4 minute read

Les romans Océans: cargo et palangrier

lire

les romans océans cargo et palangrier

Advertisement

au nom de la poésie, ou sous le Coup de l’urgenCe, une Commandante et une matelote appareillent pour une infinie liberté.

«Il y a les vivants, les morts et les marins»,

écrit Mariette Navarro dans son premier roman, Ultramarins. Tout au masculin ou tout générique. Et pourtant, le cargo sur lequel elle nous embarque est commandé par une femme. «Elle commande depuis plusieurs années, trois ans sur ce navire», «elle est fille de commandant, et jamais il n’a été question d’une vie terrestre, dès le départ elle en a trop appris sur les bateaux pour se détourner de la mer » et « avec sérieux, de haute lutte, elle a conquis son autorité» sur les équipages qu’elle-même recrute. Et l’équipage de ce voyage – «sur ce trajet, la route est facile, surtout en cette saison» – est, comme les autres, «soulagé d’être sous sa protection» car on sait que tout sera carré. Mais alors, que s’est-il passé, quel grain de sable ou grain de sel s’est immiscé dans son corps, quelle brèche ou parenthèse a suspendu le temps rassurant des règles et des repères ? « D’accord », a-t-elle dit d’une voix qui n’est pas sa voix de commandante. « D’accord » a-t-elle répété avec son poids d’autorité, d’accord à la proposition de son second : couper les moteurs, descendre les canots pour s’offrir une petite baignade. À des milliers de kilomètres de toute plage, les hommes se baignent. Un bain particulier, 20 marins à l’eau, qui matent l’horizon et toisent les vagues, redevenus d’inconscients enfants dans leur corps d’adulte avant que le trouble se révèle: est-ce l’eau que les bras repoussent, ou l’océan qui enserre ? Peut-on narguer les abyssales profondeurs sans éprouver un vertige? L’immersion dans l’océan ne nous enveloppe-t-il pas d’un abandon infini et d’un isolement suprême ? Lorsqu’ils remontent à bord, ils se comptent, se recomptent, ils sont maintenant 21. Ils imaginent même que, dans l’eau ils ont perdu leur capacité de compter. Donc ils se comptent et se recomptent à nouveau: c’est bien 21 marins qui remontent à bord. C’est la commandante qui relève la passerelle. Le roman de Mariette Navarro saisit le pourtant insaisissable océan, cette immensité qui fait tanguer nos certitudes et chavirer nos immobilités. Ultramarins n’a pas, comme sujet, les frontières délavées ou délayées par les flots, ni les limites qu’autrefois on observait, puis que l’on tentait de dépasser, que dorénavant on tente de faire disparaître. C’est juste une histoire d’appartenance. Les marins appartiennent à l’eau et Mariette Navarro appartient aux mots, à corps perdu. « Je sais entendre les choses que peu de gens entendent et les respirations que peu de gens soupçonnent», dit la commandante. À coup sûr, l’autrice est bien la commandante de cet éblouissant roman qui n’est pas un pas à côté, mais un plongeon dans le vertige brumeux d’un espace de liberté et de poésie. Lili Colt est l’héroïne du premier roman de Catherine Poulain, Le Grand Marin. Lili a décidé de tout quitter, de fuir peut-être la famille, un quotidien confortablement ennuyeux, mais à coup sûr Manosque-lesCouteaux. Direction Kodiak, port de l’immensurable Alaska, avec la ferme intention d’aller pêcher – pas la petite pêche sur un petit rafiot, non, la grande pêche, celle qui fait mal. Et pourtant Lili est menue, elle «n’est pas épaisse… Cela se voit… Mais costaud… Cela ne se voit pas»: Sur le Rebel, palangrier engagé dans la pêche à la morue noire, elle délaisse tout terroir pour éprouver la férocité du grand large. Seule femme parmi les matelots, elle doit faire sa place, sa part de l’âpre travail. Vider les poissons. Arracher le cœur des poissons. Manger le cœur des poissons. Se déchirer les mains. Se casser une côte. Épuiser son corps. Serrer les dents. Mais surtout, faire tout comme les autres, devenir pêcheur, prendre ses quarts, vaincre les tempêtes et le froid, écouter le sanglot des goélands argentés et le vent qui mugit, s’imposer en mer comme sur la terre, se jeter dans les bars, fumer, boire et reboire, et réembarquer : être l’égale des hommes. D’ailleurs, des hommes, elle raconte cette humanité farouche dont Jude émerge, elle le surnomme «le grand marin». «Peut-être que je voulais aller me battre avec quelque chose de puissant et beau […], aller au bout du monde et voir où ça s’arrête », dit Lili, dit tout autant l’autrice, Catherine Poulain: elle a pêché en Alaska pendant une dizaine d’années. Ce roman est vif, précis, incisif, il arrache les entrailles dans un tangage de fraternité, et son roulis rythme cet apprentissage de la liberté. ▼

Jean-Marie oZanne

bibLiogRaphie • MarieTTe navarro, ultraMarinS, JoëLLe LosfeLd, 2QuidaM, 156 pages, 2021, 15 euRos. • CaTHerine PoUlain, le grand Marin, points, 2020, 384 pages, 7,80 euRos. Le gRand MaRin a été pRix LivRe & MeR henRi-QueffeLec, pRix Mac oRLan, pRix du RoMan oueStFrance, pRix Joseph KesseL, pRix coMpagnie des pêches, pRix des gens de La MeR, pRix nicoLas bouvieR

This article is from: