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Les romans Eugénisme: nazisme et résistance
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deUx stUpéfiants romans allemands, dans l’intime de la GUerre, content la vie et la mort des handicapés mentaUx soUs le iiie reich.
Les écrivains sont ceux qui parlent lorsqu’il n’y a plus personne pour dire l’horreur de
la guerre. L’écrivain devient alors acteur de la mémoire collective. Celle-ci ne parvient à nos oreilles que lorsque le récit est intime, permet à chacun d’échapper à l’accélération du temps, à la dictature du présent, aux inquiétudes identitaires. Dans le roman de Norbert Scheuer, Les Abeilles d’hiver, il est question d’intimité : l’intimité du journal personnel d’Egidius Arimond, fils d’un apiculteur de l’Eifel, région allemande proche de la frontière Belge. Avant d’être révoqué par les nazis pour cause d’épilepsie, il fut professeur d’histoire et de latin. Depuis, il s’occupe des ruches héritées de son père et observe le dangereux ballet aérien des bombardiers anglais et américains. L’après-midi, il traduit les textes d’un moine du xve siècle, Ambrosius, chassé des ordres pour ses liaisons féminines. Egidius raconte la quête des médicaments, ses crises, ses traductions latines, son travail d’apiculteur, les saisons, le temps qui passe, et les femmes dont il espère que les maris repartiront bientôt au front… Dans de fausses ruches, il cache des juifs qu’il achemine à la frontière. Il le fait contre de l’argent, qui lui sert à acheter ses remèdes. «L’argent vient toujours en premier, et la vertu après», précise-t-il. Bien sûr, le ciel est omniprésent, mais aussi les profondeurs de la terre, celles d’une mine désaffectée où il cache les fugitifs. Et c’est probablement dans les profondeurs de ses crises qu’il se soustrait à l’horreur du quotidien. Elles le projettent dans un autre monde «dans lequel une minute peut durer des heures ou des jours». Cet enivrant roman, si poétique, est aussi un traité d’apiculture. Les colonies d’abeilles sont des organismes qui inspirent au printemps, expirent en été. En hiver, elles se vouent à leur survie. La guerre n’est-elle pas l’hiver des hommes et femmes? La première voix du roman de Barbara Zoeke, L’Heure des spécialistes, est celle de Max Koenig. Il a en commun avec Egidius, non seulement d’avoir été professeur, mais d’être, lui aussi, « malade mental ». Non pas épileptique, mais atteint de la maladie d’Huntington, surnommée «danse de Saint-Guy», maladie rare et héréditaire entraînant de graves troubles moteurs et cognitifs. Ce qui, dans l’Allemagne nazie, vaut condamnation à mort. Au sanatorium de Wittenau, il détecte, sous les blouses blanches des médecins, des uniformes noirs. Cela ne l’empêche pas de se lier d’amitié avec Oscar, un petit garçon mongolien, avec Carl le poète, qui écrit une litanie sur le noir, avec la jeune orpheline Elfie et avec l’infirmière en chef Rosemarie, qui symbolise la résistance. Et de croiser ses souvenirs de bonheur (avec son épouse Fée et sa fille Poupette), ses regrets (le professeur Clampe ne lui a-t-il pas conseillé de quitter l’Allemagne en 1934 ?), son passé (le suicide de ses parents). Peu à peu, Max Koenig se rend à l’évidence: il est condamné à l’exclusion, puis à l’élimination. Mis en place en 1939, sous le nom de code Aktion T4, l’« inconcevable » programme d’«hygiène raciale» destiné à «purifier la race aryenne» organise l’élimination des handicapés, des malades incurables et des déficients mentaux. Il est interrompu en 1941, tout du moins officiellement. Barbara Zoeke donne la parole au médecin chef responsable de l’unité d’euthanasie où la mort du professeur Max Koenig est programmée. Friedel Lerbe est un jeune docteur ambitieux et, pour réussir, il faut bâillonner sa conscience et se rendre indispensable: les médecins ne sont-ils pas des combattants, au même titre que les soldats du front? Alors Lerbe apprend vite à rédiger des causes de décès plausibles afin de ne pas laisser de traces, tout en ouvrant le robinet de gaz. La routine des exécutions, décrite avec minutie, est terrifiante. Elle renvoie à la « banalité du mal», réduisant l’action de Lerbe à un rituel quotidien, l’efficacité évinçant toute morale : «Au fond, nous ne les haïssons pas. Nous faisons seulement le nécessaire, le nécessaire pour l’Allemagne.» Même la langue est détournée. Les incinérateurs de cadavres ne sont nommés que par l’abréviation «IC», moins explicite: «Nous nous abritions derrière des termes riants. Cela facilitait le travail.» Roman factuel, terriblement émouvant, savant mélange de fiction littéraire, de connaissances «cliniques», jalonné de références historiques, il parcourt l’intimité des victimes et des bourreaux. Bouleversant ! ▼
Jean-Marie oZAnne
BIBLIOGRAPHIE • norBert scheuer, LeS AbeiLLeS d’hiver, actes sud, 2021, 368 pages, 22,50 euros. • BarBara Zoecke, L’heure deS SpéciALiSteS, BeLfond, 2020, 256 pages, 22 euros.