le xviii siècle e
libertin de Marivaux à Sade
L
e lib ertinag e semble a ffa i re de pri vi légi és et la société est faite au profit des hommes. Libertins seraient d’abord les mieux nés et les plus riches, ceux qui ont droit à l’initiative. Ce serait compter sans l’aspiration générale à un épanouissement personnel que le peuple partage avec l’élite sociale, que les femmes revendiquent aussi bien que les hommes. En ce xviiie siècle éclairé, le bonheur est une idée neuve en Europe. Distance prise avec les normes anciennes, les échanges amoureux tendent à se transformer en spectacle et la vie en œuvre d’art. Ce nouvel art de vivre se décline par la parole et dans une esthétique du quotidien renouvelée. La langue devient un jeu verbal au service de la parade amoureuse. Roman, théâtre, correspondance, mémoires, poésie ou chansons rivalisent de raffinement et de subtilités pour transcrire l’émoi naissant, la quête du plaisir sensuel, la passion effrénée et les délices de la jouissance.
d e marivau x à sad e en passant par Crébillon, Diderot, Voltaire, l’abbé Prévost, Beaumarchais, Choderlos de Laclos, Casanova… – sans oublier des écrivains moins connus mais tout aussi savoureux –, cette anthologie nous convie à parcourir un siècle de littérature à la lumière des grands peintres et dessinateurs du xviiie siècle. Boucher, Fragonard, Greuze, Lancret, Saint-Aubin, Watteau et autres chantres de la fête galante accompagnent magnifiquement ces invites non déguisées à la délectation. Au-delà du jeu de la séduction, des fantasmes érotiques ou de la satire de mœurs, ces textes remarquables interrogent la liberté humaine et la possibilité pour les êtres d’atteindre au bonheur. Jean-Honoré Fragonard, 1771-1772
sommaire séducteurs et séductrices
premiers émois
romances
• Robert Challe, Les Illustres Françaises, 1713 • Alain René Lesage, Histoire de Gil Blas de Santillane, 1715-1735 • Marivaux, La Vie de Marianne, 1731-1742 • Marivaux, Le Paysan parvenu, 1734-1735 • Claude de Crébillon, Les Égarements du cœur et de l’esprit, 1736-1738 • Samuel Richardson traduit par l’abbé Prévost, Clarisse Harlowe, 1751 • Charles Pinot-Duclos, Mémoires pour servir à l’histoire des mœurs du xviiie siècle, 1751 • Claude de Crébillon, La Nuit et le Moment, 1755 • La Popelinière, Tableaux des mœurs du temps, 1760 ? • Rétif de la Bretonne, Le Pied de Fanchette, 1769 • Claude Joseph Dorat, Les Malheurs de l’inconstance, 1772 • Diderot, Jacques le fataliste et son maître, 1765-1784 (publié en 1778-1780) • Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1782 • Anonyme, La Messaline française, 1789
• Abbé Prévost, Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, 1731 • Comte de Caylus, Les Épreuves d’amour dans les quatre éléments, 1720-1730 • André François Boureau Deslandes, Pygmalion ou la statue animée, 1741 • Jacques Rochette de La Morlière, Angola, 1746 • Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse, Ire partie, lettre LIV, 1761 • Andréa de Nerciat, Félicia ou mes fredaines, 1775 • Dominique Vivant Denon, Point de lendemain, 1777/1812 • Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, 1784 • Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, 1788
• Charles François Pannard, « Le Verre », s.d. • Voltaire, « Le Mondain », 1736 • Gabriel Charles de Lattaignant, « Maximes de coquetterie », s.d. • Gabriel Charles de Lattaignant, « Le mot et la chose », s.d. • Paul Desforges-Maillard, Le Tabac, s.d. • Gentil-Bernard, L’Art d’aimer, s.d. • Anonyme, Malbrough s’en va-t-en guerre, s.d. • Beaumarchais, Romance de Chérubin, s.d. • Masson de Pezay, Zélis au bain, 1763 • Claude Joseph Dorat, « Les Baisers », 1770 • Barthélemy Imbert, « La Dame et son chien », Fables nouvelles, 1773 • Nicolas Germain Léonard, L’Orage, s.d. • Fabre d’Églantine, « L’Hospitalité », 1780 • Antoine de Bertin, « La Méridienne », Les Amours, s.d. • Évariste de Parny, Poésies érotiques, 1778 • Jean-Pierre Claris de Florian, Plaisir d’amour, s.d. • André Chénier, « Jeune Homme fou par amour », Bucoliques, s.d.
idées
• Antoine Galland, Les Mille et Une Nuits, 1704-1717 • Montesquieu, Lettres persanes, 1721 • Claude de Crébillon, Le Sopha I, 1742 • Claude de Crébillon, Le Sopha II, 1742 • Anne Gabriel Meusnier de Querlon, Psaphion ou la courtisane de Smyrne, 1748 • Voltaire, Candide ou l’optimisme, 1759
• Toussaint Rémond de Saint-Mard, Nouveaux Dialogues des dieux, 1711 • Buffon, Histoire naturelle de l’homme, 1749 • Julien Offray de La Mettrie, L’Art de jouir, 1751 • Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation, 1762 • Diderot, « Jouissance », Encyclopédie, t. VIII, 1765 • Diderot, Salon de 1767, 1767 • Diderot, Le Rêve de d’Alembert, 1769 • Rétif de la Bretonne, Le Pornographe, 1769 • Louis Sébastien Mercier, Tableau de Paris, 1781 • Nicolas de Chamfort, « Des femmes, de l’amour », Maximes et Pensées, 1795 • Sade, La Philosophie dans le boudoir, 1795 • Antoine Destutt de Tracy, De l’amour, s.d.
savoir-vivre
confidences
• Antoine Hamilton, Mémoires du comte de Gramont, 1713 • Marivaux, La Double Inconstance, 1723 • Montesquieu, Le Temple de Gnide, 1725 • Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard, 1730 • Claude de Crébillon, Le Sylphe, 1730 • Charles Pinot-Duclos, Les Confessions du comte de ***, 1741 • Jean Galli de Bibiena, La Poupée, 1744 • Claude Godard d’Aucour, Thémidore, 1745 • Jean-Baptiste Guillard de Servigné, Les Sonnettes, 1749 • Jean-François de Bastide, La Petite Maison, 1753
• Émilie du Châtelet au marquis de Saint-Lambert, 1749 • Julie de Lespinasse au comte de Guibert, 1773-1774 • Mirabeau à Sophie de Monnier, 1777 • Beaumarchais à Mme de Godevile, 1777 • Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, 1782-1789 • Stanislas de Boufflers, Lettres à la comtesse de Sabran, 1785 • Dominique Vivant Denon à Isabelle Teotochi, 1794 • Sade, Lettre à la marquise de Sade, 1783 • Diderot, La Religieuse, 1760-1781 (éd. 1796) • Casanova, Histoire de ma vie, 1789-1798
ailleurs
cabinet secret • Alexis Piron, Ode à Priape, 1710 • Jean-Charles Gervaise de La Touche, Histoire de dom B***, 1741 • Anne Gabriel Meusnier de Querlon, La Tourière des carmélites, 1745 • Jean-Baptiste Boyer D’Argens, Thérèse philosophe, 1748 • Louis Charles Fougeret de Monbron, Margot la ravaudeuse, 1750 • Louis Charles Fougeret de Monbron, La Fille de joie, 1751 • Mirabeau, Ma conversion ou Le libertin de qualité, 1783 • Pigault-Lebrun, L’Enfant du bordel, 1800 • Sade, Histoire de Juliette, 1797
La Double Les IllustresInconstance françaises 1723— — — 1713 marivaux
acte ii, scène xii — silvia, le prince, qui entre.
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Page 2 Alexander Roslin, 1778 Page de droite François Boucher, 1767
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marivaux
ilvia. — Vous venez : vous allez encore me dire que vous m’aimez, pour me mettre davantage en peine. le prince. — Je venais voir si la dame qui vous a fait insulte s’était bien acquittée de son devoir. Quant à moi, belle Silvia, quand mon amour vous fatiguera, quand je vous déplairai moi-même, vous n’avez qu’à m’ordonner de me taire et de me retirer ; je me tairai, j’irai où vous voudrez, et je souffrirai sans me plaindre, résolu de vous obéir en tout. silvia. — Ne voilà-t-il pas ? ne l’ai-je pas bien dit ? Comment voulez-vous que je vous renvoie ? Vous vous tairez, s’il me plaît ; vous vous en irez, s’il me plaît ; vous n’oserez pas vous plaindre, vous m’obéirez en tout. C’est bien là le moyen de faire que je vous commande quelque chose ! le prince. — Mais que puis-je mieux que de vous rendre maîtresse de mon sort ? silvia. — Qu’est-ce que cela avance ? Vous rendrai-je malheureux ? en aurai-je le courage ? Si je vous dis : Allezvous-en, vous croirez que je vous hais ; si je vous dis de vous taire, vous croirez que je ne me soucie pas de vous ; et toutes ces croyances-là ne seront pas vraies ; elles vous affligeront ; en serai-je plus à mon aise après ? le prince. — Que voulez-vous donc que je devienne, belle Silvia ? silvia. — Oh ! ce que je veux ! j’attends qu’on me le dise ; j’en suis encore plus ignorante que vous ; voilà
Arlequin qui m’aime, voilà le Prince qui demande mon cœur, voilà vous qui mériteriez de l’avoir, voilà ces femmes qui m’injurient, et que je voudrais punir, voilà que j’aurai un affront, si je n’épouse pas le Prince : Arlequin m’inquiète, vous me donnez du souci, vous m’aimez trop, je voudrais ne vous avoir jamais connu, et je suis bien malheureuse d’avoir tout ce tracas-là dans la tête. le prince. — Vos discours me pénètrent, Silvia, vous êtes trop touchée de ma douleur ; ma tendresse, toute grande qu’elle est, ne vaut pas le chagrin que vous avez de ne pouvoir m’aimer. silvia. — Je pourrais bien vous aimer, cela ne serait pas difficile, si je voulais. le prince. — Souffrez donc que je m’afflige, et ne m’empêchez pas de vous regretter toujours. silvia, comme impatiente. — Je vous en avertis, je ne saurais supporter de vous voir si tendre ; il semble que vous le fassiez exprès. Y a-t-il de la raison à cela ? Pardi, j’aurais moins de mal à vous aimer tout à fait qu’à être comme je suis ; pour moi, je laisserai tout là ; voilà ce que vous gagnerez. le prince. — Je ne veux donc plus vous être à charge ; vous souhaitez que je vous quitte et je ne dois pas résister aux volontés d’une personne si chère. Adieu, Silvia.
Les Égarements du cœur et de l’esprit — 1736-1738 — claude de crébillon
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Joseph Boze, 1782
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’idée du plaisir fut, à mon entrée dans le monde, la seule qui m’occupa. La paix, qui régnait alors, me laissait dans un loisir dangereux. Le peu d’occupation, que se font communément les gens de mon rang et de mon âge, le faux air, la liberté, l’exemple, tout m’entraînait vers les plaisirs : j’avais les passions impétueuses, ou, pour parler plus juste, j’avais l’imagination ardente, et facile à se laisser frapper. Au milieu du tumulte et de l’éclat qui m’environnaient sans cesse, je sentis que tout manquait à mon cœur : je désirais une félicité dont je n’avais pas une idée bien distincte ; je fus quelque temps sans comprendre la sorte de volupté qui m’était nécessaire. Je voulais m’étourdir en vain sur l’ennui intérieur dont je me sentais accablé ; le commerce des femmes pouvait seul le dissiper. Sans connaître encore toute la violence du penchant qui me portait vers elles, je les cherchais avec soin : je ne pus les voir longtemps, et ignorer qu’elles seules pouvaient me faire ce bonheur, ces douces erreurs de l’âme, qu’aucun amusement ne m’offrait ; et l’âge augmentant cette disposition à la tendresse,
cl aude d e créb i llo n
et me rendant leurs agréments plus sensibles, je ne songeai plus qu’à me faire une passion, telle qu’elle pût être. La chose n’était pas sans difficulté : je n’étais attaché à aucun objet, et il n’y en avait pas un qui ne me frappât : je craignais de choisir, et je n’étais pas même bien libre de le faire. Les sentiments, que l’une m’inspirait, étaient détruits le moment d’après par ceux qu’une autre faisait naître. On s’attache souvent moins à la femme qui touche le plus, qu’à celle qu’on croit le plus facilement toucher ; j’étais dans ce cas autant que personne : je voulais aimer, mais je n’aimais point : celle de qui j’attendais le moins de rigueurs, était la seule dont je me crusse véritablement épris ; mais, comme il m’arrivait parfois d’être, dans un même jour, favorablement regardé de plus d’une, je me trouvais le soir dans un embarras extrême, lorsque je voulais choisir : ce choix était-il déterminé, comment l’annoncer à l’objet qui m’avait fixé ? J’avais si peu d’expérience des femmes, qu’une déclaration d’amour me semblait une offense pour celle à qui elle s’adressait. Je craignais d’ailleurs qu’on ne m’écoutât
pas, et je regardais l’affront d’être rebuté, comme un des plus cruels qu’un homme pût recevoir. À ces considérations se joignait une timidité que rien ne pouvait vaincre, et qui, quand on aurait voulu m’aider, ne m’aurait laissé profiter d’aucune occasion, quelque marquée qu’elle eût été : j’aurais sans doute poussé, en pareil cas, mon respect au point où il devient un outrage pour les femmes, et un ridicule pour nous. Il est aisé de juger, par ce détail, que je n’avais pas pris d’elles une idée bien juste : de la façon dont alors elles pensaient, il y avait plus à craindre auprès d’elles à ne leur pas dire qu’on les aimait, qu’à leur montrer toute
l’impression qu’elles croient devoir faire ; et l’amour, jadis si respectueux, si sincère, si délicat, était devenu si téméraire et si aisé, qu’il ne pouvait paraître redoutable qu’à quelqu’un aussi peu instruit que moi. Ce qu’alors les deux sexes nommaient Amour, était une sorte de commerce, où l’on s’engageait, souvent même sans goût, où la commodité était toujours préférée à la sympathie, l’intérêt au plaisir, et le vice au sentiment. On disait trois fois à une femme, qu’elle était jolie ; car il n’en fallait pas plus : dès la première, assurément elle vous croyait, vous remerciait à la seconde, et assez communément vous en récompensait à la troisième.
Jean-Honoré Fragonard, vers 1765
les égaremen ts du cœur et de l'esprit
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On disait trois fois à une femme, qu’elle était jolie ; car il n’en fallait pas plus : dès la première, assurément elle vous croyait, vous remerciait à la seconde, et assez communément vous en récompensait à la troisième.
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cl aude d e créb i llo n
Joseph Siffred Duplessis, vers 1780 Jean-François de Troy, 1724
Jean-Baptiste Pater, 1730
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Il arrivait même quelquefois, qu’un homme n’avait pas besoin de parler, et ce qui, dans un siècle aussi sage que le nôtre, surprendra peut-être plus, souvent on n’attendait pas qu’il répondît. Un homme, pour plaire, n’avait pas besoin d’être amoureux : dans des cas pressés on le dispensait même d’être aimable. La première vue décidait une affaire : mais, en même temps, il était rare que le lendemain la vît subsister ; encore, en se quittant avec cette promptitude, ne prévenait-on pas toujours le dégoût. Pour rendre la société plus douce, on était convenu d’en retrancher les façons : on ne la trouva pas encore assez aisée ; on en supprima les bienséances. Si nous en croyons d’anciens Mémoires, les femmes étaient autrefois plus flattées d’inspirer le respect que le
cl aud e d e créb i llo n
désir ; et peut-être y gagnaient-elles. À la vérité, on leur parlait amour moins promptement ; mais, celui qu’elles faisaient naître, n’en était que plus satisfaisant, et que plus durable. Alors, elles s’imaginaient qu’elles ne devaient jamais se rendre ; et en effet elles résistaient. Celles de mon temps pensaient d’abord qu’il n’était pas possible qu’elles se défendissent ; et succombaient par ce préjugé, dans l’instant même qu’on les attaquait. Il ne faut cependant pas inférer, de ce que je viens de dire, qu’elles offrissent toutes la même facilité. J’en ai vu qui, après quinze jours de soins rendus, étaient encore indécises, et dont le mois tout entier n’achevait pas la défaite. Je conviens que ce sont des exemples rares, et qui semblent ne devoir pas tirer à conséquence pour le reste ; même, si je ne me trompe, les femmes sévères à ce point-là, passaient pour être un peu prudes.
Les mœurs ont depuis ce temps-là si prodigieusement changé, que je ne serais pas surpris qu’on traitât de fable aujourd’hui ce que je viens de dire sur cet article. Nous croyons difficilement, que des vices et des vertus qui ne sont plus sous nos yeux, aient jamais existé : il est cependant réel que je n’exagère pas. Ah ! Madame, m’écriai-je, plein d’un trouble qui ne me laissait pas la liberté de réfléchir, vous ne m’avez point aimé. Vous verriez moins tranquillement mon désespoir, vous y seriez sensible, si votre tendresse pour moi avait été aussi forte que vous me le dites. Mais, Meilcour, reprit-elle, serait-il possible que je pusse encore me flatter de vous être chère ? Dois-je même le souhaiter ; est-il bien vrai que vous soyez fâché de me perdre ? Vous qui n’avez rien épargné pour tâcher de me déplaire ! Vous qui n’avez cru pouvoir vous justifier qu’en
me cherchant des crimes, et qui ne doutez pas que le marquis ne soit assez bien avec moi, pour que je ne l’aie pas fait cacher dans mon cabinet ! Pouvez-vous en parler encore, m’écriai-je, et ne vous croyez-vous pas assez justifiée dans mon esprit ? Oui, reprit-elle en souriant, je vois bien que je le suis aujourd’hui, mais je ne serais pas surprise de ne l’être plus demain. Eh ! quoi, lui dis-je, ne cesserez-vous pas de m’opposer d’aussi vaines terreurs ? Ah ! Meilcour, s’écria-t-elle d’un ton plus attendri, l’intérêt dont il s’agit ici entre nous, est trop grand pour devoir être traité si légèrement, et je suis perdue, si je ne suis pas heureuse. Non repris-je, en la pressant dans mes bras, ma tendresse ne vous laissera rien à désirer.
Nicolas Lancret, 1738
les égaremen ts du cœur et de l’esprit
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Ce temps profane est tout fait pour mes mœurs. J’aime le luxe, et même la mollesse, Tous les plaisirs, les arts de toute espèce, La propreté, le goût, les ornements : Tout honnête homme a de tels sentiments. Il est bien doux pour mon cœur très immonde De voir ici l’abondance à la ronde, Mère des arts et des heureux travaux, Nous apporter, de sa source féconde, Et des besoins et des plaisirs nouveaux. Voltaire, « Le Mondain », 1736
Jean-François de Troy, 1737
Les Liaisons dangereuses — 1782 — choderlos de laclos
le vicomte de valmont à la marquise de merteuil
J
e ne vous verrai pas encore aujourd’hui, ma belle amie, et voici mes raisons, que je vous prie de recevoir avec indulgence. Au lieu de revenir hier directement, je me suis arrêté chez la Comtesse de ***, dont le château se trouvait presque sur ma route, et à qui j’ai demandé à dîner. Je ne suis arrivé à Paris que vers les sept heures, et je suis descendu à l’Opéra, où j’espérais que vous pouviez être. L’Opéra fini, j’ai été revoir mes amies du foyer ; j’y ai retrouvé mon ancienne Émilie, entourée d’une cour nombreuse, tant en femmes qu’en hommes, à qui elle donnait le soir même à souper à P… Je ne fus pas plutôt entré dans ce cercle, que je fus prié du souper, par acclamation. Je le fus aussi par une petite figure grosse et courte, qui me baragouina une invitation en français de Hollande, et que je reconnus pour le véritable héros de la fête. J’acceptai. J’appris, dans ma route, que la maison où nous allions était le prix convenu des bontés d’Émilie pour cette figure grotesque, et que ce souper était un véritable repas de noce. Le petit homme ne se possédait pas de joie, dans l’attente du bonheur dont il allait jouir ; il m’en parut si satisfait, qu’il me donna envie de le troubler ; ce que je fis en effet. La seule difficulté que j’éprouvai fut de décider Émilie, que la richesse du Bourgmestre rendait un peu scrupuleuse. Elle se prêta pourtant, après quelques façons, au projet que je donnai, de remplir de vin ce petit tonneau à bière, et de le mettre ainsi hors de combat pour toute la nuit. L’idée sublime que nous nous étions formée d’un buveur hollandais, nous fit employer tous les moyens connus. Nous réussîmes si bien, qu’au dessert il n’avait déjà plus la force de tenir son verre : mais la secourable Émilie et moi l’entonnions à qui mieux mieux. Enfin, il tomba sous la table, dans une ivresse telle, qu’elle doit
au moins durer huit jours. Nous nous décidâmes alors à le renvoyer à Paris ; et comme il n’avait pas gardé sa voiture, je le fis charger dans la mienne, et je restai à sa place. Je reçus ensuite les compliments de l’assemblée, qui se retira bientôt après, et me laissa maître du champ de bataille. Cette gaieté, et peut-être ma longue retraite, m’ont fait trouver Émilie si désirable, que je lui ai promis de rester avec elle jusqu’à la résurrection du Hollandais. […]
Rosalba Giovanna Carriera, 1730-1731 Joshua Reynolds, 1771
les liaiso n s dan gereuses
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Nicolas Lancret, première moitié du xviiie siècle
Hubert-François Bourguignon, vers 1735-1745
Je reviens à vous, Madame, et sans doute j’y reviens toujours avec le même empressement. Cependant le sentiment du bonheur a fui loin de moi ; il a fait place à celui des privations cruelles. À quoi me sert-il de vous parler de mes sentiments, si je cherche en vain les moyens de vous convaincre ? après tant d’efforts réitérés, la confiance et la force m’abandonnent à la fois. Si je me retrace encore les plaisirs de l’amour, c’est pour sentir plus vivement le regret d’en être privé. Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1782
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choderlos de l ac lo s
La Philosophie dans le boudoir — 1795 — sade
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ous me parlez des liens de l’amour, Eugénie ; puissiez-vous ne les jamais connaître ! Ah ! qu’un tel sentiment, pour le bonheur que je vous souhaite, n’approche jamais de votre cœur ! Qu’est-ce que l’amour ? On ne peut le considérer, ce me semble, que comme l’effet résultatif des qualités d’un bel objet sur nous ; ces effets nous transportent ; ils nous enflamment ; si nous possédons cet objet, nous voilà contents ; s’il nous est impossible de l’avoir, nous nous désespérons. Mais quelle est la base de ce sentiment ?… le désir. Quelles sont les suites de ce sentiment ?… la folie. Tenons-nous-en donc au motif, et garantissons-nous des effets. Le motif est de posséder l’objet : eh bien ! tâchons de réussir, mais avec sagesse ; jouissons-en dès que nous l’avons ; consolons-nous dans le cas contraire ; mille autres objets semblables, et souvent bien meilleurs, nous consoleront de la perte de celui-là ; tous les hommes, toutes les femmes se ressemblent : il n’y a point d’amour qui résiste aux effets d’une réflexion saine. Oh ! quelle duperie que cette ivresse qui, absorbant en nous le résultat des sens, nous met dans un tel état que nous ne voyons plus, que nous n’existons plus que par cet objet follement adoré ! Est-ce donc là vivre ? N’est-ce pas bien plutôt se priver volontairement de toutes les douceurs de la vie ? N’est-ce pas vouloir rester dans une fièvre brûlante qui nous absorbe et qui nous dévore, sans nous laisser d’autre bonheur que des jouissances métaphysiques, si ressemblantes aux effets de la folie ? Si nous devions toujours l’aimer, cet objet adorable, s’il était certain que nous ne dussions jamais l’abandonner, ce serait encore une extravagance sans doute, mais excusable au moins. Cela arrive-t-il ? A-t-on beaucoup d’exemples de ces liaisons éternelles qui ne se sont jamais démenties ? Quelques mois
Page de gauche École française, xviiie siècle
Ci-dessus Louis Léopold Boilly, 1786
la philo so phie dan s le bo udo ir
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de jouissance, remettant bientôt l’objet à sa véritable place, nous font rougir de l’encens que nous avons brûlé sur ses autels, et nous arrivons souvent à ne pas même concevoir qu’il ait pu nous séduire à ce point. Ô filles voluptueuses, livrez-nous donc vos corps tant que vous le pourrez ! Foutez, divertissez-vous, voilà l’essentiel ; mais fuyez avec soin l’amour. Il n’y a de bon que son physique, disait le naturaliste Buffon, et ce n’était pas sur cela seul qu’il raisonnait en bon philosophe. Je le répète, amusez-vous ; mais n’aimez point ; ne vous embarrassez pas davantage de l’être : ce n’est pas de s’exténuer en lamentations, en soupirs, en œillades, en billets doux qu’il faut ; c’est de foutre, c’est de multiplier et de changer souvent ses fouteurs, c’est de s’opposer fortement surtout à ce qu’un seul veuille vous captiver, parce que le but de ce constant amour serait, en vous liant à lui, de vous empêcher de vous livrer à un autre, égoïsme cruel, qui deviendrait bientôt fatal à vos plaisirs. Les femmes ne
sont pas faites pour un seul homme : c’est pour tous que les a créées la nature. N’écoutant que cette voix sacrée, qu’elles se livrent indifféremment à tous ceux qui veulent d’elles. Toujours putains, jamais amantes, fuyant l’amour, adorant le plaisir, ce ne seront plus que des roses qu’elles trouveront dans la carrière de la vie ; ce ne seront plus que des fleurs qu’elles nous prodigueront ! Demandez, Eugénie, demandez à la femme charmante qui veut bien se charger de votre éducation le cas qu’il faut faire d’un homme quand on en a joui. (Assez bas pour n’être pas entendu d’Augustin.) Demandez-lui si elle ferait un pas pour conserver cet Augustin qui fait aujourd’hui ses délices. Dans l’hypothèse où l’on voudrait le lui enlever, elle en prendrait un autre, ne penserait plus à celui-ci, et, bientôt lasse du nouveau, elle l’immolerait elle-même dans deux mois, si de nouvelles jouissances devaient naître de ce sacrifice.
École française, xviiie siècle Page de gauche Natale Schiavoni, fin xviiie – début xixe siècle
la philo so phie dan s le bo udo ir
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Poésies érotiques — s. d. — évariste de parny
François Boucher, 1719-1726
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nfin, ma chère Éléonore, Tu l’as connu ce péché si charmant, Que tu craignais, même en le désirant ; En le goûtant, tu le craignais encore. Eh bien ! dis-moi : qu’a-t-il donc d’effrayant ? Que laisse-t-il après lui dans ton âme ? Un léger trouble, un tendre souvenir, L’étonnement de sa nouvelle flamme, Un doux regret, et surtout un désir. Déjà la rose aux lis de ton visage Mêle ses brillantes couleurs ; Dans tes beaux yeux, à la pudeur sauvage Succèdent les molles langueurs, Qui de nos plaisirs enchanteurs Sont à la fois la suite et le présage. Ton sein doucement agité, Avec moins de timidité Repousse la gaze légère Qu’arrangea la main d’une mère, Et que la main du tendre amour, Moins discrète et plus familière, Saura déranger à son tour. Une agréable rêverie Remplace enfin cet enjoûment, Cette piquante étourderie, Qui désespéraient ton amant, Et ton âme plus attendrie S’abandonne nonchalamment Au délicieux sentiment D’une douce mélancolie. Ah ! laissons nos tristes censeurs Traiter de crime impardonnable Le seul baume pour nos douleurs, Ce plaisir pur, dont un dieu favorable Mit le germe dans tous les cœurs. Ne crois pas à leur imposture. Leur zèle hypocrite et jaloux Fait un outrage à la nature : Non, le crime n’est pas si doux.
po ésies éro tiques
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une anthologie sous la direction de michel delon , professeur de littérature française
édition de luxe limitée et numérotée, sous boîte en satin moiré
à la Sorbonne, s’intéresse aux échanges qui s’opèrent entre les textes et les idées scientifiques et politiques (L’Idée d’énergie au tournant des Lumières, PUF, 1988) ou les arts (L’Invention du boudoir, Zulma, 1999). Il a publié plusieurs essais sur le style libertin du xviiie siècle : Le Savoir-vivre libertin (Hachette, 2000), Le Principe de délicatesse (Albin Michel, 2011), Casanova. Histoire de sa vie (Gallimard, 2011). Éditeur de Sade et de Diderot dans la bibliothèque de la Pléiade, il a dirigé le Dictionnaire européen des Lumières (PUF, 1997, trad. américaine Fitzorn-Deaborn, 2001).
496 pages reliées 25,5 × 32 cm, 400 ill. couleur environ Hachette : 44 7278 3 ISBN : 978 2 85088 534 1
Jean-Baptiste Greuze, vers 1780 Illustration de couverture Jean-Honoré Fragonard, vers 1777 Illustration de 4e de couverture Rosalba Giovanna Carriera, vers 1735-1740
Cette publication hors commerce n’est pas destinée à la vente. © RMN, Scala Archives, Bridgeman