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Redonner le nord au sens commun
sur ce chemin, il écarte résolument toute tentation catastrophiste, dont il estime qu’elle risque davantage de nourrir désarroi et fatalisme plutôt que la volonté de changer de mode de vie. Il en appelle à un nouveau pacte entre croissance et démocratie, en prévenant contre tout angélisme. Le champ de bataille écologique est traversé d’intérêts divers et animé de forces dont certaines sont résolument arc-boutées sur un déni de réalité et une défense bec et ongles d’un statu quo productif et économique. D’autres, dont le poids est loin d’être négligeable, s’empressent d’expliquer que la solution aux problèmes créés par le marché réside dans le marché lui-même, idée que l’on retrouve hélas au sein des grandes institutions internationales qui «font» l’agenda écologique mondial.
Les termes de la sécurité collective changent
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Face à quoi, des forces plus éparpillées, aux contours parfois fluctuants, se cristallisent autour d’une aspiration que l’auteur qualifie de «sobriété démocratique», laquelle implique de grandes réformes infrastructurelles sur l’énergie, l’usage des sols, les systèmes agraires, la réorganisation des villes et des transports, qui permettraient de redonner aux gens une prise sur le territoire, dans un monde transformé par le changement climatique. C’est à ce point que le parallèle entre émergence des théories socialistes et émergence de l’écologie comme force politique bute sur une différence de taille. Les premières se forgent à la flamme de la théorie et sur l’enclume de la question ouvrière. C’est elle qui leur donne substance, leur fournit en même temps matière à penser et expérimentations collectives, élabore ce faisant la question sociale en posant les termes concrets d’une sécurité accrue, en se posant comme acteur et garant conscient de cette sécurité. Face au changement climatique, à l’épuisement des richesses, les termes de la sécurité collective sont en train de changer rapidement sans pourtant qu’émerge l’équivalent d’un acteur s’apparentant à une classe. Le mouvement écologique – ou plus exactement les mouvements qui le constituent de façon informelle – s’apparente davantage à un élément liquide : instable, en recherche permanente d’alliances, en son sein et avec d’autres forces. Pour autant, il participe d’une évolution qui se présente comme le futur centre de gravité et le moteur des transformations en cours. ▼
Louis SALLAY
ichard Villalon/maxppp r
Peut-être la science a-t-elle été ramenée à ses seuls succès, à ses seules «utilités», au détriment de pans entiers de la pensée sociale. D’où, entre autres raisons, le désastre écologique. Comment alors casser les jeux de rôles exclusifs entre ceux qui «sauraient» et les ignorants? La question interpelle les scientifiques mais aussi, au-delà, le rôle qu’entendent – ou non – jouer les citoyens. Comment penser l’attitude que le philosophe, le penseur adopte vis-à-vis des «autres», de ceux qu’il interroge pour mieux les intégrer à son raisonnement? Dans le premier chapitre de Réactiver le sens commun, Isabelle Stengers partage une image, un souvenir pour redessiner cette question et, au-delà, les rapports compliqués entre la science et la politique. «Je ne peux m’empêcher de penser à ces affiches que je contemplais un jour dans un couloir du bâtiment de la Commission européenne, où se concentraient les fonctionnaires chargés des questions “sciences et société”. Ces affiches reproduisaient les résultats d’enquêtes d’opinion portant sur ce que les citoyens européens pensent de “la science”, et ces résultats, par l’absurdité des opinions exprimées, semblaient là pour rappeler aux fonctionnaires l’attitude qui convient lorsqu’on a affaire à un troupeau d’ignorants invétérés, qu’il s’agit de faire semblant de respecter, mais qu’il faut d’abord gérer – pour son plus grand bien évidemment.» Cette assignation du «peuple» ou «des gens» à l’ignorance n’est ni anodine ni neutre dans ses effets: elle dessine, conforte ou expose des relations de pouvoir, impose une vision du monde et de la société des hommes, les moyens enfin de se situer dans l’un pour dominer les autres. Ce travail s’opère au moyen du dégagement d’un sens raisonné d’un autre sens, réputé commun. La tâche que propose Isabelle Stengers est justement de réactiver un sens commun très éloigné des clichés auxquels il a été réduit. Dans une période où l’on s’interroge sur les finalités pratiques de la science et où plastronnent des dirigeants politiques fiers de l’ignorance crasse qu’ils professent pour toute forme de pensée scientifique, Réactiver le sens commun n’offre certes pas de solutions mais nous invite à partager une perspective. Dans le contexte, cela compte… L. S. ▼ Isabelle Stengers, Réactiver le sens commun, La Découverte, 2020, 208 pages, 18 euros.