Tina Seskis
PARTIR Traduit de l’anglais par Florianne Vidal
Roman
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Vous aimez la littérature étrangère ? Inscrivez-vous à notre newsletter pour suivre en avant-première toutes nos actualités : www.cherche-midi.com Direction éditoriale : Arnaud Hofmarcher Coordination éditoriale : Marie Misandeau © Tina Seskis, 2013 Titre original : One Step Too Far Éditeur original : Penguin © le cherche midi, 2015, pour la traduction française 23, rue du Cherche-Midi 75006 Paris
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À ma mère
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Première partie
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Juillet 2010 Sur le quai de la gare, la chaleur est si palpable que je dois la repousser pour pouvoir avancer. Je ne sais pas si j’ai raison de le faire mais je monte dans le train et je m’assois, toute raide, parmi la foule des banlieusards. Le wagon m’emporte vers une nouvelle vie, à mille lieues de la précédente. Malgré la canicule qui règne à l’extérieur, il fait étonnamment frais dans ce compartiment bondé, dont il se dégage pourtant une étrange impression de vide. Cette ambiance m’apporte un peu de calme. Ici, personne ne connaît mon histoire, je suis anonyme enfin, une jeune femme chargée d’un gros sac comme tant d’autres. Je suis détachée de la réalité, absente au monde. Seule la sensation bien tangible du siège sous mes fesses prouve que je suis là. Les façades arrière des maisons défilent à toute vitesse de l’autre côté de la vitre. Voilà, c’est fait, j’ai franchi le pas. C’est drôle comme, finalement, il n’est pas si difficile de changer de vie. Il suffit d’avoir assez d’argent pour redémarrer et de détermination pour éviter de penser aux êtres qu’on laisse derrière soi. Ce matin, j’ai essayé de fuir sans me retourner mais à la dernière seconde, malgré moi, je suis allée jusqu’à sa chambre pour le regarder dormir 11
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– comme un nouveau-né au premier jour de sa toute nouvelle vie. Je n’ai même pas osé entrebâiller la porte de Charlie, sachant que cela le réveillerait et qu’après je n’aurais plus la force de partir. Alors j’ai fermé le verrou sans faire de bruit et je les ai quittés. La femme assise près de moi se bat avec son café. Elle a un tailleur sombre et une allure stricte, comme moi autrefois. Elle a beau tirer dessus, le couvercle en plastique reste coincé. Alors elle s’énerve, le gobelet s’ouvre brusquement et le café chaud se déverse sur nous deux. La femme se répand en excuses. Moi, je me contente de secouer la tête, histoire de la rassurer, et je baisse les yeux. Je devrais me dépêcher de nettoyer les taches marron sur ma jolie veste en cuir grise – elle va être fichue, pourquoi je ne bouge pas ? –, mais cette soudaine explosion liquide m’a tant bouleversée que des larmes tièdes se mélangent aux gouttes de café. Si je ne lève pas les yeux, peut-être qu’on ne me verra pas pleurer. J’aurais dû m’acheter un journal tout à l’heure, mais sur le moment l’idée de faire la queue devant un kiosque avec des gens normaux m’a paru déplacée. Maintenant, je le regrette. J’aimerais bien avoir quelque chose à lire. Je pourrais m’immerger entre les lignes imprimées, évacuer mes idées noires à force de concentration. Mais non, je n’ai rien d’autre à faire que regarder par la vitre en espérant que personne ne s’intéresse à moi. J’observe le paysage d’un œil morne. Manchester disparaît au loin et je me dis que je ne reverrai peut-être jamais cette ville que j’aimais. Le train file à travers les champs brûlés par le soleil, dépasse des villages inconnus et, malgré la vitesse, j’ai l’impression que ce voyage ne finira jamais, tant mon corps fourmille d’impatience. J’ai hâte de me lever, de prendre la fuite, mais à quoi bon ? Je suis déjà en train de fuir. 12
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PARTIR
Soudain j’ai froid. La climatisation, agréable quelques minutes plus tôt, m’est devenue insupportable. Je croise les bras en claquant des dents. Je suis très douée pour pleurer discrètement mais, à nouveau, ma veste me trahit – en tombant sur le cuir, les larmes dessinent de grosses auréoles. Pourquoi avoir choisi cette tenue ? C’est ridicule. Je ne pars pas en excursion, je m’évade, je refais ma vie. Les bruits qui résonnent dans ma tête se mêlent à ceux du train sur les rails. Je garde les yeux fermés en attendant que la panique se disperse dans l’air comme une poudre magique et, quand c’est fait, je ne les rouvre pas. Lorsque le train s’arrête en gare de Crewe, je descends et me dirige vers le kiosque à journaux, à l’entrée du grand hall. J’achète des quotidiens, plusieurs magazines et un livre de poche pour faire bonne mesure, puis je me réfugie aux toilettes. Dans le miroir, j’aperçois une femme blême portant une veste abîmée. Pour couvrir les taches, je détache mes longs cheveux. Non sans effort, j’esquisse un sourire crispé, artificiel, mais un sourire quand même. Le plus dur est passé, du moins pour aujourd’hui. J’ai chaud, je me sens fiévreuse. Je m’asperge le visage et par la même occasion rajoute des auréoles sur ma veste. De toute façon, elle est fichue. Je l’enlève et la fourre dans mon sac. Une étrangère au regard vide m’observe dans la glace. Je ne suis pas si mal avec les cheveux lâchés, ça me rajeunit, tout compte fait. Ils rebiquent un peu car ils gardent la forme de mon chignon banane ; cette coiffure ébouriffée me donne un petit air bohème. Le sèche-mains réchauffe la bande de métal autour de mon annulaire. Je me rends compte que je porte encore mon alliance. Je ne l’ai pas enlevée une seule fois depuis le jour où Ben me l’a passée au doigt, sur une terrasse donnant sur la mer. Je la retire et j’hésite. Que dois-je en faire ? C’est l’anneau d’Emily, pas 13
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le mien. Je m’appelle Catherine désormais. Les trois petits diamants qui scintillent sur leur support de platine me renvoient ma tristesse. Il ne m’aime plus. Alors je dépose la bague sur le lavabo, près du savon, je l’abandonne dans les toilettes publiques du quai n° 2, et je prends le prochain train pour Euston.
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