Jean-Luc Hennig
Espadons, mignons & autres monstres Vocabulaire de l’homosexualité masculine sous l’Ancien Régime
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COLLECTION « STYLES » DIRIGÉE PAR VINCENT ROY
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Ă€ la mĂŠmoire de Guy Hocquenghem
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«L’
homosexualité, ça commence à bien faire. Et si ça n’était qu’un carcan d’abstraction oppressante ? Ceux qui aiment le même sexe qu’eux : pourquoi retenir et revendiquer ce critère discriminatif, sachant sur quelle illusion repose la séparation exclusive des sexes (nous sommes tous un peu de deux sexes et de beaucoup d’autres). Et surtout : même sexe que moi – voilà une garantie bien pesante qu’on connaît son propre sexe. » Voilà ce qu’écrivait Guy Hocquenghem, dans la postface d’un livre qu’il signait avec Jean-Louis Bory en 1977, Comment nous appelez-vous déjà ?. À cette laideur intrinsèque de la formation nominale qui suffixe le sexe à la médecine, à cette ligne claire et monolithe qui définit l’attirance du même pour le même, il préfère, dit-il encore, les figures de l’hétérogénéité et de la noirceur que sont pour lui la folle et le pédéraste.
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« Folle, au moins, c’est vague, tourbillonnant. Cela ne délimite pas une fixité mais au contraire un papillonnement, une passion fouriériste de la collection d’amants. Une folle n’a jamais à avouer son ressort caché – elle n’avoue que de nouveaux mensonges, de nouvelles fables. » Quant au pédéraste, il veut lui rendre « sa noblesse antique et sidérale » et l’appellera (avec René Schérer) « pédérastre » dans Co-ire, album systématique de l’enfance. « Il y a ainsi des mots qu’on a trop entendus – que j’ai trop entendu invoquer, affirmer, asséner. Si bien que je parle ici des folles ou des pédérastes, parce que ces noms-là indiquent à mes yeux des caractères tout entiers tournés vers l’extérieur, foncièrement hétérosexuels, témoins d’intensités et non déterminations de genres sexuels. » Bref, des personnages de fiction. C’est à cette magnifique proclamation que veut rendre hommage à son tour ce Vocabulaire de l’homosexualité masculine sous l’Ancien Régime. Jusqu’ici, on avait considéré grosso modo l’histoire des noms de l’homosexualité en trois temps : 1) le sodomite (au XIe siècle), qui désignait un acte, un péché de luxuria, référencé dans tous les pénitentiels et condamné par la loi religieuse, qui s’opposait ainsi à toute la culture gréco-romaine ou orientale, jugée païenne et hérétique ; 2) le pédéraste (au XVIIIe siècle), qui n’avait bien sûr plus le sens que lui donnait Platon, mais définissait un goût constitutif d’une communauté en train de se former, à l’époque même où apparaissaient
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les premières loges maçonniques et les premières réunions ouvriéristes, et pour cette raison de plus en plus étroitement surveillé par la lieutenance de police ; 3) l’homosexuel, inventé dans les années 1870 par la psychiatrie allemande, qui visait à définir une personnalité par ses choix sexuels et créer de fait une identité monstrueuse, un tatouage indélébile, une anomalie. Ce que résume parfaitement Michel Foucault dans La Volonté de savoir, en 1976 : « La sodomie – celle des anciens droits civil ou canonique – était un type d’actes interdits ; leur auteur n’en était que le sujet juridique. L’homosexuel du XIXe siècle est devenu un personnage : un passé, une histoire et une enfance, un caractère, une forme de vie ; une morphologie aussi, avec une anatomie indiscrète et une physiologie mystérieuse. » Bref, « le sodomite était un relaps, l’homosexuel est maintenant une espèce ». Cette théorie fut récemment malmenée par Mark Jordan (L’Invention de la sodomie dans la théologie médiévale) qui voit, en fait, dans le sodomite, tel que le décrit le frénétique Pierre Damien, cardinal-évêque d’Ostie au XIe siècle, « un personnage pleinement consistant dans son goût pour les rapports sexuels entre mâles, avec une histoire singulière et communautaire, une physiologie et une pathologie distinctes, et même une certaine qualité de sensibilité sexuelle ». Il y aurait donc deux figures fondamentales, créées l’une par l’Église, l’autre par la médecine, qui à huit siècles de distance tentèrent de fixer et d’enfermer l’attraction pour le même sexe dans un réseau de définitions contraignantes et discriminatoires.
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Mais ce que nous apprend ce bref lexique, c’est autre chose : la formation de multiples représentations imaginaires de l’homosexualité, sans cesse en mouvement et venues d’un peu partout, de l’histoire et de la mythologie antiques surtout, mais aussi d’Italie ou même d’Angleterre, qui se sont plus ou moins catapultées, jouant parfois de l’équivoque ou de l’obscurité, traduisant finalement l’instabilité des masques et des identités qu’on croyait jusqu’ici sédimentés dans la figure originelle du sodomite. Comme si celui-ci, par sa puissance d’attraction, avait généré mille noms mystérieux et inquiétants à déchiffrer et que, paradoxal ement, on ne parvenait plus à en définir la nature exacte : il filait entre les doigts comme le mercure. Si j’ai tenu à m’arrêter à la Révolution française dans l’élaboration de ce lexique, c’est que jusque-là le mot sexe ou sexuel n’apparaît nulle part et que la sodomie est un de ces « crimes imaginaires », hérités de la superstition et du despotisme, qui seront abolis par le nouveau code pénal, en 1791, comme le blasphème, la sorcellerie, etc. Autrement dit, aucun de ces mots ne fait d’un être humain un sexe avec un visage au bout, en revanche tous ces mots ont contribué à faire de la sodomie une puissance fictionnelle. C’est ce miroitement de sens qui est plus captivant, c’est-à-dire cette dimension de jeu, de parures, de masques insaisissables, en somme tout le contraire d’une identité plaquée sur du vivant. Tous ces mots disent finalement que, sous la dénomination générique de sodomite, les homosexuels ne participent d’aucune identité : ce sont des substances
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aléatoires, tourbillonnantes, nomades, peut-être des figures de l’oubli. Parler en 1791 de « crimes imaginaires », même si la sodomie n’est pas spécifiquement mentionnée, c’est reconnaître que le crime était lui-même une pure affabulation (religieuse) et, par anticipation, que la pathologie décrite un siècle plus tard ne serait qu’une pure affabulation (clinique). Ce qu’on n’a jamais pris en compte en réalité, c’est que l’homosexualité était invariablement une splendide affabulation, comme si elle avait inventé son crime par les noms. Et comme Borges l’a fait souvent, j’ai cherché à filer l’histoire de ces métaphores, en essayant de voir précisément comment ces noms, en passant d’une société à l’autre, d’un siècle à l’autre, ont créé eux-mêmes d’autres sens, d’autres miroitements, d’autres fables. Rien n’est définitif, rien ne relève du jugement ou des instances psychiatriques : tout n’est que théâtre d’ombres. Ce n’étaient donc pas seulement des noms, mais des variations de noms, des métamorphoses. On ne savait jamais à qui on avait affaire, puisqu’ils disparaissaient derrière leurs noms. Même leurs ennemis les confondaient sous leurs anathèmes : dans les pénitentiels du Moyen Âge, par exemple, difficile de savoir quels sont ceux qu’on accuse de vice contre nature ou crime contre nature. En fait, plus on les nommait, plus ils s’esquivaient. J’ai voulu recenser ces identités variables, ces figures mobiles créées au gré des pouvoirs, des intérêts ou des circonstances politiques et religieuses, et que n’épuise d’ailleurs pas ce vocabulaire, car il faudrait encore parler des sous-entendus, des pointes,
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des ambiguïtés, des différentes formes d’ironie qu’on trouve ici ou là. Et des dissimulations, comme tous ces noms cryptés qui apparaissent au XIIe siècle dans la poésie latine des clercs, si brillamment analysée par John Boswell, ou au XVIIe siècle dans les lettres intimes de Cyrano de Bergerac. Il y a eu des mots sous les mots qu’il est presque impossible de saisir. Au fond, ce fut une immense comédie. Même si parfois il y avait des procès et des bûchers en coulisse. Même s’il y eut souvent des blessures, des exclusions, des emprisonnements, des calomnies. Cela existe encore aujourd’hui. Mais ce n’est pas qu’une histoire de souffrance, c’est aussi une histoire de langage. Renouer avec les mots qui nous ont nommés, c’est pouvoir les accepter, les retourner, s’en moquer, s’en libérer : c’est peut-être ça, être libre, en passer par là un jour ou l’autre. C’est renouer avec l’enfance des noms, comme Proust au début de La Recherche. Ces noms ont existé, ils ont existé avant nous, pour des générations et des générations d’hommes et de femmes. Ils ont une histoire et c’est notre histoire. Notre histoire est faite de noms. Une histoire d’amour commence et finit comme ça, par un nom. C’est pourquoi j’ai tenu (avec l’aide de tous ceux qui s’y sont déjà attelés, parfois remarquablement) à remonter le cours du temps, à énumérer les noms qui ont précédé cette monstruosité que fut la création de l’homosexuel, dans les années 1870. C’est une autre histoire de la folie, d’une certaine façon. Comment, par quels détours, par quelles ruses du langage a-t-on décrit cette forme d’attraction qui
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ne se dit pas, cette effusion sentimentale et charnelle qui résume l’amitié entre hommes ? Quelles sont toutes les fictions qu’on a inventées pour définir ce qui était à l’écart des normes sociales et religieuses ? Comment finalement définir l’écart ? Voilà ce à quoi je tente de répondre dans ce bref lexique qui va d’Abominations jusqu’à Volupté. Juin 2012
Je tiens à adresser mes remerciements aux bibliothèques cantonales de Lausanne et Genève, ainsi qu’à Yasmina Bouterfa et François Raffenaud pour leurs recherches bibliographiques.
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Abominations
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u’est-ce qui n’est pas abominable dans l’amour du même sexe depuis l’ère chrétienne ? Rien ou à peu près. On a parlé de crime, de péché, de goût, de race abominable. Abomination figure d’ailleurs dans la plupart des traductions du Lévitique, comme la Bible de Jérusalem : Tu ne coucheras pas avec un homme comme on couche avec une femme. C’est une abomination (18, 22). L’homme qui couche avec un homme comme on couche avec une femme : c’est une abomination qu’ils ont tous deux commise, ils devront mourir, leur sang retombera sur eux (20, 13).
Le mot hébreu toevah, traduit ici par « abomination », note John Boswell, ne désigne pas ordinairement un acte intrinsèquement mauvais, comme le viol ou le vol, mais un acte impur au regard des rites juifs, comme de manger du porc ou d’avoir des rapports sexuels pendant la menstruation. Le terme est utilisé
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dans tout l’Ancien Testament pour désigner les péchés qui impliquent un manquement à la pureté ethnique ou un acte d’idolâtrie, comme la prostitution sacrée. La fonction de ces interdictions est donc avant tout de circonscrire la différence irréductible du peuple juif. Abominable et abomination datent du début du XIIe siècle. Ils sont tirés l’un et l’autre du latin ecclésiastique abominabilis (attesté depuis le IV e siècle) signifiant « qui inspire l’horreur, l’aversion » et abominatio (Tertullien) « objet d’aversion ». Ils figurent naturellement dans la Vulgate, traduction latine de la Bible par saint Jérôme (390-405). Le latin classique connaissait abominari « écarter un mauvais présage, repousser avec horreur », qui dérive d’omen « signe favorable ou défavorable, présage des dieux ». Abominable et abomination relèvent donc à l’origine d’une instance divine, d’un commandement auquel il est impie de désobéir. Les deux mots sont fréquents chez Calvin, en particulier dans l’Institution de la religion chrétienne (1541) : « Si donques l’homme non sans cause est dit naturellement être abominable à Dieu, à bon droit nous pourrons dire que naturellement il est vicieux et mauvais » (2, « De la connaissance de l’homme »). Ils s’appliquent aux sodomites, signale Claude Courouve, dans Les Annales de Bourgogne (1566) de Guillaume Paillardin, qui décrit l’état moral de la Gaule dans le haut Moyen Âge : De ce temps-là régnaient en la Gaule péchés énormes et abominables, et était notre Seigneur grandement
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irrité contre cette malheureuse et damnable volupté de paillardise bestiale des sodomites, qui avaient provoqué l’ire de Dieu, et tant de punitions qui leur advenaient par l’exigence de leur maudite vie.
Don Diego de Zúñiga, ambassadeur d’Espagne en France, dénonce de la même façon à Philippe II le duc d’Anjou, frère du roi Charles IX et futur Henri III, comme adonné au « vice abominable » (19 juin 1576). Et René de Lucinge, ambassadeur de Savoie en France, vise le roi lui-même dans cette lettre du 13 juillet 1585 : J’ai horreur d’écrire davantage à V.A. [Votre Altesse] de ce qu’il [l’ami ordinaire de chez Espernon] m’en a dit, qui a les oreilles trop chastes et le pansement trop éloigné de ces ordures abominables pour en entendre le discours.
Quant à Jean de Léry, dans un des premiers récits français de voyage vers l’Amérique (Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, 1578), il observe : Toutefois afin de ne les [les Brésiliens] faire pas aussi plus gens de bien qu’ils ne sont, parce que quelquefois en se dépitant [se fâchant] l’un contre l’autre ils s’appellent Tyvire, c’est-à-dire bougre, on peut conjecturer (car je n’en affirme rien) que cet abominable péché se commet entre eux.
Si Randle Cotgrave, dans son dictionnaire du français traduit en anglais (1611), cite bien abominable et abomination, il ne les associe pas à la sodomie, contrairement à César de Rochefort, dans son Dictionnaire général et curieux (1685) : « C’est un abominable péché
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de la chair contre nature » (« Sodomie »). Quant au janséniste Antoine Arnauld, dit « le Grand Arnauld », voici ce qu’il répond à Charles Perrault à propos de la satire 10 de Boileau, le 5 mai 1694 : S’il était vrai que la pudeur fût offensée de tous les termes qui peuvent présenter à notre esprit certaines choses dans la matière de la pureté, vous l’auriez bien offensée vous-même, quand vous avez dit « que les anciens poètes enseignaient divers moyens de se passer du mariage, qui sont des crimes parmi les chrétiens, et des crimes abominables ». Car y a-t-il rien de plus horrible et de plus infâme, que ce que ces mots de crimes abominables présentent à l’esprit ?
Saint-Simon, dont l’esprit acerbe s’exerce aussi sur tous les sodomites du royaume, décrit ainsi Monsieur (Philippe, duc d’Orléans), en 1701, date de sa mort : Avec tant [de] défauts destitués de toute vertu, un goût abominable que ses dons et les fortunes qu’il fit à ceux qu’il avait pris en fantaisie avaient rendu public avec le plus grand scandale, et qui n’avaient point de bornes pour le nombre ni pour le temps, etc.
Et du duc de Vendôme (Louis-Joseph de Bourbon), en 1708 : « ... d’une débauche également honteuse et abominable, également continuelle et publique, dont même il ne se cachait pas par audace. » Mais le Recueil Maurepas nous en apprend davantage : « Le grand plaisir du duc était de se faire enculer : il se servait pour cela de valets et de paysans, parfois de plus gentils ouvriers. On dit même que ses paysans
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de la belle maison d’Anet se tenaient avec soin sur son passage lorsqu’il allait à la chasse, parce qu’il les écartait souvent dans les bois pour se faire foutre, et leur donnait à chacun une pistole pour prix de leur travail. Cela les aidait à payer la taille » (BNF, Ms.fr.12623). À propos d’un sieur Charles de Longueville, se disant capitaine dans le régiment du Maine, qui raccrochait les jeunes gens « au bas des marches du collège des Quatre-Nations », s’exhibait, essayait de leur faire des attouchements en leur demandant s’ils voulaient « commettre l’action sur les marches » et qui fut finalement arrêté par l’exempt Symonnet, puis relâché grâce à l’intervention du baron de Fonseca, l’abbé Théru, célèbre délateur et censeur des sodomites, blâme auprès de la lieutenance générale de police la facilité avec laquelle on écoutait les protecteurs des « abominables ». On est en février 1725 et c’est la première fois semble-t-il qu’on trouve ce substantif, sur le modèle des infâmes, créé en 1661. Le poète Jean-Baptiste Rousseau (1671-1741), accusé de sodomie et qui, d’après une lettre de l’abbé Lenglet-Dufresnoy à Brossette du 25 septembre 1732, se déclarait lui-même « hérétique en amour, hérétique même punissable par toutes les lois », osa pourtant écrire, ironie ou dissimulation, ces vers dans un conte intitulé « La fourmi » : ... Tant seulement j’attaque Ceux devant qui le sexe féminin Dans aucun sens n’a jamais trouvé grâce,
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Cœurs corrompus, abominable race, Vous qui trouvez l’ennemi trop voisin (Ainsi parlez, quand on vous fait la guerre). Prétendez-vous, messieurs les goguenards, Que ce bon mot doit vous tirer d’affaire Et vous sauver, comme simples paillards ?
Si on ne s’étonne pas de retrouver le « vice abominable », le « vice innommable » dans le Traité de sodomie, extrait du De delictis et poenis (1754), du RP Louis Marie Sinistrari d’Ameno, consulteur à Rome auprès de la Sainte Inquisition, on est plus surpris de voir l’expression de « désordre abominable » à l’article « Sodomie » (1765) de L’Encyclopédie. En revanche, Mlle de Lespinasse se fait manifestement l’avocat du diable dans Le Rêve de d’Alembert (1769) de Diderot : Mlle de Lespinasse Ces goûts abominables, d’où viennent-ils ? Bordeu Partout d’une pauvreté d’organisation dans les jeunes gens, et de la corruption de la tête dans les vieillards. De l’attrait de la beauté dans Athènes ; de la disette des femmes dans Rome ; de la crainte de la vérole à Paris. Adieu, adieu.
Quant à Casanova, il s’en amuse beaucoup dans l’épisode de Bellino, ce vrai-faux castrat qu’il rencontre à Ancône en 1744 : Je ne me soucie plus de voir, lui dit-il ; je ne demande qu’à toucher, et soyez sûr que d’abord que je me trouverai certain, je deviendrai doux comme un pigeon,
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car après que je vous aurai reconnu pour homme il me sera impossible de poursuivre à vous aimer. C’est une abomination pour laquelle, Dieu soit loué, je ne me sens aucun goût.
Qui cherche-t-il réellement à convaincre ? Ce faux castrat de Bellino, qui se révélera être une femme ? Ou lui-même qui, à différentes reprises, manifestera de l’attrait pour d’aimables et jeunes garçons et même, avec Ismail Effendi, devra sodomiser et être sodomisé sans autre formalité ? Ce crime, décidément, ne paraît plus à l’époque si abominable à certains esprits.
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