Paysage Urbain Tokyoïte - L'entre-deux comme fabrique de la ville

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Ecole Nationale Supérieur d’Architecture de Montpellier

Mémoire de Master 2 Présenté par Chloé Chazalon Sous la direction de Frédérique Villemur

Paysage urbain tokyoïte L'entre-deux comme fabrique de la ville

2017-2018 Jury : Patricia Audouy – Gilles Cusy – Frédéric Saint Cricq – Frédérique Villemur


- Les noms de personnes japonaises ont été écrits de façon traditionnelle, le nom précède le prénom. - Les mots japonais employés en italique et sont définis dans le vocabulaire page 57

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Sommaire

Remerciements  Page | 05 Introduction  Page | 07

Partie I Mise en situation 1.Paysage sensible  Page | 09 Shikaku, la vue  Page | 09 Kyuukaku, l’odorat  Page | 12 Saturation et absence  Page | 15 2. Les espaces « creux »  Page | 17 Apparition  Page | 18 Accessoirisation  Page | 20 Occupation active  Page | 22 3. Micros architectures  Page | 24 Vision d’un architecte  Page | 24 Rojo, l’école d’observation de la rue  Page | 26

Partie II Influence du commerce sur les formes urbaines 1. Shotengai, la rue commerçante  Page | 27 Historique  Page | 27 Situations  Page | 29 Communauté  Page | 32 2. La ville polynucléaire  Page | 34 Sakariba  Page | 34 Flux  Page | 36 Vitrine de la ville  Page | 38

Partie III Esthétique de l’ordinaire 1. Roji, la ruelle  Page | 39 Hiérarchie et circulation  Page | 39 Une identité à part  Page | 42 Oku, la profonfeur  Page | 44

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2. Tokyo no ie Page | 46 Un lieu préservé Page | 46 Kotei, le parcours Page | 48 Habiter la rue Page | 50 3. Dé-composer Page | 51 Pixellisation de la maison Page | 51 Mobilité Page | 53

Conclusion Page | 55

Vocabulaire Page | 57

Références Page | 60

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Remerciements

Je souhaite tout d’abord remercier Frédérique Villemur pour son suivi tout au long de ce travail. Ses conseils avisés et ses nombreuses références ont été indispensables pour mener à bien cet exercice. Je remercie également ma famille ainsi que mes amis, pour leur aide, leur relecture et le soutien qu’ils m’ont apporté. Enfin, une pensée particulière pour mes anciens collèges étudiants en architecture à Yokohama ainsi qu’aux personnes que j’ai rencontrées sur place durant mon séjour au Japon, qui m’ont permis de mieux appréhender la culture japonaise et qui m’ont beaucoup apporté humainement.

« La même rivière coule sans arrêt, mais ce n’est jamais la même eau. De-ci, de-là, sur les surfaces tranquilles, des tâches d’écumes apparaissent, disparaissent, sans jamais s’attarder longtemps. Il en est de même des hommes ici-bas et de leurs habitations. » Kamo no Chomei, Hojoki, 12121

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Extrait de BAILLY Sandrine, Une saison au Japon, La Martiniere, Paris, 2009

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Fig. 1 Sacred Grove, estampe Toshi Yoshida, 1941

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Introduction

Une année passée au Japon m’a sensibilisée à l’implicite dans l’architecture, cet entre-deux que l’on ressent intuitivement auquel on ne prête pas toujours attention, mais qui a pourtant une influence sur le comportement des gens et sur le développement de la ville. Durant cette année d’échange(s) j’ai pu m’imprégner de l’atmosphère de ce pays et découvrir cette culture si lointaine et méconnue en explorant les villes japonaises. Ce mémoire se concentre principalement sur la ville de Tokyo car elle constitue une entité riche et variée dans laquelle on retrouve l’espace intermédiaire à différentes échelles. Au cours de promenades urbaines, j’ai été étonnée par le fort renouvellement du bâti de la ville. Les bâtiments ont une durée de vie de trente ans, ce qui implique que Tokyo est en permanence en chantier. Non loin de l’Université de Kanagawa où j’ai étudié, une vieille maison en bois qui possédait une extension en béton – anciennement un magasin – a été détruite en seulement deux jours. Le terrain n’est pas resté libre longtemps puisque qu’un mois après la parcelle a été divisée en deux afin de recevoir deux bâtiments de logements collectifs, ne laissant qu’un lointain souvenir de la maison traditionnelle qui était anciennement présente. Ce cycle de construction a attiré mon attention sur un autre élément, l’espace entre-deux, temporel et physique. Quelle perception les japonais en ont-ils ? Ont –ils une fonction ? Quel est leur rôle dans la ville ? Au cours de ce mémoire, j’ai voulu exprimer une vision de Tokyo telle que je l’ai vécue et telle que d’autres ont pu la vivre, à travers les sensations. On découvre la ville avec comme seul outil son corps, comme la première fois que j’ai parcouru Tokyo. Le but est de dresser

un portrait sensible de la ville. Cette ouverture est nécessaire à la découverte et à l’expérience des espaces creux qui apparaissent en négatif de l’espace construit. Cela nous permettra si ce n’est de définir, de mieux cerner ce type d’espace résiduel grâce à l’étude de leur apparition sur le tracé urbain, et des différentes activités qui peuvent apparaitre dans ces anomalies. Nous verrons aussi que d’autres avant nous, comme l’atelier Bow Wow ou plus anciennement les membres du mouvement Rojo 2 , ont déjà fait cette démarche d’exploration urbaine afin de recenser les discrètes micros architectures qui parsèment la ville. Dans un second temps, et afin de mieux comprendre l’organisation de la ville, nous nous pencheront sur l’évolution d’Edo, à travers l’étude des lieux de commerces et d’échanges. Il y a tout d’abord eu le développement d’une culture de la rue et non de la place marqué par les regroupements de marchands le long de routes empruntées qui ont ensuite formé des shotengai. De ces regroupements sont nés des chi en, des liens de confiance tissés entre les personnes qui partagent le même espace de vie quotidienne, permettant aux habitants d’avoir un impact sur l’urbanisation de la ville par l’esprit de communauté. Une ville particulière car elle s’organise autour de foyers d’animations, de rencontres et d’échanges, influençant le développement de la ville suivant un schéma polynucléaire. Ces centres d’activités reliés entre eux par des flux, constituent donc la base de l’urbanisation de la ville, leur conférant un rôle de vitrine, d’image de la ville. Beaucoup de personnes étrangères à Tokyo se représentent la capitale nippone à travers 2

Les mots japonais indiqués en italique sont définis dans le vocabulaire p.57

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le Shibuya Crossing, maintes fois filmé et représenté au cinéma. Enfin, dans un dernier temps, nous changerons d’échelle pour se rapprocher de l’habitat, en empruntant une ruelle arrière. Cette différence de point de vue montre une certaine hiérarchie dans le parcours, qui se traduit par un changement d’ambiance et la formation d’une identité particulière, le roji. En progressant de la rue à la maison, nous sommes à même d’appréhender la notion de profondeur présente dans la culture japonaise pour arriver au cœur de l’habitat. Le parcours dans la ville puis dans la maison est synonyme de lien entre les espaces, le jeu entre intériorité et extérieur se joue autour de la maison, dans des espaces à la fois publics et intimes marqués par des seuils qui agissent comme des filtres afin de préserver la plus petite entité de la ville, l’homme. Ces petits habitats qui se révèlent parfois trop centrés sur eux même poussent les habitants à une mobilité qui est déjà présente dans le mode de vie japonais, et qui a été source d’inspiration pour de nombreux architectes contemporains.

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Partie I Mise en situation

1.Paysage sensible Shikaku, la vue Lorsque l’on arrive à Tokyo, l’œil occidental encore inadapté a souvent du mal à se fixer, choqué par ce qu’on nomme souvent, le « chaos urbain ». Il faut comprendre là, l’apparence désorganisée et non la stérilité du chaos originel. Les formes urbaines ne sont pas tout le temps maitrisées ou contrôlées, ce qui donne naissance à des agglomérats de formes et de matières, ce même collage évoqué par Manuel Tardis dans « Tokyo Portraits et Fictions ».3 Dans la plupart des rues, les lignes électriques ne sont pas enterrées, telles des toiles d’araignées géantes, les câbles disgracieux encombrent le ciel gris et les façades des bâtiments. On est à même de se poser la question de l’intérêt de garder autant de risques de départ d’incendie, car sur les vingttrois arrondissements qui constituent Tokyo, seulement sept sont équipés d’un réseau enterré. Ces installations font partie du décor urbain et l’on pourrait suivre ces fils d’Ariane, qui forment un parcours dans la ville, comme l’on progresse dans les installations de l’artiste japonaise Chiharu SHIOTA. Dans son œuvre In Between (2012) (Fig.2) ou encore In Silence (2004) 4 notre vision des objets est altérée en fonction de la densité des fils et de leur disposition organique. A Tokyo, la densité des câbles fait oublier le bâti qui se trouve juste derrière et change notre perception de l’espace environnant. La dimension symbolique des fils est très intéressante dans le travail de l’artiste, ils matérialisent les liens 3

TARDIS Manuel, Tokyo, Portaits et Fictions, Paris, Le Gac Press, 2011, chap 30 « Collage » p.130-131 4 SHIOTA Chiharu, In Between, Strozzina Fondazione Palazzo Strozzi, Firenze, 2012 In Silence, Hiroshima City Museum of Contemporary Art, Hiroshima, Japon, 2004

à la fois physiques et intangibles qui se tissent dans une vie, dans un espace. Grâce à l’enchevêtrement des fils de laine, un aspect vaporeux est créé autour d’objets de la vie quotidienne ; chaises, tables, piano, valises, ils symbolisent l’absence, la difficulté à communiquer car les objets sont parfois inaccessibles, mais montrent aussi l’appartenance à une culture collective. Il n’est pas dans les mœurs japonaises d’inviter les gens chez soi, et c’est cette distance là que l’on ressent entre le bâtiment lui-même et la rue, bien qu’ils partagent le même espace, ce sont les linéaires de câbles qui lient entre eux les façades hétérogènes. Cette distance est parfois accentuée par l’installation de panneaux, d’écrans ou encore d’affiches qui noient le bâtiment sous un amas publicitaire.

Fig. 2 Exposition In Between,2012, photo M.Margheri

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Au Japon, il est courant de s’inspirer de styles occidentaux pour les adapter librement à des bâtiments. Il y a eu une première vague dans les années 1900, lorsque le pays s’est ouvert aux influences étrangères, et c’est à cette période que des architectes étrangers tels Franck Lloyd Wright, fortement marqués par les bribes d’architecture japonaise qui leurs sont parvenues, ont fait le déplacement. L’influence a alors été mutuelle car un japonisme a émergé en Occident tandis que l’inverse s’est produit au Japon. Cela a donné naissance à une architecture nouvelle où l’on retrouve des éléments architecturaux qui n’appartiennent pas à la culture asiatique, employés dans des situations qui leur font perdre leur sens initial. Mais l’héritage diffère car dans le cas du japonisme, des éléments d’architecture japonaise ont étés copiés puis appliqués littéralement, c’est notamment le cas des Prairies Houses5. A contrario, au Japon les éléments architecturaux occidentaux notables, sont repris et adaptés à la culture japonaise. Cette notion d’intégration à la culture est principalement visible dans l’œuvre de Fumihiko Maki, Hillside Terrace Complex à Daikan Yama, basée sur une trame, s’adaptant à la topographie et au végétal existant, ce complexe présente également une adaptation des principes de base du modernisme, et une utilisation du béton sans ornements. Un autre bâtiment notable est le bureau de la préfecture de Kagawa à Takamatsu6 réalisé par Tange Kenzo (Fig.3). C’est une réinterprétation des formes 5

Le plan libre, les baies horizontales, toit débordant, pilotis et structure poteaux-poutres, sont autant d’éléments qui sont issus d’une influence mutuelle entre le Japon et l’Occident, et qui auront une influence considérable sur l’architecture ensuite (Les cinqs points de l’architecture moderne du Corbusier en 1927, plus tard, le Bauhaus et les Cases Study Houses entre 1945 et 1960) 6 The Kagawa prefectural office, Takamatsu, Shikoku

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structurelles traditionnelles qui consistent à l’empilement et le croisement de poutres en bois, ici, faites en béton. L’emprunt et l’adaptation sont deux concepts très présents dans la philosophie japonaise ; à ne pas confondre avec la copie, le mitate consiste en l’évocation d’un paysage, et lie donc la création à l’original.7 La législation japonaise, assez peu contraignante, impose à chaque bâtiment qu’il puisse permettre au voisin de bénéficier d’ensoleillement naturel direct 8 . Cela se traduit par un découpage assez irrégulier des toitures et un non alignement des façades. De plus, un espace de sécurité de 50 centimètres minimum entre les constructions est réservé, dans une ville sujette maintes fois à des incendies dévastateurs, il permet de démolir un bâtiment rapidement sans toucher à celui d’à côté. Cet espace très utile est souvent utilisé comme ruelle, ou sert à entreposer les éléments techniques tels le bloc de climatisation d’une maison. Il permet également de mettre des ouvertures tout autour d’un bâtiment qui ne serviront pas pour la vue mais pour la ventilation naturelle et l’apport de lumière.

Dans la capitale, ce sont les entreprises privées qui ont le monopole de la construction et, quelques ponctuelles architectures notables mis à part, la ville est le reflet de cette privatisation qui favorise l’industrialisation et la préfabrication de matériaux sans qualité. L’héritage culturel fortement lié à la temporalité, le prix exorbitant du terrain et la péremption liée à l’utilisation de matériaux « pauvres », sont autant de facteurs qui limitent la durée de vie

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TARDIS Manuel, Tokyo portraits et fictions, Paris, Le Gac Press, 2011, chap 31 « Mitate » p. 132-133 8 Loi dite de la ligne oblique du côté nord


des bâtiments à tout juste une trentaine d’années. Rapidement démontées ou démolies, les constructions sont très vites remplacées par de nouvelles, impliquant un renouvellement de la ville important. Mais une question se pose, celle de la perte de repères et de la fabrique du patrimoine tel qu’on le conçoit. En effet, la culture occidentale s’attache au matériel, à la pierre, les ruines sont belles et il y a une forte nostalgie de l’ancien. La culture nipponne, elle, est profondément attachée au présent, les ruines n’ont donc pas leur place9. La beauté réside dans le fait qu’une construction est entretenue. Le patrimoine ne consiste donc pas à transmettre quelque chose de matériel mais dans l’appréciation du savoir-faire, qui lui est transmis de génération en génération.

Fig. 3  Bureau de la préfecture de Kagawa, photo Tange Kenzo Associates

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BERQUE Augustin, Du Geste à la Cité, Formes urbaines et lien social au Japon, Paris, Gallimard, 1993

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Kyuukaku, l’odorat «-Qu’est-ce que l’esprit du Japon ? - C’est la vie Japonaise. -Qu’est-ce que c’est, la vie japonaise ? - C’est vivre en Japonais et puis vivre au Japon. - En quoi c’est différent de vivre en France ou en Amérique ? - D’abord l’air. - Qu’est-ce qu’il a, l’air ? - L’air mouillé… » (Koumiko, Héroïne du documentaire de Chris Marker, Le mystère Koumiko, 1965) L’odeur indéfinissable de Tokyo est fortement marquée par l’humidité ambiante, liée à l’insularité du Japon. L’odorat est peutêtre le sens que l’on sollicite le moins lorsque l’on est dans la rue, mais il n’en reste pas moins primordial que les autres pour appréhender les ambiances. Au Japon, l’art d’apprécier les parfums kodo, fait partie des trois arts traditionnels en compagnie de l’ikebana, l’art de l’arrangement floral, et de la cérémonie du thé, chanoyu. Lors de la cérémonie du kodo, il est courant de créer des jeux, des associations d’odeurs, inspiré des saisons, de la poésie ou des voyages, appelés kumiko10.

bon exemple de mixage des fonctions au sein d’un même bâtiment. Généralement on retrouve des petits commerces en rez-dechaussée, puis des bars, karaokés ou restaurant en étage, et enfin, des bureaux de petites entreprises ou des logements, le tout, indiqué par des enseignes en façade. Dans des zones un peu moins denses on trouve plutôt des restaurants intimistes où la capacité d’accueil est seulement de quelques personnes. Ces restaurants traditionnels sont particuliers car ils ne sont signalés que par de petites bandes de tissus – noren - positionnés devant les portes coulissantes en bois qui indiquent la spécialité du restaurant. Enfin, de façon temporaire, des stands de marchands ambulants nommés yatai (Fig.4) sont positionnés à des endroits stratégiques lors de marchés ou de festivités. Ces éléments contribuent à créer une ambiance de façon ponctuelle dans la ville, ils sont tous destinés à recevoir du public mais certains ne sont utilisés que par des « initiés », car ils sont moins évidents à trouver.

On pourrait classer les odeurs selon une échelle de « présence » c’est-à-dire, tout d’abord par les odeurs fortes délimitées par un espace matérialisé, puis les odeurs de base, que l’on sent souvent, et enfin l’absence d’odeurs. L’odeur de nourriture est certainement celle qui est très reconnaissable et très présente dans les rues animées, elle provient des restaurants et des vendeurs de nourriture. Fait étonnant à Tokyo, un restaurant traditionnel appelé izakaya peut se retrouver au cinquième étage d’une tour à cause du manque de place au niveau de la rue. C’est un 10

Se prononce Koumiko.

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Fig. 4  Succession de yatai, photo Jud


Parmi les odeurs ponctuelles, il y en a une qui est liée au renouvellement de la ville et à la construction. C’est l’odeur de résine que l’on sent lorsque l’on passe devant un chantier en cours, car pour des raisons économiques, techniques et traditionnelles, la structure est entièrement réalisée en bois 11 . Elle est montée très rapidement et permet ensuite de venir fixer les panneaux préfabriqués pardessus, c’est cette même rapidité et facilité de mise en place qui contribue à l’éphémérité de l’odeur. En effet, sitôt un bâtiment démoli, un suivant est reconstruit, puis le chantier disparait, et plus loin, un autre bâtiment en fin de vie sera lui-même démoli, suivant ce phénomène cyclique. Mais ici, aucun public n’est accepté, les chantiers sont protégés par des panneaux et des bâches qui cachent l’évolution de la construction. Ces éléments qui sont mis en place afin de ne pas salir la rue et les bâtiments autour, délimitent un espace infranchissable par le public. On notera que la transition rapide d’un état démoli à un état construit n’est pas toujours visible par le public.

précédemment réside dans le fait qu’elle sera permanente dans un lieu précis, et non plus temporaire. Un temple est une construction faite pour abriter une divinité, or au Japon, la divinité est directement liée au lieu 13 et le temple ne changera jamais de place ; s’il doit être détruit, il sera reconstruit exactement au même endroit14.

En été, le taux d’humidité très élevé se ressent notamment dans les constructions anciennes car elles ne sont pas équipées de climatiseurs modernes, et les matériaux tels le bois ou le papier de riz des shoji 12 absorbent l’odeur. Cette odeur est donc plus forte qu’ailleurs dans les vieilles maisons et les temples, ce qui rajoute une dimension mystique et mystifiante à l’ancien. L’odeur d’encens est caractéristique des temples, mais la différence majeure avec les odeurs évoquées

A Tokyo, le métro n’a pas d’odeur car il est nettoyé plusieurs fois par jour et les usagers sont respectueux des lieux publics. Ce respect du prochain est inhérent à la culture japonaise, l’idée qu’un peuple uni fait un pays implique que chaque individu fait partie d’un tout et que donc chaque geste a une influence. Des précautions ont alors été mise en place pour limiter les désagréments tels la pollution liée aux carburants ou à la cigarette.

L’odeur de base est très peu prononcée pour une ville qui abrite une aussi importante concentration de personnes, et cela est lié aux nombreux espaces verts de la ville. Ils sont présents sous plusieurs formes, la plus courante consiste pour les habitants à disposer des plantes en pot autour de leurs habitations. De façon ponctuelle, des parcs aménagés à l’époque Edo ont été conservés à l’identique et créent des creux de verdure dans le tissus urbain. C’est également le cas de certains temples qui possèdent une forêt sacralisée tel le sanctuaire Meiji-Jingu, niché dans le quartier dense de Shibuya, avec une forêt de presque un kilomètre carré15.

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Généralement ce sont des essences de pin, cyprès et cèdre qui sont favorisées car les arbres sont longilignes. Voir à ce sujet la conférence de Benoît Jacquet sur la spatialité japonaise, disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=gMNRAbUufr 0 12 Panneau de séparation coulissant, à armature en bois recouverte de papier de riz

Une divinité shintoïste peut être présente dans un site naturel comme une rivière, une forêt, une montagne par exemple, Fuji-san, le mont Fuji, est une divinité. 14 Le temple d’Ise, qui fait partie du sanctuaire shintoïste le plus connu du Japon, est reconstruit tous les vingt ans. Chaque bâtiment du sanctuaire est donc renouvelé à tour de rôle, et reste au même emplacement depuis des siècles. 15 En 2008 on comptait plus de 700 000m² de forêt avec 245 espèces d’arbres différentes.

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Depuis 2003, le gouvernement de Tokyo a décidé de mettre l’accent sur les voitures électriques ou hybrides, et de sanctionner les véhicules polluants. On a donc la sensation paradoxale de respirer de l’air peu pollué dans la plus grande ville du monde. Il n’y pas non plus d’odeur de cigarette dans la rue car il est interdit de fumer à l’extérieur, en dehors des espaces dédiés. Très rarement, en bas de certains immeubles, de petits espaces sont donc aménagés, parfois délimités par des plantes en pot, parfois par une paroi en verre, pour permettre aux employés de fumer légalement à l’extérieur. Le confort de tous est appréhendé parfois de manière paradoxale ; prenons l’exemple des pachinko16(Fig.5), une salle de jeu d’arcade où les gens vont pour se détendre après le travail et tenter de gagner de l’argent. Fumer est autorisé dans ces lieux car ce sont des lieux de détente, mais l’odeur de cigarette qui sature la salle rend l’atmosphère irrespirable. Ces casinos sont très mal vu par la population et les qui gens entrent ou sortent discrètement, ne peuvent retenir le nuage de fumée qui s’échappe des portes automatiques. Véritable défouloir hors du temps, les joueurs passent des heures dans ces endroits et ne ressortent qu’au petit jour, lorsque la rue est déserte.

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Importés de Corée et influencé par les Casinos européens, les pachinko sont en réalité contrôlés par la mafia japonaise. Les jeux d’argents étant interdits, les joueurs achètent des billes qu’ils mettent ensuite dans des machines, et échangent les jetons gagnés contre des lots (paquets de cigarette par exemple…).

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Fig. 5 A l’intérieur d’un pachinko à Akihabara, photo Wikipédia


Saturation et absence Si l’on devait composer une musique avec les éléments sonores de Tokyo, les transports en constitueraient la base, le rythme17. Il y a tout d’abord le rythme régulier du train qui passe, la sonnerie qui annonce son arrivée en gare, l’arrêt dans un chuintement, la sonnerie de fermeture des portes, et le départ. Tout cela dans le silence des passagers. De même que la bienséance japonaise implique de ne pas manifester ostensiblement ses émotions, personne ne crie ou ne parle fort, et dans les transports en commun, chacun est plongé dans sa lecture, ses réflexions, dort, ou regarde son téléphone portable. Chaque jour, les trains injectent des milliers de travailleurs dans la capitale, à la manière de vaisseaux sanguins. Comme un cœur qui bat, la ponctualité du service crée un rythme lié à la mécanique, un rythme qui a peu à peu remplacé celui des saisons, cyclique et naturel, jugé insuffisant pour soutenir la cadence dans une époque où le rendement est devenu une priorité. Un effet de routine se met en place dans la ville où le cycle naturel est réduit à une journée de travail. L’artificiel qui est précis, contrôlé, a pris le pas sur le naturel, mais paradoxalement tout est fait pour s’en rapprocher ; le signal sonore des passages piétons s’apparente à un chant d’oiseau, un bruit de rivière masque le bruit des personnes utilisant les toilettes et un bruitage de forêt est parfois utilisé dans les gares souterraines… On peut alors se demander quel est l’intérêt de donner l’illusion du naturel dans un lieu qui ne l’est pas. Le naturel serait-il une façade plus plaisante à offrir que l’artificiel ? Serait-ce une

manière rassurante de signifier que la nature est toujours là ? Christine Buci Glucksman, dans une interview par Emanuele Quinz, déclare au sujet du livre esthétique de l’éphémère au Japon : « Je pense que cette transformation par l’artifice et l’artefact est double. D’un côté, elle établit un nouveau rapport avec la nature. Des processus qui étaient naturels et biologiques deviennent pensables et reproductibles par les nouvelles technologies et servent de modèles à la création en art et architecture. »18 Pour la mélodie, il est intéressant de se pencher sur le phénomène des voies enregistrées qui sont diffusées dans les espaces publics. Elles sont utilisées à des points fixes tels les écrans géants à Shibuya, qui inondent le carrefour le plus connu du monde de publicité, ou à plus petite échelle dans les diverses bornes que l’on trouve dans la ville (banques, restaurants …). Leur utilisation de façon mobile via des camions permet un rayonnement plus important dans la ville. Mais les voix enregistrées gagnent une sonorité particulière, rapprochant les humains d’automates, et les passants entendent mais n’écoutent plus ce brouhaha. Lorsque l’on « sort » de la rue, que l’on s’éloigne de l’espace public de masse, par exemple en rentrant dans un magasin, on peut entendre la voix des marchands ou des restaurateurs qui accueille les clients avec un commercial mais chaleureux Irashaimasen (Bienvenue). A la différence des messages diffusés dans la rue, destinés à un tout, à une foule anonyme, la formule de politesse aura 18

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A écouter : Ville-mondes, Tokyo – Escale 1, Documentaire de France Culture diffusé en mars 2013 https://www.franceculture.fr/emissions/villesmondes/ville-mondes-tokyo-escale-1

QUINZ Emanuelle, Pour une esthétique de l’éphémère,entretien avec Christine BuciGlucksmann, 2014 http://www.hybrid.univparis8.fr/lodel/index.php?id=255&lang=es

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beau être répétée à l’identique à chaque individu, c’est l’espace réduit qui permet de créer l’illusion que l’on s’adresse directement à la personne. On ne retient donc que la sonorité du mot, qui sera associée avec une ambiance. L’automatisme sonore est indissociable de l’identité du lieu. L’utilisation de répétition de sons est déjà présente dans la langue japonaise. Il existe beaucoup d’onomatopées pour imiter des bruits, que ce soit à l’oral ou à l’écrit19, par exemple, une chute d’eau ou une goutte de pluie fera ポ ツ ポ ツ (potsu-potsu). Ces onomatopées entrent dans la catégorie du giseigo (go voulant dire langage). Il existe un second groupe, gitaigo, qui sert à exprimer une action ou un état par son ressenti, pour un objet qui brille les japonais utilisent l’expression キラキラ (kira-kira), un autre exemple qui retranscrit une sensation est フ ワフワ (fuwa-fuwa) pour parler de quelque chose de moelleux, tendre ou doux.

Dans la langue japonaise, et surtout dans le théâtre traditionnel, une grande importance est accordée aux silences, aux pauses20. Le bruit incessant de la rue fait apparaitre les espaces silencieux, telle l’obscurité qui n’existe que lorsqu’il y a de la lumière21. Les pauses permettent d’apprécier l’harmonie22 , dans la ville, les lieux de pause correspondent aux lieux d’habitation. Au Japon, il y a un grand respect du lieu privé, lors de réunions entre amis ils préfèreront se rencontrer à l’extérieur, dans un lieu dédié comme un izakaya23. La rue est un espace fourre-tout, bruyant, qui est subit alors que l’habitat est un cocon rassurant, symboliquement harmonieux. Se pose aussi la question du rituel quotidien, chaque jour on entend les mêmes sons qui sont rassurants car ils s’inscrivent dans une routine. La formule « réglé comme du papier à musique » prend sens dans la société japonaise, très ordonnée où l’imprévu n’a pas sa place. Dans les espaces publics, le silence de l’humain est pallié par le bruit des machines ce qui contribue à accentuer la distance entre les gens, qui existe déjà par ailleurs dans la culture japonaise très protocolaire et hygiéniste. En effet, on ne se serre pas la main, on ne se fait pas la bise, mais on s’incline. A l’intérieur même de certains restaurants, le contact humain a quasiment disparu (Fig.6) : il est possible de commander son plat via une borne électronique et le plat vous sera servi sans que vous ayez vu un quelconque visage.

Fig. 6 Extrait du film Espaces Intercalaires, D. Faure

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Comme dans les mangas, les comics japonais.

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Notamment dans le théâtre kabuki, BONIN Philippe, Vocabulaire de la spatialité japonaise, Paris, CNRS, 2014 21 TANIZAKI Junichirô, Eloge de l’ombre, trad. René Sieffert, Lagrasse, Verdier, 1933 22 BONIN Philippe, Vocabulaire de la spatialité japonaise, Paris, CNRS, 2014, p.36 23 Restaurant traditionnel où les gens organisent des nomikai – réunion pour boire - autour d’un verre et de plats à partager.


Il est ici intéressant de se pencher sur la question de l’absence de sens, voire du nonsens, qui résulte de ce comportement. L’absence de toucher dans la vie quotidienne se ressent dans l’architecture de la ville. Les maisons japonaises paraissent simples et épurées, mais le minimalisme et le dépouillement peut conduire à une certaine froideur des espaces. Dans la rue, il n’y a pas ou peu d’endroits où se poser, se reposer, tels des bancs ou du mobilier urbain. Conséquence ou cause de ce phénomène, les gens ne s’arrêtent pas dans la rue car sans possibilité de s’asseoir, il y a une obligation de circuler. Lorsque l’on veut s’arrêter, il est possible de passer de l’espace de circulation qu’est la rue à un espace de pause, qui se situe dans une ruelle, ou un recoin d’architecture24.

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Toyo Ito confie que Tokyo est un endroit où il est facile de se perdre dans les ruelles

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Partie I Mise en situation

2. Les espaces « creux » Apparition Dans une ville aussi dense que Tokyo, il existe un type d’espace particulier que l’on pourrait rapprocher du terme de dents creuses. Elles sont issues d’un découpage parcellaire important prenant sa source dans l’histoire même de Tokyo. L’organisation urbaine, à l’origine basée sur un quadrillage25, prend un aspect plus organique et moins contrôlé suite aux destructions que subit Tokyo au cours de son histoire. La ville est rayée de la carte tout d’abord en 1923 lors du grand tremblement de terre du Kanto, un rapport officiel publié en 1926 fait état de 580 397 bâtiments détruits, pour la plupart, suite à de multiples foyers d’incendies causés par le séisme. Puis durant l’année 1945 lors de la Seconde Guerre Mondiale26, c’est plus de la moitié de la ville qui est détruite suite aux bombardements des raids aériens américains. La reconstruction se fait dans l’urgence et beaucoup de logements précaires sont installés dans les « vides » laissés par les bombes. Suite à la Guerre, l’urbanisme est placé sous le signe d’un renouveau économique et va se développer sans être soumis à une doctrine ou une théorie architecturale, cela mène peu à peu à l’effacement du tracé initial pour laisser place à celui que l’on connaît actuellement. Deux évènements majeurs vont eux aussi changer le visage de la ville, ce sont les Jeux Olympiques de 1964 et l’Exposition Universelle de 1970, au cours desquels des programmes de développement de la mobilité vont se créer.

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SACCHI Livio, Tokyo, Architecture et urbanisme, trad. Odile Menegaux, Milan, Flammarion, 2004 26 Voir le reportage Tokyo, Ville phoénix , diffusé par Arte en Juillet 2017, réalisé par Alexandre Dereims

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Apparaissent alors des autoroutes et des réseaux de trains qui vont traverser la ville et diviser le tissu parcellaire. Le manque de place oblige la superposition de voieries, et cette accumulation verticale crée des espaces résiduels sous les ponts, difficiles à aménager car trop petits et trop sombres. Du fait de destructions contrôlées ou non, le bâti perds de sa valeur au profit du terrain qui reste une valeur sûre. La croissance économique attire les ruraux et face à la demande toujours plus nombreuse, le prix du terrain atteint des sommets dans les années 1990. Pour pouvoir garder leur terrain, les tokyoïtes sont obligés de le diviser et d’en vendre les parties. Le coût du terrain pose également problème lors des héritages, les descendants sont obligés de céder une partie du terrain à l’Etat pour pouvoir récupérer leurs biens, accentuant le phénomène d’un découpage parcellaire important. La conséquence directe est que des terrains aux formes complexes apparaissent, et qu’il n’y a pas toujours la possibilité de pouvoir construire dessus. (Fig.7) Ce découpage est rendu encore plus complexe par l’emplacement des édifices religieux, qui lui, reste immuable. Si un bâtiment doit s’installer sur un emplacement religieux, alors le temple sera détruit et un petit autel sera érigé. Ainsi, le rituel est respecté. De même Tokyo a su préserver des parcs typiques de la période Edo malgré le manque de place caractéristique de la ville. Ces parcs


témoignent de la persistance de la nature27. La culture japonaise est fondée sur les relations avec la nature, elle doit donc toujours être perceptible, même en milieu urbain. Ces espaces en creux ne sont pas destinés à disparaître, bien au contraire, ils vont constituer des marqueurs intemporels de la ville. A l’intérieur de ces parcs, le temps prend une autre dimension et semble ralenti, à part de l’agitation de la ville, sa perception en est modifiée.

interfèrent et se recouvrent pour développer une nouvelle scène dans l’environnement global. » 29

Par opposition à cette permanence, le cycle des démolitions et reconstructions de bâtiments participent à la formation de « trous » à plus ou moins grande échelle dans la ville, qui ne suivent pas la même temporalité. Ces dents creuses sont destinées à être occupées et utilisées par différentes fonctions. On peut rapprocher l’idée de dent creuse, de celle de l’intervalle, le ma, définie par Manuel Tardis dans Tokyo, Portraits et Fictions : « Ma n’est pas ce vide du volume cerné, mais celui de l’espacement, de l’entre-deux, d’un espace-temps dans le sens précis d’un intervalle. » 28 Les diverses dents creuses ou intervalles dans le bâti « constituent des intervalles qui séparent et connectent en même temps. Des intervalles de ce type qui délimitent et relient les différentes parties et scènes, sont un trait caractéristique, non seulement de l’architecture japonaise, mais aussi de tout l’art japonais et peuvent être considérés comme un symbole de l’esthétique japonaise. Le rôle principal est de provoquer l’anticipation de la scène à venir. Les parties rendues indépendantes par les intervalles,

Fig. 7 Typologies des petits terrains, extrait du livre Pet Architecture Guide Book, Atelier Bow Wow

27

BERQUE Augustin, Du Geste à la Cité, Formes urbaines et lien social au Japon, Paris, Gallimard, 1993 28 TARDIS Manuel, Tokyo, Portaits et Fictions, Paris, Le Gac Press, 2011, chap « Espacement » p.253

29

TADAO Ando in Architecture d’Aujourd’hui n°250, 1987

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Accessoirisassion Le manque d’espace disponible dans la ville fait que les dents creuses ne restent pas sans occupation. Mais certains endroits ne bénéficient pas d’espace suffisant pour pouvoir construire, ils sont alors occupés par des objets tels les distributeurs de boissons que l’on trouve partout dans la ville. D’après une étude de la Japan Vending Machine Manufacturers Association, il y aurait à Tokyo, un distributeur pour vingt-trois personnes, donc environ six millions de distributeurs éparpillés dans le pays. Ce sont des bornes dans le paysage, qui ont remplacé les bornes kilométriques du Tokaido30 et les gîtes d’étape le long des routes. On retrouve même des distributeurs lors de l’ascension du Mont Fuji. Créés dans les années 1900, principalement pour les lettres et les timbres, le nombre de distributeurs a connu un essor lors des jeux olympiques de Tokyo en 1964, les japonais voulant montrer au reste du monde la modernisation du pays. La possibilité de consommer à n’importe quel moment, et n’importe quel endroit, contrairement aux magasins qui sont parfois fermés, rend ces machines indispensables dans le paysage quotidien. Aujourd’hui, ce ne sont pas uniquement des boissons qui y sont distribuées mais aussi des amulettes de temple, des plats lyophilisés, des barres énergisantes, des parapluies, du tabac… La fréquence à laquelle ces équipements sont disposés rythme le paysage urbain et crée des pauses dans le parcours. Pour les entreprises, c’est une économie rentable car il y a peu de frais de gestion, seulement de la maintenance, avec un loyer qui se limite aux frais d’électricité. Cet équipement permet de rentabiliser une dent creuse de taille minime.

30

Le Tokaido est un ancien axe de circulation important entre Tokyo, Kyoto, Osaka et Kobe

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Lorsqu’un bâtiment est détruit, l’espace libéré est plus conséquent et il arrive que la reconstruction ne se fasse pas immédiatement. Le terrain peut alors être aménagé pour recevoir un parking - le plus souvent à plusieurs niveaux - afin d’optimiser l’espace. Ces parking sont destinés aux habitants des résidences qui vivent en appartement et n’ont pas la possibilité d’avoir un garage. En effet, lors de l’achat d’une voiture il faut justifier d’une place pour la garer. Dans beaucoup de projets de maisons récentes à Tokyo, le parking est pris en compte dans l’architecture. C’est le cas pour la maison Reflexion of Mineral de l’Atelier Tekuto, qui prévoit une découpe en biais dans la volumétrie de la maison pour abriter la voiture. Cette contrainte est également appliquée aux vélos, il est interdit de le laisser n’importe où dans la rue sous peine d’amende, c’est pourquoi de nombreux parkings à étage pour vélos se sont développés autour des gares. A proximité des écoles ou des zones de loisir, ces dents creuses sont aménagées en aire de jeux pour enfants. Le mobilier à disposition des enfants est très restreint, il se limite parfois à un seul toboggan ou une seule balançoire, relégués en périphérie de l’espace, laissant une impression de vide au centre. Pourquoi y a-t-il si peu de mobilier à disposition ? Est-ce pour garder la sensation de dent creuse ? Le manque de mobilier urbain dédié au repos est curieusement frappant pour une ville qui compte autant d’habitants, un exemple parlant est l’absence de bancs. A proximité des arrêts de bus, les usagers ont pallié à ce manque en laissant leur propre chaise (Fig.8). L’absence de mobilier ne peut être justifiée par un risque de dégradation ou de vol, la population étant respectueuse des biens y compris les biens


publics. La politique urbaine se soucie peu du confort et des besoins humains.31 L’appropriation éphémère de l’espace public se retrouve lors d’évènements comme la floraison des cerisiers au printemps, où les tokyoïtes installent des bâches en plastique pour pique-niquer, ce qui délimite clairement la zone utilisée, et qui lui donne une fonction. Une fois les bâches enlevées, il ne reste aucune autre trace de ce moment, hormis l’empreinte en négatif de la nappe sur les pétales de fleurs. De l’objet nait une activité. Durant les matsuri32, la rue et les abords de temple sont investis par des stands de nourriture ambulants qui participent à cette ambiance festive et transforment le visage de la ville de manière temporaire.

Fig. 8  Chaises amenées par les usagers à l’arrêt de bus, photo Pinterest

31

BONIN Philippe, Vocabulaire de la spatialité japonaise, Paris, CNRS, 2014, p. 473 32 Festivals liés à des divinités

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Occupation active Parmi les activités que l’on retrouve le plus dans les espaces intercalaires ce sont principalement de petits restaurants de quartier, hérités des stands ambulants appelés yatai. Ces petits restaurants traditionnels sont parfois confondus avec des maisons car la façade souvent en bois ne correspond pas aux critères habituels d’une entrée de restaurant. Lorsque le restaurant est ouvert, des bandes de tissus, où est écrit le nom de la spécialité du restaurant33, sont suspendues. Dans ces restaurants de quelques mètres carrés, le comptoir peut accueillir quatre ou cinq personnes qui mangent au coude à coude le même repas. Ces petits espaces sont modestes et représentent Tokyo par ses habitants, lors d’un repas dans un lieu aussi étroit, on oublie son rang social et la hiérarchie pour manger côte à côte sur le comptoir. Situés dans des ruelles ou des espaces étroits, ces restaurants sont privilégiés par les habitants du quartier ou les connaisseurs, car un œil non averti ne les remarque pas. Un autre exemple d’utilisation des dents creuses est l’installation d’ateliers de réparation d’électroménager, de meubles ou de vélos par des personnes à la retraite. Les ateliers sont le plus souvent accolés à la maison du propriétaire qui utilise une partie libre de son terrain pour le construire. Lorsque que l’atelier est ouvert, la rue est utilisée pour gagner de la place. C’est le cas de l’atelier de réparation de vélos Ooki Bicycle Shop présenté dans le film de Damien Faure34; la 33

Ramenya, Sobaya, Okonomiyakiya… Ces noms sont formés de la spécialité et du suffixe –ya qui signifie restaurant. Pour une spécialité traditionnelle et de qualité comme les sushi, il arrive que le préfixe O- soit ajouté, pour signifier le respect que l’on a envers ce plat. Les bandes de tissus sont appelées noren. 34 FAURE Damien, Espaces intercalaires, AA productions, France, 2012

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partie construite ne sert qu’à entreposer le matériel de réparation et les pièces de rechange, et le travail s’effectue dans la rue. Ce type d’atelier où les personnes mettent à profit leurs compétences et utilisent leur temps libre pour rendre service aux gens, leur permettent de garder un lien avec la société en restant actifs et avoir un soutien financier. Au Japon et particulièrement à Tokyo, beaucoup de personnes âgées meurent seules et dans l’indifférence générale. Ce 35 phénomène appelé kodokushi est un véritable problème auquel la société japonaise est confrontée aujourd’hui car le renouvellement démographique est faible et les personnes âgées représentent maintenant environ vingt-cinq pourcent de la population. La solitude est fortement liée aux changements intervenus dans la façon d’habiter, le modèle traditionnel où l’on vivait à plusieurs générations dans une seule maison tend à disparaitre, remplacé par la cellule familiale moderne. Plusieurs éléments peuvent être à l’origine de cela, tout d’abord, l’influence du modèle occidental via l’occupation américaine de l’après-guerre. Il faut savoir que les américains ont été les premiers à obtenir l’ouverture commerciale du Japon en 1853 après plus de 200 ans d’autarcie, les relations entre le Japon et les Etats Unis ne sont donc pas si récentes. Suite à la défaite du Japon lors de la seconde Guerre mondiale, les dirigeants américains ont décidé de poster des troupes au Japon, choix à la fois économique et stratégique. Lors de la reconstruction, certains modèles sociétaux influencés par les occidentaux font leur apparition, ce qui a pour conséquence la séparation des générations. Les personnes âgées se retrouvent seules soit dans une maison devenue trop grande, sans moyens économiques suffisants pour l’entretenir, soit 35

Littéralement, « la mort dans la solitude ».


dans un logement trop étroit pour abriter la famille entière. Cette occupation américaine a eu un fort impact sur le modèle de consommation japonais et sur l’architecture. Dans certains quartiers aisés de Tokyo, on trouve parfois des pastiches d’architecture victorienne juxtaposées à des maisons préfabriquées, reflet de la volonté de correspondre au modèle occidental. On trouve également de petits commerces dont la taille du terrain suffit pour leur activité, tels des fleuristes, des coiffeurs, ou de petits magasins. Cette échelle réduite des installations contribue à donner à Tokyo une autre image que celle de la mégalopole, celle d’un assemblage de situations. Un lien est créé dans une zone réduite par ces petites installations, capables d’accueillir peu de personnes à la fois et qui ne sont donc connues que par les habitants du quartier, tout en donnant une échelle humaine. Un nouveau visage de la ville apparait alors, celui d’un ensemble de villages. Il ne faut pas oublier qu’à l’origine, Tokyo (Edo) est un petit village de pécheurs qui s’est peu à peu étalé sur la campagne environnante et sur la mer pour engloutir les villages alentours. Le résultat actuel est donc une conséquence directe de cette assimilation.

Le plasticien Tadashi Kawamata se sert également de matériaux récupérés sur place pour créer des sculptures dans des espaces délaissés. Les œuvres de l’artiste sont issues d’une réflexion sur les relations humaines et l’influence de l’environnement dans l’espace urbain. Ses installations souvent éphémères, se posent sur le sol pour attirer le regard sur la part invisible de sa dimension culturelle et sociale. Elles recréent des ponts entre passé et présent, mobilisant le souvenir que l’on a du lieu et son utilisation potentielle. Ce concept est illustré dans son œuvre Destroyed Church37 (Fig.9) ; entre dehors et dedans, par le jeu d’échelle et la transparence, que l’on retrouve dans Under the Water38.

Sur dents creuses les moins fréquentées sont construites les buru-tento36 , abris précaires fait de bâches et autres matériaux récupérés par les sans domicile fixe. Construits dans l’urgence, ces tentes ont inspiré l’architecte Shigeru Ban lors du tremblement de terre de Kobe en 1995, lorsqu’il installe pour la première fois ses Paper Log Houses, série d’habitats humanitaires en matériaux recyclés tels des palettes, des bâches de chantier et des casiers à bouteilles en plastiques.

Fig. 9 Destroyed Church, 1987, photo F.Mihm

36

BONIN Philippe, Vocabulaire de la spatialité japonaise, Paris, CNRS, 2014, chap. « Buru-tento » p.69

37 38

1987, Allemagne 2011, Paris

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Partie I Mise en situation 3. Micro architecture Vision d’un architecte L’atelier Bow Wow, est une agence d’architecture installée à Tokyo et fondée en 1992 par Yoshiharu Tsukamoto et Momoyo Kajima. Travaillant principalement au Japon, ils ont choisi d’utiliser leurs observations de la ville pour développer une réflexion autour de la vie en milieu dense et sur l’héritage de la culture traditionnelle japonaise. Auteurs de plusieurs publications, ils sont notamment les observateurs de ce qu’ils ont nommé « Pet Architecture » (Fig.10). Du terme anglais « pet », animal de compagnie, ce mot est utilisé pour qualifier les micros architectures qui prennent place dans les parcelles irrégulières et souvent très petites du milieu dense de Tokyo. Dans le film Espaces intercalaires, réalisé par Damien Faure, Yoshiharu Tsukamoto nous livre sa définition de ces architectures spécifiques. « A Tokyo, des nouvelles routes peuvent traverser d’ancien quartier laissant apparaitre des interstices ou des bouts de terrain aux formes singulières. Certains appartiennent à des particuliers, qui construisent ce qu’ils peuvent dans ces espaces contraignants. Comme ces constructions ne peuvent être classiques, leur fonction est limitée à certaines utilisations. (…) J’appelle ces discrètes petites architectures, des « pet-architecture ».

concepts sont abordés dans le magazine D’Architecture numéro 198. Yoshiharu Tsukamoto et Momoyo Kaijima se sont spécialisés dans l’habitat en milieu dense pour répondre à une demande face à la spécificité de la trame urbaine japonaise. Leur recherche vise à questionner la contrainte technique des parcelles exiguës et à en tirer parti tant sur un plan constructif que conceptuel. L’impermanence du paysage urbain qui paraît être un obstacle pour l’occidental est pour eux un atout dynamique pour l’évolution de la ville. « La trame japonaise bouge, contrairement à la parisienne ou à la new-yorkaise, figées à jamais dans leurs âges d'or respectifs. Cette liberté peut, de surcroît, s'apparenter à une gestion plus équitable de l'espace urbain. Moins dogmatique que l'architecture collectiviste stalinienne, moins exubérante que la pompe impériale haussmannienne et moins inégalitaire que l'érection capitaliste, la rue japonaise serait un paradigme démocratique en acte. Dans ce schéma, la division des parcelles, qui restent constructibles quelle que soit leur taille, s'apparente à un partage de la richesse foncière. » 40

« Une pet-architecture est comme un animal de compagnie, comme un chat vivant avec les hommes. A la fois, il y a les architectures ordinaires avec une taille normale, et ces petits bâtiments qui sont comme les animaux de compagnie de notre société contemporaine. »39 Leur vision de l’architecture et leurs différents

L’atelier Bow Wow, nourri par le mouvement métaboliste des années soixante, considère la ville comme un organisme dans lequel le moindre espace est potentiellement habitable. En parcourant Tokyo, les deux architectes cherchent des dents creuses, des brèches dans le paysage et proposent de nouvelles formes d’architecture. En 2001, Pet Architecture Guide Book, rassemble les études réalisées par l’atelier sur les édifices interstitiels de Tokyo. Ces architectures

39

40

FAURE Damien, Espaces intercalaires, AA productions, France, 2012

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D’Architectures, revue numéro 198, Valbonne, SEA, mars 2011


vernaculaires mises en œuvre de manière spontanée apportent des solutions inventives qui constituent une source d’inspiration pour l’Atelier Bow Wow. Ces Pet architectures étant petites « les habitants successifs les modifient en fonction de leurs besoins. Ces petites structurent humanisent l’architecture contemporaine. Elles sont aussi témoins des changements subits par la ville au cours de sa modernisation. » 41 Cela engendre une stratification visible de la ville. Pour les architectes, Tokyo n’est pas une ville verticale42 et ne le sera pas, dans le futur le phénomène de la division parcellaire va s’accentuer notamment car il y a beaucoup de résidentiel. La ville va donc voir apparaitre des habitats de plus en plus réduits, une aubaine pour ces explorateurs des microarchitectures.

41

FAURE Damien, Espaces intercalaires, AA productions, France, 2012 42 Interview de Yoshiharu Tsukamoto, un des deux architectes de l’atelier Bow Wow, par Mason White pour le site Archinect. https://archinect.com/features/article/56468/ateli er-bow-wow-tokyo-anatomy

Fig. 10 Extrait du livre Pet Architecture Guide Book, Atelier Bow Wow

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Rojo, l’école d’observation de la rue La démarche de l’Atelier Bow-Wow rappelle celle lancée par un groupement informel fondé autour de deux figures du monde artistique ; l'écrivain Akasegawa Genpei (1937-2014) et l'historien de l'architecture Fujimori Terunobu (1946 - ). Les membres de l’Ecole d’observation de la rue, en japonais Rojo 43 , s’intéressent aux anomalies architecturales de la ville, absurdes et parfois éphémères, résultant de restructurations successives ou d’espaces délaissés. Ainsi, par groupe ou individuellement, les membres parcourent la ville à pied pour prendre en photo ou croquer ces aberrations dans leurs carnets de notes. Leur déambulation au hasard dans Tokyo leur permet d’appréhender les zure, les déviances architecturales auxquelles personne ne prête attention, comme une porte sur la façade d’un premier étage, ou un escalier qui ne mène nulle part – la première trouvaille d’Akasegawa en 1972. Ces éléments sont surnommés tomason, en clin d’œil au joueur de baseball américain, Gary Thomasson, recruté par l’équipe de Tokyo pour une somme monumentale - correspondant à ses capacités. Malheureusement, il n’arrive à marquer aucun point durant la saison et finit licencié. Comme le fameux joueur de base-ball, plein de qualités mais qui se révèle complètement inutile, les tomason sont des éléments architecturaux dont la forme excède la fonction : ils ont tout ce qu'il faut pour servir mais ils ne servent à rien. (Fig.11) Le travail de l’école est aussi un témoignage de la croissance urbaine chaotique à partir des années 1960, contrairement à ce que la propagande essaye de faire croire à travers la « Tokyo Renaissance », une croissance dite harmonieuse et bénéfique. En utilisant des

Fig. 11 L’escalier de Yotsuya, photo Akasegawa Genpei

moyens modestes ainsi que la dérision et l’humour, le groupe dénonce les endroits négligés de la ville et les laissés pour compte. Le Rojo propose une réflexion globale sur le phénomène d’urbanisation et sur les avantages et inconvénient de la modernisation de Tokyo. Ces résidus d’architectures ont ensuite été considérés comme des objets à part. Akasagawa emploiera le terme « hyperart » pour parler du type d’art qu’il en résulte et publiera des articles dans le magasine Shashin Jidai en 1982, faisant découvrir par la même occasion ce phénomène au public. Ces publications ont eu beaucoup de retombées chez les étudiants et les jeunes artistes au Japon. Ce n’est qu’en 2010 suite à la publication d’un recueil en anglais que les tomason ont pu être connu à l’internationale, recréant une vague d’intérêt pour la déambulation et l’exploration urbaine - urbex. En relation avec des publications plus récentes comme Made in Tokyo44 en 2001, le Rojo a constitué la matrice de nombreuses expérimentations, aussi bien populaires que scientifiques, ainsi que d'une grande créativité conceptuelle et artistique qui lui donnent une place singulière dans les réflexions sur la spatialité japonaise. 44

43

BONIN Philippe, Vocabulaire de la spatialité japonaise, Paris, CNRS, 2014, chap. « Rojo » p.386

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KAIJIMA Momoyo, KURODA Junzo et TSUKAMOTO Yoshiharu, Made in Tokyo Guide Book, Kajima Institute Publishing, Tokyo, 2001


Partie II Influence du commerce sur les formes urbaines 1. Shotengai, la rue commerçante

Historique Tokyo, anciennement Edo, est à l’origine un village de pécheur situé sur une zone marécageuse, en bord de mer (Fig.12). Sa position avantageuse dans une baie naturelle a permis le développement du commerce et des échanges notamment grâce aux nombreux canaux qui traversent la ville et qui assainissent la zone. La marchandise transitait donc via un réseau de voies fluviales, et les échanges s’effectuaient dans les rues. Dans ce village à l’origine modeste, il n’y a donc pas eu nécessité de créer des places telles que l’on connaît en Occident, car les échanges suivaient un flux, et le marché se faisait en circulant. La mise en place de ponts pour relier les rues entre elles a été motrice dans le développement du commerce à plus grande échelle. Le Nihonbashi,45 utilisé comme point de départ des cinq routes majeures construites à l’époque Edo 46 au XVIIème siècle, est depuis considéré comme le point d’origine des routes du Japon. Le quartier du Nihonbashi et celui de Ginza47 adjacent sont actuellement les quartiers les plus commerçants de Tokyo et abritent des enseignes de luxe. L’organisation urbaine a été fortement influencée par le modèle chinois, tout d’abord adopté pour le tracé de l’ancienne capitale Kyoto. Suivant les principes taoïstes, 45

Nihonbashi, littéralement « pont du Japon » L’époque Edo s’étend de 1603 à 1868. Les cinq routes d’Edo, Gokaido en japonais, comprennent Tōkaido, Nakasendo, Koshu Kaido, Oshu Kaido et Nikkō Kaido. 47 Ginza signifie « siège de l’argent », ce nom lui est attribué suite à l’installation d’un bureau chargé de superviser la frappe de pièces de monnaie en argent ginka. 46

l’installation d’Edo s’est faite en accord avec les points cardinaux, la géographie du site a permis d’appliquer ces préceptes à la lettre ; montagnes au nord, rivière à l’est, mer au sud et plaine à l’ouest. La structure sociale d’Edo est alors caractérisé par une forte hiérarchie, le plus haut rang social étant occupé par les guerriers48, viennent ensuite les paysans qui possèdent les ressources, les artisans, puis les commerçants. Cela va avoir un impact non négligeable sur la répartition de la population en fonction de la topographie du lieu. En effet, les temples, l’aristocratie et les seigneurs de guerre daimyo choisissent de se regrouper à l’ouest dans les collines, à l’abri des inondations. Le relief accidenté impose un découpage suivant la topographie, le système d’habitat est donc contraint à des exceptions et des ajustements permanents. D’après Livio Sacchi, « Les installations résidentielles qui en occupent la majeure partie naissent ainsi précisément de la dialectique prise en étau entre la volonté de planification et l’acceptation de la variété topographique des lieux. (…) Un rapport intime avec la nature s’avère ainsi fondamental pour l’architecture de la ville »49 . Ainsi une rupture est créée entre la ville haute, yamanote, et la ville basse, shitamachi qui accueille les classes populaires, dans l’environnement moins favorable que constitue les marécages. Or dans cette partie de la ville, un découpage en damier hérité du système de lotissement jobosei utilisé à Kyoto

48

Le shogunat est un gouvernement militaire. SACCHI Livio, Tokyo, Architecture et urbanisme, trad. Odile Menegaux, Milan, Flammarion, 2004, p.79 49

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est appliqué aux parcelles, qui sont alors divisées suivant un module de 60 ken50. Ce découpage permet le regroupement de nagaya 51 , des maisons de villes en bois construites en longueur sur un terrain étroit. La rue étant considérée comme une interface pour le commerce, et le système d’imposition calculé sur la largeur de la façade ont contraint les habitants à construire en longueur. Ainsi la façade n’excède pas les six mètres de larges pour une profondeur pouvant atteindre cinquante mètres, ce qui leur vaut le surnom de unagi no nedoko, « lit d’anguille ». Ces maisons mitoyennes implantées perpendiculairement à la rue servaient à la fois de boutique, d’atelier et de résidence, il est intéressant de se pencher sur le plan qui découle d’un passage d’’un espace public à un espace intime. Une fois le panneau en lattage de bois coulissé, le visiteur arrive dans un premier espace appelé niwa, qui possède un sol en terre battue. Il est suivi par une pièce dédiée au commerce nommée mise, qui elle, possède un plancher en bois comme le reste de la maison. L’espace suivant est l’atelier ou le bureau du marchand, qui peut être accompagné d’une pièce destinée à la réception, le zashiki. Vient ensuite la pièce dédiée à la famille où le visiteur ne peut accéder. L’articulation entre les différentes parties se fait grâce aux fusuma, des panneaux coulissants en bois recouverts de papier de riz qui permettent d’ouvrir ou de fermer les pièces rapidement. Dans ce type d’habitat, il existe un micro jardin, positionné en fin de parcelle, qui permet de ventiler naturellement le logement et d’avoir un espace de stockage en plus. L’ensemble des nagaya a permis très tôt d’avoir des densités de population élevées dans certaines parties de la ville. 50 51

Soit 109,1 mètres, le tout formant un cho Maison de bourg

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« Au Moyen Age, les artisans et les marchands constituent des guildes qui tissent des liens particuliers avec l’aristocratie, certains temples, et certaines familles nobles, et bénéficient de leur protection » 52 . Les magasins et échoppes qui font partie d’une même guilde sont rassemblés en quartiers, les marchands se regroupant autour de leur protecteur. Bien que le système de guilde fut dissolu par la suite, cette disposition en bande avec des alignements de magasins le long d’une rue et l’apparition de centres d’activités ont constitué les prémices du shotengai 53.

Fig. 12 Carte d’Edo 1850, Takashiba Sanyu

52

Collectif Maison franco-japonaise, sous la direction de Iwao Seiichi, Dictionnaire historique du Japon, numéro 16, Librairie Kinokuniya, Tokyo, 1990, p.167 53 Rue commerçante traditionnelle


Situations De nos jours, ce modèle a quelque peu évolué, mais a conservé certaines typologies originelles. A Tokyo beaucoup d’éléments urbains se sont développés autour des transports publics et plus particulièrement des gares, c’est le cas de ces rues commerçantes qui profitent ainsi de la dynamique de ces centres d’échanges qui brassent des voyageurs à toute heure de la journée. Dans une interview réalisée par Archinect, Yoshiharu Tsukamoto de l’Atelier Bow Wow, avance l’idée que ces rues permettent de faire la connexion entre les gares et les zones résidentielles, pour lui, « ces rues commerçantes sont ce qui maintient Tokyo interactive, rend les petits commerces prospères et les zones piétonnes. »- “For me these shopping streets is what keeps Tokyo interactive and small businesses thriving and the area walkable.” 54 Une des rues commerçantes la plus connue est celle qui se situe à côté de la station Ueno, au nord-est de Tokyo. C’est une des gares par laquelle passe la Yamanote, la ligne de train faisant une boucle autour de la « ville haute » qui lui donne son nom. Ameyokocho55, la rue commerçante, se déroule le long du chemin de fer en allant vers le sud, coincée entre une route à cinq voies et les rails - installés sur un pont ferroviaire qui enjambe le quartier (Fig.13). Il existe donc de petites rues perpendiculaires à Ameyoko qui passent sous le pont qui les couvre. Insalubres et mal ventilées elles sont constituées de petits commerces et restaurants qui se sont installés plus ou moins légalement dans cet espace 54

Interview de Yoshiharu Tsukamoto, un des deux architectes de l’atelier Bow Wow, par Mason White pour le site Archinect. https://archinect.com/features/article/56468/ateli er-bow-wow-tokyo-anatomy 55 On notera ici l’utilisation du suffixe cho, qui renvoie à l’idée de quartier.

résiduel. A Yokohama, des particuliers ont installé leurs commerces en dessous du pont ferroviaire qui relie la station Koganecho à la station Hinodecho. Sa situation en bordure du canal leur permet d’avoir de la lumière naturelle et d’un passage de piétons réguliers. Ils sont à l’origine du festival Koganecho’s Bazaar, qui propose des événements liés à l’art, à l’architecture et à l’artisanat.

Fig. 13 Ameyoko cho, photo Pixabay

L’organisation intérieure a peu changé si ce n’est le fait que l’habitation du commerçant se trouve désormais à l’étage. La taille des parcelles ayant diminué, le jardin en cœur d’ilot a disparu et l’habitat s’est raccourci, gagnant en verticalité. Il n’y a plus de niwa, l’espace d’attente, mais cet espace à la fois public et privé s’est élargi à l’échelle de la rue. En effet, l’entrée du shotengai est signalée par un portique portant le nom de la rue56. Cette 56

Fait notable car à Tokyo, les rues n’ont pas de nom. Le système d’adresse qui est apparu en 1962 part du plus général au particulier - en premier, le

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délimitation de la rue crée un espace particulier, la rue fait alors partie des commerces car elle est comprise dans la zone entre les deux portiques. Apparait alors l’idée de « rentrer » dans la rue commerçante, comme si elle constituait un ensemble homogène ; le revêtement du sol est le même qu’ailleurs dans la ville, et la fonction du lieu en général est tournée vers la consommation. Il y a un parallèle intéressant à noter ici, celui du tori 57 utilisé pour signaler l’entrée d’un sanctuaire shintoïste. Il sépare symboliquement le monde physique du monde spirituel c’est pourquoi chaque tori traversé lors de l’accès à un temple doit être retraversé dans l’autre sens afin de revenir dans le monde réel. Ce tori matérialise une limite à l’enceinte du sanctuaire, et l’on a encore une fois la sensation de pénétrer dans un espace différent bien que l’on reste en extérieur. Il existe un second type de rue commerçante qui, à la différence, possède un toit, créant ainsi un passage couvert (Fig.14). Cette délimitation par la toiture unifie la rue et abrite les façades discrètes qui forment un ensemble, la rue devient le magasin où les stands proposent des marchandises variées allant des produits frais, aux services à la personne, en passant par les restaurants et les magasins de vêtements. On remarque des formations similaires en occident notamment à Paris ou en Italie, où le sol est travaillé par un pavage différent. La sensation de vitrine évoquée par Walter Benjamin, dans Paris Capitale du XXème siècle58, est visible dans les code postal, puis la préfecture, l’arrondissement, le quartier, le bloc de bâtiment et enfin le numéro d’immeuble – la rue n’est pas citée. 57 Portique en bois peint en rouge, le plus connu est celui du sanctuaire d’Itsukushima qui semble flotter sur l’eau à marée haute. 58 BENJAMIN Walter, Paris, Capitale du XIXe siècle, Paris, Allia, 2013

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vitrines des restaurants japonais, qui présentent une version plastifiée de leurs produits59 afin de montrer au consommateur la quantité et la composition des plats. Ce phénomène n’est pas observable ailleurs, il n’y a pas ce soucis de la (re)présentation des produits, une fois fermées les façades sont hermétiques à la vue et n’offrent pas d’aperçu des biens vendus. Le shotengai peut s’apparenter aux grands bazars et souks maghrébins 60 , les produits sont installés à l’intérieur des magasins et en bordure de rue afin d’agrandir l’espace de vente ce qui donne un aspect de grand marché. Ces étals qui débordent sur la rue brouillent la limite de l’entrée du magasin, créant une zone floue à la fois à l’intérieur par les produits et à l’extérieur par la position. Les habitants des shotengai organisent plusieurs fois dans l’année des évènements qui attirent du public familier au lieu, tels des concerts, des vides greniers, des festivals. Ces événements assurent un dynamisme à petite échelle dans la ville, provoquant un brassage de personnes. La rue devient un endroit particulier dont la fonction peut changer, elle peut être simplement traversée lorsque les magasins sont fermés, utilisée comme support pour les évènements, ou empruntée dans un but précis - lorsque l’on vient acheter un produit. Des liens sociaux se mettent en place entre le public et les résidents, par la proximité des gens et de leur lieu de travail et par la petite échelle de la rue. Il existe un fort sentiment d’appartenance au quartier, faisant naître une communauté car ces longues artères commerciales composées d’enseignes familiales se sont transmises de génération en génération. 59

Shokuhin-sampuru - de l’anglais sample – qui est traduit par « exemple de nourriture » 60 TARDIS Manuel, Tokyo, Portaits et Fictions, Paris, Le Gac Press, 2011, chap 59 « Rues » p.234


Aujourd’hui ces rues sont en déclin, concurrencées de manière inéquitable par les depato 61 et les supermarchés éloignant les consommateurs des arcades au profit des centres commerciaux et de leurs enseignes franchisées. Mais ces galeries commerciales n’en restent pas moins un emblème de la vie quotidienne où subsistent, entre deux boutiques de souvenirs, des commerçants indépendants.

Fig. 14 Shotengai couvert à Yokohama, photo C.Chazalon

61

Qui vient de l’anglais department store, un centre commercial.

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Communauté De cette forme de rassemblement et de la petite échelle, naît un esprit de communauté. Dans les zones résidentielles, qui rassemblent des cellules d’habitations de petite taille, c’est l’organisation d’évènements par les habitants qui permet de renforcer ces liens. Ainsi des matsuri62 liés à une divinité présente dans un temple ou un autel à proximité rassemblent les habitants d’un même quartier pour célébrer et s’amuser le temps d’un soir. Lors de mon année d’échange à Yokohama, au cours d’une balade nocturne à la recherche d’architecture dans un quartier de Kanagawa 63 , je suis passée par une zone d’habitations où un matsuri avait lieu. En flânant parmi les yatai64et les stands de jeux pour enfants, une jeune fille m’a interpellée en me demandant ce que je faisais là. Les habitants étaient étonnés, ne s’attendant pas à voir une personne « extérieure » venir au festival, bien qu’ils soient heureux de faire de nouvelles rencontres. Cette communauté de quartier, appelée chonaikai 65 , est composée d’habitants volontaires et son origine remonte à l’époque Edo (1603-1868). Au XVe siècle, suivant le modèle chinois, des cho 66 apparaissent, ce sont des groupes unis pour la protection du voisinage issus de liens autochtones et de liens de sang – des familles.

62

Festivals Kanagawa est un district de Yokohama, luimême divisé en quartiers. Lors de cette anecdote le festival a eu lieu dans le quartier Rokkakubashi, proche du sanctuaire shinto Sugiyama. 64 Stands de nourriture 65 Littéralement « association de quartier ». BONIN Philippe, Vocabulaire de la spatialité japonaise, Paris, CNRS, 2014, chap « Chonaikai » p.86 66 Le caractère cho 町 qui peut se lire machi, signifie ville, quartier, celui de nai 内 désigne l’intérieur, sa propre maison. 63

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Le tout premier service est le comité de patrouille destiné à assurer la tranquillité et la sécurité des habitants, il est également appelé lors de catastrophes naturelles pour contribuer à l’organisation des secours. Durant la Seconde Guerre Mondiale, par exemple, il s’est illustré en assurant la protection des quartiers contre le feu et les bombardements, en distribuant des produits de première nécessité et de la nourriture. Un autre rôle tenu par le chonaikai est celui lié à l’entretien et la propreté de l’environnement. Les déchets sont donc gérés par la communauté, et plusieurs fois par an, des journées de nettoyage sont proposées afin d’embellir le quartier et inciter les habitants à garder leur environnement propre – moins on salit, moins on nettoie. Bien que la disparition des habitations traditionnelles ai suscité la quasi-suppression des chonaikai dans certains quartiers modernes, des comités se forment parfois à l’échelle d’un bâtiment de logement collectif. Lors des journées de nettoyage, les habitants de l’immeuble nettoient ensemble les parties communes. Cette solidarité dans une tâche est inculquée aux japonais dès l’école primaire à travers le soji, littéralement le « nettoyage ». Quotidiennement après les cours des élèves sont désignés suivant un roulement pour nettoyer l’école. Cette activité a pour but de les responsabiliser bien sûr, mais également de créer un attachement envers leur école pour intégrer les enfants dans le lieu où ils passent le plus clair de leur temps. Le rôle du chonaikai est avant tout social, les membres prennent soin de la communauté en proposant des services d’aide pour les personnes âgées ou souffrant de handicap mais aussi pour garder des enfants ou proposer des activités pour réunir les habitants. Des évènements sont organisés plusieurs fois par an comme des festivals en


été, des jeux, des tournois sportifs et même des voyages. Ce type d’association crée un lien fort entre les personnes et leur lieu de vie, dans une ville aussi tentaculaire que la capitale du Japon, le sens de la communauté existe à petite échelle ; « Tokyo sera donc des microcosmes »67.

problèmes au cas par cas pour contribuer à ce que la société dans son ensemble puisse fonctionner.

Enfin, le chonaikai a un fort pouvoir politique car il constitue un interlocuteur incontournable entre la municipalité et les habitants. La municipalité n’hésite pas à faire sous-traiter des dossiers par le chonaikai, ainsi des représentants du quartier sont invités à assister aux conseils administratifs et à donner leur avis68. Cette association a donc le double caractère de communauté d’habitants et d’unité élémentaire de contrôle administratif. Elle présente un rôle essentiel dans la vie quotidienne et dans la société japonaise, car elle est responsable de mesures urbaines prises pour un meilleur cadre de vie. Dans les années 1965 à 1975 ce sont les associations de voisinage qui se dressèrent contre le gouvernement à cause de la pollution industrielle trop forte dans certaines zones de Tokyo. Suite à quatre grands procès, des mesures sont prises afin d’assurer une vie saine au peuple. En lien avec ces concertations, un urbanisme participatif69 voit le jour. Des enquêtes et des discussions autour des plans de quartier, du contrôle de l’usage des sols et de la conservation du patrimoine historique sont étudiées tout d’abord par le conseil de quartier, puis par le gouvernement local. Cela permet de traiter les 67

TARDIS Manuel, Tokyo, Portaits et Fictions, Paris, Le Gac Press, 2011, p. 215 68 BERQUE Augustin, Du Geste à la Cité, Formes urbaines et lien social au Japon, Paris, Gallimard, 1993, p14 69 BONIN Philippe, Vocabulaire de la spatialité japonaise, Paris, CNRS, 2014, chap « Machizukuri » p.305

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Partie II Influence du commerce sur les formes urbaines II. La ville polynucléaire Sakariba Dans Vocabulaire de la spatialité japonaise70, le sakariba71est défini à l’origine comme un lieu laissé libre dans la ville afin de servir de coupe-feu ou encore de point de rassemblement en cas de catastrophe. Manuel Tardis72 précise qu’il existe trois types de points de rassemblement durant la période Edo, le premier – hachizune – est situé aux pieds des ponts libres de constructions sur les berges et les canaux de la Sumida gawa73. Le second est constitué par les allées qui précèdent les temples et les lieux de culte dans le monzenmachi, littéralement quartier devant la porte du temple. Le dernier point de rassemblement est possible dans les grandes avenues, les hirokoji.

Fig. 15 Ukiyo-e du Nohonbashi, époque Edo, Hokusai

70

BONIN Philippe, Vocabulaire de la spatialité japonaise, Paris, CNRS, 2014, chap « Sakariba » p. 391 71 Lieu ou quartier animé 72 TARDIS Manuel, Tokyo, Portaits et Fictions, Paris, Le Gac Press, 2011, chap « Sakariba » p. 57 73 La rivière Sumida

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Localisés en périphérie de ville (Fig.15) et principalement dans le tissu dense de la shitamachi, où vivent les classes populaires, ces lieux sont des espaces ouverts propices à l’installation d’activités temporaires. Les classes sociales les plus faibles profitent de ces espaces pour installer des commerces temporaires, ces lieux attirent également les forains, qui proposent des spectacles de saltimbanques, ou encore des prostituées. Ces endroits animés constituent des lieux de rencontre et de mélange, ils sont l’expression d’une forme de culture populaire qui se développe anarchiquement en parallèle de la culture maîtrisée des classes nobles. Ces espaces peuvent faire penser à la forme urbaine de la place à ceci près qu’ils n’occupent pas une position centrale dans la ville et ne répondent pas à une forme précise. En revanche, le « centre » de Tokyo est constitué par le Palais impérial qui n’a pas subi la pixellisation des parcelles comme dans le reste de la capitale et qui apparait comme une anomalie dans le tissu urbain. Pour certains, comme Roland Barthès, ce centre est vide74, pour d’autres comme Manuel Tardis, « ce centre physique existe, moins vide que suggéré ». Pour lui, le lieu de résidence de l’Empereur, masqué par les douves et par une enceinte adoucie par d’épaisses frondaisons correspond parfaitement au rôle de symbole du souverain, « l’oxymore d’une présence absente »75. Tokyo est donc une ville qui s’est développée sans image de centre tel qu’on connait en occident mais via une multitude de points 74

BARTHES Roland, L’empire des signes, Points, Paris, 2014 75 TARDIS Manuel, Tokyo, Portaits et Fictions, Paris, Le Gac Press, 2011, chap « Centres » p.177


animés dispersés sur le pourtour de la ville et peu à peu assimilés par l’expansion de celle-ci. Cette formation est notamment dû au fonctionnement des guildes de marchands à l’époque Edo, chacune étant rattachée à un temple qui sert de figure gouvernante locale les quartiers se sont donc construits indépendamment les uns des autres, donnant naissance à la ville polynucléaire que nous connaissons actuellement.

d’urbanité, celle d’une société parvenue au faîte de l’opulence »78.

Considérés par beaucoup comme les foyers de l’urbanité nippone76, les sakariba ont conservé leur fonction de divertissement et de consommation. S’ajoute à cela leur aspect de révélateur de la culture populaire, qui s’est peu à peu changé en « incubateur » de tendance - un terme employé pour qualifier le quartier de Harajuku. Le sakariba est le témoin d’une époque, ici sont fixés les gouts dominants qui sont révélateur des phénomènes de mode. Le quartier animé, traduit littéralement par « lieu d’épanouissement » exprime une autre facette de la ville. « Le rôle des sakariba est donc ambigu : ce sont à la fois des révélateurs et des soupapes du refoulé social, et des condensateurs de l’idéal d’où naissent les projets sociaux. »77 Ces quartiers sont considérés comme de hauts lieux de la consommation de masse grâce à l’affluence de personnes et à la concentration des activités, ce qui est révélateur du fonctionnement de la société japonaise actuelle ; « la vogue de Roppongi, d’Aoyama ou de Shibuya révèle encore un autre type

76

BERQUE Augustin, Représentations de l’urbanité japonaise in Géographie et cultures, n°1, L’Harmattan, 1992 77 BERQUE Augustin, Représentations de l’urbanité japonaise in Géographie et cultures, n°1, L’Harmattan, 1992

78

Voir 77

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Flux Tokyo est une ville faite de flux, modelée par le tracé des voies qui occupent une place importante dans l’urbanisme et pour lesquelles on n’hésite pas à sacrifier le patrimoine pourtant si rare – je pense notamment au Nihonbashi, le pont mythique de Tokyo, désormais couvert par un pont autoroutier. Bien que les autoroutes suspendues et les ponts ferroviaires soient apparus dans les années 1960, la ville s’est organisée autour de huit autoroutes concentriques dont le centre est le Palais Impérial. Ces routes circonscrivent les différents quartiers de la ville à mesure de son extension. A ce système en anneau s’ajoute un système de radiales qui suivent les anciennes voies tracées durant la période Edo, suivant « leur destin de routes nationales »79. Les transports en communs particulièrement performants, composés de trains, de monorails et de métros appartenant à des compagnies privées, participent aussi au dessin urbain. La ligne Yamanote, représentée en couleur vert pomme, reprend un ancien tracé urbain puisqu’elle suit les limites de la ville féodale. C’est la ligne la plus empruntée tout d’abord car elle est la seule ligne de train qui fait une boucle complète autour du centre officieux de Tokyo, en desservant les plus grosses stations. Dans le sens des aiguilles d’une montre la ligne passe par ; la Gare de Tokyo, Shinagawa (l’une des plus anciennes stations), Shibuya (considéré comme le quartier de la mode et très touristique), Shinjuku (le quartier des affaires), Ikkebukuro (un quartier de loisirs), Ueno (connu pour le grand parc), et Akihabara (surnommée la ville électrique).

Le croisement de ces flux de circulation donne naissance à des points névralgiques. Les compagnies qui possèdent les lignes de train font partie de groupes plus importants qui gèrent plusieurs domaines. C’est le cas du groupe Tokyu 80 qui possède à la fois une entreprise ferroviaire du même nom (Tokyu Dentetsu), une chaine d’hôtels, des centres commerciaux (Tokyu Hands), une entreprise de construction, et des restaurants. Les gares sont donc des endroits stratégiques économiquement où les entreprises vont développer des services via leurs filiales. Créant un cercle vicieux-vertueux, les compagnies implantent des depato dans les gares les plus utilisées créant de micro-centres d’activités qui vont attirer encore plus de voyageurs. Les centres animés étant liés aux flux, ils sont également dépendants de la temporalité et du phénomène de mode. Dans l’article Représentations de l’urbanité japonaise, Augustin Berque appui le fait que « toutes ont en commun d’être soumises au temps, c’est-àdire au risque de passer de mode, et d’être supplantées par d’autres sakariba »81. Ce fut le cas pour Asakusa, un quartier traditionnel très animé dans les années 1950, qui a perdu de son influence face à Ginza, le quartier chic mais qui revient sur le devant de la scène grâce à un engouement pour la mode rétro dans les années 1980. Ce cycle des centres contribue au renouveau de la ville et à la dynamisation de certaines parties jusqu’alors laissée en retrait. Cela donne aussi la sensation que Tokyo n’est pas une ville figée mais en mouvement. Lors de mon année d’études à Yokohama, nous avons travaillé sur une station de train

79

TARDIS Manuel, Tokyo, Portaits et Fictions, Paris, Le Gac Press, 2011, chapitre Centres p.177 On entend par routes nationale, leur rayonnement à l’échelle du pays - comme c’était le cas à l’origine.

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東急グループ, Tokyu Gurupu

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BERQUE Augustin, Représentations de l’urbanité japonaise in Géographie et cultures, n°1, L’Harmattan, 1992


qui était en train de prendre de l’importance car elle se situe dans un quartier à seulement trois kilomètres de Shibuya. Le quartier de Shimokitazawa 82 n’est à l’origine qu’une zone cultivée, il ne s’est développé qu’après les années 1960. Les champs ont peu à peu été mités par du logement lors de la première phase de transformation en zone résidentielle. Les gens qui travaillaient à Shibuya ou à proximité pouvaient avoir une maison en banlieue de Tokyo. Peu à peu, des magasins de proximité se sont installés pour les habitants comme des épiceries, des magasins de vêtement, et de première nécessité. Les jeunes personnes qui ont grandi dans cette partie de Tokyo ont alors souhaité dynamiser le quartier, en installant des boutiques de vêtements originaux, de l’artisanat, des petits bars, des salles de concert, et de théâtre, développant cette culture populaire dont nous avons parlé un peu plus tôt. Petit à petit, ce quartier a attiré de plus en plus de visiteurs extérieurs en créant notamment des évènements et des spectacles de rue. Le Festival de Musique de Shimokita est un événement qui prend place dans les rues attenantes à la gare et qui attire donc beaucoup de personnes. Ce quartier est maintenant connu comme un incubateur de tendances et un endroit à caractère bohème grâce à ses nombreuses friperies. La zone n’a pas suivi de plan d’urbanisme et le développement des activités s’est fait de façon spontané. (Fig.16) Les rues ont donc conservé leurs dimensions étroites, favorisant les piétons, et les bâtiments ont gardé une faible hauteur, ce qui contraste avec les buildings de Shinjuku que l’on peut voir se profiler à l’horizon.

Sentant le potentiel d’un quartier animé en création, en 2015 une compagnie a lancé des travaux sur la gare de Shimokitazawa afin d’y implanter un centre commercial et un hôtel, ôtant de ce fait tout le caractère populaire de l’endroit.

Fig. 16 Shimokitazawa en 2015, photo C.Chazalon

82

Les sites internet japonais de référence pour l’évolution de Shimokita ne sont pas disponibles en France

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Vitrine de la ville Tokyo est donc une ville de situations composée de centres qui ont chacun une fonction particulière créant des scènes urbaines. Suite à ce qu’on pourrait appeler les trente glorieuses au Japon83, l’opulence de la société japonaise et sa capacité de production exceptionnelle l’ont conduit vers le phénomène de la consommation de masse. Le culte du shopping qui en résulte influence l’image de Tokyo dont les sakariba constituent désormais les vitrines de la vie moderne. Cela est également dû à une culture de l’éphémère, marquée par les changements rapides et fréquents, qui rapproche l’architecture d’un produit lié aux modes. Les quartiers animés sont des lieux pour voir et faire voir. Pour vendre les produits, les projets de centre commerciaux deviennent des concept design84 où la scénographie prend le pas sur l’architecture. L’imitation de l’Occident est souvent motrice pour les sakariba, qui affichent clairement le complexe japonais face à la culture européenne principalement, et qui ignorent leur propre originalité. C’est le cas de Ginza, où les vieilles enseignes côtoient les restaurants et les magasins de luxe au style européen. Le cœur de Ginza est composé de bâtiments en brique, un matériau qui ne vient pas de la culture constructive japonaise plutôt basée sur le travail du bois, afin de résister aux incendies. Ce quartier, construit par l’architecte anglais Thomas Waters à la demande de l’empereur Meiji est devenu un symbole de l’ouverture à la modernité, qui est donc associé à une architecture non-japonaise.

doutes, tous les possibles que cela entraîne ». Augustin Berque affirme également que « c’est ainsi que les sakariba de Tôkyô sont devenus la Mecque de l’architecture postmoderne, attirant les concepteurs du monde entier, qui rêvent d’y mettre leur génie en scène » 85. C’est sur les bords de la rivière Sumida, une zone très fréquentée proche du quartier historique Asakusa, que Philippe Sark a réalisé l’Asahi Beer Hall, l’un des bâtiments du siège social du groupe brassicole Asahi. Le bâtiment a été pensé pour ressembler à un verre de bière surmonté d’une flamme dorée, symbolisant « le cœur brulant de la bière Asahi » et « une tête mousseuse » selon le designer. Cette architecture est familièrement surnommée unko-biru 86 , le bâtiment étron, par les japonais. A l’inverse, l’architecture occidentale traditionnelle étant considérée comme un modèle, le pastiche peut s’avérer plus frappant encore dans le cas du Venus Fort, sur l’île artificielle Odaiba dans la baie de Tokyo. Il s’agit là d’un centre commercial qui s’inspire du style baroque pour créer une scénographie dans l’esprit italien. Se succèdent alors des rues pavées, des places avec les terrasses des restaurant et des fontaines, le tout sous un plafond incurvé reproduisant un ciel artificiel dont la lumière change suivant l’heure de la journée. Dans la logique d’assimilation japonaise, ce complexe se trouve au cœur d’un bâtiment dont la façade ne laisse rien supposer.

Les sakariba sont liés à la culture alternative, « l’avenir se joue sur place, avec tous les 83

De 1960 à 1990, l’économie japonaise est en croissance constante 84 SACCHI Livio, Tokyo, Architecture et urbanisme, trad. Odile Menegaux, Milan, Flammarion, 2004

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BERQUE Augustin, Représentations de l’urbanité japonaise in Géographie et cultures, n°1, L’Harmattan, 1992 86 Et la flamme, kin no unko, l’étron doré.


Partie III Esthétique de l’ordinaire88 1. Roji, la ruelle Hiérarchie et circulation « Déformé par la topographie des collines ou raidi par les grilles, l’autre élément indissociable du shotengai est la ruelle arrière, roji. 87 »

Fig. 17 Organisation des voieries dans un quartier ouest de Tokyo, image Vocabulaire de la spatialité japonaise, Philippe Bonin

Le roji est à l’origine la ruelle qui permet d’accéder aux nagaya qui n’ont pas un accès direct à la rue principale. Cette ruelle est alors utilisée comme cours en centre d’îlot, elle abrite le plus souvent un puit qui bénéficie à tous les habitants et permet la ventilation des maisons. Cet espace est engendré spontanément et d’une manière naturelle par le passage des gens à pied dans un espace marginal, il est donc né d’une nécessité et non d’une intention. L’intimité de la ruelle due à son échelle et sa fréquence dans la ville fait de cet élément urbain non planifié un emblème de la vie locale. D’un espace minimum permettant à deux personnes de se croiser, la largeur du roji peut varier ; la hiérarchie de la voierie dans la ville

est donc d’avantage liée à son utilisation qu’à sa dimension. La ruelle n’est délimitée que par les bâtiments qui la bordent, elle est ouverte à tous mais n’est pratiquée que par les habitants du bloc qui l’empruntent pour rentrer chez eux. On retrouve cette formation de ruelles à Saigon au Viêt-Nam, qui est basée sur un ancien village de pécheurs. Tout comme à Tokyo, l’organisation des maisons par rapport à la rue dépend d’une logique marchande où le bâtiment possède une façade sur la rue, ce qui implique la formation de logements en bande. Saigon connait une période de non-planification urbaine, créant un paysage urbain désordonné où la rue apparaît en « creux » dans les nouvelles zones d’habitat 89 . Elle est à échelle humaine

88

87

TARDIS Manuel, Tokyo, Portaits et Fictions, Paris, Le Gac Press, 2011, p.235

Terme employé par BONIN Philippe in Façons d’habiter au Japon, Maison, villes et seuils, Paris, CNRS, 2017 89 Reportage de Guillaume BEINAT in Plan Libre n°153 Le journal de l’architecture en Midi-Pyrénées, Maison de l’architecture Midi-Pyrénées, Novembre 2017, p.07

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intimement liée à la vie quotidienne et fonctionne en continuité avec l’espace privé. (Fig.17) La ruelle est vécue comme un espace tampon entre l’agitation de la ville et le calme de la maison, ce qui permet de vivre ce passage entre les deux est le parcours, le mouvement. La marche à pied, le seul moyen de locomotion possible dans ces rues, est un atout qui permet de ressentir cette spatialité avec tout le corps. Lors de l’apprentissage de caractères90 à l’école primaire, une illustration explique d’où viennent les composants du caractère pour aider les jeunes enfants à le retenir. Le kanji « michi », signifiant le chemin, la voie, est constitué du caractère signifiant tête, kubi, et de celui indiquant un mouvement, le chemin est l’endroit où l’homme va 91 . Pour conforter cette image, Augustin Berque cite cette phrase dans Ecoumène introduction à l’étude des milieux92 : « Un géographe, ça pense avec ses pieds », la transition d’un voisinage à un autre s’effectue au pas humain93. L’esthétique spatiale née de la promenade, donne une importance aux extrémités du parcours –lorsque l’on marche, on va d’un point à un autre. Les ruelles sinueuses procurent la sensation que la maison se dévoile en fin de parcours, ce qui lui donne de la valeur. Le principe du miegakure94 utilisé dans les jardins paysagers japonais est repris inconsciemment ici ; l’absence de vision globale sur le lieu crée une attente. La topographie vallonnée de Tokyo peut être rapprochée de l’utilisation de collines

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Kanji, idéogrammes importés de Chine puis adaptés à la langue japonaise. 91 JACQUET Benoit, Chemins, enceintes, places : comment trouver sa voie dans la ville japonaise ? Communication au colloque : Pour un Vocabulaire de la spatialité japonaise, Paris, 2012 92 WATSUJI Tetsurô, Fûdo : Le milieu Humain, trad. Augustin Berque, Paris, CNRS, 2011 93 BERQUE Augustin, La marche au Japon, Cycle de conférences à l’Ecole spéciale de Paris, 2013 94 Peut se traduire par « cacher et révéler »

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artificielles dans les jardins95 dans le but de donner des perspectives variables, un dépaysement est perceptible dans ces lieux. Mais tandis qu’un jardin traditionnel est clôturé, il ne semble pas y avoir de limites au roji. Il semblerait que l’enceinte du roji soit liée aux formes adoptées dans les sanctuaires shintoïstes et bouddhistes, c’est-à-dire qu’il existe une enceinte physique constituée par son environnement même, la forêt sacrée chinju no mori - ou le quartier autour, mais la perception d’un espace sacré se fait à plus grande échelle. Les divers chemins 96 qui mènent au temple prennent racine à l’extérieur de l’enceinte, dans le prolongement de certaines ruelles aménagées avec des lanternes et des portiques. Cela indique la présence d’un sanctuaire à proximité au-delà des limites, et cet espace périphérique définit le champ d’influence du sanctuaire (social et religieux). Ce champ d’influence peut varier lors de festivités données en l’honneur de la divinité du temple. Durant le matsuri, le parcours du mikoshi97passe par des rues du quartier afin de donner une bénédiction sur le territoire, élargissant l’enceinte du sanctuaire aux sphères de la vie sociale d’un quartier urbain. Le roji est un de ces espaces de l’entre-deux, à la fois intime et public. Cette dualité n’est pas vue comme une opposition au Japon, dans la langue et dans l’esprit japonais un terme peut avoir plusieurs significations. Friands de jeux de mots, les nippons utilisent ces différentes 95

Ce type de jardin est appelé tsukiyama-niwa, yama signifiant montagne et niwa, le jardin. 96 Sando 97 Palanquin divin qui transporte la divinité – kamidéplacé entre le sanctuaire principal et un sanctuaire temporaire. JACQUET Benoit, Du chemin à la place : les traces de la spatialité traditionnelle dans la ville japonaise contemporaine, in Architectures et villes de l'Asie contemporaine, éd. Nathalie Lancret et Corinne Tiry-Ono, Septembre 2015


définitions afin de donner un aspect plus symbolique et plus profond au mot de base. Dans le cas de la ruelle, il existe quatre définitions possibles ; roji peut tout d’abord signifier une terre exposée au vent et à la pluie, sans couverture. C’est donc un espace libre, non construit, qui subit les éléments autour. Un deuxième sens, est que le roji est un passage sur le terrain d’un bâtiment, ce qui conduit à la troisième définition généralement retenue, celle d’un petit passage étroit entre des maisons, une ruelle. (Fig.18) Le dernier sens de ce mot est rattaché à la pensée bouddhiste, il désigne un état d’âme loin de l’avidité. Cet espace prend donc une dimension spirituelle, celui d’un parcours initiatique qui éloigne de la ville et des soucis, comme le fait le kami en bénissant son parcours.

Fig. 18 Un roji à Tokyo, photo Pinterest

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Une identité à part Le terme roji désigne par extension le chemin qui mène traditionnellement au salon de thé, composé de pierres plates nommées watari ishi98. Ces pierres sont positionnées pour traverser le jardin de la même manière que l’on traverserait une rivière. Ce dispositif est mis en place pour éloigner celui qui pénètre dans le jardin des tracas de la vie quotidienne pour le plonger dans l’instant présent, au cœur de la nature. Fortement hérité des chaumières taoïstes chinoises en montagne, où l’ermite se retire afin de méditer, le chemin est aussi la voie 99 . Dans la composition de ce passage, un dispositif spatial est mis en place suivant des principes symboliques. Le jardin est travaillé pour donner un effet esthétique, on ne recherche pas l’extravagance ici mais la pureté, la discrétion et l’aspect naturel des pierres et de la mousse. Le chemin est vu comme un passage entre le monde réel et le monde spirituel, à la foi chemin d’accès et espace tampon entre intérieur et l’extérieur du pavillon, le jardin est propice au recueillement que l’on cherche avant la cérémonie du thé100. Le but est de créer un espace-temps à part du reste de la ville et même de la résidence. Dans les films de Hayao Miyasaki, les ruelles et les passages étroits sont des transitions. Le Voyage de Chihiro101 est un film d’animation japonaise relatant l’histoire d’une famille en route pour déménager qui se perd dans un chemin de forêt, mais face à un tunnel trop petit pour la voiture, le couple et leur fille

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Pierre traversière. Do, la Voie. Le suffixe –do est utilisé pour les arts traditionnels comme les arts martiaux - kendo, la voie du sabre. La Voie est aussi l’ensemble de principes enseignés par le Taoïsme. 100 BONIN Philippe, Façons d’habiter au Japon, Maison, villes et seuils, Paris, CNRS, 2017 101 Le Voyage de Chihiro (titre original Sen to Chihiro no kamikakushi), Studio Ghibli, Japon, 2001

décide de le traverser à pied et pénètrent sans le savoir dans le monde des esprits, kami. Chihiro, la fillette, se retrouve seule et doit apprendre à vivre avec les règles de ce monde, dictées par une sorcière, pour pouvoir en réchapper. Il est intéressant de noter l’alternance entre les formes architecturales traditionnelles et celles plus modernes utilisées dans ce film. Le parc à thème abandonné que croyait découvrir la famille se transforme à la tombée de la nuit en quartier animé de style Meiji102 doté d’un palais des bains103 traditionnel, habité par des divinités inspirées du shinto. Des éléments sont représentatifs de la société japonaise contemporaine, à l’instar du Sans-visage, un personnage aux contours flous possédant un masque de No104 incapable de s’exprimer et qui ne possède pas, comme son nom l’indique, d’identité. De même, le bureau de Yubaba - la sorcière - situé dans cet onsen, est le seul à être décoré dans un style victorien à l’occidentale. De nos jours, beaucoup de Tokyoïtes sont nostalgiques de la période Edo (1603-1868) considérée comme un âge d’or qu’ils n’ont pourtant pas vécu. Elle est le symbole de l’unification du pays et du développement de la culture japonaise à part entière, ainsi que de l’identité architecturale du pays. Les ruelles de Tokyo font partie intégrante de cette sensibilité et de cette nostalgie du Japon ancien malgré le fait qu’elles ne possèdent plus l’esthétique traditionnelle. C’est pourquoi de nombreux habitants souhaitent préserver ces espaces particuliers, car ce sont des symboles de la vie quotidienne.

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Style de l’Ere Meiji (1868-1912) caractérisé par un mélange d’architecture traditionnelle et occidentale. 103 Onsen, bains publics où l’héroïne doit travailler par la suite. 104 Le masque du théâtre traditionnel No exprime la dissimulation de soi et la confusion des identités.


Dans le film du génie Miyasaki Hayao, lorsque la sorcière vole le nom de Chihiro, elle lui enlève son identité et sa mémoire, la transformant en employée docile. C’est grâce aux passages étroits et aux ruelles dérobées que l’héroïne sera en mesure de se souvenir de qui elle est. (Fig.19) L’échelle réduite de ces espaces comparée à l’immensité du palais est utilisée symboliquement afin de donner un aspect sécurisant face à la sorcière qui voit et contrôle tout. La plus intime des échelles produit chez le japonais un sentiment manifeste de confiance, de sécurité, qu’ils rassemblent sous le terme anshin, (composé du kanji de la paix et de celui du cœur) : paix, sécurité, tranquillité d’esprit, absence d’ennuis. 105 Okamoto Satoshi a écrit106 : «Le concept de Roji contient des aspects que l’on ne peut pas circonscrire par une règle objective. Il nécessite une approche qui est basée plutôt sur la sensation, ou conceptuelle, et historique (règle de temps) ». Le roji est un espace chargé d’émotions, lieu vivant et témoin des activités quotidiennes au niveau du quartier, le terme lui-même est chargé de symbole et les japonais l’emploient avec affection. Semiprivé, semi-public, c’est un espace qui accueille des activités collectives développant ce sens de la communauté. Il existe une certaine nostalgie dans l’esprit japonais à l’évocation de la ruelle traditionnelle, de leur étroitesse nait un sentiment rassurant et l’impression de se sentir chez soi.

l’extérieur connecté à l’intérieur intime de chaque habitant, cet espace intermédiaire107 propre à la culture japonaise.

Fig. 19 Extrait du film Chihiro, Miyasaki Hayao

Par les relations tissées, la ruelle constitue une extension de la maison, un espace public à 105

BONIN Philippe, L’esthétique ordinaire de la vile japonaise, in Façons d’habiter au Japon, Maison, villes et seuils, Paris, CNRS, 2017 106 In IMAI Heide, Tokyo Roji: The Diversity and Versatility of Alleys in a City in Transition, Routledge, Novembre 2017 (non traduit)

107

Terme employé par KUROKAWA Kisho in NUSSAUME Yann, Anthologie critique de la théorie architecturale japonaise : le regard du milieu, Belgique, Ousia, 2004

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Oku, la profondeur Le fait que l’on puisse toujours diviser un espace montre qu’il existe une intériorité spatiale de plus en plus profonde108 au Japon. Les divers espaces perçus en creux tels les ruelles et les recoins d’architecture des banchi109, sont des éléments permettant de se rendre compte de l’épaisseur et de la porosité de la ville. L’oku110 créée l’illusion qu’il existe des lieux secrets, dont on ressent la présence mais auxquelles on n’a pas accès. C’est un concept connu dans la composition des maisons traditionnelles mais sa présence à l’échelle de la ville est plus complexe. D’après Maki Fumihiko, il n’existe pas de relation entre le fond et la forme dans l’urbanisme de Tokyo, mais un équilibre instable entre les parties et le tout. La métaphore du nuage permet d’expliquer le fait que la ville soit composée d’éléments insaisissables, éphémères et ambigus, difficiles à cerner car malgré l’épaisseur, il n’y a pas de limites visibles. « L’une des fonctions de l’architecture est d’éveiller la mémoire inconsciente des formes » 111 , cela suggère que certains aspects de la ville contemporaine évoquent à la fois le futur et le passé. En ville, l’effet de profondeur peut être lié aux éléments géographiques comme la topographie ou bien aux éléments naturels comme l’ombre des arbres ou des bâtiments. En cela, Tokyo est semblable à une grande forêt où vivent des éléments en symbiose. Dans l’architecture traditionnelle religieuse, le 108

TARDIS Manuel, Tokyo, Portaits et Fictions, Paris, Le Gac Press, 2011, p.194 109 Banchi correspond à une division du cho – le quartier – il s’apparente à un îlot composé de plusieurs bâtiments et cerné par des voies importantes en taille. 110 La notion d’oku peut être traduite par « la profondeur spatiale » 111 SALAT Serge, MAKI Fumihiko, Une poétique de la fragmentation, Milan- Paris, Electa Moniteur, 1987, p.19

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sando suit un parcours qui conduit progressivement au cœur, le temple ou l’autel en lui-même. Bien souvent ces espaces religieux sont entourés de forêts sacrées afin de garder secrète la présence divine et de donner au visiteur la sensation d’entrer et de progresser dans un lieu particulier. De même que les limites du nuage sont floues, l’accès au temple par des chemins bordés de lanternes qui commencent avant le sando étend l’influence du temple et crée une anticipation du passage au domaine spirituel sans la nécessité d’une démarcation claire. La comparaison avec un oignon utilisée par Maki Fumihiko me parait judicieuse pour exprimer cette impression de profondeur des choses à travers des « couches » successives. Ozu Yasujiro rend ce concept tangible dans Voyage à Tokyo en 1953 où un couple de personnes âgées rend visite à ses enfants habitant à Tokyo. En effet, la maison - de type traditionnelle - de leur fille est composée de pièces à tatami ouvertes les unes sur les autres et séparées par des shoji112. L’angle de vue est souvent positionné de manière à ce que l’on voie ces panneaux ouverts pour servir de cadrages successifs des espaces. Ainsi les acteurs ont l’air d’être à la fois proche du spectateur car les scènes se déroulent dans la maison, et à la fois loin car ils sont compris dans des espaces séparés par l’accumulation des écrans. (Fig.20) La notion d’oku est particulièrement liée à l’intimité et la privacité des espaces via les seuils et les transitions. Par exemple, l’utilisation de la fragmentation dans le projet de l’agence miCo, House in Komazawa, crée de nouvelles relations grâce à une forme de 112

Les washitsu – pièces traditionnelles japonaises – possèdent un sol en tatami, des parois coulissantes translucides en bois couvertes de papier de riz (shoji) et des parois coulissantes opaques (fusuma).


l’architecture populaire. L’espace vide entre les maisons sert de lien entre les trois blocs qui forment l’habitation. Selon les architectes, la rénovation de la vieille maison en trois unités distinctes permet de donner une échelle plus petite à l’habitation et de réduire l’espacement avec les voisins. Contrairement à l’apparence fragmentée que l’on perçoit de l’extérieur, un volume transparent connecte les trois unités entre elles pour former une pièce spacieuse. L’effet de profondeur est créé par le fait que l’œil est incapable de discerner l’espace intérieur dans son ensemble depuis l’extérieur. L’accès à la maison se fait par un chemin étroit qui rappelle familièrement le roji traditionnel. Enfin, l’oku est un principe traditionnel utilisé dans les jardins via l’emprunt de paysage, shakkei. Ce procédé est utilisé pour donner une impression d’infini à travers des plans successifs, le but est de donner de la profondeur à un petit espace pour l’agrandir mentalement. Un des jardins traditionnels les plus connus se servant du shakkei est le jardin Isuien situé à Nara, mais une version plus moderne du shakkei est présente à Yokohama. Ainsi Fuji-san, l’ancien volcan célèbre, appartient au paysage de la ville bien qu’il soit situé à presque une centaine de kilomètres de la ville, car il est visible depuis les espaces dégagés et les parcs.

Fig. 20 Extrait du Voyage à Tokyo, Ozu Yaujiro

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Partie III Esthétique de l’ordinaire 2. Tokyo no ie113 Un lieu préservé La maison japonaise est souvent perçue comme un refuge face à l’agitation de la ville, un lieu où se retrouver et redonner un sens à une vie de plus en plus accélérée114. L’habitat est un cocon qui possède une temporalité différente, plus lente qu’ailleurs. Il existe donc des formes architecturales faisant la transition entre l’intérieur et l’extérieur qui peuvent donner l’impression que le temps est ralenti. Lors d’un cours sur le japonisme, Tanaka Akiko, notre professeure durant l’année d’échange, a demandé aux étudiants toutes nationalités confondues d’expliquer aux autres un élément qui soit représentatif de l’architecture japonaise à leurs yeux. Pour un étudiant japonais, cet élément est l’engawa 115 , un composant de la maison traditionnelle présent dans la maison de ses grands-parents. Cet espace est particulier car il est situé entre l’intérieur et l’extérieur de l’habitation et fait le lien entre les deux. Les maisons sont habituellement construites sur pilotis afin de ventiler le logement durant la saison humide mais aussi pour assurer une structure résistante aux séismes. En effet, un seul poteau de la maison est ancré dans le sol, les autres sont seulement posés sur des blocs bétonnés. L’engawa est donc un espace surélevé par rapport au sol extérieur où les propriétaires s’asseyent les jours de beau

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Référence à SOUTEYRAT Jérémie, Maisons de Tokyo, Tokyo no ie, Le Lezard Noir, 2014 114 BERTHET-BONDET Isabelle, 20 Maisons nippones, Un art d’habiter les petits espaces, Marseille, Parenthèses, 2010 115 Une bande de sol sur pilotis qui entoure la maison traditionnelle, de nos jours, on appelle cet élément nure-en, la véranda. Les deux sont composés avec le caractère en 縁 qui signifie le bord, mais aussi le lien, la relation

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temps. C’est une interface avec le public ; lorsqu’un voisin rend visite aux habitants, il s’assied avec eux mais garde les pieds sur le sol extérieur. Il bénéficie de l’hospitalité matérialisée par l’avancée du toit tout en respectant l’intimité du logement car il n’y pénètre pas. Cet élément d’architecture fait partie des espaces entre-deux car il lie l’intime au public en créant une zone tampon. Son plancher en bois est un prolongement de celui qui se trouve sous les tatami à l’intérieur. Il peut être fermé ou ouvert par des volets en bois et constitue un seuil supplémentaire à franchir avant de pénétrer au cœur de la maison. Nous retrouvons ici encore une fois et à plus petite échelle, la notion de profondeur, oku, que nous avons évoqué un peu plus tôt. Cette particularité de l’architecture vernaculaire japonaise floute les limites de la maison dont l’espace intérieur peut s’étendre à l’extérieur. (Fig.21) Mais l’engawa a tendance à disparaitre dans l’architecture moderne car c’est un espace qui demande trop de place et qui n’a pas d’utilité vitale. Dans les logements actuels qui sont beaucoup plus petits, on sacrifie ces espaces pour ne garder que l’essentiel116. Si la maison a tendance à se refermer sur elle-même c’est aussi dû au manque de place et à la proximité des voisins. Dans l’évolution de l’architecture de l’habitat, certains éléments ont pu être adaptés à la vie moderne alors que d’autres ont été abandonnés. Apparaissent alors de nouvelles formes d’habitat et de nouveaux types d’espaces entre-deux. 116

Extrait de l’interview de Matsuno Ben, architecte de LIFE + Shelter associates, dans FAURE Damien, Espaces intercalaires, AA productions, France, 2012


La fluidité et la modularité des pièces créée par l’emploi des shoji et des fusuma dans l’architecture des machiya117 a été conservée mais adapté à une vie plus verticale qu’horizontale. On retrouve dans beaucoup d’architectures contemporaines un traitement de séparation des pièces non pas par des murs mais par l’utilisation de demi-niveaux. C’est le cas du projet NA House de Sou Fujimoto situé en plein cœur de Tokyo, dans le quartier de Suginami. (Fig.22) Cette maison est constituée de poteaux fins qui supportent des dalles placées à des niveaux différents afin de créer des marches d’escalier ou bien des pièces. Grâce au système de paliers plus ou moins larges à différentes hauteurs, tous les espaces sont reliés entre eux. Sans murs ou cloisons, le vide généré constitue un volume qui ne permet pas de hiérarchiser les espaces. La Tsubomi House présentée dans le film Espaces intercalaires de Damien Faure possède également un système de deminiveaux. Seule la fonction cuisine et salle de bain reste fixe, pour les autres niveaux les habitants choisissent de les aménager comme ils le souhaitent. L’architecte Sakano Yoshinori a créé des espaces appropriables dans les creux laissés par l’utilisation de demi-niveaux ; « on peut dormir soit ici, soit en haut en étalant le futon. Dans ce sens on ne fixe pas l’utilisation des espaces car quand il fait chaud en été, il fait frais ici » 118 . Les maisons traditionnelles ne possèdent pas non plus de pièces définies, c’est le mobilier qui sera installé à l’intérieur qui orientera l’utilisation, ainsi lorsque l’on va se coucher on déplie le futon, qui sera rangé dans un placard en journée, laissant une pièce vide.

toujours présent d’une façon ou d’une autre. La maison est le lieu où l’homme se ressource, et dans la philosophie japonaise, l’homme est indissociable de la nature. Il est donc nécessaire de conserver ce lien pour permettre au tokyoïte de se ressourcer. La mise en place de tsuboniwa 119 à travers l’utilisation de plantes en pot à l’intérieur du projet Garden and House de Nishizawa Ryue en est un bon exemple. Ici, la végétation sert également à préserver l’intimité des habitants. La nature peut être présente symboliquement à l’aide de l’utilisation du principe de shakkei, qui est utilisé en architecture afin de créer des cadrages sur un détail extérieur qui fera donc partie du paysage intérieur.

Fig. 21 Quatre jeunes femmes dans une véranda, 1880 photo BnF, F.Beato et/ou R. von Stillfried-Ratenicz

Un dernier élément qui a été adapté est le jardin intérieur. Sa taille a diminué mais il est 117

Maisons de ville traditionnelles FAURE Damien, Espaces intercalaires, AA productions, France, 2012

Fig. 22 House NA, photo Iwan Baan

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Micro-jardin intérieur

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Kotei, le parcours L’architecture du chemin est un terme employé par Kurokawa Kisho et Maki Fumihiko pour « conférer une dimension poétique aux espaces résiduels de l’architecture – les couloirs, les allées, les rampes, les espaces marginaux- qui, en négatif de l’espace construit, sont aussi élevés au rang d’espace « vide », où se dessine une activité en mouvement, voire un espace-temps, un ma. »120 Ces espaces font partie de la promenade architecturale qui débute dans la rue. Le genkan, l’entrée, est un procédé architectural qui permet de prolonger la rue à l’intérieur de la maison grâce à une continuité spatiale. Cet espace est au même niveau que le sol extérieur et c’est là que l’on se déchausse avant de pénétrer plus loin dans la maison. On utilise d’ailleurs l’expression « monter dans la maison » plutôt qu’ « entrer dans la maison » 121 car le reste de l’habitation possède un plancher surélevé. Ce sas est un élément de la maison traditionnelle et on le retrouve toujours dans les habitations actuelles – apato, manshon 122 , et maisons individuelles. Cela rappelle un principe que Maurice Sauzet a théorisé, la kinesthésie. Le déplacement du corps influence la perception que l’on a de l’espace, et sa représentation mentale. L’escalier ou la marche sur laquelle on monte ou descend a pour but de « réveiller l'être,

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JACQUET Benoit in BONIN Philippe, Vocabulaire de la spatialité japonaise, Paris, CNRS, 2014, chapitre Michi, p.328 121 BERTHET-BONDET Isabelle, 20 Maisons nippones, Un art d’habiter les petits espaces, Marseille, Parenthèses, 2010 122 Apato (アパート) est un appartement en structure bois, manshon (マンション) est dérivé du mot anglais mansion et correspond à un appartement dans un immeuble en béton

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réveiller sa présence ici et maintenant »123. L’effort permet de mémoriser un lieu et de s’ancrer dans l’instant pour en saisir la subtilité. Le parcours nécessite un mouvement du corps, une progression qui mêle temporalité et espaces physiques. Il faut se mettre en mouvement pour saisir les subtilités du passage et de la transformation de l’être public à l’être privé124. L’accès à la maison est possible par le franchissement de différents seuils qui graduent l’extériorité ou l’intériorité de la relation, pour Philippe Bonin il en existe cinq –le portail, le jardin, la porte d’entrée, la marche du genkan, le noren intérieur. Ce faisant, chaque seuil possède sa propre symbolique qui constitue autant de scènes sensibles à traverser. C’est le cas de House N, une maison individuelle imaginée par Sou Fujimoto qui utilise le principe des matriochkas, ces poupées russes qui en renferment un autre à chaque fois plus petite. Pour cette maison, les espaces emboités contiennent chacun une ambiance particulière, la plus grande boite abrite un jardin ainsi que la salle de bain et la cuisine en fond de parcelle – le plus loin de la rue - la seconde rassemble les chambres tandis que la plus petite protège le salon – représentatif de la famille - qui est au cœur de la maison. Dans le cadre du projet Moriyama House de Nishizawa Ryue - la moitié masculine du duo de l’agence SANAA - ces seuils ont étés effacés dans le but de ne créer qu’un seul espace, un seuil constitué par des roji. (Fig. 23 et 24) Ce projet est remarquable car en divisant les 123

SAUZET Maurice et BERQUE Augustin, Le sens de l’espace au Japon, vivre, penser, bâtir, Paris, Arguments, 2004 124 BONIN Philippe, Dispositifs et rituels du seuil : une typologie sociale, in BONIN Philippe, Façons d’habiter au Japon, Maison, villes et seuils, Paris, CNRS, 2017, p. 390


cellules de la maison sur un terrain, les architectes ont recréé ces ruelles qui lient les blocs entre eux. Comme en ville, on se situe dans une succession d’évènements dont le déplacement de l’homme permet de faire le lien. La maison ne se limite alors plus simplement aux éléments construits mais au terrain entier, qui est le rejet des espaces résiduels intérieurs - définis par Kurokawa ou Maki - à l’extérieur. L’alternance du passage dedans-dehors, naka-soto, via la mise en place habituelle de micro-jardins, crée ici un espace intermédiaire proportionnellement plus important que l’espace de la maison en ellemême, qui est appropriable par tous.

Fig. 23 Moriyama House, photo E.Sumner

Fig. 24 Moriyama House Floor plan, image SANAA

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Habiter la rue La rue constitue un espace en plus, qui a remplacé le niwasaki qui est traditionnellement la clôture et le jardin de devant qui délimite l’espace de la propriété. « L’espace public de la rue demeure un territoire commun partagé » 125emprunté par les habitants et les usagers de la ville. D’après Silvie Brosseau, le jeu entre le défini et l’indéfini de la rue produit une certaine neutralité qui ouvre des possibilités. Il est par exemple récurent de trouver à Tokyo des plantes en pot, hachiue, disposées sur l’espace public. Ces micro-cultures urbaines recréent le lien à la nature de manière diffuse dans la ville. Elles composent un jardin fait de recyclage qui évolue au fil du temps lorsque l’on rajoute des plantes ou que l’on en enlève. Ce jardin est très mobile car il est constitué de petites unités facilement déplaçables, les pots de fleurs, que l’on peut adapter au fil des saisons. Ce type de végétalisation est très présent dans les roji où se côtoient les habitants, au pied des maisons, proche des portes d’entrées ou encore en tour d’arbres d’ornement. L’entretien des plantes demande du temps et les petits jardins appartiennent le plus souvent à des personnes à la retraite. Ils sont donc le symbole de la générosité car le travail fastidieux produit un résultat dont tout le monde peut profiter. Etonnamment, ces plantes sont tolérées et respectées, car on accepte que la nature soit imparfaite, tandis que les autres débordements sur la voie publique sont très contrôlés. C’est dans la rue que se tissent les relations sociales – chi en - entre les gens qui partagent le même espace de vie quotidien. Elle est le théâtre des activités des enfants qui, après 125

BROSSEAU Sylvie in BONIN Philippe, Vocabulaire de la spatialité japonaise, Paris, CNRS, 2014, chap. « Hachiue » p. 154

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l’école, utilisent cet espace sécurisé pour jouer au ballon ou faire du vélo. Ce terrain de jeu éphémère est une des nombreuses microappropriations de l’espace public. La rue est un espace en plus qui permet de stocker ce qui ne peut rentrer dans la maison. Les japonais ne craignent pas le vol car la société est respectueuse de son prochain, de plus le Japon est un pays très policé. Ainsi pour des raisons pratiques, le vélo est stationné le long de la maison, parfois accompagné de la cellule de climatisation et de la machine à laver, bruyante et encombrante. Apparaissant comme un espace ambigu, l’espace de la maison est extensible à la rue entière car il est possible pour tous les habitants d’y laisser des affaires personnelles. On y retrouve également des objets de plus petite taille relevant du rituel défini par Philippe Bonin 126 comme des portes parapluies, ou encore des statuettes religieuses. Il est par exemple possible de trouver des statues de tanuki, représentant la prospérité des marchands ou plus simplement une petite grenouille signe de bienvenue127. L’appropriation de la rue a pour conséquence une personnalisation de celle-ci et un attachement envers le banchi.

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BONIN Philippe, Façons d’habiter au Japon, Maison, villes et seuils, Paris, CNRS, 2017, chap. III Seuils 127 La grenouille se prononce kaeru, comme le verbe revenir. Lorsque l’on rentre chez soi, si une personne est déjà là elle nous dira okaerinasai qui signifie « bon retour à la maison »


Partie III Esthétique de l’ordinaire 3. Dé-composer Pixellisation de la maison A Tokyo, la surface moyenne d’un logement en 2003128 était environ de 80m², mais tous ne sont pas occupés car en 2013 on a recensé 10% de logements vacants dans la ville129. De plus, le coût de la vie est raisonnable mais le prix de l’immobilier est très élevé. La société ECA 130 classe la capitale première de son classement des villes du monde aux loyers les plus élevés pour un trois pièces en 2009 et 2010. Ainsi, les logements sont de plus en plus petit, et de plus en plus chers, causant des problèmes sociétaux comme l’augmentation du nombre de sans domiciles fixes ou encore le phénomène Tanguy. En effet, les jeunes adultes qui ne gagnent pas suffisamment d’argent pour pouvoir louer ou acheter un logement restent chez leurs parents. Ce phénomène a été critiqué par un professeur à l’université Tokyo Gakugei, Yamada Masahiro, qui appelle ces jeunes parasaito shinguru, les célibataires parasites. D’après UTSUMI Tomoyuki de l’agence Milligram Studio, « les petits espaces sont naturellement infinis pour les japonais, alors qu’ils sont étroits pour les occidentaux. Les japonais ne sentent pas que l’espace est petit, même si ils sont physiquement serrés » 131 . Mais l’exiguïté de la maison moderne et le fait qu’elle cherche à se tourner vers l’intérieur peut être synonyme d’enfermement.

Nami132, une jeune femme qui vit avec sa sœur et ses parents dans une maison de soixante mètres carrés, possède une chambre d’à peine deux mètres de cotés. Cet espace réduit ne lui sert que pour dormir, et elle passe le reste de son temps dans le séjour. Matsuno Ben, architecte au sein de LIFE + Shelter associates, confie dans le film Espaces Intercalaires que lorsque l’on vit dans un espace limité il faut faire des choix, certains espaces vont donc perdre de l’importance. Les maisons traditionnelles ne possèdent pas de salle de bain car les bains publics sont très développés du fait que le Japon est une ile volcanique. Les sento133 sont alors des lieux de rassemblement dans la ville où les voisins se retrouvent quotidiennement autour du rituel du bain (Fig.25). Pris souvent juste avant le coucher, le bain est un rituel de transition entre le jour et la nuit et de purification des pollutions extérieures, mais c’est aussi le moment où l’intimité de l’individu est confiée au groupe134. De nos jours ces bains publics sont encore très présents et très appréciés, bien que chaque maison possède sa propre salle de bain préfabriquée. Dans les premières maisons de ville, les nagaya, le cuisine était située dans un couloir sur le côté de la maison ; celui-ci avait un sol en terre battue ou en pierre afin d’accéder au jardin arrière sans se déchausser. La cuisine toujours présente dans les foyers est peu utilisée, le coût de la restauration étant faible,

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Etude publiée sur le site http://www.stat.go.jp/data/jyutaku/2013/10_1.ht m (en japonais) 129 Principalement des maisons traditionnelles dont le propriétaire est décédé. 130 Employment Conditions Abroad 131 FAURE Damien, Espaces intercalaires, AA productions, France, 2012

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LASSU Olivier, Tokyo, la mégapole des micro maisons, épisode 4 de la série documentaire Habiter le monde, Arte France, 2015 133 Bains publics 134 NOUHET Joëlle, Le rituel du bain au Japon, in Revue de psychothérapie psychanalytique de groupen°40, Paris, ERES, 2003

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il est plus pratique pour un salarymen de manger dans un restaurant proche de son lieu de travail. Ce faisant, le restaurant devient un lieu de rencontre et de lien social plus important que la maison. Un repas dans un restaurant traditionnel de qualité est un gage de respect envers un invité. L’entomologiste Kumagai Tsuyoshi interviewé dans le film de Damien Faure possède une cuisine minuscule qui ne lui sert qu’à réchauffer des plats. Pour lui, comme pour beaucoup de tokyoïtes, il n’est pas nécessaire de faire des courses de nourriture pour la semaine, principalement parce qu’il n’y a pas la place pour les ranger. Il confie ensuite que « (son) frigo ce sont les konbinis 135 , ouverts 24/24. Je fais donc les courses au jour le jour! ». Le jardin quant à lui a été remplacé par les parcs, et des touches végétales dans la ville qui bénéficient à tout le monde; les hachiue 136 dont nous avons parlées sont créatrices de jardins collectifs offerts à la vue des passants. Matsuno Ben ajoute « (qu’) à défaut d’avoir ces espaces chez soi, on les utilise à l’extérieur. Ainsi tout le monde peut profiter de la ville à travers ces espaces devenus collectifs »137. Ces équipements accessibles par tous créent des situations particulières dans la ville car ils sont appropriés par les usagers tout en restant collectifs. Le parcours habituel d’une pièce à une autre change d’échelle pour devenir un parcours dans la ville. La maison ne se limite donc plus à ses murs mais à la ville entière qui

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Petits commerces de proximité où l’on peut acheter des produits de consommartion courante (nourriture produits ménagers, fournitures de bureau…). Ils appartenant le plus souvent à une enseigne comme Lawson, Seven-Eleven ou Family Mart et leur nom vient d’une déformation de l’anglais convenience store. 136 Plantes en pot 137 FAURE Damien, Espaces intercalaires, AA productions, France, 2012

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est perçue comme une extension de l’espace privé à certains endroits.

Fig. 25 Les femmes au bain, ukiyo-e Torii Kiyonaga, env. 1780


Mobilité La mobilité des personnes a été source de réflexion pour beaucoup d’architectes japonais depuis les années 1950. Dans les années 1960-70, les Métabolistes se sont penchés sur l’idée de projets évolutifs pouvant s’étendre à l’infini, régit par une logique non fonctionnelle de l’espace. La base de l’architecture est la cellule, une résultante de la division au minimum vivable, qui, additionnée avec des services collectifs, pourrait être un nouveau modèle de vie. Constituant des mégastructures se superposant à la ville existante, ces assemblages intègrent plusieurs notions dont celle de l’évolutivité permanente via la mobilité de la structure, l’aléatoire du résultat et l’interactivité avec les habitants, faisant de l’architecture un système. Cette architecture utopique du déplacement et de la fragmentation a pu voir le jour dans certains projets comme la Nagakin Capsule Tower de Kurokawa Kisho en 1972, considérée comme étant le bâtiment le plus représentatif du mouvement métaboliste. Ce projet est composé de deux tours en béton armé abritant les circulations des réseaux et des personnes sur lesquelles viennent se fixer des capsules préfabriquées mesurant 2,3 m × 3,8 m × 2,1 m. Ces petits modules équipées peuvent être aménagés en espaces de vie ou de travail et s’additionner pour former des unités plus importantes. La durée de vie des cellules est fixée à vingt-cinq ans dans l’optique d’un renouvellement et d’une mobilité plus importante ; le projet prévoyait de créer d’autres tours dans la ville pouvant accueillir elles aussi des capsules. Un seul bâtiment a pu être réalisé dans le quartier de Shimbashi, il est désormais menacé de destruction car le terrain à plus de valeur que les quelques capsules inchangées depuis la construction.

Ces expérimentations ont influencé des architectes plus récents comme Toyo Ito né en 1941, qui s’intéresse beaucoup à la vie en milieu urbain. On peut identifier une période de son travail dans les années 1980 où il porte son intérêt sur la fragmentation et la décomposition des espaces. Il appellera luimême cette période le « Jardin des vents » à cause de sa recherche de légèreté de la structure et de la transparence de l’architecture. Dans les années 1980, Tokyo est l’un des endroits les plus avancés technologiquement et la ville la plus dense du monde. Face à ce développement de la technologie sans précédent, Toyo Ito réalise différentes études sur la transformation de l’espace privé. Il en résulte deux projets, Pao 1 (1985) et Pao 2 (1989), basés sur un scénario où les fonctions domestiques ont été dissoutes dans la ville ne laissant qu’une entité minimale servant d’abri et de point d’accès aux réseaux informationnels. (Fig. 26 et 27) Appelés « Dwellings for the Tokyo nomad woman », ces architectures sont caractéristiques d’une volonté d’indépendance et de liberté, et d’un changement possible dans la société japonaise. Pour l’architecte détenteur du prestigieux prix Pritzker, les habitants de Tokyo sont des nomades dans une forêt artificielle, leur maison doit donc s’adapter à ce mode de vie basée sur le virtuel et la connectivité. Matérialisés par une structure légère en métal recouverte par endroit de panneaux perforés également en métal, ces deux abris sont deux objets posés dans l’agitation de la ville. Leurs surface est pensée comme un écran qui permet d’absorber les informations extérieures pour les transmettre à l’intérieur, une interface entre le public et le privé138. Tentant de se rapprocher d’un espace neutre, 138

MAFFEI Andrea, Toyo Ito, Works, Projects, Writings, Londres, Phaidon, 2002 (en anglais)

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comme en architecture traditionnelle, ce sont les objets à l’intérieur des Pao qui donneront à l’espace sa fonction. Le souhait de Toyo Ito est que les occupants se sentent libres et ressentent les changements de l’environnement autour d’eux de manière éphémère139. Ainsi le Pao 1 est inspiré de la yourte, une tente circulaire traditionnelle de Mongolie que les nomades montent et démontent à leur grès, caractéristique de l’habitat éphémère. L’ameublement est simplement composé d’un lit, d’un bureau et d’un meuble pour se préparer s’apparentant à une coiffeuse. Le Pao 2 réalisé quatre ans plus tard est légèrement différent, l’idée de la tente est toujours présente mais elle a été rendue plus abstraite. Plus aérien que le Pao 1 il peut être suspendu comme lors de sa présentation à l’exposition "Transfiguration" dans le cadre d’Europalia Japon. C’est un volume un peu plus grand composé d’une structure métallique en triangles recouverte de panneaux perforés en acrylique qui laisse voir l’intérieur. Agissant comme un filtre qui nous fait voir la réalité comme une illusion, ce projet est l’incarnation de l’architecture conceptuelle.

Fig. 26 Pao I et Pao II, image Toyo Ito

Fig. 27  Pao II installé à Bruxelles, 1989, photo issue de Socks

Ces deux projets brouillent les limites de l’espace public et de l’espace privé tel qu’on les conçoit actuellement, en créant une relation plus sensible avec l’environnement. On pourrait penser que l’espace intime n’existe presque plus dans ce projet, mais il est simplement étendu à l’échelle de la ville, devenant insaisissable pour qui n’est pas en mouvement.

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NUSSAUME Yann, Anthologie critique de la théorie architecturale japonaise : le regard du milieu, Belgique, Ousia, 2004

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Conclusion

L’expérimentation a été un outil formateur dans mon parcours en architecture. A travers l’étude des espaces entre-deux et l’observation de comportements qui en découlent, Tokyo apparait contradictoirement comme une ville à échelle humaine. On peut encore ressentir les traces de son passé, un petit village qui s’est étalé jusqu’à assimiler d’autres villages, composant peu à peu une ville polynucléaire à rayonnement mondial. Il n’y a pas de perte d’identité dans une mégapole de cette envergure car les espaces entre-deux permettent d’ancrer les personnes dans le présent. Ces lieux et situations particulières créent un liant social qui contribue à l’unité de Tokyo, par des scènes modestes de la vie quotidienne. Il y a là une véritable application de l’urbanisme participatif… Plus de la moitié de la population mondiale vit en milieu urbain actuellement, il est important de se projeter afin de pouvoir planifier une densification des villes pour éviter un étalement urbain trop important. Souvent qualifiée de ville futuriste, Tokyo qui n’a pas suivi de plan d’urbanisme global serait-elle un modèle à suivre ? Dans ce cas, quelle est la place de l’architecte si l’urbanisme peut se faire - de manière non contrôlée, non planifiée - par les habitants ?

Il est également intéressant de se pencher sur la question de la singularité de cet urbanisme ; existe-t-il dans d’autres villes dans le monde, un fonctionnement similaire ou est-ce là une particularité Asiatique, voire même seulement tokyoïte ? Enfin, une dernière question se pose, celle de l’assimilation d’autres cultures à la sienne. A l’heure où toutes les villes sont connectées, y a-t-il un risque de « perdre » sa culture, dissolue dans une culture mondiale globale ? L’adaptation peut-elle être une solution pour conserver ses particularités tout en restant cohérent avec le monde ? Ce sont autant de question qui me permettent de mieux envisager mon rôle de futur architecte , en étant à l’écoute des mouvements sociétaux, en expérimentant de nouvelles formes d’habiter à travers l’adaptation d’éléments architecturaux d’une autre culture et enfin en me penchant sur une nouvelle possibilité de fabriquer la ville avec ses habitants.

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Vocabulaire A Anshin (安心) : Paix de l’esprit Asobi (遊び): Dispositifs et formes qui n’ont pas d’utilité pour la construction. Notion de « jeu », de loisir. B Banchi (番地) : Ilot urbain Bosai (防災): Prévention des désastres. Ce sont des aménagements d’aires de repli en cas de danger ; parcs, cours, aires de jeu… Barakku / Buru tento (バラック/ ブルーテント) : « Baraque » et « tente bleue », abris temporaires bricolés, faits de matériaux recyclés et souvent construits dans l’urgence. C Chi en : Désigne les relations sociales qui se nouent entre les personnes qui partagent le même espace de vie quotidienne. Chinju no mori (鎮守の杜) : Forêt sacrée qui entoure un sanctuaire bouddhiste ou shintoïste. Chô (町): Quartier. Chonakai (町内会): Communauté de quartier. D Depato (デパート): De l’anglais department store, centre commercial. E Edo (江戸) : Ancien nom de Tôkyô (la période Edo correspond à 1600 - 1868). En (縁) : Le lien, le bord. Engawa (縁側) : Plateforme en bois surélevée qui sert de circulation autour de la maison, il sert aussi de zone tampon et de lien entre intérieur et extérieur. F Fûdo (風土): Etat du terrain, des conditions naturelles, culturelles et historiques propres à cet endroit. Selon l’essai mésologique de Watsuji Tetsurô, Fûdo est le milieu humain. Fusuma (襖): Paroi coulissante opaque et épaisse, la structure est en bois, recouverte de papier de riz ou de tissus des deux côtés. Elle sert à séparer les pièces. G Genkan (玄関) : Vestibule à l’entrée où l’on enlève ses chaussures avant d’aller plus loin dans le logement. H Hachiue (鉢植え) : Culture de plantes en pot. I Ie (家) : Maison.

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K Kami (神) : Divinité shintoïste. Kodokushi (孤独死): « la mort dans la solitude » Konbini (コンビニ): Epicerie ouverte 24h/24, de l’anglais convenience store Kôtei (固定): Le parcours M Ma (間) : Intervalle, ambiance à un endroit donné à un moment donné Matsuri (祭り) : Festival donné en l’honneur d’une divinité shinto Michi (道): La voie, le chemin Miegakure (見え隠れ) : Procédé utilisé dans les jardins traditionnels qui empêche d’avoir une vision globale Mikoshi (御輿): Palanquin divin Mitate (見立て): Expérience de visualisation N Naka-soto (中-外) : Dedans-dehors Nagaya (長屋) : Maison de ville étroite datant de la période Edo -no (の) : Particule qui désigne la possession, comme dans Tokyo no ie / Maisons de Tokyo Noren (暖簾) : Bande de tissus qui signale l’entrée d’un restaurant Niwasaki (庭先) : Ensemble formé par le jardin et la clôture entourant la maison O Oku (奥) : La profondeur sacrée des choses, secret Onsen (温泉) : Bains publics qui utilisent une source thermale naturelle P Pachinko (パチンコ) : Casino japonais où l’on trouve des jeux d’arcades

R Roji (露地) : Chemin sinueux, ruelle, mais aussi sentier végétalisé qui mène au salon de thé Rojo (路上): Ecole d’observation de la rue, mouvement créé dans les années 1960 S Sakariba (盛り場) : Lieu ou quartier animé -san (さん) : suffixe honorifique ajouté à un nom ou un prénom Sando (参道) : Chemin qui mène au temple Sento (銭湯) : Bains publics Shakkei (借景) : « Emprunt » de paysage, jardin ou cadrage sur une vue à l’extérieur Shintô : Culte animiste et polythéiste d’origine japonaise dérivant de la mythologie, dans lequel le profond respect de la nature place l’homme comme faisant partie d’un tout Shoji (障子) : Panneau coulissant possédant une structure en bois recouverte de papier de riz

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Shokuhin-sampuru (食品サンプル) : Exemple en plastique mis en vitrine, montrant la nourriture proposée dans le restaurant Shotengai (商店街) : Ruelle bordée de commerces et traditionnellement couverte, en opposition aux grands centres commerciaux T Tanuki (狸) : Raton laveur japonais Tokaido (東海道) : un ancien axe de circulation japonais important entre Tokyo, Kyoto, Osaka et Kobe Tomason (トマソン) : éléments architecturaux dont la forme excède la fonction Torii (鳥居) : Portique traditionnellement en bois qui symbolise l’entrée d’un sanctuaire shintoïste Tsuboniwa (坪庭) : Jardin japonais, qui est une mise en scène de la nature U Ukiyo-e (浮世絵) : Estampe japonaise W Watari ishi (渡石): pierre traversière Y Yatai (屋台) : stand de nourriture ambulant Z Zure(ずれ) : déviances architecturales dont personne ne prête attention

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Ville-mondes, Tokyo – Escale 2, Tokyo hors-champ, Documentaire réalisé par Michel Pomarède et diffusé en mars 2013 sur France Culture, 59min. https://www.franceculture.fr/emissions/villes-mondes/ville-mondes-tokyo-escale-2

Conférences : -

Go HASEGWA, cours public à L’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne en 2015 https://youtu.be/n3gmhuTavGQ

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Maurice SAUZET, conférence organisée par le CAUE 83 en 2015 http://architecturesenligne.org/video/maurice-sauzet-version-longue/

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Benoit JACQUET, conférence à L’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne en 2014 https://www.youtube.com/watch?v=gMNRAbUufr0

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