Vers une construction collective de l'habitat

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LalallÉCOLE NATIONALE SUPÉRIEURE D'ARCHITECTURE DE SAINT-ETIENNE

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Mémoire de fin d'études Master II ___ Vers une construction collective de l'Habitat

_______ Présenté par

Chloé CAZAUTE Sous la direction de

Silvana SEGAPELI ARCHITECTE │MAITRE ASSISTANTE A L'ENSASE CHERCHEURE GERPHAU│LABORATOIRE PHILOSOPHIE ARCHITECTURE URBAIN

Janvier 2016



J'exprime mes remerciements à Silvana SEGAPELI │mon enseignante puis directrice de mémoire pour m'avoir permis d'appréhender une vision différente de l'architecture et accompagnée à développer ma réflexion, à l'ensemble de mes professeurs des Ecoles Nationales Supérieures d'Architecture de Montpellier, du Port (La Réunion) et de Saint-Etienne pour leurs enseignements et ma formation à la pratique du métier d'architecte, à ma famille pour avoir éveillé ma curiosité, m'avoir encouragée dans mes études et de me soutenir dans mon riche parcours vers le métier d'architecte.


- SOMMAIRE -

AVANT-PROPOS

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INTRODUCTION

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CADRE THÉORIQUE

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PROBLEMATIQUE

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MÉTHODOLOGIE

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I. L'HABITAT : Comprendre le concept pour le concevoir

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1. HABITAT / HABITER : Définition des notions

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2. LE LOGEMENT : Une forme à habiter

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3. POINT DE VUE D'ARCHITECTES HABITÉS

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▪ LUCIEN KROLL ▪ PATRICK BOUCHAIN

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II. LA COMMUNICATION : Une condition à la fabrique du projet architectural

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1. PARTICIPATION HABITANTE Intégrer l'usager au processus

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2. RECONSIDERATION DES ARTISANS Valoriser le savoir-faire et l'acte de bâtir

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III. LES ESPACES : Imaginer une diversité à l'image des habitants

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1. PARTAGER À DIFFÉRENTES ÉCHELLES De la sphère collective à la sphère intime

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2. ENCOURAGER L'APPROPRIATION Vision à court et long terme

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CONCLUSION

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RESSOURCES BIBLIOGRAPHIE

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INTERVIEWS & CONFÉRENCES

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SITOGRAPHIE

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TABLE DES FIGURES

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AVANT-PROPOS Redessiner la « Moriyama House » de l'agence SANAA a été mon premier exercice en tant qu'étudiante en architecture. Cette maison réalisée à Tokyo, dont les pièces sont installées dans des blocs distincts reliés par des cheminements extérieurs, m'a ouvert les yeux sur la diversité des modes de vie qui existent et la multitude d'architectures ainsi créées. Motivée par ma curiosité, cette prise de conscience à fait naître en moi le désir de découvrir, non plus par la théorie mais par la pratique, de nouveaux environnements, de nouvelles cultures. C'est la raison pour laquelle j'ai décidé d'effectuer ma troisième année de licence à l'Antenne de Ecole Nationale Supérieure d'Architecture de Montpellier à la Réunion, et l'expérience a été encore plus enrichissante que je ne l'imaginais. L'immersion sur cette île m'a fait découvrir une nouvelle culture avec sa façon de vivre, et m'a initiée à une conception architecturale en relation avec le climat singulier dans lequel elle s'inscrit. Autant de notions qui m'ont orientée vers une approche vernaculaire du projet architectural et qui sont développées dans mon rapport de fin de licence de Juin 2014, intitulé « D'une Architecture à l'Autre ». Ce titre suppose la pluralité des architectures dans le temps, dans l'espace ou dans le vivant tout en suggérant la relation que la discipline entretient avec autrui. Cette considération qui a influencé et influence encore ma démarche projectuelle, a orientée ma réflexion et ma rédaction. Ce mémoire de fin d'études, s'inscrit donc dans la continuité d'une démarche personnelle entamée il y a plusieurs années qui m'incite à m'intéresser de plus en plus aux sociabilités dans l'Habitat ainsi qu'aux courants architecturaux alternatifs qui en font leur fer de lance.

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INTRODUCTION

CADRE THÉORIQUE En 1975, influencé par le contexte historique des années 1960, Ivan Illich, figure importante de la critique de la société industrielle, énonce dans son ouvrage La Convivialité1 les dérives apportées par le capitalisme et ses institutions. Parmi toutes les modifications sociales entrainées par ce système, l'auteur dénonce notamment l'idéologie de (sur)consommation qui fonde les principes de la vie en terme d'avoir et non d'être et de devenir. Le bonheur se définit alors par une possession toujours plus grande de biens, un désir assouvi un court instant jusqu'à ce qu'un prochain produit n'arrive – rapidement – sur le marché. Cette façon de voir les choses place la possession matérielle comme indicateur de réussite sociale ; l'objet détenu devient alors plus important que le sujet qui le détient. Progressivement, l'Homme s'est ainsi défini par rapport aux biens qu'il possédait, entrainant inégalités, relations de forces, jalousies, autant de critères dévalorisant les relations humaines. Par ailleurs, dans cet ouvrage est également mis en évidence la dépendance et l'aliénation de l'Homme au processus industriel qui a pour effet de déprécier tout ce qui ne serait pas issu de sa production. Ce « monopole radical »2 du système industriel qui prévaut dans quasiment tous les domaines, s'observe notamment en architecture. De ce fait, si la construction d’édifices existe depuis plusieurs millénaires, la révolution industrielle a largement modifié la place de l'Homme dans ce processus. L'outil, supposé être à son service, a fini par en faire son esclave. C'est la Machine qui dirige l'Homme ; le chemin de grue dessine le projet et non plus l'architecte, les engins de chantier donnent la cadence et non plus les artisans. Cette domination de la Machine sur l'Homme a eu des conséquences sur son autonomie, la valorisation de ses savoir-faire et inévitablement sur ses relations sociales.

1 ILLICH Ivan, La convivialité, Paris : Editions du Seuil, 1973. 160p 2 « Par monopole radical, j'entends un type de domination par un produit qui va bien au-delà de ce que l'on désigne ainsi à l'habitude. […] Par ce terme, j'entends la domination d'un type de produit plutôt que celle d'une marque. Dans un tel cas, un procès de production industriel exerce un contrôle exclusif sur la satisfaction d'un besoin pressant, en excluant tout recours, dans ce but, à des activités non industrielles. », La Convivialité, ibid., p. 79-80.

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Ivan Illich revient également sur l'homogénéisation qu'a produite l'industrialisation. Les nouvelles techniques dans le domaine de la construction ont provoqué l'apparition de modèles d'architectures qui ont entrainé un déracinement culturel, une perte des repères et des individualités. L'architecture figée produite par ces modèles va à l'encontre de la société mouvante à laquelle elle prétend s'adresser. Quarante ans après la parution de l'ouvrage La Convivialité, sa lecture garde tout son sens, dans un contexte actuel où la recherche de croissance et la culture du profit sont toujours aussi présentes, si ce n'est plus.

PROBLEMATIQUE C'est ainsi que, partant de ces constats, le sujet de ce mémoire s'est orienté vers un questionnement sur une production alternative de l'architecture. Une production qui relèverait davantage de l'être que de l'avoir. Parmi toutes les architectures, il s'agira ici d'axer la réflexion sur l'Habitat. Le choix de ce sujet, sur une Terre qui accueille plus de 200 000 personnes supplémentaires chaque jour 3, permet de soulever la question de « l'être ensemble », fil conducteur de cette rédaction. En vue d'une pratique architecturale future concernée et soutenable, ce mémoire vise à explorer et exposer un mode de production différent du modèle répandu afin de répondre à la problématique suivante :

Quelle démarche peut développer l'architecte pour mettre son travail au service des sociabilités dans l'Habitat ?

MÉTHODOLOGIE Afin de mieux comprendre quels sont les enjeux actuels en matière de production d'Habitat, ce mémoire s'intéresse tout d'abord à déterminer le sens du concept lui-même. Plusieurs ouvrages sont recoupés dans le but d'apporter une définition la plus complète possible de ce sujet. 3 Donnée issue du site internet www.populationmondiale.com

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Si la première partie présente les architectes Lucien Kroll et Patrick Bouchain en tant qu'acteurs majeurs en matière de production alternative d'architecture, la deuxième partie s'appuie largement sur les spécificités de leur démarche qui questionne notamment la relation à l'artisan ainsi que la relation à l'habitant, point de départ et d'arrivée d'un projet. La lecture d'ouvrages et en particulier Tout est Paysage4 et Construire Ensemble le Grand Ensemble5, que l'on peut qualifier de manifestes, permet l'approche théorique de leur discipline. En complément, l'étude de la mise en pratique s'effectue à travers la lecture des projets décrits dans les publications, appuyée pour les travaux de Lucien Kroll par ma visite en juillet 2015 à l'exposition « Tout est paysage, une architecture habitée 6. » Cette « exposition paysanne », permet non seulement de présenter, sur des bannières ou dans des dossiers, de nombreuses informations textuelles et iconographiques sur ses projets, mais invite également à ressentir l'atmosphère dégagée par Lucien Kroll lui-même et par l'architecture qu'il produit, à travers sa gestuelle dans les vidéos ou lors d'une déambulation au milieu des bannières disposées au gré du hasard … Enfin, après s'être intéressé aux relations et interactions entre les acteurs nécessaires à la construction d'un habitat, ce mémoire complète la recherche par une approche des systèmes spatiaux et techniques à mettre en place pour produire une architecture vectrice de sociabilités principalement dans le domaine du logement collectif. Ainsi, le rapport privé/public et ses possibilités d'appropriation sont développés ici au travers d'exemples précis de projets, majoritairement contemporains qui tendent à prendre en compte le caractère évolutif de toute construction dans une société en constante mutation.

4 KROLL Lucien, Tout est paysage, Paris : Edition Sens & Tonka, 2001. 190p 5 BOUCHAIN Patrick et JULIENNE Loïc, Construire ensemble / Le Grand ensemble, Paris : Edition Actes Sud (L'Impensé), hors-série, 2010. 72 p 6 Exposition « Tout est paysage une architecture habitée projets et réalisations de Simone et Lucien Kroll », Cité de l'Architecture et du Patrimoine, du 3 juin au 14 septembre 2015, Paris

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I. L'HABITAT : Comprendre le concept pour le concevoir

1. HABITAT / HABITER Définition des notions Pour définir l'habitat, plusieurs pistes de réflexion sont possibles, en fonction du domaine d'étude, en grande partie fondées sur les origines étymologiques du mot. Il ne s'agit pas ici de toutes les énumérer ou d'en faire la synthèse mais plutôt d'en ressortir les principaux fondements qui pourront être utiles. Selon le dictionnaire Larousse, l'habitat désigne « une partie de l'environnement définie par un ensemble de facteurs physiques, et dans laquelle vit un individu, une population, une espèce ou un groupe d'espèces.7 » Cette définition prend ses sources dans le domaine de l'écologie, définit selon Ernst Haeckel (1834-1919) comme la science des relations. Il semble alors indispensable de coupler cette première définition à la notion, toujours écologique, de biocénose8. Ce complément d'information nous permet de comprendre à quel point il est important, et notamment ici à l'échelle du projet architectural, de porter un grand intérêt aux relations entre les Hommes au sein de cette « partie de l'environnement ». Au sens philosophique du terme, la définition d'un habitat réside dans sa capacité à « être habité. » La question qui se pose donc est : qu'est-ce qu'habiter ? Selon le philosophe allemand Martin Heiddeger, il ne faut pas limiter cette action à la simple possession d'un logis qui l'assimilerait à un « comportement que l'Homme adopte à côté de beaucoup d'autres9 ». En effet, l'habitation ne peut être une action parmi d'autres puisqu'elle est selon lui le fondement de tout comportement possible. En s'appuyant sur les racines étymologiques allemandes, il énonce l'habitation comme « le séjour de l'Homme sur la Terre10 » et sa manière d'être sur cette Terre :

7 Dictionnaire Larousse en ligne : www.larousse.fr 8 Biocénose : Ensemble des êtres vivants qui occupent un milieu donné (le biotope), en interaction les uns avec les autres et avec ce milieu. (La biocénose forme, avec son biotope, un écosystème.) Définition du dictionnaire Larousse en ligne : www.larousse.fr 9 « Bâtir Habiter Penser », texte repris dans ses Essais et conférences, Paris : Editions Gallimard, 1958, p.173 10 ibid.

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« La façon dont tu es et dont je suis, la manière dont nous autres hommes sommes sur terre est le « buan », l’habitation. Être homme veut dire : être sur terre comme mortel, c’est-à-dire : habiter. […] L’homme est pour autant qu’il habite.11 »

En ce sens, Heiddeger s'oppose à la théorie des quatre fonctions urbaines proposée par Le Corbusier en 1943 dans la Charte D'Athènes : « Les clefs de l’urbanisme sont dans les quatre fonctions : habiter, travailler, se recréer (dans les heures libres), circuler ». Ces théories fonctionnalistes du mouvement moderne réduisent l'action d'habiter à celle de se loger. La complexité du terme habiter se retrouve également dans la dimension habituelle qu'il soulève. Si le sens commun attribue à l'habitude un caractère péjoratif lié à la routine, les étymologies grecques (ethos) ou latine (habitus) renvoient toutes deux à une façon d'être et d'agir, à une idée d'éthique et de vertu. Encore une fois, l'habitation ne désigne pas un simple abri mais plutôt une façon de vivre. Une façon d'être en relation avec son environnement de laquelle naît une posture, une attitude. Par ailleurs, les recherches anthropologiques et archéologiques argumentent cette idée que la question de l'habiter est plus large que celle du logement puisque l'Histoire prouve que l'Homme a habité la Terre avant de construire quelconque logement. Ainsi les Hommes du Paléolithique qui habitaient pourtant la terre n'ont pas édifié de « maisons » mais s'abritaient dans des grottes. Les premières constructions d'abris ou de logis ne sont apparues que plusieurs milliers d'années plus tard. Habiter un lieu c'est par conséquent l'investir physiquement mais c'est également le marquer de son caractère, ses mœurs, ses mouvements, ses gestes. Autant de traces qui permettent de dire d'un lieu qu'il est « habité » à l'opposé du désert qui ne témoigne d'aucune présence humaine. Enfin, habiter fait également écho à l'action de demeurer, de s'attarder à un endroit. Habiter ce n'est pas simplement occuper un lieu à un moment donné mais c'est y rester, y avoir des habitudes.

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« Bâtir Habiter Penser », op. cit. p173

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Ainsi, le terme d'habitat est considéré dans ce mémoire comme milieu dans lequel des individus évoluent quotidiennement. Il comprend alors le logement qui est destiné à l'abriter ainsi que ses abords plus ou moins proches, des parties communes de l'immeuble à la rue, la boulangerie, l'école, etc. L'habitat peut ainsi être plus ou moins vaste et dépend du soin apporté à l'aménagement de tous ces espaces. En effet, un individu s'appropriera plus spontanément un lieu, y développera des habitudes, y habitera, seulement si il s'y sent bien. L'habitat peut ainsi s’arrêter au pas de la porte comme beaucoup plus loin dans la rue, si celle-ci est équipée de mobiliers et d'éclairages urbains agréables, si le piéton y trouve sa place. Cependant tous ces éléments physiques ne suffisent pas à assurer l'habitabilité d'un quartier. Comme l'exprime l'approche écologique du terme, l'habitat se définit également par les relations entre les individus qui le composent. Il faut alors y porter au moins une aussi grande importance qu'aux critères physiques. Le voisinage constitue, après la famille, le premier niveau de vie communautaire et pour conférer à l'ensemble un caractère plus habitable, ces relations ne doivent pas être négligées ni dénuées d'importance.

2. LE LOGEMENT : Une forme à habiter Si le logement ne définit pas à lui seul l'habitat, il en reste cependant une composante essentielle, sa sphère la plus intime. Il représente le « chez-soi » duquel on sort et où l'on retourne. Qu'importe le trajet à effectuer, il en est le point de départ et de retour. Ce lieu qui nous est familier est le plus empreint de nos traces. Parfois appelé le foyer, il représente l'endroit où l'on vient se réchauffer, se ressourcer. Il est le dedans, et permet le repli sur soi afin de se construire une personnalité et de l'affirmer. En langue anglaise, cette notion est exprimée par le terme « home », un chez-soi intime qui se distingue du mot « house » qui signifie le bâtiment lui même. Ce logis a longtemps représenté la seule forme construite capable d'abriter les Hommes et est certainement aujourd'hui la figure la plus présente dans l'imaginaire occidental de l'architecture. De même, son étude est très importante pour les anthropologues et archéologues avides de comprendre les coutumes et usages des différentes civilisations. 12


Les différents modèles recensés à travers le monde et l'histoire témoignent de la grande diversité de ce logis. Servant exclusivement à s'abriter à l'origine, il s'est développé à l'instar de ses habitants, pour s'adapter à leurs besoins et nécessités. « Les coutumes et l'habitation signifient presque la même chose. Chaque architecture vernaculaire est un langage unique. Il s'agit de l'art de vivre dans sa totalité, art d'aimer, de rêver, de souffrir, de mourir, qui rend unique chaque mode de vie.12 »

L'étude de cette évolution permet également de s’intéresser aux changements de comportement en société. En effet, les modèles issus du Moyen Age et qui se retrouvent jusqu'au XVIIe siècle associent souvent le logis avec l'atelier ou la boutique, rassemblant dans la même enceinte plusieurs générations familiales, les apprentis et les domestiques. La distinction entre le privé et le public est inexistante, la promiscuité domine. Par la suite est apparue l'organisation spatiale qui prévaut de nos jours en occident. Les espaces sont distingués : réception, intimité, stockage ; et distribués par des couloirs, des escaliers. Cette organisation permet aux individus plus d'intimité et de repli sur soi. Cependant ce modèle largement répandu dans l'imaginaire, commence déjà à être remplacé par de nouvelles aspirations à des espaces ouverts, décloisonnés, favorisant les échanges. Si ces descriptions expriment les tendances de chaque époque, elles n'en sont pas pour autant le modèle unique et chacun de par son parcours et sa personnalité affine son propre imaginaire sur le sujet. C'est pourquoi il semble inapproprié de concevoir et de proposer un modèle type qui puisse correspondre à tous les individus. Et cette problématique se pose dans la conception de logements dits collectifs. Ce modèle de logement qui s'est démocratisé dans les périodes de reconstructions d'après-guerre, représentait à l'époque une telle avancée sociale que sa brutalité n'opposait pas de résistance. Cette rationalisation du milieu habité proposée par le mouvement moderne a ainsi créé des objets répétés mécaniquement refusant toute singularité dans le paysage. Avec la révolution industrielle la machine a pris le dessus sur l'Homme et c'est elle qui dicte désormais le chantier, lui imposant toute sa rigidité. Ces 12 Extrait du discours prononcé par Ivan ILLICH en 1984 devant le Royal Institute of British Architects et retranscrit dans son ouvrage, Dans le miroir du passé , Conférences et discours, Editions Descartes & Cie, 1978-1990, Descartes & Cie, Paris, 1992. 293p

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architectures sont totalement détachées du contexte géographique, historique et social dans lequel elles s'inscrivent. Leur homogénéité entraine une perte d'individualité. La singularité de chaque logement est remplacée par une masse de semblables. Si depuis ses débuts, la production de logements collectifs s'est nettement diversifiée, ce modèle issu du mouvement moderne reste cependant encore largement rependu par souci économique au détriment de ceux qui vont y vivre. C'est parce qu'il fait parti de l'imaginaire commun que le logement est d'une grande complexité et c'est parce qu'il est essentiel à l'épanouissement individuel donc collectif qu'il ne peut être uniquement régi que par des aspirations capitalistes qui n'en tiennent nullement compte.

3. POINT DE VUE D'ARCHITECTES HABITÉS

La production d'habitat doit s'extraire du règne déterminé par les marchandises et se tourner vers une démarche vernaculaire qui place la priorité sur le respect des critères humains, environnementaux et architecturaux. Fort heureusement plusieurs architectes sont déjà investis dans cette voie proposant une démarche projectuelle plus soutenable. Parmi eux, deux figures se remarquent pour leur engagement aussi bien théorique que pratique, il semble alors utile de les présenter d'autant qu'ils se sont tout deux largement intéressés aux questions de l'habiter.

▪ LUCIEN KROLL Né à Bruxelles en 1927, Lucien Kroll réalise sa formation à l'école Nationale Supérieure de la Cambre avant d'ouvrir en 1956 son atelier devenu en 1981 l'Atelier d'Urbanisme, d'Architecture et d'Informatique Lucien Kroll. Il y travaille avec sa femme Simone ; potière, coloriste et jardinière de formation, elle intervient sur les projets de son mari et tient également un rôle d'accueil essentiel au sein de l'agence. 14


En 1969, Lucien Kroll a découvert au Rwanda une conception « spontanée » et « primitive » de l'habitat qui influencera sa carrière. Les constructions locales issues du « bricolage » des ressources locales par la participation habitante sont autant d'éléments qui seront par la suite repris par l'architecte pour la réalisation de ses projets. En ce sens, Lucien Kroll exprime lui même que l'un des buts de son atelier est de « déstabiliser les certitudes qui font les architectes héroïques.13 » Très rapidement dans sa carrière, Lucien Kroll s'est donc engagé à la participation active des usagers dans ses projets, pour la conception surtout mais également pour la construction. Il met un point d'honneur à ce que leurs besoins soient écoutés et pris en compte dans chaque projet, la difficulté étant d'arriver à traduire spatialement ces intentions sans trop les transformer. Persuadé qu'un « grand nombre d'intentions fugitives et légères fabriquent un programme bien plus vivant que des méthodes mécaniques 14 », il ne concevra que des habitats en collaboration avec leurs futurs habitants : « Pas d'habitants, pas de plans !15 »

« Mais pourquoi tant se fatiguer ? Parce que je ne parviens pas à ne voir les habitants que comme de simple acheteurs mais comme des cocréateurs (sans aucun esprit de communauté, toujours étouffante), comme des coopérateurs libres puis simplement comme des voisins aimables.16 »

C'est cet engagement marqué qui a notamment attiré l'attention d'étudiants de l'université de Woluwé-Saint-Lambert à Bruxelles en quête d'un nouveau campus. Le plan d'ensemble qui leur a été présenté initialement a rapidement été rejeté par ces étudiants qui n'ont pas voulu « être le produit fini d'une machine-outil ». Conscients que le présent projet imposait par sa forme des comportements, des attitudes qui ne leur correspondaient pas, les étudiants ont préféré le rejeter et ont proposé aux autorités universitaires de choisir eux même l'architecte.17 C'est donc dans un désir d'implication afin de ne pas subir 13 Tout est paysage, op. cit. p.183 14 Tout est paysage, op. cit. p.184 15 KROLL Lucien, « Le quartier des Vignes Blanches à Cergy-Pontoise », AMC, n°52-53, juin-septembre 1980 extrait de : BOUCHAIN Patrick (dir.), Simone & Lucien Kroll une architecture habitée, Arles : Editions Actes Sud, 2013. p.148 16 KROLL Lucien, « Participation », 7 juillet 1992 extrait de Simone et Lucien Kroll une architecture habitée, op. cit. p.55 17 KROLL Lucien, « C'est Mémé, tout ça ! », Le Soir Auderghem-Watermael-Boitsfort, 30 août 2006 extrait de Simone et Lucien Kroll une architecture habitée, op. cit. p.78

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une architecture qui ne leur serait pas adaptée, que les étudiants se sont tournés vers l'Atelier de Lucien Kroll avec une question : pourrait-on faire de ce campus un « milieu habitable » ? L'architecte et les étudiants ont alors réfléchi ensemble la conception de logements, d'équipements socioculturels, d'espaces extérieurs. Ce projet intitulé la Mémé qui s'est déroulé de 1969 à 1977, est très novateur du point de vue de la participation, plaçant Kroll en pionnier de la discipline et lui conférant une renommé internationale. Très sensible au bien-être des habitants, Lucien Kroll défend aussi les constructions modulaires et évolutives en opposition notamment avec la rigidité des formes créées par le mouvement moderne. Dès les années 1960, Lucien Kroll a exprimé son opposition à l'urbanisation massive et l'industrialisation du logement. Il prône un habitat conçu pour la civilité et non pour le chemin de grue. En ce sens l'architecte propose des habitats très différents de ceux du modernisme mais travaille également à améliorer l'habitabilité de ces derniers.

Fig. 1 : La Mémé

Fig. 2 : Les étudiants participent également à la construction

Ce qu'il rejette également dans l'idéologie moderne, c'est la table-rase du passé, la négation de toute histoire. C'est pourquoi il ne propose pas la démolition de ces édifices mais leur adaptation, parfois très difficile, aux besoins de ses habitants. Toutefois, il ne réfute pas obstinément tous les outils de la démarche moderne mais propose d'en adapter certains à sa pratique architecturale. Ainsi l'organisation méthodique ou l'informatique « peuvent aussi bien être utilisées à produire des milieux diversifiés.18 » 18 Tout est paysage, op.cit. p.183

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Simone et Lucien Kroll ne sont pas intéressés par les objets architecturaux finis, les monuments mais plutôt par les tissus qu'ils créent et les potentialités de vie, de relation qui en découlent. Une vision qui n'est pas sans rappeler le concept écologique de biocénose vu précédemment. Leur engagement basé justement sur une approche plus écologique, dure depuis plus de soixante ans au cours desquels, en plus de la réalisation de projets, ils ont animé de nombreuses conférences, écrit de nombreux articles ou livres sur leur approche de la discipline. Leurs travaux alternent donc entre théorie et pratique, et ne relèvent pas de l'utopie. Ils travaillent dans le réel, le plus souvent là où il y a le plus de problèmes.

▪ PATRICK BOUCHAIN Patrick Bouchain est né le 31 mai 1945 à Paris. Dans une interview accordée à la radio France Inter en juin 201419, il se définit lui même comme un « enfant de la liberté » car conçu le jour de l’arrivée des américains sur le territoire français, et en même temps comme « enfant d’avant la bombe atomique », un babyboomer qui dit avoir eu de la chance de ne jamais avoir manqué de travail et d’avoir pu faire ce qu’il voulait. Bien qu’il n’ait pas reçu d’éducation religieuse, il est issu d’un milieu catholique où l'une des préoccupations centrale de sa famille était de s’occuper de l’autre. Son père lui a toujours interdit d’éprouver le sentiment de compétition, de ne pas faire partie des concours mais d’être ailleurs, à côté et de créer sa propre compétition, tourner l’attention des autres vers sa propre action. L’anecdote d’un de ses débuts en tant qu’architecte atteste d'un engagement précoce qui l'anime toujours actuellement : dans les années 60, les grandes agences d’architecture avaient beaucoup de logements à construire, il rentre dans une d’elles où le chef de projet lui propose de travailler sur une grande opération de plusieurs milliers de logements sociaux. Lorsqu'il demande au chef de projet des directives pour sa conception, ce dernier en guise de réponse lance son trousseau de clés sur la table avant d'ajouter « ce sera le centre ville ». Patrick Bouchain claquera la porte en disant qu’il ne ferait pas de l’architecture dans ces conditions qui nient tout contexte. 19 Radio France Inter, Emission « Encore heureux » par Arthur DREYFUS, 3 juin 2014

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Par la suite, Bouchain a enseigné de 1972 à 1983 à l’École Camondo à Paris puis à l’École des beaux-arts de Bourges et enfin à l’École nationale de Création industrielle de Paris dont il a été l’un des fondateurs. Puis, convaincu « que l'architecture est politique et qu'elle doit répondre au souci de l'intérêt général 20» il s'est engagé politiquement notamment en tant que conseiller du ministre de la Culture Jack Lang de 1989 à 1994 et s'est par la suite consacré à des constructions publiques, inspirées des besoins collectifs. C'est notamment pourquoi il est l'un des pionniers du réaménagement de lieux industriels en espaces culturels. On lui doit Le Magasin (Grenoble, 1986), Le Lieu unique (Nantes, 2000) et la Condition publique (Roubaix, 2004).

Fig. 3 : Reconversion des Magasins Fig. 4 : Reconversion des anciennes Fig. 5 : Transformation d'une de Grenoble en Centre National d'Art usines LU en scène nationale de ancienne lainerie en manufacture Contemporain culturelle Nantes

Largement influencé par les travaux de Lucien Kroll, Patrick Bouchain avec l’agence Construire, a choisit de pratiquer une architecture à "haute qualité humaine" (HQH), privilégiant les chantiers ouverts au public, véritables actes culturels, et valorisant la maîtrise d’usage, centre de tout projet. ll se dit d’accord « pour une société avec des lois, des règlements et des normes mais à la seule condition qu’ils soient interprétables car si ce n’est pas le cas ils sont coercitifs donc très dangereux 21 ». C’est pourquoi il remet en question en permanence les normes. Il pense que dans la loi justement, le législateur laisse toujours une lacune pour qu’un cas particulier se confrontant à celle-ci puisse lui amener une jurisprudence et la corriger, cela doit être, d’après luis identique pour les normes en architectures. Son activité a longtemps été axée sur les arts du spectacle, la mobilité, l’éphémère. En effet, la double casquette d'architecte-scénographe de Patrick Bouchain l'a amené à travailler sur des projets de cirques ou de théâtres mobiles abordant notamment les sujets de « nomadisme » ou de « deterritorialisation ». Cette influence foraine amène Patrick 20 Extrait de l'interview accordé par Patrick BOUCHAIN à Joseph CONFAVREUX pour Médiapart, 18 juin 2014 21 Extrait de l'interview pour France Inter, op. cit.

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Bouchain à ne pas penser le bâtiment comme un objectif en soi et à s'intéresser principalement à l'utilisation qu'en feront les destinataires. Par ailleurs, en s'intéressant à ces deux disciplines, il a été amené à considérer la richesse des interactions entre les domaines. C'est ainsi qu'il a pu apprécier de collaborer avec d'autant plus de partenaires issus de formations, de cultures, d'univers différents et a rapidement compris la richesse de cette diversité de savoir. En outre, le monde du spectacle l'a évidement conduit à prendre en compte également les relations du corps à l'espace qu'il appliquera par la suite à des situations plus sédentaires. Ainsi en 2006, il réalise le projet META-Villa pour le pavillon français de la biennale d'architecture de Venise où il décide d’habiter avec le collectif EXYZT pour la durée de la manifestation.

Fig. 6 : Métavilla - la structure en échafaudage abrite, entre autre, un hôtel d'une capacité de quarante personnes

Plus tard, il renouvellera l'expérience avec le collectif ETC lors de l'exposition dédiée à Simone et Lucien Kroll au Lieu Unique à Nantes. À partir de 2009, Patrick Bouchain avec l'agence Construire commencent à appliquer ces démarches dans le domaine de l'habitat social. Après avoir rédigé leurs réflexions dans le manifeste Construire ensemble le Grand Ensemble, ils ont pu les mettre en œuvre dans des projets à Tourcoing, Boulogne-sur-Mer ou Beaumont en Ardèche. La société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) de la Friche la Belle de Mai est fondée parallèlement à Marseille. Dans la continuité, il crée également à Rennes puis à Clermont-Ferrand un véritable laboratoire expérimental nommé "l’Université foraine" avec lequel, « sur des territoires non programmés, il questionne et met en pratique, le processus de transmission et d’appropriation des habitants et usagers.22 » Enfin, Patrick Bouchain se définit comme constructeur. D’après lui, le métier d’architecte est un métier collectif. C’est nécessairement un métier avec un auteur mais ce n’est pas un métier solitaire, c’est un peu comme être metteur en scène ce qui signifie qu’on ne peut pas faire sans les autres. Il est persuadé que chacun doit avoir sa place, qu’on a tous un 22 Extrait de la Conférence « A la frontière du réalisable et de l'impossible » par Patrick BOUCHAIN à l'Ecole Spéciale d'Architecture, Paris, 12 septembre 2013

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rôle à jouer dans la création, ce qui n'est pas le cas de tous les architectes, qui négligent souvent la place occupée par les habitants et les artisans qui sont pourtant essentiels au projet. Dans son interview, Patrick Bouchain rappelle également que dans l'histoire de l'humanité, il n'y avait pas d'architecte et la majorité des maisons se faisaient par les Hommes eux-mêmes. Mais que cependant, l'architecture est de nos jours regardée comme un bien économique ou une œuvre muséale qui oublie ceux qui la génère. « La table rase c’est comme nier une période alors que transformer c’est emmener dans le temps quelque chose qui a existé avant et qui existera après soi.23 »

Si, tout comme Lucien Kroll, Patrick Bouchain ne prône pas la démolition mais plutôt la transformation, les deux s'accordent également à dire qu'une architecture n'est jamais achevée et qu'elle va forcément se transformer avec le temps en accumulant les traces des habitants et ce sont ces témoignages qui attestent que l'espace a été habité.

23 Extrait de l'interview pour France Inter, op. cit.

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II. LA COMMUNICATION : Une condition à la fabrique du projet architectural De nombreux acteurs sont indispensables à l'édification d'un projet d'architecture. Comme comparé à un chef-d'orchestre par Patrick Bouchain, l'architecte ne peut travailler seul. Il lui reste alors le choix de limiter ses rapports avec les différents acteurs au strict minimum ou bien, au contraire, de les intégrer au processus complet afin que chacun puisse s'enrichir de l'autre. Ici dans le cas de l'Habitat, l'acteur essentiel est bien évidement l'habitant. Et, si le sens même de l'Habitat relève des relations qui le composent, il semble alors pertinent que l'architecte les appréhendent dès les prémices du projet.

1. PARTICIPATION HABITANTE Intégrer l'usager au processus « Les auto-constructeurs sont à l'oeuvre depuis quelques millénaires, les architectes ne s'occupent de logements que depuis un siècle, au mieux...24 »

Par le passé, le futur habitant était ainsi concepteur et constructeur de son habitat et pouvait de ce fait le créer en fonction de ses besoins. Paradoxalement de nos jours, le premier concerné par les bâtiments à usage d'habitation arrive seulement à la fin du processus. Et pourtant ce ne sont ni les autorités publiques, ni les financeurs, ni les concepteurs, ni les constructeurs qui seront amenés à utiliser ces espaces durant plusieurs années, mais bel et bien les futurs usagers. Certains d'ailleurs se sont déjà regroupés afin d'échapper, pour des raisons financières notamment, à tout processus traditionnel en matière de production d'habitat. C'est ainsi que sont nés les Castors au début du XXème avant de connaître un essor lors de la reconstruction après la Seconde Guerre mondiale. Basé sur une démarche d'autoconstruction coopérative, ce mouvement prône un travail collectif pendant les heures de loisir majoritairement pour des personnes dans l'incapacité de financer l'achat ou la construction de leur logement. Si l'auto-construction permet une meilleure appropriation des espaces créés, elle n'en 24 Tout est paysage, op.cit. p.88

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reste pas moins une démarche complexe qui n'est pas à la portée de tout le monde et par laquelle il est facile de se laisser déborder. D'ailleurs de nos jours, les Castors sont de plus en plus assistés par des professionnels notamment pour les plans et permis de construire ainsi que pour des questions plus techniques sur chantier.

« Pourtant les auto-constructeurs manquent d'architectes : les réserves d'espaces publics, l’accessibilité, la sécurité au feu, aux effondrements, la santé des matériaux et de l'habitation, l'hygiène, tout ce qui est rationnel pourrait y être ajouté sans détruire leur mouvement spécifique.25 »

D'autre part, le mouvement des Castors initialement communautaire (80 familles pour le premier projet) et plus généralement l'auto-construction s'oriente depuis les années 60 vers la construction à titre individuel, relatant peut-être la difficulté à concevoir collectivement dans une société de plus en plus individualiste. Pourtant, si en 2015, plus de sept milliards de personnes peuplent déjà la planète 26 et que ce chiffre est en constante augmentation, il semble alors utile de (ré)apprendre à vivre ensemble dans le respect d'un habitat de plus en plus collectif. Dans cette perspective, les démarches participatives qui réunissent les futurs habitants pour l'élaboration du projet, leur permet également de rencontrer leurs futurs voisins et de commencer à tisser des relations bien avant leur aménagement. Ces rencontres sont aussi l'occasion de s'adapter les uns aux autres, de décider ensemble de certains détails qui peuvent être conflictuels s'ils sont subis comme les rapports de mitoyenneté, le vis-à-vis, etc. Par ailleurs, si le modernisme a créé, en matière de logement surtout, des bâtiments homogènes, dénués de toute singularité, la participation des futurs habitants amène elle une considération plus écologique de l'Habitat. Ainsi Lucien Kroll défend l'idée que « Le degré zéro de l'écologie exige au moins de répondre honnêtement à cette question fondamentale : Pour des habitants différents, peut-on imposer des logements identiques ? Nous savons que la diversité est le tout début de l'écologie urbaine, presque la condition de départ : rien ne justifie aujourd'hui de répéter de façon obsessionnelle des objets méchamment identiques.27 » 25 Tout est paysage, op.cit. p.89-90 26 Donnée issue du site internet de l'Institut National d'Etudes Demographiques, www.ined.fr 27 Issu de l'exposition « Tout est paysage une architecture habitée projets et réalisations de Simone et Lucien Kroll », texte relatif au projet de 75 logements à Saint-Dizier, 1993

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Toutefois, l'intégration des usagers et de leurs besoins au processus de conception n'a pas pour finalité de produire un habitat « sur mesure ». Il serait utopique de penser arriver à satisfaire la totalité des souhaits de chacun, tant les individus sont différents les uns des autres. Le rôle de l'architecte est donc d'arriver à cerner les priorités dans les besoins de chacun, de trouver des compromis, des solutions aux divergences d'opinion. Si Lucien Kroll est en constante recherche d'hétérogénéité, cela ne l'empêche pas de penser également la série avec des éléments préfabriqués agencés différemment d'un logement à l'autre. « Notre intention n'est pas de « laisser faire la bonne nature », mais de coordonner, durement parfois, les intentions désordonnées que nous entendons et de les forcer très vite à « être elles-mêmes », à exprimer cette diversité, cette mosaïque, à exorciser les penchants de chacun vers l'ordre et le factice.28 »

L'engagement de Simone et Lucien Kroll dans la démarche participative est tel qu'ils vivent et travaillent depuis 1964 dans ce groupe d'habitations qu'ils ont conçu et construit collectivement à Auderghem, commune située au sud-est de Bruxelles. Le projet de quinze logements est né en 1961, « un peu par hasard et surtout par envie personnelle », du rassemblement d'amis, d'associés, de cousins et même d'inconnus. Leur volonté n'était pas de créer une communauté repliée sur elle-même mais « d'expérimenter la construction collective dans un groupement aussi aléatoire que la population d'une rue quelconque »29.

Fig. 7 : Quinze logements groupés et bureaux, Auderghem - Croquis Fig. 8 : Quinze logements groupés et bureaux, Auderghem - Plan RDC de Lucien Kroll 28 Tout est paysage, op.cit. p.63 29 Simone et Lucien Kroll une architecture habitée, op. cit. p.48

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Le projet s'est ainsi développé petit à petit, démarche théorisée par Lucien Kroll appelée « l'incrémentalisme » qui s'oppose à une programmation décidée dès le départ 30. Comme il n'existe pas de « formule magique » pour concevoir et construire un projet cohérent, l'architecte avance en tâtonnant, en essayant de nouvelles choses, revenant parfois sur ses décisions laissant donc une place à l'imprévu, l'aléatoire. C'est donc après quelques tâtonnements que Lucien Kroll a imaginé à Auderghem, une organisation plus généreuse qu'au départ, offrant « une vie légèrement collective dans des volumes d'habitation tracés à la mesure de chacun.31 » Cette vie « légèrement collective » est à l'origine du concept de « vicinitude » développé par Lucien Kroll, qu'il définit comme l'inverse de la solitude. Il ne s'agit pas que tous les voisins deviennent nécessairement des amis mais que chacun vive en ayant conscience, connaissance des personnes qui l’entourent.

Fig. 9 : Quinze logements groupés et bureaux, Auderghem - Peinture d'Yves Belorgey

« la relation minimale de proximité, de distance, de voisinage, de nearness, impossible à provoquer mais possible ou bien à interdire ou bien à « induire » au moyen de formes d'architectures et de dispositifs juridiques qui suggèrent ces relations. […] D'abord celle-ci permet parfois à des isolés d'éviter de mourir de soif, de faim ou de solitude dans l'anonymat urbain et ensuite elle encourage à échafauder plus facilement des coopérations ou des partages.32 »

A Auderghem, le caractère innovant de la démarche a entrainé quelques difficultés administratives et juridiques mais la confiance que lui portait tous les copropriétaires en nommant Lucien Kroll comme leur mandataire a permis à ce dernier de mener à bien le projet. 30 PAQUOT Thierry, « Simone et Lucien », Simone et Lucien Kroll une architecture habitée, op. Cit., p.24 31 KROLL Lucien, Revue bimestrielle d'architecture et d'urbanisme n°68, janvier-février 1966, extrait de Simone et Lucien Kroll une architecture habitée, op. Cit., p.50 32 KROLL Lucien, « Quartiers soutenables, vicinitude », 24 janvier 2008, extrait d'une étude destinée au ministère français de l'Ecologie, du Développement et de l'Aménagement durables, Simone et Lucien Kroll une architecture habitée, op. cit. p.24

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Par la suite, Lucien Kroll sera chargé de la conception de quartiers d'habitation en « ville nouvelle », un exercice compliqué puisque sans habitants à la base. En 1977, à CergyPontoise, Lucien Kroll, motivé par son crédo « Pas d'habitants, pas de plans !33 », s'est alors tourné vers le service d'urbanisme de la ville afin d'être mis en relation avec les différentes familles venues se renseigner sur les futures constructions de cette ville nouvelle. L'Atelier de Lucien Kroll a pris contact avec une trentaine d'éventuels futurs habitants, leur a proposé une première réunion mais, pour des raisons inconnues, personne n'est venu ; c'est ainsi que comme l'affirme l'architecte « les ratés font aussi partie du projet ». Mais finalement, grâce à sa rencontre avec un caviste local, un premier rassemblement a pu être organisé puis les gens en ont parlé autour d'eux et la liste des participants s'est allongée. Ainsi ce sont plus de cent cinquante familles qui ont créé, soit à neuf soit sur l'esquisse dessinée par d'autres, quarante-trois maisons toutes différentes qui constituent désormais le quartier des Vignes Blanches. Afin de mener à bien ce projet, plus de cinquante réunions organisées toutes les deux semaines ont eu lieu en deux ans. Lors de ces séances collectives, Lucien Kroll n'avait pas de méthodologie précise mais des principes qu'il applique pour chaque projet : se présenter et expliquer le but de la rencontre, savoir s'écouter les uns les autres. Ensuite, l'architecte restait silencieux pour laisser parler les gens, souhaitant les influencer au minimum et encore moins les manipuler. Le succès de ces réunions, selon Lucien Kroll ce n’était pas que tous tombent d’accord, mais qu’au final, ils acceptent leurs différences. Par la suite, c'est autour d'une maquette collective que chacun a pu exprimer ses intentions. Convaincu que la page blanche peut freiner leur imagination, Lucien Kroll a mis à leur disposition mousse, colle, ciseaux afin d'intervenir

sur

cette

maquette

par

modification,

assemblage, suppression, etc. Durant ces séances, l'architecte reste en retrait sauf pour donner quelques conseils constructifs puis pousse « les intentions bien plus Fig. 10 : Les Vignes Blanches, loin que ne l'imaginent leurs auteurs, sous peine de rester Cergy-Pontoise - Maquette réalisée par les habitants dans le médiocre.34 » 33 op. cit. 34 KROLL Lucien, « Le quartier des Vignes Blanches à Cergy-Pontoise, op. cit. Extrait de Simone et Lucien Kroll une architecture habitée, op. cit. p.153

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Comme pour La MéMé, c'est Lucien Kroll qui s'est occupé ensuite du dessin des voiries, des tracés des réseaux, du nombre d'escaliers, de la réglementation sur l’incendie, des ascenseurs, de l’eau, du chauffage, de l’électricité, des aérations, des notions de copropriété, etc.35 Ce que recherche Lucien Kroll à travers la participation habitante c'est la production de valeur, de complexité, de pluralisme paysager ainsi qu'un sens naturel des relations de voisinage qui sont inexistants dans les quartiers « artificiels ».36

Fig. 11 : Les Vignes Blanches, Fig. 12 : Les Vignes Blanches, Fig. 13 : Les Vignes Blanches, CergyCergy-Pontoise Cergy-Pontoise - Aménagement Pontoise - Croquis de Lucien Kroll paysager

Si l'Atelier d'Urbanisme, d'Architecture et d'Informatique Lucien Kroll est convaincu de l'intérêt d'une démarche participative depuis plus d'un demi-siècle, elle reste toujours une pratique en marge de la construction de logement actuelle. Il existe toutefois des expériences contemporaines à cette démarche. Et naturellement, Patrick Bouchain, comme un héritier de la pensée de Kroll, a développé avec son agence Construire quelques projets basés sur cette participation car il est convaincu de la nécessité de faire de chaque chantier un « véritable acte culturel », facteur de dynamisme, de rassemblement et d'échange.

35 Dossier d'accompagnement à l'exposition « Simone et Lucien Kroll une architecture habitée », 2015, Le Lieu Unique, Nantes 36 Tout est paysage, op. cit. p88-89

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Ainsi, en 2010, Sophie Ricard jeune architecte de l’équipe de Patrick Bouchain a été chargée du réaménagement du quartier Chemin Vert à Boulogne-sur-Mer. Le maire de Boulogne avait souhaité que l’agence Construire réponde à la consultation préparée par l’office d’HLM, « Habitat du Littoral ». Il s’agissait de sauver 60 maisons occupées par une population

fortement

marginalisée

autant

socialement

qu'économiquement

et

géographiquement.37 La demande et l’attente étaient fortes, il était nécessaire d’impliquer les habitants dans le projet pour qu’ils se l’approprient et pour cela Sophie Ricard s’est installée au n°5 de la rue Auguste Delacroix pour vivre elle-même au cœur du quartier. L’aventure de la permanence architecturale pouvait débuter. L’objectif était d’être totalement dans l’observation et le dialogue sans différence justement entre observation et discours. « Une formidable aventure humaine se dessinait : faire de l’architecture avec des gens, sur place, partager leur propre culture, des modes de vie différents, des habitants en attente, des habitants heureux, des habitants usés par la vie…38 »

La « maison commune », chère aux chantiers de Patrick Bouchain, a été créée ici aussi pour travailler sur le projet, faire office de café, cantine, salle des fêtes du quartier et également pour assurer une permanence de la maîtrise d’œuvre et des autres intervenants. Pour élaborer les diagnostics, les premiers mois passés par la jeune architecte Sophie Ricard dans sa maison au sein de la rue, ont été riches d’enseignements sur les modes de vie et les histoires personnelles des habitants. « Avec la modestie de quelqu’un de candide, une jeune architecte qui apprend son métier. Révéler que les gens habitant ces maisons ont des savoir-faire professionnels, autant que les siens. Tenter de faire ce que toute architecture peut faire : construire en habitant, habiter en construisant et se reconstruire en habitant. Valoriser le faire.39 »

Le projet a été construit comme un acte collectif de transformation à l’échelle du quartier et en même temps chaque logement a fait l’objet d’une étude au cas par cas. La première transformation commune s’est portée sur les urgences : isoler, rhabiller les maisons par l’extérieur. Puis, pour les projets personnalisés, Sophie Ricard a donné un plan de la maison à chacun et elle a élaboré un document de travail sous forme d’un petit album 37 Fiche projet « Ensemble à Boulogne-sur-Mer », Rénovation de 60 maisons, Agence Construire, mars 2013 38 Interview de Sophie RICARD extrait de la Fiche projet « Ensemble à Boulogne-sur-Mer », op. cit. 39 BOUCHAIN Patrick, « Ma voisine, cette architecte », Propos recueillis par Edith Hallauer, Paris, Juin 2011

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romancé avec photos et histoire de la famille dans sa maison et ce qu’elle souhaite changer. Sophie a joué un rôle de relais, de lien plutôt que celui d’un architecte projecteur. Elle a permis de montrer que l’architecture appartient à quelqu’un et qu’elle laisse la trace de sa vie. Suite à cet état des lieux, la rénovation et la transformation, le choix des matériaux et des couleurs ont été établis en concertation. La mise en œuvre d’une démocratie active a été rendue possible par une participation de chacun au projet régît par une conception assistée, à sa réalisation sous forme d'autoréhabilitation et à sa gestion étant elle même une autogestion.

Fig. 15 : Ensemble à Boulogne- Fig. 16 : Ensemble à Boulognesur-Mer – Implication des sur-Mer – Divers espaces habitants permettent de se rencontrer Fig. 14 : Ensemble à Boulogne-sur-Mer Le chantier un acte collectif

Ayant ainsi placé l'habitant au cœur de tout préoccupation, ce projet est également à l’origine de : –

la réalisation de chantiers participatifs comme la création d’un jardin commun avec Sophie Ricard sous la direction artistique de l’artiste architecte japonais Kinya Maruyama

l'insertion professionnelle dans les entreprises du bâtiment durant la durée du chantier, d'habitants au chômage, nombreux dans ce quartier. Une démarche qui peut d'ailleurs susciter des reconversions ou pourquoi pas des vocations professionnelles après cette expérience active sur le terrain

des conceptions participatives comme à titre d'exemple le choix concerté des couleurs des façades par les habitants avec l’artiste coloriste et architecte d’intérieur Anne-Sophie Lecarpentier

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la mise en place d’actions sociales avec des rencontres autours des questions d'entretien et d'usage de son intérieur « Mon logement mode d'emploi », la réalisation de mobilier en carton

le développement d’Ateliers culturels : l’atelier crochet avec Pierre Bernard architecte d'Etat, un voyage des habitants volontaires vers l’Angleterre pour « voir sa maison d’en face » organisé par l’association ARTCONNEXION, la création d'un atelier peinture sur la façade de la cité de chantier avec les enfants dans le cadre des résidences d’artistes menées par la CAB pour l’arrivée du Centre Pompidou Mobile à Boulogne sur Mer, la réalisation d’un film documentaire sur le projet

Il est évident que la démarche a été plus longue et plus contraignante qu’une procédure classique mais elle a s’est avérée à l’usage porteuse d’une Haute Qualité Humaine (HQH) en adéquation avec les objectifs de « développement durable » de la cité et avec l'idéologie de l'agence Construire.

Fig. 17 : Ensemble à Boulogne-sur-Mer

L'étude de ces exemples en matière de démarche participative permet de mettre en lumière différents leviers que l'architecte peut actionner afin d'offrir à des habitants la possibilité d'exprimer leur identité avant pendant et bien après la construction en ellemême.

2. CONSIDÉRATION DES ARTISANS Valoriser le savoir-faire et l'acte de bâtir En le bâtissant, les artisans sont parmi les premiers à investir un lieu. Et ce sont eux qui vont le marquer, le façonner, et pouvoir lui donner la forme imaginée par les habitants. Il semble alors important de les considérer à leur juste valeur. Pourtant, le modèle actuel que observé sur les chantiers est celui d'un architecte concepteur qui supervise des artisans, simples exécutants de ses directives. A l'origine de la construction d'édifices, il n'existait pas ces distinctions et l'acte de construire était un acte convivial de partage et de transmission des savoirs, constitués et enrichis au cours du temps. 29


« Par sa nature même, le savoir est le fruit d'une entreprise collective et cumulative. Fondé sur les échanges au sein de la collectivité, il est l'expression de la créativité humaine aussi bien individuelle que collective. 40 »

L'industrialisation a quelque peu modifié ces pratiques, de par l'arrivée massive de machines. L'artisan a perdu petit à petit ce coté relationnel, d'une part rendu difficile par le bruit des machines qui invite moins à l'échange et d'autre part par son aliénation à ces dernières. Ainsi, pour ces raisons l'artisan ayant pris l'habitude de se taire, verra son avis de moins en moins demandé et pris en compte. Il n'est pas là pour parler mais pour exécuter une tâche que l'architecte estime d'ailleurs, bien souvent, mieux faire que lui. Pourtant ces artisans ont des savoir-faire particuliers et il faut les mettre en valeur. « Notre approche visite explicitement à restituer à l'acte de bâtir cette dimension joyeuse et collective.41 »

Outre les machines, les entreprises de la construction elles-mêmes entrainent la dévalorisation de leurs ouvriers. Dans une culture du profit toujours plus grande, certaines emploient ponctuellement des manœuvres sur chantier pour différentes tâches. Ils exécutent alors mécaniquement une action donnée mais ne développent plus un certain savoir dans un domaine précis. Ils sont dirigés, à droite, à gauche tel des « pantins inanimés. » Il semble alors important de requestionner la place de cet artisan sur le chantier. Sans aller en totale opposition au modèle industriel, il paraît pertinent d'utiliser certaines connaissances scientifiques et de les allier aux pratiques vernaculaires. « Dans le monde global du XXIe, sont vernaculaires toutes les démarches qui tendent à agencer de manière optimale les ressources et les matériaux disponibles en abondance, gratuitement ou à très bas prix, y compris la plus importante d'entre elles : la force de travail.42 »

Afin de revaloriser la place de l'artisan, Patrick Bouchain sur ses chantiers a développé le concept d'une « maison commune » qui permet à chacun de se retrouver, d’échanger et de discuter du projet. Elle constitue le point de départ de chacun de ses chantiers et 40 SHIVA Vandana, La vie n'est pas une marchandise. Les dérives des droits de proprété intellectuelle, Paris : Editions l'Atelier - (Enjeux planète), 2004, traduit de l'anglais (2001), 159p extrait de FREY Pierre, Learning from vernacular, Arles, Editions : Actes Sud, 2010, p.41 41 JULIENNE Loïc, « Construire, C'est Habiter », Construire Ensemble le Grand Ensemble, op. cit. p.7 42 Learning from vernacular, op. cit.

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amorce toute démarche participative. En effet ce sont les entreprises elles-mêmes qui fournissent les matériaux de la maison commune et sa construction est collective. Plus qu'une baraque de chantier, cette maison accueille également des évènements culturels, des ateliers de travail, etc. Cet espace sert également à tout un chacun de venir et de s'informer sur le projet. En effet, Bouchain milite pour une transmission directe des expériences et d'un savoir public. Cette maison est à l'image de tous ses chantiers, ouverte à tous. Ainsi les acteurs de la construction sont même parfois mis en scène lors de grandes étapes du chantier ou comme décor d'interventions artistiques. Elèves, associations ou simples passants regardent alors le travail de l'ouvrier différemment, et de la sorte cela peut les aider à le comprendre. « L'ouvrier y est regardé comme porteur d'un savoir-faire43 »

Si l'activité manuelle, artisanale, tactile, est revalorisée, il pourra en être de même avec des techniques ancestrales utilisant des matériaux oubliés comme la terre ou la chaux qui pourront redevenir d'actualité. Souvent ignorées, les pratiques vernaculaires basées sur l'observation de l'environnement présentent cependant actuellement de nombreux avantages. A l'heure où il faut limiter le réchauffement climatique en diminuant notamment l’émission de gaz à effet de serre, il semble intéressant de s'appuyer sur des techniques utilisant les ressources locales. Enfin, il paraît évident que si l'artisan est d'avantage impliqué dans le processus de projet et sa finalité avec un avis apprécié et pris en compte, il aura d'autant plus de plaisir à réaliser son œuvre et de ce fait produira un travail de meilleure qualité. A partir de ces constats, la « maison commune » que propose Patrick Bouchain devient un lieu propice à l'échange entre architecte et artisan mais également entre artisan et futurs habitants. Il est ici possible d'échanger sur les besoins et les limites de chacun afin de réfléchir ensemble à des solutions qui Fig. 18 : Ensemble à Boulogne-sur-Mer – soient réalisables techniquement et utiles à l'usage. Chantier acte culturel

43 JULIENNE Loïc, « Le chantier acte culturel », Construire Ensemble le Grand Ensemble, op. cit. p.55

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Tout comme Patrick Bouchain met en place des cantines collectives sur ses chantiers pour favoriser les échanges et le partage, Simone et Lucien Kroll ont déjà porté un intérêt à ces rassemblements autour d'un repas pour valoriser le travail de chacun. C'est pourquoi chacun de leur chantier se termine par un « banquet » qui permet de mettre en avant « celles et ceux qui d'une manière ou d'une autre ont contribué à reconfigurer le site et à le doter non seulement de maisons et de logements collectifs mais aussi d'arbres et de chemins. 44 ». Plus qu'un repas, le « banquet », de l'italien banchetto qui signifie « festin », a un caractère solennel, destiné à célébrer une personne ou un événement45. Pour Simone et Lucien, ce banquet est donc l'occasion d'honorer chacun, « car chacun a été indispensable à l'édification du tout, ce qui n'est pas connu, et encore moins reconnu46 ». Ce banquet, comme un rituel collectif permet de rassembler tous les acteurs avant que chacun ne se disperse. « Le banquet de chantier (le bédécé) a pour finalité de devenir un souvenir et, à cause de cela se prête aisément à la photographie. Là c'est Pedro, ici Ahmed, à côté de Freddy, Filipe, Horacio et puis le Grand (c'est son nom), en face il y a François, Nabil, Tonio, Mamadou, Comba, Manjou et Soukeina. Ce ne sont plus d'anonymes et interchangeables ouvriers du chantier, ce sont les invités du banquet de Simone, en toute simplicité, autant dire des proches.47 »

44 45 46 47

PAQUOT Thierry, « Simone et Lucien », Simone et Lucien Kroll une architecture habitée, op. cit. p.27-28 « Simone et Lucien », ibid. « Simone et Lucien », ibid. « Simone et Lucien », ibid.

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II. LES ESPACES : Imaginer une diversité à l'image des habitants Si les démarches visant à intégrer les habitants et artisans dans le processus de projet et valoriser leurs savoirs et leurs idées semblent être d'indispensables leviers aux sociabilités, il serait dommage que cette dynamique disparaisse à la livraison du bâtiment. Il devient donc essentiel de concevoir des mécaniques spatiales et constructives permettant aux habitants de s'épanouir à la fois individuellement et collectivement à court, moyen et long terme

1. PARTAGER À DIFFÉRENTES ÉCHELLES De la sphère collective à la sphère intime Dans une grande majorité des bâtiments de logements collectifs, les espaces communs se limitent aux seuls halls d'entrée, espaces de circulations et locaux poubelles. Il s'agit

en somme d'espaces de transit où l'habitant n'est pas incité à rester. Cette

configuration, basée en grande partie sur des aspirations de rentabilité économique, pousse l'habitant à se replier sur lui même, à s'enfermer dans son logement et à limiter ses contacts avec ses voisins qui restent alors des inconnus. Dans une recherche de développement des relations humaines par la pratique de l'architecture, il paraît alors pertinent de réfléchir à la conception et la création d'espaces partagés. Espaces qui, dans une démarche participative, peuvent être décidés collectivement en fonction des besoins. Ces lieux peuvent être de différentes natures, de l'ordre du bâti ou du végétal. Dans les projets de l'Atelier d'Urbanisme, d'Architecture et d'Informatique Lucien Kroll, c'est en grande partie dans les espaces extérieurs que se déploie la vie collective. Ainsi, dans le groupe d'habitation d'Auderghem dans lequel Lucien et Simone Kroll travaillent et vivent, cette dernière a préféré l'aménagement paysager d'un Fig. 19 : Quinze logements groupés et

bureaux, Auderghem - Le jardin partagé,

grand parc commun à toute la copropriété plutôt que espace de recontre la division en petits jardins individuels.

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Simone Kroll est également à l'origine du jardin vivrier mis en place en face du Lieu Unique à l'occasion de l'exposition Simone et Lucien Kroll, une architecture habitée. Cette expérience vectrice d'échange et de partages peut tout à fait être développée sur des parcelles en pied d'immeuble, accessibles aux seuls résidents voire à un public plus large. Déjà du temps des cités minières, des espaces de culture de ce genre étaient implantés à proximité des logements, conférant un apport vivrier au quotidien et tenant également un rôle d'intégration et de sociabilité puisqu'ils constituaient l'espace de rencontres après le travail. De nos jours, même si cette activité a disparu, les valeurs d'entraides et de collectivité qui y sont associées peuvent, elles, être conservées. Cependant, ces espaces extérieurs collectifs ne doivent pas nécessairement être qualifiés, et des espaces libres peuvent être proposés de façon à être investis spontanément et produire différents lieux de vie. Par ailleurs, les espaces communs à l'instar des espaces de circulations, se retrouvent également au sein même du bâtiment. De dimensions et fonctions différentes, ces espaces peuvent être ouverts à un public plus ou moins large. En jouant ainsi sur les transitions, plusieurs scénarios d'utilisation de l'espace au sein d'un même bâtiment sont alors possibles. Ainsi, il paraît aisé d'imaginer des espaces en rez-de-chaussée qui réunissent les habitants de l'immeuble mais également des gens de l'extérieur. La résidence ne devrait pas être perçue ou vécue comme une communauté renfermée sur elle même mais au contraire elle devrait permettre de développer un tissu social au delà des relations de voisinage. Ce choix d'usage en rez-de-chaussée, l'agence Einszueins Architecture, l'a justement adopté dans le « Wohnprojekt » (projet de logement) qu'ils ont conçu à Vienne. Il n'existe pas une liste exhaustive d'espaces à partager, mais cette agence, en recherche de nouveaux modes d'habiter, illustre à travers ce projet quelques une des possibilités. Convaincus « qu'ensemble nous pouvons faire plus 48 », les membres de Einszueins Architecture développent un fonctionnement démocratique qui favorise l'acte collectif activant par la même des forces créatrices qui contribuent à une transformation de la société49. Cette approche, motivée par l'idée que les défis environnementaux, sociaux et économiques actuels nécessitent des solutions innovantes, constitue la genèse de ce projet pilote pour une nouvelle façon de vivre à Vienne. 48 Site internet de l'agence Einszueins Architecture : www.einszueins.at/ueber-uns/vision/ 49 Ibid.

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Issu d'une collaboration habitante baptisée « Vivre avec nous », Wohnprojekt rassemble plusieurs générations aux langues, cultures et professions variées mais qui partagent une volonté commune d'habitat soutenable. C'est donc suite à de nombreuses réunions et concertations qu'a pu voir le jour cet immeuble qui contient plusieurs espaces communs dont les avantages sont à relever : –

une cuisine commune. La présence de cette salle n'a pas pour but de supprimer la cuisine de chaque logement mais offre la possibilité aux résidents de pouvoir préparer et partager des repas pour de nombreuses personnes, occasions qui ne se présentent généralement que quelques fois par an. Par ailleurs, il est tout à fait possible d'envisager ce lieu comme propice à une entre-aide et à des découvertes culinaire entre voisins aux cultures différentes.

Fig. 20 : Projet de logement à Vienne

Fig. 21 : Projet de logement à Vienne

Fig. 22 : Projet de logement à Vienne - Les jardins sont également partagés

des chambres d'amis. Tout comme les grandes réceptions, l'accueil d'invités chezsoi n'arrive généralement que ponctuellement, il n'est alors pas nécessaire d'avoir dans son logement un espace permanent dédié à cet effet. Il semble intéressant de mettre en commun ce genre de pièce, géré par un système de réservation.

des salles polyvalentes, espaces de co-working et atelier de travaux manuels. Ces espaces que chacun peut s'approprier à sa façon sont autant d'extensions du logement qui favorisent les échanges et la rencontre entre les résidents. 35


une salle de jeux pour les enfants. Outre les relations et partenaires de jeux qu'elle offre à l'enfant, la mise en commun d'un tel espace peut également permettre de concevoir des chambres plus petites, réduisant ainsi le loyer de chaque appartement, et générer des rencontres entre parents voire même des gardes d'enfants entre familles.

un sauna, une bilbiothèque et plusieurs terrasses

Fig. 23 : Projet de logement àVienne - De multiples espaces partagés

Ce projet, à l'image des habitants qui l'ont élaboré avec l'agence Einszueins Architecture, recense de multiples équipements qui leur sont utiles. Il ne s'agit pas de faire des saunas partagés dans tous les immeubles de logements mais de proposer des espaces nécessaires aux résidents dont la mise en commun permet un coût plus abordable. Ici, par exemple il n'est pas question de laverie commune qui représente pourtant un gain de place dans l'appartement et peut également être appréhendé comme un lieu de rencontre. Peut-être ce dispositif est-il davantage adapté à des résidences étudiantes. Chaque situation, lieu, demande ou attente appartiennent à des projets uniques qui ont muri collectivement avec les habitants. L'usage et la fonction des espaces sont de riches objets de réflexion. Les espaces de circulation représentent actuellement les seules possibilités de réunion, il est donc pertinent de les reconsidérer. En augmentant l'emprise de ces espaces ils pourraient également devenir des lieux où l'on reste, où l'on s'attarde pour discuter avec un voisin. 36


C'est notamment ce que développe le projet Songpa Micro Housing, à Séoul de l'agence Single speed Design (SsD). Motivée par la question de la densité urbaine ainsi que par le coût des logements50, l'agence a réfléchi pour ce projet à une mutualisation des espaces et un prolongement des appartements vers des circulations ou des balcons semi-publics. Les architectes comparent ces espaces bordant les logements au gel qui entoure les perles de tapioca. Ces « espaces tapioca » ainsi nommés, permettent alors une transition visuelle et physique douce entre public / privé, intérieur / extérieur créant des tissus sociaux entre voisins.

Fig. 24 : Songpa Micro-Housing, Séoul

Fig. 25 : Songpa Micro-Housing, Séoul "Espaces tapioca"

Cependant, afin de produire un ensemble cohérent et que chacun comprenne le degré de privatisation de chaque espace, un travail sur les seuils et les limites est indispensable. De même, il essentiel d'instaurer quelques règles d'utilisation et de gestion de ces espaces, qui pourront d'ailleurs être décidées en concertation avec les habitants, pour éviter d'éventuelles nuisances. Enfin il est primordial que le logement lui même, qui constitue le degré le plus intime de l'habitat puisse être totalement protégé et distinct de l'agitation extérieure lorsque l'habitant en ressent le besoin. Ce dernier doit pouvoir gérer sa relation au monde extérieur selon ses envies et non le subir. Ce facteur doit être pensé lors de la conception même du bâtiment notamment par la mise en place d'une bonne isolation phonique et par la prise en compte des vis-à-vis. En effet, il est important pour son épanouissement personnel d'avoir des moments pour soi, de pouvoir se couper du monde extérieur pour avoir une intimité, un espace de repli. Cette intimité, base d'une relation à soi est la condition à une relation à autrui. 50 Site internet de l'agence SsD : http://www.ssdarchitecture.com/works/residential/songpa-micro-housing/

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2. ENCOURAGER L'APPROPRIATION Vision à court et long terme

La participation des habitants à la conception de leur futur logement est nécessaire à la production d'un habitat à leur image. Cependant certaines méthodes

poussent

l'appropriation

encore plus loin à l'image du « casco », concept développé au Pays-Bas et utilisé notamment par Lucien Kroll lors du

réaménagement

du

d'Admiraalsplein à Dordrecht.

quartier Fig. 26 : Transformation d'un ilôt urbain, 130 logements, Dordrecht - Les façades animent le paysage

A l'origine, « casco » est un terme espagnol de navigation désignant une embarcation nue de tout équipement (mât, gouvernail, accastillage, …) livrée en l'état à une personne qui « fait le reste ». En architecture, il s'agit d'un financement basé sur la distinction du clos et couvert et de la finition. L'enveloppe, avec compteurs (eau, gaz, électricité) et évacuations, sont à la vente et c'est à l'acquéreur de finir le tout. 51 A ce sujet, Lucien Kroll affirme : « Voilà enfin une façon « postmoderne » de « laisser se faire » un quartier (…) acceptant les mises à jour successives, dans la diversité de ses habitants, tels qu'ils sont et non tels que les concepteurs s'obstinent à les voir...52 » C'est sensiblement sur le même concept que s'appuie le projet Quinta Monroy de l'agence Elemental qui a vu le jour dans un contexte de pauvreté d'un quartier d'Iquique au Chili. Afin de proposer un habitat à moindre coût, la recherche s'est ici portée à offrir un volume à habiter dont la moitié sera auto-construit par la suite. Le bâtiment initial fournit un support aux extensions futures mais chacun est libre de le faire quand et comment il le souhaite. Cette démarche qui n'est pas sans rappeler le concept d'incrémentalisme de Lucien Kroll, permet ainsi de donner le temps aux habitants d’agrandir leur espace de vie ultérieurement, quand ils auront peut-être plus les moyens de le faire. Ici, l'unité de la structure de base est nuancée par la diversité des interventions des différents habitants, conférant à l'ensemble une certaine cohérence. 51 KROLL Lucien, « Dordrecht Woondrecht, Admiraalsplein », 9 novembre 2006, extrait de Simone et Lucien Kroll une architecture habitée, op. cit. p.319 52 KROLL Lucien, « Dordrecht Woondrecht, Admiraalsplein », ibid. extrait de Simone et Lucien Kroll une architecture habitée, op. cit. p.323

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Puisque chaque habitant est susceptible de vouloir personnaliser son logement, cette partie de l'habitat qui lui est propre, l'architecte doit pouvoir lui en donner les clés. Pour ce faire, ce dernier doit avoir intégré que cette appropriation n'est pas un affront à sa conception mais une interprétation.

Fig. 27,28,29 : Projet de logement sociaux, Iquique - Appropriation progressive

Cependant, une fois ces finitions faites, il ne faut pas les envisager comme figées et définitives. C'est là que prend tout son sens l'importance de la modularité. Dans une démarche visant à produire un logement à l'image des habitants qui vont l'occuper, il est indispensable d'intégrer ce concept. Car, si la participation habitante au processus de projet permet d'exprimer ses besoins à un instant donné, elle n'aborde pas systématiquement la dimension temporelle. Or, une même famille peut avoir des besoins différents au cours de sa vie en fonction notamment du nombre de personnes constituant le foyer, sans pour autant devoir déménager. De plus, dans la société actuelle, il est fréquent d'être amené à changer plusieurs fois de logement, et les pratiques des précédents occupants d'un lieu ne correspondent pas forcément aux suivants. Enfin, la fonction même d'un bâtiment peut être totalement reconsidérée, à ce sujet les exemples actuels de reconversion ne manquent pas. « L'objet bâti ne se destine plus à rester éternel, homogène, complet, sacré, définitif, inerte. Il est voué maintenant à suivre la mobilité de la société et de ses besoins chaque fois nouveaux : son image veut exprimer précisément cette vertu-là53. »

Cette évolution doit être anticipée lors de la conception. C'est pourquoi, d'un point de vue technique, il est notamment indispensable de dissocier les éléments fixes de ceux qui pourront être modifiés. Pour le projet de Lucien Kroll à Dortrecht expose un système 53 KROLL Lucien, « Dordrecht Woondrecht, Admiraalsplein », op.cit. extrait de Simone et Lucien Kroll une architecture habitée, op. cit. p.320

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constructif qui distingue « supports » et « apports ». D'un côté se trouvent les supports, pérennes et nécessaires tout de suite comme dans plusieurs dizaines années, ce sont les gaines, les parties techniques, etc. D'un autre côté, les apports se développent indépendamment des supports et sont séparés les uns des autres de façon à être démontables sans altérer les supports et les apports voisins. Le projet Coréen, Songpa Micro Housing illustre cette notion de modularité. En effet, les « micro-logements », répartis en quatorze modules, peuvent être assemblés par deux, trois selon les besoins des occupants pour une vie en couple, en famille, en colocation. De même, ces modules peuvent également être investis par des fonctions différentes telles des bureaux, des ateliers, des salles d'expositions. Les possibilités sont nombreuses et offrent ainsi aux résidents la possibilité d'occuper ce même bâtiment plus longtemps et d'y pratiquer plusieurs activités.

Fig. 30,31 : Songpa Micro-Housing, Séoul – Un même espace, plusieurs scénarios possibles

Inspirés et convaincus par la dimension évolutive intégrée dans les projets de logement de Lucien Kroll, le collectif ETC s'est lancé, lors de l'exposition dédiée à lui et à sa femme au Lieu Unique à Nantes, dans la construction d'une structure modulable. Il s'agit de la reconstitution d'un appartement de la copropriété de Lucien et Simone Kroll à d'Auderghem. Ce logement témoigne des grandes possibilités d'adaptation et donc d'appropriation en fonction des souhaits des habitants, chères à l'architecte. Cette modularité est interprétée par le collectif au travers d'une trame constructive développée par l'architecte et théoricien Nikolaas John Habracken, qui « a passé sa vie à imaginer des procédures qui permettent au temps de modeler l'objet au fur et à mesure de sa vie et de ses âges successifs.54 » 54 Issu du site internet du collectif etc : http://www.collectifetc.com/realisation/lappartement-temoin/

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Cette trame de 30 cm (20+10) qui permet l'utilisation de matériaux préfabriqués tout en conservant un large choix de diversités de forme est matérialisée dans cet appartement témoin par des bandes blanches au sol. Les matériaux utilisés ici pour construire l'objet sont largement manipulables afin d'optimiser la transition de la pensée au geste et ne pas créer d'obstacle à la créativité. Après le collectif ETC, ce sont différentes équipes qui vont se succéder les unes aux autres dans cet appartement témoin, modulant à chaque fois l'espace et créant de nouveaux espaces de vie. Cette expérience, telle un « cadavre exquis » architectural, illustre bien l'idée de Lucien Kroll qui dit que ce qui détermine un espace est la façon dont il est habité et non plus la façon dont il est construit. « Les chambres sont toutes différentes : il n’est pas possible d’en faire d’identiques. Les cloisons se posent dans un périmètre très irrégulier, entre « la promenade des colonnes » non alignées. Elles sont mobiles et permettent aux habitants de les démonter eux-mêmes et de refaire en groupe le plan de leur étage, c’est à dire de pouvoir adopter une attitude naturelle et créative dans leurs relations avec l’institution et de quitter les déterminismes locataires-propriétaires, qui les caractérisent habituellement.55 »

55 KROLL Lucien à propos de la Mémé, « La zone molle », extrait de Simone et Lucien Kroll une architecture habitée, op. cit. p.113

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CONCLUSION La définition présentée de l'Habitat met en avant le fait que, bien qu'ils soient nécessaires, les critères physiques qui le composent, n'ont de sens que grâce aux interactions qu'ils produisent. Cette vision place le vivant, l'humain au cœur de toute question d'habiter. Ainsi lorsque la pratique architecturale s'intéresse à la question de l'habitat, notamment à travers la production de logement qui en est une composante, elle doit nécessairement s'axer sur la prise en compte de l'Homme dans le processus. Cette pratique vernaculaire de l'architecture, à l'oeuvre depuis des millénaires s'est peu à peu perdue au profit d'une production industrielle qui a largement déshumanisé la construction. Et si actuellement c'est ce mode de production qui prévaut, il existe pour autant des initiatives qui tendent à rendre à l'Homme sa place dans le processus. Lorsque le projet s'extrait des conditionnements capitalistes d'efficience et de profit toujours plus grand, il peut alors développer une posture différente qui prend le temps d'apprécier les qualités humaines et ainsi les exacerber. A l'instar de Lucien Kroll ou de Patrick Bouchain, la valorisation de l'Homme dans le processus de projet en matière d'habitat passe par plusieurs engagements de l'architecte. La première des démarches nécessaire consiste à mettre en valeur la parole et l'échange. Aristote disait justement, « La nature ne fait rien en vain; or elle accorde la parole à l'Homme exclusivement ». La mise en place d'un dialogue sincère entre l'architecte et les artisans, dans une relation d'égal à égal permet à chacun d'exprimer son opinion et d'être écouté. En outre, ces échanges seront également à l'honneur avec et entre les futurs habitants grâce à une collaboration étroite dès les prémices du projet. Cette participation est très certainement la seule façon de connaître et de comprendre leurs attentes. Si l'environnement quotidien dans lequel évolue un individu est déterminant dans sa construction personnelle et sa relation aux autres, il semble que le métier d'architecte qui impacte sur l'élaboration de cet environnement doive se faire de manière concernée. Cette pratique détient des capacités à concevoir des espaces créateurs ou exhausteurs de relations humaines, dans un monde où la nécessité de vivre les uns au contact de l'autre se fait de plus en plus grande. Il faut par conséquent placer la démarche au profit des sociabilités. 42


Enfin, l'architecte doit également, dès la conception, avoir une vision à long terme de l'habitat et l'intégration de la dimension humaine à la création du projet permet d'appréhender l'architecture comme organisme vivant. Cette anticipation du mouvement s'exprime par des systèmes modulables et adaptables qui favorisent l'appropriation par tout un chacun et ainsi garantissent une pérennité à l'ensemble.

Si en 1975, Ivan Illich prévoyait une révolution imminente dans la société, il semble que celle-ci ne soit pas encore d'actualité. Cependant des démarches replaçant l'Homme au cœur du processus de projet et valorisant les relations humaines n'ont pas attendu le renversement

du

système

capitalisme

pour

se

développer.

Selon

le

principe

« d'incrémentalisme » de Lucien Kroll, on peut ainsi imaginer changer pas à pas les modes de productions en matière d'Habitat en s'appuyant sur la valorisation d'une pratique vernaculaire qui place la priorité sur le respect des critères humains et environnementaux. C'est du moins dans cette optique, que j'envisage ma pratique future du métier d'architecte.

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RESSOURCES BIBLIOGRAPHIE ▪ OUVRAGES

BOUCHAIN Patrick, Construire autrement : Comment faire ?, Arles : Edition Actes Sud, coll. « l'Impensé », 2006. 190p BOUCHAIN Patrick, Exyzt, Construire en habitant, Edition Actes Sud, coll. « l'Impensé », septembre 2011. 111p BOUCHAIN Patrick et JULIENNE Loïc, Construire ensemble / Le Grand ensemble, Paris : édition Actes Sud, coll. «l'Impensé », hors-série, 2010. 72p BOUCHAIN Patrick, Histoire de Construire, Arles : Edition Actes Sud, coll. « l'Impensé », 2012. 418p BOUCHAIN Patrick (dir.), Simone & Lucien Kroll une architecture habitée, Arles : Editions Actes Sud, 2013. 360p BRAUSH Marianne, EMERY Marc, L'Architecture en questions, Paris : Editions

du

Moniteur, Collection Architextes,1996, 248p CASTANY Laurence, La condition publique à Roubaix : Patrick Bouchain, B & H architecte, Paris : Editions Sujet / Objet, 2004, 96p FREY Pierre, Learning from vernacular, Arles : Editions Actes Sud, 2010, 170p ILLICH Ivan, La convivialité, Paris : Editions du Seuil, 1973, 160p KROLL Lucien, Tout est paysage, Paris : Edition Sens & Tonka, 2001, 190p KROLL Lucien, Buildings and Projects, Introduction par Wolfgang Pehnt, Londres : Thames and Hudson, 1988, 144p PAQUOT Thierry, LUSSAULT Michel et YOUNÈS Chris (dir.), Habiter, le propre de l'humain, Paris : Editions La découverte, 2007, 380p TAPIE Guy, Sociologie de l'habitat contemporain, Marseille : éditions Parenthèses, coll. Eupalinos série Architecture et Urbanisme, 2014, 237p 44


▪ REVUES ARCHITECTURALES

AMC n°239, Février 2015 Architecture d'Aujourd'hui n°183, « Université, Ville et Territoire », Janvier/Février 1976 EK n°44, Avril-Mai 2015

▪ DOSSIERS COMPLÉMENTAIRES

Dossier d'itinérance pour l'exposition « Tout est paysage une architecture habitée, Simone & Lucien Kroll », Cité de l'Architecture et du Patrimoine, Paris Dossier d'accompagnement pour l'exposition « Simone et Lucien Kroll une architecture habitée », Le Lieu Unique, Nantes

INTERVIEWS & CONFÉRENCES BOUCHAIN Patrick, « Ma voisine, cette architecte », propos recueillis par Edith Hallauer, Paris, Juin 2011 BOUCHAIN Patrick, interview accordée à Arthur DREYFUS pour l'émission « Encore heureux », Radio France Inter, 3 juin 2014. 51min BOUCHAIN Patrick, interview accordée à Joseph CONFAVREUX pour Médiapart, 18 juin 2014. 53min BOUCHAIN Patrick, « A la frontière du réalisable et de l’impossible », 12 septembre 2013, Ecole Spéciale d'Architecture, Paris. 55Min KROLL Lucien et Simone, Collectif Etc, « Une architecture habitée », 14 février 2014. 1h53min

45


SITOGRAPHIE ▪ AGENCES D'ARCHITECTURE

Atelier Lucien Kroll : http://homeusers.brutele.be/kroll/ Collectif Etc : www.collectifetc.com Construire : www.construire.cc Einszueins Architecture : www.einszueins.com Elemental : www.elementalchile.cl EXYZT : www.exyzt.org SsD : www.ssdarchitecture.com ▪ PROJETS D'ARCHITECTURE

www.archdaily.com/10775/quinta-monroy-elemental www.architizer.com/projects/songpa-micro-housing www.wohnprojekt-wien.at ▪ INTERVIEW & CONFERENCES

www.babelio.com/auteur/Patrick-Bouchain/11522 www.esa-paris.fr/Conference-A-la-frontiere-du-2042.html www.franceinter.fr/player/reecouter?play=910386 www.pavillon-arsenal.com/videosenligne/collection-6.php www.strabic.fr/Patrick-Bouchain-ma-voisine-cette-architecte-1 ▪ AUTRES

www.ined.fr www.Larousse.fr www.populationmondiale.com 46


TABLE DES FIGURES Tous les plans, dessins et photographies relatifs aux travaux de Simone et Lucien KROLL : © Lucien KROLL

Figure 1 : PHOTOGRAPHIE ; « La Mémé », Quartier des facultés de médecine de

l'Université catholique de Louvain, Woluwe-Saint-Lambert, Belgique, 1970. Issue du site internet de l'Atelier Lucien Kroll : http://homeusers.brutele.be/kroll/ Figure 2 : PHOTOGRAPHIE ; « La Mémé », Woluwe-Saint-Lambert, Belgique, 1970. Extraite

de Simone et Lucien Kroll une architecture habitée, Patrick BOUCHAIN (dir.), p92

Figure 3 : PHOTOGRAPHIE ; « Le Magasin », Grenoble, France, 1986. Issue du site internet

de l'agence Construire : www.construire.cc Figure 4 : PHOTOGRAPHIE ; « Le Lieu Unique », Nantes, France, 2000. Issue du site

internet de l'agence Construire : www.construire.cc Figure 5 : PHOTOGRAPHIE ; « La Condition Publique », Roubaix, France, 2004. Issue du

site internet de l'agence Construire : www.construire.cc, Photographe : Philippe RUAULT

Figure 6 : PHOTOGRAPHIE ; « Métavilla », Biennale d'Architecture de Venise, Italie, 2006.

Issue du site internet de l'agence Construire : www.construire.cc, Photographe : Cyrille WEINER

Figure 7 : CROQUIS ; « Quinze logements groupés et bureaux », Berlaimont-Geyskens,

Auderghem, Belgique, 1961. Extrait de Simone et Lucien Kroll une architecture habitée, Patrick BOUCHAIN (dir.), p48-49 Figure 8 : PLAN ; « Quinze logements groupés et bureaux », Auderghem, Belgique, 1961.

Extrait de Simone et Lucien Kroll une architecture habitée, Patrick BOUCHAIN (dir.), p50 Figure 9 : PEINTURE ; « Quinze logements groupés et bureaux », Auderghem, Belgique,

1961. Extraite du dossier d'itinérance pour l'exposition « Simone et Lucien Kroll une architecture habitée », Peintre : Yves BELOGEY

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Figure 10 : PHOTOGRAPHIE ; « Cent cinquante logements, Les Vignes Blanches », Cergy-

Pontoise, France, 1977. Extraite de Simone et Lucien Kroll une architecture habitée, Patrick BOUCHAIN (dir.), p155 Figure 11 : PHOTOGRAPHIE ; « Les Vignes Blanches », Cergy-Pontoise, France, 1977.

Extraite de Simone et Lucien Kroll une architecture habitée, Patrick BOUCHAIN (dir.), p161 Figure 12 : PHOTOGRAPHIE ; « Les Vignes Blanches », Cergy-Pontoise, France, 1977.

Extraite de Simone et Lucien Kroll une architecture habitée, Patrick BOUCHAIN (dir.), p157 Figure 13 : CROQUIS ; « Les Vignes Blanches », Cergy-Pontoise, France, 1977. Extrait de

Simone et Lucien Kroll une architecture habitée, Patrick BOUCHAIN (dir.), p160

Figure 14 : PHOTOGRAPHIE ; « Rénovation de 60 maisons au Chemin Vert », Boulogne-

sur-Mer, France, 2013. Extraite de la fiche projet « Ensemble à Boulogne-sur-Mer », www.construire.cc, Photographe : Sophie RICARD Figure 15 : PHOTOGRAPHIE ; « Rénovation de 60 maisons », Boulogne-sur-Mer, France,

2013. Extraite de la fiche projet, www.construire.cc, Photographe : Sophie RICARD Figure 16 : PHOTOGRAPHIE ; « Rénovation de 60 maisons », Boulogne-sur-Mer, France,

2013. Extraite de la fiche projet, www.construire.cc, Photographe : Sophie RICARD Figure 17 : PHOTOGRAPHIE ; « Rénovation de 60 maisons », Boulogne-sur-Mer, France,

2013. Extraite de la fiche projet, www.construire.cc, Photographe : Sophie RICARD Figure 18 : PHOTOGRAPHIE ; « Rénovation de 60 maisons », Boulogne-sur-Mer, France,

2013. Extraite de la fiche projet, www.construire.cc, Photographe : Sophie RICARD

Figure 19 : PHOTOGRAPHIE ; « Quinze logements groupés et bureaux », Auderghem,

Belgique, 1961. Extrait de Simone et Lucien Kroll une architecture habitée, Patrick BOUCHAIN (dir.), p53

Figure 20 : PHOTOGRAPHIE ; « Wohnprojekt », Vienne, Autriche, 2014. Issue du site

internet de l'agence Einszueins Architecture, www.einszueins.com 48


Figure 21 : PHOTOGRAPHIE ; « Wohnprojekt », Vienne, Autriche, 2014. Issue du site

internet de l'agence Einszueins Architecture, www.einszueins.com Figure 22 : PHOTOGRAPHIE ; « Wohnprojekt », Vienne, Autriche, 2014. Issue du site

internet de l'agence Einszueins Architecture, www.einszueins.com Figure 23 : SCHÉMA DE PRINCIPE ; « Wohnprojekt », Vienne, Autriche, 2014. Extrait de la

revue AMC n°239, Février 2015, p48

Figure 24 : PHOTOGRAPHIE ; « Songpa Micro-Housing », Séoul, Corée du Sud, 2014.

Issue du site internet de l'agence SsD : www.ssdarchitecture.com Figure 25 : PHOTOGRAPHIE ; « Songpa Micro-Housing », Séoul, Corée du Sud, 2014.

Issue du site internet de l'agence SsD : www.ssdarchitecture.com

Figure 26 : PHOTOGRAPHIE ; « Transformation d'un îlot urbain, cent trente logements »,

Dortrecht, Pays-Bas, 1998. Issue de l'exposition « Simone et Lucien Kroll une architecture habitée »

Figure 27 : PHOTOGRAPHIE ; « Quinta Monroy », Iquique, Chili, 2003. Issue du site internet

de l'agence Elemental : www.elementalchile.cl Figure 28 : PHOTOGRAPHIE ; « Quinta Monroy », Iquique, Chili, 2003. Issue du site internet

archdaily : www.archdaily.com Figure 29 : PHOTOGRAPHIE ; « Quinta Monroy », Iquique, Chili, 2003. Issue du site internet

de l'agence Elemental : www.elementalchile.cl

Figure 30 : ASSEMBLAGE DE PLANS ; « Songpa Micro-Housing », Séoul, Corée du Sud,

2014. Issue du site internet de l'agence SsD : www.ssdarchitecture.com et de www.architizer.com Figure 31 : ASSEMBLAGE DE PLANS ; « Songpa Micro-Housing », Séoul, Corée du Sud,

2014. Issue du site internet de l'agence SsD : www.ssdarchitecture.com et de www.architizer.com

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VERS UNE CONSTRUCTION COLLECTIVE DE L'HABITAT ANTICONSTITUTIONNELLEMENTALLEMENT

Dans l'optique d'une pratique architecturale concernée par le milieu dans lequel elle s'inscrit, ce mémoire vise à engager des pistes de réflexion au sujet de l'Habitat et des relations humaines inhérentes à celui-ci ainsi qu'à sa production. Ce travail présente l'architecte comme un acteur de la construction, au même titre que l'habitant et l'artisan, dont le rôle n'est pas d'imposer une vision du projet mais d'inviter à en développer une commune. Cela induit une façon différente de produire des lieux à habiter qui ne peut cependant être réalisable que si l'architecte s'accorde à placer le vivant, l'humain au cœur de ses préoccupations. En s'appuyant sur des exemples de réalisations, la dimension temporelle de l'architecture est également mise en avant. Les processus d'adaptabilité et de modularité permettant des appropriations successives sont des pistes pour imaginer de nouvelles typologies d'Habitat, en adéquation avec une société mouvante.

_______ In the perspective of architectural practice concerned with the environment in which it is incorporated, this paper aims to engage actionable insights about the Habitat and human relationships inherent to it, as well as its production. This work presents the architect as a player in the construction, as well as the inhabitant and the building worker , whose role is not to impose a vision of the project but to invite to develop a town. This induces a different way to produce places to live which can however only be achieved if the architect agrees to place the living things, the human people at the heart of its concerns. Drawing on examples of achievements , the temporal dimension of architecture is also highlighted. The adaptability and modularity processes allowing successive appropriations are ways to imagine new types of housing, in line with a changing society.

Habitat - Logement collectif - Architecture participative - Modularité - Kroll - Bouchain


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