiment pas besoin de notre aide », assure William Tang, le porte-parole du département. Pourtant, difficile de croire que les fers de lance de l’informatique taïwanaise ne sont pas affectés par la

Sciences Park, est interdit au public. baisse drastique qui mine les exportations de l’île – quelque 30 % au mois de janvier. Difficile également de le vérifier : les deux sociétés sont aussi performantes qu’insaisissables.

Leur crainte de l’espionnage industriel les conduit à n’autoriser aucune visite A l’instar de l’Américain Apple, elles ne communiquent pas : aucune adresse, des numéros de

téléphone qui aboutissent à des répondeurs ou à des responsables de la communication toujours absents. Acer et Asus sont des fantômes, dont les sièges sociaux, nichés dans les 550 hectares du parc technologique de NeiHu, sont introuvables. Leur crainte de l’espionnage industriel les conduit à n’autoriser aucune visite de leurs sites de production, jalousement protégés par des murs d’enceinte et des barbelés. Les mystères de l’Orient, sans doute… ■

S U C C E S S S T O RY

Quanta, un sous-traitant de luxe Il est présent partout mais ne s’affiche nulle part. Quanta Computer est pourtant le plus grand fabricant mondial de PC portables. Si cette société taïwanaise est si peu connue du public, c’est qu’elle ne produit rien en son nom propre. L’entreprise est en réalité la plus grande des petites mains des leaders du marché, produisant sans distinction des ordinateurs portables pour Dell, Hewlett Packard ou encore Gateway. Depuis quelques années, Quanta est entré dans une ère de diversification. Smartphones, écrans de télévision et

équipements automobiles étoffent l’éventail de prestations de ce soustraitant de luxe. Car loin d’être un simple assembleur, l’entreprise s’appuie sur un puissant département de recherche et développement, fort de 3 500 personnes (pour un total de 30 000 employés). Une politique d’innovation constante qui a créé les conditions de sa fulgurante ascension. Parti de Taipei, le fabricant possède désormais des sites de production sur trois continents et affiche, après vingt ans d’existence, un revenu

annuel de plus de 18,5 milliards d’euros. Le groupe ne compte pas s’arrêter en si bon chemin, comme en témoigne l’accord conclu au début de l’année avec Apple. Le géant américain de l’informatique a décidé de faire appel à ses services pour concevoir le tout premier netbook de la marque. Une autre société taïwanaise – Wintek – a par ailleurs été chargée de concevoir les écrans tactiles qui l’équiperont. Le prochain portable d’Apple sera donc entièrement... « made in Taiwan ». ■ O. S. Avril 2009

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ÉCONOMIE

T R AVA I L L E U R S K L E E N E X

Entreprise en crise recrute travailleurs jetables Des centaines de milliers de travailleurs d’Asie du sud-est immigrent chaque année à Taïwan. Malgré la crise, les entreprises continuent à les attirer, partageant avec les agences de placement des commissions exorbitantes. par ÈVE ABOU ELEINEN

est la face cachée du miracle économique taiwanais : 350 000 travailleurs immigrés, vietnamiens, philippins ou indonésiens, recrutés par les entreprises de l’île pour effectuer le sale boulot. Ils travaillent dans les secteurs des « 3D », d’après les initiales des mots anglais « dirty, dangerous, demeaning ». Bref, les secteurs sales, dangereux, dégradants : le bâtiment, l’automobile, l’électronique et l’aide à domicile. Pour trouver un emploi à Taïwan, les prolétaires d’Asie s’endettent lourdement. Car il leur faut rémunérer les intermédiaires. Les agences de ces derniers ont pignon sur rue, mais ils n’hésitent pas à encaisser illégalement jusqu’à 5 500 euros par tête. En temps normal, il faut une à deux années aux travailleurs pour rembourser cette somme. Partage des commissions. Le système présente un aspect particulièrement pervers. Depuis le printemps dernier, plus de 20 000 travailleurs migrants ont été licenciés avant la fin de leur contrat, certains après seulement quelques mois de travail, souvent sans indemnités. La crise constitue parfois un bon prétexte. Certaines entreprises trouvent en effet un intérêt dans le turn-over de leurs recrues, car d’une certaine manière cela accroît leur chiffre d’affaires. En effet, « nombre d’entreprises, notamment les petites et les moyennes, partagent avec les intermédiaires les commissions versées par

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DR

C’

À Taipei, des travailleurs immigrés manifestent pour leurs droits.

les travailleurs », dénonce Mina Le, responsable d’un foyer pour travailleurs vietnamiens près de Taipei. Elles ont donc tout intérêt à embaucher de nouveaux immigrants, quitte à les licencier avant le terme de leurs contrats. »

Pour le gouvernement, il n’y a pas de problème Tung est l’un de ces travailleurs. Séduit par les promesses des agents, il a laissé au Vietnam sa femme et son fils nouveau-né pour travailler dans une usine taïwanaise. Avant de déchanter : « L’entreprise qui m’a embauché était de mèche avec les intermédiaires, témoigne cet ancien coiffeur pour hommes. J’ai été licencié au bout de

quelques mois, mais ils savaient dès le début qu’il n’y avait pas de travail ». Comme si elles ignoraient complaisamment ce trafic, les autorités continuent à accorder des quotas aux entreprises qui veulent importer de la main d’œuvre. Selon le gouvernement, il n’y a pas de problème. « Le nombre de travailleurs étrangers a effectivement baissé depuis quelques mois, reconnaît-on au ministère du Travail, mais nous n’avons pas connaissance de licenciements ». Même son de cloche au ministère de l’Economie, où l’on affirme qu’ « il y a peut-être moins de recrutements, mais aucun licenciement ». À voir. La représentation des Philippines à Taïwan a enregistré 4 700 retours forcés en moins d’un an. ■


ÉCONOMIE

FRENCH CONNECTION

Tapis rouge pour le vin français Autrefois inconnu sur l’île, le vin trouve peu à peu une place sur les tables des Taïwanais. Les bouteilles françaises, étiquetées qualité et tradition, figurent en bonne place dans leurs préférences.

MARTHE HENRY

par MARTHE HENRY

La cave à vin « Le Sommelier », à Taipei, propose des grands crus français.

oici une décennie à peine, déguster un bon vin à Taïwan relevait encore du rêve. Mais les Taïwanais sont de plus en plus sensibles aux effluves du précieux elixir. Leurs habitudes de consommation changent. La Taiwan Beer ou le kaoliang de Quemoy, largement consommés dans les soirées branchées de Taipei et les veillées dans les villages, voient ainsi un sérieux concurrent débarquer sur le marché. L’étiquette d’abord ! À l’origine de cette découverte, la libéralisation du marché de l’alcool en 2002. Depuis, l'Etat taïwanais n'a plus le monopole sur les ventes de boissons. Résultat, les importations ont progressé de 21 % entre 2004 et 2006, pour atteindre 335 millions d'euros. L'alcool étranger qui se porte le mieux est le vin. Les produits français se sont vite imposés dans ce marché en pleine expansion. Sur les quelque 17 millions de litres de vin qui débarquent dans le port de Taipei chaque année, plus de la moitié sont ainsi estampillés « made in France ». Le vin rouge représente 89 % des bouteilles écoulées. Bourgogne, Bordelais, Alsace, Rhône... Toutes les grandes régions viticoles sont représentées dans les rares magasins

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spécialisés de Taipei. Parmi les produits les plus prisés, le cabernet sauvignon et le merlot. Les Taïwanais les plus aisés les ont érigés en signe de reconnaissance sociale. Pour impressionner ses hôtes ou faire plaisir, rien de tel qu'un vin français. Tant mieux s'il coûte cher, le cadeau n’en sera que plus apprécié. Le Corton Charlemagne grand cru, à 155 euros la bouteille, fera très bon effet. « Les Taïwanais sont cultivés et ont un fort pouvoir d'achat, note Patrick Bonneville, directeur de l’Institut français de Taipei. Ils sont des consommateurs avisés, contrairement aux Chinois qui, même fortunés, ne s’intéressent pas au vin. » Du vin cul sec. La source ne semble pas près de se tarir, même en période de crise économique. « Les ventes sont restées stables l’année dernière malgré la conjoncture, se félicite Dream Lin, responsable marketing de Carrefour Taïwan. Et les importations vont encore augmenter quand la crise sera passé. » La consommation de vin entre donc progressivement dans les mœurs des Taïwanais. Pour l’instant, ils choisissent surtout leurs bouteilles en fonction de l’esthétique de l’éti-

La baguette se porte bien Croustillante à l’extérieure, moelleuse à l’intérieur : la baguette est une équation délicate à obtenir dans un pays humide et tropical. L’enseigne française Paul a réussi ce pari. Depuis son inauguration en septembre dernier, les baguettes s’y vendent comme des petits pains. Elles sont fabriquées devant les clients, prêts à payer le prix fort pour goûter un peu de tradition française. Les prix sont bien plus élevés qu’en France car 85 % des matières premières sont importées par avion. Comme le vin, la baguette symbolise l’art de vivre à la française, une image romantique qui séduit les Taïwanais.

quette ou par mimétisme. Boire son verre de vin d'un seul lever de coude après avoir trinqué au son d'un gan bei, sans le déguster, ne chagrine personne. Une manière toute taïwanaise d’apprécier cette spécialité française. ■ Avril 2009

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BRÈVES

ÉCONOMIE

Une amende salée et pas grillée

Le 18 mars dernier, une amende de 64 000 euros a atterri sur le bureau de Carrefour-Taïwan. Émise par la Fair Trade Commission (FTC), elle sanctionne une campagne de publicité, vantant des réductions à foison à qui viendrait dépenser, dans les rayons de la marque, l’intégralité de ses bons de consommation. Mais l’offre était beaucoup moins alléchante que prévue. Le groupe français a d’ores et déjà annoncé qu’il ferait appel. Le mal du pays

Les délocalisations appartiennent-elles au passé ? Les dizaines de milliers d’entreprises taïwanaises implantées sur le continent chinois, principalement sur la côte sud-est, sont dans le rouge. En plus de la crise mondiale, la Chine a durci en 2007 son droit du travail. Désormais, beaucoup d’entrepreneurs expatriés rêvent de rentrer au bercail, avec leurs usines dans leurs valises. Le gouvernement taiwanais en attent des embauches à l’heure où le chômage technique atteint des sommets sur l’île. Mais les patrons posent leurs conditions : ils exigent des zones franchesl. Un sanctuaire où il n’y aurait ni salaire minimum ni nombre limité d’étrangers dans les effectifs… Parmi les élites, l’idée est acquise que la sacro-sainte croissance ne sera préservée qu’à ce prix. 28

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Y’A BONS

Distribution de tickets gagnants Remède de cheval ou piqûre d’insecte ? Depuis deux mois, le gouvernement offre à tous les Taïwanais des bons de consommation. L’effet semble positif. par MAUD NOYON

es hordes de Taïwanais qui se ruent aux caisses des supermarchés. Une fièvre acheteuse qui embrase les centres commerciaux. Une déferlante de dollars taïwanais sonnants et trébuchants dans le grand tiroir-caisse de l’économie du pays. Les autorités en rêvaient, les bons de consommation l’ont (quasiment) fait. Devant l’ampleur de la crise économique, le gouvernement de Taipei s’est inspiré d’une initiative japonaise de 1999 et distribue, depuis mi-janvier, des bons de consommation d’une valeur nominale de 80 euros. Qui peut les percevoir ? L’ensemble des 22,7 millions de Taiwanais, sans critères d’âge ni de revenus. Ruée électronique. Objectifs : la confiance, la croissance. Avantage : les bons permettent d’accorder des aides directes sans que les sommes partent dormir dans les coffresforts du pays. Pas question de favoriser l’épargne. « Nous avons décidé que les bons ne pourraient pas être échangés contre de l'argent et qu’ils devraient être impérativement dépensés avant septembre prochain », détaille William Tang, chef du Département du développement économique du gouvernement. La date de lancement de l’opération, deux semaines avant le début des festivités du Nouvel an chinois, avait été soigneusement choisie. Si les Taiwanais se sont rués sur les iPod et autres équipements électroniques, les économistes ne sont pas d’accord sur les effets des bons. Gaspillage inconsidéré en temps de crise pour certains, solution-miracle pour d’autres, l’initiative provoque des réactions contrastées. Deux mois après, l’effet attendu par

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le gouvernement est pourtant patent. « L’opération aura généré une augmentation de 0,64 % du PIB », explique Jiann-Chyuan Wang, économiste à l’Institution pour la recherche en Economie ChungHua. Mais il met en garde les politiques : « L’impact sera automatiquement diminué si le gouvernement renouvelle l’initiative ». Une option effectivement envisagée par les autorités qui transformerait l’effet « coup de pouce » en une allocation aux effets modérés.

L’assemblée taïwanaise prévoit une opération de bons à l’éducation Pour certains, l’initiative était dangereuse. Et elle le reste. Chu Haumin, professeur d’économie à l’université de Chengchi, appelle le gouvernement à augmenter ses aides pour les précaires plutôt que distribuer des bons à tous les Taiwanais. « Il est peu probable que l’économie se remette rapidement, le gouvernement devrait se préparer à une lutte de longue haleine, plutôt que dépenser massivement dans des projets», a-t-il déclaré au quotidien anglophone Taipei Times. D’autres pays développés du Sud-est asiatique pourraient suivre l’exemple. Sans attendre, l’Assemblée taiwanaise veut aller plus loin et prévoit une opération de bons à l’éducation. Distribués aux diplômés de l’université, ils leur permettraient de suivre une nouvelle formation ou un stage. Selon le gouvernement, un peu plus d’un tiers des 540 000 chômeurs de l’île seraient concernés. ■


CHERCHE FEMME...

DR

SOCIÉTÉ

Ces épouses qui viennent de loin Le nombre de mariages mixtes à Taïwan augmente tous les ans. Un tiers des femmes ayant dit oui pour la vie à un Taïwanais ne sont pas nées sur l’île. Les insulaires en mal d’épouses « importent » leurs compagnes de pays d’Asie du Sud-est. par ROXANE GUICHARD

lles sont souvent très jolies, entre 17 et 22 ans, et à la recherche d’un niveau de vie décent. Elles n’ont aucune idée de ce qui les attend à Taïwan », soupire Ke YuLin. Cette petite femme énergique dirige une association de soutien aux femmes importées, la Pearl S.Buck Foundation (PSBF). Perdus dans un vieil immeuble au cœur d’un quartier populaire de Taipei, les locaux exigus accueillent chaque année des centaines «d’épouses étrangères » (comme on préfère les appeler ici) en mal de soutien. On estime leur nombre à 400 000 aujourd’hui. Venues du Vietnam, de Chine, du Cambodge, de Thaïlande, des Philippines ou encore d’Indonésie, ces fraîches mariées ont cru faire le choix d’une meilleure vie. « Pour elles, notre île est non seulement synonyme d’une existence plus aisée, mais aussi une assurance de pouvoir aider la famille laissée au pays, explique Ke Yu-Lin. Les ennuis arrivent une fois sur place, quand elles réalisent qu’elles ne parlent ni n’écrivent la langue, ou encore que leur mari confond femme et domestique. La faute aux agences matrimoniales qui leur mentent afin d’empocher le pactole. » Depuis quelques années, le marché

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CHERCHE FEMME...

ROXANE GUICHARD

SOCIÉTÉ

Plusieurs centaines de bénévoles de la Pearl S. Buck Foundation donnent des cours de langue aux épouses importées.

des agences matrimoniales a explosé sur l’île. Selon le ministère de l’Intérieur, l’explication réside dans un seul nombre : il y a 7 000 hommes de plus que de femmes à Taïwan, un déséquilibre démographique dû à la tradition chinoise qui tendait, il y a quelques décennies, à négliger l’éducation et les soins des petites filles. Mais les dirigeants oublient les conséquences de l’évolution sociale, qui rend tout simplement les hommes moins attrayants aux yeux de femmes tout aussi qualifiées et ayant la plupart du temps des revenus égaux ou supérieurs. Le business de la misère. Alors quand des intermédiaires proposent au quidam esseulé un voyage de trois jours au Vietnam afin de choisir une épouse pour le modeste prix de 6 700 ⇔ , peu de Taïwanais s’attardent sur le problème éthique. Ancienne « femme importée » et coresponsable de l’association taïwanaise TransAsia Sisters Association (TASAT), Shu observe : « Les EtatsUnis ont récemment dénoncé la « traite humaine » organisée ici. Dès lors, le gouvernement s’est saisi du problème en refusant d’accorder des licences aux brokers (intermédiaires) de mariages, et a envoyé un avertissement à toutes les agences les enjoignant d’être très attentives aux can30

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didates d’Asie du Sud-est afin d’enrayer le trafic ». Le sujet est tellement délicat que les agences concernées refusent de communiquer, justifiant de leurs « obligations de confidentialité ». Par nature, les clients des agences appartiennent à 99 % aux couches défavorisées de la société taïwanaise. Nombre de futures mariées finissent déçues. « Certaines, comme cela fut mon cas, se retrouvent mariées en quarante-huit heures, regrette Shu. Mais d’autres ont la mauvaise surprise de devoir s’improviser aide-soignante pour des vieillards, ou encore bonne à tout faire pour la famille du nouvel époux. » Des situations sans issue, car la plupart des familles ayant importé des étrangères veillent à les isoler : « Les beaux-parents les empêchent souvent de s’intégrer, notamment dans les campagnes. Ils ont payé l’agence matrimoniale assez cher pour éviter que leur nouvelle recrue ne les quitte prématurément. C’est d’autant plus facile pour eux que ces jeunes femmes ne parlent pas la langue ». Une intégration laborieuse.

Les épouses importées cloîtrées restent une minorité, mais, faute de parler la langue locale, difficile de trouver un travail. « Un ami de mon beau-père avait accepté de m’embaucher, jusqu’à ce qu’il découvre que je

ne comprenais pas les caractères chinois », se souvient Fanny Lee, membre de l’association Tasat. La plupart d’entre elles se retrouvent donc à travailler à la chaîne dans des usines. Difficile de tisser des liens quand on travaille de 6 à 22 heures, sans compter que la plupart des épouses étrangères procréent dans la première année suivant leur arrivée. Conséquence prévisible, les enfants de ces femmes ont des problèmes d’adaptation. « Soit ils ne parlent que la langue maternelle et se retrouvent en situation d’échec à l’école, soit ils parlent chinois et peinent à communiquer avec leur propre mère, sans compter la honte qu’ils conçoivent de l’ignorance parentale », explique Shu. Le malaise est renforcé par la mauvaise presse que subissent les « femmes importées ». Les médias stigmatisent souvent ces « épouses commandées sur internet », selon une expression désormais consacrée. Vers une réhabilitation. Ces quatre dernières années, ces femmes ont cependant vu leur situation s’améliorer. Fin 2005, le gouvernement a créé un fonds d’ « aide aux femmes étrangères » de 6,5 millions d’euros. Une hotline en six langues et plus de 500 classes de chinois et d’adaptation ont été mises en place dans le pays. Un tissu très dense d’associations existe aujourd’hui et des milliers de bénévoles s’y pressent afin de donner des cours de langue ou de culture. Reste pourtant l’épineux problème de la naturalisation, dont les critères sont très stricts : niveau de langue, niveau de revenu rapporté au foyer, preuve de maternité, longévité sur l’île, etc. En 2007, seules 34 % des 400 000 épouses ont obtenu la citoyenneté taïwanaise. Shu conclut en souriant : « Le combat est loin d’être gagné, mais je pense qu’il y a eu une prise de conscience. Je ne perds pas espoir que d’ici une trentaine d’années, on en vienne à considérer leur présence comme une chance de mixité et de multiculturalisme. Ici, tout peut arriver, c’est le miracle taïwanais ». ■


SOCIÉTÉ

COUP DE VENT

Chasseurs de tempêtes Un scientifique aventurier pourchassant les cyclones pour larguer ses instruments de mesure au cœur du monstre. Scénario fiction, bon pour les blockbusters hollywoodiens ? A Taïwan, terre de typhons, une équipe de scientifiques se rend au-devant des tempêtes, pour les ausculter de l’intérieur. par THOMAS VAMPOUILLE

ci, quand un typhon s’annonce, tout le monde court aux abris. Sauf trois chercheurs, qui sautent alors… dans un avion. A bord de leur « Astra », ces trois scientifiques du département météorologique de l’université nationale de Taïwan se dirigent droit vers la tempête, qu’ils survolent pour y lâcher des sondes. Ces chercheurs ne manquent pas de travail. Taïwan est particulièrement exposée aux tempêtes tropicales : plus de 25 par an. Quand les vents dépassent les 115 km/h, ils deviennent des typhons, causant chaque année plusieurs millions d’euros de destructions. En 2008, estime Miss Lin, directrice du Centre de prévision météorologique national, les tempêtes ont été à l’origine de 80 % des 42 millions de dégâts causés par les caprices de la nature sur l’île. Un avion spécial. C’est d’ailleurs après une année particulièrement catastrophique que l’idée de monter cette équipe de chasseurs de tempêtes est née. En 2001, Taïwan est frappée par plusieurs ouragans venus de l’est, particulièrement dévastateurs. En juillet, Toraji ravage le centre de l’île, faisant 200 morts. Deux mois plus tard, Nari provoque des inondations majeures jusque dans la capitale. Son bilan s’élève à 200 morts. En août de l’année suivante, le Conseil national des sciences (NSC) de Taïwan met en place un programme prioritaire de recherche sur les typhons, qui prévoit d’investir 66 millions d’euros sur trois ans. Sept ans plus tard, l’équipe existe toujours, au sein du département des sciences atmosphériques de

THOMAS VAMPOUILLE

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Miss Lin et son équipe peuvent mieux alerter la population grâce à un avion.

l’université nationale de Taïwan. Grâce à elle, explique Miss Lin, d’énormes progrès ont été effectués dans la prévision des trajectoires des typhons. « En 2008, quand Kalmaegi est arrivé par l’est de l’île vers son centre, les prévisions des Américains, qui surveillent aussi le Pacifique mais qui n’avaient pas survolé cette tempête, étaient bien différentes des nôtres… et erronées. » Les 300 millimètres de pluie qui se sont abattus en moins de trois heures sur l’île ont bien entendu provoqué des inondations. Mais grâce à l’avion, les alertes ont été plus efficaces, la population mieux préparée. Manque de moyens. A bord de leur appareil, les scientifiques embarquent une quinzaine de sondes, dont chacune coûte plusieurs centaines d’euros. Larguées d’une altitude de 6 100 mètres, elles sont munies d’un mini-parachute qui les ralentit pour

permettre un vol de sept minutes. Les technologies dont elles sont équipées mesurent la température, l’humidité, la pression, relèvent leur position satellite, et renvoient le tout à l’avion deux fois par seconde. Une somme d’informations considérable, provenant du cœur du système atmosphérique, en temps réel. Impossible à obtenir de l’extérieur, surtout quand les tempêtes se trouvent encore au large, loin des capteurs. Le problème, c’est que l’équipe n’a pas les moyens de voler à chaque tempête. Les technologies sont chères, et l’avion est loué à une compagnie privée. Quant au danger… « Nous nous contentons de survoler les ouragans, c’est assez tranquille », rassure Miss Lin. Mais à terme, elle caresse l’espoir d’un plus gros avion, comme ceux que possède l’armée américaine, qui traverserait les tempêtes au lieu de les survoler. ■ Avril 2009

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SOCIÉTÉ

É C R A N P L AT

La religion de la télé Accros à la télévision, les Taïwanais n’ont que l’embarras du choix : le paysage audiovisuel de l’île compte plus de 100 chaînes. Pour le meilleur comme pour le pire.

SALOMÉ KINER

par ZINEB DRYEF

Tous les bars de l’île, ou presque, sont équipés de téléviseurs. Les Taïwanais, jamais sans leur télé...

e la banquette arrière du taxi, on ne s'en rend pas compte tout de suite. Au volant, le chauffeur, Leï, ne regarde pas la route. Son regard est tendu vers un petit écran télé incrusté à l'endroit où, en Europe, grésillerait un poste radio. Il est concentré sur les images d'un talk show bruyant et agité, et ne semble guère se soucier des feux qui passent au rouge. Comme 98 % des Taïwanais, Leï regarde la télévision à longueur de journées, jusque, et y compris donc, sur son lieu de travail, dans son taxi. A l'avant des bus, dans les bureaux, les restaurants, les magasins... Les téléviseurs sont partout, et toujours allumés. Les Taïwanais sont tellement enivrés à cet opium du peuple qu’ils

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ne supportent guère la vue d’un poste éteint. Français installé à Taipei depuis neuf ans, Hubert a toujours du mal à s'y faire : « Lorsqu’un Taïwanais arrive chez un ami, il peut très bien allumer la télé sans même poser la question à son hôte... ça m'étonne encore. » Trois fois moins peuplée que la France, Taïwan compte 100 chaînes de télévision, soit deux fois plus que l'hexagone. Et toutes sont accessibles pour l’ensemble de la population puisque le système hertzien, le plus répandu sur l'île, ne nécessite pas le paiement d'une redevance. En dépit de la variété des programmes, la télévision taïwanaise ne se distingue guère par sa qualité. Pas moins de six chaînes injectent de l'information en continu,

avec une prédilection affichée pour les scandales et faits divers lorsqu'il ne s'agit pas de discours à la gloire du Kuomintang (KMT). Karaoké et hoquets. Mais la télévision taïwanaise ne se résume pas à la chose politique. Elle cartonne en matière de divertissement. Sous une pétarade d'applaudissements d'un public en délire, les concours de chants relèvent ici de l'institution. Le phénomène a précédé la Star Academy française d'une bonne quinzaine d'années. Fous de karaokés, les jeunes taïwanais se battent donc pour obtenir une petite notoriété. Laquelle se solde généralement par l'enregistrement de clips sirupeux en bord de mer. Par ailleurs, les Taïwanais adorent les fictions sur l'adultère.


CAFÉ DU COIN

Affriolantes noix de bétel laissés par les utilisateurs de noix de bétel, ces petites boules vertes agrémentés d’une pâte ocre enveloppées dans des feuilles, que mâchent, à longueur de journée, ouvriers, chauffeurs de taxis ou routiers. A quoi servent-elles ? Cette drogue locale est un excitant, du café puissance 100. Véritable institution culturelle, sociale et économique, la noix de bétel n’est pas anodine. Les études montrent qu’elle est dangereuse pour la santé, car elle provoque notamment des cancers de la mâchoire. « Mais les gouvernements n’essayent même pas de la faire interdire, elle est trop ancrée dans notre société », regrette Jane Len, une journaliste taïwanaise. La noix de

ANTONIN CHILOT

ans les rues, de petites traînées rouges barrent le bitume. Ce D n’est pas du sang mais les traces

Même l’emballage est sulfureux... bétel est également vitale pour de nombreuses familles. En ville, elle se vend dans de petites échoppes. Le long des voies rapides, ce sont de jeunes femmes, parfois étudiantes, toujours en tenues coquines, qui appâtent le chaland. Récemment, une loi leur a interdit les tenues transparentes. ■ ANTONIN CHILOT

BEAUTÉ

Rubis sur ongles ous ne craignez ni l’extravagance ni le mauvais goût ? Bienvenue V chez Mei Lan, professionnelle du « nail art » et poseuse de faux ongles originaux. La jeune femme, à l’aise dans sa cabine d’un mètre carré, coincée entre un masseur et un coiffeur, posters au mur et pop musique à plein volume, tient l’une des nombreuses ongleries de ce quartier animé de Xinmending. Les Taïwanaises aiment à décorer leurs ongles. Les plus discrètes se contentent d’une « french manucure ». Elles accentuent la blancheur du bout de l’ongle. Les autres ajoutent du relief, du strass et des éléments de décoration. Ce peut être des couchers de soleil ou des compositions florales. L’imagination est sans limite : glaces et confiseries,

personnages de bande- dessinée et messages romantiques, tous les sujets sont permis. Mei Lan conseille, décrit, dessine. Et en cas de panne d’inspiration, elle peut compter sur une dizaine de catalogues offrant chacun plus de 300 propositions… Comptez quarante minutes et un budget entre 20 et 100 euros selon la complexité du motif. ■ SALOMÉ KINER

SALOMÉ KINER

Phénomène de société, le sujet donne lieu à des drames dans la « vraie vie », mais aussi à des tragédies shakespeariennes à l’écran. Aucun scénario de téléfilm ne semble avoir été écrit ici sans l'indispensable intrigue de la femme cachée et de ses enfants illégitimes. Dans ce monde hystérique, quelques chaînes parviennent toutefois à attirer sereinement les téléspectateurs. Da Ai Television, la télévision de « la compassion et de l'amour », fondée par une association bouddhiste, diffuse ses programmes partout dans le monde. En 2007, elle est parvenue à se hisser dans le classement des dix chaînes les plus regardées par les Taïwanais. James, l'un des milliers de bénévoles soutenant l'association, exhibe les vingtaines de cloches en or raflées par Da Ai TV. Le prix le plus prestigieux de Taïwan. « Ce qui a été récompensé, explique-t-il, ce sont les valeurs que l'on transmet. La télévision taïwanaise rivalise de programmes vulgaires et violents. Nos fictions, nos talkshows et nos émissions pour enfants véhiculent des principes de charité, d'honnêteté et de foi. » Téléfilms moraux. Sur Da Ai TV, la foi est dispensée plusieurs fois par jour par des moines psalmodiant des sutras et par la fondatrice de l'association, Shih Chen Yen. Depuis son monastère de Hualin, à l'ouest de l'île, elle professe deux heures par jour les fondements de sa philosophie, un bouddhisme ouvert sur le monde. Da Ai TV ne dédaigne pas non plus l’audience. Une prochaine série devrait faire un carton. Elle raconte l'histoire de Hu Yu-bei, une jeune aborigène. Le pitch ? James l’explique: « Comme beaucoup d'aborigènes, cette jeune femme aime boire. Mais une série d'accidents impliquant ses deux fils, son mari et son jeune frère l'amènent à s'interroger sur sa façon de mener sa vie ». Nous ne sommes pas à Hollywood, mais cette série se terminera par un happy end. Yu-bei se rapproche de l'association Tzu-Chi, qui gère la chaîne, y devient bénévole et redonne ainsi sens à sa vie. Bienvenue dans le monde merveilleux de la télévision. ■

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SOCIÉTÉ

SOLIDARITÉ

Le prix du bénévolat Les Taïwanais se prennent de passion pour le bénévolat. Sur l’île, s’engager est une évidence. par SALOMÉ KINER

Curiosité taïwanaise : les agents de la circulation sont bénévoles.

âton d’encens dans une main, guide explicatif dans l’autre, Lei alpague les passants. A l’entrée du City God Temple de Taipei, ce jeune homme ne fait pas l’attrapetouriste. Vendeur en assurances, il est féru de culture religieuse et consacre une partie de son temps libre à guider les néophytes et les curieux dans cet antre bouddhiste plein d’offrandes. Ses pourboires, il les remet à la communauté. Influence bouddhiste. La fondation bouddhiste Tzu Chi est celle qui représente le mieux cet attachement à la cause solidaire. Quarante ans après sa création par un jeune moine, Cheng Yen, l’association est devenue un gigantesque organe

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d’aide humanitaire. Les 1 200 bureaux répartis sur 60 pays comptent plus de 5 millions de donateurs mensuels et 150 000 volontaires formés et financièrement autonomes. De la construction d’écoles en Afrique du Sud au traitement des déchets à Taipei, Tzu Chi n’a qu’une motivation : la conception bouddhiste de la charité qui voudrait que ceux qui la pratiquent s’enrichissent plus que ceux qui la reçoivent. Mais la religion n’a pas nécessairement le monopole du cœur. Le bénévolat est un des socles de la cohésion sociale taïwanaise ; l’entraide fait partie du quotidien. « A l’école, les bons élèves restaient après la classe pour aider les moins

bons à faire leurs devoirs. Après mes études, j’ai eu envie de continuer à me sentir utile », explique Jia Han, qui travaille un jour par semaine pour l’équivalent de l’Armée du Salut à Taipei. La menace de la crise. Ce magasin vend des vêtements et toutes sortes de futilités et les bénéfices vont à une association de soutien aux personnes en difficultés. Agents de la circulation, maraudes alimentaires et propreté de la ville, tous les domaines de la vie en communauté sont concernés. Mais à Taipei, les responsables associatifs s’inquiètent : la crise économique pourrait pousser les Taïwanais à se préoccuper de leur argent plus que de leur karma. ■


SOCIÉTÉ

É D U C AT I O N ( PA S ) S E N T I M E N TA L E

Le prix de l’excellence Les Taïwanais consacrent leur jeunesse aux études, parfois jusqu’à l’excès. par MARION COCQUET et CÉLINE MARCON

l est huit heures. A l’école primaire de Zhonghe, dans la banlieue de Taipei, 4 500 enfants en uniforme bleu et blanc, identifiés par un numéro brodé sur leur veste, s’apprêtent à entrer en cours. Chu-junq, 12 ans, rejoint sa classe de 5e. Au cours de la journée, les leçons vont s’enchaîner : sept au total, de quarante minutes chacune. A 16 heures, Xiaxia, son institutrice, est libre. Chu-junq, lui, entame sa seconde journée de classe au buxiban « Sesame Street », un établissement privé qui dispense des cours du soir. Et qui s’est établi juste en face de l’école, sur Jonghe road, comme une vingtaine de ses concurrents. Ces instituts offrent de garder les enfants après l’école pour les aider dans leurs devoirs et leur donner des cours supplémentaires. Sur les 34 camarades de classe de Chu-junq, seuls trois n’y sont pas inscrits. Pour des raisons financières, selon Xiaxia. « Sesame street » facture 175 euros par mois son aide aux devoirs avec cours d’anglais. Un prix accessible à la classe moyenne taïwanaise, mais qui en temps de crise pèse lourd dans le budget de certaines familles. Passage obligé. Elles n’y renoncent pourtant qu’en dernier recours. Pour les parents le buxiban est incontournable, et l’investissement qu’il représente, prioritaire. Il est devenu un véritable phénomène de société à Taïwan : de l’école primaire à la fin du lycée, 50 à 80 % d’une classe d’âge y est inscrite. Entre 1999 et 2008, le nombre de buxiban enregistrés par le ministère de l’Education nationale est passé de 4 498 à 1 8632. « Ils ont d’abord été créés pour aider les parents qui ne pouvaient pas s’occuper des enfants à leur sortie de l’école,

MARION COQUET

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Cours de calligraphie à l’école

primaire de Zhonghe.

Des militaires à l’école Face au tableau noir, la discipline conserve une allure martiale. Au lycée, les suveillants sont des militaires. Ils enseignent aux enfants à marcher au pas. Plusieurs fois par semaine, les élèves assistent au lever du drapeau. Au garde-àvous, ils chantent l’hymne national. Ces pratiques sont maintenues avant tout pour créer une conscience nationale taïwanaise.

explique M. Sung Chung-hsing, sociologue à l’université nationale de Taïwan. Mais ils correspondent, avant tout, à la très forte compétition scolaire qui existe chez nous, comme ailleurs en Asie. » A Taïwan, un examen national assorti de numerus clausus détermine l’entrée des jeunes dans les lycées et dans les universités : les meilleurs choisissent en premier leur établissement. Les enfants grandissent dans l’idée qu’ils doivent apprendre plus, plus tôt, plus vite que les autres pour s’assurer un avenir. Dans les buxiban, on apprend l’anglais avant l’âge prévu par l’éducation nationale. Pour le sport ou le théâtre, même logique. Ne pas fréquenter le buxiban, c’est prendre le risque de passer pour paresseux, en tout cas manquer d’ambition. Ce discours, les parents, les voisins et même les professeurs de l’école publique ne cessent de l’asséner aux jeunes. Mais certains Taïwanais remettent en cause ce système. « Mes élèves de primaire étudient parfois jusqu’à 21heures. Quand ils rentrent chez eux, ils s’écroulent sur le canapé comme des adultes après une Avril 2009

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SOCIÉTÉ

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SANTÉ PUBLIQUE

Le paquet contre la clope n janvier, Taïwan bannissait la cigarette de tous les lieux publics, Einterdisant même d’en allumer une à moins de dix mètres des écoles ou des hôpitaux. Voire d’enfumer un groupe d’au moins trois non-fumeurs, sous peine d’une amende de 40 à 200 euros. Dix-septième pays à mettre en place une loi anti-tabac, Taïwan n’est que le deuxième en Asie, après le Bhoutan en 2005. L’île pourrait devenir un modèle pour la Chine continentale, où la consommation de tabac tend à devenir un problème de santé publique. C’est en tout cas ce qu’espère la John Tung Foundation, une ONG taïwanaise qui exerce depuis vingt ans son influence sur les pouvoirs publics. Ses campagnes, à coups de badges, teeshirts et affichettes, où pose une star comme Jackie Chan, sont largement relayées par les médias. Le président Ma Ying-jeou avait lui aussi montré l’exemple lors de son investiture, arborant un badge sur sa veste « Smoke-free Taïwan. Yes we can ! ». Des photos rebutantes. Ce soutien à la tête de l’Etat est partagé par presque tous les insulaires. Selon une étude publiée en février, 93% des Taïwanais sont satisfaits de la loi antitabac. Il reste pourtant à Taïwan environ 4,5 millions de fumeurs, sur un

ANNE-SOPHIE LASSERRE

journée de travail. Et plus ils grandissent, plus ils sont fatigués », s’inquiète Xiaxia. L’institutrice pointe aussi le manque d’efficacité des buxiban : « En général leurs leçons font doublon avec le programme officiel. Et on leur fait tellement travailler les cours à l’avance que parfois ils s’ennuient en classe. » Selon Stanislas, 29 ans, le buxiban au collège ne l’a pas aidé à progresser. « Je suivais des cours supplémentaires en maths le soir. A mon retour à la maison vers 22 h, j’étais trop épuisé pour faire mes devoirs. De plus je n’avais plus assez de temps pour réviser mes cours du collège. » Manque de maturité. Autre conséquence de cette surconsommation scolaire : à passer trop de temps sur les bancs de l’école, les jeunes s’épanouissent moins. « Les lycéens taïwanais, qui ont entre 15 et 17 ans, sont beaucoup plus immatures qu’en Europe. Ils n’ont pas assez de sens autocritique et ils ont du mal à exprimer ce qu’ils pensent », témoigne la Française Agnès Roussel-Shih, professeur en lycée à Kaohsiung et installée depuis dix-sept ans sur l’île. Le sociologue Sung Chung-hsing met en cause les méthodes d’enseignement : « On demande aux jeunes d’apprendre par cœur des sommes incroyables de connaissances encyclopédiques et de se concentrer sur leurs examens. Pas assez de penser par eux-mêmes et de réfléchir sur ce qu’ils veulent faire de leur vie. En classe il est même mal vu de poser des questions ». Au lycée, l’enseignement de la pensée de Confucius se trouve réduit à la récitation d’extraits de ses livres et d’une seule interprétation officielle de ses textes. Le manque de confiance des parents en les capacités de leurs enfants et l’obsession de la réussite sociale expliquent le succès des buxiban. Le phénomène signe un échec de l’éducation nationale. Les pouvoirs publics ne s’y trompent pas : la municipalité de Taipei a décidé, l’année dernière, d’autoriser les écoles publiques à prolonger jusqu’à 19h, au lieu de 18h, leurs services de surveillance après la classe. Mais les alternatives à l’école sont encore rares. ■

Les stars s’engagent contre la cigarette

total de 23 millions d’habitants. Pour les plus de dix-huit ans, il est encore possible d’allumer une cigarette dans les bars et boîtes qui n’ouvrent qu’après 21 heures ou dans certains temples, déjà enfumés par l’encens des fidèles. Et ce n’est pas le seul paradoxe. Acheter des cigarettes à Taïwan est d’une simplicité extrême. Des échoppes 7-Eleven ouvertes 24h/24 à chaque coin de rue en vendent. Si vous n’êtes pas rebuté par les photos de cancer des poumons qui couvrent les paquets, il ne vous en coûtera qu’un euro. Si la taxe doit augmenter de 25 centimes d’euros d’ici deux mois, c’est une mesure encore bien faible pour éradiquer totalement la cigarette de l’île. ■ ANNE-SOPHIE LASSERRE

C A RT O N

Carte de visite superstar ’ai reçu ce matin mes cartes de optionnelle, mais toujours bienvevisite de ma nouvelle boîte. nue. C’est à ce moment là que tout «J Deux paquets de 250. Qu’est-ce que je peut basculer pour un néophyte occivais bien pouvoir en faire ? », s’interroge Jimmy sur son blog. Récemment exilé à Formose, le jeune homme fait figure d’amateur. Sur l’île, l’échange de cartes est un sport national. Lorsque l’on rencontre quelqu’un, on ne lui tend pas la main, mais sa carte. Des deux mains, chacun présente à l’autre son petit rectangle blanc. La courbette est

dental : surtout, ne pas ranger directement la carte de son interlocuteur, mais prendre le temps de la lire (ou de contempler fixement les mystérieux idéogrammes) en hochant de la tête d’un air approbateur. Sous entendu : « Quelle personne importante ! ». Sinon l’interlocuteur pourrait perdre la face, la pire des avanies en Asie. ■ ROXANE GUICHARD


SOCIÉTÉ

S P O RT S

Le silence des anneaux En septembre prochain, la capitale taïwanaise accueillera les « Deaflympics », les Jeux Olympiques des sourds. Ici, on ne parle que de ça. par ANTONIN CHILOT

est un rendez-vous attendu, espéré et préparé de longue date. Taïwan tient enfin un événement à la résonance internationale : les 21e Jeux olympiques des sourds. « Nous sommes très fiers de cette première en Asie, prévient Chen WenSho, délégué du comité d'organisation. Nous voulons des Jeux plus beaux que jamais ! » Du 5 au 15 septembre 2009, 81 pays et près de 4 000 athlètes répartis sur 20 sports sont attendus. Le stade municipal, en plein centre-ville, a été rénové, et accueillera jusqu'à 20 000 spectateurs. A ses côtés, la Taïpei Arena, le Taïpei Gymnasium ou le Sport Center : ce mini-village olympique sera le centre névralgique de la compétition. Plus de 4 500 volontaires aideront à l’événement, dont le budget s’élève à 23 millions d’euros. Des routes ont été sécurisées pour permet-

C’

PHÉNOMÈNE

tre aux sourds d'évoluer en toute sécurité ; chaque équipe aura un interprète

Le stade sera inauguré en juin.

propre et des étudiants se chargeront d'aider les athlètes au quotidien. Preuve de l'importance de l'événement, les sponsors se précipitent. « Les montants, confidentiels, sont déjà très importants », explique Julia Li, respon-

sable des partenariats. Parmi eux : Taïwan Beer, 7-eleven (une chaîne de supermarchés omniprésente sur l’île) ou Nike. Officiellement, personne ne parle de clin d'oeil aux JO de Pékin ; les organisateurs écartent toute idée de revanche sur la Chine continentale. « Il n'y a pas de comparaison possible, explique Lin Kuo-Jui, président du comité d'organisation. Nous avons par exemple tissé des liens très profonds avec l'association des athlètes sourds chinois. » Taïwan compte aussi sur les stars. Scottie Pippen, une ancienne gloire de la mythique équipe de basket des Chicago Bulls, ou Yao Ming, le plus célèbre des basketteurs chinois, devraient être présents dans les tribunes. Au Comité d’organisation, on murmure qu'un certain Zinedine Zidane pourrait faire partie du voyage. ■

BALLON ROND

Baseballmania Football : un rêve taïwanais arlez de baseball à un Taïwanais et avid Cahmi, Daniel Calvert et enfants de quatre à douze ans, prinil se mettra presque à crier ! « Les DMichael Chandler, un Français et cipalement le samedi, sur un terrain P matchs sont souvent des grands deux Britanniques vivant à Taïpei, se dans le nord de Taïpei. « Mais les inframoments entre amis, explique Polo Liu, un jeune fan de vingt-quatre ans. On se retrouve dans des bars, devant des écrans géants. » Rien d’exceptionnel, direz-vous. Sauf que le baseball est le sport national à Taïwan, la fierté de toute une île. Historiquement, le baseball est un héritage de l’occupation japonaise. Les rencontres avec le Japon sont d’ailleurs électriques. Le baseball est même devenu un symbole sur la scène internationale, lorsque, par exemple, l’équipe taïwanaise rapporta une médaille d’argent des Jeux olympiques de Barcelone en 1992. ■ A.C

sont fixé un pari fou : faire découvrir le football aux Taïwanais. Le résultat est loin d’être acquis quand ils lancent, en 2004, la Master Football Academy. « Nous avons réuni 2 millions de dollars taïwanais (45.000 euros), détaille David Cahmi. On s’était renseigné sur les programmes établis dans des clubs anglais, notamment à Leicester où Daniel a joué professionnel. » Un cours coûte 270 dollars taïwanais (6 € alors que le corps professoral est composé de six entraîneurs, tous étrangers. Au programme : des séances d’entraînement pour les

structures manquent et nous devons parfois changer de stade », regrette le Français. Des médailles récompensent les progrès des élèves méritants. L’école, qui accueille chaque semaine plus de 150 élèves, veut exporter son modèle dans le reste de l’île. Mais l’aventure reste fragile : « Si les Taïwanais ont découvert le foot grâce à la Coupe du monde 2002 en Asie, ils n’ont pas l’habitude de la pratique », explique David Cahmi. En septembre prochain, ils devraient lancer un championnat des clubs de jeunes dans la région de Taïpei. Une vingtaine d’équipes devraient participer. ■ A.C Avril 2009

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AIGUILLONNE-MOI

CÉLINE MARCON

CORPS&ESPRIT

Médecine certifiée

conforme La médecine traditionnelle chinoise, croyez-vous, n’a qu’un effet placebo ? A Taïwan, elle est remboursée par la sécu. par CÉLINE MARCON

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a rue Dihua, située dans le vieux Taipei, est le lieu de rendez-vous des adeptes de la médecine traditionnelle chinoise. Elle fourmille d’échoppes où s’entassent des dizaines de boîtes en fer contenant des herbes réputées pour leurs vertus médicinales. Telle la racine de Ginseng pour lutter contre le stress ou l’écorce de cannelle pour traiter les pertes d’appétit. Les plantes, originaires surtout de Taïwan, de Chine, ou du Japon, dégagent des odeurs parfois intenses : plus le produit sent fort, meilleur il sera pour la santé assurent les connaisseurs. Née en Chine il y a 5 000 ans, la médecine traditionnelle a été importée à Taïwan par les migrants chinois. Selon ses principes, le corps, le cœur et l’esprit forment un tout. Les soucis de santé s’expliquent alors soit par un déséquilibre du Qi, l’énergie vitale,

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A Taipei, on peut se soigner

par acupuncture dans une clinique moderne ou acheter des herbes médicinales dans une échoppe traditionnelle.

La salive de martinet, un bon coup de fouet L’œil profane n’y verra qu’un amas de filaments translucides ressemblant vaguement à des nouilles. Le négociant, lui, connaît la valeur cet or diaphane : le nid d’hirondelle s’arrache autour de 2 000 euros le kilo. Car la médecine traditionnelle chinoise en a fait une des pierres angulaires de sa pharmacopée. Il n’y a nulle vertu qu’elle ne lui attribue : consommé sous forme de soupe ou de compote, le nid d’hirondelle ferait augmenter de façon vertigineuse l’énergie vitale, faisant tomber la fièvre, guérissant les maladies pulmonaires, fortifiant les os, endiguant les cancers. Mais, au-delà de ses prétendues vertus curatives, ce qui fait le prix des nids est son extrême rareté. C’est en Thaïlande que des dénicheurs risquent chaque jour leur vie pour débusquer les cachettes de mucus séché, édifiées à flanc de falaise par une sous-espèce de martinet.

qui circule dans le corps par des voies appelées les méridiens, soit par un manque d’harmonie entre le Yin et le Yang, deux forces opposées et complémentaires. Cette médecine chinoise connut un coup de frein pendant l’occupation japonaise entre 1895 et 1945, et n’a jamais retrouvé sa suprématie. Devancée aujourd’hui par la médecine occidentale, elle conserve toutefois un statut officiel. Ses prestations sont couvertes depuis vingt ans par la Sécu locale et concernent environ 10 % des remboursements d’assurance santé. A l’écoute du patient. Pour survivre, la médecine d’antan, réservée autrefois à la rue, doit se moderniser. Transmise de génération en génération, elle occupe désormais une place dans les hôpitaux, les universités et les laboratoires. Et connaît un nouvel essor ces dernières années. En 2004, 4 800 médecins exerçaient officiellement la médecine chinoise, dans 34 hôpitaux et près de 2 900 cliniques privées. La majorité de ces praticiens ne rejettent pas les pratiques occidentales, au contraire. « Nous collaborons avec les autres services. La médecine traditionnelle peut ainsi être utilisée avant une opération pour renforcer le système immunitaire du malade, et après pour soulager sa souffrance », témoigne Chang Hen-gong, vice-directeur du centre de médecine chinoise de l’hôpital de Chang Gung, à Taoyuan, au sud-ouest de Taipei. Même son de cloche chez Lin Jaunggeng, directeur d’une clinique de médecine chinoise à Taipei : « Le mieux est de combiner les deux médecines. Rares sont nos patients qui refusent les soins occidentaux. » Autorisé à pratiquer les deux médecines grâce à un diplôme spécial, le docteur Lin se fonde d’abord sur les théories de ses ancêtres. Son diagnostic repose donc surtout sur l’observation et l’écoute du patient : il inspecte, sent, interroge et palpe, en se concentrant sur le pouls et la langue. Afin de rétablir l’équilibre énergétique du corps, il choisit un ou plusieurs traitements, telle l’acupuncture (inser-

tion d’aiguilles) ou la moxibustion (combustion d’une herbe sur le corps). Mais il utilise aussi des pratiques occidentales, comme la radiologie ou les analyses de sang. Fondée en grande partie sur des croyances, la médecine chinoise peut laisser dubitatif un esprit cartésien. La communauté scientifique n’est pas unanime, même si l’Organisation mondiale de la santé a approuvé l’utilisation de l’acupuncture dans le traitement de soixante-quatre maladies, dont la migraine. Et si la médecine occidentale domine pour la chirurgie et les secours d’urgences, « la médecine chinoise s’avère meilleure pour soigner les maladies chroniques, comme l’asthme. Elle entraîne peu d’effets secondaires, au contraire de la médecine occidentale. Par exemple, nos plantes contre l’insomnie ne rendent pas dépendants », affirme Chung Hua-hsu, professeur en médecine chinoise à l’université nationale de Yang-Ming à Taipei. Tests en labo. Pour développer une médecine traditionnelle de qualité à Taïwan, les pouvoirs publics ne lésinent pas sur les moyens. « La médecine chinoise a prouvé son efficacité depuis des millénaires. Mais nous devons apporter des preuves scientifiques pour la reconnaissance internationale », explique Jenny Wang, chercheuse à l’Institut national de recherche en médecine chinoise à Taipei. Cette scientifique teste en laboratoire les effets des plantes médicinales. Objectif : publier des travaux scientifiques, et développer des médicaments plus efficaces. Taïwan veut aussi renforcer la formation des praticiens. A partir de 2011, il deviendra obligatoire de passer par l’université pour exercer la médecine traditionnelle. Quant aux médicaments à base de plantes, le Comité de la médecine et de la pharmacie chinoises vérifie que les firmes pharmaceutiques respectent les formules certifiées. L’assurance santé ne rembourse que ces produits contrôlés, vendus uniquement sous forme de poudre concentrée. Si l’on achète des herbes pour préparer soi-même une mixture thérapeutique, on en est de sa poche. ■ Avril 2009

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CORPS&ESPRIT

CÉRÉMONIE DU THÉ

Chow Yu, la science infusée La tradition du thé est un pilier de la culture classique insulaire. A Taipei, la Wistaria Tea House conserve et sublime cet art. par SALOMÉ KINER

ans le quartier de ShiDa, au détour d’une ruelle bordée de maisons traditionnelles japonaises – ces vestiges patrimoniaux menacés par l’appétit des constructeurs immobiliers – il y a une maison au charme discret, toute en fenêtres et en jardins, la Wistaria Tea House. Fondée en 1981, elle était classée site historique de Taipei en 1997. Plus de dix ans après, le maître des lieux, Chow Yu, un petit homme de 62 ans, reçoit les visiteurs dans la sérénité. Dans une pièce aux lumières tamisées, sur fond de musique traditionnelle chinoise, Chow Yu déballe un paquet de Liu An « Sun Yi Shun », produit de luxe originaire de la région du Yunnan et spécialement sorti de sa collection pour l’occasion. Ce thé post-fermenté s’obtient à partir de feuilles de thé torréfiées puis compressées et conservées pendant une longue période pour favoriser le processus de fermentation. Commence alors la subtile cérémonie. Des gestes que Chow Yu répète « au moins trois fois par jour », dit-il en brisant un morceau de thé, souvent conservé sous forme de disque très compact. Il l’émiette à l’aide d’une petite spatule avant de le doser dans une balance électrique. Règles ancestrales. Pour deux personnes et une petite théière, comptez six grammes. L’eau doit être frémissante, c’est-à-dire à environ 95°C. Après avoir chauffé les dés à coudre qui font office de tasses, Chow Yu jette les deux premières eaux, très amères, dans un saladier-poubelle en porcelaine chinoise qui orne toutes les tables de la Tea House. Pour un thé récemment récolté, c’est aussi une manière d’éliminer les potentiels engrais qui polluent les nouvelles plantations. La boisson ne coule pas directement de la théière à la tasse, mais transite par un

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Pour préparer son thé, Chow Yu suit le rituel des anciens à la lettre.

petit bol à bec verseur en raku (poterie traditionnelle japonaise). « Il y a deux raisons, souligne le maître. Cela permet de refroidir le thé, pour que le convive ne se brûle pas. Mais c’est aussi un moyen d’équilibrer l’infusion. Car si je sers successivement les deux bols, le second sera nécessairement plus fort. » C’est l’heure de la première gorgée : un voyage gustatif surprenant, quelque part entre une poignée de terre humide mise en bouche et la fraîcheur printanière de la rosée du matin. En deux heures, le rituel sera reproduit une vingtaine de fois. Mythes et vertus. Plus de vingt variétés sont à la carte. Mais Chow Yu, plein de cette sagesse qui préfère le bien-être à la gourmandise, se laisse guider par la météo. En ce lundi plu-

vieux, il conseille le thé pu-erh pour ses vertus réchauffantes : « les jeunes choisissent leur thé selon le goût, mais les vieux laissent parler le corps », confesse-t-il. On dit aussi que cette plante « vintage » procure l’énergie, le « Qi », des forêts des montagnes du Yunnan, et la sagesse des grands âges. Mais la félicité n’est pas à la portée de tout le monde. Comptez au minimum six euros par théière individuelle de Dong Ding Oolong, culture locale et premier prix de la Wistaria Tea House. Si vous avez les moyens financiers de prétendre au Nirvana, choisissez le Hong Yin Xishuangbanna, doyen luxueux de la carte. Pour la bagatelle d’eviron 110 euros par personne, ce thé quarantenaire aux fragrances de camphre libèrera vos organes de leurs carcans psycho-somatiques. ■


CORPS&ESPRIT

UNE NUIT DANS UN MONASTÈRE

Ma vie de moine bouddhiste Fo Guang Shan, le plus grand centre religieux de Taïwan traîne une réputation de Disney Land bouddhiste. À tort. par BAPTISTE TOUVEREY

e visiteur découvre d’abord les statues. Elles sont partout. Souvent disposées le long d’allées parfaitement entretenues. Des nains de jardin en plus chic. Celle du « grand Bouddha » s’impose d’emblée. C’est la plus haute de l’île. À ses pieds, 400 répliques miniatures. Tout est moderne ici. Avant 1967, la colline, à une heure de Kaohsiung (au sud de l’île), était jugée inhabitable. Hsing Yun, le « maître vénérable », décida pourtant d’y édifier un centre pour accueillir et former des moines bouddhistes. Fo Guang Shan est un monastère et une université à la fois, une sorte de Mont-Saint-Michel planté en plein campus à l’américaine. Une Sorbonne où l’on n’aurait pas le droit de tuer les moustiques. Les simples étudiants se reconnaissent facilement : ils ont encore des cheveux. Seuls les vrais moines sont rasés. Les nonnes sont beaucoup plus nombreuses que leurs homologues masculins, pour la bonne et simple raison qu’une fille a moins de valeur qu’un garçon au sein de la famille taïwanaise. Ce n’est donc pas un drame si elle se retire du monde.

BAPTISTE TOUVEREY

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11h30 tapantes, les moines se rendent au réfectoire pour le déjeuner.

Une vie scandée par les prières, la méditation et les repas. Tous sont pris dans un réfectoire où nonnes d’un côté, moines de l’autre se font face. Ils y mangent en silence. Viande et poisson sont prohibés. Ail et oignon aussi car la mauvaise haleine est considérée comme une forme d’agression. On ne gâche rien. Au début du repas, on désigne de ses baguettes les mets qu’on ne mangera pas. Ils sont récupérés et distribués à ceux qui veulent du rabe.

Grâce aux donations, le monastère continue de s’étendre. Un temple gigantesque est en voie d’achèvement. Y sera entreposé ce que Fo Guang Shan possède de plus précieux : une dent de Bouddha Sakyamuni, le chef spirituel historique. Il n’en existe que quatre dans le monde. Celle-ci est le don d’un moine tibétain, qui craignait qu’elle ne tombe à sa mort dans les mains des communistes. ■

A RT M A RT I A L

Ni Kung-fu ni Wushu, simplement Kuo Shu arlez à un Chinois de Kung-fu, il l’art martial traditionnel en Chine a shu sont largement répandus sur l’île ne comprendra pas à quoi vous évolué de façon différente des deux et il n’est pas rare de croiser des P faites allusion. À ce mot, né dans les côtés du détroit. En effet, la révolution adeptes s’y adonnant dans les parcs ou studios américains, il préfére Wushu (art chevaleresque). Maintenant parlez de Wushu à un Taïwanais. Il vous rira au nez. Lui ne jure que par le Kuo shu (art national). Les trois mots sont synonymes, à quelques nuances près. Seulement,

culturelle chinoise a vu d’un mauvais œil cet art martial accusé de propager des valeurs féodales. En revanche, à Taïwan, où plusieurs maîtres ont suivi Tchang Kaï-chek, le sport de combat s’est épanoui en gardant sa visée première : l’efficacité. Les différents Kuo

sur les dalles de centres commerciaux. Quand bien même le Kuo shu voit sa popularité grignotée auprès des jeunes par le Taekwondo qui a rapporté deux des quatre médailles taïwanaises aux Jeux Olympiques de Pékin en août dernier. ■ SILVÈRE BOUCHER-LAMBERT Avril 2009

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CORPS&ESPRIT

L’ E X PAT R I É

Un catho chez les taos

Des présidents chrétiens pour Taïwan

Le père fondateur Tchang Kaï-chek s’était converti au christianisme. Après des décennies fastes, les ouailles désertent. Un curé français, Jean-François Legall, continue à évangéliser en terre taoïste. par BAPTISTE TOUVEREY

amais béret n’aura semblé aussi exotique. Il confère au personnage une allure d’un autre temps. Plus encore peut-être que son visage racé de paysan matois. Ou que sa soutane noire. Il y a en lui du curé de campagne cher à Bernanos. De saint FrançoisXavier aussi bien sûr, ce missionnaire parti évangéliser la Chine au XVIe siècle. Lui est arrivé à Taïwan il y a vingt-six ans par bateau cargo, fasciné par un Orient que lui avait révélé les aventures de Tintin dans Le Lotus bleu. Lui, c’est le Père Legall, un bloc de catholicisme français comme on n’en fait plus, y compris en France. Il dirige la paroisse de Sanxia. À arpenter les rues de cette grosse ville de la banlieue lointaine de Taipei, on comprend que le regard narquois, mais implacable du Père, son air résolu, sa vision sans concession de la modernité, font partie de la panoplie du curé in partibus : sa paroisse est une enclave catholique en terre taoïste. Son sacerdoce est un combat de tous les jours au milieu d’un monde où ses coreligionnaires sont ultraminoritaires : à peine 300 fidèles pour une ville de 100 000 habitants. Et où la cohabitation n’est pas idyllique. Pression clanique. Pas de persécutions, bien entendu, contrairement à ce qui se passe de l’autre côté de la mer de Chine. À Taïwan, l’intolérance n’est pas d’Etat. Elle se manifeste surtout au niveau familial. « Pour le clan, se convertir, c’est trahir », regrette le Père Legall. Les familles s’imagi42

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Jean-François Legall, curé de

Sanxia, est arrivé à Taïwan en 1983. nent souvent que ceux de leurs membres qui deviennent catholiques vont abandonner leurs anciens, ne plus faire les sacrifices nécessaires au repos de leur âme. Conséquence : aucun des paroissiens n’est originaire de Sanxia. Aucun n’y a la tombe de ses ancêtres. Tous sont des nouveaux venus sur qui la pression clanique ne s’exerce plus. La plupart des Taïwanais connaissent mal le catholicisme. Ils ignorent par exemple que depuis 1939, la vénération de Confucius et des anciens est acceptée par l’Eglise. ■

C’est l’un des grands paradoxes de Taïwan la bouddhisto-taoïste : ses dirigeants furent presque tous des chrétiens. Seul Chen Shui-bian, président de la République de 2000 à 2008, fit exception. Mais il n’était pas du Kuomintang… Tchang Kaï-chek et son successeur de fils étaient méthodistes, Lee Teng-hui (à la tête de Taïwan de 1988 à 2000) presbytérien. Quant à l’actuel président, Ma Yingjeou, même s’il s’affiche dans les temples taoïstes, il a été baptisé catholique. La confession de ses leaders a-t-elle eu de l’influence sur les Taïwanais ? De 1950 à 1970, le christianisme a eu le vent en poupe. Tchang Kaï-chek favorisait le dessein des missionnaires et certains d’entre eux se prirent même à croire en une conversion massive de l’île. Mais elle concerna surtout les aborigènes ou resta superficielle. Il y eut de nombreux « baptêmes de riz » : les réfugiés de 1949, souvent accueillis par les missionnaires, se convertissaient davantage par gratitude que par conviction. A en croire le père Legall, ce fut le cas des parents du président Ma.


TA I P E I D E R N I È R E

SALOMÉ KINER

C U LT U R E

Taipei,

la nuit

Bars clandestins, bouges décrépis, marchés bondés ou clubs ultraselects… La nuit taïwanaise fourmille de lieux surprenants. Balade dans les rues d’une capitale chaloupante. par SILVÈRE BOUCHER-LAMBERT, ZINEB DRYEF et SALOMÉ KINER

aipei ne connaît pas l’obscurité. La nuit, ses néons agressifs invitent à l’errance. Laquelle débute à l’aveugle le long de vastes boulevards aux fast-food aguicheurs dont les portes ne se ferment jamais. 24/24 le Mac Do. 24/24 les superettes. 24/24 les masseurs. Voici un bar clandestin,

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C U LT U R E

TA I P E I D E R N I È R E décrépies des années 80. Penser être tombé sur un petit bar sordide qui n’abriterait que des ivrognes et des désespérés et finalement trouver une scène lumineuse.

Pour seul salaire, des billets glissés dans des enveloppes couleur chance, comme celles que reçoivent les enfants pour les grandes occasions

derniers bars à enveloppes rouges. Héritage de la guerre, ils accueillaient les soldats défaits après la victoire des communistes en 1949. Taipei n’était alors qu’une ville triste, sans lumière ni distraction. Pour consoler les exilés chinois, des femmes montaient sur scène pour chanter leurs amours laissées sur le continent. Pour seul salaire, les chanteuses recevaient des billets glissés dans des enveloppes couleur chance, comme celles que reçoivent les enfants pour les grandes occasions.

SALOMÉ KINER

promesse d’une fête s’achevant à l’aube. L’enseigne aux ampoules roses, plutôt criardes, invite à grimper au troisième étage d’un immeuble d’habitation impersonnel. À côté des tours flamboyantes de PartyWorld, la plus grande chaîne de karaoké de Taïwan, ce bar du quartier de la gare centrale est grand comme un cagibi. Mais un cagibi charmant. Derrière une porte blindée sertie d’un cœur rouge, seulement quatre tables et une scène n’excédant pas le mètre carré. Ce soir un policier donne de la voix, sans doute aussi grisé par la bière

Jolies filles et chanteuses de charme (Andy Birdy, au centre) donnent la fièvre à Taipei la noctambule.

tiédasse servie en rafales par une patronne hilare que par les vociférations de son « petit frère » Lai. Qui certifie appartenir aux triades, les redoutées mafias locales. Sans jamais regarder l’heure, on fume à grandes bouffées, on titube en distribuant des accolades, on improvise des rocks ratés et on se dit qu’à Taïwan, même les gangsters sont sympas. Bars à chanteuses. Marcher plus loin, vers la porte de l’Ouest, ce quartier de lycéens à mèches colorées. Entre mille magasins branchés, apercevoir des visages de jeunes femmes sur des affiches 44

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Des hommes sont attablés face à une estrade en bois. Assis sur des chaises en toile verte, ils regardent, solitaires et silencieux, des femmes chanter des standards chinois. Enserrées dans des robes extravagantes, elles se succèdent après avoir fredonné deux ou trois morceaux. Andy Birdy, quinquagénaire plantureuse, surgit sur scène. Le temps de quatre morceaux, elle transforme ce lieu de mélancolie en bal burlesque façon Terry Gilliam. Avec la gaieté tapageuse des femmes déclassées restées fières, Andy raconte ce cabaret étrange, l’un des

Soixante ans après, de ces bars, il ne reste qu’une poignée à Taïwan. Les jeunes chanteuses sont devenues de vieilles dames fardées et les soldats des retraités sans fortune. Plus les années passent, plus les patronnes de ces lieux tentent d’attirer une clientèle riche en recrutant des jeunes filles. Andy Birdy, diva des lieux, règne sur plusieurs de ces bars et, à chacune de ses apparitions, récolte plus d’argent que les autres. Selon la tradition, les clients écrivent leur nom sur les enveloppes qu’ils tendent, et, plus tard, s’ils se sont montrés géné-


tao irradie son calme sous des lampions ardents. Faire le mur à The Wall. Affalé dans son fauteuil croco, Orbis, un jeune homme de son temps, parle en mangeant et rote en parlant. Co-programmateur de The Wall, il présente avec fierté cette salle de concert de 600 places à la programmation indépendante et pointue. Véritable consécration pour les petits groupes locaux, c’est aussi un passage obligé pour les formations rock internationales en tournée asiatique. Pépite de la contreculture taïwanaise au royaume de la

des musiciens charitables venus chanter pour la soirée de soutien au syndicat des joueurs de baseball. Room18. Sauter dans un taxi pour rejoindre la jeunesse branchée taïwanaise qui ne va ni dans les karaokés clandestins, ni dans les bars à chanteuses démodés, mais dans les clubs select. En contrebas de la plus haute tour d’Asie, la Tapei 101, Room18 est le club le plus fréquenté de Taipei. A la veille d’une fermeture temporaire d’un mois pour travaux, plus de 600 personnes piétinent à l’entrée.

SALOMÉ KINER

reux, les chanteuses leur rendent visite. Elles restent parfois auprès d’eux jusqu’à la pointe de l’aube. Marchés de nuit. De l’autre côté de la ville, les Taïwanais affluent en masse à Shilin, le plus vénérable des marchés de Taipei. Voilà plus d’un siècle que la foule se presse, la nuit venue, dans ses allées bondées. L’air lourd exhale des fragrances de friture et de tofu grillé. Sur des charrettes à main, chacun prépare sa spécialité. Celui-ci vend des beignets aux huîtres. Cet autre des croquettes de

Rock indé à The Wall, brouhaha des marchés de nuit et rap au Room18 : faites du bruit !

poissons. Celui-là des brochettes d’énormes fraises figées dans une vasque de sucre fondu. Dans les travées étroites, on piétine et se bouscule entre les étals de vêtements criards. Les camelots à la sauvette sont venus en essaim avec leurs cargaisons rutilantes, prêts à disparaître à la moindre alerte. Plus loin, les M16 factices crépitent, fichant de petites billes jaunes dans des ballons. La bouche crispée par la concentration, de petites filles pêchent à l’épuisette des poissons aux nageoires irisées. Dans ce tumulte incessant, seul un temple

pop, The Wall compte aussi un lieu d’exposition, un disquaire, un salon de tatouage, un magasin de babioles design et des studios d’enregistrement.

Néons rouges, MC japonais, jardins d’hiver et gogo-danseuses dans ce temple festif capitonné de miroirs Il est 20 heures, et les mélomanes se pressent aux portes de la cave branchée. Entre deux poignées de main, Orbis accueille les artistes du jour :

Néons rouges, MC japonais, jardins d’hiver et gogo-danseuses, l’ambiance est bon enfant dans ce temple festif capitonné de miroirs. Alors qu’une salle électro taquine les oreilles des clubbeurs avec ses grosses basses saturées, le coin pop fait monter le thermostat à coups de tubes de Madonna et de Kate Perry. Les couples, rares dans les rues, se forment à la faveur des heures qui passent. Ici, les filles paient peu et les garçons sont charmants, forcément. Taïwan : de la gentillesse jusque dans l’ivresse. ■ Avril 2009

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C U LT U R E

JUKE-BOX

Dans la peau de Teresa Teng Plus de dix ans après la mort de Teresa Teng, la voix d’or de la variété asiatique, nous avons rencontré son sosie dans l’un des derniers bars à chanteuses de Taipei. u tour de Peggy de faire rêver les vieillards installés face à la petite scène. La très jeune fille au sourire interminable et aux yeux clairs ondule lentement au rythme des vieilles mélodies chinoises qu’elle chante. Il y a comme de la noblesse dans sa tunique violette brodée de fil d’argent, comme de la fierté dans la lenteur indifférente qu’elle met à saisir les enveloppes rouges que lui tendent les clients. Elle donne de la voix contre des billets qu’elle a plus nombreux que les autres chanteuses, l’histoire ne dit pas si elle met son corps à contribution. Dans son anglais impeccable, elle ne le dira pas non plus, elle racontera seulement son histoire. Et son âge. La très jeune fille a 38 ans et chante le week-end. Elle consacre le reste de sa semaine à rêver à un métier qui lui plairait, elle ne sait pas lequel. Son génie à elle est de ressembler trait pour trait à Teresa Teng, la voix d’or taïwanaise et la plus grande star

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de variété d’Asie. Ici, les jeunes chanteurs tirent gloire de leur ressemblance parfaite avec les légendes de la musique asiatique. À condition que celles-ci aient renoncé à la scène. Deuil national. Pour Peggy, la voie est libre, Teresa Teng est morte d’une crise d’asthme à quarante-deux ans a été enterrée par la foule taïwanaise un jour de deuil national en 1995. Pour d’autres, le retour d’une star disparue rime avec reconversion. Peggy raconte l’histoire d’un collègue appelé Jackie Chan, un homonyme de l’acteur karatéka : « Jackie a dû changer de métier parce que son modèle, un chanteur qui ne chantait plus, a décidé de remonter sur scène. Vous ne pouvez chanter les textes d’un autre que si vous êtes sûr qu’il ne se montrera plus au public. » Peggy n’est pas toquée de chant, elle s’y est mise par hasard en remportant un concours télévisuel, en 1999. « J’y étais allée pour rendre service à une amie qui y travaillait. Il y avait

peu de candidats ce jour-là », dit-elle. Un hasard pourtant hérité de mère en fille. Sa tunique violette, Peggy l’a obtenue de sa mère, chanteuse, et de sa grand-mère, chanteuse elle aussi. À la table d’un restaurant oriental, la sosie de Teresa Teng rallume ses fines cigarettes légères entourée de ses admirateurs interlopes – un ex-pivot de l’équipe nationale de basket-ball de taille plutôt moyenne et un beau quinquagénaire taïwanais du NewJersey. Bavarde, elle ne cesse de parler en agitant ses petites mains aux ongles longs et laids des taïwanaises de nuit. Elle s’interrompt pour rire et exhiber les photos de son chat obèse. « Il faut du talent pour imiter », répète-t-elle. Comme elle répète qu’elle est trop vieille pour être une « vraie » chanteuse, de celles qui écrivent. Elle ne dira rien de ses années perdues avant le fameux show télé qui l’a révélée. Avant sa renaissance dans la peau de Teresa Teng. ■ ZINEB DRYEF

LUXE

22 heures et ils sont quelques centaines à avoir préféré aux bruyants marchés de nuit l’atmosphère feutrée du magasin Eslite. Certains étaient venus pour feuilleter quelques pages, et sont là depuis deux heures. D’autres viennent ici comme ils iraient à la bibliothèque. La plus grande librairie de Taïwan, dans son immense écrin de verre et d’acier, est un endroit où le temps s’arrête. Chez Eslite, le concept de librairie a été très travaillé. Ce n’est pas seulement un 46

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ment et en toute quiétude livres, journaux et DVD. « MAGAZINE » : Les lettres en capitales se détachent sur les rayons, au troisième étage. Dans ce kiosque géant, le plus grand de Taipei, presque toutes les revues de la planète, grand public ou spécialisées, sont répertoriées. On peut y trouver les vingt-quatre derniers numéros d’un mensuel populaire japonais ou les éditions italiennes, françaises ou américaines de Vogue. ■ MARTHE HENRY

DR

La culture d’Eslite a Flûte enchantée berce les clients magasin où l’on vient acheter, confortablement assis sur les consommer de la culture, mais un Lmoelleuses banquettes en cuir. Il est univers où l’on peut découvrir libre-

L’espace Magazine de la librairie.


C U LT U R E

BOX-OFFICE

Nouvelle vague contre tsunami américain La Cinémathèque de Taipei rend régulièrement hommage au cinéma européen. Elle doit en revanche faire face au désamour des Taïwanais pour leur cinéma national, nous explique son directeur, Winston Lee.

Ils sont très réputés en Europe grâce aux récompenses obtenues dans les festivals de Berlin, Venise ou Cannes. Par exemple Three Times, de Hou Hsiao-hsien, a connu un succès bien plus grand en France qu’à Taïwan. Le cinéma de ces réalisateurs est trop intellectuel, trop compliqué pour les Taïwanais. Vous savez, 97 % des films diffusés sur notre île proviennent d’Hollywood. Une loi autorise le cinéma américain à envahir nos salles sans limite. Dans le cinéma taïwanais, certains sujets sont-ils tabous ?

Les réalisateurs peuvent aborder très librement des sujets comme l’érotisme ou l’homosexualité. En 2008, le film érotique Way word club a explosé le

box-office. Il existe aussi des films politiques, sur le massacre du 28 février 1947 et la loi martiale qui fut alors instaurée. Mais ces films n’intéressent pas le grand public. Tout comme les films chinois, qui sont trop politiquement corrects. Quarante films de fiction ont été produits à Taïwan en 2008. Comment ont-ils été financés ?

Le ministère de l’Information soutient une vingtaine de films par an. Il finance environ un tiers du budget, les producteurs devant trouver le reste. Les jeunes réalisateurs peuvent également participer à un concours départageant les meilleurs films taïwanais et bénéficier ainsi d’une aide financière. Mais les réalisateurs comme Hou Hsiao-hsien et Tsai Ming-liang reçoivent peu d’argent de leur propre pays. Grâce à la France surtout, friande de

ANNE-SOPHIE LASSERRE

Tsai Ming-liang et Hou Hsiaohsien sont des réalisateurs très connus en France. Sont-ils des stars à Taïwan ?

Winston Lee, directeur du Chinese Taipei Film Archive.

leur cinéma, ils arrivent à compléter leurs budgets. ■ recueilli par MARION BRUNET et ANNE-SOPHIE LASSERRE

SUCCÈS

CANNES

Cape n° 7, la réconciliation ans l’industrie cinématogra- de la colonisation. Il écrit alors des phique taïwanaise, c’est une lettres à la femme qu’il abandonne, D révolution. Depuis août dernier, les sans les envoyer. Soixante ans plus

Visages du Louvre

Taïwanais redécouvrent leur cinéma national grâce à Cape number seven de Wei Te-sheng. Les chiffres sont éloquents : deuxième film le plus vu sur l’île après l’insubmersible Titanic, cette fiction a engendré 13 millions de dollars américains de recettes et provoqué des records de réservations de DVD… Si cette comédie fait la part belle aux scènes cocasses, elle évoque aussi le douloureux passé de Taïwan, sous les traits d’un Japonais d’une quarantaine d’années contraint de quitter l’île après la fin

tard, Aga, un jeune Taïwanais devenu postier après l’échec de son groupe de rock, les retrouve et décide de les livrer. En chemin, il rencontre une charmante jeune femme et parvient à faire la première partie d’un grand groupe en tournée dans sa région. Loin de nos Ch’tis, Cape number seven croule sous les prix. Une question, donc : la critique taïwanaise est-elle plus sensible au succès ou le cinéma taïwanais populaire est-il de meilleure qualité que le nôtre ? ■ ANTONIN CHILOT

Pour les besoins du dernier film du Taïwanais Tsai Ming-liang, le musée du Louvre a pour la première fois ouvert des salles inexplorées et a financé 20 % du film. DansVisages, un réalisateur débarque dans le musée parisien pour tourner un film qui revisite le mythe de Salomé – interprétée par Laetitia Casta. L’ex-mannequin donne la réplique à Jean-Pierre Léaud, Fanny Ardant et Jeanne Moreau. Avec ce nouvel opus, Tsai Ming-liang devrait monter pour la troisième fois les marches du festival de Cannes en mai prochain. The Hole et Et là-bas, quelle heure est-il ? avaient été sélectionnés en 1998 et 2001. ■ A-S.L Avril 2009

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GUIDE PROMENADES

GASTRONOMIE

SHOPPING

THOMAS VAMPOUILLE

TOURISME

Alishan

Voyage

dans le passé

On peut prendre le bus pour atteindre le parc d’Alishan. Ou prendre le temps. Embarquez dans un des derniers trains de montagne au monde. par MAUD NOYON et THOMAS VAMPOUILLE

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our monter à bord de l’Alishan Forest Train, il faut d’abord dénicher le quai prévu dans la petite gare de Chiayi, ville provinciale du centre de l’île. Un air de « quai 9 3/4 », digne d’Harry Potter. D’ailleurs très vite, ses rails se séparent des autres lignes, comme pour un voyage imaginaire, un voyage d’un autre âge. Une bouffée d’air, pour les touristes en manque de fraîcheur. L’été, quand la chaleur suffocante écrase le reste de l’île, la température làhaut n’excède pas 24° C. Une parenthèse aussi. Dans l’île trépidante, le train détonne avec ses pointes à 15 km/h. Avec deux à trois départs quotidiens selon les saisons, l’Alishan Forest Train effectue le trajet vers le parc naturel, perché à quelque 2 200 mètres d’altitude, en un peu plus de quatre heures. De quoi

P


KENTING Cap au sud sur les plages

Petite ville tournée vers la mer, Kenting est un îlot de tranquillité et de douceur. Elle détonne par son charme discret et son ambiance paisible. La plupart des hôtels, en front de mer, disposent de terrasses ensoleillées

THOMAS VAMPOUILLE

peu, signe que le convoi s’attaque aux premières pentes. En altitude, la végétation marque les paliers. Des palmiers aux conifères, en passant par les forêts de bambous. Le rideau de verdure s’écarte parfois, pour laisser entrevoir des ravins vertigineux. Des vallées s’étendent au loin, souvent noyées dans la brume, comme dans un halo de mystère. Soudain, le convoi s’interrompt. La route est coupée, il faut descendre. La vie d’une ligne de montagne n’est pas de tout repos. L’été dernier,

La ligne date de 1907, quand les Japonais, décidèrent d’exploiter le bois réputé de la forêt

et de chambres aux tarifs modestes, autour de 24 € la nuit. Le soir, une population jeune, avide de surf, envahit le marché et les bars de la ville. (A.C.) CHIUFEN Prendre un thé face à l’océan

Accroché à la montagne, Jiofen offre un magnifique point de vue sur l’Océan Pacifique. Le village de 2 000 habitants est à moins d’une heure de bus de Taipei. Dans ses petites ruelles, une foule de boutiques

de souvenirs très colorées et de maisons de thé. La plus ancienne d’entre elles, rue Jishan, offre une déco zen : douce fontaine, mobilier en bois et ambiance feutrée. L’hôte détaille le cérémonial du thé et recommence plusieurs fois si nécessaire. Aujourd’hui assez tranquille, Chiufen était très prospère dans les années 1930 grâce à ses mines d’or. On la surnommait la « Petite Shanghai ».

une partie de la voie s’est effondrée à la suite d’un glissement de terrain. Les contrôleurs arrachent donc les passagers à leur contemplation pour les mener à travers un village, puis le long d’un sentier forestier. Valise à la main, en file indienne, la troupe rejoint un autre train qui attend plus haut sur la ligne. Au passage, les villageoises ravitaillent les voyageurs en bananes et en patates douces. Conducteur de légende. Les quatre petits wagons reprennent leur route, poussés par une locomotive dont le maniement nécessite une longue formation. Une formation que certains conducteurs expérimentés n’hésitent pourtant pas à suivre, par défi et par goût pour la légende. Les rochers sont bientôt complètement couverts d’une épaisse mousse verte, c’est la forêt d’altitude qui enveloppe tout de son humidité persistante. Au bout du voyage, Alishan accueille le touriste avec des danses traditionnelles. En tenue folklorique et en short Nike. La ville manque d’authenticité, mais qu’importe. Avec le Alishan Forest Train, c’est le chemin qui fait le voyage. ■

ESTELLE MAUSSION

SALOME KINER

prendre le temps de rêvasser, devant un paysage qui défile à vitesse humaine. Au départ, le tortillard rouge aux yeux ronds se fraie un chemin à travers les faubourgs de Chiayi, frôlant les constructions en tôle. On se prend à regarder chez les gens, dans les arrière-cours et les cuisines de la petite ville provinciale. Au détour d’un baraquement, un cimetière de wagons se révèle. Une antique locomotive trône au milieu d’un parc en bordure de voie, souvenir d’une autre époque. Destination vedette. La ligne date de 1907, quand les Japonais, alors occupants de Taïwan, décidèrent d’exploiter massivement le bois réputé de la forêt d’Alishan. Depuis la fin de l’activité forestière, l’endroit est devenu l’une des destinations phares du tourisme dans l’île. Le voyage se poursuit à travers champs. Bananiers, plantations d’ananas et d’arbres fruitiers s’étendent jusqu’au pied du massif montagneux. Le roulis s’intensifie peu à

La ville fut aussi le lieu du tournage du film de Hou Hsiaohsien, La cité des douleurs, qui raconte l’occupation japonaise. (E.M.) FON LI SUE Les gourmets en sont babas

La boulangerie Vigor Kobo n’est pas un simple « haut lieu de la gastronomie ». Avril 2009

Pour de nombreux touristes asiatiques, elle s’apparente à un lieu de pèlerinage. Les papilles affluent par bus entiers de Hong-Kong, Singapour, Macao ou encore de la Chine voisine pour déguster le graal culinaire de la maison : le Fon Li Sue (littéralement gâteau à l’ananas). Certains aficionados en sont tellement friands qu’ils en rapportent de pleins caddys. Compter 7 € pour dix Fon Li Sue. Adresse : 27, ChengTe Rd. Taipei (O.S.)

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GUIDE

TOURISME

ESTELLE MAUSSION

MARTHE HENRY

Plongée dans les gorges de Taroko

es falaises de marbre d’une centaine de mètres. Des masD sifs forestiers qui abritent la moitié des espèces animales de Taïwan. Ce sont les gorges de Taroko, première destination touristique de l’île. Pour découvrir les canyons creusés par la rivière Liwu, il faut suivre une route en lacets qui sillonne le parc national de Taroko. Il s’étend sur 90 000 hectares, de la côte Pacifique de l’île

à des sommets de 3 700 mètres. Après une heure de bus, on arrive dans la petite ville de Tienshang. Elle fait face à un temple bouddhiste, auquel on accède par un immense pont suspendu.Pour les plus aventureux, osez la randonnée « Baiyang ». Elle mène à de magnifiques cascades et débute par un tunnel de 380 mètres. Sensations garanties mais n’oubliez pas votre lampe de poche. ■ ESTELLE MAUSSION

Tainan, la « ville aux cent temples » sont concentrés dans le même périmètre et un parcours fléché permet de s’y retrouver. De la gare, la très animée Minzu Road vous emmène droit au Fort Provincia, édifié par les Hollandais. Ils furent chassés de Tainan en 1662 par Koxinga, un guerrier devenu héros national. De petites ruelles piétonnes vous conduisent à des temples plus discrets mais toujours bondés. Les fidèles sont souvent des personnes âgées qui se retrou50

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vent pour jouer aux dames ou de jeunes citadins qui, en un coup de scooter, viennent prier leurs dieux. Le temple de Confucius, avec son parc, constitue une étape nécessaire pour respirer loin des moteurs des taxis jaunes ou se reposer à l’ombre des arbres. Il a subi une vingtaine de liftings depuis sa création en 1665 mais reste un exemple d’architecture chinoise classique. Poussez la promenade jusqu’à Anping, un quartier restauré il y a peu pour faire renaître l’ancienne capitale du pays. ■ ANNE-SOPHIE LASSERRE ANNE-SOPHIE LASSERRE

on surnom est trompeur, puisque Tainan compte 220 S édifices religieux. La plupart

Resto scato Comme souvent à Taipei, le restaurant est perdu au premier étage d’un immeuble bardé de néons au cœur du quartier Shilin. Heureusement, un énorme étron rose indique le chemin aux gastronomes téméraires. Un escalier plus tard, le visiteur pose le pied au Modern Toilet. Ici, la table est une baignoire, les murs sont recouverts de mosaïque, des peignoirs pendent à une tringle ; dans une vitrine, des cendriers en forme de crottes sont à vendre. A l’arrivée du menu, on hésite entre se taper violemment la tête contre la céramique ou applaudir. Des petits étrons parsèment la grande feuille plastifiée, une devant chaque plat, en guise de rappel. Mais en gourmet aguerri, l’aventurier persiste. Surtout que pour quelques centimes de plus, il peut emporter chez lui l’urinoir dans lequel les boissons sont servies. Le choix des plats est limité, mais qu’importe, l’attention se fixe davantage sur le contenant que le contenu, soit des minitoilettes où l’on déguste son plat dans la cuvette. Mais, le plus incroyable au Modern Toilet se trouve où on ne l’attendait plus : dans les toilettes, où le client au besoin pressant a le choc ultime de se retrouver face à des commodités… à la turque. ■ ROXANE GUICHARD


GUIDE

V E RT I G E E T E X P L O I T

Taipei 101, la tour du miracle

’est un des symboles de la réussite taïwanaise. 508 mètres de haut, un C ascenseur qui vous emporte au 89 étage en e

quelque 37 secondes : la Taipei 101 est la tour de tous les records. Et continue à donner le vertige aux intrépides touristes du monde entier. Ouvert au public en 2004, ce gigantesque bambou de verre et d’acier est depuis plus de cinq ans la tour la plus haute du monde. Mais la course à la hauteur anime toujours les esprits les plus fous et les projets architecturaux foisonnent pour détrôner la Taipei 101. Tel ce gratte-ciel d’un kilomètre de haut prévu à Dubaï. Et si la crise a calmé ces ardeurs immobilières, la tour de cent et un étages devrait quand même perdre sa première place dans les mois qui viennent. Mais, de combien de mètres sera-t-elle devancée, mystère... Avril 2009

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