Itinéraires #01 Pirates

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Les Chemins de l’Aube

Éditorial

Sommaire

Sommaire

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Nuance de gris

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Pirates, le dossier

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L’Or de Yap

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Le souffle de l’Olivia 32 Dernier Défi

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Pas de peau !

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Chroniques loufoques, l’épisode pirate : A l’abordage !

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Rêve pirate

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Pirates

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Remerciements

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Annonces

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Éditorial

Éditorial

O

n peut dire que depuis que le monde est monde et que le commerce existe, les pirates prolifèrent. Petits bandits, voleurs de grand chemin, maîtres de la contrebande, corsaires ou flibustiers, ils ont toujours été là, tapis dans l’ombre avec un but : changer l’ordonnancement des choses, à leur avantage bien entendu. Cependant les considérer comme de simples voleurs serait réduire de beaucoup la notion même de pirate. Du gentleman cambrioleur au plus parfait des salopards, il y en a eu de tous les goûts et les couleurs. Tellement que dans l’inconscient collectif se sont ancrées ces idées. Quel enfant, en effet, n’a rêvé d’aventures, de combats à l’épée, de chasses aux trésors, de la brise qui lui effleure le visage tandis que la pleine lune illumine le ciel, et que la mer, à peine agitée, lui darde de ses mille regards scintillants, inquiétants mais rassurants tout à la fois ? L’univers pirate est un vaste monde, certains vous diraient même qu’il constitue le revers du nôtre. Et ils n’auraient pas tout à fait tort. Si l’on établissait un aperçu rapide en survolant l’histoire de l’Humanité telle qu’on la connaît à ce jour, nous constatons aussitôt que des activités pirates apparaissent dès qu’il y a l’émergence d’un pouvoir et d’un circuit commercial. Déjà dans l’Antiquité, en Mésopotamie, les cités-états sumériens devaient faire face à ce négoce à contre courant sur le Tigre et l’Euphrate. Ensuite vint la première grande époque pirate, à la fin de la civilisation minoenne, soit vers 1200 av. J.-C. Civilisation centrée à Cnossos, sur l’île de Crète actuelle, elle dominait par son commerce maritime l’ensemble des mers du monde connu (mer Egée, mer Méditerranée et mer Noire). Lorsqu’elle fut détruite, d’autres peuples se lancèrent dans le commerce maritime en Méditerranée et dans la mer Égée. Les Phéniciens se montrèrent, par leur agressivité, les plus à même de reprendre la place vacante. La situation de leurs cités, littéralement au centre du monde de l’époque, était favorable à cette entreprise. Les îles égéennes, la Mésopotamie et l’Égypte se trouvaient pratiquement à équidistance à l’ouest, au sud et à l’est. Pour chacune de ces régions, l’itinéraire le plus simple pour les échanges passait par les cités phéniciennes. Installés sur la bande côtière qui borde la Méditerranée à l’est, les Phéniciens étaient des commerçants, des pirates et sans doute les meilleurs marins de l’Antiquité. Mais malheureusement pour nous, peu de récits épiques de cette époque nous sont parvenus. Cependant l’histoire des pirates, elle, ne s’arrête pas là. Tout au long de l’Antiquité, sous la suprématie grecque, puis romaine, la Méditerranée fut le théâtre d’innombrables tragédies et faits de gloire pirates. Les technologies marines, même, évoluèrent justement grâce à ces menaces en mers. Car un bateau rapide était déjà synonyme de plus de sécurité. Au Moyen Age, le développement commercial s’intensifie et l’on privilégie les itinéraires terrestres par rapport aux maritimes. Car les aléas sur mers sont grands et la piraterie s’est implantée comme un risque incontournable. D’ailleurs pour les marchandises transportées par mer, il existe des mentions très particulières dans les contrats du Moyen Age. Les marchandises sont expédiées soit au risque de l’acheteur, soit au risque du vendeur. Lorsque ce dernier supporte le risque, le prix des marchandises devient exorbitant. Contre paiement il prend à son

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compte les risques de naufrage, d’avarie ou de piraterie. Pour le commerce à terre, ce sont les contrebandiers qui prennent le relais des loups de mer. Le Moyen Age verra aussi beaucoup d’incursions dans le nord de l’Europe de ces peuples étranges qui ont fait de la piraterie toute une culture, les Vikings, sur leurs terribles drakkars. Avec les Temps Modernes et ses grandes découvertes vient enfin l’âge d’or des pirates, et c’est cette époque qui est la mieux gravée dans nos mémoires. De cette époque aussi vient la nomenclature et la classification de la société pirate. En toute généralité, les pirates sont des individus qui attaquent les bateaux sur n’importe quelle mer du monde. La nomenclature distingue néanmoins parmi eux les corsaires, en réalité des pirates à la solde d’un pays. Ils reçoivent une lettre de marque qui leur garantissent le droit d’attaquer les bateaux originaires de certains pays et ce en toute impunité. Aux Antilles, nombreux sont les rejetés de la société, des esclaves noirs en fuite, des Européens qui fuient les atrocités du Clergé, etc. et qui se réfugient sur les îles perdues… Ils se débrouillent comme ils peuvent pour se nourrir et notamment pour sécher et fumer leur viande sur des «boucans», un art qui leur a été enseigné par les quelques indiens caraïbes qui survivent encore… Ces hommes seront souvent appelés des boucaniers, ceux-ci deviennent souvent des pirates en se faisant enrôlés de gré ou de force. Les flibustiers comme les boucaniers sont aussi originaires des Antilles, mais piller les bateaux est leur métier à temps plein. Les forbans eux sont appelés ainsi car ils vivent dans des «Républiques Flibustières». Il y a aussi d’autres appellations, les frères de la côte, les frères de la mer, et ainsi de suite. Cependant le saviez-vous ? De nos jours aussi, les pirates existent ! Aussi la question est de savoir qui furent, qui sont réellement les pirates ? Quelles sont leurs vies ? Quels combats mènent-ils ? Nos auteurs vous présenteront leur point de vue ; parfois loufoque, parfois nostalgique, parfois triste mais à chaque fois vibrant d’une certaine vérité. Je sens que vous en mourrez d’envie ! Alors à l’abordage ! Tous à bord, moussaillons ! Partons ensemble découvrir les mystères de ces messieurs, dames ! Sinon, souquez ferme, marins d’eau douce…

Willem LUKUSA, pour toute l’équipe d’Azimut

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Illustration de Xavier COLLETTE Texte d’Emmanuelle BRIOUL

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Nuance de gris

Nuance de gris

C

e matin-là, trois silhouettes, toutes de noir vêtues, pénétrèrent au galop dans la ville du Havre, rapides, silencieuses et légères comme des ombres. Le soleil n’était guère très haut dans le ciel. Le guetteur, encore tout abruti et embrumé de sa nuit sans sommeil, ou presque, ne les remarqua pas. Leurs tricornes sombres enfoncés sur leurs visages et leurs capes de voyage flottant derrières eux telles des ailes de chauves-souris, les trois maraudeurs traversèrent les rues endormies, aussi insaisissables que des volutes de fumée grise. Le but des voyageurs était apparemment d’échapper aux regards, puisqu’ils piquèrent vers le port et s’engouffrèrent sans remord dans le premier entrepôt ouvert qu’ils croisèrent. Une fois la porte refermée, ils mirent pied à terre et conduisirent leurs chevaux dans le coin le plus profond et le plus sombre du bâtiment. Les bêtes, du reste, semblaient habituées à ce genre de cachettes, car elles ne renâclèrent et ne protestèrent point, se laissant docilement mener par la bride.

Texte Emmanuelle BRIOUL

Une fois qu’ils furent certains que leur présence passerait inaperçue, les trois hommes ôtèrent leurs atours couleur de nuit. Alors, les ombres, messagères des ténèbres, redevinrent de simples humains, promesses de renouveau. La plus imposante des silhouettes était un géant noir, grand et large d’épaule, ayant l’air capable à lui tout seul d’anéantir la moitié de l’armée du roi. Il avait le crâne rasé, les yeux noirs, vifs et alertes, tandis qu’un simple anneau d’or ornait son oreille gauche. Il se tenait là, silencieux et immobile, aux côtés de ses compagnons. Aucun sentiment, ni aucune intention quelconque ne transparaissait sur son visage. Seul le puissant cimeterre fixé entre ses omoplates laissait entrevoir son côté belliqueux.

Image Xavier COLLETTE

Le second des voyageurs était un jeune homme à l’allure étrange, beau, bien bâti. Ses longs cheveux, bâtards entre le brun et le blond, étaient coupés à l’iroquoise : une crête seule se dressait sur le sommet de sa tête. Le reste était aussi chauve que chez son premier compagnon. La crête en question était retenue sur sa nuque par un lacet de cuir, et les longues mèches qui s’en échappaient tombaient jusqu’au milieu de son dos. Ses yeux bruns brillaient d’une lueur bravache et goguenarde, et un demi-sourire flottait en permanence sur ses lèvres, comme s’il eût constamment pris en dérision le monde qui l’entourait. La navaja pendue à sa ceinture, ainsi que les deux dagues d’acier sur ses cuisses, ne laissaient par contre aucun doute quand à ses capacités guerrières. Le dernier du groupe, mais non le moindre, si l’on regardait bien, était en fait une jeune femme. Elle ne devait pas avoir plus de 20 ans, et portait admirablement les habits d’homme. Elle était fine et élancée, de petite taille, et aurait pu sembler fragile, si chacune de ses mains n’avait été garnie de griffes de métal soudées à une espèce de «bague à quatre doigts». Un coup de poing avec ses « choses » aux phalanges devait vous laisser un visage sérieusement amoché. Elle arborait ces instruments d’un air de dire «si vous m’ennuyez, vous le regretterez». Ses longs cheveux bruns, touffus et emmêlés, étaient couverts de brindilles et de poussière et lui descendaient jusqu’aux reins, cachant son visage aux yeux de tous.

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Les trois compagnons portaient tous la même tenue martiale : braies noires, chemise blanche -enfin, qui avait dû être blanche dans une autre vie-, bottes, gilets et larges bracelets de cuir. A la base de leur cou, figurait un petit tatouage noir, ne laissant aucun doute sur leur identité : la tête de mort ornée de deux lames croisées. Le symbole du Jolly Roger’s, le tristement célèbre bateau pirate. Baal le Géant Maure. Syd, Loup des Steppes converti en Loup des Océans. Morgane aux Griffes d’Argent. Brigands des mers, rescapés du naufrage de leur navire, épargnés par les dieux des eaux, probablement pour être les seuls forbans à avoir su rester fidèles à leur Capitaine. Ces trois flibustiers servaient autrefois sur le plus grand des bricks pirates : Le Faucon Bleu. Construit et commandé par Silver Howl, le «Démon Marin», il avait écumé les flots, coulé les plus grands et les plus puissants navires de guerre espagnols, anglais et français, massacré les marchands les plus expérimentés, pillé les plus grosses fortunes, sans que jamais un de ses matelots ait été tué ou son capitaine capturé.

Texte Emmanuelle BRIOUL

D’aucun disait, dans toutes les Cours d’Europe, que le capitaine Howl était protégé par le Malin, et que si, depuis dix ans qu’il terrorisait les populations, on ne l’avait toujours pas pris et pendu, c’était parce qu’il était le fils du diable en personne. Baal, Syd et Morgane savaient que toutes ces rumeurs n’étaient que fadaises. Silver n’était qu’un homme, comme eux. Mais quel homme ! Fabuleux marin, rompu à tous les caprices des océans et à tous les secrets de la navigation et du pilotage, stratège de génie, capable de pister le navire le plus discret sur des miles et des miles, et en quelques minutes, d’anéantir les flottes les mieux armées grâce à son seul Faucon Bleu. Mais s’il était entré dans la légende de la piraterie, c’était avant tout pour ses extraordinaires aptitudes de guerrier, son manque total de scrupules et sa cruauté sans limites.

Image Xavier COLLETTE

Pourtant, nos trois compagnons le respectaient plus que tout au monde. Silver avait su trouver le moyen pour que ses hommes lui restent à jamais fidèles : il avait choisi chaque membre de son équipage selon un critère bien particulier. Les pirates du Faucon étaient tous des orphelins qui n’avaient plus ni raison de vivre, ni liens avec la société, ni faiblesses dans le cœur. Il les avait formés à la truanderie et à l’art de naviguer, leur avait appris à rendre sans remords ni scrupules tous les coups qu’ils avaient pu recevoir. Au centuple. Tous les marins de Howl, hommes ou femmes, l’aimaient et le respectaient comme un père. Tous sauf un. Un traître, un félon, qui, il y avait maintenant trois mois de cela, avait vendu Silver et son équipage au Roi. Nul n’avait jamais pu découvrir son identité, ni la preuve de son crime, mais la traîtrise était bien là. Seul un renseignement précis de quelqu’un qui savait tout sur eux et le Faucon Bleu avait pu amener l’armée royale aux Caraïbes, à l’endroit précis où il était prévu qu’ils se ravitaillent et réparent le navire. L’équipage était fatigué, le capitaine parti en éclaireur avec ses trois lieutenants seuls.

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Les soldats de Louis XV leur étaient tombés dessus, et avaient proposé un marché aux hommes de Howl : leurs vies contre la sienne. Les plus couards avaient acceptés, les autres avaient été massacrés. Et lorsque Silver, Baal, Syd et Morgane étaient revenus sur la plage, le sable blanc s’était teinté de rouge. Assaillis par les membres de l’équipage qui n’avaient pas su résister à la menace, ils se défendirent comme des lions, Silver hurlant et égorgeant plus haut encore que les trois autres. Malheureusement, à quatre contre cinquante, ils n’avaient aucune chance. Silver Howl avait été fait prisonnier par les soldats du Roi, et Syd, Morgane et Baal laissés pour morts parmi les cadavres de leurs anciens camarades. Le Faucon Bleu avait été coulé… le rêve s’était brisé…les hommes s’étaient perdus. Le Trio Doré, comme se plaisait à les surnommer Howl, presque affectueusement, s’était réveillé trois jours plus tard, sur cette même plage, aussi vides et désarticulés que des poupées de chiffons. Blessés, mutilés, trahis, affamés, pleins de rancune, ils avaient juré de retrouver le traître et de se repaître de ses entrailles. Ils avaient été recueillis par un étrange navire en provenance des terres lointaines du «Soleil Levant», où un dénommé Akishito Takaya, capitaine marchand de son état, les avait ramenés sur les côtes d’Europe. De là, ils avaient immédiatement cherché à savoir ce qu’il était advenu de Howl. Comme on pouvait s’y attendre, leur sauveur et maître avait été pendu, son âme excommuniée et sa dépouille condamnée à être dévorée par les corbeaux.

Texte Emmanuelle BRIOUL

Comme pour tous les pirates qui croisaient le chemin de la justice de France. Ils avaient alors questionné, menacé, enquêté sans relâche auprès des juges et des témoins du procès, pour retrouver la trace de celui ou celle qui les avait trahis. Le fils de chien n’avait évidement jamais agi sous son véritable nom, et nos trois amis, ainsi que les juges et les geôliers de feu Howl ne le connaissaient que sous le nom de « Iago ». Ils avaient suivi sa piste, de ville en ville, de taverne en taverne, à travers la moitié du pays, aboutissant enfin à cette unique piste : « Iago » viendrait toucher la dernière partie de la prime qui lui avait été accordée pour avoir aidé à la capture de Silver le 15 juin, à 11h du matin, dans la ville du Havre.

Image Xavier COLLETTE

Syd épousseta nonchalamment ses manches, tandis que Baal et Morgane se laissaient tomber sur les ballots les plus proches. Ils étaient fourbus, cela faisant tout de même plusieurs jours qu’ils chevauchaient sans relâche pour arriver à l’heure au rendez-vous. Syd s’approcha du mur et colla son œil de loup jaune près d’une fissure dans le mur de l’entrepôt. Ce sibérien de 26 ans donnait l’impression d’être insensible à la fatigue. Bien qu’il soit le moins sincère et le plus mystérieux du Trio Doré, il n’en était pas moins clair comme le jour que si c’était lui qui parvenait à mettre la main sur « Iago », celui-ci aurait du souci à se faire. « Il y a une question que je me pose depuis trois jours, murmura- t-il. — Laquelle ? » grommela Morgane en vérifiant les fixations de ses griffes. Fidèle à son système de mutisme, Baal se contenta de jeter un bref coup d’œil au Loup des Steppes, qui avait posé le pied sur une caisse marquée «Pâté de crabe», et qui guettait leur homme. « Que ferons-nous donc de ce bâtard au cul terreux une fois que nous aurons mis la

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main dessus ? — Nous lui arracherons le cœur, bien sûr ! » martela la jeune femme en léchant la goutte de sang qui s’échappait de la coupure qu’elle venait de se faire. Syd sourit. « Et qui le lui arrachera ? Si c’est toi, Baal et moi te briserons la nuque après t’avoir violée. Si c’est moi, toi et Baal traînerez mon cadavre dans toute la ville, attaché à mon propre cheval. Et si c’est Baal, il nous tuera tous les deux lorsque nous essaierons de nous jeter sur lui pour le découper en petits morceaux. » Baal haussa les épaules, et Morgane roula des yeux, exaspérée comme toujours par la verve de Syd. « J’ai mieux à vous proposer, déclara le pirate.

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— Ah ouais ? — Nous ne tuerons pas « Iago. » — Quoi ? Comment oses-tu... ? — Mais ferme-la donc, bougre d’ânesse ! Et laisse-moi finir. Nous ne le tuerons pas, nous ferons beaucoup mieux que ça. Et seulement ensuite, nous le renverrons au tribunal de la Marine de Paris. — Explique-toi, le Loup... — Avez-vous déjà entendu parler des corsaires du roi Louis XIV ? demanda le Sibérien avec une lueur de plaisir sadique dans le regard. — Vaguement... » marmonna Morgane. Baal se contenta de hocher la tête. Image Xavier COLLETTE

« Ce n’étaient pas de vrais pirates, mais des pilleurs des mers au service de la Couronne. Des flibustiers «honnêtes», en quelque sorte.» Il y avait dans le ton de Syd un mépris et une ironie bien compréhensibles pour ses deux compères. Les corsaires n’inspiraient que dégoût aux pirates, de part leurs activités parasites et leur allégeance au Roi. « L’un des plus célèbres d’entre eux, Jean Bart, avait mis au point une petite distraction pour ses hommes, lorsque ceux-ci s’ennuyaient trop. Savez-vous ce que c’était ? » Le sourire carnassier de Syd convainquit les deux autres que cette distraction n’en était pas vraiment une... « Ils choisissaient au hasard un prisonnier dans la cale, le conduisaient sur le pont, et le déshabillaient entièrement...

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— Et les marins le sodomisaient chacun leur tour ? demanda Morgane avec un regard encore plus sadique que Syd. — Tu ne penses décidément qu’au sexe, ma pauvre Morgane... » déclara le Loup avec pitié, ce qui arracha un grognement sourd à la jeune femme. « Non, c’est vrai qu’ils se soulageaient tous sur lui, mais pas de cette manière-là... » Baal et Morgane eurent une étrange grimace dégoûtée, qui fit ricaner Syd. « Mauvais écorcheurs, qui froncez le nez à la moindre évocation des déchets humains autres que vous ! — Continue ton histoire, Syd, avant que je ne te tranche les mains et ne m’en serve comme presse-papiers... — Tu ne sais pas lire, remarqua laconiquement Baal, ce qui fit éclater de rire Syd.

Texte Emmanuelle BRIOUL

— Je disais donc, reprit ce dernier avant que Morgane ne flanque une baffe au géant noir, ils prenaient donc ce prisonnier tout vivant, et lui ouvrait le ventre d’un coup de couteau, en prenant bien soin de ne déchirer que la peau. » Un temps. « Puis ils empoignaient l’extrémité de ce long boyau que les apothicaires nomment «intestin» et le clouaient au mât de Hune. » Un autre temps. « Et le prisonnier était toujours vivant ? — Uh, uh. Ensuite ils fourraient une poignée de paille dans l’anus du pauvre diable et y mettait le feu... » Morgane fronça les sourcils, tandis que Baal commençait à comprendre... Image Xavier COLLETTE

« Notre ami maure a deviné... termina simplement Syd. Jean Bart et les autres s’écartaient pour laisser courir le prisonnier, auquel le feu dévorait lentement mais sûrement la peau des fesses, et tandis qu’il courait, ses boyaux cloués au mât par le bout se déroulaient de toute leur longueur... — C’est dégoûtant, déclara Morgane et souriant. Et c’est pour ça que ça me plaît... — Et c’est ce que tu comptes faire subir à Iago, je présume ? — Mais oui, mon cher Baal. Morgane lui ouvrira le ventre, puisque c’est tout ce qu’elle semble savoir faire, tu cloueras les entrailles de ce chacal sur le mât de cocagne de la ville, et, quant à moi, je lui mettrai le feu au cul. Chacun son boulot, chacun sa part de plaisir. Et nous le regarderons courir partout en déroulant ses boyaux sur toute la place, ce sera très amusant... — Syd, tu es immonde, ricana Baal avec un sourire.

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— Je suis un pirate de Silver Howl » répliqua celui-ci en haussant les épaules. Morgane étendit ses jambes tandis qu’au loin, on pouvait entendre les cloches de l’Eglise sonner onze heures… « Alors ? » demanda Syd. Ce n’était pas une question…ni même une demande d’autorisation. Ou de confirmation. Juste une formulation verbale de l’image de laquelle ils étaient tous les trois en train de se délecter en pensée. « Alors c’est MOI qui lui fous le feu aux miches, répondit Morgane, une expression de psychopathe plaquée au visage. — Il arrive »déclara simplement le Loup en guise de réponse. Morgane et Baal se levèrent, et les trois pirates étirèrent leurs mains bardées de cicatrices.

Texte Emmanuelle BRIOUL

« Pour Silver, déclara Baal. — Pour notre capitaine, murmura Morgane. — Pour notre père » termina Syd. Encore. Ni un accord, ni un plan arrêté. Juste un serment fait à l’obscurité. Un éclat de loyauté dans trois faces de misérables. Preuve de leur humanité. Comme une nuance de gris sur un tableau noir. Image Xavier COLLETTE

Promesse de cruauté et de souffrances pour l’homme en robe de bure qui tendait la main pour saisir le sac de cuir présenté par un officier à cheval, là, dehors, sur le quai. Ils sortirent de l’entrepôt.

Emmanuelle BRIOUL

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De l’auteur Lycéenne Nordiste de 17 ans, se préparant à rentrer en Terminale Littéraire. Emmanuelle Brioul aime écrire depuis toujours, mais ne s’est vraiment rendue compte de sa vocation de plumitive qu’il y a une demi-douzaine d’années. Ecrit très facilement en prose, mais beaucoup plus laborieusement en vers. A côté de sa passion pour l’écriture, qui lui permet d’exprimer avec élégance ce qu’elle pense souvent de manière beaucoup plus grossière, elle éprouve un amour ardent pour la littérature de tout poil. Si elle a une petite préférence pour les auteurs classiques, tels que Molière et Voltaire, et aussi pour la poésie surréaliste d’Eluard et d’Aragon, elle a donné son cœur au genre romantique de cape et d’épée historique : de Dumas à Féval, en passant par Zévaco, Rostand et Perez-Reverte. Prends la plume comme tu prends les armes, et l’encre versée enflammera bien plus sûrement les cœurs que le sang.

Texte Emmanuelle BRIOUL

De l’illustrateur Image Xavier COLLETTE

Vous pouvez faire davantage connaissance avec les travaux de Xavier Colette à cette adresse : http://acerb.blogspot.com/

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Pirates, le dossier

Pirates, le dossier

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a piraterie est la conséquence logique du commerce maritime, et existait déjà dans l’Antiquité.

Cette activité a pour concept principal l’attaque d’un bateau et le vol de sa cargaison. Parfois, s’il avait de la valeur, le bateau tout entier était pris. Le pirate agit pour son propre compte ; c’est un hors-la-loi parcourant les mers qui pille et tue dans le seul but d’accroître ses richesses. Il lui arrivait donc aussi d’attaquer des petites villes côtières si cela lui parait assez profitable. La corde attendait celui qui se faisait prendre : on le pendait haut et court. Haut, pour exposer son cadavre et décourager d’autres pirates d’approcher de la côte, et court pour économiser de la corde !

Les Caraïbes, berceau des pirates La piraterie maritime connut son apogée durant le 18ème siècle puis déclina et disparut peu à peu. Dans les Caraïbes, la piraterie est née du jeu des grandes nations européennes : ces îles étaient au centre du commerce triangulaire au 17ème siècle.

William Kidd 1645-1701

Les pirates qui sévissaient dans la mer des Caraïbes étaient appelés les boucaniers, du nom caraïbe de la grille sur laquelle ils cuisinaient les viandes et les poissons lorsqu’ils étaient à terre, le boucan. Les pirates néerlandais, eux, s’attribuaient le nom de pilleurs libres, les vrij buiters, qui donna par déformation flibustier en français et freebooter en anglais. Ce mot apparaît au 17ème siècle, moment à partir duquel ces corsaires écumèrent les côtes et dévastèrent les possessions espagnoles en Amérique. En 1692, le célèbre pirate hollandais, William Vanlamm, sema la terreur dans les Antilles en s’attaquant aux vaisseaux et ports espagnols des îles antillaises et de l’Amérique Centrale. C’était un

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corsaire au service de l’Angleterre et de la France. En effet, lorsqu’ils agissaient au profit d’une grande nation européenne, les pirates avaient le statut de corsaires. Protégés par une lettre de marque délivrée au nom du roi, ils étaient reconnus comme force militaire auxiliaire. En cas de capture, il leur suffisait de produire ce document pour repartir libre. Quelques corsaires peu scrupuleux ont profité de cet avantage pour piller et tuer les marchands en toute impunité, entre autres, William Kidd.

Le traité de Tordesillas de 1494 partage le Nouveau Monde entre les Espagnols et les Portugais, donnant à l’Espagne le contrôle des Amériques et de ses mines, d’où étaient extraites de grandes quantités de lingots d’argent, envoyés par la mer en Espagne. Ces cargaisons attirèrent les pirates et les corsaires tant dans les Caraïbes qu’à travers l’Atlantique, jusqu’à Séville. Pour éviter ce phénomène, les Espagnols adoptèrent le système de la flota, convoi qui rassemblait de très nombreux vaisseaux marchands ainsi que des navires de guerre afin de contrer toute attaque pirate.

Sur le voyage du retour, lorsque le convoi était chargé d’un an de production d’argent, les pirates suivaient discrètement la flota, prêt à fondre sur le premier galion qui prendrait un peu de retard. La route des Caraïbes commençait dans les Peti-

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Les Chemins de l’Aube tes Antilles près de la Nouvelle Espagne, puis allait vers le nord et traversait le canal du Yucatan (entre le Mexique et Cuba) afin de pouvoir profiter des grands vents de l’ouest pour rejoindre l’Europe. L’Angleterre, la Hollande et la France, en froid avec le Royaume d’Espagne, ignorèrent le traité et envahirent le territoire espagnol en Amérique ; les colons affluèrent et s’installèrent. L’Espagne n’avait pas une présence militaire suffisamment importante pour contrôler la vaste zone des Caraïbes et imposer ses lois commerciales. En temps de paix, cela mena à une contrebande extrêmement florissante et bien organisée ; en temps de guerre, cela s’appelait de la piraterie.

Nouvelle Espagne La situation dans les Caraïbes se stabilisa vers la fin du 17ème siècle. Les colonies étaient plus grandes, bien installées, et les répercussions économiques – défavorables – de la piraterie se faisaient de plus en plus flagrantes. L’Angleterre, bientôt souveraine sur ces îles, alors que l’Espagne se retirait du jeu, stationna un escadron naval à Port Royal, en Jamaïque, dès les années 1680. Les actes de piraterie devinrent plus rares alors que la chasse aux pirates prenait de l’ampleur.

Pirates, le dossier plus rares dans les Caraïbes. Sous le contrôle des français, l’Île de la Tortue devenait peu à peu un port tranquille et fréquentable. Les nations européennes ne toléraient plus la piraterie et encourageaient la chasse aux pirates. Les patrouilles navales dans les Caraïbes se généralisaient, et il devint mauvais d’être hors-la-loi dans ces eaux-là. Sainte-Marie est une petite île côtière du nordest de Madagascar, dans l’océan Indien, située non loin de deux importantes routes commerciales du 17ème siècle : celle de la Mer Rouge et celle de l’Océan Indien, où circulaient les navires revenant de l’Orient, les cales débordantes de richesses. La population y était accueillante, la nourriture abondante et aucune puissance européenne n’y présidait. L’île et ses alentours devinrent au cours du siècle particulièrement prisés des pirates tandis que la notoriété des Caraïbes, jusqu’alors lieu de regroupement privilégié de la flibuste internationale, diminuait de façon conséquente. Sainte Marie possède une luxuriance végétale remarquable, une faune et une flore très riche, et ne nombreuses criques protégées des tempêtes, ce qui en fait un lieu où il fait bon vivre. À partir du 17ème siècle, l’île se transforme en une base populaire et de nombreux pirates y feront une halte. L’île aux Forbans, située au cœur de la baie d’ Ambodifotatra, capitale de Sainte Marie, verra séjourner des figures légendaires de la piraterie telles que : John Avery, William Kidd, Christophe Condent, Thomas Tew, et Olivier Le Vasseur.

L’île Sainte Marie devint ainsi le port d’attache d’une Localisation de Sainte Marie vingtaine de vaisseaux et le lieu d’habitation d’un millier de forbans. La rumeur des fortunes faciles qui s’y faisaient envahit les mers. À l’image de la république démocratique de Libertalia, il semblait s’y Sainte Marie concrétiser des idéaux d’égalité, de liberté et de fraternité. L’engouement pour ce havre était telleLes allées et venues des galions espagnols, charment important que les nations européennes comgés des trésors du Nouveau Monde, se faisaient mencèrent à se préoccuper de l’impact et du rôle

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Les Chemins de l’Aube commercial et géopolitique de cette zone qu’ils ne contrôlaient pas. Pour enrayer sa popularité, ils offrirent l’amnistie aux pirates qui, s’ils se repentaient, pouvaient retourner au pays.

La vie des marins aux 17ème et 18ème siècles. Autant dire que ce n’était pas une sinécure ! Le métier en soit était physiquement très éprouvant : il valait mieux avoir des muscles et une bonne santé. Il fallait veiller à la bonne marche du navire, à l’entretien, et les membres d‘équipage pirate prenaient aussi part aux attaques, et devaient donc – de préférence – savoir se servir d’une arme, s’entraîner au combat, etc. L’espace de vie en mer était très restreint ; parfois, la surface du pont d’un navire n’excédait pas un kilomètre carré, pour un équipage d’environ une centaine d’hommes. La nourriture était rarement suffisante, et souvent après des semaines passées en mer, l’eau potable venait à manquer, ou la nourriture se gâtait, victime du temps et des rats. De plus, les conditions d’hygiène de l’époque et la promiscuité amenaient souvent des maladies qui s’avéraient malheureusement fatales. Il faut ajouter à tout cela les risques inhérents au métier : les accidents dus à des fausses manœuvre, les tempêtes ou les « victimes » plus chanceuses qu’elles n’auraient dû l’être…

Pirates, le dossier rels appliqués, le choix de la piraterie restait celui de la révolte sociale. Pour les hommes d’équipage de la marine régulière par contre, il en allait autrement. Les jeunes mousses étaient vendus au service du navire vers l’âge de huit ans, ou avaient subi un enrôlement de force – qu’on appelait la presse, spécialité de l’Angleterre. Ceux-là n’avaient pas choisi de monter à bord et d’endurer toutes les souffrances liées à ce métier, mais ils devaient obéir et servir dans un système où ils ne possédaient quasiment aucun droit, alors même qu’ils permettaient aux marchands et aux armateurs de vivre, et de réaliser d’importants bénéfices. Parfois, les petits mousses saisissaient la première occasion pour s’enfuir. Leur tête était alors mise à prix pour rébellion, et ils n’avaient pas beaucoup d’autres choix que de rejoindre les pirates.

Les attributs du pirate Habituellement, les pirates préféraient les petites embarcations légères, rapides et surtout facilement manoeuvrables, en comparaison aux galions marchands très massifs et très lents, ou aux bâtiments militaires. Ils embarquaient peu d’armes lourdes comme les canons, favorisant le nombre des hommes, qui étaient en général autant des marins aguerris que de redoutables combattants. Ils pouvaient ainsi attaquer très rapidement leur proie et disparaître aussi vite qu’ils étaient apparus.

Les personnes qui s’engageaient volontairement Leur préférence allait surtout dans un équipage pirate aux bricks, des navires de petit tonne cherchaient pas nage, à deux mâts gréés en carré, seulement la gloiou aux brigantins, qui eux étaient re ou la richesse. gréés en carré à l’avant et à voile auriLes structures du que (en forme de trapèze) à l’arrière. pouvoir institutionLes sloops, de petits navires nel en Europe n’étaient rapides à un mât et un foc pas faite pour ceux qui étaient aussi utilisés, ainsi avaient soif de justice, que les goélettes, gréés à alors que les équipage voiles auriques et où le mât s’autogéraient comme de principal est le mât arrière. véritables petites démocraties où chacun avait Brick Pour approcher une proie sans essuyer de des droits – mêmes s’ils étaient minimes coups de canon, ils se faisaient passer pour des pour ceux en bas de l’échelle sociale – et malgré la discipline de fer et les châtiments corpo- marchands en difficulté et avançaient jusqu’à pou-

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Pirates, le dossier

voir s’amarrer. Ils hissaient alors le fameux pavillon noir et prenaient le navire d’abordage. Les pirates français des Caraïbes avaient deux pavillons : l’un noir, pour inviter le bateau arraisonné à se rendre sans combattre, et l’autre rouge, qui était hissé quand le bateau refusait ce compromis pacifique. Il signifiait traditionnellement la mort pour tout l’équipage en cas Calico Jack Rackham de victoire des pirates. Ce drapeau était appelé le « joli rouge » par les français. Lorsque son utilisation est peu à peu tombée en désuétude à la faveur d’un pavillon noir personnalisé, les anglais – qui entre temps avaient assis leur domination sur les Caraïbes – continuèrent d’appeler ce drapeau le « Jolly Roger ».

Le Jolly Roger

mort plutôt que de passer entre ses mains pour interrogatoire. On l’a vu arracher le coeur d’un prisonnier pour le faire manger cru par un autre. En effet, tant pour se faire respecter que pour conserver leur réputation, de nombreux pirates étaient capables des pires cruautés, et appliquaient des châtiments d’une extrême férocité.

La planche sur laquelle le prisonnier doit marcher avant de se jeter à la mer reste surtout un fantasme de romancier, mais il est vrai qu’on jetait parfois des victimes par-dessus bord du haut de la grande vergue. Le supplice de la grande Cale est une subtile variante : le prisonnier était déshabillé et ligoté avant d’être balancé par dessus bord. Les pirates le faisaient passer sous la coque, recouverte de coquillages tranchants, et il était remonté à bord de l’autre côté. S’il ne s’était pas noyé, les lacérations en venaient rapidement à bout. Souvent, l’équipe prenait part aux festivités, et la victime pouvait alors être frappée à coups de tessons de bouteille, lardés de coups de couteaux ou amputés de ses membres… Rock Braziliano avait poussé l’horreur jusqu’à faire griller à la broche deux fermiers qui avaient refusé de lui céder leur bétail. Quand il s’ennuyait, Barbe Noire avait pour habitude de tirer dans le noir sur ses marins pour observer l’impact de ses balles sur leur peau. Il se justifiait en disant que s’il n’en tuait pas un de temps en temps, ils finiraient par ne plus savoir qui il était.

Les pavillons pirates étaient le plus souvent des grands bouts de toiles cousus ensembles, et dont les motifs restaient simplistes. Le plus célèbre reste le crâne humain au-dessus de deux os croisés, mais on retrouve d’autres symboles de la mort ou du temps. Le pavillon de Jack Rackam, par exemple, allie le crâne au sablier, pour montrer à l’adversaire qu’il a peu de temps pour prendre la décision de combattre ou de se rendre. Lors de la capture d’un navire, l’équipage était tué mais il n’était pas rare de faire aussi des prisonniers, si cela pouvait profiter aux pirates – rançons, renseignements, etc. Plusieurs capitaines sont restés dans l’histoire pour leur cruauté, comme le français Jean David Nau, dit François L’Olonnais. Ceux qui le connaissaient préféraient se donner la

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Bannière de Barbe Noire Lorsqu’il s’agissait de condamnation d’un membre de l’équipage, cela se réduisait plus souvent à des coups de fouet – pas plus de trente-neuf, car

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Pirates, le dossier

l’Ancien Testament dit qu’un homme ne peut en supporter plus et meurt. Si la faute était plus grande, le fouet était remplacé par le chat à neuf queue, composé de neuf lanières de cuir auxquelles des objets coupants pouvaient être ajoutés, ou alors, on abandonnait le pirate sur un île déserte, mais non sans lui avoir auparavant coupé le nez et les oreilles. Les marins sont réputés pour être les hommes les plus superstitieux qui puissent exister. Ils ont une liste de mots interdits, d’animaux à ne surtout pas voir avant de prendre la mer, et d’objets à avoir sur eux en toute occasion. La vie à bord était très codifiée et tout contrevenant était sanctionné. La peau du bouc par exemple, possède des vertus protectrices, il est bon d’accrocher une peau de bouc en haut du grand mât car cela promet un voyage sans encombres. À l’inverse, le chien, le corbeau, le cormoran, le lapin ou le rat sont des animaux de mauvaise augure : tempête, mort, maladie, pêche maigre…

Barbe Noire

Le mardi et le vendredi sont de mauvais jours, et il ne faut pas prendre la mer le 2 février, jour de la Chandeleur, le 8 décembre, jour de la Saint Innocent ou le 31, jour de la Saint Sylvestre, car les cloches sonnent aux églises des villes engloutis et les morts font une procession à la surface de l’eau. Les pirates portaient souvent des boucles d’oreille, car porter un anneau en or préserve de la noyade et des naufrages, et permet d’avoir une bonne vue. Ils ne se perçaient qu’après avoir réussit à franchir pour la première fois le Cap Horn, car il s’agissait d’une victoire, et le piercing était une sorte de rite de passage. Cette boucle était le signe des fiançailles entre le marin et la mer, et si le marin mourrait loin de chez lui, il pouvait servir à payer les obsèques.

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Dans la même mentalité, certains portaient leurs talismans à même la peau : le tatouage est une des plus grande protection qu’un marin puisse avoir. Les organes faibles comme le cœur devaient être protégées, et les bras avaient plus de force s’ils étaient tatoués. La figure de proue qui orne l’avant des grands vaisseaux est aussi important : dans la majorité des cas, il s’agissait d’une représentation féminine, pour rendre hommage aux dieux de la mer, et aussi pour éloigner les mauvais esprits. Enfin, n’étaient pas bienvenus à bord les avocats, qui sèment la discorde, les prêtres, qui sont vêtus de noir – couleur néfaste – et de longues soutanes – comme les femmes. Par extension, il était interdit de prononcer les mots « moine », « chapelle », « église », « curé », « presbytère », etc, qui sont tous remplacés par le mot « cabestan ». Et enfin, les femmes, c’est bien connu, portent malheur. On admet que cette superstition est une invention pour éviter la concupiscence des hommes, qui vivaient de longs mois de frustration physique et psychologique.

Pirates célèbres Anne Bonny et Mary Read Plusieurs pirates ont laissé leur nom dans l’histoire, que ce soit pour leur cruauté ou leur exploits, mais tous n’étaient pas des hommes. Anne Bonny et Mary Read sont deux femmes pirates de grande envergure. La majorité de ce que l’on sait d’Anne Bonny provient de nombreuses légendes et de rares documents officiels. Elle est née vers la fin du 17ème siècle d’une liaison illégitime, en Irlande. Quand le scandale éclate, son père s’installe en Caroline du Sud et devient le propriétaire d’une plantation. À seize ans, elle épouse James Bonny, un homme issu du milieu douteux qu’Anne fréquentait. Le nouvel

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Les Chemins de l’Aube épousé tente de s’approprier la plantation, mais William Cormac, le père d’Anne, l’en empêche en déshéritant son enfant. Jeune fille turbulente, effrontée, dotée d’un tempérament féroce, elle se venge en incendiant la propriété de son père et s’enfuit à New Providence, aux Bahamas. Elle s’impose rapidement en mutilant un homme qui lui avait manqué de respect, puis quitte son mari qui dénonçait les marins soupçonnés de contrebande ou de piraterie au gouverneur. Elle prend un amant, le quitte ; on lui conseille de se trouver un protecteur et elle devient la maîtresse de Chidley Bayard, l’homme le plus riche de l’île.

Pirates, le dossier la riche grand-mère qu’elle était un héritier de sexe masculin. Déshéritée, elle s’engage dans l’armée, et y rencontre un homme qu’elle épouse. Ensemble, ils ouvriront une auberge, mais à la mort de son époux elle revêt ses habits d’homme et s’engage à bord d’un navire marchand hollandais. On suppose que le navire a été attaqué par des pirates qu’elle aurait rejoints, sous le nom de Mark Read.

L’amitié qui lie les deux femmes aurait rendu Calico Jack jaloux au point de menacer « Mark Read » de lui trancher la gorge. Comment Calico a-t-il découvert le véritable sexe d’Anne et de Mary ? D’aucuns prétendent qu’il les aurait surprit Elle fait ensuite la connaissance au lit, mais cela relève plus du fantasme que d’une possible réalité. de Pierre Bouspeut, un commerAnne Bonny& Mary Read Mary et Anne deviennent vite inçant touche à tout, qui organise séparables, vivent comme un couleur première attaque de corsaires. Un navire marchand français chargé d’une pré- ple et jouent avec leurs déguisements d’homme. cieuse cargaison croise au large de l’île. Pierre et Anne, aidés de quelques amis, volent une épave, la Les deux femmes et Calico Jack attaquent et capremettent en état, se couvrent de sang de tortue et turent les navires qui passent à portée de canon partent à la rencontre du navire. Les français, terri- sans repos. Anecdote notable, la capture du Royal fiés par ces démons armés ne combattront pas. Queen, qui appartenait à Chidley Bayard. Anne séduit le capitaine Hudson et passe la nuit à bord. Le gouverneur de New ProviAprès l’avoir drogué, elle mouille toutes les mèches des canons et retourne dence commence à distribuer des pardons royaux pour enrayer la pisur le Revenge qui, le lendemain, attaque. Le Royal Queen, incapable de raterie, mais Anne refuse et s’allie riposter, se rend. Il y aura une seule définitivement à Pierre et Jack Rackam, dit Calico Jack pour fuir l’île victime : par jalousie, Mary tue le capitaine Hudson. en forçant le blocus mis en place dans le port. Anne Bonny se dissimule sous le nom d’Adam Bonny En octobre 1720, le Revenge est capet les traits d’un garçon, se déguituré par le capitaine Barnet, à la solde sant pour conserver son secret. du gouverneur de Jamaïque. La majoLorsqu’un pirate la surprend, elle rité des pirates étant saouls à ce mole tue froidement. ment-là, seules les deux femmes se battront véritablement, une heure durant, La légende raconte qu’elle seavant de rendre les armes. Elles évirait devenue la concubine de Catent la pendaison en déclarant qu’elOlivier Levasseur, dit La Buse lico Jack, capitaine du Revenge, les étaient enceintes : il était courant à dont elle aurait eu un enfant qu’ils l’époque pour les femmes de jouer sur auraient ensuite abandonné. le fait qu’on ne tuait pas un être vivant pas encore né. Elle rencontre Mary Read lors d’une escale à On perd ici la trace d’Anne Bonny, qui disparaît New Providence. Marie est d’origine anglaise. Petite, sa mère l’habillait en garçon pour faire croire à complètement de tout document. Mary Read, elle,

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Les Chemins de l’Aube meurt en prison de la fièvre jaune.

William Kidd William Kidd est né en 1645 à Greenock, en Écosse. Pionnier du Nouveau Monde, il se marie avec une héritière et devient un respectable marchand. Au cours d’un voyage commercial en Angleterre, on lui propose de devenir corsaire pour la reine et d’attaquer les navires français ou les pirates. Il accepte, mais a du mal à couvrir les frais : quatre cinquièmes des coûts des opérations sont assurés par les grands du royaume, mais le cinquième restant l’oblige à vendre son navire l’Antigua à un proche, le colonel Robert Livingston. Son nouveau navire, l’Adventure Galley, est équipé de 36 canons et le capitaine Kidd à sous ses ordres 70 marins. Malheureusement, l’argent venant à manquer, il cède à la pression de ses hommes et commence à attaquer d’autres navires que les français. Peu à peu, il développe cet aspect de son activité et le corsaire devient pirate.

Pirates, le dossier La légende de Kidd a marqué la littérature sous les plumes d’Edgar Allan Poe et Robert Louis Stevenson et reste vivace grâce aux chasseurs de trésors qui cherchent toujours le butin de Kidd.

Edward Teach Edward Teach, surnommé Barbe Noire – en anglais Blackbeard – est l’une des figures les plus célèbres de l’histoire de la piraterie. Il est né en 1680 à Bristol, en Angleterre. Pendant la guerre de Succession d’Espagne, il s’engage à bord d’un bâtiment corsaire anglais au service de la reine Anne. Malgré son courage et l’audace dont il fait preuve, il n’a pas d’avancement. Il devient alors pirate, en 1716, dans l’équipage du capitaine Hornigold, basé à New Providence. Ils écument les mers à bord

Il prendra réellement sa décision qu’après avoir tué un homme en Angleterre, en 1697. Un an plus tard, il attaque un navire anglais, le Quedah Merchant, presque par accident. Pour approcher le navire, Kidd fait hisser le pavillon français, et le Quedah Merchant fait de même, pour éviter toute bataille. Il demande à ses hommes de le laisser partir, mais ceux-ci refusent et le Quedah Merchant est capturé. Il n’y a plus de retour possible pour lui. Il rencontre pour la première fois un autre pirate à Madagascar : le capitaine du Mocha Frigate, Robert Culliford. Kidd ordonne à son équipage de s’emparer de la frégate, mais la majorité des hommes refusent et se mutinent. Seuls treize hommes resteront avec lui, alors que les autres rejoignent Culliford. Kidd décide alors de repartir à New York. Il brûle l’Adventure Galley, rebaptise le Quedah Merchant et part avec. Arrivé sur les côtes américaines, il est capturé et envoyé à Londres où il est jugé pour actes de piraterie et meurtre. Emprisonné à Newgate, il est pendu le 23 mai 1701 et son corps est exposé audessus de la Tamise.

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Robert Maynard VS Barbe Noire d’un sloop, et lorsqu’ils capturent le navire français La Concorde, Barbe Noire en prend le commandement. Il est maintenant capitaine d’une frégate de 40 canons, rebaptisée Queen Anne’s Revenge, et

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Les Chemins de l’Aube à la tête de trois cents hommes, répartis sur quatre navires. Il se met alors à ravager les côtes de la Caroline, à multiplier les abordages, les pillages et tueries. En un an, il attaque plus de 40 navires, amasse une fortune et assoit sa réputation de pirate téméraire et cruel.

Barbe Noire après le combat Prudent, il partage pourtant son butin avec le gouverneur de la Caroline du Nord, Charles Eden, qui lui offre en retour une protection officieuse. Mais avec le changement de politique et le début de la chasse aux pirates, Barbe Noire doit fuir New Providence, poursuivit par le lieutenant anglais Robert Maynard, capitaine du Pearl.

Pirates, le dossier sait l’endroit où il avait caché son trésor, il disait « Seuls le diable et moi savons l’emplacement de mon trésor. Et le diable aura le tout ! » En règle générale, les pirates ne transportaient pas le résultat de leurs pillages à bord de leur navire : des bâtiments de guerre n’étaient jamais loin, et il fallait aussi économiser autant de place que possible. Ainsi, de nombreuses îles du Pacifique comme l’archipel des Galápagos, l’archipel de Recilla-Gigedo, les îles de Malpedo, Clipperton… ont la réputation de détenir de formidables richesses, ce qui déchaîne l’imagination des chasseurs de trésor. En 1996, l’américain Phil Masters a retrouvé l’épave du Queen Anne’s Revenge, qui a sombré à l’entré de la baie de Beaufort, en Caroline du Nord. Plusieurs canons de facture différente ont été retrouvés, ainsi que des bouteilles d’alcool ou de la vaisselle. Mais de trésor… Aucun. Barbe Noire, aujourd’hui représenté avec une barbe tressée fumante parce qu’il y glissait des mèches de poudre à canon enflammées et un torse bardé de pistolets, a soigneusement conservé son secret. « Seuls le diable et moi... »

Laurence BALTHAZARD

L’abordage est lancé à l’aube du 22 novembre 1718, et un combat féroce commence entre Barbe Noire et Robert Maynard. Ils commencent par se livrer un duel au pistolet, au cours duquel Barbe Noire est touché, puis s’affrontent au sabre. Celui de Maynard se brise sous la violence des assauts de son adversaire. Alors que Barbe Noire s’apprêtait à lui porter le coup fatal, des marins du Pearl se mêlent au combat, armés de poignards et de pistolets. Fou de rage, Barbe Noire résiste à la douleur et continue à se battre jusqu’à ce que Maynard le touche mortellement d’un coup de pistolet. Maynard lui fait trancher la tête, qui sera exposée sur le mât, puis en place publique. On raconte que le corps de Barbe Noire, une fois jeté à la mer aurait fait deux fois le tour du Pearl avant de couler. Lorsqu’on demandait à Barbe Noire qui connais-

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Illustration d’Alain MATHIOT Texte de Zali L FALCAM ITINÉRAIRES #1 Juillet 2006

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ournal du capitaine Laurent Noëline 7 Mars 1724

La prise que nous avons faite sur la jonque du Père [Illisible] est particulièrement profitable. Tout l’Etat-major est bien d’accord pour que nous n’en disions rien et que nous dissimulions cette prise à la Compagnie des Indes. Pondichéry n’en doit rien savoir non plus. Après cette bataille, il est fort probable que quelqu’un rapporte que le Fleur de France ait coulé. Nous avons décidé de nous rendre à Batavia, pour tenter d’écouler ces prises auprès des hollandais, et nous reparaîtrons dans les eaux françaises plus tard, en prétendant que nous étions échoué dans le Tonkin, victimes des pirates. Si nous négocions habilement la partie, nous reviendrons des Isles de l’Asie cent fois plus riche qu’à notre départ.

Texte Zali L. FALCAM

« Et d’où tu sais lire le français ? demanda Bhumibol à Thié, de sa voix fluette qui couvrait à peine le vrombissement de leur hors-bord. — J’ai fait le séminaire et j’étais au lycée français, répondit le vieux grigou Vietnamien en refermant l’antique journal craquelé. — Toi ? Séminariste ? Image Alain MATHIOT

— Bah, c’était il y a longtemps, mes parents ne m’avaient pas laissé le choix, tu vois… Enfin, contrairement à vous autre, qui êtes aussi ignares que les buffles qui labouraient vos champs avant que je vous engage, je sais pas mal de trucs. » Bhumidol poussa un grognement et alla s’asseoir, vexé, au milieu du bateau. Il entreprit de nettoyer sa kalachnikov, ce qu’il se plaisait à faire quand il était contrarié. A l’arrière, Jésus les dirigeait entre les petits îlots en scrutant à droite et à gauche pour vérifier qu’ils n’étaient pas suivis.

Jésus, passé maître dans l’art d’échapper à la police et de mener des attaques éclairs avec des bateaux aussi minuscules que le hors-bord dans lequel ils se trouvaient, portait bien son nom. Toujours vêtu de tenues ambles et débraillées, ce jeune Philippin se distinguait par un bronzage qui lui donnait un aspect cuivré, le tout complété par d’immenses cheveux et une barbe qu’il n’avait pas du raser depuis le début de sa puberté. Bhumidol était pour sa part un maigre Thaïlandais spécialiste des explosifs et capable de baragouiner huit langues différentes, toutes apprises alors qu’il racolait pour des bordels dans les rues de Pattaya. Le capitaine Thié, lui, devait avoir près de soixante-dix ans, c’était un vétéran de la marine Vietnamienne qui avait opéré une brutale reconversion dans l’attaque de navires de croisières à l’époque ou le Vietnam communiste se laissait séduire par les attraits du tourisme de masse. Eux et quelques autres formaient

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la compagnie de Piraterie des Loups de Malacca, une bande de pirates modernes, originaires de toute l’Asie, étonnant symbole d’une mondialisation qui touchait aussi le monde de la pègre. Mais pour l’heure, Thié était en vacances. Le rançonnage d’un navire de plaisance américain leur ayant rapporté assez de bijoux et d’authentiques mécaniques Suisses pour expédier quelques mois les affaires courantes, Thié avait réquisitionné ses deux plus fidèles lieutenants avec pour objectif d’accomplir cette petite quête à l’ancienne qui lui tenait à cœur depuis qu’il avait mis la main, dans une vieille bibliothèque de l’armée, sur ce document poussiéreux et oublié. Journal du capitaine Laurent Noëline 22 Mars 1724

Nos affaires ont été pour les plus mauvaises à Batavia. Un prêtre franciscain a appris par je ne sais quel biais notre filouterie et n’a rien trouvé de mieux que de la dénoncer à la Vereenigde Oost-indische, qui, pour se débarrasser d’un éventuel conflit avec le gouverneur des Indes Françaises à cru bon d’aller faire quérir une vedette pour nous cueillir.

Image Alain MATHIOT

Texte Zali L. FALCAM

M.Wendell, à qui j’avais déjà eu affaire lors de mon passage à Singapour, et qui est un grand ennemi des Hollandais, m’a par bonheur fait prévenir à temps, et nous avons rembarqué avant de nous faire appréhender par ces malfaisants des Provinces-Unies. Toujours est-il que nous sommes apparemment recherchés et que les mers d’Asie nous sont temporairement défavorables. Après des délibérations avec tout le personnel du navire, il a été décidé que nous allions tenter de rejoindre le Chili. Nos cales sont pleines de vivres, et d’eau, et nous avons ces prises à y écouler. J’ai bon espoir, et il suffira de naviguer vers l’est, toujours vers l’est. Les Portugais l’ont assez fait dans l’autre sens, je crois que nous pouvons le faire.

« Je vous suivre dans l’approximativement pas, finit par lâcher Jésus dans son anglais plus qu’approximatif, alors qu’il contournaient une petite crique où quelques plongeurs les regardèrent filer sans comprendre de quoi il s’agissait. Aller Chili, quoi ? » Thié le regarda comme il le faisait parfois, en plissant ses petits yeux cruels. Un regard à vous faire sentir misérable, une véritable poussière face à ce vieillard chétif qui semblait porter en lui la sagesse de toute l’Asie. Ce vieux pirate inspirait plus que du respect. « Ils n’ont bien entendu pas atteint le Chili. On ne traverse pas le Pacifique comme ça, sur une coquille de noix. — Ca tombe bien, ironisa Bhumidol en remontant son arme. On n’a pas assez d’essence pour faire la traversée. D’ailleurs patron, depuis cinq jours que tu nous traînes de planque en planques depuis la base secrète, et qu’on se casse le dos à dormir sur ce rafiot, à se ravitailler dans des ports papous dont personne à jamais entendu parler, tu peux peut-être nous dire où on va ? — Petit crétin, sois patient, tu n’as jamais lu un livre et je te fais l’honneur de te faire

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un peu la lecture. — Ca les Iles Carolines, ça nous pourquoi croiser des touristes depuis ce matin, marmonna Jésus. — Oui, mais ne t’en fais pas, nous allons dans un coin un peu moins exposé », expliqua Thié avec un petit sourire à Jésus qui détestait se trouver entouré de gens qu’il ne connaissait pas, spécialement des touristes, et particulièrement quand il était question de ne pas les détrousser.

Journal du capitaine Laurent Noëline 8 Avril 1724

La situation est on ne peut plus catastrophique, c’est même une manière de miracle que je puisse encore écrire ici la moindre ligne. Nous avons eu une bataille, et une de la pire des espèces. J’ai dans l’idée que cette fripouille de Wendell n’a pas monnayé qu’auprès de nous ce qu’il savait de la situation. Coup sur coup, hier et ce matin, des corsaires nous abordent et nous jouent une canonnade dont je me serais bien passé.

Image Alain MATHIOT

Texte Zali L. FALCAM

Si je dis qu’ils étaient corsaires et non pas simplement pirates, c’est que je ne suis pas né d’hier : les premiers étaient commandés par Elbert Jannsen, ce paltoquet que j’ai déjà vu monnayer ses services aux Hollandais à Canton puis à Tourane, et les seconds, je ne sais guère par qui, mais en tout cas ils me faisaient l’air de drôles de pirates, quand la moitié de l’équipage avait encore des uniformes français. Leur vaisseau était impressionnant, paré de plus de quarante pièces d’artilleries, mobile et plein à craquer de fripons prêts à en découvre avec nous. Le combat était totalement inégal : alors que nous avons réussi à immobiliser puis à semer les hollandais, les français ont jailli devant nous en suivant d’improbables trajectoires et se dirigeant à merveille malgré l’obscurité. Ils devaient avoir à bord un fameux stratège. A peine avais-je eu le temps de réveiller mes troupes que nous étions déjà sous le feu nourri de ces vauriens. Le Fleur de France fut presque rendu à l’état de charpie en quelques minutes, et la seule solution fut bientôt de tenter le tout pour le tout. Après tout, nous avions choisi notre vie, c’était une vie ou la mort rôdait sans cesse une vie de rage et de flibuste. Nous étions des hommes et choisîmes de mourir comme tels. Nous avons changé de bord, abandonné la canonnade et éperonné le corsaire devant nous. Comme je l’ai écrit, il est presque miraculeux que j’aie pu survivre à cette attaque. J’ai jeté tous mes hommes, moi compris, dans la bataille. Du moins ceux que les canons n’avaient pas emportés ou mortellement blessé. Mes hommes se sont battus comme des lions, malgré le surnombre de l’ennemi. Fort heureusement, ils ne semblaient pas s’attendre à nous voir et étaient de bien mauvais combattants. Du moins, quand je dis que c’est fort heureux, c’est simplement par bonheur de n’être point encore mort. Il ne reste plus que moi et trois de mes camarades. Nous avons du passer tout l’équipage adverse par le fil de l’épée, et tous les autres ont rendu gorge durant le combat. Je suis donc avec

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trois matelots, commandant d’une épave et d’un vaisseau fantôme. Nous sommes en train de charger notre cargaison sur le vaisseau des corsaires, mais voyant le combat perdu, ils ont saboté la direction de leur navire. Il va falloir réparer, pour avoir une chance de rejoindre une terre, sinon, il ne sera plus question que de dérive et de mort…

« En fait de dérive et de mort, expliqua Thié, Noëline a dérivé dans le navire pendant des semaines. Le scorbut et d’autres maladies ont emporté ces hommes, et très vite, il est demeuré seul sur un navire à la dérive. Pendant des dizaines de pages, il détaille les directions prises, selon lui, par le navire, sans voilure et sans gouvernail. — Autrement dit, il a fini par s’écraser sur les Iles Carolines ? termina Bhumidol. — Sur un Ilot près de Yap, oui. Ses cartes sont assez précises. Noëline a découvert la Micronésie sans le savoir. — Ici très touristique, grogna Jésus en regardant les criques alentours. — Continue, reprit le vieux pirate. L’île où il s’est échoué n’est pas habitée, c’est juste un tas de caillasses.

Texte Zali L. FALCAM

— Comment tu sais ça ? coupa le Thaïlandais.

Image Alain MATHIOT

— Je suis sur cette affaire depuis des années, avant même que je quitte l’armée, petit con. Tu sous-estimes ton boss, et tu t’étonnes d’être toujours mon vulgaire porte-flingue. Noëline était un de ces pirates qui grouillaient par centaines en Asie, personne ne s’est lancé à sa recherche, et comme il s’est écrasé sur un îlot stérile, personne n’a jamais été fouiller là bas. Impossible de faire de la voile ou de la plongée dans ce coin. Il n’a pas eu de chance. — Comment le journal est-il parvenu jusqu’au Vietnam, s’il est mort là-bas ? Tu es sûr que c’est un vrai, Boss ? — Bien entendu. Est-ce que je te mens souvent, est-ce que je ne suis pas digne de confiance ? » Il y avait de la haine et de la menace dans cette phrase Le thaïlandais baissa la tête, il savait à quoi s’en tenir. Il laissa son patron reprendre son laïus, alors que le hors-bord s’éloignait de l’archipel où ils se trouvaient depuis le début de la matinée. Il s’agissait maintenant de rejoindre un petit bout de rocher à quelques kilomètres de là… La crique stérile où Laurent Noëline s’était échoué en 1724. « Il a eu une très mauvaise surprise en finissant par s’échouer sur ce cailloux sans nom, reprit le vieillard. Il s’agissait d’une planque de Lewis Nguyên, un obscur contrebandier métis qui attaquait des gens à peine moins douteux en Indonésie. Il était arrosé par des califes de Java pour parasiter les lignes de la VOC, discrètement. Et il cachait son trésor précisément là où nous nous rendons. C’est lui qui a rapporté le journal de Noëline. — Il l’a liquidé ? »

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L’Or de Yap

Journal de Noëline Juin 1724

M.Lewis n’est pas fiable. Je sais que ses grands sourires n’ont pour but que de me faire baisser ma garde. Il n’a que quelque hommes, mais je suis tout seul. Dès que j’aurais le dos tourné, il y plantera certainement son sabre. Je ne dors plus que d’un œil. Pour l’instant, il essaye de me convaincre de lui fournir mon trésor. Il me dit que ça n’a aucune valeur. Que je devrais penser à ma vie d’abord. Mais non, je ne vais pas abandonner tout… TOUT CET OR ! Il faut que je trouve un moyen de me débarrasser de M.Lewis.

Le hors-bord s’arrêta entre un petit îlot de moins de trois cent mètres de large, sans plage, couvert de cailloux tranchants. Au centre de l’île, on voyait une cave creusée à même la roche et s’enfonçant dans le sol. Thié referma définitivement le livre alors que Jésus approchait lentement le bateau de l’îlot.

Texte Zali L. FALCAM

« Je suis pas confiance, grogna encore une fois le Philippin en mettant les pieds dans l’eau et en aidant Thié à descendre du bateau à son tour. » Le vieux Vietnamien eut un petit rire profond. Il se fichait bien de l’avis de ses hommes. Image Alain MATHIOT

« Le journal de Noëline se finit là-dessus ? s’enquit Bhumidol. — Les deux dernières pages sont arrachées, probablement pat le métis qui voulait cacher des informations compromettantes… Pour ce que ça lui a servi ! Il s’est fait cueillir par des portugais de Macao en essayant de se rendre en Inde, ils ne lui ont même pas fait l’honneur d’un procès » Thié fit le signe de se couper la gorge. Ils étaient maintenant à l’entrée de la grotte, avançant en prenant garde à ne pas s’écorcher sur les cailloux tranchants de l’îlot stérile. « Nguyên a laissé un testament, continua le vieillard en entrant dans la cache. Un message codé où il enjoint un de ses proches à récupérer le trésor ici… Et à ce que je sais, personne, vous m’entendez, personne avant moi n’avait décodé ce… » Thié s’arrêta. Jésus braqua sa lampe de poche sur le fond de la petite cave, pour découvrir qu’une alcôve bouchée y avait été défoncée à la masse. La planque de Lewis Nguyên s’ouvrait, béante, alors qu’elle aurait du demeurer scellée depuis des siècles. Le vieillard s’approcha en tremblant, ses bottes s’enfonçant dans la boue qui se formait dans l’humidité ambiante dans la grotte. Il écarta les dernières pierres laissées dans le pillage de la planque, déjà prêt à se

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pendre s’il ne restait rien. Le travail de toute une vie… Jésus tressaillit alors. Il avait cru entendre un bruit au loin et allait le signaler, quand Thié poussa un cri de joie. Le vieux pirate venait de retirer un coffre assez petit, mais manifestement bien plein, du fond de l’alcôve. Sur le flanc, on voyait peint une mention « Propriété du Fleur de France ». « Ils en ont laissé une partie ! C’est le trésor de Noëline ! s’écria-t-il. Je suis l’homme le plus riche du monde ! Tout un coffre d’or Indochinois inestimable ! » Il laissa retomber le coffre sur le sol. Un petit carnet de cuir tomba de l’arrière du coffre. Deux feuilles jaunies s’en échappèrent, mais le pirate n’y prit pas garde et ouvrit la boîte aux trésors de Noëline. Son visage se déconfit immédiatement. Le coffre était rempli de pièces d’aspect charbonneux, ternes, et tordues.

Journal de Noëline de Lewis Nguyên. Juin 1724

Texte Zali L. FALCAM

Pour info à Caï et Tseng, si vous parvenez jusqu’ici.

Image Alain MATHIOT

Comme je l’avais dit au Français, son trésor était de la nature de tout ce qu’on saisit dans le Tonkin depuis quelques années (pour détails, il tenait un journal, voici dernières pages, le reste aux mains des Portugais de Macao). La crise des finances de Xu Bac a conduit le roi à importer de Chine des tombereaux de toutenague, un métal particulièrement chétif dont tout le monde fait de très mauvais deniers. C’est pour cela que nous n’attaquons plus guère ces cargaisons de piastres ayant eu pour intermédiaire des chinois : il est plus sûr de ce servir en nature sur les Européens. Si vous revenez ici, laissez ce coffre, il n’est d’aucune valeur, personne ne vous reprendra ces pièces, à part dans les mauvais bordels. Tout le reste est à vous. Merci de m’avoir servi fidèlement, Lewis.

Thié tomba à genoux et relut les deux pages encore et encore. C’était du mauvais anglais, mais il n’y avait aucun doute sur le sens. Trente ans pour rien. Pour finir abusé par un pirate assez précautionneux pour faire récupérer son trésor par ses hommes et assez malin pour déterminer le bon or du mauvais or. De la toutenague. Du zinc de qualité inférieure, utilisée par les Chinois pour amoindrir la qualité des devises des pays frontaliers. Il avait passé trente ans à courir après une caisse de toutenague. « Patron, avertit Jésus… J’entends des moteurs… Il ne faut rester pas là ! » Une rafale retentit. Thié tourna lentement la tête vers Bhumidol, puis vers Jésus. Ce

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dernier s’écroula, les mains crispés sur le ventre. Le Thaïlandais tourna lentement son arme vers le chef pirate. « Il faut croire que j’ai été plus malin que toi, boss… — Bhumidol… articula Thié d’une voix blanche. » Le bruit volumineux et imposant de haut-parleurs se mit à retentir à l’extérieur de la grotte. « Police des Etats Fédérés de Micronésie ! Thié Sen, chef des Loups de Malacca, vous êtes en état d’arrestation pour actes de piraterie, association de malfaiteur, assassinats, extorsions de fonds, trafic d’influence et haute trahison ! Sortez les mains sur la tête ! » Thié se releva lentement en regardant, médusé, son garde du corps qui lui adressa un grand sourire. « Tu m’as vendu, petit con ? finit-il par murmurer. — Il faut croire que j’ai été plus rapide que toi pour trouver une bonne porte de sortie à toutes ces conneries de baroud en mer. Vieux con. Et puis les pirates, c’est sans foi ni loi, Thié. Je fais mon chemin dans la vie…

Texte Zali L. FALCAM

— Sans foi ni loi… Et dire que tu étais comme mon fils… — Alors va chier, papa. »

Image Alain MATHIOT

Thié sortit et fut immédiatement appréhendé par des policiers en uniforme. Bhumidol alla jusqu’au coffre et ramassa les deux feuilles de papier. Alors que derrière lui, on lisait ses droits au vétéran, le Thaïlandais parcourut les feuilles et ricana. « Ouais, que d’honneur, c’est merveilleux. Se faire pincer pour une caisse de ferraille ! A moi la belle vie… » Bhumidol ressortit de la cave pour serrer la main au capitaine américain qui supervisait l’opération. Ce faisant, il croisa une dernière fois le regard du vieux vietnamien, qu’on emmenait sur une vedette, les menottes aux poignets. Le passé et le présent s’affrontèrent dans leurs yeux. Une conception antique de la piraterie, ou elle se confondait encore avec l’aventure, la découverte et l’inconnu, et une conception moderne ou, finalement, ils n’étaient que des malfaiteurs comme les autres. Bhumidol, pourtant certain d’être richement récompensé pour son acte, ne put soutenir le regard de son ancien patron. Il baissa lentement les yeux.

Zali L. Falcam Avril 2006

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De l’auteur Beau, grand, intelligent, racé, le poil soyeux et le regard vif, Zali L. Falcam est un étudiant en Histoire de 21 ans et quelques, Lorrain de naissance et Nantais d’adoption. Ce passionné de fantasy et de littérature classique (enfin pas tout, hein faut pas déconner, à mort Balzac) a un vice caché : il écrit tout le temps. Officiant dans tous les styles, avec une chiche préférence pour les littératures de l’Imaginaire, il paraît qu’il a déjà publié des textes en dehors de son blog (http:// zalifalcam.canalblog.com) et de son site (http://shinwa.free.fr/EMGOH/index. htm). Les preuves de cette allégation se trouvent dans les numéros 4 et 6 de Coprophanaeus, dans le numéro 0 de Niark et dans le numéro 1 de Jaade and Co. Et comme il le dit tout le temps : cheer up, doods ! Texte Zali L. FALCAM

Image Alain MATHIOT

De l’illustrateur Alain Mathiot, illustrateur freelance depuis peu de temps, diplômé des beaux arts d’Epinal et de Metz. Il s’intéresse à l’illustration fantastique / SF et le surréalisme. Il adore également le cinéma d’animation, surtout en volume et travaille d’ailleurs sur un petit projet de série court.

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Illustration de Fabien FERNANDEZ Texte d’Aurélie LIGIER ITINÉRAIRES #1 Juillet 2006

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Le Souffle de l’Olivia

Le souffle de l’Olivia

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e vent d’été soufflait plus fort que jamais sur le grand mât où se trouvait Milo. Scrutant l’étendue sombre des flots, il guettait la présence de navires. Sa chemise ouverte flottait dans la brise tandis qu’il souriait, savourant le bonheur de se trouver aussi haut dans l’azur du ciel. Il s’en voulait d’aimer cette vie. Mais la liberté qu’elle lui procurait, personne n’aurait pu l’acheter. Pas même ses parents, riches marchands de Terra Mare. Fils cadet d’une famille de cinq enfants, Milo était promis à une glorieuse carrière de soldat du peuple. Il se souvenait le matin où il avait fui la demeure familiale, l’année de ses seize ans. Il était alors jeune et imprudent. Les années étaient passées, mais son besoin d’aventures était resté intact. Portant son regard au loin, il songea un instant à la tête qu’aurait faite sa mère en le voyant ainsi. Une voix en contrebas le tira de ses réflexions. — Rien à signaler Milo ? C’était Derran, le second.

Texte Aurélie LIGIER

Milo avait embarqué, deux mois auparavant à bord du Bonne Etoile, embauché comme garçon de cuisine. Mais le travail s’était vite révélé moins plaisant qu’il ne l’avait cru. Et, à force de traîner sur le pont en dehors de ses heures de travail, il avait fini par créer des liens avec les hommes d’équipage. Le second, ayant décelé en lui une certaine agilité, lui avait alors proposé un poste de guetteur que Milo avait accepté aussitôt. — Rien en vue Monsieur ! cria-t-il depuis son poste d’observation pour se faire entendre. Cela faisait des mois que le navire n’avait croisé personne. La mer était calme et plane jusqu’à l’horizon et le second semblait inquiet. Le Bonne Etoile faisait route vers l’archipel du paradis où les marchands se pressaient habituellement en cette période de l’année pour faire affaire avec les indigènes. Le calme de l’océan était loin d’être bon signe. Milo reporta son attention vers la surface lisse et sombre et s’installa pour passer la nuit. Au petit matin, alors que la fatigue le gagnait, la silhouette d’un navire se détacha vers l’horizon Image Fabien FERNANDEZ

— Navire en vue ! hurla-t-il pour réveiller les hommes de garde qui sommeillaient sur le pont. Quelques instants plus tard, Derran les avait rejoints, à demi éveillé. — Que se passe-t-il ? De quoi s’agit-il ? Ami ou ennemi ? Milo avait saisi la longue-vue et scrutait le bâtiment. Essayant d’apercevoir le moin-

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dre signe d’appartenance à l’une ou l’autre de ces catégories. Soudain un drapeau se hissa sur le mât principal. Il n’y avait plus aucun doute. — Pirates ! cria Milo de plus belle, cédant à la panique. Sa plainte fut suivie d’un silence pesant. Chacun sur le pont savait ce que cela impliquait. En quelques minutes, Derran rejoignit Milo et lui arracha la longue-vue des mains, confirmant ses soupçons. Il se tourna vers lui, une lueur d’effroi dans le regard. — Quoi qu’il arrive, reste ici et ne bouge pas. Tu es encore trop jeune pour te battre. Milo tenta de protester mais les ordres du second étaient sans appel, il le savait bien. Il resta donc au plus haut du mât, guettant avec intérêt l’agitation qui régnait en contrebas, tandis que le bâtiment ennemi avançait droit vers eux. Le navire les aborda sans ménagement mais pas un coup de feu ne fut tiré. L’Olivia, comme l’indiquait le nom en lettres dorées, se rangea contre le Bonne Etoile et des grappins fusèrent, éraflant le bois lisse du navire marchand. Les soldats avaient sorti leurs armes à feu et tiraient vers le vaisseau pirate qui ripostait. Mais il s’avéra vite que la bataille était perdue d’avance. Comme tous les bateaux de négoce, le Bonne Etoile abritait une petite garnison, mais ce n’était rien au regard de l’Olivia, qui abritait tout un équipage d’hommes prêts à se battre.

Texte Aurélie LIGIER

Milo assista, impuissant, à la défaite de la garnison puis à la mise à sac du navire tandis que les derniers nobles fuyaient dans les barques qui restaient. Après quelques instants, la situation devint plus calme. Quelques pirates étaient partis à la poursuite des nobles tandis que le reste de l’équipage avait été réuni sur le gaillard d’arrière.

Image Fabien FERNANDEZ

Les bandits commençaient à décharger le bateau de ses denrées précieuses. Cela dura encore pendant des heures interminables et l’aller et retour incessant des pirates rendait Milo fou de rage. Depuis le pont, il lui semblait que le second jetait des regards répétés, espérant peut-être que Milo leur viendrait en aide. Mais l’adolescent était pétrifié. Il avait songé un instant à descendre de son abri. Une fois en bas il aurait attrapé la rapière qui gisait au pied du mât à côté d’un soldat sans vie. Il se serrait avancé en courant et aurait tué le pirate qui tenait en respect ses compagnons avec un sourire narquois. Le capitaine, pensa Milo. Il tuerait le capitaine et libérerait ses compagnons. Ou bien il serait tué. Voilà ce qui l’avait retenu d’agir tout ce temps. Il savait pourtant que la situation ne durerait pas éternellement. Les pirates auraient bientôt fini de décharger le navire et qui sait ce qu’ils feraient ensuite de l’équipage. Milo eut bientôt la réponse, lorsque sous ses yeux, celui qu’il pensait être le capitaine

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tua Derran d’une balle dans la tête avant de diriger l’arme vers les autres. — Tous à l’arrière, plus vite que ça ! Milo sentit une fureur aveugle monter en lui. Il allait le tuer. Il descendit dans les gréements, se laissa glisser sur le pont et perdit quelques secondes pour retrouver son équilibre. Son adversaire lui tournait le dos. L’occasion était unique. Il attrapa la rapière d’un geste vif et courut vers le pirate en hurlant de rage. L’homme se retourna pour recevoir le coup et tomba, agonisant, la rapière encore nichée dans la poitrine. L’équipage le regarda, déconcerté et tenta de se rendre maître de la situation mais il était déjà trop tard. Les pirates étaient revenus et encerclaient le petit groupe. L’un d’entre eux s’avança vers l’homme qui agonisait au sol. Il fit un petit geste de la main et deux pirates s’avancèrent pour porter le mourant à bord de leur navire. Puis leur chef scruta l’assemblée d’un œil furieux. — Quel est celui qui a fait ça ? Silence pesant. Milo sentit une bouffée de fierté naître en lui. Puisqu’il devait mourir, ce serait en affrontant cet homme. Il ne regrettait pas son geste.

Texte Aurélie LIGIER

Il fit un pas en avant et regarda l’homme sans ciller, sans dire un mot. — Tu viens de tuer mon second, lança l’autre. Qu’as-tu à répondre ? Milo le regarda, plein de haine. — Un second pour un autre, lança-t-il en désignant le corps sans vie de l’homme qui l’avait pris sous son aile. Je regrette seulement que ce ne soit qu’un subalterne. J’avais cru tuer le capitaine, ajouta-t-il. En face de lui, l’homme éclata d’un rire froid. — Emmenez-le ! aboya-t-il à deux hommes qui se trouvaient derrière lui, et tuez les autres. Je m’occuperai de lui plus tard. Milo se débattit, mais ne put lutter très longtemps. Il se retrouva dans une cale humide et s’endormit, épuisé par cette journée et par la nuit blanche qui l’avait précédée. Image Fabien FERNANDEZ

Son sommeil fut mouvementé, entrecoupé par des cris qui lui parvenaient des étages supérieurs, étouffés par le bois massif du bâtiment. Au milieu de la nuit, il se réveilla en apercevant une lueur pâle qui disparaissait au fond de la cale. Il appela désespérément, pensant que quelqu’un s’en retournait avec une lanterne, mais personne ne lui répondit. Durant le reste de la nuit, il entendit des plaintes au-delà des planches. Un murmure angoissant montait du navire.

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Quelques jours plus tard, Milo, affamé et déshydraté, hurlait depuis la cale où on l’avait envoyé pour qu’on lui donne un peu d’eau, lorsque quelqu’un vint lui ouvrir. Il remonta sur le pont, solidement encadré par deux hommes. Lorsqu’il parvint à l’air libre, Milo aspira de grandes bouffées d’air frais, plissant les yeux pour échapper à la clarté trop vive du jour. Ses gardes le bousculèrent et il les suivit. Milo peinait à mettre un pied devant l’autre tant la lumière du soleil l’éblouissait après plusieurs jours passés dans l’obscurité. Il arriva devant la cabine principale à l’instant où un pirate en sortait et Milo reconnut avec stupeur l’homme qu’il croyait avoir tué. Ce dernier lui jeta un regard étrange mais ne fit pas un geste dans sa direction. Un instant Milo pensa qu’il ne le reconnaissait pas. Les deux hommes qui l’accompagnaient le poussèrent dans une pièce sombre et entrèrent à sa suite. — Enfin ! fit le capitaine. Laissez-nous, je veux m’entretenir seul avec lui. Les deux hommes ne bougèrent pas, surpris et il leur jeta un regard noir qui brisa toute réticence. Il était attablé et invita Milo à le rejoindre. L’adolescent s’installa posément et s’efforça de ne pas regarder la nourriture. Il focalisa son attention sur le capitaine. — Alors mon garçon, dis-moi, comment t’appelles-tu ? Que faisais-tu à bord de ce navire ? Tout en parlant, l’homme avait porté un morceau de viande juteux jusqu’à sa bouche et le mâchait avidement. Milo avait suivi le geste du regard et sentait la faim grandir en lui. Son estomac émit un grognement.

Texte Aurélie LIGIER

— Oui, bien sûr, déclara le capitaine comme s’il manquait à tous ses devoirs. Sers-toi, je t’en prie. Prends tout ce que tu veux. Milo jeta un coup d’œil circulaire à la table qui s’offrait à lui. Des fruits, des viandes et même du vin. Tout cela venait sans doute du Bonne Etoile. Milo se sentait perdu. La faim le tenaillait et sa mort ne semblait plus être à l’état du jour. Il avait pourtant la sensation de trahir la mémoire de ses camarades en acceptant ce repas qui leur avait coûté la vie. En face de lui l’homme soupira d’un air las. Il semblait extrêmement fatigué. — Ecoute mon garçon, je suis navré de ce qui t’arrive. Je ne vais pas essayer de te convaincre que je suis un gentil monsieur. Je suis un pirate, un capitaine qui plus est.

Image Fabien FERNANDEZ

Je ne peux pas laisser un équipage en vie après avoir pillé un navire. Pas plus que je ne peux tolérer que l’on me manque de respect. Toute mon autorité réside dans mon impartialité. Si je tolère le moindre écart, chacun sur ce bateau pensera qu’il est en mesure de prendre ma place. Il se tut et attendit un instant. Milo continuait de se taire, la faim le bataillant maintenant au mépris pour cet homme qui tentait de s’expliquer. — Je m’appelle Milo, lança-t-il enfin en saisissant un morceau de cette viande succulente qu’il avait vu le capitaine porter à ses lèvres quelques instants plus tôt.

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L’homme lui lança un sourire encourageant. — Je suis monté à bord du Bonne Etoile comme garçon de cuisine puis j’ai travaillé pour l’équipage comme sentinelle, continua Milo en avalant un morceau saignant. Je suis originaire de Terra Mare, mes parents étaient marchands. Devant le regard interrogateur du capitaine, Milo sentit monter en lui un besoin pressant de se justifier. — Je me suis enfui il y a maintenant deux ans. J’ai quitté la capitale parce que je refusais d’entrer dans l’armée. Il se tut et avala quelques grains d’un raisin sombre et juteux. Sa faim commençait à s’estomper. — Un fils de marchand ? fit le capitaine pour lui même. Tu as reçu l’éducation d’un commerçant à Terra Mare n’est-ce pas ? — On m’a enseigné les arts, les lettres et les finances. Je parle trois langues et j’apprends vite. Milo baissa les yeux et bu une gorgée de vin pour se donner contenance. Il sentait que quelque chose se jouait sans en avoir pleinement conscience. — Ecoute mon garçon, fit l’homme après un instant, je souhaite faire de toi mon bras droit. Je t’enseignerai la navigation et les stratégies militaires. Je te montrerai aussi comment se faire respecter de ses hommes et comment reconnaître une prise facile…

Texte Aurélie LIGIER

Milo s’étouffa presque sous le coup de la surprise. — Pourquoi moi ? — Nous sommes différents des autres, Milo. Toi et moi. Nous sommes des gens cultivés. Je souhaite que tu me secondes parce qu’au fond je sens bien que nous sommes pareils. Avec le temps tu me comprendras mieux que personne. Nous serons comme père et fils. Et je te céderai l’Olivia à ma mort. Troublé par les mots du capitaine, Milo se sentait pourtant flatté de cette confiance aveugle que l’homme lui accordait soudain. — Mais vous avez déjà un second sous vos ordres, protesta-t-il.

Image Fabien FERNANDEZ

— Milo, rétorqua le capitaine, je te l’ai dit. Je ne peux tolérer que l’un de mes hommes me déçoive. Il se tut un instant avant d’ajouter : — J’ai demandé qu’on te libère une cabine, tu peux t’installer dès maintenant. Nous commencerons ton enseignement demain. Il appela l’un des hommes qui accompagna Milo jusqu’à son compartiment.

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Il était étroit mais semblait confortable. Un coffre était posé au pied de la couchette. Milo l’ouvrit par curiosité et y découvrit des vêtements propres. Il se changea avant de s’allonger un instant et s’endormit sans même y prendre garde. Il fut réveillé tôt le lendemain matin par un grand brouhaha. Il s’habilla en hâte et courut sur le pont. Un homme était à terre et se faisait bousculer par l’équipage. Quelqu’un lui attachait des poids autour des chevilles. — Que se passe-t-il ? interrogea Milo en s’approchant. Le capitaine se retourna. — Bonjour Milo ! Tu tombes bien. Le second allait justement nous quitter. Milo le regarda avec effroi. Deux hommes accompagnèrent le second vers le bastingage et le précipitèrent dans les flots. L’homme ne s’était pas débattu. Il n’avait pas crié. Il s’était contenté de regarder Milo sans rien dire, comme pour le mettre en garde. Milo en était bouleversé. Tant de fois il avait souhaité la mort de cet homme… mais pas comme ça. Une mort loyale comme celle qu’il avait tenté de lui donner quelques jours plus tôt. Jamais il n’avait souhaité une mort aussi fourbe. Une mort enchaînée, à deux contre un.

Texte Aurélie LIGIER

Il retourna à sa cabine et s’y enferma deux jours durant. Dans son isolement, il reçut une visite inattendue. Milo s’était assoupi et une voix le tira de son sommeil. — Bonjour Milo ! Une femme nimbée d’une aura blanchâtre se tenait devant lui, souriante. Milo pâli. — Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? Elle éclata d’un petit rire malicieux. — Personne ne t’a prévenu ? Je suis Olivia. L’âme de ce bâtiment. Elle lui tourna le dos et traversa la cloison en lançant : — L’affreux capitaine aurait-il oublié de te dire que son navire était hanté ? Milo tenta de la retenir, mais la jeune fille était déjà partie. Image Fabien FERNANDEZ

Après quelques jours de réflexion il résolut d’obéir au chef des pirates. La soumission semblait être le seul moyen de garder la vie sauve et il voulait des réponses à ses questions. Il se rendit de nouveau dans les appartements du capitaine. — Entre Milo, je t’attendais ! souffla une voix depuis l’intérieur. Milo s’avança dans l’obscurité de la pièce.

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— Je suis content de te revoir enfin, lança le capitaine, réjoui. — Monsieur, qui est Olivia ? demanda Milo, abrupt. Le capitaine eut un petit sourire. — Ah, je vois que tu as eu de la visite ! répondit-il avec une pointe d’amusement. Olivia hante le navire depuis les origines. C’est un atout considérable pour un bateau pirate. As-tu remarqué, lorsque nous avons attaqué le Bonne Etoile à quelle vitesse nous vous avons accostés ? Milo ne répondit pas. Il lui avait semblé en effet que le navire s’était rapproché très vite, mais dans le tumulte il n’y avait pas pris garde. Le capitaine poursuivit. — Lorsque nous attaquons, Olivia prête au navire toute sa force et sa vitesse. Elle est notre allié le plus précieux. Les deux hommes discutèrent l’après-midi entier. Milo d’abord réservé céda vite à la gentillesse du pirate. Car quels que soient les griefs que l’adolescent avait à son encontre, l’homme lui manifestait de la sympathie. Comme il le lui avait promis, il enseigna à Milo les principes de la navigation et des stratégies militaires. Et lorsqu’ils travaillaient tous les deux, Milo songeait avec amertume aux instants passés en compagnie de son père. Petit à petit, il retrouva un rythme qui lui convenait. Le capitaine l’autorisa même à reprendre le poste de guetteur qu’il affectionnait tant.

Texte Aurélie LIGIER

Olivia rendit visite à Milo de plus en plus régulièrement. Elle avait trouvé en lui une oreille attentive et Milo était sensible à la fragilité de la jeune femme. Au fil de leurs conversations ils devinrent plus proches et Milo se risqua à poser la question qui le tourmentait depuis le premier jour. — Olivia, comment es-tu devenue ce que tu es ? Il avait pris soin d’utiliser des mots qui ne la blesseraient pas.

Image Fabien FERNANDEZ

— J’ai été enlevée par les pirates lorsque j’avais six ans. Pendant très longtemps je suis restée dans le noir, au fond du bateau. On m’amenait à manger et à boire deux fois par jour. Mais j’avais peur. Je pensais que mon père viendrait me sauver mais personne n’est venu. J’ai attendu. J’ai pleuré et attendu. Et puis un jour les gens ont arrêté de me donner à boire. Ils ont arrêté de me nourrir aussi. Ca a duré longtemps. Très longtemps. Les hommes sont venus m’enchaîner lorsqu’ils ont compris que je mangeais mes ongles et ma peau pour calmer ma faim, quand ils ont vu que je léchais le bois pour apaiser ma soif. Je suis morte lentement. Je hurlais en les suppliant de venir me chercher. Mais personne n’est venu. Et un jour j’ai vu mon corps endormi devant moi. Je n’étais plus dedans. Elle leva vers Milo des yeux humides. Sa voix s’était éteinte.

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— J’ai voulu me venger de l’équipage et de son capitaine mais il a menacé de jeter mon corps dans les eaux sombres de l’océan. Elle baissa les yeux. — J’ai toujours eu peur de l’eau. Il y fait froid et sombre. Des monstres s’y promènent, frôlent les personnes qui s’y aventurent et s’en nourrissent. Milo lui sourit. — Voyons, ce sont des peurs d’enfants. Il se tut en constatant qu’elle était en effet très jeune. Vexée, Olivia se détourna de lui et lança avant de partir : Le chef des pirates est fourbe et cruel. Je sais qu’il prétend faire cela pour maintenir son autorité. Ne le crois pas. Ce n’est qu’un mensonge de plus destiné à dissimuler sa vraie nature. L’équipage le craint, mais il suivrait quiconque l’affronterait. Milo. Ce pourrait être toi… Milo la regarda s’en aller. Si le capitaine était l’homme que décrivait Olivia, il faudrait se méfier de lui. Jamais Milo n’irait défier un homme aussi dangereux.

Texte Aurélie LIGIER

Un matin, il aperçut au loin un navire qui lui était familier. L’Olivia avait déjà changé de cap et virait dans sa direction. Milo alla trouver le capitaine. L’homme était en train de donner des ordres pour la poursuite. — Monsieur, je souhaiterais que l’Olivia cesse de poursuivre ce navire, lança Milo en entrant au poste de commandement. Sa requête fut suivie d’un long silence. Le capitaine le regarda longuement. — Y a-t-il quelque chose que je devrais savoir, Milo ? — S’il vous plaît, Monsieur, je vous le demande comme une faveur. L’homme laissa échapper un soupir. — Très bien je te l’accorde. Je vais immédiatement donner l’ordre que l’on cesse les poursuites. Image Fabien FERNANDEZ

Milo s’arrêta un instant sur le pont avant de rejoindre son compartiment et regarda le bateau marchand disparaître avec amertume. Il passa les jours suivants cloîtré dans sa cabine. Son ventre était parcouru de violentes brûlures et sa tête bourdonnait sans relâche. Il était malade. Milo passait ses journées alité, chaque mouvement lui coûtait. Mais le sommeil ne venait pas. Il avait essayé durant trois jours mais la douleur était la plus forte. Il se réveillait sans arrêt. Un soir Olivia vint lui rendre visite. Milo l’avait vu s’approcher du

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coin de l’œil et il aurait sans doute cru à un délire de fièvre s’il ne l’avait rencontrée plus tôt. — Bonsoir Olivia, murmura-t-il difficilement. Elle s’approcha du lit et vint s’asseoir sur le coffre de bois. — Bonsoir Milo, articula-t-elle de sa voix lente. Tu n’as pas l’air au mieux. Elle passa sa main sur le front de Milo, elle ne pouvait pourtant rien ressentir de la chaleur ou du froid. Mais elle imaginait. — Milo, dit-elle d’une voix basse. Sais-tu que nous suivons un bateau depuis plusieurs jours ? — Un bateau tu dis ? Le capitaine m’a fait demander ? — Non, il a dit que tu irais mieux dans quelques jours. Ils vont attaquer bientôt. Mais tu n’es pas en état. Elle s’interrompit. — Tu iras mieux quand tout sera terminé. — Que veux-tu dire ? interrogea Milo en essayant de s’asseoir.

Texte Aurélie LIGIER

Mais Olivia repartait déjà. Elle se retourna, un peu gênée. — Rien du tout, simplement que tu n’assisteras pas à la bataille. Elle traversa le mur et Milo sombra dans un sommeil trouble. Il perçut l’assaut du navire marchand depuis sa cabine. Il entendait les cris de l’équipage adverse, les pas qui martelaient le sol et résonnaient dans sa tête. Un coup de feu ici, et un grappin, là, qui déchire la voile. Milo transpirait abondamment. Il lui semblait se trouver dans la semi-obscurité d’un sommeil de narcotique. Il sursautait, par moment, pensant que quelqu’un pénétrait dans sa cabine. Mais il n’en était rien. Le bruit se dissipa lentement, la bataille était finie. Et Milo trouva enfin le sommeil qui lui échappait depuis si longtemps. Image Fabien FERNANDEZ

Il se réveilla au petit matin. Sa fièvre était passée et il se sentait en bien meilleure forme. Il s’habilla rapidement et se passa de l’eau froide sur le visage. Le contact glacé sur sa peau tiède réveilla en lui les souvenirs de cette nuit étrange. Il se hâta de rejoindre le capitaine. Aussitôt arrivé vers ses appartements, celui-ci entraîna Milo sur le pont.

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Le Souffle de l’Olivia

— Tu vas mieux ? C’est bien. J’allais justement interroger les prisonniers. J’ai vu Olivia, elle m’a dit que tu savais pour le navire de la nuit dernière. — Oui… où est-elle ? Elle paraissait étrange la dernière fois que je l’ai vue. — Je ne sais pas, répondit le capitaine d’un ton abrupt. Sans doute cachée quelque part. Milo, continua-t-il, les interrogatoires sont pénibles mais je souhaite que tu y assistes. Milo acquiesça et les deux hommes descendirent dans les cales. Milo tenait une lanterne à hauteur de son visage. Il avançait dans l’obscurité, à la suite du capitaine. Peu à peu Milo perçut des gémissements étouffés. Il distingua bientôt un homme attaché à même le sol. Ses membres étaient liés au navire par des cordages. Il semblait à bout de force. Deux pirates frappaient les cordelettes avec des planches de bois. — Que font-ils ? demanda Milo à voix basse Le capitaine se tourna vers lui. — Le mouvement de la corde se répercute dans tout le corps. Ca n’a l’air de rien, mais c’est l’une des techniques de torture les plus efficaces. Les ondes ouvrent de petites blessures dans l’ensemble du corps, provoquant des hémorragies.

Texte Aurélie LIGIER

Milo était horrifié par cette pratique. Les pirates arrêtèrent de frapper le pauvre homme et se dirigèrent vers le capitaine. Celui-ci attrapa l’une des planches et la tendit à Milo. — Tiens mon garçon ! Vas-y ! Montre à tous que tu es un homme. Un sourire mauvais se peignait sur son visage. Milo saisit la planchette et s’avança, hésitant. Il distingua bientôt le visage du prisonnier malgré l’obscurité. Il avait été frappé et du sang avait séché sur son visage. Il ouvrit douloureusement des yeux enflés. Milo discernait mal ses traits, mais le sien de visage se trouvait en pleine lumière. L’homme lui adressa la parole d’une voix où pointait l’angoisse. — Milo ? C’est bien toi ? Image Fabien FERNANDEZ

Milo reconnut la voix de son père et eut un mouvement de recul. Il croyait le navire hors de portée depuis plusieurs jours. Il se tourna vers le capitaine, effaré. — Qu’avez-vous fait ? Sa gorge s’était nouée et sa détresse grandissait en même temps que sa haine. L’homme ne le quittait pas des yeux, un sourire froid au coin des lèvres. — Je veux vous affronter. En duel et devant tous. Montons sur le pont et réglons ce

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différend en hommes. Milo avait tenté de garder son calme en prononçant ces quelques mots mais l’attitude du capitaine réveillait en lui une rage incommensurable. L’homme continuait de sourire comme si la rébellion de Milo le ravissait. — Lâche, misérable lâche. Quel est ce capitaine qui laisse ses hommes se faire tuer pour lui ? Ou qui les assassine après des années de loyaux services ? hurla Milo. Le regard du second lui revenait en mémoire. Sacrifié à la folie perverse d’un homme malade. — Viens te battre ! continua-t-il de plus belle. Le sourire du capitaine s’effaça. Milo portait atteinte à sa dignité. — Très bien Milo, montons sur le pont. Milo jeta un dernier regard à son père meurtri avant de suivre cet homme qu’il haïssait.

Le soleil était au plus haut et dardait le pont de ses rayons ardents. Milo se saisit d’une épée courte. La garde était brûlante. Le capitaine s’arma de son côté, dans un silence pesant. Tout l’équipage s’était rassemblé autour d’eux, mais pas un murmure ne parcourait l’assemblée.

Texte Aurélie LIGIER

Soudain, le pirate attaqua. Milo se desserra vivement pour l’éviter. L’homme était rapide mais Milo était bien plus agile que lui. Autour d’eux, le silence perdurait. Aucun des hommes ne se prononçait, peut-être de peur des représailles. Dans un premier temps, le capitaine assaillit Milo de coups répétés, mettant sa résistance à rude épreuve. Le jeune homme évitait les assauts tant bien que mal. En reculant pour éviter un coup fatal, il se prit les pieds dans une corde et trébucha. Son adversaire profita de ce qu’il était au sol pour lui assener un violent coup à l’épaule. La lame avait heurté l’os. Milo lâcha son épée et hurla de douleur. Le capitaine leva son arme et s’apprêtait à l’achever.

Image Fabien FERNANDEZ

Durant un instant qui lui sembla durer une éternité, Milo songea qu’il était perdu. Il revit l’image de son père, attaché au fond de cette cale humide et étouffante. Il pensa à sa mère qui allait perdre du même coup un époux et un fils. Et Milo puisa en lui la force de résister encore. Il frappa le capitaine d’un violent coup de pied dans les côtes. L’homme, déséquilibré, recula de quelques pas. Il s’agenouilla pour reprendre son souffle et Milo profita de l’occasion pour se relever. Il saisit son épée de la main gauche et contourna le mât avant de s’y adosser, hors de portée. Son bras droit ne répondait plus et chacun de ses mouvements réveillait la blessure qui le tenaillait. Milo était au plus mal et son bras gauche était loin d’être un atout. Il attendit un instant, se demandant comment il viendrait à bout de cet homme. Mais le capitaine ne le poursuivait pas. Milo regarda par-dessus son épaule et le vit approcher.

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Le Souffle de l’Olivia

Il attacha son bras meurtri à l’un des cordages qui maintenaient la voile. C’était la seule solution. Il le savait. Lorsque l’homme fut à sa portée, il prit une impulsion et s’élança. Son bras émit un craquement lugubre et Milo hurla de souffrance en se précipitant contre son adversaire, jambes en avant, porté par son bras abîmé. Le capitaine l’aperçut trop tard et ne put éviter le choc. Il tomba à la renverse. Milo posa les deux pieds sur le pont et trancha la corde d’un coup net. Il s’approcha de l’homme qui tentait de se relever et saisit fermement son épée. Il serait sans pitié. Le pirate le fixa, d’un regard pâle. — Milo, non… Il était trop tard. Milo abaissa son épée et lui trancha la tête qui alla rouler sur le bois du navire. Milo se détourna immédiatement de ce spectacle abject. Il se tourna vers l’équipage qui avait observé l’affrontement jusqu’au dernier moment. Milo savait qu’il devait asseoir son autorité sans attendre. Il les dévisagea froidement. — Quelqu’un d’autre souhaite-t-il se mesurer à moi ? Il en aurait été incapable mais s’efforça de maintenir l’illusion qu’il le pouvait encore. Pas un homme ne bougea et Milo, considérant leur respect comme acquis, s’élança vers la cale pour libérer son père. Il trancha immédiatement les cordes et l’homme s’effondra dans un soupir.

Texte Aurélie LIGIER

Deux pirates l’avaient suivi et l’aidèrent à remonter sur le pont. On lui prodigua des soins ainsi qu’à son père. Milo ordonna que l’on conduise l’Olivia vers Terra Mare et durant le trajet du retour, il chercha Olivia dans tout le navire. Il la découvrit enfin, un soir, à la proue du bateau. Elle pleurait des larmes pâles qui disparaissaient sur le pont. — Cela fait longtemps, commença Milo en s’approchant doucement, où étais-tu tout ce temps ? Olivia tourna vers lui des yeux humides. — Il l’a fait Milo ! Pour me punir de t’avoir averti. Quand il a su que j’étais venue te voir pendant ta maladie. Il a jeté mon corps dans l’eau froide et sombre quand il a appris que tu savais pour le bateau que l’on poursuivait. J’ai mal Milo. J’ai froid.

Image Fabien FERNANDEZ

— Olivia ! Tout cela n’est que le fruit de ton imagination. Tu ne peux pas avoir froid, chaud ou faim. Et en réalité cela faisait bien longtemps que le capitaine s’était débarrassé de ton corps. Il t’a enchaînée à ce navire d’une tout autre façon, ta mort a été l’aboutissement de toute une série de rituels. Il n’avait pas besoin de garder ton enveloppe humaine, ce chantage n’était destiné qu’à te forcer à lui obéir aveuglément. Olivia regarda Milo, interdite. — Comment peux-tu savoir ces choses-là ? demanda-t-elle. — Le capitaine avait tout consigné dans un journal. Tout y est décrit en détail, ajouta-

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t-il avec dégoût. Milo et Olivia se turent et regardèrent la lune pleine qui se levait à l’horizon.

A Terra Mare, tout l’équipage fut jugé pour les faits de piraterie auxquels ils avaient participé. Les magistrats de la cour furent sensibles à l’intervention du père de Milo qui intercéda en leur faveur. Milo apprit beaucoup ce jour-là sur l’influence que possédait son père dans la capitale. Influence qu’il ne percevait pas étant plus jeune. Milo songea aussi que les années passées en mer avaient fait de lui un homme brave, qui refusait la cruauté mais était prêt à tout pour défendre ses proches. Cette aventure, durant laquelle son père et lui avaient failli perdre la vie, les avait beaucoup rapprochés. A sa demande, Milo prit le commandement de l’Olivia pour l’aider dans son commerce. Sur toutes les mers l’Olivia devint le seul navire dont le second était une femme, un esprit qui plus est. Cela, autant que la réputation de Milo, parvint à les mettre à l’abri des pirates aussi longtemps qu’ils naviguèrent. Et ce temps fut incroyablement long, porté par le souffle de l’Olivia. Texte Aurélie LIGIER

Aurélie LIGIER

Image Fabien FERNANDEZ

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De l’auteur Aurélie Ligier est née dans l’est de la France vers la fin de l’été. Elle donne de ses nouvelles dans le nord (http://terresdunord.over-blog.com) et rêve secrètement d’aller plus loin vers le sud où le soleil brille toute l’année. Et bien qu’étant un peu à l’ouest, elle vous livre à tous azimut un morceau de son univers en espérant qu’il vous plaira.

De l’illustrateur

Texte Aurélie LIGIER

Fablyrr connu sous un autre nom quand il n’est pas en train de se promener sur internet a fait un Bac en Arts Appliqués avant de se faire une pause d’une année en Fac cinéma. Un peu de travail plus tard il reprit ses études pour un BTS en Communication visuelle. Il ne vit pas encore de son art mais espère toujours. C’est pourquoi le jour il travail en tant que graphiste. Le soir et ce que les autres nomment jours de vacances il les passent à travailler au pinceau, crayon, acrylique, encre et aussi palette graphique pour participer à divers fanzines au milieu de quelques commandes d’illustrations comme une affiche pour le festival de Nemours ou quelques maison d’éditions de jeux de rôles a l’étranger.

Image Fabien FERNANDEZ

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Illustration d’Alain MATHIOT Texte de Cindy VAN WILDER ITINÉRAIRES #1 Juillet 2006

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Dernier Défi « Dis-moi, Muse, cet homme subtil qui erra si longtemps, Après qu’il eut enlevé la citadelle de Troie… » « La ferme, jeune merle ! Ou, par la barbe de Poséidon, je te jette par-dessus bord ! » L’aède se tut. A force d’entendre cette menace dès qu’il ouvrait la bouche, il n’y croyait plus vraiment. Cependant, la mer était mauvaise ce matin-là et les vagues furieuses rendaient l’équipage nerveux, toute leur attention rivée sur la houle, enflée de courroux. Aussi le musicien décida-t-il de ne pas redoubler la tension présente sur le navire par son chant. Il soupira et posa son instrument, seul rescapé de l’atelier de son précepteur, sur le pont de bois. A ses côtés, les esclaves, fraîchement capturés la veille, ramaient d’une main ferme. De leur temporaire défense contre les pirates ne subsistaient plus que les zébrures pourpres sur le dos de certains. L’aède détourna les yeux, ne parvenant plus à ressentir du dégoût à la vue de ces sévices.

Image Alain MATHIOT

Texte Cindy D’une certaine manière, il s’habituait au mode de vie de ce bateau. Voilà deux VAN WILDER cycles lunaires qu’il était leur prisonnier. Deux cycles lunaires qu’il avait vu son village brûler, les habitants hurler leur détresse vers des dieux inaccessibles, sourds aux suppliques des mortels. Deux cycles lunaires que le mystérieux maître de cet équipage, tout droit sorti des Enfers, l’avait épargné de la folie sanguinaire des marins renégats. Le jeune homme entendait encore sa voix impérieuse vibrer dans l’air nocturne: « Bande de chiens ! Votre mère ne vous a-t-elle enseigné aucun respect pour la parole des Dieux, que vous tuiez sans état d’âme un poète ! » À ces paroles, un membre de l’équipage avait répliqué que sa génitrice ne lui avait jamais appris autre chose que la façon d’écarter ses jambes. Les pirates avaient ri de bon cœur. Du moins jusqu’à ce que le plaisantin s’effondre sur le sable détrempé, un poignard enfoncé jusqu’à la garde dans la poitrine. Et, de ce jour, l’aède n’avait plus remis les pieds sur la terre ferme, témoin impuissant de la furie de ces hommes. Il sourit à ce paradoxe : les Douze, qui n’avaient point sourcillé quand son précepteur avait été enseveli sous les décombres fumantes de sa maison, semblaient lui avoir accordé leur protection. Quelle ironie du destin… « Hé toi ! » Le jeune homme releva la tête. Un des marins le héla d’un geste impatient : « Viens donc, je ne vais pas te manger ! » Ecarlate sous les rires gras de l’assemblée, le musicien se dépêcha de se rendre auprès du marin. Celui-ci se contenta d’incliner la tête vers la tente de cuir, dressée à l’avant du bateau.

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« Le maître te demande. » L’aède hocha la tête et, d’un pas qui se voulait assuré, se dirigea vers l’abri. Il sentait les regards des marins fixés sur lui. Omniprésente depuis sa captivité, la peur déploya ses tentacules glacés dans son âme. Pas un jour ne s’écoulait sans qu’il s’imagine violé, roué de coups ou vendu à quelque maître capricieux comme esclave. Néanmoins, bien plus sûre que l’illusoire protection divine, la main de fer du capitaine empêchait ces hommes de réaliser leurs sombres désirs. Du moins jusqu’à cet instant. Il frappa sur l’épais battant pour annoncer sa présence. Une voix rauque, desséchée par l’âpre brise marine, lui répondit : « Entre ! » La pénombre régnait à l’intérieur de la tente. Les rayons de l’ardent Hélios ne parvenaient point à percer la peau épaisse de l’abri et une bougie solitaire éclairait la pièce. L’aède cligna des yeux pour s’habituer à l’obscurité. Soudain, une ombre imposante se détacha à ses côtés. Un souffle chaud frôla la nuque du jeune homme : « Mets-toi à ton aise, Kirès. Merci d’être venu aussi vite. » murmura le maître des lieux à l’oreille de son otage, avant d’émettre un rire railleur devant le trouble de celuiTexte ci. Le jeune homme maudit sa maladresse et s’installa en hâte sur une des deux chaises Cindy bancales. Une odeur de piquette flottait dans l’air. VAN WILDER « Tu fronces les sourcils ? Tu méprises mon style de vie, n’est-ce pas ? » Cette question abrupte fit bafouiller Kirès : Image Alain MATHIOT

« Je… Je n’ai rien… dit de tel ! — Tant mieux. Sinon tu ne feras point de vieux os ici. Si les Dieux sont assez généreux pour nous permettre d’arriver à cet âge ! » Un sourire narquois plaqué sur ses lèvres, le capitaine dévisageait d’un regard amusé l’aède. À peine sorti de l’adolescence, celui-ci frottait ses mains nerveusement l’une contre l’autre et fixait le sol. Il incarnait l’image même de l’éphèbe, à la fois anxieux et impatient de faire ses preuves. Le capitaine secoua la tête : il lui semblait contempler un reflet lointain de lui-même, issu d’un passé révolu. « Pourquoi m’avez-vous fait venir ? - Je suppose que tu sais lire, n’est-ce pas ? (Le jeune homme hocha la tête.) Bien. Je possède quelques cartes marines, qui ont bien servi mes desseins. Elles ne font pas montre d’une grande précision, mais restent utiles. Néanmoins, sur l’une d’entre elles, j’ai remarqué depuis peu une minuscule inscription. Pourrais-tu la déchiffrer ? » Kirès hésita, avant de répondre affirmativement. Il n’avait rien à perdre, après tout. Un sourire carnassier s’afficha sur le visage de son interlocuteur. Il se dirigea vers un des coffres de bois, empilés les uns sur les autres dans un coin de la tente. Soulevant le couvercle, il farfouilla un instant dans la masse de parchemins et finit par en sortir un, qu’il déroula sur le bois grossier de la table.

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Kirès s’approcha de la carte et, malgré lui, fut ébloui par le fabuleux paysage s’offrant à ses yeux. Il lui sembla être de nouveau enfant, quand son précepteur lui désignait telle ville du vaste monde. Le petit garçon qu’il était alors ouvrait de grands yeux devant les immenses cartes et rêvait d’explorer un jour ces merveilleuses cités. Un claquement sec le ramena brutalement à la réalité. « Je ne t’ai pas fait mander pour que tu rêvasses ! — Excusez-moi » Lui jetant un regard exaspéré, le capitaine lui indiqua la mystérieuse inscription. Kirès se pencha sur la carte : heureusement pour lui, l’écriture utilisée n’était point trop ancienne. Cependant, les lettres tournaient autour d’un point précis, un îlot pour être plus exact. Au contraire de nombreuses représentations, l’auteur anonyme n’avait dessiné aucun signe héraldique indiquant un quelconque danger et s’était contenté de tracer, avec une précision infinie, ces quelques lignes. L’aède essaya pendant quelques instants de déchiffrer l’inscription, mais il ne put y arriver. Le dessin concentrique ainsi que le tangage du bateau le déconcentraient. « Je n’y parviens pas. Si je les copiais sur une tablette de cire… » Son interlocuteur le fixa en silence pendant un moment, puis haussa les épaules : « Si tu le veux. Mais j’y ajoute une condition : ne fais part de cette découverte à personne. Compris ? »

Image Alain MATHIOT

Texte Cindy VAN WILDER

Une odeur suffocante de poisson, de sel et d’épices saturait l’étroit réduit. Destiné à conserver aussi bien la nourriture que les butins des pirates, la pièce était remplie de tonneaux, coffres et autres amphores jusqu’au plafond. « Voilà, gamin. Fais attention, il ne nous en reste plus que quelques-unes. » Avec précaution, Kirès prit la mince tablette de cire des mains du vieil homme. Du moins le considérait-il ainsi. En réalité, malgré son âge, Elpénor occupait l’un des postes les plus importants sur ce maudit navire : celui du pilote, qui, telle une statue, demeurait debout à la poupe du vaisseau, le regard rivé sur l’horizon. La survie de l’équipage dépendait entièrement de sa prévoyance et de ses réflexes. Aussi maugréait-il chaque fois qu’il lui fallait quitter son poste, même pour un instant. Néanmoins, le maître ne se fiait qu’à lui pour fouiller dans les trésors de la réserve. « Merci, seigneur. » Elpénor s’esclaffa à ce titre : « Ne m’appelle pas ainsi, petit. Je ne suis pas plus un seigneur que ces vauriens de pirates. ( Il hésita un instant avant de continuer.) J’étais berger avant d’arriver ici. Tu te rends compte, un simple berger ! Malheureusement pour moi, j’avais hérité de l’adresse de mon père au maniement des armes et ainsi je quittai la patrie, un beau matin, avec mes compagnons. » Le jeune homme n’osait interrompre la rêverie du pilote. Une curiosité ardente enflammait sa langue : d’où venait-il exactement ? Dans quelles circonstances s’était-il

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retrouvé pirate ? Il ouvrit la bouche… et la clôt aussitôt, sous le regard d’Elpénor. Le vieil homme secoua légèrement la tête et lui murmura : « Tais-toi, aède, cela vaut mieux. Occupe-toi plutôt de nous traduire cette inscription, d’accord ? » Kirès acquiesça en silence et écouta les pas du pilote s’éloigner. La cire de la bougie pleurait à présent de grosses larmes, mais Kirès n’en avait cure. Il se tenait dans un coin de la tente du capitaine. Apparemment, celui-ci n’accordait guère de foi à son serment de silence et tenait à l’avoir à ses côtés. Un instant troublé par sa présence, le jeune homme ne s’en souciait plus maintenant, son esprit échafaudant mille hypothèses quant au contenu exact de ces quelques lignes. Les graver dans la cire avait exigé toute son attention, car le stylet avait une fâcheuse tendance à lui glisser entre les mains. Caractère par caractère, la mystérieuse inscription se déployait à nouveau devant ses yeux. Et, à la lire, Kirès prit brusquement peur. Le message ressemblait à une comptine d’enfant, une charade morbide. Il réalisa qu’une sueur désagréable perlait à son front et l’essuya grâce à sa manche. « Toutes choses elles connaissent, De cette île éternelles résidentes,

Texte Cindy VAN WILDER

Condamnées à une faim dévorante, Image Alain MATHIOT

De ta carcasse elles se repaissent. » « Alors ? » La voix rauque fit sursauter le jeune homme. Il leva un regard apeuré vers la haute silhouette, qui s’était glissée dans son dos en silence. Kirès humecta ses lèvres, déglutit difficilement. « Eh bien… — Oui ? Vas-tu me le dire maintenant ou gardes-tu le meilleur pour la fin ? » gronda le capitaine. Kirès l’entendit à peine. Que fallait-il faire ? Révéler la signification de ces lignes, si absurdes soient-elles ? Ou encourir la colère du maître ? « Très bien. Voilà ce que j’ai compris… » Le souffle court, le jeune homme débita d’une traite sa traduction. Un silence pesant s’installa entre les battants de cuir. Un murmure vint soudain le briser : « Intéressant. Très intéressant ! (Ne prenant pas attention à l’expression hébétée de Kirès, l’homme se mit à arpenter la tente de ses grandes enjambées.) Se pourrait-il… Après si longtemps ! »

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L’aède l’observa pendant un moment, en proie à une réflexion fiévreuse qu’il ne lui avait jamais vue. Quel plan pouvait-il ourdir maintenant ? Le jeune homme ne voyait aucun intérêt à ce rocher, perdu en pleine mer, même si sa description lui glaçait les sangs. Après tout, de riches villes marchandes s’égrenaient, telles des proies indolentes, sur les côtes toutes proches. Le capitaine allait-il réellement délaisser ces glorieuses cités pour se diriger vers un obscur îlot ? Alors que des réflexions dansaient dans son esprit à une folle cadence, Kirès se répétait les mystérieux vers. Toutes choses elles connaissent, Comment le maître pouvait-il faire confiance à une simple inscription ? C’était insensé… De cette île éternelles résidentes, Même en supposant que ce roc solitaire cache en réalité une grotte emplie de trésors, jamais ceux-ci ne pourraient égaler la fortune qui se déversait chaque jour sur les ports prospères de la Méditerranée… Condamnées à une faim dévorante, Une raison autre que le simple appât du gain ou la soif de carnages poussait le capitaine vers l’inconnu. Kirès releva la tête, observant les traits résolus de son ravisseur.

Image Alain MATHIOT

Texte Cindy VAN WILDER

« N’as-tu jamais ressenti l’appel du lointain, jeune merle ? » murmura soudain l’homme. De ta carcasse elles se repaissent. Et la réponse surgit des tréfonds de sa mémoire, si évidente que Kirès se demanda un instant comment il n’y avait pas songé auparavant. « Par la foudre de Zeus… » balbutia-t-il. L’ombre imposante se tourna vers lui : « Que dis-tu ? — Je sais ce que vous allez faire ! Je sais pourquoi vous vous dirigez vers cette île lointaine ! » Le sourire narquois réapparut : « Vraiment ? Quel indice te pousse à croire que tu connais mes pensées ? » Mais Kirès refusa de se laisser intimider. Pas cette fois-ci. « L’excitation des pillages ne vous suffit plus, pas vrai ? Il vous faut autre chose, un dernier défi ! Et… »

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Une main, venue de nulle part, se plaqua sur sa bouche et étouffa ses derniers mots. L’aède eut le temps de reconnaître le bras constellé de cicatrices d’Elpénor avant qu’un choc à la base du crâne ne l’expédie dans les bras de Morphée. La danse du plancher, sous sa tête, menaça de le faire vomir. Son estomac se révoltait, sa nuque était douloureuse. La bouche sèche, Kirès reprenait lentement ses esprits. Néanmoins, avant même d’ouvrir ses yeux, il sut qu’il se trouvait dans la tente du capitaine : une persistante odeur de cuir envahissait ses narines. Des murmures s’élevaient non loin de lui et Kirès décida, malgré l’inconfort de sa position, de ne point bouger. Des bribes de parole lui parvinrent, des voix qu’il reconnut comme celles du maître et d’Elpénor. À son intonation, celui-ci semblait furieux : « Comment pouvez-vous courir un tel risque ? Je ne parle pas pour ce gibier de potence, là, à l’extérieur, ni même pour moi. Zeus sait si j’ai vécu ma part d’atrocités dans cette vie. Mais vous ? Quelle raison vous pousse vers un tel acte ? - Il suffit ! » gronda soudain le capitaine. Un silence pesant s’établit entre les deux hommes, seulement interrompu par la respiration hachée du vieil homme. Celui-ci grogna soudain : « Très bien. Je vais transmettre vos ordres aux hommes. » Kirès l’entendit s’éloigner quand le maître le rappela :

Texte Cindy VAN WILDER

« Elpénor… » Image Alain MATHIOT

Pour la première fois depuis que l’aède avait été capturé, il perçut la lassitude dans la voix de son ravisseur. C’était une plainte à peine déguisée, presque un appel à l’aide envers le seul homme de ce navire auquel il accordait quelques onces de confiance. Elpénor s’arrêta et finalement fit demi-tour. « Seigneur… — N’use pas de ce titre. Je l’ai perdu il y a bien longtemps. ( Kirès entendit le vin couler dans la gorge du maître, le bruit d’une coupe qu’on repose.) Écoute-moi, Elpénor. Te souviens-tu du serment que tu me fis, quand, coincés dans ce maudit canasson, nous attendions que nos ennemis arrêtent leurs stupides festivités ? T’en rappelles-tu, ami ? Cette nuit-là compte parmi les plus longues de ma vie. Un moment, j’ai cru devenir fou. Tant de choses dépendaient de nous. Alors, pour ne pas céder à la panique, j’ai… — Vous avez saisi mon bras et vous m’avez fait promettre, sur mon sang et par le Styx, de revenir à Ithaque et de veiller sur les vôtres, s’il vous arrivait malheur. Je ne l’ai pas oublié, Seigneur. Me demandez-vous de renouveler mon serment ? (Elpénor tomba à genoux sur le plancher poussiéreux.) Prêtez-moi votre lame. » Les mots que venaient de prononcer les deux hommes dansaient dans la tête du jeune aède. Lentement, les pièces du casse-tête qu’il avait si vainement essayées d’assembler se mettaient en place. « Il suffit, ami. Garde tes forces, tu en auras bientôt besoin ! Va, Elpénor, va. Et prends un peu de repos : rien n’arrivera à ce maudit rafiot. »

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Kirès entendit les pas du vieil homme décroître. Il n’osait plus bouger, même respirer lui coûtait un terrible effort. Par les Dieux, qui était donc cet homme ? « Alors, Kirès, mon récit t’a-t-il plu ? » La question abrupte fit sursauter le jeune homme, toujours tapi dans son coin. Un moment, il souhaita que rien de ceci ne soit vrai, que les deux hommes se soient amusés à ses dépens. « Ah ça, vas-tu répondre quand je te parle ! » Kirès n’eut pas le temps de réagir qu’en deux foulées, le capitaine était sur lui et le redressait de force. L’aède n’avait guère de choix : il ouvrit les yeux. Il fixa le regard injecté de sang posé sur lui, les mains puissantes qui enserraient son col. « Vous ne pouvez pas être… — … qui donc ? Parle ! Qui ne puis-je pas être ? (Il relâcha son étreinte et Kirès, étourdi, se laissa glisser au sol.) Que croyais-tu donc ? Que la victoire auréolerait mon front, que je brillerais d’un éclat incomparable, tels les demi-dieux des légendes ? Foutaises ! » Le jeune homme ne put s’empêcher de poser la question qui lui brûlait les lèvres :

Texte Cindy VAN WILDER

« Pourquoi avoir raconté tout ceci en ma présence ? Si vous saviez que j’écoutais… » Le capitaine lui adressa un sourire carnassier : Image Alain MATHIOT

« Bien, on dirait que tu retrouves un peu de ta vivacité d’esprit ! Je l’ai fait pour une seule et bonne raison : que tu me serves de témoin pour les événements qui se dérouleront bientôt. Et si jamais il m’arrive malheur, que tu parviennes à mon île, Ithaque par n’importe quel moyen. Qu’ils sachent au moins ce que le sort m’a réservé… Peu m’importe alors la façon dont tu me dépeindras. — Mais Elpénor… — Il m’est loyal et fidèle. Toi, tu ne penseras qu’à sauver ta peau si le danger nous guette. Arrange-toi pour survivre, c’est tout ce que je te demande. » La colère et l’humiliation grondèrent dans les veines du jeune homme. Comment ce pirate, ce barbu sanguinaire se permettait-il de lui faire la leçon, de le considérer comme un pleutre et un lâche ? « Si je dois vous servir de témoin, j’exige au moins de connaître votre histoire ! » Il s’attendait à une réaction violente. Mais son interlocuteur se contenta de l’observer depuis son siège. Le rictus narquois habituel apparut sur son visage. Mais ce qui effraya le plus le poète fut la lueur de malice dans les pupilles noires. « Tu exiges de tout savoir ? Tu penses que la vérité ressemble à un miroir, qu’elle ne contient qu’une seule face ? Jeune fou ! En vérité, je ne peux te blâmer, je te ressemblais assez quand je m’embarquai à la tête de ma flotte. Ce fut un des instants les plus

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heureux de ma vie : le petit port grouillait de monde, toute la population de l’île s’était rassemblée pour saluer les valeureux guerriers qui partaient réduire en poussière la cité insolente. Pendant quelques stades, mon épouse fut à mes côtés sur le bateau, mais, à l’approche de la pleine mer, elle dut me quitter. Je me souviens encore de ses baisers, du goût salé de ses lèvres, que ses larmes ou le vent y avaient déposé. Au terme d’un long voyage, nous arrivâmes enfin sur les rivages de Troie. Notre cauchemar débuta. Certes, nous étions nombreux et bien armés, mais nous avions commis une grave erreur : celle de sous-estimer notre ennemi. Prévenus de notre arrivée, les Troyens avaient tissé des alliances avec les peuples barbares. Leur promettant de l’or, du sang ou même nos corps, selon leurs préférences, les dirigeants de la cité les utilisèrent comme appât. Aveugles comme nous l’étions, nous n’avons rien vu et avons foncé dans le piège, tête baissée. Nos épées ont étanché leur soif de sang et résonnaient contre les étranges boucliers de nos ennemis. Nous nous battions avec rage, alors que le soleil implacable nous aveuglait, brûlait nos chairs. Jamais je n’avais connu pareille fournaise. Même la brise marine, d’ordinaire fraîche et bienfaisante, n’était là-bas que sécheresse, ôtant toute salive à nos bouches desséchées. Les premiers morts tombèrent à nos pieds, aussitôt suivis par d’autres. Seule la nuit Texte nous apportait une trêve et nous devions parfois marcher sur un amoncellement de caCindy davres pour retourner au camp. Si, les premiers jours, les bûchers funéraires brûlèrent joyeusement, par la suite, nos réserves de bois ne nous permirent plus d’honorer nos VAN WILDER morts, et nous les laissâmes pourrir sur le champ de bataille.

Image Alain MATHIOT

Tu me diras que c’était la guerre, que notre honneur était en jeu et que, malgré toutes ces horreurs, je pouvais être fier de combattre pour ma patrie ? Crois-moi, il n’y avait aucun prestige, aucune gloire à éventrer, décapiter, éviscérer les hommes en face de nous. Jour après jour, la terre se teinta de pourpre, se gorgea de sang, jusqu’à demander grâce. Et, pendant ce temps, les Troyens, bien à l’abri derrière leurs impénétrables murailles, se moquaient de notre stupidité. La nourriture vint à manquer, les vivres qui nous venaient de nos cités respectives par bateau s’amoindrirent. Nous affamions nos habitants, mais nourrissions les pirates qui attaquaient toujours plus nos navires. Nous mourrions par centaines alors que nous n’avions même pas vu le vrai visage de l’ennemi. Que devions-nous faire ? Nous abandonner à notre sort ou… adopter les mêmes tactiques dénuées de tout honneur de nos adversaires ? » « Nous pillâmes, nous égorgeâmes les populations d’alentour. Je le fis d’abord avec réticence, puis avec de plus en plus d’enthousiasme, jusqu’à ne plus pouvoir m’en passer. Tu ne peux pas comprendre la joie de l’attente devant la ville paisible et insouciante, l’excitation qui gronde dans tes veines à mesure que l’obscurité grandit et enfin, le plaisir de verser le premier sang. J’ai volé, violé, tué. Et je le referais encore sans hésiter. J’étais un assassin, un meurtrier et fier de l’être. Peu à peu, le cours de cette guerre interminable changea. Nos attaques répétées mettaient le pays à feu et à sang, les barbares furent décimés ou se sauvèrent dans les hautes montagnes de l’arrière-pays et enfin, Troie ouvrit ses portes. Nous ne fîmes qu’une bouchée de ces combattants inexpérimentés, de ces jeunes conducteurs de chars qui s’étaient si souvent ri de nous sur leurs terrasses ! La ville connut pour la première fois le sort des vaincus. Et nous rîmes à gorge déployée devant son malheur. Troie envoya une ambassade pour nous réclamer le corps de ses fils : nous violâmes et décapitâmes ses émissaires et les attachant derrière leurs chars, nous les traînâmes autour des mu-

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railles en hurlant notre haine. À la vue de ce spectacle, il paraît que Priam, le vieux roi, pleura des larmes amères au pied de la statue d’Athéna, protectrice de la cité. Mais les Dieux restèrent sourds. Comme d’habitude. Vint le matin. Et la ville se barricada, se refermant sur elle-même. Elle avait compris que nous n’étions plus que des loups, sans foi ni loi, notre esprit dévoré par l’obsession de la réduire en cendres. Par chance pour eux, les murs restaient inébranlables et nos béliers ne purent en venir à bout, d’autant plus que les archers ne se privaient pas de nous tirer dessus. Là où la force ne peut passer, me dis-je, il nous faut employer d’autres moyens. Et j’inventai ce cheval. Je n’étais pas seul lors de l’élaboration de cette idée, d’autres m’aidèrent. Et nous prîmes au piège les Troyens en utilisant leur point faible : leur dévotion à Athéna. Tu connais l’histoire, je ne vais pas te la répéter. Sache seulement que jamais victoire ne fut plus belle à mes yeux. Nous festoyâmes sur les ruines calcinées de Troie pendant des jours, tuant un prisonnier ou violant une captive dès que l’envie nous en prenait. Nous avons crucifié des enfants, jeté des nourrissons des murailles par simple plaisir. Et quand j’ai repris la mer, j’ai su que je ne pourrais quitter cette nouvelle vie, faite de rapines et de pillage, aussi facilement. Certains de mes compatriotes rentrèrent à la Texte maison et s’adaptèrent tant bien que mal. Du moins ne pourra-t-on pas m’accuser de Cindy cette hypocrisie. J’en étais d’ailleurs totalement incapable. Néanmoins, alors que j’écumai les mers pendant mes premiers jours de pirate, la nostalgie de ma terre, de ma VAN WILDER demeure, de ma femme, que j’avais quittée enceinte, me tordait parfois les entrailles.

Image Alain MATHIOT

Par un hasard ironique, la solution se présenta d’elle-même : parmi les innombrables trésors que nous avions embarqué, se trouvaient quelques tonneaux emplies de feuilles d’un doux vert. Certains de mes hommes, qui sans doute éprouvaient la même souffrance que moi, se mirent à les mâcher, par simple distraction. Et, après quelques jours, ils ne parlaient plus de retourner chez eux. Ils se souvenaient toujours de leurs proches, mais n’éprouvaient plus aucune nostalgie. Comme si leur mémoire avait été progressivement insensibilisée, endormie. Je l’appris plus tard, cette plante se nomme le lotus et quiconque en consomme subit les mêmes conséquences. Inutile de dire que cela fonctionna aussi sur moi. Alors, aède, ai-je bien répondu à ta question ? » Kirès hocha la tête, ne sachant que dire. Il lui semblait être plongé dans un autre monde, où toutes les valeurs que lui avait enseignées son précepteur n’avaient plus cours, totalement dénuées de sens. « Bien. Et maintenant, je suis en route pour mon dernier défi. Celui qui me verra plonger dans les bras de la mort ou triompher d’un des périls les plus redoutés des marins. Les paris sont ouverts, Kirès. Et c’est toi, barde et porte-parole des Dieux, qui fera tout basculer. »

Le voyage se prolongea pendant plusieurs jours. Et soudain, la mer changea. Même confiné à l’intérieur de la tente de cuir, Kirès le sentit. Il était né près de la mer et avait appris, au fil des ans, à interpréter ses différentes humeurs. Les vagues, jusque là paisibles depuis quelques lunes, s’enflèrent brusquement, se jouant du bateau comme d’une coquille de noix. La houle grossit, battit furieusement contre la coque de

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bois et plus d’un esclave, affecté aux rames, invoqua la clémence des Dieux. Le vent faiblit, ne souffla plus. Et la mer redoubla de fureur, comme mue par un mécanisme invisible. Même les esprits les plus imbéciles remarquèrent ce phénomène aberrant. Certains prirent peur. D’autres réfléchirent. Ce ne fut pas long avant qu’ils se souviennent du changement de cap ordonné par le capitaine. Les murmures de mutinerie et de révolte s’enflèrent. Kirès pouvait parfois les percevoir à travers les épais battants. Mains et pieds liés, il ne pouvait prévenir les hommes du sort qui les attendait et encore moins s’opposer à la volonté implacable du capitaine. D’ailleurs, en avait-il réellement envie ? À l’aube du dernier jour, les éléments se calmèrent soudain. La mer redevint aussi lisse qu’un miroir et les plus naïfs adressèrent des remerciements incessants au ciel d’azur. Mais certains ne se laissèrent pas abuser et demeurèrent sur le qui-vive. Kirès vécut sa plus longue journée, emprisonné dans cet espace réduit. Il ne pouvait parler à personne, le capitaine ayant apposé sur sa bouche, en guise d’ultime précaution, un bâillon. Le soleil poursuivit la lune, inaccessible proie, et quand les derniers feux enflammèrent l’horizon, un silence de mort s’installa sur le bateau. « Viens ! Dépêche-toi ! Tu ne voudrais point manquer ton heure de gloire, n’est-ce pas ? » Texte Le jeune homme étendit ses membres douloureux, mais il n’était déjà plus temps. Cindy Le capitaine le précipita dehors d’une bourrade. Un instant étourdi, Kirès prit soudain VAN WILDER conscience que tous les regards étaient braqués sur lui. Et sur la lyre entre ses mains. « N’aie crainte, ils ne peuvent t’entendre. Je leur ai distribué des bouchons de cire. » Image Alain MATHIOT

Et plantant là le jeune homme ahuri, le maître se dirigea vers Elpénor. Ils se dirent quelques mots, avant qu’Odysseus ne se tienne dos au mât central, ses bras puissants se nouant de l’autre côté. « Enchaîne-moi, ami, n’aie pas peur. Serre bien les liens. » Kirès contempla cet spectacle : par les Dieux, cet homme était devenu fou et les entraînait tous à sa suite. Il songea à hurler aux marins d’enlever ce qui obstruait leurs oreilles, mais n’en eut point le temps. Elles étaient déjà là. Son précepteur lui avait souvent répété que le chant n’était pas seulement une voix, mais aussi une attitude, une véritable discipline de vie. Qu’un aède, digne de ce nom, rien que par sa position, son expression faciale, laissait deviner à son public ce qu’il s’apprêtait à réciter, avant même qu’il ait ouvert la bouche. À quelques reprises, Kirès avait cru percevoir cet imperceptible sentiment qui faisait tout la différence entre un récital correct et un véritable chef-d’œuvre. Au moment où le bateau fut encerclé, il sut qu’il n’avait jamais compris ce que son précepteur avait tâché de lui enseigner. Il comprit aussi que les bouchons de cire et autres chaînes ne serviraient à rien. La puissance qui émanait des êtres était phénoménale, aussi dévastatrice qu’une tempête en mer. Leurs silhouettes, encore indistinctes, remontèrent à la surface. Et des cris d’extase, de ravissement s’élevèrent à la vue des sirènes. Corps d’ivoire, longues chevelures noires ornées de coquillages et de perles, elles contemplaient, de leur regard limpide, les vaines créatures se bousculant à présent pour mieux les apercevoir. Leur distraction les empêcha d’apercevoir les hauts-fonds où s’échoua le bateau, ni même l’îlot sinistre qui se trouvait, comme par magie, à quelques stades du navire. Même sous la lumière

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crépusculaire, le rocher brillait au milieu des eaux sombres. Sous le choc, Kirès comprit brutalement la source de cette lueur : chaque pouce du roc était tapissé d’os. Os de leurs victimes, récoltés après le carnage. De ta carcasse elles se repaissent. Il voulut hurler, mais rien ne sortit de sa bouche. Le bateau gîtait maintenant à bâbord et les marins, rendus fous par les sirènes, se penchaient dangereusement sur la lisse. Certains se jetèrent même à l’eau. Kirès regarda Odysseus se débattre avec rage. Et la musique commença. En un ballet mortel, avec une lenteur consommée, les créatures se mirent à chanter de choses douces aux esprits des hommes, de merveilles extraordinaires qu’elles seules connaissaient. C’était une mélopée étrange, où les mots, à peine esquissés, ne connaissaient pas de fin. Et l’aède sentit un charme mystérieux s’abattre sur ses sens. Un instant, il devint un simple mouton, guidé par des bergers invisibles. Un instrument, désormais inutile, encombrait ses mains. Il songea à le jeter dans les flots, que pouvait-il bien en faire ? Tu en es sûr ? Réfléchis bien ! Le jeune homme haussa les épaules. Allons, mieux que cela !

Image Alain MATHIOT

Texte Cindy VAN WILDER

La défunte voix de son mentor le troublait, il ne voulait plus l’entendre. La musique perdit soudain de sa douceur et se fit ordre, commandement. Elle l’enjoignait de les rejoindre, de se perdre dans leurs bras, de se laisser guider sous les eaux, en un endroit où plus jamais, il ne subirait les vicissitudes de la vie humaine. Et, dérisoire résistance, la voix de son précepteur s’égosillait dans son esprit. Prends ta lyre et joue ! Joue, sinon tout est perdu ! Odysseus se débattait toujours, ses tresses éparses sur ses solides épaules, ses poignets tailladés et un désir impuissant inscrit sur chacun de ses traits. Les doigts agiles de l’aède glissèrent sur les cordes et, un instant, les sirènes arrêtèrent leurs étranges circonvolutions dans l’eau. Il s’affola : aucun air connu ne lui revenait en mémoire. Tout semblait tomber en morceaux sous ses doigts. Une des créatures le toisa d’un air méprisant, dévoilant pour la première fois ses crocs. Odysseus… Tu seras son témoin ! Tu ne peux faillir ! Et soudain, il joua. Une musique torturée, entachée de sang et d’illusions perdues, où les cris des mourants s’entremêlaient aux hurlements de joie des vainqueurs, naquit sous ses mains. Il raconta l’histoire du capitaine, sa lente et cruelle déchéance dans un monde qui ne lui avait guère laissé le choix. Et, face à ce chant d’une violence inouïe, la mélopée des sirènes faiblit, s’interrompit brusquement. L’aède ne cessa pourtant pas de tisser l’histoire d’Odysseus, immobile à présent, le regard vide. Les pirates le fixaient et la folie, qui s’était emparée de leurs sens, se retira peu à peu de leurs âmes. Cependant, les sirènes, désormais hideuses créatures, n’entendaient pas avouer aussi facilement leur échec. Et profitant d’une infime pause dans la musique de Kirès, elles hurlèrent, leurs cani-

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nes démesurées désormais saillantes : « LEVIATHAN ! » La dernière chose dont Kirès se souvint avant que les eaux ne le recouvrent fut l’immense choc qui fracassa le navire en deux et le propulsa dans les airs.

« Madame ! Madame ! »

Pénélope regarda la vieille femme se hâter dans sa direction. « Madame… un navire, au port… Il a accueilli un rescapé d’un naufrage. Celui-ci demande à vous voir, il prétend avoir des nouvelles de votre… — Mon époux ? » Son interlocutrice hocha la tête. Pénélope ferma un instant les yeux : était-il possible qu’après tout ce temps, tout espoir ne soit pas perdu ?

« Lève-toi, jeune merle ! »

Texte Hébété, Kirès se releva tant bien que mal. Depuis qu’il avait débarqué du navire, hier Cindy soir, on l’avait fait patienter dans cette salle glaciale, ouverte à tous les courants d’air. VAN WILDER Escorté par quelques gardes, le jeune homme entra dans la salle. Quelques nobles le dévisagèrent avec curiosité, mais la plupart ne manifestaient qu’indifférence. Devant lui, sur un trône de pierre, un colosse, à la face rouge et vulgaire, le dévisageait avec un sourire narquois. Image Alain MATHIOT

« Alors il paraît que tu apportes des nouvelles de mon prédécesseur ? Je ne savais pas que les aèdes communiquaient avec les morts ! » Au milieu de la tempête de rires gras, Kirès n’eut d’yeux que pour deux personnes, aux côtés de l’imposteur. La femme lui rendit un son regard, le désespoir inscrit dans ses yeux. Sa main serrait étroitement celle d’un jeune homme, dont le visage ressemblait à celui d’Odysseus. La colère grondait dans ses yeux. « Et bien ! Qu’as-tu à contempler ma femme et mon vaurien de beau-fils de cette façon ? Chante donc, ou, par Zeus… — Ne jurez point par ce nom sacré. Écoutez plutôt les illustres exploits d’Odysseus, qui fut le plus rusé des Grecs, le bien-aimé d’Athéna… » Pardonnez-moi, maître. Et dans une salle soudainement silencieuse, Kirès commença : « Dis-moi, Muse, cet homme subtil qui erra si longtemps, Après qu’il eut enlevé la citadelle de Troie… » Cindy VAN WILDER

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De l’auteur

Image Alain MATHIOT

Cindy Van Wilder, 23 ans, goûte depuis sa naissance à la grisaille de son plat pays. Sans doute ce temps, si proverbial en Belgique, lui a-t-il inspiré des rêves en couleur. Néanmoins, elle ne s’est essayée à les coucher sur papier que depuis quelque temps, dans le secret de son bureau. Amoureuse des mots de toutes langues, elle projette d’en faire son métier, car elle suit actuellement une formation en traduction littéraire. Depuis peu, elle s’attaque aussi à un projet plus conséquent et espère qu’à l’avenir, il se retrouvera, peut-être, sur une étagère de librairie…

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Texte Cindy VAN WILDER

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Illustration d’Alain DULON Texte de Nathalie SALVI

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Pas de peau !

Pas de peau !

C

’était l’époque où je sévissais comme épurateur de l’univers. Jour et nuit, nuit et jour, je le lavais de ses souillures, brigands, pillards, détrousseurs, tueurs, bagarreurs, transporteurs de marchandises prohibées et autres énergumènes agissant en infraction. Je jouissais alors d’une réputation étincelante, mais aussi d’un vaisseau spatial dénommé Le Galion. Un bon kilomètre de long, six cent missiles à têtes chercheuses, deux cent réacteurs réactifs, une salle des machines capable de contenir la totalité de l’équipage sans menacer la stabilité du vaisseau, un jacuzzi et un bar par cabine, un hôpital entier à la pointe de la technologie et pas moins de quarante masseurs, également formés en macrobiotique, pour prendre soin de nos physiques malmenés. Car c’est toujours en héros que mes compagnons et moimême atterrissions quelque part.

Imege Alain DULON

C’était l’époque où j’étais sûr de mes choix. Je croyais dur comme fer à mon rôle ; celui de défenseur du bien. A quatre-vingt dix ans, l’uniforme me tombait encore impeccable. Une combinaison en carbone extensible, des bottes à scratches, un casque oxygéné muni d’un parfum d’ambiance, quarante nuances au choix. Avec fierté, j’arborais moult médailles bariolées et conçues dans un matériau chic. La médecine ayant fait des progrès fulgurants en matière de vieillissement, je faisais, intérieurement et extérieurement parlant, à peine trente ans, parfois un peu moins, parfois un peu plus, tout dépendait si j’avais déjà bu mon cocktail hormonal quotidien, ou pas. Mais mon espérance de vie ne s’essoufflait pas pour autant. Les médecins me prédisaient un minimum de vingt d’années supplémentaires à vivre en excellente santé. Pourtant… pourtant… et pourtant il me manquait quelque chose ! Quelque chose en moi n’allait pas, allez savoir pourquoi c’est toujours quand on a rien à désirer de plus qu’on est insatisfait.

Texte Nathalie SALVI

Et dire que j’avais passé près de soixante dix ans à servir le Gouve, entendez par là l’Union de tous les Gouvernements pour les Planètes Unies. Je dis Gouve par habitude, pour simplifier, et non sans une forme de tendresse émue, pensez donc, soixante dix années de bons et loyaux services, ça fait un pincement au cœur, forcément. Une fois de plus, le Gouve m’avait confié une mission de la plus haute importance : retrouver le pirate qui compromettait le commerce extérieur entre nos dix systèmes solaires, le Capitaine Typhon Qui S’Fiche Pas Mal D’Vot’Gueule, mais à force de faire parler de lui et pour une question de commodité langagière, tout le monde l’appelait Typhon. Cet infâme trousseur de marchandises en tous genres était apparu dans l’univers voilà six ans, on ne sait trop comment. Il arrive qu’un parfait inconnu devienne archi connu en moins de temps qu’il n’en faut pour se cacher d’une cyclope astigmate de la planète Aleuille. D’un vulgaire petit ravitailleur minimaliste, il était progressivement passé à des vaisseaux de plus en plus sophistiqués, tant et si bien qu’on prétendait l’avoir vu sévir dans plusieurs systèmes solaires différents, à seulement deux éclipses d’intervalles, décalages horaires compris.

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Décidé à le coincer vaille que vaille, j’avais passé trois semaines à éplucher le plan géant de nos systèmes solaires, neuf mètres sur treize, pas moins de cent soixante huit planètes en excellent état de gravitation. Aidé de mes trois fidèles bras droits, j’avais méticuleusement reporté les points d’attaque stratégiques de Typhon durant les six années de son règne sauvage. Quelle ne fut pas ma surprise de voir que les points ainsi placés, quoique nombreux et éparpillés, formaient un dessin d’une surprenante précision ; un bras de bois articulé tel qu’en portait Typhon. Notons qu’en pirate soucieux de marquer son époque, il avait cru bon de se garder du poncif en se collant un bras de bois plutôt qu’une jambe de bois. Ajoutons que par souci du deux en un, ici la frime et la force, il s’était fait implanter un faux bras mille fois plus puissant qu’un vrai. On racontait qu’il n’avait qu’à allonger le faux bras pour vous étrangler crapuleusement entre ses doigts noueux, sans qu’avec vos deux mains, vous ne puissiez dégager ne serait-ce que son auriculaire. C’est en m’acharnant qu’une nuit j’ai remarqué cet indice non négligeable. Le bras que représentaient les points avait un centre, et si l’on y regardait avec attention, il avait la forme d’un œil qui cligne. Je me noyais dans des calculs stériles quand j’ai réalisé que ce clin d’œil désignait une petite planète depuis longtemps abandonnée. Recouverte d’océans tourmentés et de volcans actifs, lesquels faisaient apparaître et disparaître nombre d’îles instables et éphémères, elle avait été décrétée Planète Hostile par le Gouve. A la réflexion, je me suis dit qu’un pirate de cette envergure avait obligatoirement un pied à terre secret, un genre de planète comme celle-là, sur laquelle il accumulerait ses butins. Mais je me suis également fait cette remarque judicieuse ; le clin d’œil n’apparaissait pas là par hasard. Peut-être s’agissait-il d’un traquenard. Ah si j’avais su… ! Imege Alain DULON

J’ai réuni mes trois bras droits pour les mettre au parfum, James, Zoroh et Robin, trois gaillards en lesquels j’avais confiance, puis j’ai demandé à ce qu’on nous prépare Titanoc 5, une navette qui ressemblait à une frégate, mais ce n’était pas une frégate, juste un petit bijou de technologie qui pouvait endurer les pires tempêtes des pires océans sans jamais couler. Pour être sincère, j’avais un faible pour ce vaisseau frégate dont la figure de proue était un héritage familial. Dans ma famille, on se plaisait à raconter que nos ancêtres étaient des pirates, à cette époque où les êtres humains ne peuplaient encore que la terre. C’est vous dire si ça date !

Texte Nathalie SALVI

A bord de Titanoc 5 suffisamment pourvu en munitions, provisions, eau potable et main d’œuvre bon marché, nous avons donc quitté Le Galion pour la planète hostile. D’emblée, elle nous a été antipathique. Il s’en dégageait comme un air de révolte, et ça volcanisait d’un côté, des projections de magma en veux-tu en voilà, et ça creusait des vagues gigantesques de l’autre, sans compter les odieuses bourrasques qui décoiffent, les cormorans gueulards, les mouettes moqueuses et joueuses qui prennent vos mâts pour des perchoirs, de quoi vous dégoûter à tout jamais de la nature. De toute façon j’ai toujours eu un faible pour la ville, au moins dans les villes il y a des bars, des bières et des filles faciles pas du tout moqueuses, mais joueuses, ça oui. Elles aussi sont disposées à se percher sur des mâts, notons qu’elles sont plus faciles à attraper parce qu’elles choisissent des mâts moins hauts. Titanoc 5 flottait non stop depuis trois heures, nous écumions cet océan terrible à trois nœuds minute, quand soudain, nous nous sommes retrouvés proue à proue avec un étrange bateau dont la couleur générale se fondait à celle de la mer. — C’est Typhon, j’en suis persuadé ! S’est exclamé James.

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— Ah bon ? Et qu’est-ce qui te fait dire ça, fidèle bras droit? — C’est très simple, mon capitaine bien aimé ; si en dépit de la brume vous regardez attentivement la scène, vous verrez que ce bateau est muni d’un bras de bois géant, copie conforme de celui de Typhon. D’ailleurs, il aura profité de l’effet de surprise, j’ai bien peur qu’il ne nous tienne déjà par la barbichette... J’ai glissé un œil dans ma longue vue et j’ai vu. Effectivement, un bras géant avait jailli du bateau bleu et sa main enserrait fermement la tête de notre figure de proue comme l’aurait fait une araignée. Nous étions bel et bien tenus. La contrariété en moi s’est muée en détresse. — Ma belle figure de proue ! Regardez-moi ça, il est sur le point de lui décapsuler la tête ! Hissez tout de suite le drapeau blanc. Ensuite nous aviserons. — Le drapeau blanc, mon capitaine… déjà ? — C’est un stratagème… ai-je dit sans conviction. — Vous me rassurez ! A soufflé James qu’une admiration béate pour ma personne rendait facilement bernable.

Imege Alain DULON

Nous étions tous sortis sur le pont pour voir. Dans la précipitation, nous avions oublié de chausser nos casques. Un vent qui ne savait pas ce qu’il voulait retournait promptement nos chevelures, tantôt à bâbord, tantôt à tribord. D’un pied alerte, Typhon a sauté de son bateau au mien, juste au moment où nos chevelures rebiquaient équitablement à bâbord comme à tribord, le vent venant d’avoir un sursaut d’inspiration artistique.

Texte Nathalie SALVI

— Capitaine Sponce ! Quelle bonne surprise ! Je vous attendais quand même plus tôt ! — Faites attention à ma figure de proue, elle est en pur bois exotique, en plus il s’agit d’un héritage… ai-je grommelé. — Mais qu’importe car vous êtes là, c’est pour moi l’essentiel ! D’ailleurs, du temps que je remorque votre frégate jusqu’à mon île, vous êtes mes invités. Mon cuistot nous a préparé un véritable festin. Suivez-moi ! — D’accord, mais seulement si vous me promettez de faire très attention à ma figure de proue… D’un geste avenant, Typhon a déposé sa main de bois sur mon épaule. Tout en accusant le coup car sa main était lourde, j’ai avalé ma salive avec difficulté, songeant que le bougre pourrait parfaitement m’étrangler d’une minute à l’autre, sans que personne n’y puisse rien. Typhon était de la même taille que moi, mais il jouissait d’un corps plus musculeux que le mien. Très enfoncés dans leurs orbites, ses yeux vairons pétillaient de malice. Naturellement, il n’avait plus un cheveu sur le crâne, de lui le vent ne se jouerait plus.

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D’un regard oblique se voulant discret, je n’ai pu m’empêcher de détailler sa tenue virile, pantalon corsaire, marcel moulant qui découvrait entièrement son superbe bras de bois articulé et bottines lacées, souples et élégantes, en cuir pleine fleur. Dès que nous avons pénétré dans le bateau, une odeur de bonne chair est venue nous chatouiller les narines. Voilà bientôt six semaines que nous mangions de la nourriture insipide favorisant le bon cholestérol et optimisant les échanges nutritionnels entre les organes, et pour être franc, j’en avais ma claque. Les pirates nous ont fait un accueil chaleureux. Ainsi avons-nous échangé moult tapotements amicaux, blagues grivoises et rauques onomatopées, tandis qu’on nous faisait asseoir autour d’une table somptueusement dressée. Typhon trônait en son bout. Le dossier de son siège se terminait en une tête sculptée de cobra royal, lequel semblait couver le pirate en tenant ses invités en respect. Je ne pouvais détacher mon regard du brigand recherché par toutes les polices et qui, au contraire de moi, n’avait ni mission de la plus haute importance, ni compte à rendre à personne. Tout juste se bornait-il à utiliser son intelligence de manière directe et pour son propre compte.

Imege Alain DULON

Alors que nous dégustions un plat de langoustes grillées et leur fine sauce au champagne, une ribambelle de jeunes femmes, vêtues de quelques bouts de tissus à des emplacements savamment étudiés, s’est dispersée autour de nous. Sous des airs de cornemuse, elles se sont mises à onduler de séduisante manière, et tandis que nous buvions, tandis que nous mangions, mes compagnons et moi-même réservions nos regards bovins à leurs lourdes poitrines qui tressautaient en rythme. Cela nous a d’ailleurs valu quelques ratages de bouche. Heureusement que nous autres, en héros soignés, emmenions toujours un détachant portatif dans la poche interne de nos combinaisons.

Texte Nathalie SALVI

— Laissez-moi deviner, capitaine Sponce… vous êtes venus ici dans le but de me livrer pieds et poings liés au grand manitou du Gouvernement, me tromperais-je ? — Désolé, je suis tenu au secret professionnel. Même sous la torture, je ne parlerai pas. Voyez mes ongles de pieds… J’ai enlevé l’une de mes bottes. — Ma foi, je ne vois pas d’ongles de pieds… — Voilà qui est finement observé, je n’en ai plus un seul. Les Meuchans de la planète Vrèmencruel me les ont tous fait sauter au burin durant mon enlèvement en 2120. Malgré la douleur, je ne leur aurais pas même avoué mon numéro de sécurité spatiale. — Vous m’impressionnez, capitaine ! Je savais bien que je l’impressionnais bien moins qu’il ne m’impressionnait luimême. Car sans vouloir me l’avouer, j’enviais Typhon pour ce qu’il avait et que je n’aurais jamais ; la célébrité en étant lâche, hypocrite, voleur, égoïste et mesquin. Car, quoiqu’on en dise, le refus d’obtempérer et son séduisant cortège d’interdits demeureront toujours plus jouissifs.

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Les Chemins de l’Aube

Pas de peau !

A la fin du festin, une splendide blonde a déposé six plateaux de biscuits d’un brun verdâtre suspect, lesquels ont pourtant été accueillis avec force acclamations. Mimant l’effervescence générale, mes compagnons et moi-même mordions déjà dans nos biscuits sans nous soucier de l’odeur infecte qu’ils dégageaient, quand nous nous sommes aperçus qu’ils grouillaient de vers. — En souvenir du bon vieux temps où nos ancêtres pirates mangeaient ces mêmes biscuits aux charançons, dégustons ! A ricané Typhon en me resservant de l’eau de vie. Pour ne pas l’offenser, j’ai mangé mon biscuit jusqu’à la dernière bête. Puis je l’ai copieusement arrosé d’eau de vie, histoire de désinfecter le tout. En fin de compte, ce n’était pas si mauvais, sans doute que j’aurais des crampes d’estomac et quelques désagréments intestinaux. Encore que, bien mâchés… ces biscuits ne constitueraientils pas d’excellentes sources de protéines ? Mes trois bras droits avaient pris la teinte de leurs biscuits à demi consommés, un brun verdâtre à peine plus clair. Pour finir, Robin s’est levé d’un bond et a quitté la pièce, ses deux paumes lui ceinturant la bouche. — Ah ça… si on n’est pas accoutumé ! A rigolé Typhon. Mon cher capitaine, vous tenez bon, on sent tout de suite qu’il vous coule du sang pirate dans les veines ! Accepteriez-vous de fumer un cigare dans ma cabine? — Mais volontiers… encore que je voudrais être sûr, pour ma figure de proue… qu’elle ne soit pas endommagée… vous comprenez ? Imege Alain DULON

Typhon a de nouveau posé son bras de bois sur mon épaule, mais étrangement, était-ce l’eau de vie, étaient-ce les charançons, j’étais déjà plus détendu.

Texte Nathalie SALVI

— Mon cher capitaine, je vais vous dire ! Qu’est-ce qu’une pauvre figure de proue en bois exotique quand on pense que des figures de proue, j’en recèle des centaines sur mon île, toutes plus belles et plus inédites les unes que les autres ? — Vous êtes un collectionneur ? Ai-je demandé, admiratif. — Collectionneur, nooooon ! Blasé serait davantage le mot qui convient. Nous avons pénétré dans sa somptueuse cabine qui fleurait bon la fantaisie et l’aventure. Et jusqu’à son lit, qui s’ouvrait comme un coquillage, lequel m’a renvoyé à mon propre lit sans la moindre recherche, nous dirons juste conforme à tous les lits de l’univers, d’ailleurs importés par vaisseaux entiers de la planète Ikéba. Typhon a ouvert un tiroir. Il en a extrait une boite à cigares incrustée de diamants. Nous avons crapoté tout en bavardant. C’est alors qu’il m’a narré comment il a kidnappé des princesses pour en faire des maîtresses dévouées, détournant des convoyeurs entiers, comment il s’est plu à terroriser le gouvernement d’une planète au demeurant coincée. Il m’a expliqué ce qu’est la liberté qu’on déguste, le danger qu’on brave, la loi qu’on défie, mais aussi comment ça se goupille dans la tête et le corps pour vous emporter vers l’avenir sans trop réfléchir, chaque matin étant différent de la veille, il s’agirait d’un moteur à désirs, d’une impulsion spontanée. Et plus il parlait, plus je percevais quelque chose comme un renoncement, une lassitude dans sa voix de plus en plus faiblarde.

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Pas de peau !

- Hélas ! Même le meilleur métier du monde finit par lasser, capitaine. J’ai plus de trésors qu’il ne m’en faudrait. Si j’attaque encore, c’est uniquement par habitude. — Retirez-vous sur votre île et profitez ! J’imagine qu’à votre âge, vous avez largement de quoi vous offrir le meilleur ! me suis-je exclamé. — On dit ça… Figurez-vous que je rêve de changer de vie. — Comment ça ? — Je voudrais… changer de peau. C’est bien là la seule chose que je ne pourrai pas me payer, malgré tous mes trésors. — Allez voir un chirurgien plasticien et faites-vous dessiner un nouveau physique. Les systèmes solaires en regorgent de fameux. — Déjà fait! Mes yeux vairons, mon crâne rasé, mon bras de bois, mes six dents incrustées de topazes… j’ai même changé de nez et de menton, c’est vous dire ! Même avec tous ces changements, je demeure Typhon, célèbre pirate réputé pour son absence d’altruisme et son acharnement à vivre en marge. Si l’on m’aime, c’est soit par intérêt, soit par trouille. Jamais parce que je suis aimable. — Changez d’époque ! C’est fort coûteux, mais très dépaysant.

Imege Alain DULON

— D’où croyez-vous que j’aie ramené mes figures de proue en bois? Aujourd’hui, les figures de proue de cette qualité sont tellement rares ! Vous en savez quelque chose, vous qui me faisiez presque une jaunisse avec la votre ! Mes figures de proue viennent du passé ! De mes centaines d’abordages. Mon cher capitaine Sponce, j’ai déjà écumé les mers des 17ème et 18ème siècles terrestres ! Je dois avouer que je m’y serais plu si la course au confort n’avait pas fini par encaustiquer les océans, transformant nos frégates à voiles en d’énormes boites de sardines bourrées de nucléaire. Pouark !

Texte Nathalie SALVI

Typhon m’a servi de l’eau de vie dans une timbale chatoyante. Je commençais à voir large. L’image angoissante de ma figure de proue dont la tête menaçait de craquer s’estompait doucement. Je perdais de vue le degré d’importance de ma mission qui donnait maintenant des airs à de l’asservissement. Quelque chose se passait en moi et m’ouvrait des portes verrouillées, encore grinçantes de n’avoir jamais été un tant soit peu entrebâillées. Typhon sentait tout cela. Et quand il a prononcé ce qui a suivi, je n’en ai pas été surpris. — Capitaine Sponce, j’ai une proposition à vous faire. — Laquelle ? — Echangeons nos identités ! A compter de ce soir, vous devenez moi, je deviens vous. Là j’ai été pris d’un fou rire. Lui aussi. On s’est poilé comme des baleines pendant un quart d’heure, et Typhon versait de l’eau de vie dans ma combinaison plutôt que dans ma timbale. J’avais les poils du torse qui empestaient l’alcool.

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Pas de peau !

Finalement, on a cessé de se bidonner, je l’ai regardé bien au fond de ses yeux vairons, j’ai dit « d’accord » et il m’a dit « top là ». Ensuite, je ne me souviens plus de rien, sinon de cette phrase de Typhon devenu moi depuis cinq minutes… — A la tienne, mon pote ! A ta santé, Typhon Qui S’Fiche Pas Mal D’Vot’Gueule ! Et si on commençait tout de suite par échanger nos vêtements ? … et de cette phrase de moi devenu Typhon qui lui ai répondu : — D’accord ! Mais t’y perds au change, mon pote ! Non seulement je pue des pieds, mais ma combinaison remplie de ton eau de vie fait ventouse ! Voilà, c’est exactement comme ça que ça s’est passé. Maître, on dit que vous êtes un excellent avocat, croyez-vous pouvoir me sortir du trou dans lequel je moisis depuis trois mois? — Franchement, je ne sais pas. Et vos fidèles bras droits ? Peuh, ils n’ont pas cherché à comprendre. Une fois que Typhon a endossé ma combinaison, qu’il s’est coiffé de mon casque et qu’il a mis des lentilles, ils n’y ont vu que du feu. Et moi pendant ce temps, ne flairant rien de rien, je me suis naïvement évertué à adopter le même ton que Typhon ! Je me suis rasé les cheveux, je me suis bosselé le nez, ce bras de bois que vous voyez m’a été implanté sur ma demande express…

Imege Alain DULON

— En devenant vous et en coffrant le faux Typhon dans cette planète prison, le vrai Typhon a sauvé sa peau. Question d’adaptation au milieu environnant. Ce pirate est très fort. N’auriez-vous pas une mère ou une sœur pour vous reconnaître envers et contre tout?

Texte Nathalie SALVI

Ma mère est morte. Quant à mes propres sœurs, elles ne m’ont pas reconnu.

— Demandons une confrontation de vos codes génétiques ! Se servant de mes connaissances, le fumier a inversé nos codes. Il est moi, je suis lui, pour la génétique, ça ne fait aucun doute. — Bon… je vais voir ce que je peux faire, mais je ne vous garantis rien. Au moins aurez-vous la satisfaction de vivre vos dernières années dans la peau d’un pirate. Tout compte fait, c’est bien ce que vous vouliez ?

Nathalie SALVI

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De l’auteur Tout a commencé quand Nathalie Salvi, enfant introvertie à la santé fragile, s’est bâti un monde intérieur qu’elle a équipé d’un nécessaire de survie. D’abord, elle y a mis des feutres, de la peinture, de l’encre de chine et des ramettes de papier. Ensuite, des livres. Des brouettes de livres. Aujourd’hui, cette femme d’apparence normale mènerait une double vie. Dans l’une, elle serait épouse et mère. Dans l’autre, elle prendrait un monte-charge invisible pour rejoindre la nathalième dimension. On raconte qu’elle quitterait sa peau pour la ranger dans une boite à chaussure. On la soupçonne même de détenir une malle sans fond dans laquelle elle puiserait une nouvelle peau, et ainsi de suite. A l’infini. Plusieurs détectives privés, journalistes ou simples curieux auraient déjà disparu dans d’étranges circonstances. Nathalie serait-elle une voleuse de peaux ? Le mystère reste entier.

De l’illustrateur De la plume de l’auteur à celle de l’illustrateur, Alain Dulon est un quadragénaire qui explore l’imaginaire en amateur. Floodeur invétéré sous le pseudo de Cian, il s’est délibérément placé sous le signe du Tigre un félin un peu fou, féru d’humour absurde.

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Les Chemins de l’Aube

Les Chroniques loufoques

Chroniques loufoques, l’épisode pirate : A l’abordage !

A

flibustier !

ussi vrai que je me nomme Alsem le Rouge, capitaine de la Zimut, fière goélette de seize canons, et du triple d’ivrognes, je jure sur la tête de mon père, celle qui trône sur mon bureau comme presse-papier, que ce qui suit est la stricte vérité, parole de

Le 10 du mois de… ben, celui où il pleut comme vache qui pisse, nous avons fait une prise exceptionnelle ! Euh, le 10, je n’en suis pas sûr, vu que comme je n’ai que dix doigts, au-delà, c’est encore dix. Bon, j’vous parlais du trois-mâts espagnol, un monstre de trois ponts, qui avait plus de canons que j’n’ai de poux, c’est dire ! Les requins tournaient autour de nous, appâtés par notre inévitable défaite. On est tombé sur l’espagnol par l’arrière en plein brouillard. Le pilote, le vieux Cian, n’a eu que le temps de brailler : « Par les menstrues de ma vieille folle de mère, on va s’éc… ». Effectivement, le choc fut rude, et nous ne dûmes notre salut qu’à mon ordre téméraire : « A l’abordage ! » A ma grande surprise, tous les gars qui ne cuvaient pas leur mauvais rhum me suivirent ! Faut dire qu’avec la pôv Zimut qui coulait, ça créait des vocations de pirates intrépides. Une fois arrivés en haut, nous déboulâmes sur le pont, en vociférant, mes fidèles Louve, Kamda et Bloody en tête, deux tigresses en furie ces deux-là ! Sabres et pistolets aux poings, elles n’ont pas leurs pareilles pour la castagne ! Les espagnols avaient les mêmes tronches ahuries que les filles de la taverne de la Tortue Soiffarde lorsque je tombe le pantalon ! Faut dire que, sans me vanter, on ne me surnomme pas « Le Canon » pour rien, hein ? Ma préférée, la Syven, dite « pattes en l’air » pourra vous l’confirmer ! Ah ! Sa fameuse chevrette malgache ! Quel talent ! Bon, mais j’m’égare. On a sauté sur les « perruqués » comme les puces sur le matelot, et hop ! Tranche ! Coupe ! Perce ! Révolvérise ! Eventre ! Quel bonheur de voir voler les cervelles et jaillir les entrailles ! Pendant qu’mes gars et mes filles finissaient d’étriper nos ennemis, je prenais courageusement le contrôle des cabines. J’y dénichais quelques pucelles avenantes qui goûtèrent avec délice à ma galanterie. Blacky, Any et Lau, qu’elles se prénommaient les donzelles. Trois joyaux qu’la reine d’Espagne elle-même n’a pas sur son diadème ! En plus, quels beaux caractères… qu’des baffes qu’elles m’ont données comme remerciement de mes bons offices ! Sur ce, voilà qu’le second, ce fâcheux de Maximus m’appelle, interrompant le butinage. Je courus à sa suite, enfin, je clopinais, vu qu’avec les chausses sur les pieds je n’suis pas au mieux de ma forme… Nous arrivâmes dans les cales qui regorgeaient de richesses : or, lingots d’argent, épices et même un portrait du Roi. Les gars s’battaient comme des gueux et j’dus distribuer quelques bonnes baffes pour calmer tout ça. Je partageais ensuite équitablement le butin, neuf parts pour moi, une pour eux. Y’a bien eut ce galeux de Bushido-Ju, qui s’prend pour un vrai samouraï, qu’a râlé à un moment, juste avant que sa tête n’explose miséricordieusement, car j’allais m’énerver pour de bon. Je remerciais le second, puis j’allais sur la dunette profiter de la vue magnifique de mon nouveau vaisseau ! La nuit fut chaude, j’peux vous l’dire. Toutes les barriques y passèrent… A la dix heures passée, enfin, quelques heures après le dix, le pilote lui-même finit par aller vomir tripes et boyaux. J’rigolais un bon coup, un peu moins quelques minutes plus tard quand le navire alla se fracasser sur des hauts-fonds garnis de coraux.

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Les Chemins de l’Aube

Les Chroniques loufoques

Je récupérais tout c’qui me paraissait avoir de la valeur, et je filais vers la première chaloupe venue ! J’y jetais mes petites économies, et avec l’aide du second, je mis rapidement l’esquif à l’eau. Il y eu bien quelques bordées d’insultes quand quelques gars encore sobres nous virent filer, alors que les autres canots étaient malencontreusement percés. Le cœur serré, nous vîmes couler le navire. J’eus une pensée émue pour les gamines que j’avais laissées dans les cabines. Bon sang, j’allais m’en souvenir longtemps de celles-là ! Une fois parvenus sur la plage, nous déchargeâmes nos caisses et les traînâmes jusqu’à un cabanon abandonné. Là, mon pistolet se déchargea accidentellement, emportant la partie droite du crâne de l’infortuné second. Je me retrouvais brutalement à la tête d’une fortune colossale. Bon, aujourd’hui, le 10 du mois de…ben, celui où même les moustiques ils ont la peau qui pèle tellement il fait chaud, je suis devenu gouverneur de l’île de la Tortue. J’y ai développé la culture du gibet. Il en pousse de partout, avec plein de pirates dessus ! A vrai dire, moi, Vicomte Alsem de la Trétrize, je n’ai qu’un seul regret : la fichue vérole que ces trois jeunes garces m’ont refilées sur le navire ! J’vous jure, on ne peut plus avoir confiance en personne !

Alain DULON

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Les Chemins de l’Aube

Poésie

Rêve pirate Le vent gonfle les voiles et m’entraîne au lointain, Emportant mes pensées, soufflant vers le rivage. Je regarde un instant, dessus le bastingage, Le roulement des vagues, qui s’en va et revient.

Je rêve d’un havre gris, d’isolement serein, Loin de la barbarie, des pirates assassins. Je rêve d’une vie paisible, de travail et de son, D’une femme amoureuse et de beaux rejetons.

Mais je n’ai que richesses, et galères et catins. Je ne vis que de sel, de sueur et de sang, De viols et de douleurs, de désenchantements. Et je rêve une vie qui m’échappe sans fin.

Le vent gonfle les voiles et m’entraîne au lointain, M’éloignant de rivages, que je sais incertains. Je détourne les yeux, regardant vers le pont, Pirate romantique, qu’égare la raison. Aurélie LIGIER

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Poésie

Pirates Ainsi qu’une meute de loup, hagarde et affamée Obéissant à la griffe d’un chef intimidant Fourrageant la lande et la campagne, autant S’appropriant tout de leurs crocs acérés

Ainsi que des rapaces sur la mer indolente Guettant à l’affût tout ce vaste paysage D’un regard perçant, vorace, vous violente Leur présence au lointain, soudain sombre présage

Ils sont les rejetons d’un monde qui les dénigre Proscrits justement ou injustement, ils émigrent Vers des cieux bienveillants pour leurs âmes esseulées

Ils sont les magiciens des vagues intrépides Ingénus, barbares récalcitrants, à jamais désolés Ils étaient tout et rien, traitres aux cœurs insipides

Willem LUKUSA

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Remerciements

Remerciements

P

our ce premier numéro de notre fanzine, nombreuses sont les personnes que nous désirons remercier. Tout d’abord les écrivains qui se sont lancés avec enthousiasme dans ce premier appel à textes, tant ceux qui ont été retenus et dont vous avez pu découvrir les écrits que ceux qui ne l’ont pas été mais qui possèdent tout autant de mérite. Ensuite les illustrateurs qui, de manière tout à fait bénévole, nous ont offert des véritables plaisirs pour les yeux. Enfin ceux qui ont accepté de se prêter au jeu de nous conseiller sur le chemin du fanzinat. Ils se reconnaîtront. Ce numéro possède sans doute des imperfections, veuillez donc être indulgents, nous essaierons d’améliorer la qualité au rythme des parutions. Cela dit, nous sommes très fiers du contenu de celui-ci et confiant dans le fait que nous vous avons présenté des auteurs et illustrateurs de talent.

En attendant bonnes vacances à tous ! Nous vous invitons dès à présent à méditer sur notre second appel à textes :

Lui aux multiples visages Gentes dames et gentilshommes, vous a-t-il été conté l’histoire de Lui. Connu, pourtant de tous, inconnu. Car il est un et plusieurs, elle est tout et rien. Vous a-t-il été conté l’histoire de LUI aux Multiples visages ? Taille entre 10000 et 40000 caractères À envoyer à l’adresse mail: info@edit-azimut.com Tous les genres sont permis! A vos plumes, vos parchemins et vos masques! Faîtes et défaites vos identités. Contez-nous l’histoire de lui, d’elle, de l’unique multiple ! L’équipe d’Azimut, Rudy NGAMFULA, Coralie BLAIMONT, Willem LUKUSA

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Annonces

Annonces

C

eux qui connaissent notre projet savent que ce numéro est une réédition de notre premier fanzine paru sous le nom Univers #1 pour les Éditions Azimut.

Nous avons fait le choix de le renommer pour garder une certaine continuité dans nos publications avec le changement de nom encouru, de plus c’était l’occasion idéale de revaloriser le travail de nos auteurs sous une présentation meilleure que la précédente (du moins nous l’espérons). J’en profite pour signaler que les versions audio des nouvelles, préparées par le studio Korbel&Natacha sont désormais disponibles, suivez les liens et bonne audition : http://www.cheminsdelaube.com/?page_id=33 Quelques nouvelles du monde de l’édition et du fanzinat : L’Antre des écrivains a publié son premier fanzine, le numéro un d’Encre dansante que vous trouverez à cette adresse : http://morin.n41.free.fr/fanzine/index.php L’Antre de louve, un autre collectif de fanzine en train de travailler sur son deuxième numéro, le premier est téléchargeable à cette adresse: http://three.fsphost.com/Lauheberg/louve/ Toujours dans le monde du fanzinat, le Collectif Nuits d’Almor a lancé son premier AT sur le thème de l’enfance échéant au 15/02/2007. Détails à cette adresse: http://nuitsdalmor.over-blog.com/article-4418720.html Je ne vais quand même pas oublier de vous parler Cocyclics, projet né de l’initiative de Dame Syven qui, déjà avec les aventures de Robert, avait amorsé un processus d’aide aux écrivains. Cocyclics va plus loin et réunit tout un monde intéressant. Vous êtes écrivains ou lecteurs passionnés, vous aimerez Cocyclics, visitez le site web ici : http://www.cocyclics.org/ Enfin, ceux qui connaissent déjà Le Sablier de Mu de M.H Essling, sachez que le deuxième volet est sorti il n’y a guère longtemps aux éditions 5ème Saison : Après Le Temps de l’Accomplissement, voici La Guerre des Immortels http://www.5emesaison.fr/

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Découvrez le deuxième opus d’ITINÉRAIRES Lui aux multiples visages...

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Dis-moi, Muse, cet homme subtil qui erra si longtemps, après qu’il eut renversé la citadelle sacrée de Troiè


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