Le livret n°1, se compose de textes personnels, mais aussi de textes écrits à partir d’extraits d’œuvres littéraires, théoriques, d’histoire de l’art et de l’art contemporain ; que j’ai choisi de prélever et de recueillir dans ce mémoire comme un soutien à ma démarche artistique.
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Le Fém(in)in Tome I
Mémoire DNSEP, sous la direction de Valérie Gallard École Supérieure d’Art de Lorient
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Le Fém(in)in Au masculin, femme de bain ou femme de main, menant à bien sa lessive, sa cuisine comme sa profession. Dominée, dirigée, ne pas s’exprimer. Tout est fait-main, pouvoir d’agir et de contrôler. Rien ne lui échappe, tout est organisé. Les formats qu’elle utilise est tel qu’il ne dépasse jamais sa grandeur. Elle fait tout elle-même, ne délègue jamais rien. Elle n’est pas une assistée. Ses outils sont les siens. Pas de secret. Son temps de travail dépasse quelques-uns. “Elle dure dans le temps”, résiste sans affronter. Sa condition n’est pas enviable. D’ailleurs aucune personne du sexe opposé ne lui a proposé d’échanger sa place contre la sienne: travailler plus, pour moins de considération. Ces derniers temps, on a même essayé de faire croire à ces femmes que ça avait bien changé, et qu’il n’y avait plus de quoi se révolter.
Lorient, mars 2010
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Origines
Petits noms pauvre chatte fille de ferme gamine mal polie et boudeuse vulgaire comtesse fille d’agriculteurs garçon manqué et coureuse de garçon fillette en pantalon sauvage des champs sur son tas de terre bienvenue dans le monde des femmes mademoiselle Hervé secrète en haut dans sa chambre adolescente muette jeune fille réservée greluchette sur sa mobylette Christelle à la tête dans les nuages ceci n’est pas de l’art bonne élève et sérieuse peut être un peu trop scolaire disciplinée moyenne et discrète Lorient, avril 2010
MICHEL ONFRAY “Au moment des labours, à l’époque où les corbeaux envahissaient la campagne, lorsque les ciels sont plombés, pesants comme doivent l’être les portes de l’enfer, j’allais le surprendre dans les immenses pièces qu’il retournait à longueur de journée. L’humus était puissant. Des hectares de terre grasse fouillée et de sol renversé parfumaient l’atmosphère. La surface plane était ouverte par les huit socs de la charrue, comme un scalpel découpe la peau pour atteindre les entrailles. Après le passage de l’acier, des pierres remontaient à la surface, puis des vers de terre qui grouillaient, dont certains sectionnés par le fil de l’instrument, des débris de la dernière guerre, aussi, morceaux de fuselages d’avions, d’obus éclatés, de matériel militaire, de chenilles et autres engins. Au bout du trait, mon père faisait la manœuvre pour le retour et de nouveaux sillons. Parfois, lorsqu’il me voyait, il me faisait un geste de la main, ample mais unique, puis il reprenait la posture. De temps en temps, je courais vers lui, il arrêtait son tracteur, je grimpais dans l’habitacle, et je faisais un aller et retour. Silencieux, secoués, ballottés, étouffés parfois par les gaz d’échappement qui revenaient dans la cabine refoulée par le vent, dans un vacarme de moteur, nous étions côte à côte. Mutisme de part et d’autre: de toute façon, on aurait pu s’entendre. Que partageait-on, alors? Moi, je sais ce que j’appris et compris dans ces moments-là. Mais lui ? Jamais il ne m’a dit. Jamais, peut-être, ne me le dira-t-il. Le sait-il, d’ailleurs? 10
De retour, sur les petites routes de campagne, j’étais certain qu’un jour je tâcherais de rembourser cette dette, ces heures de labeur pénible pour me payer des études, ce temps donné pour mon éducation, pension. Comment? Du moins, peut-être en n’oubliant pas, en me souvenant, en témoignant, en racontant, partout, ici, là, ailleurs, ce qu’est le travail de ceux qui peinent, le labeur de ceux qu’on paie des misères et qu’on exploite sans vergogne, l’aliénation de ceux qui n’ont ni la conscience, ni les mots, ni les moyens, ni l’occasion, ni le temps de dire, car ils sont démunis de tout. En ne cessant d’être le fils de mon père, un fils de pauvre, dans les châteaux et les palais, les universités et les salles de conférences, les livres et les colonnes des journaux, chez les éditeurs ou les bourgeois, les nantis et les sûrs d’eux. Car ce sont les patrons de mon père - un temps très court ils furent aussi les miens - qui m’ont fait rebelle.“
1 ] Michel Onfray, Esthétique du Pôle Nord, Stèles hyperboréennes chapitre dernier: “Pour Mémoire”, “Le corps de mon père”, texte de 1992 extrait des pages 180 à 182 éditions Bernard Grasset et Fasquelle, 2002, France
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FILLE D’AGRICULTEURS Je suis fille d’agriculteurs, éduquée selon un mode traditionnel qui consiste à me préparer au mariage hétérosexuel, je serai l’homme que j’aurai. J’ai grandi à la campagne dans la ville. L’exploitation familiale s’est peu à peu vu rejoindre par des constructions pavillonnaires, qui entourent aujourd’hui le parc de Cucé. À l’intérieur, il y a l’ancien château de Mme de Sévigné, un bois et deux fermes dont celle de mes parents qui s’étale sur 35 hectares. Je quittais l’enclos agricole chaque matin pour rejoindre mon école, en pleine banlieue des familles aisées de Rennes. En même temps que de découvrir mon corps sans mots ni explication, j’ai fait une crise d’adolescence bourgeoise. Je n’admettais plus de participer aux travaux quotidiens, ce que l’on faisait, nous disait-on “pour prendre l’air” et rendre service. Je crois aussi que c’est ce qui a fait le plus de mal à mon père: mon embourgeoisement, mon urbanisation et ma féminisation. J’ai été sans cesse confrontée à différentes classes sociales: agricole, cléricale, bourgeoise, noble, intellectuelle, manuelle... Je suis passée au travers comme je suis arrivée à la vie. C’est à dire avec difficulté. Mais c’est peut-être pour ça que je suis aujourd’hui devenue ce que l’on n’attendait pas de moi.
Lorient, 2008
Au-delà de l’espérance parentale, d’avoir passé au moins le baccalauréat général, je suis en train de fi12
naliser six années d’études dans le milieu artistique. Une chance que j’ai fait ce choix plutôt qu’un autre. Cela m’a permis d’alterner un peu plus aisément, par rapport au parcours durement universitaire ou celui de technicien supérieur, travail alimentaire et travail scolaire sans pour autant échouer à mes examens. Il y a, un étudiant sur cinq en France qui travaille à côté de ses études pour les financer, tout en sachant pertinemment qu’il amoindrit ses chances de réussites aux examens.
La petite fille de ferme fait maintenant partie: des 5% de la population diplômée a BAC+5, d’après l’INSEE, des 15, 7% encore scolarisé à 24 ans, des 2,5% d’enfants d’agriculteurs ayant fait des études supérieures, des quelques-uns, trop peu nombreux pour en faire des statistiques qui ont choisi une filière universitaire. (Par comparaison, les enfants d’ouvriers, arrivent à 13% les deux premières années d’études et descendent en dessous des 5% après la troisième année.) Comme 41% des filles, j’ai eu mon baccalauréat contre 37% chez les garçons, Des 49% de femmes ayant un niveau BAC+5 sur les 5% des personnes ayant fait des études supérieures, j’ai choisi une filière lettres, science du langage et art comme 72% d’entre elles, 64% des étudiants à école d’art sont des filles, 5% des étudiants en art deviennent artistes, Les trois quarts sont des hommes* *statistiques issues du site www.insee.fr
Lorient, janvier 2010
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Je me suis toujours rappelée le jour où ma grande sœur qui étudiait l’économie est arrivée de cours en répétant que “- du point de vue des statistiques, les enfants d’agriculteurs avaient moins de chance de réussite que les autres.” Je n’étais qu’au collège, je n’avais pas eu encore de choix à faire pour mon avenir que l’on me disait déjà: tu y arriveras moins bien dans la vie que les autres. J’ai toujours voulu démentir ces chiffres qui vous rangent dans des cases comme “enfant d’agriculteurs”, ou tout simplement en tant que “femme”. Que ce soit avec des mots ou des numéros, je suis très attachée à la notion de condition. Simone Weil, écrit dans La condition ouvrière que toute “Toute condition où l’on se trouve nécessairement dans la même situation au dernier jour d’une période d’un mois, d’un an, de vingt ans d’efforts qu’au premier jour a une ressemblance à l’esclavage”*. Passer du milieu agricole au milieu artistique, ce qui n’a apparemment rien avoir, ou tout simplement, passer d’un milieu à un autre, m’a demandé un énorme effort d’adaptation, au prix gagné de mon émancipation.
* Citation du livre de Simone Weil dans le livre: Féminin Masculin, Mythes et idéologies, sous la direction de Catherine Vidal chapitre I: En finir avec la “condition féminine”, Geneviève Fraisse, p15 et 18 édition Belin, collection Regards, 2006 France
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ANNIE ERNAUX “Il y avait pour moi d’autres classements que celui du carnet de notes, ceux qui, à vivre dans un groupe, s’ élaborent au fil des jours et se traduisent par “j’aime”, “je n’aime pas” telle fille. D’abord la séparation entre “crâneuses” et “pas crâneuses”, entre “celles qui se croient”, parce qu’elles sont choisies pour danser aux fêtes, vont en vacances à la mer et les autres. Être crâneuse est un trait physique et social, détenu par les plus jeunes et les plus mignonnes qui habitent le centre-ville, ont des parents représentants ou commerçants. Dans la catégorie des pas crâneuses figurent les filles de cultivateurs, internes, ou demi-pensionnaires venant à vélo de la campagne avoisinantes, plus âgées, souvent redoublantes. Ce dont elles pourraient se vanter, leurs terres, leurs tracteurs et leurs commis, n’a, comme toutes les choses de la compagne, aucun effet sur personne. Tout ce qui ressortit à la “cambrousse” est méprisé. Injure: “Tu te crois dans une ferme!” Un classement encore, obsédant, celui qui d’octobre à juin hiérarchise de manière visible les corps enfantins. Il y a les petites, aux cuisses menues sous des jupes courtes, avec des barrettes et des rubans dans les cheveux, et les grandes du fond de la classe, souvent les plus âgées. J’épie leurs avances physiques et vestimentaires, le corsage qui gonfle, les bas pour sortir le dimanche. J’essaie de deviner la présence d’une serviette hygiénique sous la robe. Ce sont elles dont je recherche la compagnie pour apprendre les choses sexuelles. dans un monde où ni parents ni maîtresses ne peuvent évoquer ce qui est pêché mortel, où il faut rester
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constamment aux aguets des conversations d’adultes pour happer une bribe du secret, il n’y a que les plus grandes pour servir de passeuses. Leur corps est déjà lui-même une source muette de savoir. Qui m’a dit, “si tu étais pensionnaire, je te montrerais au dortoir ma serviette pleine de sang”.
2 ] Annie Ernaux, La honte pages 98-99 éditions Gallimard, collection folio, France, 1997
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RANGER Je range tout. Même les gens, moi qui justement ai peur d’être mise en boîte. Dès que j’écris, dès que je commence à fabriquer, je classe, ensuite je produis des choses, des pensées hybrides issues de deux milieux différents. Simone de Beauvoir n’hésite pas à mettre en place un classement, à partir d’exemples aussi concrets et élémentaires soient-ils, pour justifier sa théorie. “L’entretenue”, “la femme mariée”, “l’étudiante”*..., qui n’en a pas jugé ainsi et définit grossièrement? Différentes façons de devenir femme et d’aborder les différentes manières de se construire. Non pas que nous sommes des victimes qui subissent ces schémas, mais peut-être de dire combien il est difficile, de ne pas suivre la Voie de la “femme mariée”, ou de “l’entretenue”, tout aussi facile et attrayante soit-elle! De la bonne travailleuse qui gère sans problème sa vie professionnelle en même temps que sa vie de famille et sexuelle, autant de possibilités d’être une femme que les hommes eux, n’ont pas à faire ce choix, puisqu’ils ont tous à peu près, aux mêmes âges, les mêmes ambitions, nous dit Élisabeth Badinter dans son dernier livre Le conflit, la femme et la mère. Heureusement que les neurobiologistes du XXème siècle nous ont fait croire que grâce à notre cerveau qui fait fonctionner ses deux hémisphères à la fois, nous sommes capables de cumuler les activités et faire plusieurs choses en même temps. * 17
*”En 1982, des anatomistes avaient observé que le faisceau de fibres qui relient les hémisphères du cerveau (le corps calleux) est plus large chez la femme que chez l’homme. En conséquence, les femmes seraient davantage capables d’activer leurs deux hémisphères et de faire plusieurs choses à la fois, contrairement aux hommes! Cette histoire a eu beaucoup de succès et les médias en parlent toujours. On notera que l’étude en question portait sur 20 cerveaux conservés dans du formol. Or, depuis 1982, les corps calleux de centaines de sujets ont été mesurés: aucune différence statistiquement significative entre les sexes n’a pu être démontrée. Mais paradoxalement, c’est toujours des vieilles études dont on parle. Si l’on s’en tient aux médias, tout se passe comme si, dans le domaine de la différence des sexes, les conceptions scientifiques n’avaient pas évolué. Seules sont retenues les expériences qui correspondent au message que l’on veut le plus attractif.” Féminin Masculin, Mythes et idéologies sous la direction de Catherine Vidal chapitre quatre: Cerveau, sexe et idéologie, Catherine Vidal, p50 édition Belin, collection Regards, 2006 France
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SIMONE DE BEAUVOIR “Ce qui est extrêmement démoralisant pour la femme qui cherche à se suffire, c’est l’existence d’autres femmes appartenant aux mêmes catégories sociales, ayant au départ la même situation, les mêmes chances qu’elle, et qui vivent en parasites; l’homme peut éprouver du ressentiment à l’égard des privilégiés: mais il est solidaire de sa classe; dans l’ensemble, ceux qui partent à égalité de chances arrivent à peu près au même niveau de vie; tandis que par la médiation de l’homme, des femmes de même condition ont des fortunes très diverses; l’amie mariée ou confortablement entretenue est une tentation pour celle qui doit assurer seule sa réussite; il lui semble qu’elle se condamne arbitrairement à emprunter les chemins les plus difficiles, à chaque écueil elle se demande s’il ne faudrait pas mieux choisir une autre voie.” “L’étudiante consciencieuse tue en elle le sens critique et l’intelligence même. Son acharnement méthodique engendre tension et ennui: dans les classes où les lycéennes préparent de Sèvres il règne une atmosphère étouffante qui décourage toutes les individualités un peu vivantes. Se créant à elle-même un bagne, la candidate ne souhaite que s’en évader; dés qu’elle ferme les livres, elle pense à tout autre sujet”. 3 ] Simone de Beauvoir, La Femme indépendante deux extraits du Deuxième Sexe, édition établie et présentée par Martine Reid, pages 71 et 73 édition Gallimard d’après 1949, renouvelée en 2008, France, collection folio femmes de lettres
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S'OCCUPER Pendant longtemps, j’ai été cette étudiante qui journée après journée travaillait durement pour avoir son baccalauréat avec mention, pour que j’entende “elle a réussi!”. Dans l’atelier, à l’école, c’est toujours la même chose. Je passe, repasse, pique et plante, je recouds, je prélève, je défais et recolle... Toutes ces petites choses que je fais et refais, là où beaucoup aurait déjà tout “envoyé promener”, “je dure”. Je me suis rendue compte, lors de mon stage de médiation culturelle au domaine de Kerguéhennec, que les personnes qui viennent voir de l’art contemporain et qui n’ont pas forcément de culture artistique, apprécient une œuvre, selon non plus son degré de ressemblance par rapport à la réalité, mais par rapport au temps que l’artiste a mis à fabriquer son œuvre, ou l’originalité de son idée, dans le sens où eux n’auraient jamais pensé à fabriquer une telle chose. Bien sûr, ce sont de faux critères, puisque beaucoup d’artistes font appel à des assistants, et ça depuis toujours. Personnellement, j’accorde beaucoup d’importance au fait-main, au fait-maison. C’est la durée, l’investissement corporel, gestuel qui prime dans le monde rural, jusqu’au don de soi face à la tâche. C’est à travers la notion de labeur que dans mon milieu on se respecte. Comme si je devais encore justifier que mes études, ce n’est pas rien, et que j’y travaille fort. Je montre que je travaille 20
et que je passe du temps à faire ce que je fais. Je profite de ces notions qui parlent à n’importe quel visiteur et qui lui permettent de se faire une opinion sur une œuvre, pour rendre accessible une démarche artistique contemporaine, alors que l’art contemporain ne semble jamais s’être adressé aux gens de la campagne, ni avoir voulu cotoyer le milieu agricole.
Jaune sur bleu. C’est ici que mon regard se coince, entre le haut du bras et cette sorte de boîte à couture/ coussin. Pas de débordement. Trop bien peint. Ce petit bout tient le sujet. La Dentellière paraît toujours être là, tenue par le pli jaune de sa veste sur le bleu foncé. Le coussin creuse la manche et s’est imbriqué dans la composition, d’où peut-être cette impression d’éternité.
JOHANNES VERMEER
Cheveux sans éclats, que le soleil traverse en rougissant. Il décompose chaque cheveu en un tube capillaire que l’on écraserait en plantant ses ongles dedans. Tirés, peignés, pour ne pas entendre ses cheveux rêches se frotter, pour ne pas être dérangé par des mèches tombantes, et porter toute son attention au travail d’aiguille qui fait vibrer le fil d’un son sec et précis. Heureusement que les tissus sont lumineux devant ce visage qui s’efface à l’ouvrage. Ses doigts tout fins portent la couleur d’une circulation sanguine douloureuse dans ses membres, ankylosés par le froid, porté à chaud tout d’un coup par l’effort que demande ce travail minutieux. Elle vient de s’y remettre. Ses joues sont encore roses de s’être activée, d’être rentrée dans l’atelier. 22
Lorient, décembre 2009
4 ] Johannes Vermeer, La Dentellière, 1669, 1670 huile sur toile, 23.9 x 20.5 cm Musée du Louvre, Paris
CLASSER Lors d’une deuxième expérience en tant que médiatrice culturelle dans une chapelle reconvertie en espace d’exposition pour la saison estivale, j’ai côtoyé toutes sortes de publics. Des plus cultivés, qui revenaient de Florence exprès pour la peinture, aux touristes qui étaient venus pour le Comice agricole, se situant à deux pas de la chapelle au mois de juin. Il y avait aussi les gens qui étaient intéressés par la scénographie de l’exposition et qui se demandaient ce que c’était et puis il y avait ceux qui ne dépassaient pas le palier pour aller voir ce qui se cachait. Dans ce cas, je n’allais pas chercher les personnes. Venir voir une exposition c’est un peu comme décider d’aller voir un psychologue, on a envie de prendre des risques ou pas, de se remettre en question. Mais chacun avait son mot à dire. Il y avait les adolescents qui visitaient en même temps que d’envoyer des sms, les enfants qui jouaient à cache-cache par classe entière, ceux qui venaient se jeter sur le papier explicatif pour essayer de comprendre l’exposition avant de l’avoir regardé, ceux qui voulaient “laisser libre-court à leurs imaginations”, ceux qui ne pensaient rien et qui le faisaient savoir à tout le monde, ceux qui s’extasiaient de tout et qui en faisaient trop, ceux qui revenaient voir l’exposition avec leurs petits-enfants ou leurs amis et qui leurs expliquaient ce qu’ils allaient voir, ceux qui trouvaient ça nul et qui venaient se défouler sur la première personne responsable qu’ils trouvaient, c’est à dire moi, ceux
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qui venaient discuter avec moi pour passer le temps parce qu’ils s’ennuyaient et parfois moi aussi, ceux qui venaient lire tranquillement dans la chapelle, ceux qui passaient en vitesse voir l’exposition après le marché parce qu’on leur avait dit qu’il fallait voir ça, ceux qui venaient de très loin pour voir l’exposition, ceux qui passaient par hasard, ceux qui venaient s’y réfugier lors des orages...
texte d’août 2009
Plutôt que son mot à dire, porter un jugement sur une œuvre, c’est peut-être d’abord une attitude, une gestuelle que l’on adopte en cas de peur de se faire submerger par un univers que l’on ne connaît pas ou dans lequel on est trop à l’aise.
Jacques Rancière souligne le changement d’attitude de l’ouvrier menuisier lorsqu’il a fini son travail. Un changement de regard et de manière d’occuper l’espace qu’il travaille, debout pour mieux apprécier la perspective, va le faire dépasser de sa condition d’ouvrier, de travailleur manuel qui va se mettre à penser!
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JACQUES RANCIERE “Pendant la révolution française de 1848, un journal révolutionnaire ouvrier, Le Toscin des travailleurs, publie un texte apparemment “apolitique”, la description de la journée de travail d’un ouvrier menuisier, occupé à parqueter une pièce pour le compte de son patron et du propriétaire du lieu. Or ce qui est au cœur de cette description, c’est une disjonction entre l’activité des bras et celle du regard qui soustrait le menuisier à cette double dépendance. “Se croyant chez lui, tant qu’il n’a pas achevé la pièce qu’il parquète, il en aime l’ordonnance; si la fenêtre s’ouvre sur un jardin ou domine un horizon pittoresque, un instant il arrête ses bras et plane en idée vers la spacieuse perspective pour en jouir mieux que les possesseurs des habitations voisines.” Ce regard qui se sépare des bras et fend l’espace de leur activité soumise pour y insérer l’espace d’une libre inactivité définit bien un dissensus, le heurt de deux régimes de sensorialité. Ce heurt marque un bouleversement de l’économie “policière” des compétences. S’emparer de la perspective, c’est déjà définir sa présence dans un espace autre que celui du “travail qui n’attend pas”. C’est rompre le partage entre ceux qui sont soumis à la nécessité du travail des bras et ceux qui disposent de la liberté du regard. C’est enfin s’approprier ce regard perspectif traditionnellement associé au pouvoir de ceux vers qui convergent les lignes des jardins à la française et celles de l’édifice social. Cette appropriation esthétique ne 26
s’identifie pas à l’illusion dont parlent les sociologues comme Bourdieu. Elle définit la constitution d’un autre corps qui n’est plus “adapté” au partage policier des places, des fonctions et des compétences sociales. Ce n’est donc pas par erreur que ce texte “apolitique” paraît dans un journal ouvrier lors d’un printemps révolutionnaire. La possibilité d’une voix collective des ouvriers passe alors par cette rupture esthétique, par cette dissociation des manières d’être ouvrières. Car la question n’a jamais été pour les dominés de prendre conscience des mécanismes de la domination, mais de se faire un corps voué à autre chose qu’à la domination. Il ne s’agit pas, nous indique le même menuisier, d’acquérir une connaissance de la situation mais des “passions” qui soient inappropriées à cette situation. Ce qui produit ces passions, ces bouleversements dans la disposition des corps, ce n’est pas telle ou telle oeuvre d’art, mais les formes de regard correspondant aux formes nouvelles d’exposition des oeuvres, aux formes de leur existence séparée.”
5 ] Jacques Rancière, Le spectateur émancipé chapitre: Les paradoxes de l’art politique, p68-69 La fabrique éditions, 2008, France
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APPENDICE: La famille
Nous descendions le chemin, le samedi matin, pour aller chercher la galette chez ma grand-mère. Lorsque nous étions deux, l’aînée et la cadette, c’est l’aînée qui avait la responsabilité de la parole. Elle devait transmettre les informations concernant l’avancée des travaux dans les champs et l’état de fatigue de Son Fils, notre père. Lorsque nous étions deux, la cadette et la petite dernière, c’est la cadette qui avait la responsabilité de lui “tenir le crachoir”*. Ainsi du bas du chemin, la grand-mère contrôlait son ancien domaine qu’elle avait légué à Son Fils. Plus rarement, nous descendions le chemin le dimanche après-midi pour aller prendre le café, chez ma grand-mère. Le père, la mère, l’aînée, la cadette, la petite dernière. Le père s’imposait à cause d’une oreille malentendante, il haussait toujours la voix dans les dialogues. Ma grand-mère se taisait enfin, ne se sentant plus obligée de combler les silences qui séparaient sa belle-fille et ses petites filles, pour faire semblant de les aimer. Elles, qui ont pris Son Fils. écriture personnelle, la hiérarchie HERVE, Lorient, 2008
* expression de ma grand-mère elle-même, signifiant “faire la discussion” à quelqu’un. 30
quoi de neuf il fait beau par chez vous qu’est ce que t’as mangé à midi? est-ce que tu prends un petit goûter le matin ne serait-ce que des fruits secs par exemple, toi qui aime ça t’as pas l’air en forme, tu m’inquiètes est-ce que tu as le temps de prendre l’air à quelle heure tu te couches tu ne donnes pas beaucoup de tes nouvelles moi je t’ai envoyé des messages et tu ne me réponds même pas moi je pense à toi mais je sais bien tu as beaucoup de travail ne travailles pas trop quand même prends soin de ta santé et va te coucher aller gros bisous bonne nuit texte personnel, extrait d’une discussion au téléphone avec ma mère, Lorient, 2009
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VALERIE MREJEN
“Allô, bonjour ma chérie tu vas bien? Je t’ai téléphoné hier, mais ça répondait pas. Ah tu étais sortie. Allô, j’essaye de t’appeler sur le fixe, mais ça sonne occupé. Ah, tu es en ligne. Alors rappelle-moi quand tu as fini. Bonjour ma chérie, je t’appelle de la randonnée, on est dans la forêt en région parisienne, il fait vachement froid, la pluie, le vent, écoute si tu as un moment téléphonemoi demain je serai content de t’entendre. J’espère que tu vas bien et que tu as passé une bonne journée. Bonjour ma jolie, eh bien je suis inquiet quand je n’ai pas de tes nouvelles depuis deux jours. Je pense que tu vas bien. Appelle-moi quand tu auras le temps. Je t’embrasse. J’ai essayé plusieurs fois de te joindre, je ne sais pas ce que tu fais, passe-moi un coup de fil à l’occasion pour me tranquilliser. Voilà au moins deux semaines que je n’ai pas entendu ta voix. Moi j’ai beaucoup de problèmes et de la fièvre, mais enfin ça va ce n’est pas grave. Alors je t’embrasse, au revoir.”
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“bonjour ma chérie, nous sommes mardi 17h10 je voulais prendre de tes nouvelles, j’espère que tout vas bien, que tu as eu beau temps, ici il fait du vent, la pluie, le froid, écoute, je suis à la maison ce soir en principe, si tu veux, tu peux m’appeler. Je t’embrasse. Bonjour ma chérie, il est 13h, j’espère que tu vas bien, que tu es reposée après ton voyage à Tourcoing, écoute si tu veux bien me rappeler pour me dire si ce soir on dîne ensemble et à quelle heure, alors j’attends ton coup de fil et je t’embrasse très fort.”
6 ] Valérie Mréjen, EAU SAUVAGE page 13, page 34 éditions allia, Paris 2004
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Terres
Dix-Lieux Cucé Verlaine Feins Bourgchevreuil St Geneviève Mercière César Hangzhou Merville Shanghai
Lorient, avril 2010
“RIEN NE VAUT LA BRETAGNE”* Feins. Mes grands-parents n’ont jamais compris pourquoi, mes sœurs et moi voulions quitter la Bretagne. Tandis que de Feins à Rennes, ils peinaient à conduire jusqu’à chez nous une fois tous les six mois, ils ne comprenaient pas pourquoi partir encore plus loin. Au ralenti, bien en dessous des limitations de vitesse pour montrer combien ils respectaient le code de la route, ils ont avancé dangereusement sur la nouvelle route à deux voies qui menaient jusqu’à la ferme de mes parents. Tandis qu’ils traversaient les immenses rondspoints que les urbanistes avaient sans doute éjaculés sur leurs plans, rayant par la même plusieurs centaines d’hectares de terres cultivables à Cesson-Sévigné, ils prenaient le temps d’observer les derniers vestiges de la Bretagne rural et ses quelques pommiers alignés sur les parterres de fleurs. Cesson-Sévigné, première ville fleurie d’Europe.
Lorient, mars 2010
*Expression de mes grands-parents maternels pour persuader mes sœurs et moi-même de rester vivre en Bretagne.
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PIERRE MICHON Je pense aux dimanches un peu tristes que Clara et Eugène passaient à Mouroux: journées écourtées, qu’ils faisaient tenir entre onze heures du matin et cinq heures du soir, pour ne pas avoir à rouler de nuit, quoique Mazirat ne fût pas à plus de cent kilomètres. Je pense surtout à l’inévitable carton de cadeaux hétéroclites, emballés par de vieille mains inquiètes avec un soin exagéré: des innombrables boues de papier journal froissé qui en avaient évité le bris sortaient de la vaisselle sur-année, des miroirs, des jouets d’avant-guerre, avec ça et là, incongrus et charmants, un poudrier, un briquet sans pierre, un animal-tirelire auquel manquait une patte, tous objets qu’ils n’auraient su acheter, étant pauvres et loin de tout, mais dont ils se dépouillaient pour moi. Un rituel tacite prescrivait le maniement de ce carton; ils le sortaient de la voiture, en arrivant, le déposaient dans un coin de la salle à manger; je le lorgnais longtemps du coin de l’oeil, ou l’ayant oublié un instant, mes yeux revenant à lui me rappelaient délicieusement sa présence: car, le plus souvent, on ne le déballait qu’après le repas; Clara s’en chargeait avec une lenteur un peu théâtrale, un sens du suspense, un souci des effets que _ eu égard au peu de valeur des objets _ elle savait réservés à ma seule impatience avide d’enfant: je crois que je l’amusais, et qu’elle me trouvait un peu balourd; ce moment était le seul de la journée où une infinie malice un peu hautaine pétillait dans son oeil. Elle savait plus que quiconque combien dérisoires étaient ces brimborions, et ne s’en 39
excusait pas: souveraine et modeste, elle les nommait en peu de mots, présentait à gestes rares et justes ses faïences ébréchées ainsi qu’elle eût offert de vieux saxes, et ouvrant avec des précautions un écrin défraîchi, nous tendait d’un doigt de diamantaire une de ces horribles bagues d’aluminium que bricolaient naguère les soldats.”
7 ] Pierre Michon, Vies Minuscules
chapitre: Vies d’Eugène et de Clara, p79 et 80 édition Gallimard, collection folio, 2007, Espagne
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À la fin du repas, lorsque c’était l’heure de la promenade familiale dominicale, mes sœurs et moi, nous dirigions machinalement vers la Peugeot 306 blanche de mes grands-parents. Elle était toujours garée, prête à repartir “comme au cinéma à Combourg”*, perpendiculaire à la maison. Ma grand-mère, farfouillait dans la boîte à gants et nous sortait d’un pochon* en plastique terne, quelques pastilles Vichy. Cachées derrière la portière de la voiture, mes sœurs et moi avalions en riant les petits octogones blancs opaques, si heureuses de transgresser la règle de ne pas manger entre les repas avec la complicité de notre grand-mère. Notre mère nous attendait dans le jardin pour faire le tour. Nous courrions alors, bouche grande ouverte pour recueillir le plus d’air possible afin de sentir la fraîcheur nous brûler tout l’intérieur de la muqueuse buccale. Lorient, mai 2010 *Expression de la famille, qui signifie être garé de façon à faciliter le départ, c’est à dire effectuter la manoeuvre si besoin est, à l’arrivée plutôt qu’avant de partir. *”pochon”: mot du Gallo, patois de Bretagne qui désigne le sac en plastique.
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ON DIT QUE Sur le bord de la route, en plein virage, la voiture de ma grand-mère s’arrête. “Tiens, Christelle, toi qui es un peu plus sportive, va donc me chercher de la bruyère de l’autre côté du fossé!” me dit-elle. Agrippée à quelques racines, j’arrachais autant de pieds que la terre sèche m’offrait. Coup de klaxon! Une voiture qui s’avançait dans le virage a dû être surprise de nous voir arrêter aussi dangereusement sur le bord de la route. Ma grand-mère se met à gueuler tandis que la voiture est déjà partie. Elle n’en a rien à faire de ce que les autres peuvent bien penser. Elle n’avait pas de cette bruyère dans son jardin. Lorient, avril 2010
Cachée derrière une grande potée de géraniums, assise à sa table de cuisine, elle surveille ses voisins. La fenêtre est ouverte pour mieux entendre les conversations du dehors. Il fait beau temps. Son fils doit être en train de moissonner en haut, là-bas. Elle perçoit les sons des tracteurs et de la moissonneuse-batteuse quand le vent ne se fait pas trop radin et qu’il veut bien lui porter quelques informations. Derrière le rondpoint autour duquel sont plantées des maisons de lotissements, dont la sienne, il y a la ferme. Celle qu’elle a fait tourner pendant quarante ans et qu’elle a léguée à son fils unique de frère. Aujourd’hui, elle s’ennuie toute seule dans cette maison sans histoire. Heureusement, il y a encore son jardin qu’elle cultive, quelques relations amicales et surtout familiales qu’elle conte en matriarche, pour mieux oublier le temps. 42
Lorient, avril 2010
VIRGINIA WOOLF “Clarissa était parvenue aux grilles du parc. Elle resta là un moment à regarder les omnibus de Picadilly. De personne au monde elle ne dirait désormais qu’il était comme ceci ou comme cela. Elle se sentait très jeune; et en même temps, indiciblement âgée. Elle passait au travers des choses comme une lame de couteau; et en même temps elle était en dehors de tout, et elle regardait. Elle avait perpétuellement la sensation, tout en regardant les taxis, d’être en dehors, en dehors, très loin en mer et toute seule; elle avait toujours le sentiment qu’il était très, très dangereux de vivre, ne serait-ce qu’un seul jour. Non qu’elle se jugeât intelligente, ni audessus de la moyenne. Comment avait-elle pu traverser l’existence avec les seules bribes de savoir que leur avait données Fraülein Daniels, c’était à se le demander. Elle ne savait rien; ni langue étrangère, ni histoire; c’est à peine si elle lisait à présent, ou alors des Mémoires, au lit; et pourtant, à ses yeux, c’était complètement absorbant; tout cela; les taxis qui passaient; et de Peter ni d’elle-même elle ne dirait, je suis ceci, je suis cela. Son seul don était de connaître les gens presque à l’instinct, pensa-t-elle en poursuivant son chemin. Si on la plaçait dans une pièce avec quelqu’un, elle faisait aussitôt le gros dos ou alors elle ronronnait.” 8 ] Virginia Woolf, Mrs Dolloway traduit de l’anglais par Pascale MICHON préface d’André Maurois, introduction de Pierre Nordon édition française BRODARD & TAUPIN, livre de poche, 2003 43
Raconter sa vie, aimer connaître celle des autres, un poil commère mais théorique quand même, voilà comment j’aime écrire et ce que j’aime lire. J’aime les biographies, les autobiographies, les mémoires, les récits de voyage, les carnets de notes, les journaux intimes.
Cachée derrière quelques lignes de théorie sur la photographie, Roland Barthes se délivre de son émotion pour sa mère à travers une image qu’il revoie. J’ose à peine respirer. Le sait-il, que je suis en train de lire ses pensées intimes? Ce texte se faisait passer pour théorique? Bien sûr qu’il le sait. Bien sûr que je connais Roland Barthes. Il ne fait plus partie de tous ses intellectuels, tous ces auteurs de pensées artistiques que l’on m’a dit que je devais lire absolument, sous peine d’être une inculte et de ne pas mériter ma place en cinquième année dans une école d’art. Rentrer en art, voir une exposition par exemple, c’est un peu comme pour un citadin, rentrer dans une ferme. Au début, on est perdu. On ne connaît pas le fonctionnement du milieu. On ne sait pas la place que nous devons occuper, si l’on peut carrément s’attabler sur la table familiale ou juste s’asseoir sur le bout du fauteuil du salon lorsque l’on nous reçoit. J’ai souvent ressenti cela à chaque fois que je commençais un nouveau job étudiant: serveuse, aide-cuisine,gardienne, chargée d’accueil,surveillante... J’avais besoin de voir les autres employés travailler, fonctionner dans l’espace. Où se place t-il? Comment prenne t-il cet outil? Après une période où je copie mes mouvements aux leurs, j’invente les miens jusqu’à ce qu’ils fassent complètement partie de moi et qu’ils
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me semblent naturels. Mon attitude de travail et ma gestuelle ont fusionné avec ma façon d’être au monde, si bien que souvent, je ne comprends plus pourquoi les nouveaux arrivants n’arrivent pas à effectuer efficacement les gestes les plus simples: nettoyer sa table après avoir fini de travailler, aller vers les clients lorsqu’ils sont perdus... Ce qui fait le lien d’un monde à l’autre, d’un milieu à l’autre, c’est vraiment les personnes. C’est grâce à leurs expériences propres que notre intégration dans ce nouvel espace est envisageable. Roland Barthes, en donnant un peu de lui dans ses ouvrages aussi importants soient-ils pour un étudiant se renseignant à propos de l’art contemporain comme la Chambre claire, l’Empire des Signes et bien d’autre, m’a ouvert le champ de la lecture théorique, qui ne me semblait pas destinée au départ.
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ROLAND BARTHES
Des millions de corps
“Un français (sauf s’il est à l’étranger) ne peut classer les visages français: il perçoit sans doutes des figures communes, mais l’abstraction de ces visages répétés (qui est la classe à laquelle ils appartiennent) lui échappe. Le corps de ses compatriotes, invisible par situation quotidienne, est une parole qui ne peut rattacher à aucun code; le déjà vu des visages n’a pour lui aucune valeur intellectuelle; la beauté, s’il la rencontre, n’est jamais pour lui une essence, le sommet ou l’accomplissement d’une recherche, le fruit d’une maturation intelligible de l’espèce, mais seulement un hasard, une protubérance de la platitude , un écart de la répétition. Inversement, ce même Français, s’il voit un Japonais à Paris, le perçoit sous la pure abstraction de sa race ( à supposer qu’il ne voit simplement en lui qu’un Asiatique); entre ces très rares corps japonais, il ne peut introduire aucune différence; bien plus: après avoir unifié la race Japonaise sous un seul type, il rapporte abusivement ce type à l’image culturelle qu’il a du Japonais, telle qu’il la construite à partir, non point même des films, car ces films lui ont présenté que des êtres anachroniques, paysans ou samouraïs, qui appartiennent moins au “Japon” qu’à l’objet: “film japonais”, mais de quelques photographies de presse, de quelques flashes d’actualité; et ce japonais archétype est assez lamentable: c’est être menu, à lunette, sans âge, au vêtement correct et terne, petit em46
ployé d’un pays grégaire. Au Japon, tout change: le néant ou l’excès du code exotique, auxquels est condamné chez lui le Français en proie à l’étranger ( dont il ne parvient pas à faire de l’étrange), s’absorbe dans une dialectique nouvelle de la parole et de la langue, de la série et de l’individu, du corps et de la race (on peut parler à la lettre de la dialectique, puisque ce que l’arrivée au Japon vous dévoile, d’un seul et vaste coup, c’est la transformation de la qualité par la quantité, du petit fonctionnaire en diversité exubérante).”
9 ] Roland Barthes, L’Empire des Signes,
p127-128 collection Champs Flammarion, édition SKIRA, Les sentiers de la création, 1978, France
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EN TERRE LOINTAINE Pendant plus de dix ans, j’ai fait et refait ce voyage vers la Chine dans ma tête. J’ai construit ce pays d’extraits de films, d’images, de livres que l’Occident a bien voulu me donner à voir; histoires de concubines dans la Cité Interdite, peinture sur soie rouge et ses dragons... Ce que j’appréciais par-dessus tout c’était cette force qui se dégageait du peuple chinois, cette capacité à se fondre dans la masse, à se sacrifier pour la majorité, l’abnégation, renoncer à son plaisir, à ses fantasmes... Étant donné l’importante population, c’est une manière de penser et de voir les choses que l’on doit, je crois, acquérir si l’on veut survivre dans la société chinoise. Aujourd’hui en France, personne n’est prêt à changer sa manière de penser sous prétexte que c’est quand même la majorité qui l’emporte et qui décide. Nous ne voulons pas n’en plus renoncer à nos petits plaisirs, nos petits avantages, notre espace. La majorité des jeunes chinois sont prêts à s’oublier. Liam, mon ami chinois me disait “- Je donne 90% de mon temps à mon pays, pour son évolution, le progrès, les 10% de temps qu’il me reste sont pour moi. Je suis libre de les occuper comme bon me semble!” “Pour moi la France, c’est le pays des loisirs. Les gens sont heureux parce qu’ils ne travaillent pas beaucoup et parce qu’ils peuvent passer beaucoup de temps avec leurs familles!” Voilà ce qui m’intéressait, cet ordre, cette obéissance, cette capacité à s’oublier, pour rentrer dans le mouvement et être ainsi une force. J’ai cherché 48
l’unité à la multiplicité, du corps à la masse, du point à la forme, moi qui n’ai pas réussi à supporter les conditions de classements sociales et les statistiques à la française. Comment eux y arrivent-ils? Chaque corps est une unité qui remplit de sa présence physique l’immensité de la Chine, une présence qui se vend et se manipule dans sa quantité.
Ce sentiment de devoir quelque chose envers son école, son entreprise, son pays, c’est, ce qui je crois, tient les gens ensemble, les concentre. C’est l’objectif du devoir, la projection des résultats les meilleurs et les conséquences heureuses qu’elles apporteraient à leurs vies, qui font peut-être oublier aux Chinois leur nombre.
Les premières fois où je suis allée dans le magasin Carrefour de Hangzhou, je me suis découverte raciste. En fait, j’étais énervée contre tous ces gens. J’ai eu beau essayer de venir à différentes heures de la journée, de 7h à 23h, le Carrefour était en permanence bondé. Tous les jours, de nouveaux rayons, de nouvelles promos. Carrefour est organisé de la même manière en France qu’en Chine. Cependant, on n’achète pas de la même manière. En Chine, une dizaine de femmes entretiennent chaque rayon et vous conseillent dans votre achat, pour ne jamais laisser le client seul. En France, si l’on aime tant les grandes surfaces c’est parce que tout y est concentré, que l’on gagne du temps et parce que nous y sommes tranquilles.
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Lorsque l’on nous demande “est-ce que je peux vous aider?”, on se protège vite d’autrui en répondant “-non, je regarde juste!”. Non seulement, on me sollicitait dans tous les rayons parce que j’étais blanche et que j’avais sûrement de l’argent puisque j’étais en Chine, mais j’étais aussi encerclée de caddies. Cela n’a rien avoir avec un samedi après midi à Carrefour dans notre pays où les couples s’engueulent, les enfants pleurent et ne tiennent plus en place. C’est tout simplement pire! De plus, quand vous sortez de l’enseigne, les rues sont toutes aussi pleines que les rayons que vous venez de quitter. Voitures, vélos, vélomoteurs électriques, passants, forment un immense Carrefour, en chinois, “Jia Le Fu”, “la famille est heureuse”. Je n’avais qu’une hâte, rejoindre ma petite chambre derrière les murs de l’école pour ne plus rien voir et ne plus rien entendre.
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Texte extrait de mon carnet de voyage de Chine, 2008
JEAN-FRANÇOIS BILLETER “La Chine est de plus en plus présente dans le monde, mais elle en est en même temps comme absente. Nous n’entendons pas sa voix. Elle fait penser à une personne qui s’enfermerait dans le silence ou ne tiendrait que des propos convenus, nous privant ainsi du moyen de savoir qui elle est. C’est en ce sens que je parlerai du mutisme de la Chine. Le sentiment d’incompréhension qui en résulte, est souvent attribué à une psychologie différente, à l’éloignement culturel, à l’histoire. Les sinologues vont dans ce sens quand ils nous expliquent que la Chine est un autre monde [...] Le malaise subsiste. Ce malaise tient à ce que certaines choses ne sont pas dites, et ne le sont pas parce qu’on ne les conçoit pas clairement, ni en Chine, ni ailleurs. “
10 ] Jean-François Billeter, Chine trois fois muette, de la place de la Chine dans le monde éditions Allia, petite collection, essai poche, 2004
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La Chine, pays des secrets, où rien ne se dit de l’histoire, capte ses sujets avec les dernières technologies. L’ordinateur, Internet, le dernier téléphone, tiennent aussi aujourd’hui les gens en place. C’est également, le seul moment d’intimité. Ce petit bout d’image, de musique que ce gadget nous fait parvenir, seul sur son lit, dans une chambre pour huit étudiants. Moi, la fille du grand air, j’ai pâli de ces conditions de vie en ville, attachée au réseau, avec pour seul espace vital, sa pointure de chaussure. J’étouffe.
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APPENDICE: Wenchuan
Photo de Bénédicte Di Franco, La route qui coupait Wenchuan en deux Elève à l’école Nationale des Beaux-Arts de Nancy Bénédicte Di Franco est une amie qui est venue me rejoindre en Chine, et qui est partie avec moi pour mon dernier voyage à l’intérieur de la Chine. Wenchuan, le 23 avril 2008
WENCHUAN 19 jours avant Lors de mon année d’étude en Chine, je suis allée visiter certaines régions. Avant de rentrer en France, je suis partie deux semaines dans le Sichuan à défaut d’avoir pu aller au Tibet qui était alors fermé aux étrangers pendant les mois qui précédaient les jeux olympiques 2008. Je suis restée dans le Tibet Historique qui comprend la région du Qinhai et du Sichuan. Avant 1914, ces deux régions composaient avec la région actuelle autonome du Tibet, le pays du Tibet. Ce matin d’avril nous espérions partir pour Jiuzhaigou, mais le car n’est jamais venu. Des éboulements sur la route ont eu lieu et ont empêché l’avancée du trafic. Dans la même direction, nous avons décidé de partir pour Wenchuan, où nous avons passé la nuit.
C’est une ville de passage, pas touristique. Elle se situe dans une vallée, séparée en deux par une artère routière qui passe au-dessus du fleuve. Nous sommes très vite repérées, parce qu’il y a peu d’étrangers qui s’arrêtent dans cette ville. Une jeune fille vient nous aborder. Elle veut exercer son anglais et nous propose de nous accompagner. Elle nous apprend qu’il y a, à Wenchuan, un professeur de français et un d’anglais dans cette ville de 12 000 habitants. En se promenant dans les rues, un couple nous invite à rentrer dans leur atelier de confection de couette en laine. Les peluches et la poussière volent. Le mari et sa femme sont tous
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de blancs vêtus. Ils ont une cinquantaine d’années et ils toussent beaucoup. La pièce, un trente mètres carrés, suffit tout juste à mettre une couette. Ça me rappelle le grenier à grain de chez mes parents, les toiles d’araignées étaient couvertes d’une poussière farineuse. Nous avons apprécié ce coin perdu dans la montagne et nous avons décidé d’y rester une journée de plus pour nous promener, notamment dans le petit village de Luobozai, qui surplombe Wenchuan. Lors de notre retour, qui s’effectuait par Chengdu, où nous attendait un train pour Xian, nous sommes arrêtées pendant trois heures par des éboulements sur la route. Nous ratons notre train. Les cinq heures de trajet se transforment en une journée entière. Nous improviserons une autre destination. Quelques jours plus tard, je suis rentrée en France. J’ai quitté mon école en Chine pour passer mon examen de fin de quatrième année en France. Un tremblement de terre s’est produit en Chine. Je n’ai pas suivi tout de suite les informations à la télévision. C’est ma mère qui m’a informée, que cela s’était passé dans le Sichuan. Le 12 mai 2008, 19 jours après avoir quitté Wenchuan, 4 jours après être rentrée en France, une secousse sismique en la ville-épicentre de Wenchuan a fait 10 000 morts, soit 85% de la population de la ville. Durant la nuit du 12 au 13 mai, plus de 400 secousses ont grondées, suivies de 12000 répliques sur un total de deux mois dont 7 ont dépassées la magnitude de 6 sur l’échelle de Richter.
Extrait de mon carnet de voyage en Chine, 2008
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femme
“Il y a une telle différence entre la vie d’adulte et puis une vie d’enfant, d’adolescent qu’on a l’impression un peu d’enterrer dans la femme qu’on est devenu, la petite fille et la jeune fille qu’on a été. ” Simone de Beauvoir
LA VIERGE AU CHANCELIER ROLLIN
C’est ainsi que j’avais retenu le nom de cette œuvre, sans même prêter attention à la formule que j’employais jusqu’à ce que j’aille la voir au Louvre et que je me rende compte de mon erreur. La Vierge appartenant au Chancelier Rollin.
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11 ] * Jan Van Eyck, Le Chancelier Rollin en prière devant la Vierge, dit la Vierge du Chancelier Rollin huile sur toile, 66*62cm, 1435, Le Louvre, Paris
JAN VAN EYCK Ceci est une image que l’on tente d’étirer, déployer comme le gros papier d’un éventail que l’on voudrait ouvrir à l’envers. Les peaux fripées, les plis retenus du velours que l’on tente de pénétrer du regard, semblent s’électrifier dès que notre regard les entrouvre, les bords frottés, la chair qui s’est ressoudée par le froid, le bras qui s’est recollé à la peau du ventre. Pas une excrétion, pas de pore, ni de sueur, les corps de Van Eyck sont statufiés, glacés. Leurs peaux pliées commencent à se décompresser, à s’étendre comme après une naissance ou un corps qui se réveille. Seuls la Vierge et l’Ange semblent ne pas être nés, pas une ride même au coin de l’œil n’est dessinée. Il n’y a que le pli du cou de la Vierge qui nous rappelle son humanité. Les peaux, les drapés confinés de la première boîte contraste avec l’architecture en aiguillon de la couronne de la Vierge, mais aussi de la ville qui se donne à voir. Cela me met mal à l’aise. Je ne peux m’empêcher d’imaginer si le Christ venait à être transposé dans cette citée. Il sera piqué, troué. Figure emblème de la souffrance de ceux et celles qui reçoivent, de ceux et de celle qui se laissent creuser. Trouer. 66
Lorient, décembre 2009
DĂŠtail de Jan Van Eyck, La Vierge du Chancelier Rollin huile sur toile, 66*62cm, 1435, Le Louvre, Paris
TROU* Trou Le saviez-vous on y plante, on y plante on y sème, on y sème puis on le récure et on le vide chaque mois de ses impuretés La souffrance, c’est la reconnaissance. Porter la marque, les coups du travail sur son corps la blessure du travail, la vrai celle devant laquelle on ne peut que s’incliner accepter à la fois sa petitesse et reconnaître la solidité de ce corps il n’y a que la pluie et le beau temps qui usent la peau la chair et le cœur restent de pierres Une marque c’est un trou la peau plantée c’est l’empreinte de l’outil ou de la machine sur le corps
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Lorient, 2007
* D’après la philosophe Séverine Auffret la naissance de l’agriculture aurait avoir avec la place des femmes jusque dans nos sociétés d’aujourd’hui. Elle précise d’abord que pendant la période paléolithique il n’y avait pas de différence de statut entre l’homme et la femme. Lors du passage au néolithique, les hommes auraient pris conscience qu’eux aussi, ils étaient capables de procréer, de faire germer, démystifiant par là l’acte de naissance. Les hommes ont compris aussi à cette même période du rapport enfantement et paternité, les femmes ne devenant plus qu’un “récipient-reproducteur”. Comme la terre susceptible d’être cultivée, les femmes susceptibles de donner des enfants deviennent alors un enjeu vital, un bien que l’on s’approprie et que l’on défend, par la violence s’il le faut. Le mode d’organisation sociale qui se met en place requiert la “domestication des femmes”. Cette autre domestication sera le moyen de mettre à l’épreuve cet autre sexe, de le faire souffrir.
Séverine Auffret, Des couteaux contre les femmes, de l’excision préface de Benoîte Groult Edition Des Femmes, 1982, France
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PENDRE Des heures durant, ces choses pendantes vieillissent. Ces excrétions de matières plastiques qui ont peine à sourire en tirant leurs traits et en creusant leurs fossettes. Les spectateurs débandent. Il y avait pourtant le mythe Eva Hesse. Elle éjecte pour une fois, plutôt que de décharner, désosser, la matière artistique. Déjection lente, figée par le froid muséal de cette sculpture en plein qui atteint sa décomposition. J’ai toujours considéré les lieux d’exposition comme des salles d’attente où il va se passer quelque chose. Cet environnement laborantin est pour moi, synonyme de séchoir, maturation de la matière vers la déshydratation. Ça manque d’eau. Retenues par les filets, les coulées de guimauves empoisonnées de plomb, pouvant provoquer des étouffements lors de la consommation, macèrent dans leurs sacs. Dégoulinement en déglutissant, un bout de plastique s’est coincé dans un des plis du gros intestin. Ça ne passe pas. Et ça continue. Manger. Manger. Manger. Pousser. S’élargir. Grossir. Juste avant de se faire projeter, la matière est rattrapée dans les airs par une grande inspiration comme la bulle de morve d’un enfant qui vient de se renifler.
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Lorient, janvier 2010
EVA HESSE
12 ] Eva Hesse, Untitled or Not Yet, 1966 détail photographique et photo d’ensemble cotton, plastique, papier, plomb, ficelle 180.34 cm x 39.37 cm x 20.96 cm
GONFLER
Chambre à air
Pièce où il fait bon respirer. Quand on sent que l’on va exploser, ce courant d’air que l’on fait rentrer en ouvrant la fenêtre, nous redonne du souffle pour tenir encore. Peau épaisse qui ne tient pas en place une fois crevée. Elle s’étale de tout son poids
Petits picotements comme les résistances d’un four qui chauffe, la lourde peau se compresse d’un bout, se gonflant de l’autre. Rire étouffé, j’écrase mes fesses contre son ventre ballonné, la pression de l’air m’envoie en avant.
Depuis que l’on m’a ficelé dans un soutien-gorge, mon corps ne m’a plus appartenu. J’étais destinée. Attachées au tuteur, mes formes se sont développées vite, trop vite. Je ne les alimentais plus pour qu’elles arrêtent de grossir. Je ne voulais pas devenir comme ma grande sœur, j’étais trop jeune.
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Lorient, janvier 2010
MAURICE FRECHURET “En tout premier lieu, la sculpture entre de plain-pied dans l’aléatoire. Elle -que l’on avait assignée à une pose définitive et dûment pensée, que l’on avait arrachée du bloc de marbre ou de granit et pour l’émergence de laquelle on avait exigé parfois d’un corps vivant pétrifiât pendant des heures- faisait tout soudainement son apparition dans la sphère même de la contingence et de ses variations imprévisibles. Pour autant la classification de l’aléa, dans laquelle les oeuvres de Marcel Duchamp voudraient s’inscrire, n’est recevable qu’en tant que la démarche “nie le travail, la patience, l’habilité, la qualification”. Si les oeuvres appartiennent à ce registre, c’est encore parce que l’aléa “élimine la valeur professionnelle, la régularité, l’entraînement [...] apparaît comme une insolente et souveraine dérision du mérite”. Alors même que la statuaire et le travail de l’artiste sculpteur traditionnel s’orientent vers la responsabilité propre à l’agôn, vers le combat qu’il incarne, vers l’affrontement avec la matériau qui exige rigueur et adresse, les oeuvres de Marcel Duchamp fuient l’engagement, le face à face pour se soumettre au destin et à ses lois troubles et instables. Avec Marcel Duchamp, l’artiste homo-faber, se transforme en cet homo-fabens. 13 ] Maurice Fréchuret, Le mou et ses formes essai sur quelques catégories de la sculpture du XXème siècle Préface d’Yves Michaud extrait de la page 53 collection espace de l’art, dirigée par Yves Michaud avec l’ École Nationale d’Art Supérieure, 1993
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ROUGE Obsession. Ça me rappelle que je ne suis pas libre. Il est temps que je rentre chez moi. Toutes les trois heures, je dois penser à aller aux toilettes! Combien de fois ai-je oublié que j’allais avoir mes règles, que j’ai oublié que j’avais mes règles! Sauf le deuxième jour, j’ai tellement mal au ventre que c’est impossible d’oublier. Petite fille, on ne m’a pas prévenu n’en plus. “L’enfance, dit mon père, c’est la plus belle période de la vie”. Alors, on ne vous prévient pas, pour ne pas vous embêter avec ça. Forcément, le jour où le sang se met à couler, vous ne comprenez pas ce que vous avez fait pour mériter ça. J’en voulais à tout le monde, pourquoi m’a-t-on blessé? Je n’avais jamais fait de mal à personne, pourquoi m’at-on ouverte? Que s’est-il passé pendant cette nuit-là pour qu’à mon réveil je me retrouve ensanglantée? Et pourquoi les hommes, eux ils n’ont rien, pourquoi ils ne saignent pas? Est-ce pour cela qu’ils ont inventé la guerre? Ma mère m’a répondu qu’eux aussi ils ont leurs problèmes. Je les ai cherchés et comptés, j’ai comparé pour savoir s’il fallait mieux naître fille ou garçon. On ne dit pas aux garçons “- ferme tes jambes!”. Ils ne portent pas de couches, ils peuvent oublier quel jour on est, l’heure qu’il est, sans que du sang se mette à déborder de leurs entrejambes! Mais tout ça, c’est intime, ça ne se fait pas d’en parler, on doit garder ça pour nous! Lorient, mai 2009
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Ce sexe qui d’habitude attire tant les regards, qui fait venir des milliers de personnes à Orsay par voyeurisme parfois, par curiosité même timide, tournant la tête juste devant cette toile poilue, ce sexe ne s’écoule jamais. Pas l’ombre d’un rouge sur ce fichu bout de tissu? Est-ce bien celui d’une femme normale? Ou n’estce qu’un trou idéalisé qui ne se salit jamais? Immortalisation d’une femme sans sang.
Au lieu de vous le proposer nature, étalé sur la table, jambes écartées, j’ai choisi deux œuvres d’une artiste de la nouvelle génération chinoise qui a esthétisé, sans avoir peur du mot, les menstruations, Au lieu d’en faire tout un mystère caché derrière sa forêt frisé, parce que la médecine, empêchée pendant un temps par la religion, n’avait jamais voulu s’y intéresser et ce jusqu’au XXème siècle*, laissant planer ainsi un doute, une complexification surhumaine; Chen Lingyang redonne de la couleur à ce sexe qui a été culturellement, dévalorisé.
* “Alors que le fonctionnement du sexe masculin n’a quasiment plus de secrets pour les scientifiques, on commence à peine à comprendre celui du sexe féminin. En juin 1998, une chercheuse du Royal Melbourne Hospital, le Docteur Helen O’Connell, fit une découverte quelque peu déconcertante en cette fin de XXe siècle. Dans un article publié par le Journal of Urology, elle affirme que les reproductions actuelles du clitoris sont inexactes. Le corps scientifique et médical semble s’être, pour diverses raisons, contenté de descriptions anatomiques superficielles, voire erronées, datant pour la plupart du début du siècle.” Documentaire de Michèle Dominici, Variety Moszinski et Stephen Firmin (2003), coproduit par Cats&Dogs Films, Sylicone et Arte France
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CHEN LINGYANG
14 ] Chen Lingyang, Hanging Scroll, 1999 Sang sur papier hygiènique 6m*22cm
15 ] Chen Lingyang, the 2nd month - magnolia, 2000 photographie extraite de la sĂŠrie Twelve flowers Months
À POIL Dépecer. Le lapin. Les pattes arrière attachées avec de la corde. Il est suspendu dans un coin de l’étable. De toutes ses forces, il tente une dernière fois de remonter sa tête pour qu’arrête le sang de descendre, avant que ma mère ne l’achève avec le bâton en plastique noir qu’elle utilise pour taper sur le cuir des vaches. Son regard se fixe. Il ne bouge plus. Il se vide de son sang après une première entaille sur la gorge. Le seau vert fluo pour aliments est frappé à mesure que les gouttes tombent et l’emplissent. Elle s’en va. Le goutte-à-goutte se raréfie. Ça y est. On va pouvoir lui retirer la peau pour faire luire ses muscles roses. Elle revient lui faire une deuxième entaille avec son couteau en dessus des pattes arrière. Puis elle tire la peau vers le bas comme une nappe en papier que l’on déballe de son plastique trop bien gainé. Le lapin tout nu, apparaît, figé dans son élan, jambes et bras écartés par la mort. Pas un poil ne viendra perturber le goût de cette viande soyeuse en civet.
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Lorient, mai 2010
16 ] Anne Ferrer, Carcasses, 1991 matĂŠriaux mixes 200*1800*600cm
DANIEL ARASSE “Il faudrait faire une histoire du poil en peinture. Ni plus ni moins. Comme on nous le montre, comment on nous le cache, lesquels on nous montre, lesquels on nous cache, etc. Ce serait une belle histoire de l’art. On poserait de bonnes questions. Par exemple, de quand datent les premières peintures à poils? Là, deux réponses possibles. Première réponse: on parle des peintures de femmes à poils. Pas de femmes à barbe, celles-là ont au moins quatre cent cinquante ans; non, on parle des femmes nues dont on voit les poils. A mon avis, la première, en tout cas la première qui m’intéresse, c’est La Femme dans la vague de Courbet; elle a les bras levés et on voit sa touffe sous les bras; il y va fort, Courbet, comme d’habitude; l’écume qu’il a jetée sur le corps de la femme, on dirait du sperme, une éjaculation, et il a signé en rouge, juste en dessous. Quel type quand même, ce Courbet! La deuxième réponse, je vous la donne en mille. Elle est moins bête qu’elle n’en a l’air: la peinture à poils a toujours existé, sauf dans les cavernes. Parce que , pour peindre, il faut un pinceau et, un pinceau, c’est du poil. De ceci, de cela, mais du poil de toute façon. Donc, on a toujours peint à poils. Et ne dites pas que je joue avec les mots: pinceau, qu’est-ce que ça veux dire? Hein? D’où ça vient, pinceau? Ca vient du latin et ça veut dire petit pénis, penicillus en latin, c’est Cicéron qui le dit, pinceau, petite queue, petit pénis. Quand vous y pensez, ça vous ouvre des horizons. Vous vous rendez compte, la taille des pinceaux de Velázquez? Il se les faisait tailler spé82
cialement pour lui, longs et minces, pas courts et épais. Les courts et épais, c’était pour Turner. Vous vous rendez compte, l’histoire de l’art qu’on ferait? J’arrête. tout ça, c’était pour dire qu’on devrait toujours se demander pourquoi un peintre a envie de devenir peintre, de quoi il a envie quand il peint, comment on voit cette envie dans ses peintures. Non, je vous dis, c’est toute l’histoire de la peinture qu’il faudrait refaire.”
17 ] Daniel Arasse, On n’y voit rien, Descriptions chapitre: La toison de Madeleine, p119 et 120 collection Folio/ Essais, Éditions Denoël, 2005, France
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La Fin Aujourd’hui, je n’ai que les souvenirs du lieu où j’ai grandi, ainsi que quelques photos qui attestent mes propos. L’exploitation familiale existe encore. La ville est venue davantage s’agglutiner aux murs qui délimitent l’enclos agricole. Mais la culture contemporaine et citadine a pénétré chacun des membres de ma famille, et je fus la première emportée définitivement vers la ville. Et je me vois dire aujourd’hui: “Mes parents sont agriculteurs!” comme une phrase d’authenticité pour justifier mon discour et ma démarche artistique alors que l’agriculture s’éteint peu à peu dans notre foyer comme dans beaucoup d’autres familles et de générations qui m’ont précédée. J’ai quitté le monde du faire, réglé par le beau et le mauvais temps. Accusée d’avoir déserté par les miens, et encouragée par les autres à exprimer ma différence, je traverse actuellement une étendue sans horizon, balayée par les voix de la culpabilité et de l’honnêteté espérant gagner le monde de la pensée. En fait, je suis comme tous ceux qui ont dû s’expatrier de leur terre pour se trouver une situation, professionnelle et faire survivre leur indépendance morale, atrophiée par le poids des valeurs familiales et traditionnelles. Je suis une immigrée de la campagne à la ville et une exclue de la campagne.
Lorient, mai 2010
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BIBLIOGRAPHIE
p5: Le fém(in)in introduction
p7: Origines
p9: Petits noms
1 ] Michel Onfray,
Esthétique du Pôle Nord, Stèles hyperboréennes chapitre dernier: “Pour Mémoire”, “Le corps de mon père”, texte de 1992 extrait des pages 180 à 182 éditions Bernard Grasset et Fasquelle, 2002, France *statistiques issues du site www.insee.fr * Citation du livre de Simone Weil dans le livre: Féminin Masculin, Mythes et idéologies, sous la direction de Catherine Vidal chapitre I: En finir avec la “condition féminine”, Geneviève Fraisse, p15 et 18 édition Belin, collection Regards, 2006 France
FILLE D’AGRICULTEURS pages 12-16
RANGER
pages 17-19
* Citation du livre d’Elisabeth Badinter dans le livre: Le conflit, la femme et la mère. collection Flammarion Documents et Essais, 2010, France 2 ] Annie Ernaux, La honte pages 98-99 éditions Gallimard, collection folio, France, 1997
3 ] Simone de Beauvoir, La Femme indépendante deux extraits du Deuxième Sexe, édition établie et présentée par Martine Reid, pages 71 et 73 édition Gallimard d’après 1949, renouvelée en 2008, France, collection folio femmes de lettres Catherine Vidal, Cerveau, sexe et idéologie, chapitre quatre, p50 extrait du livre Féminin Masculin, Mythes et idéologies sous la direction de Catherine Vidal édition Belin, collection Regards, 2006 France
S’OCCUPER pages 20-23
4 ] Johannes Vermeer,
La Dentellière, 1669, 1670 huile sur toile, 23.9 x 20.5 cm Musée du Louvre, Paris images extraites de la “web gallery of art”, www.wga.hu
CLASSER pages 24-27
5 ] Jacques Rancière,
Le spectateur émancipé chapitre: Les paradoxes de l’art politique, p68-69 La fabrique éditions, 2008, France
APPENDICE: LA FAMILLE pages 29-33
6 ] Valérie Mréjen, EAU SAUVAGE page 13, page 34 éditions allia, Paris 2004
p35:Terres p 37: Dix-lieux
RIEN NE VAUX LA BRETAGNE pages 38-41
7 ] Pierre Michon, Vies
Minuscules chapitre: Vies d’Eugène et de Clara, p79 et 80 édition Gallimard, collection folio, 2007, Espagne
ON DIT QUE pages 42- 47
8 ] Virginia Woolf,
Mrs Dolloway traduit de l’anglais par Pascale MICHON préface d’André Maurois, introduction de Pierre Nordon édition française BRODARD & TAUPIN, livre de poche, 2003
9 ] Roland Barthes, L’Empire
des Signes, p127-128 collection Champs Flammarion, édition SKIRA, Les sentiers de la création, 1978, France
EN TERRE LOINTAINE
TROU
pages 48-52
pages 68-69
Chine trois fois muette, de la place de la Chine dans le monde éditions Allia, petite collection, essai poche, 2004
Des couteaux contre les femmes, de l’excision préface de Benoîte Groult édition Des Femmes, 1982, France texte inspiré des cours de Séverine Auffret à l’Université Populaire de Caen, disponible sur le site web: pagesperso-orange.fr/michel. onfray/programme_up_Severine_Auffret.htm
10 ] Jean-François Billeter,
APPENDICE: WENCHUAN pages 55-59
p 61: femme p 63: citation de Simone de Beauvoir
LA VIERGE AU CHANCELIER ROLLIN pages 64-67
11 ] Jan Van Eyck, Le Chancelier Rollin en prière devant la Vierge, dit la Vierge du Chancelier Rollin huile sur toile, 66*62cm, 1435, Le Louvre, Paris *images extraites de la “web gallery of art”, www.wga.hu
Séverine Auffret,
PENDRE pages 70-71
12 ] Eva Hesse,
Untitled or Not Yet, 1966 détail photographique et photo d’ensemble cotton, plastique, papier, plomb, ficelle 180.34 cm x 39.37 cm x 20.96 cm San Francisco Museum of Modern Art, Etats-Unis photo extraite du site web The Brooklyn Museum, centre d’art féministe, coordonnée par Elizabeth A. Sackler
GONFLER pages 72-73
13 ] Maurice Fréchuret, Le mou et ses formes essai sur quelques catégories de la sculpture du XXème siècle Préface d’Yves Michaud extrait de la page 53 collection espace de l’art, dirigée par Yves Michaud avec l’Ecole Nationale d’Art Supérieure, 1993 ROUGE pages 74-79
14 ] Chen Lingyang, Hanging Scroll, 1999 Sang sur papier hygiènique 6m*22cm The Sigg Colection, Collection d’art contemporain chinois de Uli Sigg photo extraite du blog: quietwhitenoise.blogspot.com Michèle Dominici, Variety Moszinski et Stephen Firmin, Le clitoris, ce cher inconnu, créer à l’occasion du documentaire sur la sexualité féminine:
(2003), coproduit par Cats&Dogs Films, Sylicone et Arte France, diffusé dans le cadre de la soirée Thema « Le sexe des femmes ».59 min extrait du site web: www.clitois-film.com
15 ] Chen Lingyang, the 2nd month - magnolia, 2000 photographie extraite de la série Twelve flowers Months Galerie Meile, Beijing - Lucerne
À POIL
pages 80-83
16 ] Anne Ferrer, Carcasses, 1991, matériaux mixes 200*1800*600cm collection privée photo du siteweb de l’artiste: anneferrer.com
17 ] Daniel Arasse, On n’y
voit rien, Descriptions chapitre: La toison de Madeleine, p119 et 120 collection Folio/ Essais, Editions Denoël, 2005, France
p85: La Fin
conclusion