L incroyable histoire bat 1er chap

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Selden Edwards

L’INCROYABLE HISTOIRE DE WHEELER BURDEN

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Hubert Tézenas


Vous aimez les romans ? Inscrivez-vous à notre newsletter pour suivre en avant-première toutes nos actualités : www.cherche-midi.com Directeur de collection : Arnaud Hofmarcher Coordination éditoriale : Marie Misandeau Titre original : The Little Book Éditeur original : Dutton © Selden Edwards, 2008 © le cherche midi, 2014, pour la traduction française 23, rue du Cherche-Midi 75006 Paris


À Gaby



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oici comment, après un voyage dans le temps, mon fils Frank Standish Burden III, idole du rock’n’roll américain des années 1970, s’est retrouvé à Vienne à l’automne 1897. C’est une histoire complexe, truffée de personnages extraordinaires et de furieuses invraisemblances. Plutôt que de m’attarder sur ces invraisemblances ou sur les aspects exigeant un surcroît de réflexion et d’explication, je me contenterai de relater ce que je sais exactement comme je le sais, et je vous laisserai organiser les pièces du puzzle par vous-même, en espérant que vous pardonnerez ses nombreux trous de mémoire à une vieille dame de 90 ans. Comme l’a écrit un poète d’âge vénérable : « Je ne me rappelle pas tout, mais je me rappelle parfaitement ce dont je me souviens. » Et vous pardonnerez aussi à cette narratrice éminemment subjective son besoin de se décrire à la troisième personne, comme tous les autres personnages de ce récit hors du commun. Après tout, c’est mon fils qui en occupe le centre. Le monde, bien sûr, l’a connu sous son surnom, Wheeler, acquis au début des années 1950 lorsqu’il jouait au baseball au sein d’une équipe de minimes de la vallée 9


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de Sacramento, Californie, dans des circonstances sur lesquelles nous reviendrons. Je l’appellerai donc Wheeler, le temps de reconstituer pour vous son histoire. Flora Zimmerman Burden Feather River, Californie, 2005


PREMIÈRE PARTIE LA CORRÉLATION DE TOUTES CHOSES



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ARRIVÉE

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heeler Burden n’envisagea d’aller sonner au 19 Berggasse qu’au bout de son troisième jour à Vienne, ou du moins l’idée n’est-elle pas mentionnée plus tôt dans le journal qu’il s’était mis en devoir de tenir avec un soin maniaque quasiment dès son arrivée. Il passa les deux premiers à s’adapter, pourrait-on dire, à l’exultation de la nouveauté et au spectacle de cette ville qu’il connaissait si bien en théorie, tout en n’y ayant jamais mis les pieds. Puis les nécessités pratiques le rattrapèrent, accompagnées d’une profonde sensation de décalage. Wheeler était loin de chez lui, privé de tout moyen d’identification ou de subsistance. Mais, avant que la gravité de la situation s’impose à lui, on pourrait presque dire qu’il s’amusa, passant une bonne partie du premier jour à s’émerveiller sans fin de sa présence dans cette magnifique cité impériale : rien moins que la Vienne de 1897. Sa première heure, nous dit son journal, fut consacrée à dissiper le brouillard de ses pensées et à retrouver péniblement un état de pleine conscience, après un passage dans des limbes proches d’un sommeil agité, et 13


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qui avait été déclenché par un événement catastrophique dont il n’était pas près de se souvenir. Dans les premiers instants, Wheeler ne put que contempler d’un air hagard les élégants messieurs en manteau noir et haut-de-forme, les femmes vêtues de belles robes longues qui leur corsetaient la taille et soulignaient leur buste, les officiers en grand uniforme chamarré, les ouvriers portant leur boîte à repas. Des attelages de toutes sortes circulaient en tous sens, et les majestueux édifices qui avaient fait la renommée de Vienne en cette fin de siècle dressaient le long des rues leurs hautes et élégantes façades de marbre. Vous devez savoir que si Wheeler Burden ne connaissait pas physiquement la capitale de l’Empire austro-hongrois, il s’y était maintes fois rendu par la pensée. Il parlait allemand grâce à un don naturel pour les langues et disposait d’une bonne vue d’ensemble sur la façon dont un jeune homme était censé se comporter dans la Vienne fin de siècle, deux atouts qu’il devait au judicieux enseignement prodigué par son ancien mentor, le « vénérable Haze », que nous rencontrerons en temps utile. Il se peut d’ailleurs qu’après mûre réflexion vous parveniez à la conclusion que, comme pour tant d’autres héros appelés à vivre des voyages extraordinaires, la voie de Wheeler avait été préparée. Quelque temps après sa mystérieuse arrivée, revenant sur ses impressions initiales, Wheeler décrirait dans son journal ses premiers instants sur le Ring, le splendide boulevard qui ceinturait la ville, comme une sorte de réveil faisant suite à un très long sommeil, un flottement entre oubli et conscience. Il avait déjà fait l’expérience de l’anesthésie à deux reprises – la première enfant, lorsqu’on 14


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lui avait retiré les amygdales, et la seconde adulte, en 1969, après qu’un Hell’s Angel en colère lui eut éclaté la rate pendant un concert resté tristement célèbre pour avoir viré à l’émeute. Sauf que, cette fois-ci, il n’était pas cloué sur un lit d’hôpital, réduit à regarder en clignant les yeux des murs stériles et des visages inconnus d’infirmières : il s’était réveillé marchant le long d’un large boulevard et regardant bouche bée les passants bien mis et les édifices massifs, surchargés d’ornements. Les premières pages de son journal nous le décrivent donc flânant sans but, souriant, contemplant ces bâtiments spectaculaires avec un mélange de respect et de jubilation, comme si le mécanisme qui l’avait projeté dans cette ville de légende s’accompagnait, comme l’anesthésie, d’une abolition complète de toute forme de préoccupation matérielle. Il devait être arrivé, supposerait-il plus tard, quelque part à proximité du canal du Danube, et ce ne fut qu’après avoir contourné la moitié de la vieille ville qu’il recouvra un état de lucidité suffisant pour ressentir le besoin de vérifier sa situation dans l’espace et le temps. Wheeler laissa ses pas le guider vers un kiosque, où il souleva son premier journal viennois. Ce fut alors qu’il se rendit compte qu’en aucun cas il n’aurait pu atterrir ailleurs. Les impressions qui l’amenèrent à cette inévitable conclusion étaient toutes enracinées dans les descriptions hautes en couleurs de ce temps et de ce lieu consignées par Haze dans ses célèbres « Notes éparses », mais Wheeler était évidemment plus soucieux à ce moment-là de questions pratiques que de la coïncidence pour le moins singulière que constituait sa présence dans une ville et à une époque dont il avait si souvent entendu parler. 15


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Avant tout, il lui fallait trouver d’autres vêtements. Car s’il observait les Viennois, réaction prévisible au vu de sa situation, eux aussi l’observaient, ce qui, toujours au vu de sa situation d’étranger en territoire inconnu, n’augurait rien de bon. Le regard des autres, comme vous le savez sans doute, n’était pas une nouveauté pour mon fils. Avec ses cheveux longs et sa moustache tombante à la Wild Bill Hickok, Wheeler Burden avait figuré cinq ans de suite sur la liste des dix célébrités les plus reconnaissables du magazine People au milieu des années 1970 ; et même avant cela, selon l’expression de l’un de ses instituteurs à l’école primaire, il avait toujours « assuré le spectacle ». Les Viennois le suivaient des yeux avec une attention méfiante, non parce qu’ils l’avaient identifié, comme n’auraient pas manqué de le faire des passants des années 1970, mais parce qu’ils se demandaient ce que ce quadragénaire fabriquait sur le Ring en bras de chemise. Le style de l’époque et la fraîcheur de l’air matinal rendaient parfaitement incongrue une sortie dans cette tenue, sans même parler de son inconfort. Ces regards insistants commençaient à lui inspirer un mauvais pressentiment. Puisque c’était son étrangeté, et non sa notoriété, qui attirait sur lui une attention indésirable alors qu’il souhaitait par-dessus tout demeurer anonyme, en tout cas tant qu’il n’aurait pas pris ses marques, il décida que modifier son apparence devait être sa priorité numéro un. À l’encontre des conseils de prudence que n’aurait pas manqué de lui prodiguer une personne raisonnable – sa mère, par exemple –, il sentit qu’il devait agir. Ainsi, sa déambulation sur le Ring l’ayant mené aux abords de l’opéra, se laissa-t-il entraîner à prendre une initiative 16


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fatidique, qui allait mettre en branle tout ce qui allait s’ensuivre et l’installer de façon définitive dans le rôle de personnage central de cette histoire. En face de l’opéra, devant la majestueuse entrée de l’hôtel Imperial, Wheeler fut arrêté par la vue d’un petit portefaix qui déchargeait péniblement une volumineuse malle-cabine d’une voiture garée au bord du trottoir, sous l’œil antipathique de son propriétaire, un jeune homme d’une vingtaine d’années d’aspect sévère et athlétique. Ce dernier éveilla sur-le-champ l’attention de Wheeler, d’abord en raison de son attitude déplaisante, mais surtout parce qu’il était quasiment de sa taille et de sa carrure : on aurait dit un autre lui-même, en plus svelte, plus musclé et plus jeune. Obnubilé par le déchargement de son bagage, le jeune homme s’emporta sans remarquer qu’on l’observait. « Plus vite que ça, sacrebleu ! Tu crois peut-être que j’ai toute la journée ? » Son accent était à l’évidence américain. Il fourra quelques billets de banque dans la main du portefaix, ainsi qu’un bout de papier portant une série de chiffres en gros caractères. « Tiens. Monte-moi donc ça à la 433. » Et il ajouta en anglais dans sa barbe, dans l’intention de ne pas être compris : « J’en ai pour une bonne heure au consulat américain. Ça devrait te laisser le temps, même à quelqu’un comme toi. » Wheeler ne sut jamais si ce fut l’agressivité de ce jeune homme ou l’énergie de son propre désespoir qui le poussa alors à tenter une action aussi soudaine qu’audacieuse, appelée à résoudre son problème immédiat et – il faut l’ajouter – à lui en attirer de bien pires. Quoi qu’il en soit, il s’éloigna à grands pas de l’entrée principale de l’hôtel, localisa une entrée de service et se mit à gravir 17


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avec assurance l’ample escalier. Spécialiste des entrées et sorties en catimini, Wheeler savait depuis longtemps que rien ne camouflait mieux une présence indue qu’un masque de confiance. Dans l’escalier, il croisa une femme de chambre en uniforme noir et blanc. Wheeler la salua avec aplomb puis, dès qu’elle eut disparu au coin du palier, ramassa un ballot de draps sales et poursuivit son ascension. Au quatrième étage, il finit par se trouver un poste de guet, avec vue sur la chambre 433, et attendit, un œil collé à l’entrebâillement de la lourde porte palière, l’arrivée du portefaix avec son chariot et la malle-cabine. Wheeler entra en cachette dans la chambre et se glissa dans une penderie pendant que l’homme se démenait pour décharger l’encombrant bagage. Puis la porte claqua, signe qu’il venait enfin de partir, et Wheeler se retrouva seul à l’intérieur de cette immense chambre d’hôtel avec la malle en position verticale, à l’intérieur de laquelle il découvrit – le jeune Américain ayant visiblement prévu de faire un long séjour – une impressionnante garde-robe. Sachant que son propriétaire en avait pour « une bonne heure au consulat américain », Wheeler décida de prendre son temps et étala des vêtements sur le lit. Il choisit les chaussures, le pantalon, la chemise, le gilet et le manteau qui paraissaient les plus appropriés d’après ce qu’il avait pu voir pendant sa brève promenade sur le Ring. Une fois tout cela enfilé, il se mit en devoir de sélectionner une cravate et remarqua sur une étagère de la malle une pile bien nette de cinq enveloppes portant chacune le nom d’un pays. Il ouvrit l’enveloppe « Autriche », trouva à l’intérieur une liasse de billets de banque qu’il faillit empocher, mais qu’il remit finalement à sa place. Wheeler Burden avait beau 18


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être connu pour son penchant à enfreindre les règles, ce n’était pas un voleur. Une clé cliqueta soudain dans la serrure, et la porte s’ouvrit en grand. Le jeune homme, visiblement pressé, entra tête baissée et s’avança de plusieurs pas dans la chambre avant de lever les yeux et de découvrir Wheeler, entièrement vêtu de ses propres effets, planté à côté de sa malle. Il laissa échapper un grognement de surprise pendant que son regard d’acier cherchait à évaluer la situation. Les deux hommes se fixèrent interminablement, et l’expression du plus jeune ne tarda pas à basculer de la stupeur à l’indignation. Si Wheeler avait su dès ce moment-là tout ce qu’il raconterait plus tard dans son journal, il aurait vu couver dans les yeux de son vis-à-vis un éclat familier, mais sans doute était-il trop profond pour être reconnaissable par l’un ou l’autre. « Qu’est-ce que c’est que ça ? » Le jeune homme commençait à se ressaisir, et ses narines frémissantes semblaient vouloir absorber l’essence même de l’intrus et percevoir quelque chose de primaire, qui défiait les mots et les principes de la civilité. Pendant que sa question résonnait dans le silence, sans réponse, les deux hommes toujours pétrifiés continuèrent de s’affronter du regard. Si le plus jeune avait été moins surpris, sans doute serait-il aussitôt passé à l’offensive, mais cet instant de paralysie était une chance que Wheeler décida de saisir. Il reprit prestement l’enveloppe autrichienne, frôla son adversaire stupéfait, traversa le seuil et disparut dans le couloir. Après un temps d’hésitation qui offrit à Wheeler l’infime avantage dont il avait besoin, le jeune homme 19


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sortit soudain de sa torpeur et se précipita à son tour dans le couloir. Dès qu’il eut atteint l’escalier de service, Wheeler claqua la porte palière de toutes ses forces et la condamna en abaissant le loquet en bois. Il dévala ensuite les quatre étages menant à la sortie de l’hôtel pendant que s’amenuisaient derrière lui les tambourinements furieux de sa victime. Il eut vite rejoint le Ring et régla son pas sur celui des autres piétons. Il traversa le boulevard à hauteur de l’opéra, s’enfonça dans l’écheveau de ruelles sombres qui formaient le cœur de la vieille ville et dépassa la cathédrale Saint-Étienne, à bonne distance du lieu de son forfait. Il portait désormais une tenue appropriée et avait de l’argent autrichien en poche : il ne lui manquait plus qu’un rasage et une coupe de cheveux pour ressembler à un Viennois, ou à défaut à un touriste américain des années 1890. Wheeler était assez content de lui. Dès qu’il se serait procuré un moyen de subsistance, même temporaire, il tâcherait de retrouver l’Américain pour réparer sa faute, mais en attendant il devait penser à Vienne. Wheeler Burden était un homme neuf. Il ne pensait déjà presque plus à ses vêtements du XXe siècle, abandonnés comme une peau de serpent après la mue au pied de la malle de l’Américain, dans une chambre de l’hôtel Imperial. Le fait d’être bien habillé, de disposer d’un pécule et de ne plus attirer les regards le soulageait grandement et lui permit, du moins pendant un temps, de négliger deux inconvénients de sa situation : non seulement il n’avait ni passeport ni pièce d’identité, mais il n’avait également aucun ami et venait même, dès son premier jour dans la Vienne de 1897, de se faire un ennemi mortel.


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