3 minute read
Les romans Africanités: précieuses et sociales
lire les romans africanitésPrécieuses et sociales
asya Djoulaït suit le cHeminement Dans la vie De De céleste, « seule noire Du lycée ». gauz, lui, nous assoit Dans un bar clanDestin, à l’arrière-boutique D’« ivoir exotic ».
Advertisement
« Pour te rendre chez moi depuis l’aéroport du Grand Blanc de Brazzaville, il faut entrer porte des Lilas. Après, c’est tout droit jusqu’à Belleville. Tu ne peux pas te perdre. —Yafoy. Yé te fais confiance. »
Pendant longtemps, la littérature a eu pour fonction de dire le réel sous toutes ses formes. Mais au début du xxe siècle, la sociologie – Balzac ne fut-il pas un des premiers sociologues ? –, la psychanalyse – Shakespeare n’invoque-t-il pas l’inconscient ? –, la psychologie, l’économie, les sciences humaines se formalisent, prennent leur autonomie et échappent au savoir lettré que couvait la littérature. Elle a ainsi perdu toute prétention savante. Puis, la Shoah a définitivement empêché la littérature de relater la matérialité (« Auschwitz nie toute littérature », écrit Élie Wiesel, et Adorno d’énoncer qu’«après Auschwitz, écrire de la poésie est barbare »). Bien évidemment, chacun trouvera une multiplicité d’exceptions : le succès de La Peste d’Albert Camus dans cette époque d’épidémie en atteste. Reste que la seconde partie du xxe siècle a souvent réduit la littérature à un jeu de langage – un vaste jeu, non pas de mots, mais des mots –, à un exercice plus ou moins purement formel. Mais lorsque les mots sonnent nouchi, cet argot ivoirien mâtiné de français, le récit prend des couleurs contrastées entre le pays d’origine et celui d’un certain accueil, entre ceux qui perçoivent les codes sociaux et ceux qui ne peuvent que les imaginer, entre les mots qui collent à la peau et la peau qui se pare de la blancheur des mots. Dans Noire précieuse d’Asya Djoulaït, il est question d’une mère, Oumou, surnommée « femme-feu », reine de plusieurs boutiques dans les quartiers de Château-d’Eau et de Château-Rouge, à Paris. Oumou se blanchit la peau grâce à l’usage intensif de tchatcholi, un produit à base d’hydroquinone. L’hydroquinone entre dans la recette de délavement des jeans, et les ouvriers noirs qui travaillaient dans les usines l’utilisant purent constater son pouvoir éclaircissant, mais aussi sa toxicité. Oumou a une fille, Céleste, surnommée Noire précieuse : jamais désignée lorsqu’il s’agit de « vanter les mérites de la taille, l’allure, le sourire qui font la beauté des jeunes filles ». D’ailleurs, Oumou atteste qu’« elle est très noire, très chargée [grosse], très naïve et peut-être ce sera la seule Noire du lycée ». Céleste sera bien la seule Noire du lycée, la seule Noire dans un grand week-end d’ados, mais surtout une ado qui se hasarde à se transformer en adulte, au risque de toutes les langues et de la couleur des peaux. Traverser les continents, les âges, les mers, et mêler les cultures s’écrira toujours. Dans Black Manoo de Gauz, il est aussi question de dépigmentation. Un junkie ivoirien sans papiers venu de Cocody, quartier riche d’Abidjan, et Karol s’allient pour des aventures de cul et l’enfantement d’une boutique, « Ivoir Exotic. Ventes d’aliments et produits exotiques ». Tout un chacun peut y dénicher, au rayon cosmétique, « des tubes de crèmes dépigmentantes à base de cortisone, molécule dénégrifiante. Appliquer sur un épiderme zaïrois et obtenir une coloration berrichone en quelques applications ». Mais l’essence même de ce commerce est d’abriter («derrière une porte qui affiche un slogan péremptoire rouge sur blanc : sans issue ») un bar clandestin. Moins clandestin, au bar de Gauz, on rencontre Alex, le Togolais assureur, Pierre-Étienne, l’Haïtien chauffeur de taxi, Lass Kader, l’ami dealer, la docteure Marie-George et l’aidesoignante Sidik – tandem de gauchistes –, Renata la Mireille Mathieu blonde aux yeux bleus, Babou et Dominique, démolisseurs de portes à squats, avec Sana qui ne sait pas lequel choisir des deux, Zégen, fils de l’ancien jardinier, Raj le tamoul, Gun Morgan l’absent… et Agui, le narrateur. « La langue est à l’embouchure des cultures, on ne peut pas pénétrer sans passer par là », dit-il. Les mots truculents de Gauz parcourent le monde, dessinent un factuel incontestable, farfouillent dans le social et revisitent avec habileté, instinct et rage la tragicomédie. Deux romans, deux langues pour clamer que la littérature a encore de multiples aptitudes pour nous camper le monde. ▼
Jean-Marie oZAnne
BIBLIOGRAPHIE • asya Djoulaït, Noire précieuse, gALLiMArd, 2020, 176 pAges, 16,50 euros. • Gauz, black MaNoo, Le nouveL AttiLA, 2020, 169 pAges, 17 euros.