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Introduction

a France est aujourd’hui l’homme malade de l’Europe. Certes d’autres pays présentent de semblables symptômes dont quelques-uns sont plus sévères, mais ils se soignent. La France semble se complaire dans la pathologie économique et sociale. Les docteurs Purgon lui prescrivent force saignées fiscales supposées la remettre d’aplomb. Au prétexte de la mauvaise humeur de ses couches populaires, on lui administre des purges moralisantes et autres clystères sociétaux. Rien n’y fait. Ces remèdes de cheval d’efficacité douteuse laissent le pays exsangue et sans forces, comme désespéré de son propre avenir. La maladie de la France n’est pas pour autant imaginaire.

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Chaque jour un peu plus clairement, les Français constatent qu’ils font les frais d’un déplacement inéluctable du centre de gravité économique de la planète, induit par un développement sans précédent des échanges internationaux. Ce phénomène se résume d’un mot, la délocalisation, fatalité éprouvante qui paraît n’offrir aucune contrepartie. En effet, le pays pressent qu’il est en passe de manquer les opportunités de la mondialisation 1 des échanges dont, l’un portant l’autre, le reste du monde profite. Pourtant, jusqu’à la fin des années 1970, la France était bien partie. Délivrée de ses 1. L’Asie, évidemment, mais aussi l’Afrique, que René Dumont disait mal partie dans les années 1960, connaissent un développement sans précédent que ne doivent pas masquer les soubresauts d’accouchements douloureux de la démocratie, et les excès des conflits interreligieux. L’Afrique noire est mal partie (Paris, Le Seuil, coll. « Esprit », 1962, réédition en 2012).

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problèmes coloniaux, ses succès économiques étaient foudroyants. Les automobiles, les machines à laver et les téléviseurs à la portée de tous étaient la signature d’une progression générale du niveau de vie. Cette prospérité autorisait la France du général de Gaulle et de ses successeurs à faire entendre sa voix haut et clair dans le concert des nations. Seule ombre au tableau, la vie chère, avec sa valse des étiquettes au rythme accéléré de laquelle s’évaporait une partie non négligeable des augmentations de revenu. Depuis cette époque dorée, tout va de mal en pis. Certes, l’inflation galopante a été maîtrisée, mais en ses lieu et place c’est le chômage qui progresse. En 1975, la population active française comptait 2,5 % de chômeurs. Dans les années 1990, ce taux a dépassé 10 %, et après une décrue légère dans les années 2000, le taux de chômage s’élevait à 10,6 % au troisième trimestre 2012 et à 10,9 % pour la même période de 2013. La crise est permanente. La France est immobile, donc elle recule. Le niveau de vie de la population n’augmente plus, il stagnait depuis peu et désormais il régresse. Les Français enragent de voir leur jeunesse s’expatrier pour pouvoir s’instruire, entreprendre ou simplement travailler. Dans le même temps, ils constatent que les efforts que leurs dirigeants exigent d’eux ne permettent pas d’espérer enrayer la chute de leur niveau de vie, tandis que les autres pays comparables confrontés aux mêmes épreuves semblent entrevoir le bout du tunnel. La pathologie dont la France est atteinte est d’autant plus grave que la cause n’en est pas clairement identifiée. De tout temps les Français ont vitupéré contre les « princes qui nous gouvernent ». Trait de caractère d’un peuple ronchon qui ne connaît pas son bonheur ? On a pu le prétendre. Aujourd’hui, il est incontestable que « tout ne va pas très bien, Madame la marquise ». Le château brûle. L’intuition que la France d’en bas est trahie par celle d’en haut devient impossible à repousser d’un revers de la main. Et à y regarder de près, on constate que le bon sens populaire a raison. Le discours 10

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INTRODUCTION

officiel qui veut que les Français soient ingouvernables, incapables de sacrifices et allergiques au travail ainsi qu’à tout effort de solidarité apparaît comme une stratégie de ses élites pour conserver leur pouvoir et pérenniser leurs avantages acquis. De fait, la France est malade de ses élites, elle souffre du « mal des Cinq-Mille ». Les Cinq-Mille sont les personnes qui composent l’élite française. Le haut du panier. Qui sont-elles ? Quelle est la spécificité de l’élite française ? Comment ses membres agissent-ils ? En quoi l’élite est-elle responsable du mal français ? Que pense-t-elle ? Quel est son avenir qui en vérité conditionne le nôtre ? Autant d’interrogations que l’élite ne se pose pas sur elle-même, et qu’il est pourtant légitime de soulever.

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epuis plus d’un demi-siècle, la Ve République assure à la France une stabilité politique sans précédent. Dans le contexte économique et social des Trente Glorieuses, puis des crises pétrolières, notre pays, qui avait connu la honte de la Débâcle de juin 1940 et les humiliations de l’Occupation, a accédé au rang de 5e puissance mondiale en assurant avec l’Allemagne le leadership d’une Europe dont l’élargissement a construit la première communauté économique du monde. Ses élites politiques, administratives et intellectuelles ont été les artisans d’une France puissante dont les réussites industrielles étaient les symboles : le Concorde, le TGV, le nucléaire civil et militaire, Airbus, etc. Le succès politique des élites a été de s’affranchir de l’impuissance du régime des partis qui fut le vice congénital de la Quatrième République. Aucun gouvernement n’a été renversé sous la Cinquième République 1, alors que, par ailleurs, signe d’une vraie cohésion sociale, le pays, converti à la modernité fiscale, a acquis le meilleur taux de récupération d’impôt du monde. Le dogme du service public a donné ses lettres de noblesse à une Administration se targuant, non sans raison, d’être

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1. A l’exception de celui de Georges Pompidou au moment de la réforme constitutionnelle qui a instauré l’élection du Président de la République au suffrage universel, véritable acte de naissance de la République actuelle.

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la meilleure du monde. Telle a été la responsabilité de l’élite de la Libération. Celle qui, venue à maturité à la fin des années 1960, lui a succédé est bien différente, ses résultats aussi. Sans motif apparent, ce miracle à la française s’est mué en cauchemar. Les déclinologues de plus en plus nombreux assurent qu’il n’en subsiste qu’une insupportable arrogance morale. La réalité économique, financière et sociale d’aujourd’hui est tragique : niveau d’endettement insupportable, augmentation tendancielle du chômage structurel, faillites, délocalisations, stagnation de l’économie, fuite des capitaux, des usines, des sièges sociaux, des investisseurs et des étudiants 1 comme des cadres supérieurs, expatriation des talents, déficit de la balance des paiements et du commerce extérieur. À cela, il faut ajouter l’incapacité à trouver des consensus sociaux, par exemple sur l’immigration et les retraites, ou plus généralement sur les politiques économiques 2. Son produit brut place la France au 5e rang mondial avec près de deux mille milliards d’euros, mais elle n’est plus que 10e si l’on compte en équivalent pouvoir d’achat (PPA), ce qui montre que vivre en France coûte cher. Qu’en est-il du niveau de vie des Français ? Selon les statistiques du FMI pour 2010, la France était au 18e rang mondial avec un produit intérieur brut par habitant de 41 018 $ 3. La Banque mondiale pour la même année, mais par une évaluation en parité de pouvoir d’achat (PPA), situe la France au 25e rang (le 17e si l’on exclut huit États non significatifs), derrière la Guinée Équatoriale (!?). Si l’on est de nature optimiste, on répondra que ce phénomène est imputable à la montée des économies émergentes et non à un recul de la nôtre. 1. Les voyages forment la jeunesse, mais aller s’instruire à l’étranger ne doit pas être la conséquence d’une carence du système éducatif national. 2. Dans la plupart des pays développés il existe un débat sur l’efficacité des politiques. En France la politisation des économistes est telle que les chiffres eux-mêmes sont différents selon qu’ils proviennent d’économistes de droite ou de gauche qui lisent chacun à leur manière les données de l’Insee. 3. Au 15e rang, si l’on exclut les États non comparables, Luxembourg, Émirats, Qatar et Singapour.

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L’évolution de la France par comparaison avec les pays de l’Union européenne oblige à plus de réalisme. Dans une étude publiée en 2002 par François Magnien, Jean-Luc Tavernier et David Thesmar 1, on peut lire : « En 1992, le PIB par habitant s’établissait en France à 9 % au-dessus de la moyenne européenne. La France se situait alors au 3e rang de la communauté, précédée uniquement de la Belgique et du Luxembourg, et à parité avec l’Allemagne. En 1999, la situation semble s’être inversée : la France se trouve pratiquement au niveau de la moyenne européenne, et au 12e rang européen en termes de richesse par habitant. Le PIB français a augmenté de 8 à 9 points de moins que celui de l’Union européenne dans son ensemble 2. » Les auteurs s’évertuent à démontrer que les chiffres d’Eurostat doivent être relativisés, mais reconnaissent que les données fournies par les instituts nationaux confirment le sens de cette évolution. De fait, si l’on passe des euros courants à un calcul fondé sur les standards de pouvoir d’achat, la place de la France en 1999 n’est plus la 11e de l’Union mais la 12e. Comme on le voit, la nuance est mince. Pour l’Insee, et selon le même indicateur SPA, la France dispute au Royaume-Uni les 10e et 11e rangs des pays de l’Union européenne en 2010, 2011 et 2012. De nombreux auteurs qui ont imputé à la saignée de la Grande Guerre la fin de la toute-puissance de l’Europe soulignent l’importance du facteur démographique dans la prospérité d’un peuple. Or, pendant la Seconde Guerre mondiale, de 1939 à 1945 3, l’Allemagne a été amputée de 7 % de sa population totale, on y a dénombré 7 060 000 tués. Dans le même temps, la France perd 1,5 % de sa population (soit 610 000 personnes). Cet avantage démographique amplifié par le baby-boom de la Libération puis l’afflux des rapatriés

1. François Magnien appartient au département des Comptes nationaux de l’Insee. Au moment de la rédaction de l’article, David Thesmar appartenait au département des Comptes nationaux, et Jean-Luc Tavernier à la direction des Études et des Synthèses économiques. 2. « Le recul du PIB par habitant de la France traduit surtout l’imperfection des comparaisons internationales », Économie et Statistique, n° 354, 2002. 3. Beaufre, La Deuxième Guerre mondiale, Taillandier, 1967-1969.

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et expatriés d’Afrique du Nord offraient à notre pays de nombreux atouts, notamment démographiques. Les performances de l’Allemagne, en dépit des sacrifices consentis lors de sa réunification, ne font que souligner l’échec français. En 2010, selon l’Insee, il existe 10 points de PIB de différence dans la dépense publique entre la France (56,6 %) et l’Allemagne (46,6) publie l’Insee. Cause ou conséquence, cet écart est en lien avec la divergence des performances économiques. Ce bilan globalement négatif se traduit par un effondrement dans tous les classements internationaux (puissance industrielle, chômage, corruption, part de marché dans le commerce mondial, dépôt des brevets 1, robotisation, investissement dans les industries d’avenir, tourisme, etc.). « La mauvaise note attribuée par l’OCDE à la France, dans le cadre de son Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA), va susciter l’émoi. Les résultats de cette enquête triennale, publiés mardi 3 décembre 2013, révèlent que la France bat des records d’injustice. Que son école, prétendument pour tous, est d’abord faite pour une élite, mais se révèle incapable de faire réussir les enfants les moins privilégiés. Elle en est même de moins en moins capable », commente Le Monde de l’Éducation le jour de sortie de ce rapport. Il faut dire que le constat est sévère : « Les statisticiens de l’OCDE situent la France à la 25e place sur 65 participants – à la 18e sur les 34 pays membres de l’OCDE. » Avec un score de 495 points, elle est tout juste dans la moyenne des pays de l’OCDE, mais loin derrière ceux qui lui ressemblent en termes de niveau de vie et de richesse économique. « Les inégalités sont plus fortes qu’ailleurs, c’est le plus grand échec du système français. Et elles démarrent dès la maternelle », déclare Éric Charbonnier, expert à l’OCDE. Les slogans soixante-huitards qui prônaient la fin de la compétition n’ont pas résisté à la religion française de 1. Cf. la déclaration inexacte de Mme Royal qui prétend que la France est au premier rang dans les dépôts de brevets.

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l’élite, une élite incroyablement plus restreinte que dans les nations comparables. On pourrait se contenter de ce palmarès médiocre s’il ne mettait en évidence une usurpation par la France de son rang mondial, dont le seul titre à figurer dans les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU paraît désormais résider dans sa possession de l’arme atomique. Le plus préoccupant reste la tendance dans laquelle s’inscrivent les classements. La spécificité française n’a apparemment pas échappé aux responsables économiques qui arbitrent entre les diverses opportunités d’investissement dans le monde. Les nouveaux investissements directs étrangers (IDE) en France ont chuté de 77 % en 2013, pour tomber à 5,7 milliards de dollars, soit 4,1 milliards d’euros, selon les données publiées mardi 28 janvier 2014 par la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced). Cette contre-performance est catastrophique, car dans le même temps l’Union européenne, sur la voie de la reprise, enregistre une hausse de 37,7 % sur l’année 1. L’Allemagne, où le produit intérieur brut a crû de 0,4 % en 2013, a vu quadrupler les investissements directs sur son territoire par rapport à 2012 (32,3 milliards de dollars). Fait inattendu et plus inquiétant, l’Espagne connaît une progression des investissements étrangers de 37 % (37,1 milliards), tandis que l’Italie, où ils étaient tombés à 100 millions de dollars seulement en 2012, peut se féliciter d’avoir enfin vu les capitaux revenir (9,9 milliards) 2. A ces chiffres macroéconomiques se joint une mutation profonde de l’économie qui perd ses forces vives mais aussi retombe dans un travers dont on la croyait guérie, celui de l’économie grise, 1. Ces chiffres politiquement inconvenants sont, dit-on, à relativiser car il s’agit de flux très variables et les services de la Banque de France ont été priés de les recalculer de manière plus significative, ce qui n’en doutons pas ne pourra que rendre justice à l’attractivité de la France. 2. Le Monde économique, 29 janvier 2014.

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dont la TVA à zéro pour-cent n’est que le premier pas ; les suivants sont par voie de conséquence la fraude à l’impôt sur les bénéfices et aux cotisations sociales. Confronté à ce constat d’évidence, mais longtemps occulté, le discours officiel à l’adresse de l’opinion est clair : tout va très bien, sinon aujourd’hui, en tout cas demain, ou bientôt… nos recettes sont les meilleures et ne peuvent échouer car ce qui est vrai pour le monde entier n’a pas cours en France.

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