Spectres du Cinéma #3 - Eté 2009

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Spectres du Cinéma #3 Été 2009

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SPECTRES du cinéma #3 Été 2009 Sommaire

De la pratique et de la contradiction

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Guerre(s) et cinéma

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Entre parenthèses, les pseudonymes du forum :

Mounir Allaoui (wootsuibrick) allaouisomar@hotmail.com Stéphane Belliard (glj) stephanebelliard@neuf.fr balthazar claës balthazar.claes@gmail.com Raphaël Clairefond (Largo) raphael.clairefond@gmail.com D&D d.n.d@free.fr Leurtillois aclarou@gmail.com Lorin Louis lorinlouis@aol.com Adèle Mees-Baumann (Adeline) adelemeesbaumann@yahoo.fr Simon Pellegry (David_Boring) jangomilo@gmail.com Jean-Maurice Rocher (JM) yoboay@wanadoo.fr Ont aussi participé : Borges Gregory Ghersy (Dreamspace) Sébastien Raulin (Eyquem) Plateformes internet de diffusion, de communication et d’échanges :

Gundam, héros de guerre et mort des idéologies Mounir Allaoui Image manquante. L’imagerie de la Première Guerre mondiale en 3 films Lorin Louis « ...Dansez maintenant ». Montrer l’exemple au cinéma Simon Pellegry

Au Proche-Orient : La terre leur est étroite

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24 26 31 43 47 55

Guerre et paix, en petit (autour de Dans la vie, P. Faucon, 2008) Jean-Maurice Rocher Se faire à voir Jean-Maurice Rocher Valse avec Bachir Adèle Mees-Baumann Z32/Valse avec Bachir Du bon côté de l’histoire Raphaël Clairefond ‫ طغض ةرجنط‬Cocotte-minute balthazar claës Que peut le cinéma ? Jean-Maurice Rocher

Clint Eastwood / Spike Lee Stéphane Belliard, Jean-Maurice Rocher

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59 66

Pas de miracle pour les Spectres, Clint Étendard de la mémoire

Cinéma(s) aux marges

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72 76

Lorsqu’Hitchcock rencontra Rembrandt Simon Pellegry Inattendu Renoir Jean-Maurice Rocher

Variations du sujet : playtime

78

78 81

À l’école buissonnière du cinéma d’hier Raphaël Clairefond Les portes musicales Jean-Maurice Rocher

Admiration pour José Benazeraf – Claire Denis

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82 85

Avez-vous vu José Benazeraf ? Leurtillois Vers Claire Denis… The Drives : Every Day Fever… D&D

Les points de réel ; passion du semblant et montage du réel

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96

À propos de La Forteresse Roberto Rippa

http://spectresducinema.blogspot.com http://spectresducinema.1fr1.net/index.htm Inscription à la newsletter : spectresducinema@gmail.com Couverture : Dans la vie, Philippe Faucon Notre musique, Jean-Luc Godard Photographie du sommaire : Raphaël Clairefond

Continuer la réflexion, discuter des articles, des films : sur le forum des Spectres du cinéma (http://spectresducinema.1fr1.net/index.htm) des discussions sont ouvertes autour des articles, dans la rubrique « Parasites ». Les liens se trouvent dans le sommaire ci-dessus. Les numéros de page renvoient directement à la page de l’article dans la revue.

Mise en page : Adèle Mees-Baumann

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De la pratique et de la contradiction

Guerre(s) et cinéma

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« Le cinéma ce n’est pas je vois c’est je vole. » Paul Virilio, Guerre et cinéma I, logistique de la perception, p.15, titre de chapitre.

Gundam, héros de guerre et mort des idéologies Mounir Allaoui Image manquante. L’imagerie de la Première Guerre mondiale en trois films Lorin Louis « ...Dansez maintenant ». Montrer l’exemple au cinéma Simon Pellegry

Au Proche-Orient :

La terre leur est étroite Guerre et paix, en petit (autour de Dans la vie P. Faucon, 2008)

Jean-Maurice Rocher

Se faire à voir Jean-Maurice Rocher Valse avec Bachir Adèle Mees-Baumann Z 32 / Valse avec Bachir Du bon côté de l’histoire Raphaël Clairefond ‫ طغض ةرجنط‬Cocotte-minute balthazar claës Que peut le cinéma ? Jean-Maurice Rocher

1 - Exemple de propagande ordinaire à destination des cinéphiles. Capture d’écran prise le 08/05/09 sur le célèbre site internet Allociné. Quelques jours auparavant, on apprenait que les forces aériennes des États-Unis (sous l’égide de l’OTAN) tuaient plus d’une cinquantaine de civils afghans lors d’un raid aérien lié à la « chasse aux talibans » en Afghanistan qui s’apparente de manière malsaine au massacre de sauterelles du film de P. Verhoeven, Starship Troopers. Dans le premier quart d’heure de Star Trek nous avons les méchants terroristes de l’espace à combattre par le sacrifice, en montage parallèle avec la naissance du fils du soldat sacrifié, fils quelques minutes plus tard ado désoeuvré et enrôlé pour aller faire la guerre des étoiles. D’après J. J. Abrams, « si l’action et l’aventure [de son film] sont palpitants, c’est parce que vous vous prenez d’affection pour les personnages. Vous voudriez faire partie de l’équipage de l’Enterprise, être à bord avec eux, explorer les galaxies lointaines et vivre des aventures extraordinaires. Vous faire voyager : telle a toujours été notre véritable mission. » On reconnaît ici l’attrait pour le voyage fréquemment mis en avant par les campagnes de recrutement de l’armée.

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Gundam, héros de guerre et mort des idéologies

Pour écrire sur la guerre dans le cinéma japonais, j’aimerais partir d’images qui n’évoquent pas directement le traumatisme de la Deuxième Guerre mondiale. Notamment d’une série d’animation japonaise qui s’est vue, après un succès exceptionnel, compilée sous forme de trois films de plus de deux heures exploités dans les salles japonaises : Mobile Suit Gundam.    Il s’agit ici d’une série d’animation mettant en scène des combats entre robots géants. Née à la fin des années 70, à la suite de la vague de séries adaptées d’œuvres de Go Nagai : Mazinger, Grendizer (plus connue chez nous sous le nom de Goldorak), etc., cette série, tout en restant dans les canons graphiques du genre, semble apporter de nouveaux concepts, de nouvelles manières de faire s’affronter les antagonismes composant, décomposant, recomposant les lignes du récit.    Les séries de robots précédant Mobile Suit Gundam mettent en jeu des situations dans lesquelles les raisons de l’affrontement sont claires : il s’agit en général de luttes pour protéger la Terre de l’attaque d’envahisseurs venus de l’espace. Le schéma est dans la majorité des cas manichéen, sans réelles ambiguïtés. Le héros se bat du bon côté, il est en accord avec une idéologie globale qui dépasse son ego.    Dans Mobile Suit Gundam, les raisons de l’affrontement semblent échapper aux individus. Les héros sont souvent des adolescents embarqués malgré eux dans le conflit. Des héros sans réels idéaux, emportés par le cours des événements. Mobile Suit Gundam ne met d’ailleurs plus en scène un affrontement opposant des humains à des monstres extraterrestres, ceux que l’on combat ici sont eux aussi des êtres humains. L’altérité de l’ennemi n’est plus liée à son identité individuelle mais à la politique adoptée par sa communauté : 4

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Année 0079 du calendrier universel, le Duché de Zeon déclare la guerre au gouvernement fédéral de la Terre. Une lutte acharnée entre les « earthnoïdes » et les « spacenoïdes » commence et cause la mort de la moitié de l’humanité (qui comptait onze milliards d’êtres humains). Le conflit s’enlise ensuite dans un statu quo de huit mois qui s’achève lorsque le Colonel Char Aznable découvre l’existence du projet fédéral -V- qui consiste à développer de nouvelles armes pour lutter contre les Mobile Suits de Zeon. Suite à une attaque du commando de Char sur la Colonie où était établi le projet -V-, le Gundam, plus puissant Mobile Suit de la fédération, se lève et extermine ses assaillants en quelques secondes.1    Ce que ce résumé ne précise pas au sujet du Duché de Zeon, c’est qu’il est à l’origine l’une des colonies administrées, dirigées par le gouvernement fédéral à partir de la Terre (il existe plusieurs colonies, mais seule Zeon, la plus éloignée de la Terre, se révolte).    Il s’agit donc au départ d’une guerre d’indépendance. Le réalisateur de la série Yoshiyuki Tomino donne une raison politique aux assaillants, sans que pour autant leur cause soit décrite comme juste, des restes de manichéisme subsistent, bien qu’il y ait l’ambition de leur apporter une psychologie non unidimensionnelle.    La série Gundam ne débute cependant pas dans un monde en paix qu’une attaque vient troubler, mais au cœur du conflit. Au départ du récit la guerre n’est réellement un début que pour les héros de l’histoire. Ces héros font partie du clan de la fédération, ils vivent dans une de ses colonies. Les colonies en question sont des stations orbitales géantes dont les habitants viennent de la Terre, il ne s’agit donc pas d’extraterrestres mais d’hommes ayant émigré dans l’espace. L’élite continue cependant à gouverner depuis la Terre.    Cette guerre peut ainsi vaguement faire penser à la guerre d’indépendance des États-Unis d’Amérique, bien qu’elle se déroule hors du territoire de Zeon. Zeon attaque en fait les colonies faisant encore partie de la fédération avant d’étendre son champ de bataille jusqu’à la Terre.    On passe de la conception d’un ennemi quasi prédateur naturel du camp des héros dans les séries de Go Nagai, à un ennemi qui ne l’est que par le fait de circonstances « géopolitiques ».    Les raisons idéologiques de la guerre que déclenche Zeon peuvent aussi rappeler celles du Japon durant la Deuxième Guerre mondiale : il s’agit de libérer les colonies du joug de la fédération, sans que pour autant celles-ci se soient officiellement alignées sur les choix de Zeon, comme il était question de libérer l’Asie de l’emprise de l’Occident durant la Deuxième Guerre mondiale. Le parallèle est fragile, cependant, car les colonies n’étaient pas des territoires habités à l’origine.    La guerre décrite dans Mobile Suit Gundam est surtout un amalgame de divers conflits mondiaux majeurs, sans que pour autant l’on puisse dire s’il s’agit de partis pris totalement conscients de la part des créateurs de la série. Le rapprochement entre le nazisme et Zeon est le seul élément réellement explicité au cours du récit.    Le choix de la science-fiction, et de l’animation pour décrire un récit de guerre dont les mécanismes narratifs fondamentaux auraient pu prendre place dans le cadre 1  http://fr.wikipedia.org/wiki/Mobile_Suit_Gundam_(s%C3%A9rie_t%C3%A9l%C3%A9vis%C3%A9e)

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d’une guerre historique, a un effet : les signes composant le récit prennent, semblent dessiner les traits d’une mythologie. L’emploi de ce genre crée une distance immédiate qui libère ces signes du poids de l’Histoire, ou du moins en apparence...    Les personnages ici ne sont cependant pas des archétypes purs, on tente de leur créer une psychologie à plusieurs niveaux. Il ne s’agit plus de personnages en accord total avec leurs actes, ils ne maîtrisent pas leurs choix, leurs destins.    La série idéalise peu ses personnages, ni aucun des deux camps s’affrontant, bien que Zeon apparaisse clairement comme un mauvais système politique. Cependant certains personnages appartenant à l’armée de Zeon sont décrits comme des individus positifs, notamment une jeune fille dont tombe amoureux le héros. Ce personnage appartenant au camp ennemi est le seul qui apparaisse comme un idéal, il est celui auquel le créateur de la série attribue le plus de qualités. Mais ce personnage est aussi délié de toute raison politique liée au conflit, il ne se bat que par amour pour son supérieur hiérarchique. Il reproche d’ailleurs au héros de n’avoir aucune raison de se battre en dehors de sa survie.    Des personnages appartenant à des camps opposés sont ainsi souvent sentimentalement liés, le héros affrontera la fille qu’il aime, et la tuera. Il arrive systématiquement dans les séries de la saga Gundam que lors d’un affrontement, en tuant un ennemi, on tue en fait l’un de ses proches : amant, père, maître2.    Lors d’une scène de Mobile Suit Gundam, le héros rejoint sa mère, qu’il n’a pas vue durant des années, dans un camp de réfugiés. Ce camp de réfugiés est en territoire ennemi, la mère cache son fils, mais il est découvert. Il abat ses ennemis, dont un dans le dos, afin d’éviter qu’ils ne déclenchent l’alerte. C’est la première fois qu’il abat un homme en dehors d’un véhicule de combat. Il tremble, il est troublé par son geste. Sa mère est horrifiée. On comprend son horreur, elle dit ne pas l’avoir éduqué ainsi, elle dit ne plus le reconnaître. Son fils doit rapidement rejoindre son « vaisseau de guerre », sa mère l’accompagne jusqu’au lieu où a atterri l’appareil. Après une leçon de morale de la mère en larmes, le fils lui adresse un salut militaire, puis s’éloigne, c’est à ce moment du récit qu’il choisit sa voie : il ne peut plus partager les larmes de sa mère, il doit combattre auprès de ses camarades, amis, compagnons de guerre. Le vaisseau décolle emportant le fils, laissant la mère au milieu du désert. 2  Le réalisateur, Tomino Yoshiyuki, poussera le vice jusqu’à faire endosser le rôle du camp au mauvais système politique, dans une seconde série de Gundam (Zeta Gundam, 1985), à la fédération, du moins à l’une de ses composantes : une espèce de Gestapo chargée d’éliminer les restes de Zeon, puis de prévenir, tuer dans l’œuf, toute possibilité de reproduction des ambitions séparatistes des colonies.

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Aucun des deux points de vue n’a pris le dessus. Ni la morale de la mère, ni la raison de la lutte pour la survie et l’honneur du fils. Dans la série Mobile Suit Gundam, il semble donc y avoir des restes de notion d’honneur dans la figure du soldat, sans que pour autant celui-ci renonce à l’aspect qui définit malheureusement son métier : tuer l’ennemi de son camp, de sa « nation »... Mais cet honneur est délié de l’idéologie de la nation, bien qu’il en soit l’instrument. C’est un honneur délié de la raison officielle du meurtre, pourtant liée à la fonction du soldat en guerre.    Cette dialectique du récit guerrier, bien qu’elle ne soit pas exceptionnelle, est assez rare dans les spectacles à « grand public ». Gundam est pourtant un phénomène de masse au Japon.    En Occident, dans les pays ayant été du « bon côté » durant la Deuxième Guerre mondiale, mettre en scène des récits de guerre en faisant des personnages participant au conflit des héros « totalement » justes, a durant longtemps peu posé problème ; la grande guerre du côté des forces du bien ayant déjà été gagnée (que ce soit par le biais d’une armée, ou par celui d’une résistance). Les films de guerre japonais de l’après-guerre possèdent souvent des héros aux destins contredisant l’idéologie qui les a menés au conflit. Ces héros réduisent ainsi souvent la raison de leur combat à leur propre survie, sans autre horizon que l’immédiateté du conflit. Ils ne se battent pas dans le sens d’une fiction mise en place par la nation pour laquelle ils portent les armes, ni pour la fiction d’une nation à venir ; sans que pour autant l’idée de changer de camp ne traverse leur esprit3.    Kaji, le héros de La Condition de l’homme de Masaki Kobayashi en est l’exemple le plus marquant. C’est un soldat valeureux, mais possédant une morale douteuse aux yeux des autorités de son pays. Tout en contestant les actes de ses supérieurs, il s’engage cependant dans un conflit au cours duquel il trouvera la mort.    Les films de guerre japonais, dès la fin des années 50, contiennent ainsi des éléments qui peuvent être rapprochés des grandes œuvres américaines traitant de la guerre du Vietnam à partir de la fin des années 704, sans jamais pour autant en prendre l’aspect parfois ironique, ou au pire cynique (Oliver Stone). Certaines séquences du Full Metal Jacket de Stanley Kubrick (1987) rappellent d’ailleurs La Condition de l’homme (1959-1961), notamment celle du suicide d’un soldat dû à la pression que lui imposent ses supérieurs.    Ainsi le héros positif d’un film de guerre japonais mettant en scène la Deuxième Guerre mondiale, un peu comme celui de la vague de films américains critiquant les raisons de la guerre du Vietnam, ne peut que se battre sans idéal... du moins il ne peut que perdre ses idéaux. Ce héros ne croyant pas en sa nation, erre dans un monde dont le sens se résume à sa survie. Les idéaux, les fictions qui l’unissaient à une idée dépassant son corps sont en lambeaux. Pourtant ce n’est pas sa condition de soldat qui est remise en cause, il semble rester une valeur au soldat :    Dans L’Ange rouge de Masumura Yasuzo, bien que peu enclins à glorifier leur régime, des infirmiers, lors d’un assaut ennemi à la fin du récit, prennent les armes afin 3  Titres de films japonais importants des années d’après-guerre se déroulant durant la Deuxième Guerre mondiale : La Condition de l’homme, de Masaki Kobayashi (1959-1961) ; L’Ange rouge, de Yasuzo Masumura (1966) ; La Harpe de Birmanie, de Kon Ichikawa (1956) ; Histoire d’une prostituée, de Seijun Suzuki (1965) ; Je ne regrette pas ma jeunesse, d’Akira Kurosawa (1947). 4  Les premières séries de la saga Gundam sont contemporaines de cette vague de films américains, Apocalypse Now, Platoon, Full Metal Jacket, etc.

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de pouvoir mourir en soldats. Une espèce d’honneur fataliste, qui semble habitée par les spectres du bushido (voie du guerrier samouraï), tout en ayant perdu tout symbole national auquel se raccrocher, donc toute raison liée au sens politique du conflit, fait surface. Le geste meurtrier ne condamne ni la nature psychologique de l’ennemi ni la sienne propre, mais s’abstrait au point de se réduire à sa dimension machinale : dans le champ de bataille, le soldat accepte sa condition, tuer l’ennemi en face pour ne pas mourir privé du geste qui le définit. L’espace d’une bataille, le soldat japonais sans raison politique fait face au soldat ennemi sans psychologie visible dans le cadre du récit (ainsi qu’aux yeux du soldat japonais).    L’esthétique pure du geste n’appartient cependant qu’à celui dont nous avons suivi le récit : une esthétique sans idéologie car sans raison politique, et qui n’a pour fin que l’acceptation de la mort inéluctable, sa propre mort avant celle de l’ennemi (l’ennemi gagne la bataille... la guerre).    Mobile Suit Gundam est une oeuvre moins mortuaire que L’Ange rouge, ou La condition de l’homme... Sans doute parce qu’elle vise et met en scène des adolescents, mais aussi parce qu’au moment de sa conception les plaies dues à la défaite du Japon durant le second grand conflit mondial étaient moins béantes. Les héros feront ainsi partie du camp qui gagnera la guerre, un camp qui n’a pas d’identité nationale, une fédération universelle (l’humanité dans Mobile Suit Gundam, avant les aspérités séparatistes de Zeon, semble être sous le joug d’un gouvernement englobant l’ensemble de sa population).

Mounir Allaoui

À noter que Yoshiyuki Tomino le créateur de la série Mobile Suit Gundam, pour le 30e anniversaire de sa licence, a été l’invité d’honneur du festival Cartoons on the Bay qui s’est tenu du 2 au 5 avril à Rapallo en Italie. Il y a reçu un prix pour l’ensemble de sa carrière.

Les trois films compilant la première série de Gundam, Mobile Suit Gundam, sont disponibles en DVD chez Beez Entertainment, ainsi qu’un film d’animation réalisé pour le cinéma qui conclut la première partie de la saga : Mobile Suit Gundam, Char contre-attaque. La Condition de l’homme est disponible chez Carlotta en DVD. En ce qui concerne L’Ange rouge, il n’existe pas en DVD zone 2 à ma connaissance.

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Image manquante L’imagerie de la Première Guerre mondiale en trois films

« ˝ La première victime d’une guerre, c’est toujours la vérité ˝ écrivait hier Kipling, on pourrait dire : la première victime d’une guerre, c’est le concept de réalité. » P. Virilio, Guerre et Cinéma, p.44

C’est par son instrumentalisation politique que l’image de guerre se fait image guerrière. La propagande a trouvé dans cette conversion imagière une alliée précieuse, d’autant plus que ce média collectif qu’est le cinéma lui offre une assise supplémentaire. La caution des images va au-delà de celle du discours, toujours rattachée à l’ici et là d’une subjectivité pérorante. L’image est anonyme et universelle. Elle a en elle la validation de ses propres propos, se suffit à ce qu’elle montre et suffit par ce qu’elle montre. À l’heure où l’image cinématographique commence à se propager, à gagner des contrées éloignées, d’abord comme une magie puis comme l’écrin d’une réalité captive, personne n’ose remettre en question sa vérité. Nul doute que le vrai émerge de l’image, aussi vraie qu’est la fameuse légende des effrois collectifs aux premières projections des frères Lumière. La cinématographie est prise pour ce qu’elle n’est pas : l’épreuve scientifique de la vérité. Une fenêtre indéfectible sur la réalité de l’Histoire et des hommes.    Mais ce processus dans lequel la propagande inscrit l’image cinématographique, ce travail de vassalité qu’elle lui impose, provoque un appauvrissement, une somme de pertes sèches que l’image n’est plus à même de récupérer. À filmer ce qu’il doit filmer, l’appareil perd finalement ce qu’il filme, l’événement qu’il couvre, pour n’en conserver qu’une dimension étriquée, amputée. La focale s’ajuste sur ce qu’elle a pour mission de saisir et ne peut saisir justement que d’une manière concordante avec son discours sous-jacent. Derrière chaque opérateur, derrière chaque caméra se trouve un officier d’état-major1. Et ce qui est imprimé à la cellulose tombe systématiquement sous l’approbation de l’autorité martiale. La guerre, et surtout l’image de guerre, est avant toute chose une affaire militaire.    La censure qu’exige l’impératif de propagande guerrière n’est pas la seule cause suffisante des lacunes qui constituent l’imagerie cinématographique de la Première Guerre mondiale. Guerre et cinéma, s’ils partagent un même élan, l’un dans l’autre, dans une complète adéquation aux enjeux contemporains, se conjuguent plutôt mal, de prime abord. Non seulement par les enjeux politiques, mais surtout par l’improbable défi que lance la première au second. Défi technique car impossibilité de couvrir l’événement dans sa démesure. Et l’injonction des actualités militaires, ces Annales de la Guerre, de pourvoir en images qui porteraient en elles des moments d’authenticité et d’exhaustivité, de témoignages véraces, contredit la nocuité des champs de batailles. La guerre ne prend pas la pose : elle ne fixe pas son cours pour se 1  V. Challéat, « Le cinéma au service de la défense, 1915-2008 », in Revue historique des armées, 252, 2008.

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laisser posséder par de quelconques prises de vue. C’est pour cette raison qu’il ne nous subsiste que peu d’images d’archives des batailles qui ponctuèrent le déroulement de la guerre, que peu d’images d’assauts véritables, hors reconstitutions ultérieures. Les archives sont d’abord périphériques. On ne regarde pas la guerre dans le blanc des yeux, mais on évite, tant bien que mal, d’en subir la violence. Le Feu est lointain, aussi lointain que le front, la fulgurance de ses batailles, les cadavres émiettés, pulvérisés n’appartiennent pas au champ. On filme les à-côtés, les évacuations et autres convois militaires, les litaniques défilés de soldats épuisés, marqués par la folie de l’avant-poste, poussant devant eux une file de prisonniers pas moins hagards. Les blessés apparaissent aussi, discrets, images peu disertes sur les flétrissures qui sont les leurs, ce qui permet à cette même image de rehausser sa prétention à afficher le vrai. Mais l’absence du grondement sourd des canons, des ribambelles de poilus partant à l’assaut d’un quelconque coteau, de la pluie noire de terre et de sang, marquera l’image guerrière de la Première Guerre mondiale.

Une image qui témoigne des absences (Verdun, visions d’histoire)

Des lacunes qu’il faut chercher à pallier. Impérativement : la guerre, c’est désormais le feu et le fer. Une sensibilité qui fait sa spécificité. Si on ne meurt pas, il faut montrer que l’on fait mourir, que l’étendue de notre arsenal, le spectaculaire de son efficience, nous l’impose comme une garantie de victoire. On s’ingénie alors à mimer la guerre, à la rejouer loin des champs de bataille. On refait la guerre en singeant ce qu’elle est, la façon dont elle est perçue. Il y a une technique de reconstitution qui doit rendre la guerre, au mieux, comme on l’a trouvée. Les batailles sont mises en scène plus en arrière ; on capture des gerbes de terre et les replace dans une contextualité d’actualités cinématographiques. Ces usages n’ont rien d’inédit dans une période où ces actualités cultivent une porosité féconde avec la fiction. Rien n’est délimité quant à une déontologie des images d’actualités. Ces dernières ne tiennent aucune promesse : « on reconstituait les batailles navales dans une cuvette, quitte à présenter le résultat comme enregistré sur place », dira Bazin2. Pour la propagande, l’image guerrière vaut pour elle-même, pas forcément pour la valeur de ce qu’elle montre. Disons que sa vérité, l’image la tient de l’assentiment de la propagande elle-même, à la seule injonction de correspondre à ce que cette dernière attend d’elle. La vérité de l’image guerrière devient accessoire et supporte parfaitement l’artificialité de la reconstitution. On verra, au tournant de l’année 173, que la caméra s’enhardit, traverse les no man’s land de ces considérations pour aller, finalement, trouver la réalité du front. On filmera 2  A. Bazin, « Le mythe de Staline dans le cinéma soviétique », in Le Cinéma français de la Libération à la Nouvelle Vague, Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma, 1998, 338. 3  V. Challéat, op. cit.

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les assauts de la Somme, puis ceux de la cote 304, à Verdun, en juillet 1917. L’ultime tabou, véhicule à la fois politique et culturel, s’abattra : on verra des cadavres ; ces témoins morts, qui ont toujours été là, présents dans leur absence imagière, trahissant alors la vanité de l’entreprise mortifère de captation de la réalité guerrière.    Et ne pas oublier Griffith. Ou sa déception comme écho de l’impossible facticité de l’image de guerre4. Une déception qui touche donc directement l’image en son cœur, dans sa prétention à porter la réalité de la guerre, ou tout au moins l’image que l’on se fait de cette réalité, celle que l’on désire saisir. Dépité de n’avoir trouvé la déclinaison cinématographique de la guerre, sa potentialité romanesque et épique, d’avoir été trompé par son propre désir, par la promesse de l’objectif et par l’opportunité unique qui lui était offert. Au final, une déception de ne trouver, au milieu des tranchées qu’il a traversées, unique réalisateur civil autorisé à approcher la guerre de près, à la capturer sur cellulose pour un film, Hearts of The World, une réalité qui coïncidait avec celle qu’il attendait, avec celle qu’il se figurait, avec celle qu’il s’était imaginée. Cette impossibilité du romanesque de la guerre est avant tout une impossibilité de la mettre en image, telle que le registre imagier le réclamait. Griffith est déçu d’un réel qui, par son principe de réalité, impose de réviser les postulats de son expressivité cinématographique. La guerre a changé et change, avec elle, la manière qu’on a de la mettre en scène.    Le principe de réalité qui prévaut dans les réalisations ultérieures proviendra de ces déceptions, de ces multiples lacunes, des absences, angle mort d’une image d’archive qui ne peut circonscrire la totalité événementielle d’un réel qu’elle a la charge de parcourir. La guerre échappe donc au fantasme totalisant de l’image. Son épicentre comme sa périphérie. Les réalisations d’après-guerre seront porteuses de ce manque, non seulement par leur prisme pacifiste qui reprend a contrario les propos des archives de guerre, mais par leur souci de déborder l’image documentaire. Non pas une image qui irait à l’encontre de cette dernière, mais qui, tout en l’enrôlant en son sein, atteindrait les espaces qu’elle a laissés vacants, qu’on lui a interdit de couvrir, par injonction ou par impossibilité matérielle. Mais toujours en conservant ce principe de réalité qui prévaut dans la scénographie de la guerre. Il est donc intéressant, par un détour filmographique, de saisir, d’une part, comment les fictions d’après-guerre « établissent un imaginaire en comblant les vides immenses de représentation, que la censure ou simplement l’impossibilité de tourner avaient laissés »5, et également comment, au travers de ces zones mortes et franches, s’arrange le principe de réalité dans, mais aussi par l’image ; comment ont été traités les partages entre fiction et document d’archives ; comment la fiction, pour récupérer son propre registre, a dû enfiler celui du documentaire. Pour cela, un court détour par trois réalisations exemplaires. Cette exemplarité est quelque peu arbitraire, la sélection du matériau étant issue d’une imposante recension de films traitant de la Première Guerre mondiale, qu’ils datent de l’immédiat après-guerre ou qu’ils nous soient plus récents. Coïncidence remarquable : ces trois films, appartenant tous à l’entre-deux guerres, portent des nationalités qui correspondent aux différents belligérants engagés dans le conflit. Un film américain, avec The Big Parade (1925) de King Vidor ; un film allemand, avec Westfront 1918 ou Quatre de l’infanterie (1930) de G.W. 4  « Griffith devait se déclarer " Très déçu par la réalité du champ de bataille ", de toute évidence la facticité de la guerre moderne est devenue incompatible avec la facticité cinématographique telle qu’il la conçoit encore, telle que son public la réclame », (P. Virilio, Guerre et Cinéma I : logistique de la perception, Éditions Cahiers du Cinéma, 1991, p.20) « Au cours de sa tournée, Griffith se mit à douter de plus en plus du caractère épique de la guerre moderne : " Jamais plus ils ne pourront me faire adopter une attitude romantique face à leur guerre, dit-il. De nos jours la vie d’un soldat durant la guerre est celle d’un cantonnier débordé de travail, sous payé et condamné à vivre dans la gêne et le danger. " (R. Merritt, « Le film épique au service de la propagande de guerre : D.W. Griffith et la création de " Cœurs du Monde " » in Griffith, sous la dir. de J. Mottet, Éditions Ramsay Poche Cinéma, 1984, p.212) 5  Entretien avec Laurent Veray in Les Cahiers du Cinéma, n°638, Octobre 2008, p.72

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Pabst et un film français, avec Verdun, visions d’histoire (1928) de Léon Poirier. Trois nations, trois perspectives et trois cinémas qui sont ceux-là mêmes qui tireront de l’expérience guerrière les meilleures leçons cinématographiques.

The Big Parade

The Big Parade vaut plus pour l’admirable confusion des registres et des genres, articulation dialectique de chaque instant qui voit se cristalliser dans les images leurs caractères contradictoires, que pour le réalisme de ses reconstitutions. Il reste pour autant, abstraction faite de cette légèreté constitutive, un film majeur pour ce qui relève de la représentation de l’image de guerre au cinéma. La guerre n’est d’ailleurs pas le point de focalisation du film, préférant flâner à ses alentours, évitant soigneusement l’affront direct, louvoyant d’un registre à un autre, comme un recul stratégique pour un meilleur déploiement. La guerre se fait brillamment attendre, cultive la frustration, confisque sa présence – même sa notification. Cette image n’apparaît qu’après l’épuisement de l’intrigue sentimentale, qu’après l’usure de la franche camaraderie et l’ennui qui point à ces relations de chambrée. L’image de guerre, qui porte en elle-même le registre guerrier, n’intervient qu’une fois sa périphérie évacuée, qu’une fois le champ laissé libre à sa propre présence. Mais là encore, c’est un impératif de la narration, la guerre servant de simple levier diégétique. Alors, son intérêt est ailleurs. Il se trouve dans l’image que Vidor renvoie de la guerre, la manière dont il l’approche, s’en saisit pour mieux la rendre intelligible.    L’image de guerre qu’offre The Big Parade est frappante, marquant le film d’une singularité qu’il nous faut lui reconnaître. C’est par transparence à la structure globale du film que Vidor construit indistinctement sa scène de guerre, la première du film. C’est-à-dire, qu’à l’indistinction des genres, le réalisateur ajoute l’indistinction de la réalité guerrière, condensant en une séquence, longue marche forcée des soldats au travers de la région périlleuse du bois Belleau, l’étendue disparate des champs de bataille. Image synthétique qui recouvre illusoirement la diversité technique et événementielle de la guerre. On tombe alors dans un registre qui ne possède plus vraiment sa propre autonomie, mais qui fait référence à une certaine fonction d’illustration. Vidor rend la guerre abordable, scolaire : « On croirait la cavalcade historique des Belles de Nuit, Préhistoire, Rome, Moyen-Âge, Monarchie, Révolution, Conquête de l’Algérie, XXe siècle »6 Et en effet, la première séquence de guerre concentre à elle seule les tirs de snipers, les embuscades, les coups de mortiers, les attaques au gaz, la reddition… Cela au rythme d’une cadence emphatique qui donne à la séquence un crescendo charnier. Il est d’ailleurs frappant de voir le travail scénographique de Vidor, ces soldats qui continuent vaille que vaille à avancer, à marcher, au milieu du fatras des armes et du feu, des corps qui tombent et qu’on laisse là. Ils marchent comme les sacrifiés, sans chercher une couverture ni fuir les lieux. Droit devant, ils évoluent vers l’objectif de l’appareil, vers la mère nourricière des images auxquelles ils participent d’un mouvement commun. Ils continuent d’avancer dans cette frise illustrative, coûte que coûte, pour que l’image puisse continuer de montrer la guerre. We’re gonna keep goin’ till we can’t go no farther : jusqu’à ce que l’image de guerre épuise son sens, se vide de sa force d’exemplarité. Un sacrifice à l’autel de l’image elle-même… 6  B. Amengual, Du réalisme au cinéma, P, Nathan, 1997, p. 69

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Marche forcée ou l’image sacrificielle (The Big Parade)

Si d’autres scènes de guerre, dont la plus pathétique et la plus tendue du film, subsistent à ce coup de force, c’est bien cette séquence d’une marche à travers la guerre qui reste à l’esprit quand on interroge le principe de réalité qui en émane. Comme l’a souligné Amengual, comment ne pas être frappé par le didactisme de la scène, cette traversée bigarrée des horreurs et des absurdités qui constituent l’étendue du conflit. La spatialité du parcours coïncide avec une ontologie de la guerre. Mais ici nulle authenticité, aucun usage d’images d’archives, rien ne vient distinguer le déroulement de la fiction dans laquelle il s’inscrit. Aucune reconstitution, à vrai dire, et le surréalisme de cette étrange cavalcade en interdit toute prétention documentaire. Seulement, chez Vidor, c’est l’image fictive qui dicte sa loi au principe de réalité et ce dernier n’est invoqué qu’à titre illustratif, pédagogique. La reconstitution est finalisée à cet impératif didactique, faire voyager le spectateur, le temps d’une petite dizaine de minutes, dans la totalité de la guerre. Et ce qui prime, laissant libre place à la fiction, c’est l’enseignement d’une réalité de la guerre, un enseignement factice, artificiel mais qui coïncide avec l’intention pédagogique de la séquence et qui équilibre la nature fantaisiste de la réalisation de Vidor. La grande scène de guerre, celle qui suivra cette frise scolaire, aura de commun avec cette dernière sa constitution purement fictive et romanesque, exaltation de l’héroïsme individuel, autre fiction du front. The Big Parade aura eu le mérite de consoler Griffith en inaugurant en grande pompe la domestication sinon la falsification du réel atypique de la Première Guerre mondiale.

Westfront 1918

Mis à côté de Vidor, Pabst est le maître des irruptions. Ici, la guerre n’est pas imposée, elle ne vient pas d’une nécessité de la narration, comme un rappel qu’au milieu de l’histoire qui nous est énoncée, nous sommes en état de guerre. Les amours forment une parenthèse dans la guerre, la guerre une parenthèse dans la romance. Dans Westfront 1918, la narration n’appelle pas la guerre : cette dernière l’interrompt, lui ravit la primeur et s’impose dans un cours qui semblait prédéterminé, convenu dès les premières images du film. Le cadre de ces dernières est éloquent, surtout si on y juxtapose le procédé utilisé dans The Big Parade : l’anecdotique, le

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périphérique, cette maison française où stationnent des militaires allemands, se reposant du front, jouant aux cartes ou à l’amour, se réchauffant à l’âtre d’un espace que l’on présuppose hors de portée de la guerre, tout ce folklore est soudain brisé par le grondement d’un tir de mortier qui s’abat non loin du charmant intérieur. La guerre rappelle son existence, motive sa condition de sujet, justifie le fait que ce film n’aura d’existence que pour elle-même. On cesse les jeux, les amourettes sont délocalisées et reprises à l’abri d’une cave, les visages se font plus graves, plus sérieux, plus meurtris. Un renversement axiologique, contraste de la volubilité naïve du film de Vidor : ici ce ne sont pas les contingences qui priment sur le champ de bataille, mais c’est la guerre qui justement les réprime. Ou n’existent-elles qu’à la condition abdicataire de s’inclure dans quelque chose de plus dense ? Ne pas oublier la sujétion des histoires à la grande, à l’Histoire qui prend forme devant les protagonistes du film de Pabst. Une leçon d’humilité cinématographique, un coup de semonce qui remet chaque chose à sa place, calme les ardeurs des amants, prive le combattant de tout repos et démontre l’omniprésence harassante de la guerre.

Une guerre totale pour une image totale de la guerre. Au contraire du film de Vidor qui évitait soigneusement la présence physique de la guerre pour mieux la décharger dans son cadre narratif, Westfront 1918 assume une représentation totale du conflit et sa quasipersonnification. Le film prend en contrepied celui de Vidor dans lequel la guerre était sacrifiée à la narration. Chez Pabst, seul le fait matériel est mis en valeur, la réalité guerrière est omniprésente, envahissante, infiltrant les moindres strates d’une image qui lui est totalement acquise. De cette manière, le principe de réalité se trouve rehaussé, rendu à une valeur juste, à défaut de sa juste valeur : la mort des soldats n’a plus rien d’héroïque, vidée de sa signifiance romanesque, elle n’est pas mise en scène, elle est sourde, futile, accidentelle, insignifiante. Les scènes de bataille frappent par leurs détails, par le souci d’authenticité et la règle principielle de réalisme, véritable leçon d’un sens qui transparaît dans l’objectivité de la mise en scène. Il n’y a pourtant aucun stock-shot, aucune utilisation d’images documentaires ou d’archives. Mais apparaît en traits soutenus la volonté du réalisateur de donner un aperçu réel de l’effroi de la guerre, de la violence du front, d’offrir une expérience inédite qui, si elle ne saura combler les coupes sèches d’une image qui se désiste, s’élance toutefois vers un rendu concret, vivant et lucide de sa propre représentation.

La guerre comme ligne d’horizon filmique (Westfront 1918)

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Westfront 1918 est donc moins un film de guerre qu’un film sur la guerre, ayant comme sujet la présence guerrière elle-même. C’est en ceci que se comprend sa totalité, que se justifie son approche hautement réaliste et que prend place a fortiori son intrigue narrative. La guerre est partout et lorsque son apparente absence se manifeste, elle ne saurait ne pas gronder, ne pas imploser, ne pas rappeler à l’ordre les écarts qui l’éluderaient. Comme cette magnifique séquence du cabaret, bulle d’abstraction qui finit fatalement par éclater pendant un numéro, à la grâce d’un contre-champ qui quitte les facéties de la scène pour rappeler au spectateur que l’auditoire n’est formé que de soldats revenus du front. Même aux postes de commandement retranchés, où parvient un messager fourbu, la guerre s’étale de tout son long en se surimposant à la ligne d’horizon, formant ainsi un background, assez lointain et évasif pour ne pas occuper la totalité de l’image, mais visuellement présent, composant le paysage qui accueille en son sein un premier plan désormais contingent. On voit au loin les gerbes de terre et d’acier ; on entend les inquiétants sifflements, signaux d’une guerre qui est physiquement présente à chaque photogramme, une guerre que le front ne saurait contenir entièrement ou garder hors-champ et que l’arrière ne saurait ignorer totalement. Elle couvre les voix, coupe les dialogues, s’actualise à chaque instant aux yeux des protagonistes comme à ceux des spectateurs. Chez Pabst, la guerre a des attributs divins. La guerre est partout.

Partout. Même et surtout à l’arrière, dans ses drames intimes et sa quotidienneté aliénée. Le retour du soldat en permission est l’occasion pour Pabst de réitérer son paradigme de réalisme en abordant cette saynète, tragique vaudeville dans lequel le soldat de mari voit l’enthousiasme de retrouver son intérieur cosy réfréné par la découverte de l’adultère. Adultère d’autant plus pathétique puisque motivé par le gain de victuailles. Là encore, le principe de réalité, brut, froid, délié de sentiments et de pathos calibrés, prime. Aucun discours de morale, aucun jugement de valeur, peu de passion. La simplicité fulgurante de la scène, son sens littéral : produit de la guerre, l’adultère attend une réponse de la part du guerrier cocufié qui, dans un premier temps, saisit son arme de guerre pour menacer les deux fautifs. Mais à cet acte guerrier, qu’appelle finalement un premier acte guerrier, se substituera un second acte guerrier : le silence, l’intériorisation de la souffrance, réflexe conditionnel du front. L’arrière est une scène de guerre comme la première ligne, avec ses habitudes bouleversées, ses longues files d’attente en face de boutiques évidées, ses tragédies, ses injustices aberrantes. La guerre est le dénominateur commun du moindre espace filmique.

Au final, dans le film de Pabst, la fiction mime le réel, use du trouble documentaire des reconstitutions et des situations. Il tente de donner, ou plutôt de rendre à la guerre son authenticité totale et originelle. L’ultime scène en est l’illustration. Il y a une réappropriation du principe de réalité dans cette infirmerie de campagne, dans ce qui peut être considéré comme un retour à l’image, aux images documentaires. L’image n’épargne rien des détails sordides de son sujet : en son sein les flétrissures, les cris, le sang, le feu et l’acier, la mort et la folie. Déclinaison d’une image primaire, première, qui tente de saisir l’événement guerrier en ne manquant finalement pas de s’interroger sur son propos. Le film se clôt fortuitement sur une interrogation que l’on oserait apercevoir comme celle du principe de réalité usité.

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Verdun, visions d’histoire

Un principe de réalité que met en avant un des films les plus exemplaires – et des plus ambigus – quant à l’apport documentaire à une fiction. Verdun, visions d’histoire (1927) est un film bâtard, syncrétisme d’une diversité imagière qui s’ingénie à confondre les sources distinctes dont elle est composée. Et qui constitue, par delà les problématiques que cette confusion engendre, sa richesse remarquable. Ici, la prétention documentaire d’une image fictive est totale, s’infiltrant à tous les niveaux de sa représentation. Poirier assume parfaitement cette ambition d’ériger, avec un matériel et des procédés scénographiques biaisés, un rendu authentique de la bataille de Verdun. L’image est donc assujettie à l’impératif univoque de réalisme, au principe de réalité dans son sens le plus étriqué et concis. Ce qui est cadré cadre également avec la réalité du champ guerrier : rien qui ne soit dans cette dernière ne saurait être omis par le film. D’où son architecture soignée, qui mise avec une rigueur manifeste sur sa prétention de donner à voir la guerre en elle-même. Le chapitrage du film, divisé en trois « visions » successives, s’agence donc autour de la condition sine qua non de faire voir, sinon l’Histoire, tout au moins le conflit dans sa réalité historique.    Ce qui implique un travail autour de cette image démiurgique, puisque résurrectrice. Richement documenté, appuyé par des illustrations scolaires, ces animations qui rendent les mouvements de troupes, les tactiques générales, par de grossières flèches monochromes, comme dans les incunables manuels d’histoire, le film se totalise en même temps qu’il cherche à totaliser son image. Les images d’archives, ces stockshots importés pour la plupart des prises de vue des Annales de la Guerre du service Cinématographiques des Armées, sont habilement montées, soit comme simples illustrations elliptiques, soit comme parties entières de la narration. Il est par ailleurs fascinant de voir comment s’imbrique le montage de ces stock-shots, de voir comment Poirier prend un soin particulier à les confondre, à les diluer dans la facticité de ses reconstitutions. Pêle-mêle, le vrai et le faux, comme pour mieux annuler, à la grâce de raccords éminemment subtils, leurs valeurs respectives. Peu importent ces dernières. Sacrifiée sur l’autel d’une image totale, la vérité n’est finalement qu’une option parmi d’autres et Poirier, en bon documentariste, sait qu’elle n’est que le consentement d’un public donné. Et son intention est manifeste : pour atteindre l’authenticité visée, il ira tourner sur les lieux-mêmes, épaulé par la logistique et l’équipement de l’Armée française, avec les véritables acteurs des combats de tranchées, eux-même acteurs une nouvelle fois, pour de faux, devant l’objectif sanctifiant du réalisateur.

Un détail cocasse trahit les limites de la prétention totalisante de Poirier en esquissant les contours d’un tabou logique de la fiction documentaire. Dans Verdun…, il est drôle de constater la retenue que donne le réalisateur à ses reconstitutions, ses limites, ses bornes à ne pas dépasser. Le réel a des exigences que les singeries fictives ne sont pas à même de rendre et à vouloir miser aveuglement sur cette entreprise de

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reconstitution totale, on se couche face à une impossible ubiquité de l’image. Dans le film, aucune figure historique de la bataille et de sa périphérie n’est interprétée par une autre personne qu’elle-même. On y voit le Kaiser saluant une parade sur le perron d’une porte cochère, raccordé avec dextérité à un contrechamp de fiction ; Hindenburg est là aussi ; le président français et le roi Georges passent en revue des troupes qui défilent au loin et même le maréchal Pétain, pas si loin de la sinistre silhouette qu’il prendra dans sa sénilité, se prête au jeu, l’instant de quelques minutes, en rejouant les actes qu’il a, peut-être, déjà réalisés quelques années plus tôt. Mais que faire de ces figures d’autorités, nécessaires au bon déroulement narratif et documentaire du film, qui n’ont pas été imprimées sur la cellulose des images d’archives ? Comment rendre ceux qui sont absents de l’image sans trahir l’authenticité investie ? En les désubstantialisant, en les désincarnant, simples ombres portées ou mains qui tendent discrètement, dans l’embrasure d’une porte, les sabres de la reddition. Le hors-champ comme astuce d’une image qui atteint ses limites, qui se retranche derrière ce que l’appareil ne montre pas, derrière ses angles morts. Du fait qu’ils ne peuvent être qui ils sont, seule leur relégation hors du cadre leur permet une présence. L’honneur de l’illusion du réel est sauf ; le spectateur n’a pas à s’arracher de sa duperie et le film continue sur sa lancée initiale, sans déroger aux principes fondateurs qu’il a mis en avant. L’incongruité peut transparaître, un instant, de voir les idoles de dos, ce qui peut induire l’idée que l’entreprise de Poirier n’est qu’un acharnement fétichiste, une déification de l’Histoire, de ses icônes d’alcôves, intouchables, ineffables d’aucune représentation factice, ce qui sanctionne les limitations objectives de la prétention de la fiction documentaire.

Comment réincarner les absents sans révéler la supercherie de la reconstitution ? (Verdun, Vision d’Histoire)

Finalement, Poirier et son intentionnalité documentaire, tournent les images qui n’auraient jamais pu être tournées, réalisent un film qui n’est pas réalisable. Sa seule visée, opiniâtre entreprise de reconstitution minutieuse et maladive, irradie la totalité du film. En témoignent les maladresses des épisodes narratifs, à la dramatisation claudicante et incertaine. Un comble, si ce n’était l’articulation cohérente d’un projet qui l’est tout autant : la focalisation sur l’aspect documentaire, qui finit par occuper

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totalement l’image, ne laisse guère de place à une qualité fictive. Poirier ne raconte pas une histoire mais il raconte l’Histoire, la faisant renaître de ses cendres encore tièdes. De ce fait, ce qui ne saurait s’y inclure, ce qui ne peut faire valoir son authenticité à l’orée de cette sanction historique, ne peut être compris dans ce projet monumental qu’est Verdun… Les petites histoires ne sont que des importations malheureuses, purement formelles, pour fluidifier l’épaisseur d’une narration qui n’en est pas vraiment une, pour faire passer la pilule de l’immensité de la reconstitution. Elles sont, par nature, infondées donc factices et seront traitées comme telles. Intégrisme d’une image qui se veut plus réelle que le réel lui-même, d’une image qui parachève sa valse fusionnelle avec une réalité historique qu’elle avait inexorablement manquée.

De ces comparaisons apparaissent trois positions singulières, trois modulations des rapports de partage entre fiction et documentaire ; entre impératif romanesque et principe de réalité. Trois abords de l’imagerie de guerre pour trois cinémas : l’un purement analytique, trouvant dans les seuls moyens de la fiction la justification de l’emploi d’un principe de réalité converti aux bienfaits de la pédagogie de l’image (The Big Parade) ; un autre mimétique, usant à bon escient des images et des reconstitutions pour rendre une intentionnalité originelle (Westfront 1918) et le dernier, synthétique, amalgamant fiction et documentaire pour combler une absence cruelle et dérangeante (Verdun, visions d’histoire). Trois rapports particuliers à un principe de réalité référent, qu’ils modulent à leur guise, selon les besoins qu’ils requièrent. Trois aveux d’un principe de réalité absent de sa source originelle, finalement. Absent d’une guerre qui a été essentiellement dépossédée de son image.

Lorin Louis

– The Big Parade est disponible en VHS chez MGM Entertainment. Aucune édition DVD n’est prévue à ce jour. – Westfront 1918, disponible en DVD chez UFA/DVD, dans la collection Ufa KlassikerEdition (Zone 2). – Verdun, visions d’histoire est disponible en DVD chez Carlotta (Zone 2).

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« ...Dansez maintenant » Montrer l’exemple au cinéma

LA GUERRE ET L’HOMME

Joseph Losey s’était lui-même posé un jour la question : « la guerre »... et « l’Homme »... Il en fit un film, tiré d’une pièce de théâtre, Pour l’exemple, en 1964.    Pour l’exemple nous narrait l’histoire de ce jeune soldat qui attendait son jugement pour désertion dans une cave devenue cellule. Point de Platon, ici, mais l’angoisse, terrible, d’un devenir incertain. Le film de Losey commençait par une succession de photographies de la Première Guerre mondiale, en noir et blanc, et exposées comme telles ; c’est-à-dire comme images d’archives avec titre introductif. Empruntées à l’Imperial War Museum, ces photographies de reportages alternaient avec des images de décors du film par des fondus enchaînés. Ce mélange documentaire et fictif annonce alors l’interrogation centrale du film puisque tout du long, Losey continuera à nous prouver comment l’image documentaire peut se mêler à l’écriture fictive ; comment images d’archives et images de fiction peuvent se mêler et se répondre.    Quarante-quatre ans plus tard, ces mêmes interrogations se retrouvent dans le cheminement d’un autre film, celui d’Ari Folman : modes différents, époques différentes mais réponses pas si dissemblables. Pour bien parler de son film, Valse avec Bachir, pour bien faire parler ce film, il nous faut en revenir à la Première Guerre mondiale, remonter en 1917, encore, et en 1964.    Les deux cinéastes s’interrogent eux-aussi sur le partage qu’il peut exister entre une image d’archives, une image qui servira sans doute aux historiens, aux fonds d’archives, aux musées, une image qui devra montrer donc ; et une image qui devra démontrer, une fiction qui agencera et fera vivre ces images le long d’un récit. À qui incombe la responsabilité d’une telle distinction ?    Il est évident que la distinction n’est pas opérante, du moins pas immédiatement, chez

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le spectateur à qui incombe ce travail de distinction. Nous en parlions déjà dans le premier numéro, c’est ce même questionnement qui nous travaille aujourd’hui au sein de ces deux films ; ici, dans ce qui fait la représentation collective de deux événements historiques tragiques : les photographies de guerre et les images en mouvement du film de fiction ne forment plus qu’un.    On serait tenté de penser que c’est ce que fait (aussi) Ari Folman, l’air de rien, redessinant ses images après les avoir filmées, capturées. Mais c’est oublier que les deux films ne sondent pas tout à fait le même caveau. S’il est bien question d’égarement et de recherche identitaire dans les deux, le premier cernait les égarements d’un pauvre soldat sur le front d’une boucherie sans nom, là où le second cherche à rendre sa mémoire à un ancien soldat dont le traumatisme a effacé ces mêmes images qu’il devra ramener à la vie par la suite.

RÉ-ANIMATION

Ramener à la vie ? Peut-on imaginer que le passage de l’animation (dessin, esthétisation…) à la vidéo (entrelacement, caméra portée…) soit à considérer comme un passage à l’acte du réalisateur ? Est-il possible d’accorder autant de pouvoir au créateur ? C’est pourtant bien ce que veut nous faire croire Ari Folman, ou semble nous faire croire le finale de son film. Résurrection, réanimation d’une image que l’on nous aura cachée pendant près d’une heure et demie et qui, elle, ne sera pas animée. Seulement réanimée dans la conscience du narrateur-auteur. Des images finales qui ne peuvent alors surgir que telles quelles, lâchées en proie à la vision du spectateur, et, probablement aussi, à son jugement.    Une image, cachée, enfouie par le film – mais longtemps préparée, on en aura déjà beaucoup entendu parler auparavant – qui surgit hors de l’animation, hors du dessin mais dans le film, pour rejoindre ce que Folman imagine être une figure de style redonnant place aux victimes du massacre. En réalité, ce que fait Folman, c’est dénier le droit à la fiction, au dessin, à l’esthétisation de ces victimes ; il répète que le sujet du film n’était pas eux, mais bien lui, et en dessin-animé, s’il vous plaît.    Tout Valse avec Bachir est d’ailleurs construit sur la figure centrale de cette sorte de traumatisme que sont ces images perdues, à la fois pour le réalisateur et pour le spectateur, et qui, une fois révélées, remplaceront le dessin par la vidéo. Un oubli engendré par l’action ? Pas sûr, plutôt, dirions-nous, un refoulement. À l’image de cette séquence, en itération constante autour du récit et qui revient animer le film, où des fusées éclairantes viennent illuminer le ciel ; il faut avoir vu des images de cerveau, des scanners et autres trucs médicaux pour saisir la métaphore visuelle de synapses parcourant le cerveau d’Ari Folman.    Pour l’exemple commençait avec une série de photographies de reportages, Valse avec Bachir finira donc avec une séquence vidéo de reportage. La caution du réel passe, dans les deux cas, par le biais de la photo d’archives, par la photo reportage. Autres mœurs, autres temps ; et certainement, autres buts – ce qui était photo est devenu vidéo. Mais au-delà de cette différence plastique, la finalité (diégétique ?) au sein du récit est identique. Photographies de guerre (illustrement connues par le musée) et reportage vidéo (célèbre par sa large diffusion), représentent tous deux un même gage de réalité dans des films aux registres très différents.

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REPRÉSENTATIONS COLLECTIVES

Les représentations de la guerre, quelles qu’elles soient, se sont fixées d’une manière tout particulièrement forte dans l’imaginaire collectif ; le besoin d’être authentique pour l’œuvre de cinéma ne se fait plus aussi grand ni aussi pressant. La photographie dans un cas, le reportage vidéo dans l’autre, ne sont pas tant des garants du réel – en ce que le film pourrait avoir d’authentique, de « vrai » – mais bien son inverse : en ce que le message du film, son point de vue sur la vie, la guerre, les choses est celui qu’il faut suivre, représente celui qu’il faut avoir.

Mêler ces deux types d’images au sein d’un même film (qu’il soit documentaire ou de fiction) les fusionne ; en fait une matière uniforme qui sert le propos du personnage de chaque film. Valse avec Bachir renoue avec la même idée qui sous-tendait Pour l’exemple : comprendre ce soldat, c’est être confronté aux photos de la guerre. Comprendre Ari Folman et son film, c’est être confronté à ces images de reportage. Plutôt que de passer par la reconstitution fictionnelle, celui-ci nous prépare une première fois à ces images en les présentant par le truchement du présentateur TV puis du caméraman, et enfin, quand se dévoile son souvenir enfoui, ces images télé. À ce moment, et seulement à ce momentci, le film n’a plus lieu d’être. Il s’achève.    Cette fin abrupte, cherchant à rejoindre un pathos évident, peut mettre mal à l’aise et amener le film à se mettre en défaut, puisque révélant la position et l’intentionnalité du discours du réalisateur. « À eux de faire leurs propres films »1 a déclaré Ari Folman dans une interview. À moi d’avoir fait le mien sous-entend-il, rappelant encore une fois la capacité de celui qui détient les moyens de production d’exister et de transmettre un message dominant au sein du rapport de force existant. À eux de danser, à eux d’avoir leur valse.    Est-il vraiment utile de rappeler comme Valse avec Bachir a été vu, diffusé, aidé par des organismes institutionnels d’État (tel que le ministère de la Culture israélien) ? Est-il vraiment souhaitable de rappeler que ce « eux » désigne le peuple palestinien ? 1  « L’Adieu aux larmes », Le Nouvel Observateur n°2313, semaine du jeudi 05/03/09. <http://hebdo.nouvelobs.com/hebdo/parution/p2313/ articles/a395935-.html>

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LE SOLDAT TIRE... MAIS PLEURE (OU BIEN LE SOLDAT PLEURE ET TIRE)

Regardez comme nous avons mal. Frappant. La formulation, la proposition « Nous avons besoin de vous dire que nous avons mal » fait avancer, au pas pas si militaire, Valse avec Bachir. Ce besoin de psychanalyse, de catharsis, le film le remplit très bien, c’est son espace privilégié, son champ d’expression le plus simple et le plus complexe à la fois.    On ne peut réellement saisir ce que cela implique sans prendre en compte le champ de production dans lequel le film s’intègre, ce dans quoi il s’engage et quelle espèce de capital il entend en tirer. Voir Ari Folman aux Oscars, aux Césars, venir chercher ses prix, c’est mettre en image, incarner l’appropriation de capital culturel, social que ce film lui a apporté.

Aucune réflexion n’est abordée sur le fait d’être soldat, sur le fait de décider de conduire un char ou bien sur le fait de ne pas prendre la décision de déserter, ou encore sur la possibilité de militer pour autre chose qu’un service militaire imposé. Ce sont autant de décisions que le film ne prend pas en compte, à l’image de son réalisateur qui n’a pas décidé de déserter.    Nous avons été soldats et nous en pleurons, nous nous en voulons tant ! Mais attention, si nous pleurons... C’est aussi un peu de la faute du camp d’en face, que nous ne voulions pas tuer... C’est aussi la faute de ces miliciens, qui nous ont trahis... Mais pas vraiment la nôtre.

DÉNONCIATION COMME JUSTIFICATION

Mais si Israël peut se permettre de bénéficier d’une impunité totale (comme nous le rappelle un récent article du Monde Diplomatique2) vis-à-vis des recommandations et avis du Conseil de sécurité de l’ONU, Valse avec Bachir peut se permettre de danser, d’être une danse. Une danse entraînant Ari Folman à disserter sur l’horticulture en Hollande, les bottes et la neige, mais surtout, plus sérieusement, à dénoncer pour justifier.

2  « Au mépris du droit (1947-2009, une impunité qui perdure) », Le monde diplomatique, #659, février 2009, pp.11-13

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La dénonciation d’Ari Folman : « La guerre est inutile, et mon film est un message de paix. »3, cette position qui lui fait dire que tout film sur la guerre est universel, est reflétée dans la révélation finale du film où Ari Folman apprend en discutant avec son psychanalyste sa culpabilité de fils de rescapé des camps d’extermination nazis. Son propre aveu d’avoir peur de reproduire AUSCHWITZ, sa crainte d’exister en tant que nazi cherche à justifier son rôle en tant que soldat israélien. La justification du film, l’auto-justification finalement de Folman, intervient dans la figure du psychanalyste le long du récit ; comme les images télé finales tendront à justifier l’ensemble du film documentaire.    Tout Valse avec Bachir est construit sur une justification en miroir, un reflet en engendrant un autre dans la fantasmagorie générale où chaque nouvelle génération efface la précédente sans jamais rien bouleverser. Finalement, dénoncer, dénoncer quoi ? Pour quoi faire ? Il vaut mieux énoncer, agencer.

DÉSERTONS

Pour l’exemple présentait le cas d’une désertion, était-elle seulement vraie d’ailleurs ? Valse avec Bachir nous parle d’une désertion de l’esprit, d’un homme qui ne fait que déserter son souvenir. Pourtant, personne ne déserte dans Valse avec Bachir, mais reste et tue ; le nerf de la guerre nous dira-t-on. « On » a toujours tort, pourrions-nous répondre. En définitive, la désagréable impression que laisse Valse avec Bachir et la réflexion de son auteur, peuvent être résumées en nous remémorant un fait divers que Noam Chomsky rappelle dans Fateful Triangle4. Shimon Yifrah, israélien, avait abattu et tué une jeune Palestinienne de 17 ans, Intissar al-Atar dans une cour de récréation en décembre 1987. La Cour suprême avait jugé que le crime « n’était pas suffisamment important » pour qu’on place le meurtrier en détention et il put donc sortir moyennant une caution en attente du jugement ; qui lui avait alors valu, au final, une peine de 7 mois de sursis. Chomsky profitait de cet exemple, banal, pour montrer la façon générale qu’avait la justice de régler les crises discriminatoires entre Israéliens et Arabes.    Qui se souvient d’Intissar al-Atar ?    Qui a obtenu un César ?    Près de vingt ans plus tard, la situation au cinéma, elle, n’a pas changé.

Simon Pellegry

3  « La seule et unique déclaration qui est faite dans Valse avec Bachir est clairement une déclaration universelle. Le film dit qu’il n’y a ni gloire, ni glamour dans la guerre. La guerre est inutile, et mon film est un message de paix. » <http://cesar.blog.canal-plus.com/archive/2009/02/28/dans-lescoulisses-avec-ari-folman.html> 4  Noam Chomsky, Fateful Triangle - The United States, Israel and The Palestinians, South End Press, Cambridge Massachussets, 1999 , p.473-4

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Guerre et paix, en petit autour de Dans la vie, P. Faucon

Été 2006, alors que la guerre fait rage entre le Liban et l’État d’Israël, Esther, une femme âgée de confession juive et Halima, sa garde-malade, musulmane pratiquante, sympathisent.    Dans la vie, le film de Philippe Faucon sorti l’an dernier, est une tentative de penser ici, en France, une possible réconciliation entre individus, une paix avec son prochain défiant les déchirements entre États qui se produisent ailleurs, entre Israël et le Liban. Le conflit surgit dans le quotidien des personnages via les postes de télévision mais on sent bien qu’il préoccupe et travaille à distance quotidiennement, collectivement, à l’image de ces femmes qui discutent en préparant le couscous et qui vont évidemment finir par en parler. L’une d’elles, après avoir évoqué un rêve dans lequel elle était en Palestine et avait « un pouvoir », enfonce ses mains dans le plat de graines et dessine sommairement sa carte en disant : « Là, c’est la Palestine. Et là, c’est la mer. Chacun prend une part, et c’est tout. » Philippe Faucon propose, semble-t-il, dans son film une tout autre configuration que nous allons tenter d’évoquer.    Le cinéaste parvient à trouver un « ton » de mise en scène qui permette, tout en racontant l’histoire d’une réconciliation possible entre ces deux Françaises d’origine algérienne (l’une juive, l’autre musulmane), d’atténuer sans pour autant le gommer totalement, le lieu (la France) où se joue cette « mise en scène »1. « Mise en scène » dans le sens où se déplient ici des idées politiques que Philippe Faucon aimerait probablement voir transposées ailleurs, là où c’est la guerre, car c’est résolument vers la cohabitation et l’hospitalité que regarde le cinéaste, plutôt que vers la séparation. Mais aussi « mise en scène » du fait que Philippe Faucon joue lui-même le rôle d’Élie (fils d’Esther), celui qui, en quelque sorte, « tire les ficelles », fait bouger les positions. Il embauche d’abord Sélima2, puis déménage pour son nouveau travail. Sans les forcer, il crée au bon moment les situations adéquates qui déboucheront sur la construction non sans heurts d’une amitié entre les deux femmes. D’ailleurs, Élie reste souvent hors-champ, parlant aux personnages positionné derrière la caméra avec une voix magnifique, très douce, disponible en même temps que sûre et intrigante. Une voix de réalisateur. Ce « ton » de mise en scène est le fruit d’un travail tout en retenue, d’une sobriété absolue, qui se ressent jusque dans la direction des acteurs non professionnels. Il se démarque du trompe-l’œil des sitcoms télévisuelles du type Plus belle la vie dans la mesure où il est réellement sous-tendu par un chaleureux flux de vie, mais il confère tout de même au film une artificialité qui lui permet de se dégager d’un certain folklore « couleur locale » et rend cette histoire universelle. Enfin, l’aspect théorique de la mise en scène évoqué ci-dessus ne prend jamais le pas sur la réalité d’une telle amitié. 1  Ce mouvement d’identification/désidentification, de perte de repère vis-à-vis du lieu où se déroule le film trouve aussi un point d’appui dans la langue, dans le beau parler français-arabe que pratique Sélima. 2  Dans cette séquence d’entretien, Faucon est assis derrière son bureau face à la caméra, et paraît nous regarder lorsqu’il parle avec Sélima (Sabrina Ben Abdallah). C’est comme s’il tenait à annoncer lui-même aux spectateurs, en quelques traits succincts et sans lourdeur psychologique, le personnage de sa mère.

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Un moment du film cristallise ce désir de Philippe Faucon d’atténuer, d’effacer les déterminations du lieu où se déroule cette histoire, comme un écho positif aux informations négatives du journal télévisé, charriant avec lui des tensions bien légitimes3. Esther, alors hébergée chez Halima, zappe, tombe sur une chanson en arabe et relâche son doigt du bouton de la télécommande. Suivent trois plans sur Esther, Halima puis son mari, écoutant la chanson qui se répand dans l’appartement et qui emporte les personnages vers un ailleurs indiscernable aux spectateurs. Pendant ces quelques minutes, le film n’a plus de lieu, ou plutôt il en habite plusieurs à la fois, ceux auxquels chacun des auditeurs pense. On mesure aisément l’écart avec l’idiotie de l’hypothétique réconciliation entre un agent du Mossad et un terroriste palestinien autour d’un air étasunien écouté à la radio que propose sans broncher Steven Spielberg dans Munich. Voilà comment une grosse machine politique d’empire (Munich) perd irrémédiablement face à un petit film plus discret, qui pense la politique dans les creux, sans vague, avec la multiplicité et non d’un point de vue unique. Dans Dans la vie, la réconciliation passe par là : elle s’effectue en effet dans un « geste » en commun (la chanson écoutée) duquel résulte le souvenir d’un autre lieu qui l’est tout autant (l’Algérie de la jeunesse) mais traversé par la différence radicale des réminiscences individuelles, ce que renforce la séparation des corps des trois personnages que le découpage empêche de situer dans le lieu pourtant commun où ils se trouvent.    Cette amitié entre Esther et Halima n’est pas soumise et condamnée aussi brutalement que chez Fassbinder (on pense à Tous les autres s’appellent Ali) à l’oppression d’une société « corrompue » n’offrant en dernière instance aucune issue possible à celle-ci. Elle ne prend pas les allures d’un piège qui se refermerait progressivement et irrémédiablement sur les personnages. D’où, sans doute, que l’issue du film est optimiste, malgré les menaces extérieures aussi bien qu’intérieures qui planent sur cette amitié et que Faucon ne se permet pas de négliger.

Jean-Maurice Rocher

3  Il faut revenir sur ces passages du film dans lesquels la télévision joue un rôle car Dans la vie est produit et distribué par, pêle-mêle, TF1, Arte et Canal+. Les images des JT utilisées proviennent essentiellement du 20 heures de TF1. Celles-ci semblent faire naître, sur ceux qui les regardent, les tensions. Il y a d’abord Halima qui fait (en vain, selon son mari) un bras d’honneur devant l’écran après la nouvelle d’une attaque israélienne. Ensuite, il y a Esther qui se détourne de l’écran chez Halima lorsque le présentateur annonce un tir de roquettes du Hamas. Halima a beau demander à son mari de changer de chaîne, cela provoque le lendemain une dispute entre les deux femmes. Les JT sont néfastes car ils font vaciller la paix que Faucon scénariste-réalisateur-acteur essaie de faire apparaître entre ses personnages, mais le film et les possibles qu’il soutient ne semblent exister vraiment qu’au regard de la situation de guerre transmise dans le poste, ainsi que nous l’avons esquissé précédemment. C’est pourquoi on peut affirmer que le film ne cherche aucunement à nier le présent de la situation au Proche-Orient mais bien plutôt à réfléchir aux manières de le changer, à distance. Philippe Faucon, à propos de la télévision : « La télévision est très puissante. C’est quasiment un objet de manipulation, de fabrication. Elle peut instiguer un climat, un sentiment amplifiant les peurs et l’insécurité. » (http://www.wsws.org/articles/2007/oct2007/fauc-o04.shtml)

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Se faire à voir    Samedi 10 Janvier 2009.    La ville de Lyon, comme bien d’autres dans l’hexagone, est en émoi.    Il y a, dans une rue, les soldes d’hiver qui commencent, et la légère précipitation désordonnée des nombreux passants chargés de sacs qui va avec.    Il y a, dans une rue parallèle, l’effervescence causée par l’une des manifestations de soutien au peuple palestinien une fois encore massivement assassiné par l’armée israélienne sur son propre territoire, dans la bande de Gaza. Venu comme les autres personnes exprimer mon indignation publiquement, je me fonds dans le long cortège ordonné qui serpente dans les artères principales de la ville.    C’est ce jour-là que je choisis pour me rendre au cinéma, à la suite de la manifestation, afin d’aller voir Je veux voir, de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige.    J’ouvre ici une parenthèse pour constater comme les titres des films que j’ai récemment vus, et qui ont trait aux conflits au Proche-Orient, invitent à d’étranges répétitions pour qui souhaite les évoquer. « Voir Je veux voir », « Dans Dans la vie ». Des répétitions qui invitent, pourquoi pas, à placer son expérience de spectateur en miroir de ces films (et vice-versa), à interroger ainsi la place de ceux-ci très exactement à l’intérieur du réel même du spectateur.    De l’injonction de Catherine Deneuve exprimée en début de film, naît le nom du film, plaçant le « voir » en question. Elle veut voir le Sud Liban après la guerre de l’été 2006, jusqu’à la frontière avec Israël. Caprice de star, solidarité idéologique avec le peuple libanais ? On ne sait. Toutes choses étant, elle sera accompagnée pour cela par l’acteur libanais Rabih Mroué, une équipe de personnel pour la protéger, ainsi que par les cinéastes. Elle a vu, donc, quelque chose. Et nous aussi, spectateurs-manifestants pour la cause palestinienne les yeux fermés, puisque le premier acte que le cinéma requiert de ses spectateurs, c’est de regarder.    Qu’avons-nous vu ? Des images entremêlées, appartenant à, au moins, deux types de régimes.    Il y aurait les images « objectives », celles des ruines par exemple, ou des barbelés à la frontière. Des images documentaires, pas toujours faciles à obtenir, qui demandent autorisations pour être éventuellement produites. Ces images fixent une réalité que Deneuve et Rabih ont vue, ou du moins, qu’ils pouvaient tous deux voir.    Il y aurait les images « subjectives », les quelques séquences où le travail de plasticiens de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige prend soudainement le dessus. C’est l’image brouillée car défilant en gros plan, onirique, de champs de blé, ou le long travelling enregistrant, dans l’obscurité, les lumières tressautantes d’un tunnel. Ces images sont le fait de l’expression artistique des cinéastes qui sont à l’origine du projet. Elles ont été pensées et conçues à l’intention des spectateurs.

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Mais ce partage ne semble pas encore convenir totalement pour rendre compte de ce que nous avons vu. En effet, de l’image « objective », peut apparaître la subjectivité via le texte récité en voix off. Ainsi nous voici proposé de superposer aux images objectives de pelleteuses détruisant et jetant les gravas, les restes de la guerre, dans la mer, le mythe de Jonas. Suivant cet énoncé, ces images prennent une autre dimension, s’extirpe déjà d’elles ce que l’on n’en aurait pas vu, ce que le poète, pour nous, y a vu. L’écrit a ainsi tissé à l’image « objective » dénudée, une robe de « subjectivité ».    La manière dont étaient filmés les champs de blé, tout à l’heure, qui ne nous montrait pas ce que Deneuve ne voyait pas en dormant à côté du conducteur, mais qui évoquait ce à quoi elle pourrait alors rêver, empruntant au réel l’entourant, la matière de son rêve, répond à un transfert opposé des deux régimes d’images décrits précédemment. Le subjectif se nourrit d’une situation on ne peut plus objective : le sommeil de l’actrice.

Elles ont vu quelque chose (à gauche Judith Lerner dans Notre Musique, à droite la Deneuve dans Je veux voir)

Ainsi, il y a bien dans Je veux voir, ainsi que ses auteurs le désiraient, contre une lecture sommaire des propos de Jean-Luc Godard1, et comme Jacques Rancière le soutient ailleurs2, un impossible partage, un mélange entre deux catégories esthétiques d’images : celles de fiction et celles documentaire.    Sans chercher aucunement à « détruire » le film des deux cinéastes libanais, mais plutôt à le « déconstruire » un peu plus avant, ainsi que les discours des uns et des autres – cela demande certes plus de patience –, on peut vivement s’interroger sur la légitimité d’une telle réplique massive aux propos de Godard. Si l’on peut savoir gré aux cinéastes libanais d’avoir pris cette remarque comme tremplin pour lancer leur projet de film, quand bien même celuici ne révolutionne pour ainsi dire rien du tout dans l’art3 comme dans la réalité géopolitique de la région, on ne se laisse pas d’être étonné d’entendre Rancière clamer ici et là sa lecture superficielle de cette fameuse scène de Notre Musique. 1  « Nous avions en tête la phrase de Godard qui fait le parallèle entre Israëliens/Palestiniens et fiction/documentaire, pour voir si on pouvait, avec une actrice incarnant le cinéma, échapper à cette dichotomie. Pour tenter cela, il nous a semblé nécessaire de mettre en scène une rencontre, entre donc Catherine Deneuve, qui porte ce statut, et Rabih Mroué, acteur et performer avec lequel nous travaillons depuis nos débuts, qui participe à notre réflexion, qui invente sur scène des questionnements dont nous nous sentons proches. Nous avions besoin, entre C. Deneuve, qui est alors pour nous un corpsfiction, et la réalité du Sud-Liban, de quelqu’un qui avait lui aussi une histoire avec les images, mais également un lien avec ce territoire puisqu’il vient du Sud-Liban. Un face-à-face direct entre Catherine et les habitants l’aurait installée dans une posture fausse, celle de témoin ou d’ambassadrice. Il fallait échapper à la dichotomie de la télé qui fonctionne sur le face-à-face entre personnalités connues et passants lambda réduits à des généralités, matériau pour les médias qui les privent de leur singularité, de leur histoire. » J. Hadjithomas et K. Joreige, Cahiers du cinéma n°640, décembre 2008. 2  Par exemple dans son dernier livre Le Spectateur émancipé, Jacques Rancière, p. 85. 3  « De façon générale, le reportage n’a d’intérêt qu’inséré dans la fiction, mais la fiction n’a d’intérêt que si elle se vérifie dans le documentaire. La Nouvelle Vague, justement, se définit en partie par ce nouveau rapport entre fiction et réalité. » Jean-Luc Godard, entretien, Cahiers du cinéma n°138, décembre 1962.

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Reprenons le film de Godard en le mettant si possible en contact avec Je veux voir, tentons d’éclairer une citation trop vite sortie de son contexte :    Dans Notre Musique, le cinéaste introduit la seconde partie du film intitulée ROYAUME 2 LE PURGATOIRE – donc entourée dès le début d’une aura mythique – par la découverte des ruines de la guerre. Judith Lerner, personnage de fiction, voit défiler ces ruines derrière la vitre de la voiture qui la conduit à Sarajevo, elle pleure lorsque sont évoqués par l’un des passagers, les hommes qui y sont morts dans les combats. Judith pleure chaudement en saisissant peut-être ce qu’elle n’a pas vu, ce dont elle ne perçoit froidement que les décombres : la guerre. Il n’est pas question ici de vainqueur ou de perdant : il y a des ruines, et des gens, des soldats, des civils, qui sont morts dedans.    Le travail de Godard ne semble pas ici singulièrement différent de celui de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige qui font, tout le début du film, défiler des ruines par la vitre de la voiture conduite par Rabih qui accompagne Deneuve en lui expliquant certains détails. Précisons que la présence de l’actrice française, son corps, n’est absolument pas, contrairement à ce que nous proposent les cinéastes, la source de fiction du film. Pour qui, contrairement Sarah Adler photographiant le pont de Mostar en reconstruction à Jean-Michel Frodon, n’a pas de sympathie particulière pour La Deneuve – ce qui est, je vous l’accorde bien volontiers, d’une extrême ingratitude, étant donné tous les services que celle-ci a rendus au cinéma français, et donc à notre chère France –, il n’y a absolument aucun enjeu à la regarder évoluer, elle en particulier, dans cette situation. N’importe qui d’autre, vous ou moi, aurait aussi bien (sinon mieux) fait l’affaire plutôt que cette espèce de Catherine Deneuve et Rabih Mroue devant des ruines au Liban et les caméras. bloc monolithique blond déjà trop souvent vu dans le cinéma français de qualité, à moins, bien entendu, que la vie d’un individu lambda compte moins que notre monument national au milieu d’un champ de mines ? Si les cinéastes parviennent relativement à éviter l’effet « Jane Fonda au Vietnam »4 en s’épargnant de confronter directement l’actrice à la population locale comme ils aiment à le rappeler5, il ne faut pas avoir peur du ridicule pour garder au montage la séance de photos de l’actrice avec les soldats français de la FINUL rencontrés à la frontière du Liban avec Israël, ou les trois banalités de l’ambassadeur français glissées à propos du peuple libanais. À ce moment-là, on est loin de la guerre, on croirait même presque l’équipe en vacances avec quelques célébrités à écrire des cartes clin d’œil pleines de souvenirs pour quand on sortira le film. De même, les zooms très rapides qui repèrent à plusieurs reprises la voiture avec Deneuve et Rabih au milieu de l’étendue de la campagne du Sud Liban paraissent mal venus. Ils substituent malheureusement aux petites choses discrètes que le film pourrait enregistrer de la région (et qu’il enregistre effectivement à d’autres moments, comme les portraits des martyrs sur le bord de la route ou les murs du son humiliants des avions israéliens), la logique du film, du couple d’artistes VIP en déplacement dans la région à localiser. Dans le même ordre d’esprit, la fin du film reste sans doute trop ancrée à l’actrice et à sa relation avec Rabih, nous demandant plus de nous soucier de savoir si Deneuve 4  « Enquête sur une image, bande-son de film Letter to Jane », Jean-Luc Godard & Jean-Pierre Gorin, Godard, des années Mao aux années 80. 5  Pour reprendre les propos des auteurs de la note (1), l’esquive du « face-à-face entre personnalités connues et passants lambda » télévisuel fait aussi douloureusement l’économie des « passants lambda » réduits à quelques figurants. On est loin du rêve de Daney qui écrivait, à propos du film Cantique des pierres de Michel Khleifi : « Je rêve, un instant, au scénario inverse : on filmerait la vie quotidienne des intellos (journalistes, par exemple) sur le mode de la télé et on suivrait dans le détail du cinéma telle mère de martyr. », Serge Daney, L’Exercice a été profitable, Monsieur, p. 248.

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reviendra ou pas (ce dont on se fiche éperdument), plutôt que de nous demander jusqu’à quand l’armée israélienne pourra continuer à venir attaquer le Liban (ou la Palestine), tuer, le détruire, repartir, revenir, et ainsi de suite. N’en demandons pas trop, car comme dit Godard : les hommes les plus humains font des cinémathèques, pas la révolution. C’est dans Notre Musique, nous y retournons, j’étais parti pour discuter de ce film et je me suis lentement détourné de ma tâche.    Puis il y a la discussion de Judith avec feu le poète palestinien Mahmoud Darwich. « Ni la victoire ni la défaite ne sont des termes militaires », lui dit-il pour justifier en partie son point de vue sur le conflit israélo-palestinien, le fait qu’il considère que le peuple palestinien a la chance et le malheur d’avoir pour ennemi l’État d’Israël. Raconter la défaite, reste, pour le poète qui est du côté des perdants, la seule victoire possible. Pour Darwich, comme visiblement pour Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, il s’agit de ne surtout pas laisser cette victoire aussi, aux mains de l’oppresseur.    Enfin, nous y voilà, c’est la séquence où Godard donne une leçon de cinéma devant des étudiants sarajeviens – ne doutons pas que cette situation aura échauffé les oreilles de Rancière, qui, un peu cancre, aura probablement cherché quelque chose à reprocher au maître pas assez ignorant. C’est lors de ce cours que le cinéaste « Aller à la lumière et la diriger sur notre nuit, notre propose le fameux (champ ; contrechamp), musique » : (fiction ; documentaire), (Israélites qui arrivent    Le lien entre la lumière et le cinéma que Godard en Palestine ; Palestiniens qui quittent leur opère dans son énoncé de « notre musique » peut être terre) à partir d’une lecture critique de deux mis en relation avec le maelström d’images de guerres dans la première partie du film ROYAUME 1 ENFER, en photographies d’actualité. L’une est en couleur, particulier celles de l’explosion nucléaire du film Kiss Me le nouveau, l’arrivée des Israélites, l’autre en noir Deadly (1955) de Robert Aldrich. Certaines de ces images semblent annoncer que la guerre c’est « s’approprier la et blanc, l’ancien, le départ des Palestiniens, mais lumière et la diriger contre les autres ». Il convient de les deux répondent au même régime d’image. rapporter ici, d’une part, la connivence biblique de Lucifer avec la lumière, d’autre part les propos de Paul Virilio : Contrairement aux allégations de Rancière, « [...] D’où l’invention des armes « secrètes », bombes premièrement, les éléments de ces couples volantes, fusées stratosphériques, prémisses du « Cruise Missile » et des engins balistiques intercontinentaux, ne doivent pas être clairement séparés pour mais d’abord de ces armes invisibles qui rendent visible Godard, ils forment un antagonisme reposant sur (armement utilisant déjà les divers rayonnements) non seulement ce qui se tient au-delà de l’horizon, ce un événement historique commun dont la date que cache la nuit, mais surtout ce qui n’existe pas ou est 1948 et le nom est « guerre d’occupation » pas encore, la fiction stratégique de la nécessité d’un armement utilisant les radiations atomiques, fiction qui (le fameux « un se divise en deux » de Mao) ; aboutira à la fin de la guerre à celle de l’arme « absolue ». deuxièmement, dans le second couple, les [...] » . Notons que nous sommes, là encore, en présence de la fiction des vainqueurs, ainsi on ne s’étonnera pas éléments ne sont pas à prendre dans un sens d’entendre autre part Godard défendre le droit de l’Iran à simplement esthétique, ils sont étroitement liés se doter, « comme les autres », de l’arme nucléaire . Dans Notre Musique, le cinéaste semble tenter de sauver la à l’exemple que donne le cinéaste (d’ailleurs, lumière à l’intérieur de l’être que nous procurent certains plus loin, Godard parlera plus généralement films, n’éludant pas, ne filtrant pas, la dimension historique lumineuse victorieuse (au sens militaire) fasciste propre non plus de « fiction » et de « documentaire » au cinéma. À l’écran : une simple ampoule lumineuse mais de « réel » et d’« imaginaire », « imaginaire : sous un abat-jour, oscillante, chaotique, mais déjà un peu imprégnée de fiction, « comme dans un film noir », certitude, réel : incertitude, le principe du cinéma, pour paraphraser un autre film de Godard. Être en guerre aller à la lumière et la diriger sur notre nuit, notre contre soi-même. musique. »), « fiction » porte ainsi ici précisément « Ceux qui vivent doivent apprendre à regarder, ou ceux l’attention sur le mythe biblique de la Terre qui regardent doivent apprendre à vivre – au choix. » Germaine Tillion, Vivre pour comprendre. Promise à l’origine de l’Exode et de l’élan 1  P. Virilio, Guerre et cinéma I, Logistique de la perception, p.137 (c’est décidé des juifs vers la terre de Palestine, et moi qui surligne). « documentaire » sur le réel des Palestiniens en 2  Dans sa discussion avec le journaliste Christophe Kantcheff dans le 1

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film Morceaux de conversations avec Jean-Luc Godard d’Alain Fleischer.

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tant qu’il n’est pas fictionné, approprié par une puissance ; enfin, Godard parle visiblement à ce moment-là sans une once d’ironie.    Tout est dit sur la conception que Godard se fait du cinéma dans la phrase citée ci-dessus qui voit apparaître le titre de son/notre film. Elle pourra joyeusement surprendre les personnes qui n’ont jamais vu un de ses films. Je veux voir, malgré un certain nombre de maladresses, est très rigoureusement une des notes sur la partition de cette musique-là. Quant à Rancière, qui voit dans un dessin-animé comme Valse avec Bachir, un « véritable art critique » parce que ça déplace le partage documentaire/fiction soi-disant enseigné par Godard6, nous avons plutôt l’impression du contraire, que la fiction, l’imaginaire, le trait du crayon, l’animation, sont pour les vainqueurs et le documentaire, le réel, les images de télévision, pour les « victimes » (pour reprendre le terme de Rancière et non de Godard). Les images finales sont absolument représentatives de la victimisation médiatique des vaincus (femmes en pleurs). Le brouillage du partage n’est pas entre documentaire et fiction, il est interne aux vainqueurs ET à la fiction. On ne sait, par ailleurs, s’il faut se montrer indigné ou bien curieux de l’attitude de son auteur Ari Folman, sillonnant tranquillement le monde pour ramasser des récompenses pour son film alors même qu’Israël en termine avec sa nouvelle offensive violente contre Gaza.

Jean-Maurice Rocher

6  « Souvenez-vous par exemple de la phrase un peu provocatrice de Godard, qui disait que l’épopée est réservée à Israël et le documentaire aux Palestiniens. Que voulait dire Godard ? Que la fiction est un luxe, et que la seule chose qui reste aux pauvres, aux victimes, c’est de montrer leur réalité, de témoigner de leur misère. Le véritable art critique doit déplacer ce type de partage fondamental. Certains artistes s’appliquent d’ailleurs à le faire. Le dessin animé Valse avec Bachir, par exemple, subvertit la forme documentaire. Et l’artiste Pedro Costa aussi, lui qui filme des immigrés et des drogués dans les bidonvilles de Lisbonne en leur permettant de construire une parole à la hauteur de leur destin, en rendant la richesse matérielle de leur monde. » J. Rancière, Télérama n°3074, p. 17-20.

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Valse avec Bachir

En 2008, Valse avec Bachir enthousiasma Cannes. Ce fut un vrai choc, comme si Folman réinventait à la fois le documentaire, le film d’animation, et le film de guerre, troublant au passage la distinction entre ces différentes catégories. Le film n’eut pas la Palme d’or ; mais le succès critique et public fut unanime, et durant l’année, les prix israéliens et internationaux se succédèrent. Dans les entretiens, le réalisateur fit de son mieux pour ne pas prendre position, politiquement. Il répéta que son film n’était pas un film de guerre, mais un trip, ou une œuvre sur la mémoire, sans manquer d’ajouter qu’il était anti-guerre. Ce qu’on imagine aisément. Après tout, rares sont les films que leurs auteurs présentent comme pro-guerre. Personne n’est pour la guerre ; surtout pas ceux qui la font. En mai 2008, on pouvait essayer de croire Folman. Un an plus tard, cela devenait un peu plus dur. Quand, le 11 janvier 2009, il reçoit le Golden Globe du meilleur film étranger aux États-Unis, il n’a, durant la cérémonie, pas un mot pour condamner le massacre qui a lieu à Gaza, envahie depuis le 27 décembre par l’armée israélienne. Il souhaite tranquillement aux enfants nés pendant le tournage, les « height production babies » comme il le dit, de grandir dans un monde pour lequel son film ne signifie plus rien1. Ce qu’il souhaite aux enfants de Gaza, il le tait.    C’est que sans doute, l’attaque contre Gaza n’est pas une guerre... Peut-être Folman arrivet-il très bien à faire la différence entre le discours de son film et la réalité, ces choses qui se déroulent sous ses yeux au présent. C’est que Valse avec Bachir est un film sur la mémoire nous dit-on. Sur le passé. C’est surtout un film qui ignore la réalité, passée comme présente. Folman a un semblant de geste documentaire, lorsqu’il retrouve les soldats qui ont servi avec lui pour les interviewer. Mais il le gomme sous les dessins d’animation. Un peu comme s’il était allé encore plus loin que Coppola, qui tourna One from the Heart de manière à s’épargner les contingences habituelles du tournage : tout était tourné en studio, et il dirigeait à distance, à partir de moniteurs vidéo. Pour Virilio, cette manière de faire, ce « nouvel art cinématique, où acteurs et décors disparaissent à volonté, est un art d’extermination. »2 À se demander si Folman, en utilisant les libertés que lui offre l’animation, ne s’est pas affranchi de tout un pan de réel assez conséquent dans la construction d’un film, celui du tournage. Une sorte de déni de la réalité en termes psychanalytiques peut-être ? Ce pan de réalité est celui qui donne aux films dont on dit qu’ils sont documentaires leur spécificité, qui fait que tout film est aussi un documentaire sur son propre tournage : c’est la présence des corps enregistrée par la machine du cinéma3. En ce sens, Valse avec Bachir n’est en rien un documentaire avant les quelques images de sa fin. 1  Haaretz, 12/01/2009 :« In his acceptance speech, Folman dedicated the prize to “ the eight production babies “ that were born over the four years it took to make the film, saying he hoped that when the children grew up they would view the film as “ an ancient video game that has nothing to do with their life whatsoever “. » Document en ligne, consulté le 18/05/2009. <http://www.haaretz.com/hasen/spages/1054547.html> 2  Virilio, Paul. Guerre et cinéma I : logistique de la perception. Paris : Éditions de l’Étoile, 1984, 118. 3  Comolli, Jean-Louis. Voir et pouvoir. L’innocence perdue : cinéma, télévision, documentaire. Lagrasse : Éditions Verdier, 2004.

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LA GUERRE

Le film s’ouvre et se clôt par deux séquences marquantes. Lors de la première, une meute de chiens terrifiants se précipite sur le spectateur, grognant et grondant, et renverse femmes et enfants sur son passage. C’est interminable. La séquence finale est un montage d’images de presse des camps de Sabra et Chatila après le massacre de leurs habitants. Des corps déchiquetés sont offerts aux regards, à grand renfort de zooms et de pleurs. Ce sont des images vidéo. Elles restent elles aussi à l’esprit de chaque spectateur.    Ces deux séquences sont explicitement pensées pour choquer.    Entre les deux, le film nous raconte la recherche qu’Ari mène, à près de 40 ans, pour faire revenir en lui les souvenirs perdus de ce qu’il a vécu alors qu’il était soldat. Ari, c’est Ari Folman, le réalisateur.    Le film se présente comme un film sur la mémoire, ou les souvenirs, ou le temps, ou peutêtre même la psychanalyse. Sa narration et son mode de représentation sont inhabituels : c’est un dessin animé qui s’organise en ordre non chronologique. Les séquences sont aussi bien au présent, scènes de la recherche qui a précédé le film, et dessinées pour les besoins du film, qu’au passé. Ce sont alors des souvenirs, des illustrations de rêves ou d’explications psychanalytiques.    La guerre dont Ari ne parvient pas à se souvenir est la première guerre d’Israël contre le Liban, ou plus exactement contre les combattants palestiniens de l’OLP. Menée durant l’été 1982, cette guerre, étrangement appelée « opération Paix en Galilée », fit 18 000 morts et 30 000 blessés, dont 90% de civils4. Elle se prolongea jusqu’en 1983, et contribua à la destruction du Liban. Ce fut un épisode important dans la longue Guerre du Liban, mais il ne reste dans les esprits que le massacre des habitants des camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila, qui fit entre 700 et 3 500 victimes.    Israël est alors le pays agresseur. Le film ne le dit pas, et nous ne savons ni d’où, ni pourquoi, ni contre qui cette guerre est menée. Même à propos du massacre le film nous en dit peu. Assez cependant pour comprendre que le réalisateur nous présente la version officielle israélienne, celle de la commission Kahane, qui enquêta sur le massacre en 1983. Selon elle, les milices phalangistes, alliés libanais chrétiens d’Israël, sont les responsables du massacre. Mais la commission a reconnu l’implication indirecte de quelques gradés de l’armée israélienne, dont Ariel Sharon. Ils n’ont rien fait pour empêcher le massacre, voire l’ont facilité. Certains d’entre eux furent condamnés à diverses peines.    Les deux scènes évoquées, grandement admirées et louées, encadrent en fait une vision très étroite de la guerre, celle d’Ari, celle des soldats israéliens, jeunes, innocents, naïfs. On ne sait rien de leurs ennemis, ni de leurs alliés phalangistes, sinon qu’ils sont cruels.    Autour de cette vision, Folman construit une réflexion en trois temps, à la fois sur la guerre et sur ses traumatismes. Le premier et le troisième temps sont constitués par ces deux séquences. La scène des chevaux de l’hippodrome de Beyrouth, au milieu du film, en constitue le deuxième. 4  Ghassan El Ezzi. L’invasion israélienne du Liban, Origine, finalité et effets pervers. Paris : L’Harmattan, 1982.

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La première scène ouvre la quête du souvenir. La deuxième explique le fonctionnement de l’amnésie dont souffre Ari. La dernière clôt le processus, en ramenant à la mémoire d’Ari son rôle durant les journées du massacre.    Car c’est bien ce que doivent signifier, semble-t-il, les images vidéo de la fin du film, la fin du refoulement. Elles sont la réponse à la question qu’Ari se pose au début : qu’a-t-il oublié de la guerre, qu’a-t-il oublié de son rôle durant les journées du massacre, et pourquoi cet oubli ? C’est son ami Boaz qui déclenche les interrogations, en lui racontant son traumatisme de la guerre – toutes les nuits depuis quelques années reviennent le poursuivre en rêve les vingt-six chiens libanais qu’il avait dû tuer. Cette histoire, racontée durant une nuit pluvieuse, provoque chez Ari une première réminiscence de la période du massacre. Réminiscence qui devient le leitmotiv du film, sous la forme d’une scène hallucinée, en noir et or, de soldats israéliens émergeant nus de la mer sur une plage de Beyrouth, comme des zombis.    Le lendemain matin, Ari, perturbé par son amnésie, rend visite à un ami analyste. C’est le début de la recherche. Il retrouve les soldats qui étaient avec lui au Liban, et leur demande ce qu’ils ont vécu ensemble, pour faire surgir les souvenirs.    Il rencontre tour à tour ces soldats, ainsi qu’une analyste, un journaliste israélien ayant couvert la guerre, et enfin un gradé de l’armée israélienne en poste à Sabra et Chatila. Différents niveaux de réalité s’entremêlent. Alternent les scènes qui ont valu au film d’être qualifié de « documentaire » car elles sont la recréation, en animation, des entretiens que le réalisateur a menés ; les souvenirs racontés par les gens rencontrés puis dessinés par Folman ; enfin les propres souvenirs de Folman. Le film figure ainsi en animation stylisée de la même manière les différentes strates de l’image mentale : les scènes rêvées, les scènes retrouvées par le travail psychanalytique, et les scènes vécues, par Ari ou par d’autres. Au présent aussi bien qu’au passé.    L’animation permet de recréer facilement le souvenir en lui conférant sa part d’irréalité, mais on peut se demander pourquoi les scènes que Folman a réellement vécues dans sa recherche sont figurées avec le même procédé, et parfois le même degré d’irréalité. Les vidéos de la fin nous laisseraient penser que le film accorderait, dans sa construction, un statut différent aux images, selon qu’elles figurent des souvenirs ou la réalité. Images vidéo pour la réalité, animation pour les souvenirs. Pourtant, la déréalisation de l’animation fonctionne pour tous les types d’images subjectives, rêve, fantasme, souvenir, récit et récit rapporté, et pour tous les personnages, en dehors des victimes du massacre. Si, lors d’une première vision, on peut croire à une certaine hiérarchie pensée entre les différents degrés de réalité des images animées, en observant les séquences de plus près, on se rend compte du manque de cohérence du procédé.    Ainsi, le retour du réel se produit de manière approximative lors de la scène des chevaux massacrés à l’hippodrome. Pour expliquer à Ari son absence de souvenirs de la guerre, la psychanalyste a recours au concept du trauma dissociatif, qu’elle illustre par le cas d’un jeune photographe amateur. Celui-ci, pour se protéger contre la réalité de la guerre, percevait comme s’il avait un appareil photo, vivant de l’extérieur toutes les situations auxquelles il était confronté. Dans le film, les images que l’on voit alors de la guerre sont des photos, que l’on imagine prises par ce jeune homme. Puis on passe, d’une manière étrange, par un défilement de projecteur, de ces photos, à l’animation. Ce changement de type d’images traduit la fin du trauma dissociatif, qui se produit lorsqu’à l’hippodrome de Beyrouth, le jeune homme voit un charnier de pur-sang

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arabes. Face aux cadavres de ces bêtes, il prend conscience de l’horreur de la guerre, et s’effondre psychiquement. Le dernier plan de cette séquence nous montre la silhouette du jeune homme reflétée dans l’œil d’un cheval mort.    Ce trauma dissociatif est un système de défense, comme l’est l’amnésie d’Ari.    Quelques détails de ce passage du film sont étranges. Dans l’histoire racontée par la psychanalyste, le jeune homme fait comme si il voyait tout à travers un appareil photo. Les photos que l’on voit à ce moment-là, qui ont tous les attributs des photos de presse traditionnelles, sont censées donner à voir la perception de la réalité par le jeune homme. Mais la psychanalyste dit clairement qu’il a vécu la guerre, les cris, les explosions, les blessés, comme des scènes de film, il voyait tout comme à travers un appareil photo, imaginaire, précise-t-elle. D’où viennent alors les clichés que nous montre Folman ? Il ne peut pas s’agir des scènes vécues ou plutôt vues par le jeune homme, puisque son problème est précisément de voir sans vivre, de voir comme une machine de vision. Qu’est-ce qu’une machine de vision, sinon une vision sans regard, sans subjectivité ? Comme si le film suggérait que toute photo de presse implique une mise à distance de soi et du sujet…    D’autre part, comment le film marque-t-il la fin du trauma dissociatif ? Par le passage des faux clichés photographiques au film d’animation : sur le son d’un projecteur super 8 ou 16 mm, les images se succèdent de plus en plus vite, et les « photos » d’animation se transforment en vidéos d’animation. Le moment où le jeune homme voit les chevaux massacrés est figuré en mouvement, c’est la fin de son trauma dissociatif. Le mouvement signifie le retour à l’intérieur des situations, le retour au réel, à la vie. Mais dans ce cas, si l’animation des photogrammes figure le retour à la réalité, comment prendre les vidéos « réelles » de la fin du film ? Un échelon de plus ? Un réel plus que réel ?

LE TRIP

L’ensemble du film joue sur la difficulté de faire un partage entre le réel et l’irréel. Il est globalement pensé pour que l’expérience des soldats israéliens au Liban en 1982 soit perçue comme un trip. Ce fut un terme souvent utilisé à propos de ce film, par Folman lui-même. C’est, bien entendu, un terme difficile, qui nous situe dans le domaine des drogues, des hallucinations, des psychotropes, du délire ; mais aussi du voyage, de l’expérience intense, extrême. Qu’est-ce que Folman entend sous cette idée de trip ? Le « voyage » simple que pensaient faire les jeunes soldats ; il faisait beau, le paysage était superbe, etc. ? Est-ce le trip patchouli de Frenkel ? Ou bien le trip drogué dont Carmi fait l’expérience sur le bateau qui le mène au Liban ? De drogue au sens ordinaire du terme, il est explicitement et implicitement question, et l’on voit plusieurs fois des personnages fumer de l’herbe.    Lorsqu’il s’agit des soldats israéliens, Folman lie le trip à la nécessité de se protéger des horreurs de la guerre. Le trip des phalangistes n’est pas provoqué par une substance ou l’autre. On ne le connaît pas de l’intérieur, à travers leur expérience, mais depuis les impressions provoquées sur Carmi par leur monde et leur comportement ; les voir, c’était « être comme dans un trip LSD ». Cette différence est importante. Pour Folman et les Israéliens, les phalangistes vivaient la guerre sous un mode différent du leur. Un mode, à en croire Carmi, barbare et cruel. Une sorte d’état primitif, opposé à une manière de faire la guerre moderne et techno-

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scientifique5. Une telle distinction n’est pas fondée car, comme nous l’apprend Virilio, la guerre est par essence psychotrope et hallucinogène. Elle est toujours « un symptôme délirant qui fonctionne dans le faux-jour de la transe, la drogue, le sang ». Et les phénomènes de déréalisation de la guerre moderne (Deuxième Guerre mondiale, Vietnam, etc.) ne sont pas différents de ceux de la guerre primitive. Les « envoûtements, agonies, immolations », comme ceux de la scène des abattoirs décrite par Carmi, où les phalangistes torturent leurs prisonniers, ont seulement fait place à un délire que Virilio appelle « cinématique ». Il affecte les sens de l’espace et du temps, et brouille tout autant que d’autres hallucinations la frontière entre le réel et le figuré. Ainsi « asservi à l’appareil, incarcéré dans les circuits fermés de l’électronique, le pilote de combat n’est plus qu’un handicapé-moteur, victime passagère d’un phénomène de possession analogue à celui de la guerre primitive, à ses hallucinogènes. »6    Les soldats israéliens ne sont pas les seuls à devoir affronter les réalités de la guerre ou à devoir se doper. Selon Virilio, « les premiers produits dopants ont été créés pour les besoins des pilotes de la Luftwaffe »7. Pendant la Première Guerre mondiale, l’alcool permettait aux soldats de tenir dans les tranchées : en 1918, un soldat recevait une ration quotidienne d’un demi-litre de vin, à quoi s’ajoutait en moyenne un quart de litre acheté. Pour diminuer les mutineries on augmentait les rations.    Mais c’est moins à cette guerre qu’à celle du Vietnam, du moins telle qu’elle a été filmée par Coppola, que fait penser le film de Folman. Il est plutôt amusant de l’entendre se défendre d’avoir été inspiré par des cinéastes comme Coppola, et se réclamer plutôt de Fuller8, tant semblent évidents les rapprochements que l’on peut faire entre l’expérience des soldats israéliens et celle que vivent les soldats américains d’Apocalypse Now. Il suffit de se souvenir des premières images d’Apocalypse Now, pour sentir tout ce que Valse avec Bachir doit à ce film, au-delà de l’image du soldat surfeur. On trouve dans les deux films un même esprit, une même esthétique de la guerre, un même usage de la musique. Du rock des années 70, on passe à la New Wave des années 80, de Wagner à Schubert, d’un discours psychanalytique et mythologique à un vague travail sur la mémoire et le refoulement. De la tribu soumise à Kurtz au fin fond de la jungle, aux phalangistes fascinés par Bachir, également soumis.    Dans Apocalypse Now, l’attraction, la fascination exercée par Kurtz atteint Willard. Il est attiré par l’ombre et le sauvage, et se confond presque avec ce double à tuer que Kurtz est pour lui. « (…) Willard et Kurtz, sont de la même espèce, de la même race, du même pays, de la même formation (l’armée). Pourtant l’un des deux est devenu un monstre. »9 Dans Valse avec Bachir la frontière est nette, et rien de la part maudite et « diabolique » que sont les phalangistes ne saurait toucher les soldats israéliens. Ils travaillent pourtant dans le même camp, et la commission Kahane entérinera le fait que les phalangistes ont fait le sale travail à la place d’Israël, ce que le film ne permet à aucun moment de penser. Si Folman construit son film selon une ligne de partage consensuelle entre les phalangistes, incarnation du diable, et les soldats israéliens, qui n’y sont 5  « Été 1982, l’opération « Paix en Galilée », la guerre préventive au Liban, Israël utilisant toutes les ressources de l’arsenal scientifique : Grumman « Hawkeye », avion radar susceptible de détecter 250 cibles à la fois pour les chasseurs bombardiers F15 et F16, mais surtout, l’emploi systématique et massif, pour la première fois de l’histoire des batailles, d’automates télépilotés, « Scout » de moins de deux mètres d’envergure, jouet miniature digne des « Abeilles de verre », la fiction d’Ernst Jünger, œil de Tsahal équipé de caméras TV et de systèmes d’imagerie thermique survolant Beyrouth assiégée, au ras des toits des immeubles, au-dessus des quartiers palestiniens les plus exposés, affichant sur les consoles de visualisation à plus de cent kilomètres de là pour les analystes israéliens, l’image des déplacements de populations, le graphique thermique des véhicules palestiniens… » Virilio, Paul. Guerre et cinéma I : logistique de la perception. Paris : Éditions de l’Étoile, 1984, 147. 6  Virilio, Paul. Guerre et cinéma I : logistique de la perception. Paris : Éditions de l’Étoile, 1984, 142. 7  Virilio, Paul. Guerre et cinéma I : logistique de la perception. Paris : Éditions de l’Étoile, 1984,142 8  Renzi, Eugenio, Schweitzer, Ariel, 2008. Entretien avec Ari Folman. Cahiers du cinéma. 2008, 635 : 29-30. 9  Daney, Serge. L’Exercie a été profitable, Monsieur. Paris : P.O.L., 1993, 237.

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pour rien, et ne font rien d’autre que se protéger des horreurs auxquelles ils ne s’attendaient pas, il ne laisse nullement la place pour penser le fait que les phalangistes sont les alliés chrétiens des Israéliens. Et dans ce partage, il faudrait plutôt voir les phalangistes comme la part maudite d’Israël.    On ne saurait négliger l’importance de Bachir ; le titre du film l’interdit. Il occupe une place similaire à celle qu’occupe Kurtz, c’est une idole, à la fois fascinante, et repoussante. La scène de torture des Palestiniens est terrible ; elle tient de l’hallucination infernale. N’y manquent ni les croix, ni le chat noir et les rats, ni l’orage, les éclairs, les membres épars et le gros plan sur une main déchiquetée. Carmi rapproche l’idolâtrie des phalangistes pour Bachir Gemayel de la sienne pour David Bowie, des deux côtés on retrouve les mêmes signes, posters, montres, pendentifs.    Que veut nous dire Folman à travers cette analogie ? On peut se poser la question, même si son propos semble assez simpliste et idéologique. Si Carmi rapproche les deux relations, il est loin de confondre Bachir et Bowie, ou de confondre sa relation à Bowie avec celle que les phalangistes entretiennent avec Bachir ; au contraire de la sienne, celle des phalangistes est outrancière, érotique dit-il, et ils vengeront la mort de Bachir comme ils vengeraient leur père ou leur frère, comme ils vengeraient un crime de sang. À travers cette analogie, ce qui ressort c’est l’idée que les phalangistes éprouvent des passions archaïques, qui les situent en dehors de la modernité. On imagine aisément, même si ce n’est que suggéré, que la culture pop ne constitue pas une sublimation des passions politiques, ni des liens érotiques et fanatiques qui peuvent lier des hommes à des chefs, ou guides charismatiques. Bien sûr, il est préférable de danser sur Enola Gay, d’OMD, que de bombarder des villes, mais on peut aussi bombarder des villes en chantant We bombed Beyrouth ou Enola Gay, chanson qui accompagne la première expérience de la guerre racontée par Carmi. Enola Gay, c’est le nom de l’avion qui largua la bombe sur Hiroshima, nommé ainsi d’après le nom de la mère du pilote.    Si tout le film de Folman tend à séparer Israël des phalangistes, en les assimilant aux nazis, peut-être peut-on voir quelque chose comme un retour du refoulé, dans cette analogie, de deux manières, au moins. Sans doute Bowie n’est pas Bachir, aimer Bowie n’est pas se soumettre à Bachir ; mais le nom même de Bowie nous reconduit vers le nazisme. On se souvient de la fameuse photo où l’on voit la star faire le salut nazi, ou de cette interview où il déclarait que la Grande-Bretagne aurait besoin d’une dictature, ou encore de ses propos sur « Hitler la première star rock ». Ce rapprochement entre le monde du rock, son esthétique, ses mises en scène et les relations des foules à leurs idoles politiques n’est pas rare. On pense à The Wall, de Pink Floyd. Récemment encore, Mick Jagger, à qui on reprochait certaines attitudes sur scène où il semblait imiter Hitler, admettait n’avoir aucun problème avec cette comparaison : « All I want is for the crowd to have fun. Hitler was a brilliant crowd manipulator, but he wasn’t asking the crowd to enjoy themselves very much. (…) But as a singer, you lead the audience, you cajole and praise and give them the songs they want. »10    Faut-il rappeler que c’est à un couteau que David Bowie, de son vrai nom David Robert Jones, doit son nom ? La star, on le sait, a pris ce nom en hommage à Jim Bowie, héros américain mort à Alamo, qui a lui-même donné son nom à ce fameux couteau, que l’on retrouve dans des jeux vidéo et dans des films, et bien sûr dans Valse avec Bachir, entre les mains des phalangistes. Ainsi donc, sous la star Bowie, on retrouve non seulement la guerre, mais la guerre dans sa forme primitive, la guerre à arme blanche. 10  Mick Jagger, citation. Documents en ligne, consultés le 18-05-2009. <http://www.contactmusic.com/new/xmlfeed.nsf/mndwebpages/ jagger%20accepts%20hitler%20crowd%20comparison>. <http://www.telegraph.co.uk/culture/music/rockandjazzmusic/3646182/The-secondcoming.html>.

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Là où le film trace une ligne de partage nette, entre deux formes de fascination, la politique, archaïque, et la musicale, moderne, dont l’une serait coupable et l’autre innocente, il faudrait plutôt appuyer les similitudes – ce qu’aurait de fasciste toute fascination –, et dire quelques mots des analyses de Lacoue-Labarthe et de Badiou sur le rôle idéologique et politique de la musique après Wagner dans les sociétés occidentales. Depuis Wagner, à mesure que se déploie le nihilisme, la musique a pris le pas sur toute autre forme d’art – y compris les arts de l’image –, la « musicolâtrie » a pris le relais de l’idolâtrie.11 « La musique est une idole, nous dit Badiou commentant Lacoue-Labarthe, elle vient au relais de l’idolâtrie (…) C’est “ depuis Wagner ” que David Bowie, le rap, etc. sont advenus ! Elle est au vrai plus fondamentale que l’image dans l’organisation mentalement disciplinaire du monde contemporain. »    Badiou développe quatre points qui corroborent la thèse de Lacoue-Labarthe. On pourrait mettre en relation le troisième point, la musique comme « opérateur des formes renouvelées de la socialité consensuelle dans la jeunesse », avec le rôle de la musique dans Valse avec Bachir. On pourrait soutenir que la musique dans ce film participe à la construction d’une opposition Orient/Occident, qui détermine une identification du spectateur occidental à Israël. L’orientalité du pays est gommée, il n’en reste plus que le portrait occidental et démocratique, ce que retrouve Ari durant sa permission. La société israélienne y est décrite comme le lieu du corps de jouissance de la démocratie selon Badiou : jeux vidéo et sorties en boîte.

RETOUR DU RÉEL...

Apocalypse Now et Valse avec Bachir sont tous deux tendus vers une origine traumatique, un réel insoutenable. Dans les deux cas, on assiste à une remontée dans le temps, l’horreur et la mémoire. Mais les dénouements sont différents. Willard revient à l’origine mythique de la civilisation, au sacrifice du père. Ari revient à l’origine du traumatisme, le sien et celui d’Israël, figuré par les images vidéo du massacre des camps. Derrière Sabra et Chatila il y a d’autres camps, comme le dit son ami analyste à Ari.    Si Serge Daney a pu dire que Coppola avait échoué à figurer l’horreur sacrée12, Folman figure le retour du réel d’une manière ambiguë, à travers ces images d’archives, lorsque la foule des femmes palestiniennes, de noire devient colorée, lorsque les foulards de ces femmes deviennent blancs, lorsque l’on passe, en glissant sur les cris d’horreur, de l’animation à la vidéo.    L’utilisation de la vidéo suggère le passage de la réminiscence d’Ari, en noir et or, à la réalité. Tout serait simple : à la recherche de ce qu’il a refoulé, Folman le retrouve durant le film, et le figure par ce passage de l’animation à la vidéo. Des dessins aux images d’archives. Simple, et pratique. Il obtient ainsi une caution documentaire de l’horreur, attestant tout à la fois de la cruauté effective des auteurs du massacre, les phalangistes, et de la force du traumatisme que celui-ci a été pour les soldats israéliens. Voyez, ce que je ne peux pas dessiner, je le montre, par ces images « vraies », « documentaires », ces archives, qui attestent bien du fait que le film n’est pas qu’une simple histoire, que la réalité existe et a existé dans son horreur indépendamment de ce que je peux moi, soldat Folman, en dire.    Mais nous avons vu que la hiérarchie des images du film n’était pas convaincante, et qu’il 11  « Que depuis Wagner, à mesure que se déploie le nihilisme, la musique, avec des moyens encore plus puissants que ceux que Wagner lui-même s’était donnés, n’ait cessé d’envahir notre monde et de prendre manifestement le pas sur toute autre forme d’art – y compris les arts de l’image –, que la “musicolâtrie” ait pris le relais de l’idolâtrie, est peut-être un premier élément de réponse. » (p. 214) Philippe Lacoue-Labarthe cité par Badiou. Badiou, Alain. De la dialectique négative dans sa connexion à un certain bilan de Wagner (Séminaire, Ens, samedi 8 janvier 2005). Document en ligne, consulté le 18-05-2009. < http://www.entretemps.asso.fr/Adorno/Badiou/> 12  Daney, Serge. L’Exercie a été profitable, Monsieur. Paris : P.O.L., 1993, 237.

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était difficile de comprendre le statut spécifique de ces images vidéo, qui sursignifierait la réalité par rapport à la scène de l’hippodrome.    Il est vrai que ces images sont différentes des images d’animation, et par là-même elles possèdent un statut différent. On accepte spontanément leur lien irréductible à la réalité. Elles sont frappantes, elles choquent et bouleversent. Elles ont force de preuve. Elles témoignent de l’horreur du massacre.    Folman n’utilise pas ces images dans un souci de probité. Il ne cherche pas à suppléer son absence de souvenirs par des images d’archives : le massacre et les corps sans vie sont également dessinés. Il ne s’est pas interdit de dessiner les événements traumatiques refoulés pour ne les représenter que par la mémoire publique et médiatique des images de presse. Ces images vidéo sont là en plus des dessins du massacre. Dans quel but ?    Il serait bien naïf de penser que ces images d’archives, ou documentaires, sous-entendues « réelles », auraient un pouvoir que n’auraient pas les images de fiction, d’animation. Et quel pouvoir, donc ? Que cherche Folman lorsqu’il clôt son film sur ces images ? Sans doute, à ébranler le spectateur, à le choquer, pour le faire penser, agir peut-être. Malheureusement, il lui fait en même temps ressentir une honte inhérente au statut de spectateur d’images d’atrocités : honte de ne pas vouloir regarder, honte de regarder, honte de sa propre impuissance. Honte de soi, de l’autre, de l’humanité elle-même. Ou seulement des milices phalangistes ? Que doit faire le spectateur de ces images ? C’est une question qui se pose à l’intérieur même d’un film dont le thème majeur est l’impossibilité à regarder l’horreur en face. Le jeune soldat se protège avec un appareil photo imaginaire. Folman oublie. Boaz cauchemarde. Ces systèmes de défense sont nécessaires car « l’horreur réelle nous est source d’impuissance », nous dit Georges Didi-Hubermann dans Images malgré tout à propos de la signification du mythe de la Méduse. Regarder l’horreur réelle en face – et les images d’archives, et documentaires, gardent une trace de cette réalité – méduse et paralyse, rend impuissant et démuni. Au contraire, mettre entre soi et cette réalité insoutenable un bouclier, de quelque sorte qu’il soit, un appareil enregistreur, un écran dans sa mémoire, une distance fictionnelle, permet de sortir de cette situation d’impuissance pour pouvoir penser l’horreur, l’atroce, la guerre, tout ce que l’on nous présente parfois comme étant impensable, imprésentable. L’image peut être ainsi source de connaissance, selon Didi-Hubermann, mais à condition « que l’on engage sa responsabilité dans le dispositif formel de l’image produite »13. Ce que Folman ne fait pas concernant les images vidéo de la fin de son film. Il utilise ces images sans ouvrir aucune perspective à la pensée et à la compréhension. En accordant à cette représentation du massacre un statut différent, il introduit l’idée d’une objectivité de ces images. N’étant pas produites par lui, n’étant produites par personne d’identifiable, elles seraient neutres, et attesteraient objectivement de l’horreur. Elles sont souvent présentées comme documentaires, mais il me semble évident que nous sommes en présence d’images d’archives, de presse, qui ne sont documentaires qu’au sens non cinématographique du terme. Ni la démarche de Folman lors de la construction du film (interviews et recherches d’anciens soldats), ni ces images ne sauraient faire de Valse avec Bachir un film documentaire, c’est-à-dire un film témoignant d’une démarche cinématographique directement aux prises avec la réalité.    Si ce film n’est pas un documentaire, il ne trouble pas non plus le partage fiction documentaire en mêlant des images d’archives à l’animation. Il s’inscrit dans une opposition bien plus grave encore que celle du documentaire et de la fiction, bien qu’elles ne soient pas étrangères l’une à l’autre. Si Apocalypse Now « remonte le fleuve de la civilisation à la barbarie,

13  Didi-Huberman, Georges. Images malgré tout. Paris : Éditions de Minuit, 2003, 221.

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pas à la barbarie des autres, mais celle dont on provient, dont toute civilisation provient »14, toute la démonstration de Folman et son mouvement de réminiscence visent à opérer une distinction entre l’inhumanité des autres et sa propre humanité, et celle donc d’Israël. Son film se situe tout entier dans la logique de ce que Badiou nomme « éthique ». Il est gouverné par le partage consensuel entre l’Occident et ses autres – d’un côté les victimes, ici les Palestiniens, et leurs bourreaux, les phalangistes, et de l’autre, ceux qui dénoncent, réfléchissent, regrettent, agissent, etc.15

...ET IMAGES DE GUERRE

Virilio a montré qu’il n’y a pas d’un côté la guerre, et de l’autre les images de la guerre. La guerre et ses images sont indissociables, et ce dès le début de l’histoire du cinéma. Non pas seulement par des liens industriels et politiques. Pour Virilio, le lien entre guerre et cinéma vient du couplage fondamental qu’il y a entre l’arme et l’œil16. Le champ de bataille est un champ de perception, et les armes sont aussi pensées pour percevoir ce champ. Ainsi en est-il des avions qui transportent une caméra enregistrant une image entre chaque rafale de mitrailleuse.    Le film met plusieurs fois en scène ce lien étroit : une image de la cible à atteindre est prise par une paire de jumelles ou la caméra d’un avion, et le coup part, sans grande considération pour ses effets. Tire-t-on sur un être réel ou sur une image ? Il n’est jamais bien sûr que Folman dénonce ces destructions, mais ont-elles, ou ont-elles eu, plus d’importance pour lui que celles d’un jeu vidéo ? Il en ferait plutôt un support d’esthétisation. Cela ne va en tout cas jamais plus loin qu’un simple constat, servant à merveille la forme pop du film et son aspect de jeu vidéo.    Les images vidéo de la fin sont à mes yeux utilisées de la même manière, comme un simple artifice. Jamais le film ne pense l’origine des images qu’il nous montre. Or, elles ont un point en commun, indépendamment de leur genre et de leur statut : ces images ont toutes été produites par le camp des vainqueurs. Vues sous cet angle, la guerre et la manière dont on la met en scène participent d’un même rapport à l’image. Les images de la fin du film, que Folman érige en dénonciation du massacre et en justification de son amnésie traumatique, ne sont pas différentes des autres images du film, du reste des histoires de la guerre qu’il raconte, qui sont bien des histoires de vainqueurs.    L’essentiel, nous le sentons tous. Il y a quelque chose d’indécent à montrer, à exposer ainsi les cadavres, abîmés, mutilés. Ils doivent être enterrés, et ne pas servir de spectacle. C’est en général la dépouille de l’ennemi que l’on laisse exposée, visible, à la lumière, que 14  Daney, Serge. L’Exercie a été profitable, Monsieur. Paris : P.O.L., 1993, 237. 15  « Qui ne voit que dans les expéditions humanitaires, les ingérences, les débarquements de légionnaires caritatifs, le supposé Sujet universel est scindé ? Du côté des victimes, l’animal hagard qu’on expose sur l’écran. Du côté du bienfaiteur, la conscience et l’impératif. Et pourquoi cette scission met-elle toujours les mêmes dans les mêmes rôles ? Qui ne sent que cette éthique penchée sur la misère du monde cache, derrière son Homme-victime, l’Homme-bon, l’Homme-blanc ? » Badiou, Alain. L’éthique, essai sur la conscience du mal. Caen : Nous, 2003, 28. 16  Deleuze, Gilles. Cinéma et pensée, cours 67. Document en ligne, consulté le 18-05-2009. <http://www.univ-paris8.fr/deleuze/article. php3?id_article=5>

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l’on prive de sépulture, offerte aux regards, comme on le voit dans la tragédie d’Antigone, ou dans L’Iliade. Le caractère obscène des images des victimes des camps ressort de manière insupportable dans les photographies de la bande dessinée tirée du film. Obscène : ce qui n’est pas sur la scène, ce qui ne peut être vu. Il est obscène d’exposer le cadavre de quelqu’un, il est juste de l’enterrer. En ce sens, les images des massacres sont bien des images prises par les vainqueurs, ou leurs alliés, sur les vaincus.

En observant un peu précisément la manière dont ces images vidéo arrivent dans le film, on peut comprendre leur utilité pour Folman. Elles arrivent au moment précis du « retour du refoulé », au moment où l’image subjective du souvenir de Folman laisse place à cette « réalité » en vidéo. Le film fait alors doucement glisser le spectateur de l’animation à la vidéo. Quand la « caméra » file hors de la foule des femmes palestiniennes en pleurs, aux gestes d’automates, et vient se concentrer de longues secondes sur le jeune Ari effaré, la respiration lourde et angoissée, nous entendons déjà le son des images d’archives. Folman ne monte pas le son cut, mais en fondu enchaîné, alors qu’animation et vidéo sont montées en cut. Elles se répondent même en champ/contre-champ. Champ : en animation, Ari, apeuré par ces femmes qui se dirigent vers lui ; il leur barre la route, avec des tas de sacs de sable. Contre-champ : en vidéo, une femme palestinienne, en pleurs, qui semble se diriger vers lui en reprenant le mouvement de la foule des femmes en noir. Le montage pourrait faire penser qu’elle s’adresse au jeune Ari, et à travers lui au spectateur, les prenant à témoin. Ses mots en arabe ne sont pas traduits. En réalité, la femme ne se dirige pas vers Ari. Il n’y a pas de lien entre ce champ et ce contre-champ. Rien ne relie, dans le film ou dans la réalité, cette femme et Folman.    Les images d’animations et les images d’archives vidéo sont montées cut. Pourquoi le son ne l’est-il pas ? Pourquoi entend-on les vrais pleurs et les vrais cris avant de voir les vrais visages ? Et pourquoi, une fois que nous voyons les vrais visages, ne peut-on pas comprendre si l’on n’est pas arabophone ce que nous disent ces femmes ?    Folman ne s’intéresse pas aux morts palestiniens de ce massacre. Il ne veut pas penser cette guerre, ni se poser la question des différentes responsabilités. Son seul souci est la mise en scène de sa propre subjectivité, de sa mémoire, du retour de son refoulé. Ce procédé de montage a pour unique objet la mise en avant des affects d’Ari. Qu’on n’invoque pas ici la simplicité du procédé. Elle n’existe pas plus que la neutralité des images de presse. Leur présence en fin de film, si elle choque, ne change rien à ce qui semble constituer l’objectif personnel, moral et politique du film, se disculper. Il peut enfin se dire, non, je n’ai pas tué, et faisant ce film, je m’absous de ce que j’ai pensé être ma lâcheté. Le massacre a toujours déjà eu lieu, et ce n’est pas nous, Israéliens, qui l’avons perpétré.    Il en est de même à la fin de la scène dans le verger, lorsque sur la sonate de Schubert, les soldats israéliens reçoivent comme dans une bulle flottante une roquette de plein fouet. Une fois que la roquette a été lancée et que la bulle dans laquelle évoluent les soldats a explosé avec le char, Frenkel reprend sa narration. Les plans que l’on voit alors, d’abord un plan subjectif depuis l’endroit où se cache le petit garçon lorsque les soldats lui tirent dessus, puis son corps par terre rougi de sang, ne permettent en rien de penser cette mort, et cette confrontation des soldats surarmés avec le petit garçon. Et les quelques courtes secondes de ce dernier plan en font un plan d’illustration, en renfort sur la longue liste des raisons objectives qui font qu’Ari se sent un peu coupable. Quelques secondes, et rien ne reste de la mort de ce jeune garçon que la musique émouvante de Schubert dans ce si beau

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verger. A-t-on à peine le temps de prendre conscience de cette mort brutale que le plan suivant nous montre le vieil Ari extraordinairement concentré : était-il avec Frenkel ? Grave, importante, fondamentale question : était-il là ? Toute la scène ne sert qu’à cela, illustrer une nouvelle fois son amnésie.

MÉMOIRE DE GUERRE

Sans doute, le film de Folman est un film où une pseudo-psychanalyse tient un rôle important, un film sur la mémoire, sur le souvenir, sur les affects traumatiques. Il n’en est pas moins construit comme tant d’autres films de guerre, empruntant ses références aux films américains, avec leurs soldats, traumatisés, « humains, trop humains, naïfs, émotifs, doués de conscience malheureuse »17, plongés en enfer et confrontés à un ennemi inhumain. Même le rôle que tiennent les animaux dans ce film n’échappe pas aux topoï de l’histoire de la guerre. Le soldat au trauma dissociatif est tiré de celui-ci par la vision des cadavres des chevaux, et Boaz fait des cauchemars à cause des chiens qu’il a dû tuer. Récemment dans Lettres d’Iwo Jima, le cheval du lieutenant-colonel était la première victime pleurée du film, et l’un des soldats montrait son humanité en refusant de tuer un chien domestique. Ce n’est peut-être pas un hasard si on retrouve là ces deux animaux. Le cheval comme le chien occupent une place importante dans l’histoire de la guerre. On les a aimés, on les a pleurés, on les a utilisés, on les a même décorés.    Être hanté par les chiens qu’on a été obligé de tuer et ne pas supporter la vision de chevaux agonisants sont des marques d’humanité, et on peut être touché par la sensibilité de ces deux soldats israéliens à la vie et à la mort des animaux. Mais on peut aussi se poser des questions en rapprochant les causes des différents traumatismes, les chiens des villages libanais, les chevaux sans doute libanais, et les victimes des camps de Sabra et Chatila. Dans la série de photos de l’histoire du soldat au trauma dissociatif, le cadavre d’un homme ensanglanté, à terre, ne le fait pas réagir. Pourquoi les prises de conscience ou les remords des soldats sont-ils motivés par la mort des animaux et non des hommes ? Pourquoi l’horreur de la guerre avant la fin du film est-elle liée à la mort des animaux ?    On peut ajouter que la manière même dont Folman nous présente la situation du soldat israélien envoyé au front n’est pas très originale. Il suffit pour cela de regarder le documentaire que Yariv Mozer a réalisé durant la deuxième guerre d’Israël contre le Liban, en juillet 2006, Ma première guerre. On retrouve là les mêmes thèmes que ceux développés par Folman : la nécessité pour le soldat israélien de se protéger des horreurs de la guerre par une caméra ou un appareil photo, l’impression d’être dans un jeu vidéo, d’assister à un spectacle, l’impossibilité à filmer ou photographier ses propres morts, les références aux nazis ou à la « Shoah », l’impression qu’aucun des soldats n’est préparé à faire la guerre, l’idée que le reste d’Israël vit hors de la guerre. Autant de clichés, qui sont la marque d’une attitude précise et fermée, celle du vainqueur, qui ne peut se penser comme l’agresseur qu’il est, et qui tente, d’une manière ou d’une autre, de légitimer sa position.

17  Daney Serge. La Maison cinéma et le monde 1, le temps des cahiers. Paris : P.O.L., 2001, 435.

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Israël tel que le film nous le montre, semble ne pouvoir se penser qu’en opposition aux Arabes, assimilés dans le documentaire Ma première guerre aux nazis, ici au diable. La valse que danse Frenkel avec Bachir, insensible aux tirs des snipers contrairement à son modèle de Full Metal Jacket, peut apparaître comme une valse avec le diable. En s’associant à Bachir et aux phalangistes, Israël a risqué son âme, a compromis cette image de supériorité morale qu’il se plaît à donner de lui-même. L’insupportable pour Folman, au fond, ce n’est pas tant le massacre, que l’idée qu’il a pu y jouer un rôle qui l’aurait identifié aux nazis. Israël semble ne pouvoir vivre, se penser et se représenter que depuis la hantise de la « Shoah ». Ainsi les Palestiniens rescapés du massacre ramènent à la mémoire du journaliste israélien présent dans les camps les célèbres photos des victimes juives du ghetto de Varsovie. Mais comment ce parallèle-là peut-il permettre de penser le massacre ? Nous aide-t-il à prendre conscience de cette horreur par la mémoire d’une autre ? Ou au contraire nous empêche-t-il de voir cette horreur dans ses spécificités ? Est-ce le souvenir de la destruction des juifs qui permet de prendre conscience de l’horreur du massacre de Sabra et Chatila, ou bien est-ce la réalité de ce massacre qui rend présentes les représentations de la destruction des juifs ? Ni le journaliste, ni Folman n’étaient présents dans le ghetto de Varsovie. Ni lui, ni les autres soldats n’ont vécu la destruction des juifs. À qui s’adresse cette référence ? Qui peut la recevoir ?    À qui s’adresse la femme de la vidéo ?

Adèle Mees-Baumann Immersion(s)    Le nouveau documentaire d’Haroun Farocki, Immersion, évoque les expériences de l’Institute for Creative Technologie utilisant la réalité virtuelle pour traiter les traumatismes des soldats revenant des guerres d’Irak et d’Afghanistan. Ce film s’inscrit dans la lignée directe de ses travaux récents1 dans l’étude des images produites par la machine ; travaux qui paraissent eux-mêmes comme un prolongement des écrits du philosophe Paul Virilio2. Ici, un simulateur d’images 3D permet à un soldat de revivre comme sur le terrain un épisode traumatique de la guerre qu’il a réellement vécu dans le cadre d’un décor représentant un réel en construction, fabriqué par l’ordinateur. La mise en situation dans l’image simulée projetée à l’intérieur de lunettes spéciales, vise à résoudre le traumatisme chez l’ancien soldat dans un processus où psychiatrie et technologie sont étroitement liées. Aidé par une présence humaine qui le guide et l’encourage à continuer, le soldat retrouve les automatismes qu’il avait en temps de guerre, ceux-ci s’accompagnant progressivement d’une auto-critique. Farocki, dans son installation, place deux écrans côte à côte, montant à gauche l’image 3D du soldat parcourant les lieux virtuels, à droite le soldat dans le laboratoire, équipé d’une arme et de ses lunettes de projection. Lorsque l’ancien militaire décrit précisément l’image traumatique d’un des soldats qui l’accompagnait touché par un missile et totalement désintégré à ses côtés, le cinéaste transforme l’écran gauche en écran noir, rejoignant ici sa réflexion de longue date sur l’irreprésentable, thème de son film Feu inextinguible tourné en 1969 à propos du napalm utilisé pendant la guerre du Vietnam, et proposé un peu plus loin dans la même salle. Immersion nous explique comment l’exploitation des nouvelles technologies informatiques renoue avec l’idée ancienne de la thérapie cathartique. À l’injonction de Freud envers ses patients de fermer les yeux pour se représenter et évoquer le contenu de l’inconscient sous la forme d’images, a succédé l’immersion du patient dans un faux réel « objectif » qui l’aidera à s’en sortir. Et puis il y a l’expérience collective, le film d’animation d’Ari Folman Valse avec Bachir, production subjective alliant à l’inconscient refoulé de l’artiste l’imagination, dans une même intention thérapeutique. Du fait que cette œuvre est artistique, qu’elle utilise très consciemment toute la puissance du cinéma, deux positions devant le film vont nécessairement se croiser : la position quelque peu narcissique de l’artiste (qui apparut plus nettement lorsque son film se transforma logiquement en produit culturel) qui affirme mettre esthétiquement dans son film le contenu de son analyse qui n’est rien d’autre que l’élaboration de celui-ci, ainsi que la position des spectateurs, invités à passer dans l’inconscient de l’autre, de l’auteur. Au trou noir béant qui remplace l’image de l’horreur tandis que le soldat poursuit son retour de l’autre côté de la coupure dans l’installation de Farocki, Folman oppose l’image intégrale révélée de l’horreur du massacre de Sabra et Chatila. Jean-Maurice Rocher 1  Que l’on a pu découvrir à la galerie du Jeu de Paume de Paris ce printemps, à l’occasion d’une rétrospective sélective de ses films et d’une exposition intitulée HF/RG, en compagnie de l’artiste Rodney Graham. 2  On pense, en particulier, à son livre Guerre et cinéma I : logistique de la perception, prochainement réédité.

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Z32 / Valse avec Bachir Du bon côté de l’histoire

« Le documentariste, c’est souvent un type qui filme de l’autre côté. » Dominique Dubosc, réalisateur de Palestine Palestine

Dans Pour un seul de mes deux yeux, avant-dernier film d’Avi Mograbi, son ami palestinien lui dit au téléphone que c’est en Israël, dans la conscience des Israéliens que les choses peuvent, doivent pouvoir changer. Le désespoir des Palestiniens n’a pas les moyens de rencontrer un écho, force est de constater qu’il n’est pas intelligible. C’est peut-être dans cette remarque qu’il faut chercher l’origine de Z32. Si les images de civils palestiniens souffrant de l’occupation militaire n’ont aucun impact sur la conscience du peuple israélien (incarnée jusqu’à la caricature par l’impassibilité des soldats tournant le dos aux enfants derrière la grille, à la fin de Pour un seul de mes deux yeux), alors il ne reste plus qu’à montrer les militaires en bourreaux, transmettre leur mauvaise conscience, leurs remords, l’absurdité de leurs actes, dans l’espoir de freiner, de hanter la machine militaro-politique. Film après film, il semble que Mograbi n’ait cessé de chercher à mettre le doigt sur la faille qu’il pourrait creuser afin de susciter la prise de conscience, la reconnaissance d’une altérité qu’il est impossible de nier. Manifestement, il éprouve les plus grandes difficultés à faire entendre sa voix. De fait, Z32 ne sortira même pas dans les salles israéliennes. Valse avec Bachir

Mais il faut dire aussi que ses compatriotes ont déjà eu leur dose de soldat traumatisé avec Valse avec Bachir. 100 000 entrées, ce n’est pas rien. Ces deux-là dessinent en creux deux positions morales inconciliables. Ari Folman tire le documentaire vers la fiction en jouant sans scrupule la carte de l’émotion, à coup d’électrochocs, en ayant Spectres du Cinéma #3 Été 2009

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recours à un langage visuel et sonore (montage cut, lourdes basses électro) accrocheur qui ne manque pas d’atteindre son but, touchant le spectateur quasi-physiquement. Film « trip » par excellence, Valse avec Bachir cherche par l’empathie avec le sujet-énonciateur Folman à faire revivre la situation vécue par l’auteur, à rendre sensibles les conditions d’abrutissement des soldats qui ont mené au massacre. Ce parti-pris contribue davantage à excuser le protagoniste et à diluer les responsabilités (oui, ces jeunes étaient inconscients et puis la situation était tellement compliquée) qu’à assumer un très hypothétique devoir de mémoire. Ainsi l’animation numérique impulse-telle un double mouvement de singularisation, d’individualisation du « bourreau » et d’empathie avec ce dernier.    Inutile de dire qu’avec Z32, la retouche numérique place le témoignage du « bourreau » dans une tout autre perspective. Les quatre masques numériques placés sur le visage du soldat inconnu visent à conserver son regard et le mouvement de ses lèvres, signes de son individualité, tout en offrant la possibilité de convoquer en cette figure tous les bourreaux du monde. Mais là où le dispositif aurait pu rendre abstraite cette Figure de l’oppression, Mograbi prend soin d’affiner les détails du masque pour faire apparaître un visage humain, au fil des scènes. Manière de souligner l’importance cruciale Z32 qu’il y a à rappeler l’humanité, la faible humanité qui se trouve au fondement de tout crime.    Par ailleurs, et contrairement à Folman, le refus d’une reconstitution spectaculaire de l’expédition punitive, réfrène toute tentation d’empathie ou de pitié. Au lieu de se laisser enivrer par le rythme de la musique de night-club, comme dans la scène de la permission de Valse avec Bachir, Mograbi préfère laisser le soldat raconter comment il a assisté à un super concert, juste après l’expédition punitive. Puis, les deux hommes retournent sur les lieux du crime, à nouveau bercés par le calme de la vie qui a repris son cours, renforçant par contraste la puissance du témoignage. Dans cette scène où les deux hommes parcourent à pied cette zone, ils croisent à un moment une femme palestinienne, qui, intriguée par leur présence et celle de la caméra les regarde d’un air tranquille et passe son chemin. Impossibilité d’un dialogue, d’une rencontre, deux étrangers se croisent et contrairement à Alexandra de Sokourov, il n’y en aura pas un pour faire la morale à l’autre (cf. le dialogue entre Alexandra et le jeune Tchétchène). Dans Valse avec Bachir aussi, il y a une femme palestinienne, le fameux dernier plan qui a été souvent perçu comme une sorte de caution. Surtout, il tendait à représenter « l’Autre », les Palestiniens comme des victimes dont la plainte est le seul langage. Dans Z32, Mograbi s’attache, lui, à nous les présenter comme une population cherchant simplement à mener une vie normale, et surtout capable d’exprimer dans une langue intelligible son sentiment d’injustice, ses souffrances. Bacon peignait « le cri plutôt que l’horreur », Mograbi ajouterait les mots plutôt que le cri, plutôt que l’horreur.

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Cette opposition entre deux cinéastes, Mograbi et Folman n’est pas vaine. Elle actualise puissamment les dilemmes et les ambiguïtés de la figure de l’artiste engagé, résumés dans l’œuvre et la vie de Camus. C’est dans son discours de Suède, à l’occasion de la remise de son prix Nobel (1957) qu’il exprimait brillamment cette exigence :    « Le rôle de l’écrivain ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’histoire : il est au service de ceux qui la subissent. Toutes les armées de la tyrannie avec leurs millions d’hommes ne l’enlèveront pas à la solitude, même et surtout s’il consent à prendre leur pas. Mais le silence d’un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l’autre bout du monde, suffit à retirer l’écrivain de l’exil, chaque fois du moins qu’il parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence et à le faire retentir par les moyens de l’art. »    Pourtant, il est vrai que Camus, contrairement à Sartre, refusa toujours de soutenir l’indépendance de l’Algérie. On peut penser qu’il fut aveuglé par son attachement personnel à cette terre 1. Son expérience, ses sentiments l’ont conduit à négliger le devoir moral qu’il avait formulé. On pense alors à Folman qui, en dépit d’un discours simpliste en faveur de la paix, va chercher son Golden Globe à Hollywood pendant que l’armée de son pays met Gaza à feu et à sang, sans même dire un mot sur le sujet. C’est donc la cohérence entre le discours et les actes de Mograbi qu’il nous semble important de mettre en avant et de défendre.    Qui, de Mograbi ou de Folman est au service de ceux qui font l’Histoire ? Qui est au service de ceux qui la subissent ? La réponse ne laisse nulle place au doute. Hélas pour Mograbi, il se bat contre un État démocratique dont les citoyens approuvent les crimes à 90%. Dès lors, comment faire entendre sa voix ? Il semble que le combat soit, pour lui, perdu d’avance. Z32 et l’accueil qu’il reçoit dans son pays comme dans le reste du monde semblent le vouer à l’impuissance. Pour Mograbi semble venu le temps de l’amertume, lui qui a toujours cherché à ne jamais distinguer révolte politique et création artistique. À la fin de Pour un seul de mes deux yeux, il se rend sur place et met en scène sa colère et, déjà, son impuissance à faire changer les choses, à faire ouvrir la grille qui empêche les enfants palestiniens de rentrer chez eux après l’école. Avec Z32, il change de stratégie, continue d’une autre manière à se Pour un seul de mes deux yeux battre, mais l’ironie sardonique qui le caractérise est désormais teintée d’un certain lyrisme mélancolique (conféré par les chœurs et ses interrogations qu’il chante). Mélancolie liée à un certain découragement face à l’aggravation de la situation 2. Le ton désabusé 1  À ce sujet, lire l’article du Monde Diplomatique : Edward W. Said, « Albert Camus, ou l’inconscient colonial », Le Monde Diplomatique, novembre 2000. Consulté en ligne. <http://www.monde-diplomatique.fr/2000/11/SAID/14483> 2  « Je n’ai aucun espoir. La majorité de mes concitoyens ont soutenu l’offensive sur Gaza comme s’ils étaient victimes de leur propre propagande. Israël ne cesse de se droitiser. Avec ces élections, ce processus atteint son paroxysme et les extrémistes vont conduire le pays jusqu’au prochain bain de sang. Je ne suis absolument pas surpris, seulement triste. » Télérama n°3085.

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qu’il adopte désormais rappelle celui de Godard dans Notre musique dans lequel celui-ci filme l’impossibilité pour l’artiste de faire entendre la voix des prisonniers. Les poèmes sont déclamés dans une bibliothèque vide. Les Indiens errent comme des âmes en peine. Godard se rend encore à Sarajevo, mais il visite des ruines et continue à se mettre en scène dans la posture du vieux sage qui ne peut que se livrer à un agencement critique des images dans une leçon dont il a le secret. C’est ce qui reste aussi à Mograbi : filmer, questionner ces images.    On craint très fort que Mograbi ne suive la même voie et que lui aussi n’ait d’autre pouvoir que de déconstruire les images de crimes qui ont déjà eu lieu et qui continueront quoi qu’il arrive. On craint très fort qu’il ne se résigne au rôle de clown blanc d’Israël, tel Buster Keaton dans le Film de Beckett, terrifié par sa propre image, reflet d’une âme qui hante le peuple violent auquel elle appartient.    Dans son film, Godard reprend à son compte la formule de Camus dans Le mythe de Sisyphe : « Le suicide est la seule question philosophique vraiment sérieuse ». Il conte l’histoire d’une jeune femme révoltée qui se fait tuer par la police, en simulant un attentat-suicide. En guise de dynamite, son sac ne contient que des livres. Ainsi, Notre musique mettait en scène le sacrifice et le renoncement de l’homme (ou plutôt de la femme) révolté(e) face à l’absurdité du monde. Reste à espérer que cette sombre petite histoire ne quitte pas le champ de la fiction...

Raphaël Clairefond

L’attentat d’Olga    Dans Notre Musique, le geste désespéré d’Olga qui conduit à sa mort est un simulacre d’attentat-suicide qui se déroule dans un lieu symbolique : un cinéma de TelAviv. Le récit qui en est fait par l’interprète nous apprend que dans le sac avec lequel elle menace l’assemblée, il y avait des livres et non des explosifs. Il paraît difficile de ne pas lier le destin de ce personnage à celui des attentats palestiniens dont on entend généralement parler dans l’actualité. L’attentat-suicide a été l’une des formes de lutte extrêmement violentes privilégiée par les Palestiniens avant la fermeture d’Israël par des murs quasiment infranchissables. Récemment encore, un Palestinien lançait mortellement une pelleteuse contre des habitants de Jérusalem, utilisant pour arme un symbole de la destruction des habitations palestiniennes dans les territoires occupés. Ce terrible attentat-suicide semble marqué par la nécessité d’injecter de la fiction (celle des colons israéliens qui s’étendent tout autour de Jérusalem) dans le réel sordide, à la marge, où les Palestiniens se trouvent confinés et acculés. Pourquoi Godard choisit-il dans son film de faire porter cet acte de l’attentat (en tant qu’il est fictif) sur les épaules de la jeune Israélienne ? Il semble que le cinéaste tente ici, lui aussi, d’établir un pont entre la « fiction » et le « documentaire » dans la fiction du geste de la jeune fille comme seul et ultime salut possible de l’Israélienne révoltée, empruntant les réelles méthodes de lutte des Palestiniens, pour la paix. Jean-Mauriche Rocher

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‫طغض ةرجنط‬

Cocotte-Minute

Yadon Ilaheyya, Divine Intervention. Prix du jury au festival de Cannes en 2002. Depuis, son auteur Elia Suleiman a semble-t-il peu tourné ; il est revenu cette année en compétition à Cannes avec le film The Time That Remains. Le film est passé le même jour que le nouvel opus a priori abject de Gaspar Noé. Elia Suleiman se définit comme israélo-palestinien ; il est né à Nazareth. Intervention divine commence par une scène où des enfants de Nazareth pourchassent et poignardent un père Noël. Celui-ci, pour retarder ses poursuivants, sème les cadeaux derrière lui ; mais les enfants impitoyables n'ont en tête que leur proie. À Nazareth on ne croit plus trop au père Noël, surtout pas celui de Coca-Cola. Nulle fiction pour consoler un peuple privé d'existence. Survient Suleiman, qui semble proposer son propre corps et sa propre vie comme matière d'un nouveau récit.

Intervention divine, « Yadon Ilaheyya » ; traduire : « la main de Dieu ». Dans le film on a des mains qui se serrent, comme quand Elia aide son père à se relever ; des mains qui se caressent, s'entremêlent, se frôlent : c'est la seule intimité que l'on verra entre le héros et son amante. De belles mains délicates, d'un dessin et d'une grâce, d'une sensualité orientales, qui jouent à se toucher, à se blottir l'une dans l'autre. La main vient toucher une autre main, elle est là pour faire lien, transmission. La « main de Dieu » est quelque chose qui se transmet, et d'intermédiaire en intermédiaire, vient agir dans le monde.

La main d'Elia Suleiman n'est pas très douée pour l'action, lui-même peu tenté par le mouvement. Il a certes la face lunaire, les yeux saillants de Buster Keaton – en plus triste et plus fatigué – ; mais Keaton était un merveilleux cascadeur, l'un des plus grands maîtres au monde de l'art de la chute ; Suleiman se tient raide et droit face à la caméra, comme une question immobile, un reproche posé au milieu de l'espace de la vision. Corps encombrant, corps en trop, ne sachant pas quoi faire de lui-même. Parfois ne reste de lui qu'une silhouette noire venant obstruer le champ ; pour quoi faire ? Pour être aux avant-postes du voir. Voilà ce qu'il fait surtout : guetter, c'est un guetteur.

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1. Documentaire : divers aspects burlesques d'Israël et de la Palestine en 2000

Suleiman : Je ne crois pas du tout à la possibilité de rendre compte de la violence la plus grande en l’abordant de front, en en « faisant le portrait ». Si vous faites ça, alors vous êtes certain, esthétiquement, et politiquement, de rater votre cible : quand vous insérez l’image de la violence, vous devenez responsable des limites que vous assignez à la douleur subie par quiconque est torturé, passé à tabac, violé... C’est toujours impossible de connaître l’étendue de l’effroi, de la douleur ou de l’angoisse... Pourquoi prétendre représenter la douleur, alors qu’elle ne vous sera jamais accessible telle que l’autre la subit ? La seule possibilité pour moi, en fait, c’est de maintenir l’ambiguïté du rapport que j’entretiens à cette violence, en la faisant travailler. L’allusion, c’est pour moi cette procédure qui laisse le spectateur libre de ses interprétations, de son imagination, qui ne le prend pas en otage. Au cinéma, dès que vous montrez quelque chose, ce que vous montrez appartient dès lors au passé. C’est comme si vous disiez : « Ça a eu lieu, ils ont fait ça ainsi. » Montrer, c’est historiciser. Et c’est comme se débarrasser du problème. Alors que si vous ne faites que suggérer, vous signalez une puissance virtuelle d’actualisation, contenue dans cette suggestion.1

La violence qui se lève dans cette région du monde est celle de l'homme ayant perdu son séjour, condamné à la survie. Palestiniens emmurés vivants et sombrant dans l'asphyxie ; Israéliens présentés sous la forme du soldat et du policier, réduits à une pantomime stéréotypée, clones de clowns sadiques : toutes les formes de la maladie causée par un air irrespirable. On peut parler d'auto-intoxication d'un peuple. Suleiman parle de sa disparition. Que veut signifier la « disparition d'un peuple », sinon que le peuple palestinien devient israélien par la seule force d'acculturation, d'uniformisation de la technique, celle bureaucratique du papier d'identité n'étant pas moins redoutable que celle des chars. Mais dans ce rapt, le peuple israélien n'en devient pas moins palestinien malgré lui. Et cette fusion de deux peuples en un seul pourrait être la meilleure chose si elle n'était faite au profit d'une stérilisation, d'une déshumanisation qui maintient et fait proliférer toutes les séparations, tous les partages, jusqu'au point où le sang ou la religion deviennent les critères d'une ségrégation méthodique. À ce point de tyrannie, le peuple oppresseur voit ses propres valeurs dissoutes par le nihilisme auquel l'a amené la défense de ses intérêts. Si bien qu'il faut parler d'une double disparition, asymétrique : un peuple dévoré par sa faiblesse, l'autre par sa propre force monstrueuse.

Le burlesque de Suleiman fait partie du documentaire, il en est la matière même. Humour silencieux, fait non de jeux de mots ou de psychologie, mais de gags formels, fonctionnels, mathématiques ; comique de situation, mais de situations topologiques avant d'être existentielles. Tati, Keaton sont les auteurs auxquels se rattache Elia Suleiman. Ce sont eux qui produisent l'image la plus géométrique. Leur humour est exempt de tout pathos, contrairement à celui de Chaplin. Les intéressent la confrontation entre l'homme et la machine, et tous les états, toutes les postures par lesquels doit passer l'homme dans son effort d'adaptation à l'inhumain, contrairement encore au Chaplin humaniste. L'important n'est pas de filmer l'histoire mais le fait ; ici le documentaire et les moyens formels de l'œuvre sont indiscernables. On a un documentaire synthétique, produisant non pas des documents 1  Entretien avec Elia Suleiman, Vacarme, n°8.

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bruts mais des rapports, des recoupements de documents. Les scènes comiques forment une succession d'aphorismes, qui sont en même temps des coups d'œil, des prises photographiques de la réalité observée par le cinéaste, choisies pour leur pouvoir de concentrer l'expression la plus claire des rapports de force, des champs qui quadrillent l'espace où a lieu cette disparition d'un peuple.

On a le portrait d'un homme englué dans une action ralentie, les nerfs à vif, agité de comiques faux mouvements d'agacement et de mauvaise foi. Un homme suffocant, fumant à la chaîne jusque dans les couloirs de l'hôpital, croisant son infirmière clope au bec, ne se lassant jamais de faire pétarader son moteur devant sa porte. Il manque d'air : autrement dit il manque d'espace. Cet homme se tient immobile, en position de guetteur du temps qui passe et où il ne se passe rien, envahi par la raideur, l'inertie ; car tout l'air est parti dans la fumée noirâtre des cigarettes et des moteurs à explosion, il n'en reste plus assez pour les muscles et le sang. Plus d'air, plus de souffle, donc plus de parole. Le bruit des moteurs ne couvrira que le chant des oiseaux ; au-delà règne un absolu silence. Il y a dans Chronique d'une disparition une scène qui revient : une voiture s'arrête devant un bar, en descendent deux hommes, d'abord deux amis, puis un père et son fils ; le premier se précipite pour battre l'autre, qui se défend ; les mouvements sont théâtraux, mais les coups sont sans force ; on intervient pour les séparer avec de grands gestes. Puis ils remontent en voiture côte à côte et repartent. C'est là une risible singerie de la violence. La vraie violence c'est celle des cigarettes que les hommes fument à la chaîne pour s'accorder lentement au rythme de leur disparition programmée par asphyxie. La violence est retournée contre soi, contre son propre fils, contre son voisin. C'est un peuple qu'on nous montre comme privé de la possibilité de parvenir à l'âge adulte, enfermé dans une vie puérile ; privé de la possibilité d'une fondation quelconque, et de reprendre son existence à son nom ; une espèce de condamnation à l'état de mineur perpétuel.    Seul ou à deux, on reste assis à contempler en silence le spectacle de la rue déserte. Un commerçant passe des semaines entières sans voir un client. Il faut dix hommes pour tuer un serpent. Il y a toujours une disproportion entre la situation et l'action : un noyau d'abricot suffit pour désintégrer un tank ; mais un policier est incapable d'assurer la surveillance d'un aveugle, et doit même lui demander son chemin. C'est avec des mouvements de danseur que les garagistes se penchent sur le capot des voitures. Tantôt des moyens démesurés par rapport à la petitesse de l'action à accomplir, tantôt des moyens dérisoires pour une action gigantesque. Cela correspond à la manière dont Deleuze distingue entre Chaplin, dont le burlesque renvoie à une petite forme Action-Situation-Action', et Keaton qui parvient à inventer un burlesque reposant sur la grande forme organique, épique SAS' : « Il ne s'agit plus d'une petite différence qui va faire valoir des situations opposables, il s'agit d'un grand écart entre la situation donnée et l'action comique attendue (loi de la grande forme). »2 L'important, ce qui se vérifie, c'est que, comme chez Keaton et Tati, ça marche, tout fonctionne. « Pas de catastrophes burlesques chez Tati comme on peut encore en voir chez les Américains : The Party de Blake Edwards, mais plutôt une fatalité de réussite qui évoque Keaton. Tout ce qui est entrepris, prévu, programmé, marche et, si comique il y a, c'est justement dans le fait que ça marche. »3 La machine fonctionne toujours, voilà la morale glaçante de ces « comiques » ; car chez Suleiman, la technique est l'outil de la disparition, son moyen et peut-être sa cause, étant animée d'une « volonté », d'une tendance à étendre son fonctionnement jusqu'à s'emparer de la matière vivante. 2  Gilles Deleuze, L’Image-Mouvement, page 238. 3  Serge Daney, « Eloge de Tati », La Rampe.

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2. Fiction : autoportrait en cocotte-minute

Suleiman : After that I start to build tableau after tableau, like you pigment it, and when I feel that every tableau is weighty enough, is potentially multilayered – it's something I feel, it's just a sense – then it becomes a scene. I do another one, and another. . . and then at a certain moment, I have all these scenes, like the cards like you saw in the film, and I start to do a kind of poetic montage. I discover the narrative as I go along. I do not preconceive a narrative, I cannot start by saying, "I'm going to make my next film about . . ." No, no. It's just from my daily notes, like a writer takes notes and then tells you afterward, in the reductive sense, what the story line is. What is Divine Intervention about? It's about a man who's losing his father, who is dying, and he's losing the woman, who's on the other side of the border. But it's not really about that, in fact. I mean I speak near the subject, I never really talk about it – I don't have that presumption . . .4

Le film raconte aussi une fiction, l'autofiction d'Elia Suleiman. Toutes les observations photographiques de la vie quotidienne en Palestine, toutes les saynètes burlesques saisies par l'œil d'Elia, relèvent de la description dans la mesure où il n'y a pas de capitalisation narrative, pas d'accumulation d'un suspens ou d'un enjeu. C'est sans doute schématique de dire cela, car ces saynètes sont prises dans une structure qui les reprend, les répète, les varie, les ordonnant selon une logique qui contient déjà un discours. Un homme attend à un arrêt de bus, le voisin vient lui crier, l'air mécontent, que le bus ne passe plus ici, mais il ne bouge pas ; ce n'est qu'à la troisième répétion qu'on nous montre le contrechamp, la femme sur son balcon que l'homme attend désespérément. Au milieu de ces récits secondaires, il y a au premier plan le récit principal, qui nous est narré en ellipses et pointillés, dans les marges de la description. Ce récit est celui, quasi-épique, du destin d'un « héros ». Le personnage de cinéaste muet joué par Suleiman est un personnage épique au sens où le héros keatonien l'était : personnage allant à la rencontre du monde et appelé à lutter contre l'univers déchaîné.

D'un point de vue psychanalytique, le scénario de ce récit serait : la maniaco-dépression du prisonnier. Le prisonnier a perdu l'espace, est enfermé dans le temps. La métaphysique est l'affaire du prisonnier. Son esprit joue avec les essences et les Idées, qui deviennent réelles par leur absolue absence. Le prisonnier n'a plus que le passé. Obligé de venir sans fin le repeupler, il investit son arbre généalogique, réinvente l'histoire de sa race et de sa tribu à la mesure de ce dernier temps qu'il incarne, celui de sa condamnation. Tout devait donc finir ainsi ; tout a déjà eu lieu. Ainsi dernier témoin de son peuple, il en est le dernier membre à disparaître. Mais bientôt il caresse le rêve de sa sortie, et devient alors, l'espace d'un rêve, le recommencement de l'histoire.

Soit donc un cinéaste, Elia, vivant à Jérusalem-Est, dont le père malade vit à Nazareth, et la femme qu'il aime à Ramallah. L'histoire se construit autour de ces coordonnées spatiales : le couple est séparé par une frontière matérialisée par le checkpoint. C'est une frontière qu'on 4  « Dialogue with Khalil Rabah », Khalil Rabah catalogue, Gallerie Anadiel, 1998, p.25, Journal of Palestine Studies XUX, n° 2 (Winter 2000), pp. 95-101a.

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ne peut franchir que dans un seul sens : l'héroïne ne peut rejoindre le héros à Jérusalem. Leur amour se voit ainsi interdit. Le récit se scinde en séquences vraies et séquences fantasmées. Elia, en déshérence de son monde, tend à se vivre comme personnage de fiction : sa première scène dans le film est celle où il fait exploser un char avec un noyau d'abricot. Plus tard, le héros reviendra seul, de plus en plus figé derrière l'écran de son pare-brise, apercevant tout ce qu'il y a à voir de son pays dans ce nœud du trafic, cet axe, ce point de fuite. Ce checkpoint n'est pas une métaphore ; c'est physiquement le point où la rencontre a lieu, le lieu de toutes les rencontres, la frontière. C'est un peu comme dans The Matrix des frères Wachowsky, les pilotes du vaisseau de la résistance ont appris à lire sur leurs écrans à quels événements renvoient les lignes de code informatique ; ils ne voient plus ces lignes mais les scènes qu'elles signifient. Les héros des deux films ont plusieurs points de ressemblance : vêtus de noir, leurs gestes lents, hiératiques indiquent un pouvoir caché, une assurance secrète. Ils sont à la fois de ce monde-ci et d'ailleurs, ce qui leur donne d'étranges pouvoirs. L'héroïne, par le seul pouvoir de sa beauté, franchit le checkpoint sous les yeux des soldats ; son mouvement atteint un tel point de grâce qu'il tranche l'air autour d'elle, et fait s'effondrer un mirador.

Dans la scène la plus connue du film, à laquelle Godard donne un malus dans Vrai faux passeport, l'héroïne, muée en guerrière à la fois terroriste, ninja, figure christique (la couronne d'épines est remplacée par une couronne de balles de fusil), démolit une escouade de Tsahal et fait exploser un hélicoptère. Elle se bat avec des fléchettes ornées du croissant et de l'étoile, et un bouclier en forme de carte d'Israël ; son voile lui sert à enlever un fusil des mains de son ennemi. Les effets spéciaux médiocres et délibérément maladroits annulent en la discréditant la violence représentée. On enchaîne sur le héros seul dans sa cuisine, pleurant car occupé à couper des oignons : cette guerre est un mauvais rêve. Le terrorisme prend ici la forme du canular, il s'agit de stigmatiser ceux qui s'attaquent à un tank avec un noyau d'abricot. La logique de la scène c'est que les terroristes n'ont que des symboles à opposer aux armes réelles de leur adversaire. De là le syncrétisme, façon pot-pourri, qui fait se réunir les ninjas, le Christ, l'Islam, le drapeau de la Palestine, la figure de la femme et le contour de la carte d'Israël. C'est la grande braderie des symboles, un iconoclasme consistant à dresser le tableau des « adversaires symboliques » d'Israël, qui démontre par l'absurde que cette lutte épique n'est qu'un prétexte à faire jouer la force. Ce qui fait la puissance de la technique c'est de ne pas avoir de nom, pas d'histoire, pas de visage. À cela s'oppose dérisoirement la puissance des symboles. Le « terrorisme » c'est déjà toute la fiction, toutes les histoires venant enrayer, gripper la rationalité de la machine.

Au terme de sa vision, Elia se retrouve chez lui, assis dans la cuisine à côté de sa mère. Ils font face à une cocotte-minute qui siffle sur le feu. Auparavant à cette place c'était le père qui se tenait immobile ; il était la figure même du stoïcisme, encaissant sans un mot les mauvaises nouvelles apportées par le courrier. La mère prévient le fils qu'il est temps d'arrêter le feu. Avant l'explosion. La vie du père de Suleiman lui apparaît comme un territoire, un lieu qui le protégeait en l'enracinant quelque part. Et cela, non pas en vertu d'un récit ou d'une foi, mais par la simple matérialité de son corps qui tenait droit. Privé de ce dernier lieu, de ce dernier point d'appui, Elia semble ne voir plus rien à quoi s'accrocher pour empêcher l'inexorable catastrophe.

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3. La machine de Keaton

La scène qui s'oppose à celle-ci est celle où les héros vont utiliser le leurre constitué par un ballon rouge orné du visage de Yasser Arafat pour distraire l'attention des soldats et franchir le checkpoint. Les soldats indécis n'osent pas tirer sur le ballon qui s'envole gracieusement pour venir se poser sur le sommet du Dôme du Rocher. Ainsi le leurre, la baudruche, est préservé, vient couronner la coupole dorée. Ceci renvoie à Chronique d'une disparition : on y voit également la compagne du héros cinéaste s'engager sans lui dans une résistance qui prend la forme du canular. Dans un cas les policiers regardent le ballon au lieu de la voiture des héros, dans l'autre ils arrêtent un mannequin à la place de la terroriste qu'ils étaient venus chercher. Il y a ici l'affirmation du cinéaste qu'en un certain point la fiction vient forcer le réel et détourner son cours. On retrouverait la vision « machinique-anarchiste » de Keaton, que Deleuze oppose au socialisme « humaniste-communiste » de Chaplin. C'est un modèle politique qui se pose ici comme résistance à la disparition d'un peuple entraînée par l'usage de la technique. « Les deux formes essentielles du gag chez Keaton, le gag trajectoire et le gag machinique, sont les aspects d'une même réalité, une machine qui produit l'homme sans mère ou l'homme de l'avenir. Le grand écart entre la situation immense et le héros minuscule sera comblé par ces fonctions minorantes et ces séries récurrentes qui rendent le héros égal à la situation. »5

Le couple est pris dans l'agencement voiture-route-checkpoint-papiers d'identité-soldats. Il y a la machine d'État, bureaucratique et militaire, qui les sépare : lui est Israélo-Palestinien, installé à Jérusalem-Est en tant que cinéaste primé dans les festivals internationaux, Palestinien intégré, mais au prix du reniement d'une partie de lui-même : à la fois la fierté patriotique du père et la langue maternelle lui font défaut (il ne parle pas, peut seulement regarder). Elle, Palestino-Israélienne, est à Ramallah, territoire non seulement spolié mais occupé, soumis au quadrillage militaire. Dans Chronique d'une disparition, l'amie d'Elia se voit refuser le droit de trouver un logement à Jérusalem à cause de son nom arabe. Leur amour essaie de traverser la machine d'État, de la subvertir, de lui accoler une machine désirante. « Ce sont les mêmes machines, mais ce n'est pas le même régime. »6 L'élément en plus, la fonction minorante qui rend possible le détournement de la machine à l'usage du couple, est le ballon rouge sur lequel est dessiné le visage de Yasser Arafat. C'est cette baudruche qui dans un montage dadaïste va permettre de superposer la machine désirante à la machine sociale. Est ainsi réalisé « le rêve de Keaton, prendre la plus grande machine du monde pour la faire marcher avec de tous petits éléments, la convertir ainsi à l'usage de chacun, en faire la chose de tout le monde ».7 « Dans La Croisière du Navigator, la machine, ce n'est pas seulement le grand paquebot par lui-même : c'est le paquebot pris dans la fonction minorante où chacun de ses éléments, destiné à des centaines de personnes, va être adapté à un couple tout seul et démuni. »8

Le héros suleimanien parvient sans doute à entraîner « l'intervention divine », soit la fonction minorante qui lui permet de détourner à son usage la force neutre de la machine 5  Gilles Deleuze, L’Image-mouvement, p.242. 6  Gilles Deleuze, Felix Guattari, L’Anti-Oedipe, p.480. 7  Gilles Deleuze, L’Image-mouvement, p.241. 8  Gilles Deleuze, L’Image-mouvement, p.240.

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pour franchir la frontière avec l'héroïne. Mais une fois cela accompli, pourquoi le couple est-il voué à la séparation ? D'autre part, le héros Elia est totalement muet, c'est-à-dire incapable d'utiliser la langue maternelle ; pourtant, le dernier plan du film le montre assis à côté de sa mère, faisant face à l'endroit où se tenait le père avant de mourir, et où il n'y a plus à voir qu'une cocotte-minute sur le feu. C'est que sans doute, Elia Suleiman ne peut que s'en tenir au constat de l'inéluctabilité de la catastrophe. Ce à quoi il est parvenu, c'est peut-être à gagner un peu de temps, un peu de ce Temps qu'il reste, le titre de son dernier film. Il faut bien sûr comprendre que la situation n'est pas la même pour Keaton et pour Suleiman. Keaton a été engagé dans la Première Guerre mondiale comme soldat, mais il n'a en rien vécu le drame de l'occupation permanente et de la disparition d'un peuple.

4. Anabase

Suleiman : At present, my space is purely illusory and I cannot even conceptualize it. I am living a kind of interiority where the notion of space is not accessible. I just arrived from Nazareth, for example, but I cannot recall a single image, a single geographic trace of the voyage. The notion of space for me is mixed up with identity. It is true that I have always questioned the problem of identity, in all its aspects – identity and its negation, identity and its position, identity and otherness. But now, I have the feeling that the notion of identity – my identity as a Palestinian – has lost its meaning as a point of departure for my work, at least in political terms.9 En fait, vous savez, pour moi, il n’y a pas de terre-patrie ; la seule « patrie », c’est la mémoire, et la mémoire, ce sont d’abord des corps.10

Si la partie « documentaire » ou descriptive du film paraît correspondre à la description d'une telle machine à produire l'homme de l'avenir, celui du « machinisme-anarchisme » keatonien, la partie fictionnelle du film semble prendre le chemin inverse d'une reœdipianisation humaniste. Quelle est donc cette histoire qui nous est ici narrée ? On pourrait l'appeler : anabase. C'est l'histoire du retour au foyer.

Tout d'abord la séparation tranchée entre la réalité et le fantasme donne un coup d'arrêt à la machine. C'est en termes esthétiques que surgit en premier lieu ce problème : le corps épique de l'héroïne se rattache trop, quand elle franchit le checkpoint, à une plate soumission aux valeurs occidentales, modernes et bourgeoises de la féminité : ses talons aiguilles, son tailleur crème, ses lunettes de soleil lui donnent un air bien prosaïque, qui ne se concilie pas du tout avec l'hypothèse d'un corps de grâce illuminant le réel. Une telle remarque ne constitue-t-elle qu'une indélicatesse, un manque de goût de la part du critique ? Mais c'est bien l'auteur Suleiman qui semble avoir perdu la magistrale acidité avec laquelle il dévisageait 9  « Dialogue with Khalil Rabah », Khalil Rabah catalogue, Gallerie Anadiel, 1998, p.25, Journal of Palestine Studies XUX, n° 2 (Winter 2000), pp. 95-101a. 10  Entretien avec Elia Suleiman, Vacarme, n°8.

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ses compatriotes : il veut réconcilier de force des tendances trop contraires, et son génie du bricolage ne suffit plus à assembler ces éléments épars. Lui manque-t-il une certaine critique de la part maudite de l'Occident, dans l'empressement qu'il montre à vouloir prouver qu'un pont naturel est possible entre les cultures ?

Lui dont le secret est de ne jamais parler, et de laisser le silence régner dans ses films, emploie la musique d'une façon appuyée. La bande originale du film est une collection de morceaux mélangeant une influence orientale, dans le chant et la mélodie, et une influence moderne, avec des rythmiques de dancefloors : on y trouve le DJ Amon Tobin, ou Mirwais, l'expunk français devenu producteur pour Madonna. Lui faisons-nous alors un procès d'impureté ? C'est peut-être sa grande force comique de savoir que le cinéma est un art impur. Nous notons simplement cette tendance, un peu systématique à chercher le cross-over musical, le syncrétisme pop un peu forcé. D'ailleurs cette envahissante bande son recouvre uniformément les scènes de fantasme et les scènes diégétiques : le I Put A Spell on You de Natacha Atlas sur la scène « réelle » où Elia défie du regard l'automobiliste au drapeau israélien, Amon Tobin sur la scène fantasmée où le checkpoint s'effondre.

Le trait d’Elia Suleiman semble alors manquer de netteté. Le « corps glorieux » est manqué, il est mi-figue mi-raisin. C'est peut-être qu'il n'a pas pris la mesure exacte de ses moyens. Il y a une scène dans Chronique d'une disparition, où des soldats pénètrent chez lui alors qu'il est en pyjama. Les soldats en ordre de commando et formation serrée bondissent à chaque porte pour surprendre l'occupant selon les règles ; Elia se tient au milieu, passe et repasse devant eux mais rien à faire, ils ne le remarquent tout simplement pas : il passe visiblement sous la barre de leurs capteurs de danger potentiel. Cette scène injecte le personnage Elia dans son propre dispositif burlesque : pour une fois il n'est pas qu'un œil photographique, mais un corps, dont la particularité est de dégager une menace zéro. Et c'est bien de ce point de vue qu'il incarne un étrange corps épique. Elia Suleiman se filme inlassablement, comme s'il sentait un mystère autour de son visage. C'est qu'il est, comme celui de Keaton, d'une étrange beauté, à la fois grave et léger, viril et doux. C'est sans aucune emphase sur le sex appeal qu'il aurait pu, sans doute, réaliser l'exploit de passer le checkpoint sous les yeux des soldats : ils ne l'auraient pas aperçu, comme s'il avait cet art du danseur immobile, cet art de devenir gris, de se fondre dans le décor, pas caméléon pour autant mais plutôt, homme sans particularités, homme simple. Au lieu de la machine sans mère des dadaïstes et de Keaton, on le retrouve à la fin assis à côté de sa mère, à pleurer son père. On ne peut tout de même pas lui reprocher son humanisme. Mais cette volonté d'unir les contraires fait sans doute manquer au film sa pleine puissance ; et c'est sans doute pour cela qu'il s'attire autant les faveurs des bonnes âmes des festivals.

balthazar claës

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Que peut le cinéma ?

Israéliens, Palestiniens, que peut le cinéma ? (carnets de route) Janine Halbreich-Euvrard Éditions Michalon, 2005 318 pages

Nous pouvions difficilement mettre en œuvre un dossier ayant pour thème le cinéma et les conflits au Proche-Orient sans évoquer le livre somme de Janine Halbreich-Euvrard, Israéliens, Palestiniens, que peut le cinéma ? (carnets de route). Tombé dessus totalement par hasard dans les rayons d'une bibliothèque que je fréquente au moment de la préparation du troisième numéro des Spectres, l'ayant emprunté et lu, je vais tenter de vous en proposer un rapide résumé.    À l'origine de projets culturels et de rencontres cinématographiques nouvelles qui avaient pour but de promouvoir les cinémas israélien comme palestinien dans l'hexagone à partir de la fin des années 70, l'auteur, taraudée comme beaucoup d'Occidentaux par le bien-fondé de ne s'intéresser qu'à distance à la réalité locale des conflits et des luttes, décide de partir, sur une opportunité, en Palestine puis en Israël, pour voir, par elle-même. Le voyage a lieu en 2004.    Le livre se compose de trois types de contenus principaux qui s'imbriquent les uns dans les autres. Il y a, d'une part un carnet de route de Janine Halbreich-Euvrard dans lequel elle revient brièvement sur son périple au jour le jour, d'autre part une collection d'entretiens avec des cinéastes palestiniens et israéliens, et enfin quelques analyses cinématographiques ou historiques proposées par des universitaires ayant les mêmes origines.    Entre les entretiens, Janine Halbreich-Euvrard évoque ses rencontres avec les cinéastes et les vives émotions qu'elle a ressenties en visitant les Palestiniens puis les Israéliens, se focalisant plus particulièrement sur l'accueil des populations locales. Son arrivée dans l'État d'Israël, après son passage en Palestine, ne peut qu'être un choc amer qu'elle évoque aussi. Ce carnet de route, écrit très simplement, sans aucune volonté de faire du style, reste assez agréable à lire. On sent Janine Halbreich-Euvrard fermement décidée à tordre le cou aux clichés en décrivant ce qu'elle a réellement vécu durant son séjour là-bas. Ces pages de témoignage jouent le rôle de discrète charnière subjective entre les différents entretiens.

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Ceux-ci sont séparés en deux parties distinctes qui correspondent donc au parcours de Janine Halbreich-Euvrard. D'abord la Palestine, après Israël, moitiémoitié. Ce choix de partager en deux suivant une logique territoriale peut être discuté mais il apparaît bien vite que la plupart des artistes s'accommodent bien peu de cette séparation qui perd toute évidence au fur et à mesure de la lecture du livre. Les Israéliens parlent principalement des Palestiniens, ils revendiquent pour la plupart une sorte de flou identitaire (entre sépharades et ashkénazes en particulier), les Palestiniens des territoires occupés s'intéressent beaucoup au sort des Palestiniens d'Israël, etc. Chaque entretien est précédé d'une courte biographie des cinéastes. Janine Halbreich-Euvrard présente ces entretiens, non pas sous la forme habituelle du question/réponse, mais plutôt sous une forme libre qui laisse la parole continue à des cinéastes qui n'ont pas souvent l'occasion d'exprimer leur point de vue, même et surtout en pratiquant leur art. Revenant sur leurs parcours respectifs, dressant un état des lieux de leur contrée et du cinéma qui s'y pratique, ils en viennent généralement à répondre, à leur manière, à la question du titre du livre : Israéliens, Palestiniens, que peut le cinéma ?. Tout en découvrant des cinéastes pour la plupart méconnus par ici, on apprend des choses très intéressantes, notamment sur le fonctionnement de la machine de propagande et de censure israélienne. Ula Tabari, par exemple, nous explique la polémique qui eut lieu en 2000 lorsqu'on se rendit compte qu'« on pouvait enseigner l'œuvre du poète Mahmoud Darwish dans les écoles juives, car il est important de connaître son ennemi, mais qu'elle est interdite dans les écoles arabes, où le ministère jugeait inutile pour les enfants palestiniens de connaître leur origines, cela pourrait leur donner une force qui deviendrait un danger pour Israël. »    Plus loin, le journaliste Daoud Kuttab apporte des précisions particulièrement éclairantes sur le mode de fonctionnement des médias occidentaux vis-à-vis du conflit : « (...) Lorsqu'un Israélien se fait tuer, la télévision française a une équipe sur place, le cinéaste et le producteur rendent visite à la famille de la victime et en font un reportage. Lorsque quelqu'un meurt à Jénine, les télévisions se contentent des images d'agences. Or les agences emploient des cameramen amateurs, peu entraînés, formés pour faire de la nouvelle, très bas de gamme. On leur apprend à placer la caméra, à la maintenir en place et à filmer ce qui se passe dans la rue : qui a lancé la pierre, qui a été tué, voilà tout. Pas de construction, pas d'humanité. Lorsque vous regardez TF1, 80% des images que vous recevez sur la Palestine proviennent des agences tandis que 80% des images israéliennes ont été filmées par l'équipe de TF1, c'est-à-dire par des professionnels : ce ne sont pas que des nouvelles, des images et des mots, il y a une histoire et des êtres de chair et de sang. Les images palestiniennes sont toutes les mêmes : des enterrements, des destructions de maisons, des tirs et rien d'autre. Les différentes localités sont difficilement accessibles, les rédacteurs des agences de nouvelles disent à leurs journalistes de leur donner la fusillade du jour, la violence du jour. C'est le thème des nouvelles quotidiennes. Je pourrais décrire les images les yeux fermés. »    Nurith Gertz et George Khleifi, pour leur part, décryptent pour nous une page d'histoire du cinéma palestinien en revenant sur les films dits de « barrages routiers », les replaçant dans leur contexte. Ils reviennent longuement sur les différents traitements des symboles nationaux par les cinéastes palestiniens (analyse poursuivie quelques pages plus loin avec une étude sur les films d'Elia Suleiman1). 1  Lire également p. l’article de Balthazar Claës.

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Le grand nombre de cinéastes féminines engagées invitées à s'exprimer décale discrètement mais intentionnellement la lutte anti-impérialiste palestinienne, lui fait prendre une bifurcation féministe. Le mot qui revient dans la bouche du plus grand nombre de cinéaste est « optimisme ». Derrière l'évidence qu'un film ne peut pas, seul, changer le monde, il y a des deux côtés l'espoir qu'il change, ouvre sans radicalité les regards et les esprits des spectateurs sur la situation locale, mais aussi plus généralement sur le monde. « Je n'ai jamais cru que le cinéma ou le théâtre pouvaient changer les choses. Mais les artistes sont parfois trop modestes. Les réactions des différents publics m'ont donné beaucoup d'énergie. Nous avons eu la chance d'avoir une histoire à raconter, pas parce que nous étions si malins ou de si bons cinéastes, mais la vie nous a donné l'occasion de raconter une histoire qui pourra peut-être changer, dans un milieu restreint, toutes proportions gardées, certaines idées reçues », affirme, par exemple, Juliano Mer Khamis.    Accompagnée en début de voyage par le cinéaste français Dominique Dubosc, Janine Halbreich-Euvrard lui donne aussi la parole. C'est avec une grande honnêteté que celui-ci décrit son parcours d'intellectuel occidental, avouant son soutien inconditionnel à Israël avec la majorité des intellectuels de son époque au moment où sa construction ressemblait encore dans les discours officiels à quelque chose comme une utopie socialiste, avant de basculer, tard, lors d'un voyage, comprenant alors clairement la situation réelle, expurgée de toute la propagande médiatique pro-israélienne.    Pour finir, confirmons que ce livre est assez complet en notant que des filmographies palestiniennes et israéliennes remarquables se trouvent en fin d'ouvrage. Elles permettent aux lecteurs curieux de partir à la recherche des films des cinéastes passionnants qui s'y expriment.

Jean-Maurice Rocher

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De la pratique et de la contradiction

Clint Eastwood / Spike Lee Textes de Stéphane Belliard et Jean-Maurice Rocher

Pas de miracle pour les Spectres, Clint

Étendard de la mémoire

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Pas de miracle pour les Spectres, Clint

« Eastwood ne filme pas avec les spectres... » Borges, dans le topic Absent from history : the black soldiers at Iwo Jima... sur le forum des Cahiers du cinéma.    Un doute est réapparu pendant le festival de Cannes 2008 lorsque Spike Lee lança sa polémique sur Eastwood (lire ci-contre) : celui qui, au cours des années 60/70, passait auprès du spectateur lambda pour un homme de droite limite facho, celui qui à l’orée des années 80 devint un cinéaste accompli aux yeux de la critique, celui qui au cours de cette dernière décennie devint le cinéaste américain de référence non seulement chez les cinéphiles mais aussi auprès du public (il est maintenant presque l’égal de Spielberg en terme de popularité), celui-là donc, revêtit à nouveau l’habit de la suspicion idéologique chez certains, comme à la grande époque de l’inspecteur Harry. Et comme si cela ne suffisait pas, il apporta son soutien au vétéran du Vietnam Mc Cain pour l’élection présidentielle américaine de 2008. Bizarre, vous avez dit bizarre ?    Alors ? Quid de cette polémique entre Eastwood et Lee ? Depuis longtemps, depuis Bird pour être précis, les deux cinéastes avaient des comptes à régler. Pour Spike Lee, Flags of our Fathers1 relançait leur querelle et donnait à voir un archétype de la représentation des Noirs dans l’armée américaine. Pour Lee la question est : les Noirs n’auraient-ils pas le droit à la fiction, à la glorification, à la mythologie américaine ?    « The white tree » disait Borges à l’époque sur le site des Cahiers dans le topic resté célèbre cité en exergue de cet article. « Le péché originel » (la culpabilité) disait le personnage du metteur en scène interprété par Eastwood lui-même dans White Hunter Black Heart et inspiré de John Huston et John Ford. Culpabilité : le mot est lâché. Le héros chez Clint se sent coupable mais seulement parce qu’il est seul, abandonné et vieux.    Dans Gran Torino, par exemple, l’histoire commence par deux rituels se déroulant côte à côte : le premier dans une famille d’origine asiatique (des Hmongs pour être plus exact), l’autre chez d’anciens immigrés polonais dont Walter Kowalski (Eastwood) est le patriarche (et qui n’a plus rien d’une famille d’exilés : il n’y a qu’à voir la manière dont se comportent ses petits-enfants). Ce dernier, secoué qu’il est par la perte de sa femme, ne se rend pas compte du baptême (ou du moins ce qui semble être un équivalent du baptême chrétien) que célèbrent ses voisins, et les traite de barbares. Dans le plan 1  Suite à la polémique, de nombreux historiens de l’autre côté de l’Atlantique se penchèrent sur le sujet et s’accordèrent pour dire qu’il y eut entre 700 et 900 Noirs qui débarquèrent sur l’île d’Iwo Jima sur les 70 000 soldats présents et que ceux-ci restèrent loin des lignes de front. Mais pour Yvonne Latty, professeur à l’université de New York et auteur d’un livre sur les anciens combattants noirs, ces soldats ont ainsi joué un rôle clé à Iwo Jima. Ils « faisaient le boulot le plus dangereux », a affirmé l’historienne à Time Magazine.

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La polémique entre Spike Lee et Clint Eastwood :

suivant, nous voyons la grandmère asiatique s’inquiéter que sa fille ne se remarie pas et que personne dans la maison ne puisse tenir la place du gendre disparu. Elle pense que Thao, le dernier homme de la famille, n’a pas les épaules pour une telle fonction. Il faut un père pour ce jeune homme, père qui est son point central, absent, perdu. Thao se cherche des valeurs et des repères moraux. Eastwood va petit à petit se transformer    Réplique cinglante et glaçante de maître Eastwood dans The Guardian en père symbolique pour lui, va (http://www.guardian.co.uk/film/2008/jun/06/1), quelque temps plus tard : lui apprendre tout ce qu’il sait « L’histoire est celle de Flags of our Fathers (les drapeaux de nos pères), la de la vie : les codes de bonne fameuse photographie du planter de drapeau, et les soldats noirs n’y ont pas participé. Si j’avais ajouté un acteur afro-américain, les spectateurs auraient conduite, les codes amoureux, dit : Ce type a perdu la tête ! Ce n’est pas la réalité historique. (...) Qu’est-ce les codes du respect et du qu’on doit faire ? (À propos de Changeling). Expliquer toute la situation ? Faire en sorte que cela ressemble à une pub pour l’équité entre les peuples ? Ce langage et lui donner quelques n’est pas mon truc. Je fais les choses de manière crédible, comme elles étaient clefs et quelques outils. On réellement. Quand je tourne un film à 90% noir, comme Bird, alors j’engage apprendra un peu plus tard de 90% d’acteurs noirs. Spike Lee se plaignait quand j’ai fait Bird : pourquoi un type blanc ferait ça ? J’étais le seul gars à faire ce film, voilà pourquoi. Il aurait la bouche de la sœur de celuipu le tourner à ma place. Mais il était sur autre chose. » Plus loin dans l’article, ci, Sue, que les Hmongs sont il s’emporte sur Lee : « Un mec comme lui devrait fermer sa gueule ! ». un peuple qui vient des régions    Lee sur le site Internet d’ABC News fit front : « Pour commencer, Clint montagneuses du sud de la Eastwood n’est pas mon père et nous ne sommes pas dans une plantation Chine, de la région du Guizhou de coton. C’est un grand metteur en scène. Il fait ses films, je fais les miens. Mais je ne l’ai pas attaqué personnellement. Et sa remarque comme quoi je au nord du Vietnam et du Laos ferais mieux de me taire, allons, allons, Clint. On dirait un vieux type aigri, pour être plus précis. Une partie là. S’il le souhaite, je peux réunir des Afro-américains qui ont combattu à Iwo Jima et il pourra leur dire que ce qu’ils ont fait là-bas était insignifiant et des Hmongs qui ont combattu qu’ils n’ont pas existé. Je n’invente rien. Je connais l’histoire. Et je connais avec les Américains a migré aux l’histoire d’Hollywood et la manière dont les millions d’Afro-américains qui se États-Unis lors des persécutions sont battus pendant la Seconde Guerre mondiale ont été oubliés. » d’après-guerre. « J’ai plus de points communs avec ces Jaunes qu’avec toute ma famille » se dit Kowalski devant la glace (miroir dont on reparlera tout à l’heure), tout en crachant du sang. Ce geste rappelle l’oncle chanteur de Honkytonk Man et peut-être l’oncle Sam : « Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous mais plutôt ce que vous pouvez faire pour lui. » Une chose interpelle dans ce sens, plus tard, lors d’une scène sur la terrasse de la maison hmong ; Sue dit à Walt : « Vous ressemblez à notre père mais en mieux, en moins traditionaliste, enfin en plus américain quoi. » Tout est là. Il est dit ici la quête de cette famille et celle de Kowalski : la recherche d’une route, d’une voie(x) dans ce territoire ; une recherche de la paix intérieure. Que puis-je faire pour avoir la paix ? La bannière étoilée installée juste devant la maison du vieil homme et filmée de manière incessante se pose là comme un début de réponse.    Rappel des faits : la polémique débuta à Cannes lors de la présentation par Spike Lee de Miracle at Santa-Anna. Ce film est consacré aux Buffalo Soldiers. Ce nom est celui du premier bataillon entièrement constitué de Noirs-américains. L’action principale du film se déroule en Italie pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais que venait faire alors Clint Eastwood dans la promotion de ce film ? Beaucoup de choses et celle-là particulièrement : montrer que le cinéma américain vit encore avec des spectres innombrables et surtout avec le spectre de l’absence de personnages afro-américains dans les films de guerre. Ce que critique Spike Lee dans Flags of our Fathers et Letters from Iwo Jima : « Il y avait beaucoup d’Afro-américains qui ont survécu à cette guerre et qui n’ont pas apprécié que Clint ne les représente pas dans ses films. C’était sa version : le soldat noir n’a pas existé. J’ai une version différente. Clint Eastwood a fait deux films sur Iwo Jima qui durent plus de quatre heures en tout, il n’y a pas le moindre acteur noir à l’écran. Si vous autres journalistes aviez des couilles, vous lui demanderiez pourquoi. Je ne sais pas du tout pourquoi il a fait ça... Mais je sais qu’on lui a fait remarquer et qu’il aurait pu changer cela. Ce n’est pas comme s’il ne savait pas » disait Spike Lee à l’époque.

L’absence est devenue la grande figure elliptique des films du cinéaste. Comment renouer le dialogue quand un être vient à nous manquer ? Voilà d’où partent ses dernières oeuvres (et Changeling porte concrètement en lui ce scénario originel). Pourquoi me direz-vous ? La mort est proche, l’acteur, le réalisateur se confesse et se confie. Rôdent tous les fantômes de son cinéma ainsi que ses démons. C’est sûrement pour cela que certains, ici-même, qualifient

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Eastwood de fasciste : c’est qu’une partie de l’homme lui-même se sait fascisante, tendant vers le racisme. Dans Gran Torino on entend beaucoup le terme gook2 pour désigner les Hmongs. Qu’entend-on encore par là ? Qu’Eastwood eut beaucoup de copains de régiment dans sa « vraie life » qui périrent en Corée (lui ne fut soldat que sur le sol américain et ne participa à aucune guerre). Sûrement employa-t-il le terme gook comme tous ses camarades. Dans les scènes chez le coiffeur, c’est ce langage de l’armée qui est utilisé. Que l’on se rappelle ici Heartbreak Ridge, le personnage d’Eastwood y était quelque peu raciste et son langage plutôt fleuri ressemblait en tout point à celui mis en avant dans ces scènes de Gran Torino. Eastwood lui-même a déclaré que Kowalski ressemblait non pas à Harry Callahan mais au Maître de guerre.    En fait, le cinéaste se dit dans Gran Torino, se raconte et se la raconte aussi peut-être un peu : « Je veux voir la vérité en face, ne pas me la voiler, voir la mort en face. » En sa toute fin, Kowalski piège Thao qu’il a pris sous son aile : il l’emprisonne dans la cave pour aller rejoindre la mort. Il se confesse au jeune Hmong, lui dit qu’il a tué des kids de son âge. Thao devient le prêtre de Kowalski. Un écran noir les sépare à jamais. Dans un même mouvement, Thao est aussi pris dans l’écran (la mise en scène le suggère par le biais de la porte grille séparant les deux hommes) et donne déjà à voir le passage de témoin, l’échange (on pense aussi ici au film du même nom) entre les deux personnages. Il faut alors se souvenir de Letters from Iwo Jima et des deux soldats japonais héros du film, Nishi et Kuribayashi. Leur amour des États-Unis rendait quelque peu caducque la proposition de départ du réalisateur pour ce film : celle d’une vision japonaise du conflit d’Iwo Jima. Bien plutôt le film se rangeait du côté des vainqueurs et, comme fait exprès, les soldats japonais ressemblaient à Thao : ils étaient abandonnés à leur propre sort, ne pouvant avoir l’aide de la père patrie, mais seulement des États-Unis et d’Eastwood.    Se donner le beau rôle, c’est aussi cela le cinéma d’Eastwood, et s’il est certain que l’acteur essaie de ne pas se faire de cadeaux, il n’en demeure pas moins prisonnier de ses propres turpitudes : dans le cercle qui lie à jamais, par exemple, les trois garçons dans Mystic River ; dans l’exemple que je viens de citer de Gran Torino avec Thao ; dans la recherche de l’enfant du personnage d’Angelina Jolie dans Changeling. Il y a chez mister Clint quelque chose de l’ordre de la malédiction, de la prédestination qui au-delà de l’aspect libertaire que beaucoup ont décrit pour désigner la pensée Hyde eastwoodienne, symbolise au plus juste la vision du cinéaste. Ford et The Man Who Shot Liberty Valance sont le canevas de tous ses films : comment arrivet-on à ce que la légende soit gravée plutôt que la vérité ? Qu’est-ce qui fait une légende ? Qui fait une légende et pourquoi ? Et même si ses scénarios complexifient à l’extrême cette trame (modernité du monde oblige dans Flags Of Our Fathers, Changeling ou encore Mystic River) l’homme, lui, n’est pas moderne, il est dépassé même par la modernité, le cynisme ambiant qui de ses fils à ses petits-enfants dans Gran Torino par exemple s’immiscent partout.    L’un des fils de Kowalski (la famille est plus que mise à mal dans ce film ; Kowalski apparaît presque sénile et d’autres films comme Sur la route de Madison parlent aussi de l’ingratitude des enfants) dit que celui-ci « est resté bloqué dans les années 50 » : c’est vrai. Mais on pourrait aller plus loin en se disant que l’année de production de cette fameuse Gran Torino (c’est-à-dire 1972) est le point suprême, ultime, de la puissance, de l’esprit réactionnaire (lire l’encandré page suivante) du personnage (l’âge d’or américain, l’âge d’or de l’automobile, l’âge d’or du pétrole) et que cette date correspond aussi à l’apothéose de la carrière de son célèbre rôle d’Harry Callahan au cinéma. Après 72, la chute (de l’automobile, du pétrole, de l’Amérique, du Vietnam), la culpabilité, le frein de l’esprit réac’, viennent peu à peu s’introduire dans tous ses films. Cet 2  « Gook », le mot est prononcé de nombreuses fois dans Gran Torino. Ce sont les soldats américains de la guerre des Philippines de 1900 qui inventèrent le terme, mais à l’époque il avait le sens strictement inverse de sa résonance raciste utilisée pour désigner les ennemis de l’Amérique, au Japon, en Corée ou au Vietnam. Il incarne aujourd’hui la menace du « péril jaune ». Le candidat républicain pour lequel a voté Eastwood, John McCain, se servit du terme lors de la présidentielle.

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Les libertariens :    Réactionnaire, le personnage de Callahan l’est, mais on pourrait parler de manière plus poussée du fondement de la pensée d’Eastwood qui tendrait à une certaine forme « libertaire ». Pensée que l’on pourrait dire en France néolibérale, dans le sillon de l’esprit de mai 68. Pour expliquer ce qu’est la pensée « libertaire » ou plutôt ici libertarienne (terme qui enlève toute confusion avec l’esprit libertaire propre aux années 60) de Eastwood, il faut parler (entre autres) du multi-millionaire britannique Antony Fisher, l’un des acteurs les plus influents de la montée en puissance des think-tanks libertariens dans la seconde moitié du XXe siècle. Lecteur de Friedrich von Hayek dès 1945, il le rencontre la même année. L’économiste le convainc de la nécessité de mettre en place un réseau de think-tanks pour soutenir son projet de changement de la société. Pour répandre la pensée libertarienne, Antony Fisher a créé 90 instituts dans le monde. Au centre de cette toile, le Manhattan Institute de New York joue le rôle de briseur de tabous. La « Révolution conservatrice » qu’il promeut veut éliminer la contre-culture des années 60 et en finir avec le féminisme. Surtout, elle vise à démanteler les services sociaux et à repousser les populations noires et pauvres hors de la mégalopole. C’est là qu’ont été élaborés les discours de l’intolérance moderne : l’inadaptabilité des Noirs, le « zéro tolérance » face aux incivilités et la « compassion basée sur la foi ». (sources : voltairenet)

homme qui a fait la guerre de Corée, cet homme qui eut les coudées franches de par la stature de son pays, n’eut certainement pas le loisir et le désir d’avoir des remords tant que l’Amérique écrasa le monde. Au fur et à mesure de la dégradation de cette puissance (et qui correspond en gros au trajet du cinéaste), le remords se fixa peu à peu dans la tête de Kowalski. Ce n’est donc pas un remord qui vint spontanément mais plutôt sur le tard devant la déperdition d’un peuple.

Anarcho-mercantilisme : Courant d’idées qui présente souvent avec subtilité et même ludisme la soumission au marché comme l’incarnation des idées libertaires parvenues à maturité. Le marché apparaît donc comme la victoire d’une espèce de ruse anarchiste de l’Histoire, accomplissant une synthèse pacifique de tous les rapports sociaux (économiques, politiques, culturels, etc.) censés être uniquement appréhendés à partir de l’individu particulier. Têtes de file du courant : Milton Friedman, James M. Buchanan, Gordon Tullock, Friedrich von Hayek – considérés comme les grands inspirateurs de la « révolution conservatrice américaine » – pour nous la contre-réforme néolibérale. Libertariens : Certainement la secte la plus ludique de la grande famille anarcho-mercantiliste. Tête de file : Robert Nozick.   La grande astuce est de se présenter comme « radical » et même de « combattre » les anarcho-mercantilistes conservateurs allergiques à la liberté de l’avortement et à la législation contrôlée des drogues (sur ces points, les libertariens sont beaucoup plus avancés que beaucoup de progressistes classiques…).   Les libertariens savent très bien jouer du côté séduisant de leur rôle de néobourgeois festifs, pour masquer une légitimation cynique du statu quo et même une accentuation dramatique des inégalités. Ils poussent à fond le principe du anything goes et défendent l’idée d’une liberté privée maximale qui ne peut être atteinte, selon eux, que dans le cadre d’une économie de marché, associée à un État minimal (« veilleur de nuit ») ayant au plus pour fonction d’assurer l’ordre et la justice afin d’éliminer la violence et de protéger les droits de propriété.   Il s’agit donc, en particulier, de s’en tenir au principe ultraconservateur – inspiré par Pareto – de recherche de répartition sociale des richesses soumise à une condition expresse : ne léser personne (et surtout pas les deux mille habitants de la planète qui possèdent autant que deux milliards d’autres).   Ce principe avait, semble-t-il, inquiété le chef de l’administration Mitterrand qui, à la fin de sa vie, aurait déclaré : « J’ai peut-être échoué. J’étais pourtant de bonne volonté – j’ai voulu améliorer le sort de chacun sans léser personne. »

L’un des premiers plans de Gran Torino (le troisième pour être précis : le premier étant celui de la prise de vue extérieure de l’église où a lieu l’enterrement de la femme de Kowalski et le deuxième celui du joueur d’orgue avec son instrument à l’intérieur de cette même église) est celui du trajet d’un ami de la famille qui va vers Eastwood (debout, droit et digne), voit sur son parcours la photo de la femme de celuici et son cercueil et présente ses condoléances : ce trajet symbolise la repentance et la compassion devant la mort et se positionne en contradiction absolue avec les plans Définitions nettes et précises issues du glossaire pour lecteur peu des petits-enfants de Kowalski qui versé dans l’économie politique, Vivre et penser comme des porcs, Gilles Châtelet, pp.183, 187. ne sont que dans la moquerie et qui restent assis bien à distance sur leurs sièges, si loin du deuil (les propres enfants de Kowalski même s’ils sont d’âge adulte sont regardés et filmés de manière identique). La scène est d’ailleurs un calque de celle qui viendra plus tard, à l’enterrement de Walter. Dans cette dernière, un bémol apparaît cependant avec la présence des Hmongs : l’ombre du défunt plane alors et distille comme un malaise dans les paroles du prêtre. Mais ces paroles ne tombent pas jusque dans les oreilles visiblement sourdes des enfants et des petits-enfants du défunt qui

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croiront tous jusqu’au dernier moment avoir leur part d’héritage : seul est troublé pendant la messe le fils que l’on a vu le plus pendant le film, et qui se retourne vers Thao à la fin de la lecture du testament. Il semble hésiter entre la tristesse et presque un élan de curiosité (et de « regret ») envers Thao (et envers son père). Dès le début du film, dès ce fameux troisième plan que je viens de décrire, Kowalski savait que c’était la fin, sa fin qui était proche (il apprend qu’il est malade et essaye en vain de se tourner vers ses enfants), que le monde qui l’entoure n’est plus le sien (pendant tout le film il enrage, pousse des cris caverneux). Dans The bridges of Madison County et Letters from Iwo Jima, le remords aussi était enfoui, caché aux yeux de la famille ou du peuple. Seuls les témoignages écrits venaient faire voler en éclat la vérité officielle. Mais ces témoignages arrivaient aussi avec la mort. Ils arrivaient comme un couperet. Quelque chose de l’ordre de l’absolution est venu se lover ici dans le cinéma d’Eastwood. Le prêtre est devenu une figure récurrente de ces derniers films. Il vient pour l’absolution et comme un spectre de la mort, il est le signe de la fin. Kowalski discutera de nombreuses fois avec lui dans Gran Torino. Le « padre » lui lâchera à un moment ceci dans un bar : « Vous en savez plus sur la mort que sur la vie », sous-entendant que l’homme sait plus détruire que construire. Puis dans sa fausse vraie absolution dans l’obscurité de l’église (toute la dernière demi-heure du film jusqu’à la mort de Walt se joue dans l’obscurité), Kowalski dira ceci : « Je n’ai jamais su y faire avec mes enfants ». L’initiation de Thao est comme une tentative de réponse, de rédemption de cet état de fait.    Reste que Spike Lee a raison de vouloir se défaire de cette ronde immuable que tend à être ce cinéma (la ronde de la culpabilité de l’homme blanc devant sa toute-puissance colonialiste et destructrice). C’est son devoir d’Afro-américain. Ce cinéma eastwoodien est d’un autre temps, celui où rien ne bougeait. Et le fait est que même lorsque les choses bougent, que même lorsqu’un film de guerre est fait par un Noir et traite de thèmes raciaux, celui-ci a du mal à être vu. C’est un miracle s’il est vu même, puisque Miracle at SantaAnna, le dernier film de Spike Lee qui raconte la vie du premier régiment noir américain de la Seconde Guerre mondiale n’a plus de date de sortie en France alors même qu’il en avait une au printemps 2008. Ce qui veut dire que le film ne sortira pas en salles3. Sortira-t-il en DVD en France ? Rien n’est moins sûr. D’où vient la censure ? Du distributeur lui-même (en France TFM, filiale de TF1 et de Miramax) semble-t-il, qui a trouvé le film faiblard, qui a vu aussi dans les critiques américaines, dans la polémique italienne et surtout dans la déroute au box-office US (8 millions de dollars de recette pour 45 millions de budget) l’argument implacable pour ne pas sortir le film dans l’hexagone. Les films de Eastwood (Gran Torino est son plus gros succès au box-office et plus encore a fait l’unanimité médiatique en France), eux, sont en pleine lumière comme un contrepoint à l’éclairage sombre qui parcourt la plupart des scènes du cinéaste4 : Clint préfère l’ombre et l’image sombre. Il a inventé quasiment un noir et blanc en couleurs. C’est que le cinéma c’est le mythe, pas la télévision (pour Clint) et que le mythe a toujours été 3  Le film fut présenté en avant-première au Festival du Cinéma Américain de Deauville en septembre 2008 mais n’est pas sorti en octobre 2008 comme prévu. En dehors des États-Unis, il n’est jamais sorti du tout, ni en France ni dans la plupart des pays européens, si ce n’est en Italie évidemment. 4  « Les Cahiers du Cinéma : Vous avez dit que si vous pouviez vous permettre de faire une image aussi sombre, c’est parce que le film a été fait pour le cinéma et non pour la télévision. Pensez-vous qu’il est important aujourd’hui pour un cinéaste de bien marquer la différence entre le cinéma et la télévision ? Clint Eastwood : Oui, je crois à la spécificité du cinéma. Il existe, bien sûr, des films du passé où le travail sur l’image passe très bien à la télévision. Le cinéma ne peut pas imiter l’éclairage homogène d’une série télé, il doit créer des ambiances. Chaque film doit avoir sa propre ambiance. Si on commence à penser d’avance au passage à la télé, on ne fait plus du travail cinématographique. (...) Comme la plus grande partie du film se déroule la nuit, j’ai pensé que c’était l’occasion d’utiliser ce qu’on appelle une lumière-affect, c’est-à-dire une lumière qui agit sur l’histoire, qui l’éclaire dramatiquement. Beaucoup d’histoires au cinéma sont affaiblies par une lumière plate, sans relief. Alors j’ai dit aux techniciens qu’on allait faire comme si c’était du noir et blanc en couleurs. » Extrait de l’interview des Cahiers du cinéma à la sortie de Bird dans le numéro 409. Des années plus tard (dans le numéro 599 des Cahiers) à la sortie de Million Dollar Baby, sur le même sujet, Eastwood fit quasiment les mêmes réponses.

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la figure majeure du cinéma américain. L’exemple est toujours à suivre et doit se trouver en pleine lumière. Le début de Miracle at Santa-Anna décrit cela parfaitement : un ancien soldat américain, noir, regarde à la télévision (là ou le mythe passe au domestique, au domptage par l’appropriation individuelle) une énième rediffusion du The Longest Day avec John Wayne encore et toujours ; et toujours pas un Noir à l’horizon. C’est cela la réalité du mythe mis à nu : il est caché. Il n’y a qu’à voir également où la polémique entre les deux hommes a eu de l’écho : sur internet, grand parent pauvre de la mythologie, rien sur les écrans de télévision français et très peu sur les chaînes américaines.    La scène de duel entre le gang hmong et Kowalski nous parle de cet écart entre mythe et réalité. Que dit Eastwood à ce moment-là : je ne suis qu’un pantin, un acteur qui mime les gestes de la violence, cette violence n’est que factuelle (je suis un acteur) et un fossé immense, insurmontable, m’oppose à la jeunesse qui se dresse devant moi. Je ne peux d’ailleurs m’y opposer, je ne peux que disparaître5 mais en condamnant cette jeunesse délurée et en l’envoyant en prison. Là est toute l’ambiguïté du cinéaste. Chemin mythologique de cinéma, parcours hollywoodien du personnage, vision christique du don de soi et libre choix dionysiaque se mélangent et nous ramènent à Changeling et à Angelina Jolie : Eastwood / Hollywood, voilà la route. « The tree » disais-je plus haut, c’est cela : l’arbre cache la forêt et the wood, the eastwood.    Kowalski veut que la loi soit « justement » faite dans le jardin du bien et du mal à minuit tapante. La fusillade finale nous redistribue les rôles du bon, de la brute et du truand. Le triptyque serait ici : l’acteur, la brute et le spectateur. Le seul qui n’a pas de visage c’est le gang hmong. Pas d’altérité, que des flingues, des flingues et encore des flingues (le nombre de balles transperçant le corps eastwoodien est hallucinant). Tout le long de la scène on sent physiquement un écran séparer le corps acteur, hollywoodien et messianique de Kowalski, et cette bande hystérique, armée jusqu’aux dents qui ne comprend rien aux codes, au cinéma du vieil homme. Un monde les sépare. En périssant, Eastwood veut faire périr ce monde trop réel et voir la fiction Thao prendre la relève. Que la réalité et que l’altérité aillent à leur perte, voilà l’idée qui mène la danse funèbre. Thao ne doit être qu’un spectre d’Eastwood, une sorte de copie asiatique. Fascination 5  « Qu’est-ce qui se passe ? Alors, je dis, sous les formes exaspérées, c’est comme ça si vous voulez, si j’essaie de donner un contenu concret, vécu, vivant, à la notion de fascisme. J’ai essayé de dire plusieurs fois à quel point pour moi, le fascisme et le totalitarisme, c’était pas du tout la même chose. C’est que le fascisme, ça paraît un peu mystique ce que je dis, mais il me semble que ça l’est pas. Le fascisme, c’est typiquement un processus de fuite, une ligne de fuite, qui tourne alors immédiatement en ligne mortuaire, mort des autres et mort de soi-même. Je veux dire, qu’est-ce que ça veut dire ? Tous les fascistes l’ont toujours dit. Le fascisme implique fondamentalement, contrairement au totalitarisme, l’idée d’un mouvement perpétuel sans objet ni but. Mouvement perpétuel sans objet ni but, d’une certaine manière, c’est, on peut dire, c’est ça un processus. En effet, le processus, c’est un mouvement qui n’a ni objet ni but. Qui n’a qu’un seul objet : son propre accomplissement, c’est-à-dire l’émission des flux qui lui correspondent. Mais, voilà qu’il y a fascisme lorsque ce mouvement sans but et sans objet, devient mouvement de la pure destruction. Étant entendu quoi ? Étant entendu qu’on fera mourir les autres, et que sa propre mort couronnera celle des autres. Je veux dire quand je dis ça paraît tout à fait mystique, ce que je dis là sur le fascisme, en fait les analyses concrètes, il me semble, le confirment très fort. Je veux dire un des meilleurs livres sur le fascisme, que j’ai déjà cité, qui est celui d’Arendt, qui est une longue analyse, même des institutions fascistes, montre assez que le fascisme ne peut vivre que par une idée d’une espèce de mouvement qui se reproduit sans cesse et qui s’accélère. Au point que dans l’histoire du fascisme, plus la guerre risque d’être perdue pour les fascistes, plus se fait l’exaspération et l’accélération de la guerre, jusqu’au fameux dernier télégramme d’Hitler, qui ordonne la destruction de l’habitat et la destruction du peuple. Ça commencera par la mort des autres, mais il est entendu que viendra l’heure de notre propre mort. Et ça les discours de Goebbels dès le début le disaient, on peut toujours dire propagande, mais ce qui m’intéresse c’est pourquoi la propagande était orientée dans ce sens dès le début. C’est complètement différent d’un régime totalitaire à cet égard. Et une des raisons pour lesquelles, il me semble, une des raisons, là, historique importante, c’est pourquoi est-ce qu’encore une fois, les Américains, et même l’Europe, a pas fait une alliance avec le fascisme. Et bien on pouvait leur faire confiance, c’est pas la moralité ni le soucis de la liberté qui les a entraînés. Donc pourquoi ils ont préféré s’allier à la Russie, et au régime stalinien ? dont on peut dire tout ce qu’on veut, et c’est un régime que l’on peut appeler totalitaire, mais c’est pas un régime de type fasciste et c’est très différent. C’est évidemment que le fascisme n’existe que par cette exaspération du mouvement, et que cette exaspération du mouvement ne pouvait pas donner de garanties suffisantes, enfin ... Et la méfiance à l’égard du fascisme au niveau des gouvernements et au niveau des États qui ont fait l’alliance pendant la Guerre, c’est il me semble. Si vous voulez, c’est là où il y a toujours un fascisme potentiel là lorsqu’une ligne de fuite tourne en ligne de mort. », G. Deleuze, Anti-Oedipe. transcription : Frédéric Astier. Cours du 27/05/80, Vincennes.

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de Clint pour sa propre personne et pour le propre reflet de son image. Mise à mal de la réalité pour la plier vers l’image que reflète le miroir de soi-même6. Mise à mal et conjuration de la guerre de Corée en inversant la perspective décrite par Kowalski lui-même : avoir tué des kids désarmés en Corée. Le voilà face au gang hmong, démuni comme un enfant. Fin de partie pour lui mais fin de partie librement choisie. La décrépitude n’est pas pour lui.    Eastwood ne filme peut-être pas avec les spectres mais il filme ses spectres et l’état du spectre de la mythologie américaine. Quand Thao conduit la Gran Torino dans le plan final, c’est comme un passage de témoin d’un empire, d’une puissance face à une autre mais c’est aussi le relais, le laissez-passer pour un droit à la fiction. Thao passe par un objet de la production et de la culture américaine, c’est son passe-droit, sa médaille, sa décoration. Décoration militaire gagnée par Walt en Corée et donnée, fièrement accrochée sur sa veste. Cette décoration est aussi une reconnaissance, consciente ou non, de la part prise dans la guerre du Vietnam par les Hmongs. Seule la culture américaine donne le droit au métissage, rien ailleurs. Ce dernier plan sur l’autoroute est celui du chemin à suivre et semble visuellement sorti d’un film des années 70. Il vient résonner comme un doux souvenir, un doux rêve, un revival, un live the legend comme il est écrit sur la cantine de l’armée de Kowalski que trouvent mais ne voient pas ses petits-enfants. Et le refrain chuchoté de la chanson du générique final exprime cela clairement :

(...) Gentle now a tender breeze blows (...) Aujourd’hui, agréable, une douce brise souffle Whispers through a Gran Torino Chuchote à travers une Gran Torino Whistling another tired song Sifflotant une vieille rengaine de plus Engines hum and bitter dreams grow Des moteurs ronronnent et des rêves amers croissent Heart locked in a Gran Torino Le cœur enfermé dans une Gran Torino It beats a lonely rhythm all night long (...) Il palpite d’un rythme solitaire toute la nuit durant (...)

6  « Il apparaît en effet avec évidence que le narcissisme d’une personne déploie un grand attrait sur ceux qui se sont dessaisis de toute la mesure de leur propre narcissisme et sont en quête de l’amour d’objet ; le charme de l’enfant repose en bonne partie sur son narcissisme, le fait qu’il se suffit à lui-même, son inaccessibilité ; de même le charme de certains animaux qui semblent ne pas se soucier de nous, comme les chats et les grands animaux de proie ; et même le grand criminel et l’humoriste forcent notre intérêt, lorsque la poésie nous les représente, par ce narcissisme conséquent qu’ils savent montrer en tenant à distance de leur moi tout ce qui les diminuerait. C’est comme si nous les envions pour l’état psychique bienheureux qu’ils maintiennent, pour une position de libido inattaquable que nous avons nous-mêmes abandonnée par la suite. », S. Freud, Pour introduire le narcissisme. La vie sexuelle, 1914.

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Étendard de la mémoire

« [...] If you know your history, Then you would know where you coming from, Then you wouldnt have to ask me, Who the heck do I think I am. I’m just a Buffalo Soldier in the heart of America, Stolen from Africa, brought to America, Said he was fighting on arrival, fighting for survival Said he was a Buffalo Soldier win the war for America. » Bob Marley

Évoquer dans les pages des Spectres du cinéma le dernier film de Clint Eastwood, Gran Torino, ne semblait pas possible sans aborder également Miracle at St Anna, le film de Spike Lee. Miracle at St Anna est sorti aux USA mais ne sera pas, l’a-t-on appris récemment, distribué dans les salles de cinéma françaises. Injustice profonde d’un système de distribution qui fait la pluie et le beau temps auprès des programmateurs de salles et donc des spectateurs. Cette structure donne la part belle à ce que l’on appelle dans le jargon économique les « valeurs sûres », assurées d’être ensuite relayées par la critique, dorénavant très largement intégrée à ce système, pour en faire la promotion1.

Il semble pourtant évident, pour qui se tient un peu au courant de ce qui bruit autour du cinéma, que la sortie en fanfare du film de Clint Eastwood est absolument indissociable du rejet sans tambour ni trompette de celui de Spike Lee2. On peut partir de l’affaire de longue date qui oppose Lee à Eastwood. Le premier article de ce dossier en propose un résumé assez complet3, nous Spike Lee tournant le dos à une affiche de propagande nazie

1  Il suffit de constater, par exemple, la manière dont a été salué absolument unanimement par la critique le dernier film d’Eastwood la première semaine de sa sortie, sans aucun accroc. Il y avait pourtant des choses pas forcément reluisantes à en dire même si l’on ne peut nier qu’il s’agit dans le même temps d’un véritable succès populaire. 2  Ona Luambo (jeune cinéaste) et Essime Mévegue (jeune journaliste de l’agence Afrobiz) ont tout de même tourné un clip pour alerter les médias et le public de la non sortie française du film, en y posant la question de la censure. On peut voir ce clip sur Dailymotion notamment, sous le titre Spike Lee censuré en France ?, avec les témoignages des comédiens et musiciens Disiz la Peste, Julien Courbey, Edouard Montoute ou Sonia Rolland. http ://www.dailymotion.com/video/x8jjlh_spike-leecensure-en-france_shortfilms 3  « Pas de miracle pour les spectres, Clint », Spectres du cinéma #3, p.59.

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ne nous appesentirons donc pas là-dessus. Le fond du différend politique entre les deux hommes et la manière dont celui-ci se joue dans ses épisodes médiatiques successifs ne font qu’un puisque, d’une part, il en va avant tout d’une question de « visibilité » (qui peut l’être, qui ne le peut pas) et que, d’autre part, Lee comme Eastwood se tiennent logiquement dans ce débat très rigoureusement à la place et du côté du point de vue qu’ils occupent en tant que cinéastes dans leurs films. Mais quand, simultanément, sort en France Gran Torino et est refusé Miracle at St Anna, la querelle trouve sa justification non plus à l’échelon individuel mais à l’échelle globale de l’économie du cinéma. La question mérite d’être posée : pourquoi, à l’heure où les États-Unis élisent Barack Obama président, le public français est invité à voir le film d’Eastwood, véritable chant funèbre à la gloire de l’homme blanc comme étalon de pensée dominant tandis que lui est refusé de pouvoir regarder dans les mêmes conditions le film progressiste de Spike Lee ?

Il n’est pas impossible que le dernier film de Spike Lee sorte un jour ou l’autre en DVD. En attendant, internet est le lieu qui accueille le film, c’est là où, dans la crainte4, quelques rédacteurs des Spectres du cinéma ont pu le regarder.

Miracle at St Anna commence par une invitation, un long travelling avant dans le couloir étroit d’un immeuble vers le pas d’une porte, sur le paillasson duquel est inscrit un mot : « Welcome ». Harlem, 1983. Ce couloir vide n’est pas sans évoquer le fameux plan décadré de Martin Scorsese marquant la solitude du vétéran du Vietnam Travis Bickle dans son film Taxi Driver. On sait que le cinéma de Martin Scorsese reste, pour Spike Lee, une référence majeure. Celui-ci ne s’en est jamais caché, rappelant régulièrement toute l’admiration qu’il porte au travail du réalisateur des Goodfellas. Le passionnant 25th Hour contenait déjà, on s’en souvient, au moins une référence explicite au Taxi Driver de Scorsese. Et, en effet, derrière cette porte, se trouve un homme seul, Hector Negron, regardant un film devant son poste de télévision auquel il parle. Le film c’est Le Jour le plus long (Ken Annakin, 1962), l’extrait est avec John Wayne. Pour Negron, l’image qu’il voit dans son poste de télévision est mensongère car elle fait l’économie d’y inclure des soldats noirs américains qui, comme lui, ont combattu du côté des alliés. Son attitude rejoint ici un peu le « most of my heroes don’t appear on no stamps » de Chuck D5, on constatera avec ironie que le scénario fait du personnage un postier dans la vie. Sa réaction coïncide probablement avec celle de Spike Lee devant les films de guerre récents de Clint Eastwood (le diptyque Flags of Our Fathers, Letters from Iwo Jima), indubitablement le réalisateur se 4  Notamment en raison du climat de paranoïa général qui règne sur la toile actuellement, à cause d’un flicage intensifié visant le téléchargement. 5  « Elvis was a hero to most / But he never meant shit to me you see / Straight up racist that sucker was / Simple and plain / Mother fuck him and John Wayne / Cause I’m black and I’m proud / I’m ready and hyped plus I’m hampe / Most of my heroes don’t appear on no stamps / Sample a look back you look and find / Nothing but rednecks for 400 years if you check » Public Enemy, « Fight The Power », Fear Of A Black Planet, 1990.

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sentant plus proche de Negron que du jeune rasta qui manque de respect au postier héros de guerre. En ce sens, la posture de Lee est proche de celle d’un cinéaste comme Rachid Bouchareb en France lorsqu’il a réalisé Indigènes. Un cinéma à thèse, bourré d’intentions, qui vise à faire valoir son discours tout en ne se démarquant qu’assez peu des formes dominantes.    Dans La nuit au musée 2 de Shawn Levy, film comique d’une effarante nullité dont nous reparlerons probablement plus longuement une autre fois, des reproductions de cire façon musée Grévin de la première équipe d’aviateurs noirs-américains à avoir exercé dans l’armée US reprennent vie au musée de l’air et de l’espace. L’un de ces personnages répète inlassablement le rôle historique de cette escouade dans l’aviation états-unienne de même que les actions successives qu’elle effectue dans le film. De cette manière, La nuit au musée 2 parvient en quelques minutes à célébrer une page progressiste de l’Histoire des États-Unis tout en ridiculisant dans le même temps les acteurs de celle-ci en les « convoquant » comme simples automates qui ne renvoient d’eux-mêmes que leur fonction bien-pensante de haut-parleur progressiste nécessaire dans le cahier des charges de la fiction. Il en est également ainsi de l’Indienne se tenant bien entendu du côté des « gentils » mais ne devant surtout pas dépasser ici le stade de la figuration, de la potiche accessoire. Cette manière de faire est classique de ce que l’on pourrait appeler le « symptôme commémoratif creux ». On peut émettre quelques doutes quant au fait que Spike Lee se départisse complètement de ce travers dans son film Miracle at St Anna, voire même regretter que ses personnages ne dépassent que trop peu à l’écran cette caractérisation revendicative faible, nous allons y revenir. Signalons enfin que l’évocation du Travis Bickle de Taxis Driver est un point commun au film de Lee comme à celui d’Eastwood. En effet, dans Gran Torino, le personnage de Kowalski partage lui aussi plusieurs traits avec le vétéran du Vietnam du film de Scorsese, jusqu’à ce geste qu’il fait à un moment donné avec ses doigts, mimant un flingue avec lequel il tire sur les voyous qu’il n’aura de cesse de vouloir « liquider » pour son bien comme pour celui de l’humanité.

Le début est donc, non seulement une invitation, mais aussi une annonce de ce dont va parler le film : des souvenirs de guerre d’un ex-soldat noir américain envoyé, avec la compagnie Buffalo, combattre en Italie à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il faut bien saisir que toute la partie du film qui se passe pendant la guerre, autrement dit la majorité du long-métrage, est proposée par Lee du point de vue du personnage que nous voyons en début de film et dont le passé va ressurgir d’un seul coup, l’entraînant à commettre un geste fatal (idée la plus faible du scénario). La personnalité de ce vétéran, « fervent croyant » comme le constate un policier après avoir pénétré chez lui, va marquer de son empreinte le récit des jours de guerre de son bataillon de soldats noirs américains.

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De la même manière que le tintement des cloches est omniprésent – résonnant des premières secondes de Miracle at St Anna, puis dans Le Jour le plus long que regarde Hector Negron devant son téléviseur, jusque dans les derniers plans du film –, les pérégrinations des soldats sur le sol italien sont sans arrêt surplombées par un discours catholique assez étouffe-chrétien. Aucune catégorie de personnages, des nazis6 aux soldats états-uniens en passant par les partisans, n’échappe à la sacro-sainte référence divine, catéchisme lourd et tape-à-l’œil, avec concours du plus grand nombre de crucifix vus en arrière-plan inclus. Il y a déjà au moins un antécédent à ces bondieuseries dans le cinéma de Lee, il s’agit de la fin de 25th Hour où la version optimiste et fortement connotée par le catholicisme irlandais du père prenait soudainement les commandes du film sans crier gare. Ce choix de point de vue unique dans tout le cœur du film se situant dans le genre du film de guerre s’avère particulièrement déplaisant lorsqu’il efface au passage les clivages politiques internes au conflit7.

Un autre invariant concerne le rôle joué par les femmes dans le film. À l’image de cette Allemande qui fait de sa voix un instrument pernicieux de propagande, curieuse sirène tentant d’amadouer les soldats noirs au front et n’ayant d’autre effet que d’exaspérer tout le monde (nazis y compris), les femmes sont exclusivement tentatrices, objets de convoitise provoquant la dissension entre soldats, ou bien même en second plan, harcelant sexuellement leur partenaire. Elles semblent invariablement constituer par leurs charmes, de manière fort stéréotypée, un bourbier dans lequel les hommes se retrouvent (ou au moins sont censés se retrouver) empêtrés. Une jeune Italienne (à gauche, Lydia Biondi) objet de convoitise des soldats

Pour autant, Spike Lee ne cherche pas non plus à gommer systématiquement toutes les différences. Même si les personnages ne sont pas grand‑chose d’autre 6  Constatons, entre parenthèses, que l’on assiste ces dernières années à une sorte d’omniprésence des nazis dans le cinéma états-unien ou européen (Black Book, Walkyrie, La Chute, etc.), le prochain film de Quentin Tarantino (autre ennemi de Spike Lee) témoignera encore de cette tendance. On retrouve d’ailleurs toujours un peu les mêmes acteurs pour jouer les rôles de nazis, en particulier Christian Berkel que les amateurs de séries policières allemandes du début de l’après-midi connaissent bien. Il y a, semble-t-il, dans la plupart de ces films, une tentative de dépassement de l’idéologie nazie comme « mal absolu ». Ce dépassement intervient sous différentes formes. Chez Paul Verhoeven, pour le personnage principal, Rachel, la période de la Libération est vécue comme un enfer aussi sauvage sinon plus que la période d’occupation, sans parler de l’image finale où elle apparaît enfermée derrière les miradors et les barbelés d’un kibboutz. Chez Bryan Singer, semble se déployer au sein de toutes les couches du parti nazi une Résistance qui tente de faire basculer le régime en se débarrassant d’Hitler et de son noyau dur. Enfin, chez Spike Lee, le nazisme est mis en perspective avec les États-Unis ségrégationnistes de l’époque de la guerre et ceux de la lutte contre le terrorisme d’aujourd’hui. On pense à cette séquence de discussion entre un officier nazi et son supérieur à propos de la convention de Genève qu’on peut bafouer ou non pour poursuivre et exécuter les partisans, les civils. Le mépris des règles internationales par la Waffen-SS – voulant se venger sur les civils des actions commises par la résistance, suivant la version du scénario du film – conduira au massacre de centaines d’innocents, c’est le tristement célèbre massacre de St Anna. 7  Rappelons que Spike Lee a, lui aussi, été attaqué par d’anciens combattants italiens à propos de la vision qu’il donne des partisans dans son film. L’association des Anciens Résistants (ANPI) s’est indignée que le cinéaste ait représenté à l’écran un personnage de traître parmi les résistants et qu’il ait mis l’accent sur leur fuite à l’arrivée des SS. Comme Eastwood face aux revendications des soldats noirs américains, Spike Lee n’a pas daigné prendre en compte la requête des anciens combattants durant le tournage de son film : http ://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/europe/italy/3112154/Spike-Lees-Miracle-atSt-Anna-denounced-by-Italian-war-veterans-as-insulting.html

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que des marionnettes toutes surplombées par Dieu, ils conservent par exemple leur langue propre. Contrairement à Walkyrie, l’italien, l’allemand, ne glissent pas au bout de quelques minutes vers un américain standardisé accommodant pour l’exportation du film. Les différences de langue sont maintenues entre les individus, sans que, pour autant, le scénario en fasse vraiment grand‑chose – à l’exception de quelques scènes d’incompréhension entre le première classe Sam Train et un enfant seul accompagné d’un spectre qui s’« adoptent » mutuellement, relation rappelant très vaguement l’un des épisodes du Païsa de Rossellini tout de même plus subtil. L’enfant surnomme Train, qui a une carrure imposante, « Géant de Chocolat » tandis que, dans la nuit, un autre GI distribue des morceaux de chocolat aux petits villageois italiens. Au caractère totalement obscène et écoeurant de la blancheur suintant de Flags of Our Fathers, répond une couleur noire rassurante dans le film de Spike Lee. Le cinéaste sortait récemment du tiroir le surnom de « Chocolate City » pour désigner la ville de Washington DC en l’honneur de l’investiture du nouveau président Obama8.

Difficile de savoir si l’intérêt qu’ont suscité les paysages du sud de l’Italie chez le cinéaste provient de cette même fibre religieuse, toujours est-il que ceux-ci sont filmés avec soin, dans le prolongement de son discret travail quasidocumentaire sur la ville de New-York entrepris de la 25th Hour à Inside Man. Il s’agit ici de mêler les soldats aux décors du combat, cette idée atteignant son paroxysme en fin de film lorsque se produit le « miracle » du titre, se mélangent alors aux yeux des autochtones du village italien le minéral et l’humain, conformément à une vieille légende locale.

Il apparaît que cette histoire de spectre et de miracle est considérablement alourdie par Spike Lee qui ne parvient que très rarement à trouver une forme adaptée pour aborder des thèmes qui réclament une certaine légèreté. Restera donc invisible dans les salles françaises un film boursouflé, qui pense plutôt maladroitement cette question cruciale de la visibilité et de l’invisibilité9 qui est au cœur de la démarche du cinéaste depuis des années. Il est certainement des films invisibles dans les salles qui existent, malheureusement ce ne sera pas le cas de Miracle at St Anna qui ne sera pas visible au cinéma mais qui n’existe que très peu. Ce qui n’empêche que l’on doive trouver parfaitement scandaleuse cette mise La division Buffalo dans les brumes de l’histoire à l’écart du film vis-à-vis des spectateurs.

8  http ://www.cultureandmediainstitute.org/articles/2009/20090116173710.aspx 9  Ou comment, dans un sens qui est celui du sens, décoller de la communauté noire américaine l’expression argotique « spooks » qui lui est assimilée par racisme, ainsi que l’employait tout récemment encore le personnage de Kowalski joué par Clint Eastwood dans son propre film Gran Torino.

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Cinéma(s) aux marges Lorsqu’Hitchcock rencontra Rembrandt Simon Pellegry Inattendu Renoir Jean-Maurice Rocher

Variations du sujet : playtime À l’école buissonnière du cinéma d’hier Raphaël Clairefond Les portes musicales Jean-Maurice Rocher

Admiration pour José Benazeraf – Claire Denis Avez-vous vu José Benazeraf ? Leurtillois Vers Claire Denis… The Drives : Every Day Fever… D&D

Les points de réel ; passion du semblant et montage du réel À propos de La Forteresse Roberto Rippa

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Lorsqu’Hitchcock rencontra Rembrandt

La limite entre art pictural, art photographique et art cinématographique n’est plus à démontrer. Tous, nous avons réfléchi à ceux-ci, leurs rapports, leurs interconnexions ; tous. Mais nous avons, tous, raté quelque chose. Nous avons péché, dans notre grande rapidité à classer, à conceptualiser, à classifier. Tous, nous avons raté quelque chose, je le dis ; signe ; et persiste.    Sans l’ombre d’un doute, nous avons cru tout savoir du cinéma d’Alfred Hitchcock. Rien de caché, nous étions nous dit, croyant alors avoir deviné ce qui se cachait derrière le rideau, qu’il soit déchiré par un quelconque tueur, qu’il nous dévoile quelque intrigue ou non. De même nous avait-il paru si facile de déterminer ses idées de suspense, de surprise, et de mise en scène ; les trésors de mise en scène qu’il inventa pour servir ses histoires.    Personne, donc, n’avait ainsi pu soupçonner l’alliance secrète, cachée – disons-le, tapie – entre Alfred Hitchcok et Harmenszoon van Rij Rembrandt. Tous, trop jeunes, trop innocents, il nous avait alors été impossible de déterminer comment attraper ces voleurs d’images et d’émotions. Bien trop fascinés que nous étions devant leurs œuvres, il nous était impossible de prendre du recul, de voir leur jeu ; de voir en leur jeu. Voilà notre première erreur, ne pas avoir pensé à regarder par la petite lucarne, dérobée.    Que pourrait donc bien rapprocher Rembrandt d’Hitchcock ? Ou Hitchcock de Rembrandt ? Car après tout, qui pourrait bien dire lequel des deux a commencé ? S’il vous apparaît que je m’égare, c’est parce qu’il me paraît capital de cerner l’état d’esprit dans lequel a commencé cette enquête, les multiples entrées que marquaient son labyrinthe et les différents choix qui auraient pu s’offrir à moi ; n’eussent été le bon sens, la rigueur et la méthode. (Très important la méthode.)    La première fois se déroula un soir de fin d’hiver alors qu’un tel rapprochement eût pu m’être enfin envisageable. C’était le 19 mars 1990 ; je m’en souviendrai toujours – on m’a appelé vers trois ou quatre heures du matin. Il était tôt. De toute façon, je ne dormais pas, n’avais pas réussi à trouver le sommeil. Incapacité classique, pour ces longues soirées hivernales.

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Il eût fallu que je fisse preuve de plus de rigueur, de rectitude pour que je réapprisse à dormir, mais, après ce coup de fil, qui fut comme un coup de grâce, on avait composé le C pour Crime. Parfait, me disais-je, il ne manquait plus que ça. Subitement je décrochais au sursaut de la sonnerie retentissante : - « Allo ? » - « Yes Hello ? » - « Hum... Yes ? » - « You’ll never be able to see it again ! » - « Euh...quoi ?...Who is this ? » - « Do you speak french ? » - « Yes. Yes I do. » Une pause ; puis, elle – une voix féminine me l’avait fait comprendre – reprit : -« Tu ne pourras plus jamais le voir ? » -« Quoi ? » -« Le tableau dont on t’a parlé hier, tu te souviens ; c’est une extraordinaire coïncidence, La Tempête sur la mer de Galilée ? » -« Euh... Qui est-ce ?... Oui... je me souviens... ? » -« Et bien... Ce tableau... On ne pourra plus jamais le voir ! »    Il fallait avouer, j’étais frappé. Ce me fit l’effet d’un choc. Ne plus pouvoir voir un tableau, cela semblait idiot, abstrait. On peut toujours voir un tableau. Un tableau, d’ailleurs, ça se voit. Ou alors, je n’avais rien compris. C’était peut-être même plutôt cette possibilité qui m’effrayait. Et si c’était moi qui n’était plus capable de voir, de comprendre ce que Rembrandt faisait... ou bien Hitchcock ? Non, ce n’est pas encore lui.    En réalité, comme tout un chacun en est conscient, il me restait la possibilité d’observer des reproductions du tableau. Consciencieusement (souvenez-vous, rigueur), j’ouvrais un gros livre, bien beau, vous savez avec des pages glacées et des petites légendes explicatives. Alors, j’admirai La Tempête sur la Mer de Galilée, je ne comprenais pas plus ce mystérieux coup de fil.    Art pictural, art cinématographique, je voulais percer le mystère, tenter de défricher les secrets, déchiffrer les mystères. On ne m’avait pas appelé pour rien. Il y avait là quelque chose à découvrir, un nombre secret qui m’ouvrirait les portes, une porte dérobée certainement, une colonne qui mènerait au temple de la vérité. Quelque chose comme cela en tout cas.    Pourtant, je piétinais, je trépignais. Je ne voyais toujours pas. Par dépit, la télévision allumée, je me plaçais devant un film ; c’était un film d’Alfred Hitchcock, Lifeboat, pas un de ses meilleurs me disais-je – et quelle erreur ! ; le scénario avait été écrit par Steinbeck, quelque chose comme ça, me disais-je. Encore.    Il me manquait quelque chose, un petit rien m’avait échappé, et puis le sommeil vint m’enlever.    Les paupières lourdes, le souffle chaud, court, puis, de plus en plus espacé, j’esquissais un ou deux mouvements de paupières avant que mes yeux, sous l’épuisement de l’effort, ne me lâchent et s’éteignent.

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Au réveil, il m’apparut clairement que du naufrage d’un bateau à un radeau, il ne pouvait y avoir qu’une tempête fédératrice.    Allons bon, il est temps de cesser les rodomontades, de laisser place au moment clé, celui où l’on apprend l’identité du tueur, et si vous vous imaginez que j’ai, moi aussi, tué Roger Ackroyd, détrompez-vous, je suis celui qui vous emmène, en ce moment même, sur la bonne piste. Regardons ensemble ce tableau de Rembrandt. Tempête ? Il s’agit de Jésus-Christ entouré de ses apôtres. Vous n’êtes pas bon détective. Souvenez-vous, rigueur et méthode. Comptons-les. En voici quatorze. Bien sûr que si, vous avez juste manqué celui qui prie, agenouillé devant le Christ. Reprenons donc, quatorze. C’est qu’il y en a un en trop. Au risque de vous donner des sueurs froides, je vais vous l’indiquer simplement, il vous regarde.

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Coïncidence alors ? Je vous ai pourtant parlé de ce film, Lifeboat, l’unique décor qui sert à ce film, un bateau, et où justement la vie est mise en péril par une tempête. Voyez cette analogie ; les siècles qui les séparent ne sont rien. En l’espace d’un instant, d’un balayage des yeux, Alfred a tout saisi, le jeu du masque, du cache-cache, et quelque part, l’art. Car qui mieux que lui a su cacher ses traces ?    En racontant ou bien en expliquant de manière triviale ses apparitions, que ce n’était que pour des raisons pratiques, qu’il manquait de figurants, qu’au fur et à mesure s’était construit le jeu de cache-cache, etc., que voulait cacher Alfred ? Que cachait Alfred ?    Après tout, Rembrandt aurait aussi pu dire que son visage était le meilleur modèle pour sa galerie de portraits et expliquerait ainsi aussi les raisons pour lesquelles il nous a laissé tant d’autoportraits et d’apparitions mystérieuses dans ses œuvres, il ne faudrait pas chercher là une psychose d’auteur, la peur peut-être de ne pas laisser une trace, mais un sens pratique, le sens qui tombe sous le sens.    Alfred l’avait compris. Bien sûr, je ne lui ai jamais dit que je savais. Pour commencer, j’en aurais été incapable. Il aurait été si peiné que je découvre par moi-même comment lui était venue cette idée de se représenter lui-même dans ses œuvres. Peut-être désirait-il au fond que je le découvre par ses indices ? Ne m’avait-il pas mis sur la voie ? Eût-il été possible qu’il finît par m’envoyer sur la bonne piste ?    Ce que j’ai omis de vous dire, car comme tout bon manipulateur, je ne vous ai pas emmené tout à fait sur la bonne route, c’est que le tableau fut dérobé au musée de la fondation Isabella Gardner lors d’un cambriolage savamment organisé où les coupables s’étaient déguisés en policiers... ironie chère à qui-vous-savez1. Ne dites rien au FBI, ils le cherchent encore sur cette page, et je ne leur dirai rien ; Alfred savait qu’avec moi, les secrets seraient bien gardés.    Ce tableau, vous ne pourrez plus le voir, il a disparu avec quelques autres, probablement très loin. Pourtant, qu’il nous soit permis de penser que la disparition de ce tableau n’en soit pas une justement. Qu’il nous soit permis de penser, de formuler l’idée, qu’en réalité, Alfred serait revenu pour son dernier forfait, le plus beau crime, le plus parfait, celui-là même qu’il avait tant décrit et développé. Regardons-le bien, justement, ce tableau que l’on ne peut plus voir, apprenons à le revoir.    C’est alors que nous pourrions dessiner des traits sur des traits, et qu’enfin, nous pourrions nous trouver au seuil de sa porte, preuves en mains, indices et clés au corps, et il nous ouvrirait – tout à notre surprise – en nous déclarant, du coin de l’œil, malice à l’œuvre : « Oh... I’ve been expecting you... »

Simon Pellegry 1  http ://www.fbi.gov/hq/cid/arttheft/northamerica/us/isabella/isabella.htm

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Inattendu Renoir

Il y avait déjà la voiture siglée « Picasso », il y aura désormais le téléphone portable « Renoir ». Mais quel Renoir ? Intrigué, voici la question que je me suis posée : le peintre ou le cinéaste ? Je ne fus pas le seul, et après une petite enquête sur internet, voici mon petit problème résolu : « Pourquoi Renoir ? Pierre-Auguste Renoir est un peintre impressionniste, l’un des plus célèbres peintres français (1841 – 1919). Connu et reconnu pour sublimer les couleurs et les lumières, les techniciens ont attribué ce nom au LG KC910 en voyant les photos prises avec ce photophone. Voilà pour la petite histoire. »

Quand Hou HsiaoHsien dépeint le XXIe siècle balbutiant : de la photographie au cinéma (Three Times, 2005)

Ce clin d’œil est audacieux, au-delà du fait qu’il est de règle que la machine commerciale récupère, une fois encore, un grand nom de l’art d’hier – dans un système qui voit l’art de la récupération luimême « récupéré », à l’image de la petite entreprise publicitaire lucrative qu’un artiste comme Ben gère très bien depuis des années. Le choix étonnant du nom de ce portable, qui vise à mettre en valeur son option photographique, plaque sans scrupule les qualités artistiques reconnues d’un grand peintre sur des caractéristiques techniques de reproduction. Entre peinture et photographie il est possible, au choix, soit de chercher à creuser radicalement un abîme séparant les deux formes d’art, soit de tenter d’en atténuer, autant que faire se peut, l’écart. Préférons la seconde possibilité et affirmons que Jean-Luc Godard, par exemple, attaché à une conception de l’histoire des arts qui ne les détache pas trop catégoriquement les uns des autres, aurait probablement vu d’un meilleur œil que ce téléphone mobile se nomme le Manet, peintre qu’il a depuis toujours considéré comme précurseur en peinture de la photographie et donc du cinéma1, plutôt que Renoir.

1  Suivant l’idée de Walter Benjamin que « si la lithographie contenait virtuellement le journal illustré, la photographie contenait virtuellement le cinéma », L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique.

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Un bar aux Folies-Bergères, Edouard Manet (1882)

« Manet c’était un homme de cinéma. Du reste, il est contemporain des débuts de la photo. La fiction de cinéma est venue de Manet, elle n’est pas venue de Renoir. Elle est venue de la barmaid de Manet, pas des déjeuners sur l’herbe, ou des ballades champêtres au bord de la Marne de Renoir. » (JLG par JLG, p. 18)

Jean-Luc Godard se met en scène dans son film Notre Musique, 2004

Mais, et le professeur Étienne Alexis, ce personnage du Déjeuner sur l’herbe (1959) de Jean Renoir ? Qu’aurait-il pensé de cette débauche de technologie dans un si petit appareil qui autorise que l’on reste rivé à son écran toute la journée ? Au début, et à la fin du film ?

Jean-Maurice Rocher

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À l’école buissonnière du cinéma d’hier

Avez-vous déjà vécu ça ? Certainement. Vous savez, il y a certaines images qui vous marquent durablement, qui vous traversent l’œil pour s’imprimer durablement dans votre esprit. Elles ressurgissent régulièrement, affaiblies, ternies, déformées à mesure que le temps passe.    Celle qui me hante, c’est la scène du suicide du gamin à la fin d’Allemagne année zéro. Quand elle me revient, je me dis que mon souvenir doit différer de plus en plus de l’originale et qu’il faut que je me la repasse pour la « rafraîchir » et la conserver bien précieusement, bien « vivante ». Mais je ne le fais jamais. Un peu comme le personnage de l’entraîneur de boxe ( Johnny Hallyday) dans le Détective de Godard. Sa mère lui avait donné Lord Jim en lui disant qu’il y trouverait toujours la solution à ses problèmes. Le type est mélancolique, il trimballe son bouquin tout le film et meurt avant de l’avoir ouvert. Moi, c’est un peu pareil, le film m’attend dans ma bibliothèque et je ne l’ai toujours pas rouvert. Bon, je sais que cette scène ne résoudra aucun problème de quelque ordre que ce soit, ce serait même plutôt le contraire. N’empêche que si je quitte ce monde sans l’avoir revue, je m’en mordrai les doigts. Vous me direz que je n’ai qu’à la revoir au lieu d’en parler, et vous aurez raison.    Depuis, quand je vois des films avec des gamins mignons – ou pas, mais c’est souvent le cas, quand même – les trois quarts du temps, je repense à la mine fermée, impassible de celui de Rossellini et ça me tue, comme dirait un Allemagne année zéro autre gosse paumé, celui de Salinger. Cette fameuse scène, coupée du reste du film pourrait ne montrer qu’un gamin un peu casse‑cou, partant crapahuter dans les ruines de la ville, et qui aurait sauté d’un peu trop haut, par défi. Ç’aurait pu être attendrissant, éveiller la nostalgie de cet âge intrépide, et c’est la représentation la plus pure, la plus simple, la plus dénuée de tout sentimentalisme, du désespoir, de l’idée qu’on peut se faire du « Désespoir ».    Étonnant de voir comment, une dizaine d’années plus tard, Tarkovski reprend pour son premier film, L’Enfance d’Ivan, cette figure blonde de l’innocence pour la replonger dans la Seconde Guerre mondiale. Rossellini cherchait en vain à la libérer du poids moral et politique qui pèse sur ses épaules, Tarkovski la replonge dans des marécages brumeux pour en faire une étrange icône patriotique hantée par les souvenirs d’une enfance édénique, orphelin prêt à se sacrifier pour sa patrie. Le génie russe avait choisi

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un sujet conventionnel pour s’accorder les faveurs des officiels soviétiques et au final, ironiquement, ce ne fut même pas un bon film de propagande pour cette gérontocratie soviétique qui ne voyait pas d’un très bon œil cette histoire d’enfant-soldat parmi ses troupes : « La guerre est une affaire d’hommes ».    Je me rappelle le contexte, l’aprèsguerre et le néoréalisme, toutes ces choses que je ne connais que par les archives et les livres d’Histoire, et je me demande ce qui devait passer par la tête de ces jeunes L’Enfance d’Ivan réalisateurs qui ont vu le film et qui ont compris qu’ils devaient, bon gré mal gré, suivre le chemin indiqué par Rossellini et continuer à « faire écho à l’horreur extrême » pour reprendre les termes d’Adorno1. Pour eux, la Nouvelle Vague forcément, mais pas seulement, il a fallu oublier le temps de l’innocence, jeunes ou pas jeunes. C’était comme obsolète. Ou plutôt non, ils l’ont filmée cette innocence, cette fraîcheur et cette soif de vie de la jeunesse mais en la dotant d’un hors-champ terrible qui a imprégné leurs films d’un sentiment effrayant de désenchantement. Les scènes de danse, si émouvantes dans les films de Godard ou dans Adieu Philippine, sont légères, pleines de vie. Elles seraient même plutôt joyeuses si les grands yeux de ces jeunes femmes n’en disaient pas si long sur la nature trompeuse de leur insouciante légèreté, car en France une guerre (l’Algérie) a chassé l’autre.    Et puis, un peu plus tôt, il y a eu Truffaut, bien sûr, fervent admirateur de Rossellini. Truffaut et son avatar, le petit brun qui courait vers la mer, insufflant un souffle de vie, injectant une ligne d’horizon dans le tableau noir des temps modernes qu’avait peint le maître italien. Les temps étaient durs mais il fallait, à tout prix, continuer à chercher autre chose, n’importe quoi, faire courir son imagination. Entre les fins tragiques de l’Ivan russe et d’Edmund l’Italien, le cinéma trouvait dans l’enfant Doinel, la matière d’un éloge de la fuite, d’une tentative de s’évader du monde tel qu’il est sans pour autant penser à le quitter. Depuis, c’est Forrest qui court, qui court, et tant d’autres dans son sillage, vers le sentimentalisme que Rossellini et Zavattini, son scénariste, fuyaient comme la peste.

Les 400 coups

Au fait, vous vous souvenez de L’Argent de poche ? L’autre « grand » film de Truffaut sur les enfants. Dieu que c’est triste. La comparaison avec Les 400 coups est tragique pour le réalisateur, vraiment. Doinel vole la photo d’une actrice, c’est magnifique. Les gamins de L’Argent de poche, font pareil, et c’est anecdotique, au mieux un cliché nostalgique, bien emballé dans un consternant éloge de l’école et de la morale républicaine. À propos du Voleur de

1 « La sphère esthétique est aussi nécessairement politique. L’art dont le monde ne peut se passer, doit désormais faire écho à l’horreur extrême. » Theodor Adorno, Minima Moralia.

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bicyclette, Bazin, père spirituel de Truffaut, remarquait : « Dans les écoles primaires françaises, on enseigne aux élèves : « Qui vole un œuf, vole un bœuf. » De Sica nous dit : « Qui vole un œuf rêve d’être un cheval. » Le drame de L’Argent de poche, ce n’est même plus de se conformer à la morale scolaire, c’est qu’en volant, les jeunes garçons ne donnent plus l’impression de rêver tout court. De la rébellion turbulente à la chronique provinciale, sociologisante et paternaliste, une vingtaine d’années se sont écoulées. Merde, comment a-t-il pu en arriver là ? Comment déceler dans ces 400 premiers coups de génie, les germes du cinéma de papa ? C’est une question à laquelle je ne saurai apporter de réponse, mais qu’il fut difficile, pour celui qui finit sa vie à Neuilly-sur-Seine, d’être fidèle à l’enfant qu’il a autrefois aimé filmer...    Ce qui importe aujourd’hui, c’est qu’est ressorti en salle le film qui a rendu possible l’enfance douloureuse d’Antoine Doinel : Le Petit Fugitif, le grand frère américain. Sur l’affiche, il a l’air un peu paumé, juché sur sa bouche d’incendie. Derrière lui, la foule indifférente. Avant d’avoir vu le film, je me suis dit : « Il doit lui arriver des choses pas possibles à ce gamin ». C’est normal, le passage à l’âge adulte est long, semé d’embûches, surtout quand il faut apprendre à regarder en face, à vivre avec toutes ces histoires venant d’un passé qui ne passe pas. En fait, non. Loin d’être un grand film d’apprentissage, tout y est presque trop innocent. Je me disais tout à l’heure que le jeune Edmund aurait pu être en train de s’amuser quand, en fait, il se suicidait. Dans Le Petit Fugitif, au contraire, on se cantonne aux jeux d’enfant qui miment le danger, la violence et la mort. À l’origine de la fugue du gamin, se trouve une mise en scène de son grand frère et de ses amis pour lui faire croire qu’il a tué son frère d’un coup de carabine à plomb. Par la suite, l’enfant, pistolet en plastique à la ceinture et harmonica dans la poche, jouera au cow-boy sur des poneys et des chevaux de bois : western en mode mineur dans lequel jamais le héros ne fera la loi. On voit bien que le néoréalisme auquel est affilié Le Petit Fugitif ne le destine pas franchement à figurer l’aprèsguerre, les traumatismes et la reconstruction. Le petit rouquin, filmé en 35mm, évolue dans l’insouciance consumériste de Coney Island, parc d’attractions jonché de bouteilles de Coca-Cola, métonymie d’un pays insouciant, épargné Le Petit Fugitif et renforcé par le conflit mondial. Les apprentis réalisateurs, précurseurs du cinéma indépendant états-unien, laisseront à leurs collègues européens la difficile représentation d’une jeunesse sacrifiée.    Quand je pense à la fin d’Allemagne année zéro, finalement, c’est un peu tout ça et beaucoup d’autres choses encore plus floues qui me reviennent en mémoire. J’aurais pu raconter tout ça à mon psychologue, au lieu de vous le dire à vous. Il m’aurait probablement expliqué que ce suicide qui me hante, c’est la mort de mon enfance, après le meurtre du père, et que je refuse d’affronter courageusement les épuisantes responsabilités qui sont celles de toutes les grandes personnes honnêtes. Vous l’imaginez, derrière son bureau avec son air très sérieux, fronçant des sourcils légèrement plissés par l’inquiétude de celui qui sait. Ce ne serait pas très rigolo, alors que vous, avec un peu de chance, vous aurez juste envie de revoir le film et vous ne me ferez pas le coup de la psychanalyse de comptoir.    Quant à moi, un jour, je reverrai aussi la fin tragique du petit Edmund. Raphaël Clairefond

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Les Portes musicales

C’est un bruitage entendu désormais souvent dans les films que celui de la sonnerie d’alarme des voitures prévenant une ceinture non mise. Le gadget est sans doute trop récent pour que les oreilles soient encore vraiment habituées à percevoir soudain ce bruit en plein milieu d’une conversation, ou d’une scène d’action sans se demander ce qu’il se passe. Les personnages des films, eux, semblent habitués, car je n’ai jamais entendu aucun d’eux pester contre cette nuisance sonore, ou vu se comporter bizarrement avec sa ceinture, essayer de la passer en un minimum de secondes pour l’empêcher de produire sa petite mélodie. Quant aux acteurs : je ne sais pas, il faudrait leur demander à l’occasion, à leurs syndicats.    Il y a quelques années, le « bip bip » sonore des voitures qui se ferment à distance représentait le nec plus ultra du gadget beauf entendu dans de nombreux films. Que les spectateurs appréciaient alors d’entendre les personnages s’écouter fermer leurs voitures ! Comme on dit, mieux vaut aimer s’écouter fermer sa voiture, qu’aimer s’écouter parler, tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’acteurs. Aujourd’hui, cet effet est quelque peu passé de mode, gageons qu’il en sera de même dans quelques temps avec la mélopée déplacée de la ceinture qui sonne à chaque portière ouverte.    Il serait un peu abrupt de déclarer que le plus tôt serait le mieux. C’est que, bien utilisée, celle-ci peut par exemple avoir des allures tout à fait inquiétantes – plus encore qu’une porte qui

couine – comme dans le film de Bruno Dumont Twentynine Palms. Le bruitage semble sortir du ventre du Hummer, monstre mécanique, métallique et affreux signe extérieur de richesse de la petite bourgeoisie états-unienne, à l’intérieur duquel se déplace le couple à la dérive dans le désert. Mais il serait tout aussi extrême d’affirmer que l’écoute répétée d’un tel bruitage dans nombre de films vus dernièrement ne fait pas regretter l’époque du cinéma muet. Ne faudraitil pas tout de même, dans la majeure partie des cas, avoir recours sur les tournages à des modèles de voitures débarrassés de cette option montée en série, quitte à y perdre une certaine dose de réalisme (les Spectres, pas si baziniens que cela ?) ? Si Obama lit ce message un jour prochain, peutêtre nous remerciera-t-il d’avoir trouvé une idée géniale afin de relancer l’industrie automobile de son pays en améliorant dans le même temps son industrie cinématographique. En période de crise, chaque idée compte.    Que ce court billet ne soit pas mal interprété, il ne s’agit surtout pas ici de remettre en question cette mesure de sécurité, que si la Deneuve férue de sécurité routière passe par là, elle ne me fasse pas un procès parce que « je ne veux pas écouter ». Heu, entendre ou écouter, d’ailleurs ?

Jean-Maurice Rocher

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Avez-vous vu José Benazeraf ?

« J’y suis souvent, en quête de ces objets qu’on ne trouve nulle part ailleurs, démodés, fragmentés, inutilisables, presque incompréhensibles, pervers enfin au sens où je l’entends et où je l’aime, comme par exemple cette sorte de demi-cylindre sans signification pour moi, strié d’horizontales et de verticales rouges et vertes, précieusement contenu dans un écrin, sous une devise en langue italienne, que j’ai ramené chez moi et dont à bien l’examiner j’ai fini par admettre qu’il ne correspond qu’à la statistique, établie dans les trois dimensions, de la population d’une ville de telle à telle année, ce qui pour cela ne me le rend pas plus lisible. » André Breton, Nadja Le désirable et le sublime, 1969

La Filmothèque du Quartier Latin, rénovée il y a deux ou trois années, un ancien dancing, théâtre aussi, avec ses deux salles très charmantes – la bleue, « Audrey », la rouge, « Marilyn » – propose, aux passants d’une des rues les plus cinéphiles de Paris, beaucoup de poésie. C’est-à-dire, beaucoup de cinéma, mais qui dans cette diversité n’est de fait pas toujours très intéressant. (En témoigne le récent cycle interminable intitulé « So british : les sommets de l’humour anglais » ou encore, entre autres, la passion déraisonnable du propriétaire pour Scorsese, qu’il semble élever au rang de demi-dieu.) Mais beaucoup de cinéma, cela veut dire aussi : beaucoup de bons films qui ne sont pas forcément dans la liste des « 1001 qu’il faut avoir vus avant de mourir », de très belles salles, l’obscurité jusqu’à la fin des génériques. En somme, il reste à la « Filmo », comme l’appellent ses habitués, beaucoup d’éléments auxquels l’industrie actuelle du cinéma n’accorde plus toujours d’importance – et c’est du reste ce qui a pu faire penser à certains qu’il vivait ses dernières années, le cinéma. Enfin passe. L’important, et c’est notre sujet, est que la Filmothèque nous propose, dans cet écart entre le bien et le moins bien, ce qu’aujourd’hui nous pourrions appeler poésie. Précisons : une poésie, qui naît d’abord de 82

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cette programmation abondante, de cette générosité. Mais surtout une poésie qui vit dans cet entre-deux, entre ce qu’on aime et ce qu’on aime moins. Car le cinéma est bien l’art d’ouvrir les yeux, d’où l’on peut déduire que les films ferment les yeux de leurs spectateurs déçus. Ainsi, à la Filmothèque, on ouvre et on ferme les yeux, et ce qui nous intéresse maintenant, c’est l’instant entre ces deux états : le cinéma entre deux battements de cils.    La rétrospective des films de José Benazeraf, à l’occasion de leurs sorties en DVD, est parfaitement exemplaire de ce charme-là. Qui connaît José Benazeraf, lui qui figure rarement dans les tablettes des plus ciné-graphes ? Déjà donc, l’attrait de l’inconnu ; et sur la porte d’entrée de la Filmothèque est accrochée cette phrase de Langlois : « Les œuvres de Benazeraf charrient des pierres qui sont de véritables diamants. » Nous voilà avertis et j’ai la faiblesse de le dire, déjà, un peu, séduits.    Un samedi soir, après la projection du film Le Désirable et le Sublime – que le dernier prix Nobel de littérature déclarait vouloir emporter sur une île déserte s’il devait n’en emporter qu’un – il était là. José Benazeraf. D’emblée s’excusant, visiblement très triste, de la mauvaise qualité de la copie, parce qu’à propos de l’image : « Les cadres, c’était moi, je les préparais, je les chérissais. J’ai une vraie passion de l’image. » Il nous demande, à nous qu’il appelle « jeunes gens », de lui poser des questions. « Parlez-moi d’Erasme ou de Rabelais, je les aime tellement. » Personne n’ose, d’autant plus qu’il n’entend pas très bien. Alors il se lance seul, comme il a toujours aimé l’être, semble-t-il, dans sa vie de faiseur de films : « Un mot sur le titre du film. Je l’ai piqué à l’auteur du Guide des égarés. J’ai une passion pour le grand penseur Moïse Maïmonide, pour son érudition. Il a beaucoup inspiré les humanistes. Alors voilà, « le désirable et le sublime », c’est de lui. Mais ne vous inquiétez pas, c’est tout ce que je lui ai piqué. Rien d’autre. Je n’aurais pas osé. » On sourit, on pense au goût qu’il a des citations, omniprésentes dans ses films, porteuses à la fois de vérité et de dérision, et qui participent de cette esthétique chère aux surréalistes du collage qui domine l’ensemble de son œuvre ; son œuvre traversée essentiellement par un amour de la littérature, de la politique, et du sexe ; son œuvre qui a le don d’éblouir et d’exaspérer à la fois, ou alors à tour de rôle, tant son attrait réside dans le fait qu’elle avance comme on marche sur un fil, au risque souvent de tomber dans une prétention qui peut faire taper du pied. « Quel imposteur, ce bon vieux José ! » me disait un ami à qui j’en parlais.    Pourtant moi je l’aime bien, Benazeraf, et je crois ne pas être le seul. Il fait partie de ces artistes qui se servent de leurs caméras non pas comme ils se serviraient d’un microscope, un révélateur du sensible, mais plutôt comme l’ouvrier se servirait d’un marteau piqueur : taillant quelques morceaux très durs et denses de réalité, de surréalité, il nous les offre, comme ils sont, étincelants et coupants, beaux et laids. Il s’agit de renverser cette réalité, et pour ce faire, quel autre moyen que la brutalité, celle du marteau grossier qui ne fait pas comme on dit, dans la dentelle ? Ainsi, pour reprendre Langlois, on a ces diamants. Des diamants renfermant en eux tout un monde – étoiles et épines – qui se tient tranquille dans la main de l’artiste, ou plus concrètement, dans quelques bobines de pellicule. Des diamants à l’état brut, auxquels il faut venir se frotter, se couper. Pas le temps d’être polis, la vérité est ailleurs. Sur les corps par exemple, dans l’érotisme. (À noter qu’à partir des années soixante-dix, Benazeraf est passé au pornographique – et c’est peut-être dommage

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d’ailleurs, que ces films-là n’aient pas été programmés.) Car le cinéma, impudique ou non, est une affaire de corps. Sur l’écran, il faut voir, je dis voir, la peau, et imaginer le sang qui brûle, coulant en dessous. Dans la salle, il faut entendre, pourquoi pas ?, les corps vibrer, se tordre. Je n’ai pas trouvé jusqu’ici de meilleur pont que la chair entre les images d’un film, et la vie, celle du spectateur.

L’éternité pour nous, le cri de la chair, 1963, Monique Just.

Pour conclure, il se dit très triste que notre époque à nous, « jeunes gens », le soit tellement, triste. Et ennuyeuse. Il nous demande de lui citer un film français de ces trois dernières années. Une réponse, timide : La graine et le mulet. Lui, un peu obscur : « Oui… c’est vrai… c’est bien… mais c’est difficile… non pas à comprendre, mais c’est difficile… » Pour lui, le cinéma d’auteur français est « à pleurer ». Mais il l’était déjà de son temps : il y a cette scène magnifique au début de Le Désirable et le Sublime où l’un des personnages – nous sommes en 1969 – s’emporte contre « la léthargie du cinéma petit-bourgeois », contre tous ces petits Français qui « du temps de la Russie d’Eisenstein et du Cuirassée Potemkine, se seraient fait pendre haut et court. » Ce pauvre cinéma français dit-il, excepté « bien entendu » (nous sommes toujours en 69) celui de Godard. Alors je lève la main timidement, lui demandant de l’évoquer, Jean-Luc. « J’ai déjeuné deux ou trois fois avec lui. Je lui avais prêté ma voiture pour À bout de souffle. Mais il manque de charme, de charisme. Je n’aimais pas sa voix, qu’on entend trop dans quelques-uns de ses derniers films. Du reste, même si j’aimais beaucoup ses films, il n’était pas si engagé que ça politiquement… » Personne n’ose lui demander d’approfondir cette nouvelle affirmation très curieuse. Le mystère reste là, dans la salle, sublime, comme ses films. Leurtillois

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Vers Claire Denis… The Drives : Every Day Fever…

Dans un hélicoptère… Fou rire inexpliqué… Qui dure… Par où commencer ?... J’ai pensé : reprendre là où ça avait commencé, précisément. Être tout de suite avec, cette sensation-là, il y a plus de dix ans, peut-être pas l’hélicoptère, non, je ne crois pas, mais dans la voiture, oui ; la beauté de Katerina Golubeva aidant sans doute, boys will be boys diraient les faux amis, tandis que les vrais, souvent : J’ai pas sommeil. Là, simplement, j’ai cliqué sur lecture dans le logiciel, il n’y a plus que le son du film… Et ma « page » blanche, un peu moins déjà, pour rien, ou pas tout à fait : pour créer un point de départ. Il faut que la vie soit plus qu’occupée, et la durée d’exploitation bien rongée, pour que je rate un film de Claire Denis à sa sortie. Cela m’est arrivé avec L’Intrus. Tant pis. Presque pas d’Intrus ici. Et partout, aussi. Mais je n’allais pas rater 35 rhums, et, sa sortie approchant, j’ai souhaité que ses films reviennent me travailler avant tout ; leur laisser toute la place possible, pour un moment, (re)plonger. Essayer de défricher comment ces films me semblent si nécessaires. « Relaxay voo… the more you earn the less you learn to relaxay voo… »

Chants… « Les campagnes ont résonné de mille hurlements »… Pour qui fait corps avec les films de Claire Denis, cela se joue très vite au moins autant par l’oreille que par le regard. Et c’est déjà, souvent, le signe de la profondeur de la réalisation : celle qui écoute, celle qui entend. Jusqu’à fuguer avec la voix d’Ingrid Caven dans 35 rhums, peut-être, quitte à le faire dans une séquence bancale, peut-être... Les voix… Alex Descas et Richard Courcet sont aussi des douceurs de voix stupéfiantes, presque illégalement, dans des corps massifs.

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inapte au civil

Les sons mats d’un coup de pied, de portières claquées, tandis que se brise le verre des ordures ramassées… Alors cela passe par le chant, aussi. De Cluzet qui peine à trouver la note dans Chocolat jusqu’à 35 rhums et le chant d’Ingrid (même simplement dans les mots parlés, l’histoire rappelée, m’évoquant des récitatifs d’opéra)... Cluzet entonne la chanson de l’Alceste de Molière… J’imagine bien la réalisatrice à la fois misanthrope et tout le contraire, et presque dans l’exact négatif de ma perception de Desplechin depuis au moins Rois et Reine ; ce cinéaste tenté par la violence, lorgnant vers Bergman, quand chez elle, la violence et l’autisme, au sens figuré (qu’elle emploie), sont premiers, et c’est l’autre voie qui est empruntée. Les deux sont certainement possibles. Mais je ne crois pas à la méchanceté des derniers films de Desplechin, tant elle cherche à en imposer, à glacer, créer le choc. La paralysie. Et j’y ressens la pose et le calcul, l’ambition du tour de force, particulièrement via les lettres (à me demander s’il y faudrait une majuscule). Chez Denis – est-ce qu’elle se dirait : « inapte à la vie, inapte au civil » tel Galoup/Denis Lavant dans Beau Travail, avec le cinéma pour territoire en place de la Légion ? –, tout le contraire : la quête et le risque, l’accueil de l’accident. Avec plein de moments qui se cassent la gueule, et tant qui donnent force. À tenir. À essayer de vivre ensemble. Pour de bon. Alors on chante ensemble, aussi, même faux, comme les copines de US Go Home (« Oh, les casseroles ! », s’exclame joyeusement l’une d’elles au milieu du duo improvisé). Chacun peut aller vers le chant, en individuel, à deux, en collectif, dans le murmure ou le tue-tête, avec la justesse de pouvoir être faux. Qu’est-ce que je veux dire ?... Aux grands films définitifs, quelque chose comme ça, qui affirment avoir tant à dire, et manient les références d’une manière qui me semble parfois si complexée, « j’aime mieux ma mie, au gué !, j’aime mieux ma mie »… « Daïga ! Daïga ! » s’exclame l’énergique grand-tante... La circulation des langues… Leurs entrelacs… Leur musicalité… Côté plus habituel, les chansons parcourent aussi la bande son – pouvant fluer à l’image en un « live » –, et d’autres fois les voix se taisent : bande originale de film. Et Claire Denis y semble très attachée1. Il y 1  Revient bien sûr en mémoire le beau clip Faites monter réalisé pour Alain Bashung, dont l’unité dépasse les simples mais forts échos à Vendredi soir (les lumières nocturnes de la ville et les reflets automobiles) ou Trouble Every Day (l’or du champ, une monstruosité de la présence) : http://www.youtube.com/watch?v=bmggaQvcoLI

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je veux être là

a beaucoup : du repris, du créé pour... Des territoires qui varient de l’abri à l’horizon, voire les deux, à la perte, voire les trois. C’est Racines de Kali en concert dans J’ai pas sommeil ; Basehead dans le même film ; le riche dialogue avec les Tindersticks au fil de Nénette et Boni, 35 rhums en passant par Vendredi soir ou L’Intrus (via Dickon Hinchliffe et Stuart Staples) et surtout, peut-être, l’étreinte déchirante – jusqu’à la suffocation – de la partition de Trouble Every Day. Et quelquefois cela exprime, simplement, de manière autre : Le Lien défait de Jean-Louis Murat. « Je sais jamais quand tu viens »… Continuer aux côtés du film, essayer jusqu’au bout.2 Bien sûr ce travail ne se détacherait pas tant de nombreux films si ses harmonies ne reposaient que sur les voix, le chant et la musique. Mais : les sons… La manière dont Vendredi soir nous renvoie aussi au fait physique d’être dans une voiture, en ville, repose beaucoup sur le travail minutieux de la distribution des bruits (klaxons, pneus, pluie, piétons, vélos, moteurs, motos, cyclistes, talons…), et les allers-retours entre le fait de les entendre, d’être happé ou de s’y lover, de choisir de les écouter, ou non, surtout plus, et revenir au souffle intérieur. Ou encore ces plans rapprochés, depuis le sol ou à hauteur de phares, de voitures tout ce qu’il y a de plus banales, et qui, par le travail du son aussi, dans les crissements, les grognements et ronflements, nous feraient basculer par flashs vers le documentaire animalier nous révélant tantôt un combat, tantôt une parade amoureuse, ou simplement un troupeau dont le guide serait un instinct mystérieux ou purement grégaire. « J’ai un peu fatiguée… - Moi aussi, mademoiselle. Les humains sont des bêtes… »

Bestiaire… « L’autre corps se rejoue dans le mien »… L’ouverture du premier long, Chocolat – par ailleurs le seul film qui m’apparaît loin des autres – : un arrêt sur image ; le ciel et la mer en partage ; les vagues, elles, roulent déjà dans nos oreilles ; quelques noms 2  Les ponctuations du texte, en italique et à droite, sont donc de petites retranscriptions de la bande son de J’ai pas sommeil au fil du film.

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troubles sonorités

d’interprètes s’impriment, puis dans la continuité du générique, tout de suite après le titre, l’image se délivre, rejoint le son tranquillement. Pas seulement : un corps a surgi de l’écume, presque au centre. Il y en a un autre. Plus près de nous. Présent depuis le début. Un gros point. Je ne savais pas encore que ce serait quelqu’un. Quelqu’un advient. Le grand corps rejoint celui qui se révèle bien plus petit. Ils jouent. J’ai souvent cette sensation du surgissement des corps dans les films de Claire Denis, et même de la peau « nue ». Il n’y a pas tant de gens pour faire exister ainsi le corps, et la peau, autant. La peau et ce qu’elle révèle et/ou abrite, les veines, les muscles, la résistance, la fragilité, le temps vécu et celui encore désiré… La voix de Dani… Alors, ce n’est pas très original, bien sûr, mais un peu originel, et cela peut suffire : la prégnance des corps ici se double souvent de la présence de l’eau. On s’y baigne donc ; on s’y lave ; on veut y terminer quelque chose et/ou on y renaît un peu comme on s’y isole et on y est bien, telle Nénette ; elle a une mémoire (la boussole de Beau travail) et toutes sortes de secrets (les étranges images des plongeurs de Nénette et Boni, le corps sous la glace de L’Intrus) ; la mort y rôde aussi (Beau travail et son explosion de rouge ou sa nage au couteau), etc. Même les titres la prennent parfois au générique, s’y dissolvant peut-être autant qu’ils se révèlent, telles les photographies argentiques (Nénette et Boni, Trouble Every Day) : plus simplement encore, ils flottent. Flotter : peut-être l’une des sensations physiques les plus propres aux films de Claire Denis. Pas du tout au sens courant, souvent péjoratif, de « flottement », ou d’apesanteur, non : cette activité particulière de qui accepte d’être avec l’eau, sans la conquête de la nage, sans la panique de ne pas savoir. Quelque chose comme ça, oui : flotter, dans un milieu, et tant avec la possibilité de l’abandon que la résistance naturelle du corps (« Dans chaque geste, y a une résistance et un abandon… En fait c’est simple, hein… C’est très simple la danse. »sourit Mathilde Monnier dans Vers Mathilde). Et c’est bien, au contraire, quand la volonté s’affirme trop (les cours d’économie de 35 rhums) ou quand elle ne résiste plus du tout (certaines gourmandises de Nénette et Boni) que les scènes semblent couler et quitter ce « sur le fil » si particulier du travail de la réalisatrice. Dalle et Golubeva ne se rencontreront jamais dans le film : une même plage sonore les lie pourtant à la première apparition de Béatrice dans le film…

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Mais nous parlions du corps. Des corps. Et ces corps, si intensément filmés, ne sont pas seulement humains. Si Boni tire sur les chats, il est d’une tendresse singulière pour son lapin. Et ce qui peut sembler anecdotique concourt à révéler ce qui intéresse Denis dans les rapports entre êtres bien vivants. Le sentiment est une zone explorée avec prudence, et sa dérive, le sentimentalisme, toujours désamorcée. Or, s’il est bien un terrain où l’on s’embourbe régulièrement dans le sentimental à deux sous : celui des trente millions de bestioles. Sans faire du sort du chat dans 35 rhums l’antidote radical à ces débordements, je pense à cette chose peut-être pas coutumière non plus : sans exclure une certaine séduction, Claire Denis ne semble ni chercher à s’appuyer sur notre possible dégoût ou rejet (Gaspar Noé ?), ni s’inquiéter de nous sembler sympathique (Amélie Jeunet ?), ou la savante alternance des deux (Quentin Tarantino ? pas dans la même cour que les deux précédents, certes). Mais revenons à nos vaches, cochons, couvées ; nous quittons ici la sensiblerie animalière pour déceler avant tout des liens tangibles et plus troubles à la fois : Alex Descas et ses coqs, évidemment, dans S’en fout la mort. Des préparatifs pour le combat à la danse sur Buffalo Soldier, le coq nommé « S’en fout la mort » est, tout en y restant irréductible, tel un prolongement du corps de son entraîneur, tandis que son successeur apparaît comme celui de la femme désirée, Solveig Dommartin, dont il prendra le nom, Toni. Le fou rire de Golubeva dans ce cinéma, quand elle comprend, quand elle comprend… Pourquoi ai-je raté La Chatte à deux têtes ?… Les corps ont des noms, pour le tout, pour la partie. Mireille Perrier regarde l’enfant répéter avec son père les noms camerounais des différentes parties du visage qu’il désigne du doigt, comme elle les répétait ellemême, petite fille, avec Isaach de Bankolé, le boy de la famille dans Chocolat. Sur un mode plus pudique peut-être, ce sont des noms de vêtements que Colin fait répéter à son co-légionnaire dans Beau Travail. Ces noms, ces mots que l’on s’efforce d’apprendre, sonnent comme des incantations des corps, là, tant pour nous aider à les apprivoiser, les reconnaître peut-être, un jour, que pour ne pas oublier leur distance, leur altérité. De même que s’il n’exclut pas la fascination, le regard qui porte les plans, ne vise jamais la fusion. Les plans cherchent, inlassablement, et, parfois... presque une grâce ?... Les corps sont, au beau sens du mot, l’asile de ce cinéma. Ne pas être prude. Mais ne rien voler. Au moins ne jamais chercher l’un ou l’autre, le puritanisme et le viol, et les prévenir, en désamorcer la menace, alors qu’ils guettent, à la fois si sûrs d’eux et si étonnés, si habitués à prendre possession des lieux, main dans la main… Alors le regard se réajuste sans cesse, cherche à ne pas perdre sa place sur le fil, et il faut autant de petits pas – des variations de la valeur des plans, des cadres dans le cadre et de la distance (ainsi des combats des coqs de S’en fout la mort) –, que d’élans de durée dans l’étirement des plans (jusqu’à ceux si éprouvants de Trouble Every Day) ; dans l’étreinte comme dans le combat. Les bruits de la ville la nuit, du périph’, depuis le toit de l’immeuble, comme une cabane, les bruits presque doux, tellement, tellement doux maintenant… Des bruits rouges et bleus, maintenant pour moi. Néon, now… La voix de Jean-Louis Murat est reconnaissable. Elle a commencé. Camille, Richard Courcet dans J’ai pas sommeil, apparaît en robe fourreau d’un velouté sombre, large bandeau prolongeant le visage : des « manches » du même tissu que la robe achèvent de dessiner les mouvements de ses bras d’où jaillissent, fins et très longs, des doigts précis qui étirent les gestes, les suspendent, sans les arrêter, sans les fermer. Le petit lip-sync du playback est discret. This is all a tape recording. L’attention est tout de suite sur l’ensemble. Sur les volutes. Sur cette étrange présence si compacte et presque immatérielle à la fois. Playback. Corps qui chante. Mais corps sans voix. Ou corps décalé de la voix. Union impossible ou illusoire. Fracture. Camille. L’autre corps. It’s all recorded. Celui que l’on ne peut croire comprendre tout à fait. Et en même

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temps, le spectacle. Le spectacle qui prend au corps. La représentation qui anime l’enveloppe charnelle. Le performer tragique. Emporté aussi. Pas débordé, ici. Comble de la présence ou/et dualité de la présence et de l’absence de Camille doucement menée à son paroxysme. It is an illusion. Ange et diable. Et les chansons disent la vérité, aussi, nous a-t-on rappelé récemment. « Qu’est-ce que tu veux ? - Je veux être là… »

Danses… « You can wave it all away »… De la danse de salon dans sa forme la plus sociale (le visiteur anglais et la maîtresse de maison dans Chocolat) à celle presque immobile et silencieuse dans son versant le plus intime (les deux amants nus aperçus par la fenêtre dans J’ai pas sommeil), dans la durée et la recherche fiévreusement ludique ou cathartique (Grégoire Colin depuis son lit dans US Go Home ou Denis Lavant en sortant de Beau travail), etc., les films de Claire Denis explorent une gamme sans cesse renouvelée du mouvement dansé, du corps qui danse, en tant qu’il appartient à tous : non pas l’art de la Danse – même si celui-ci peut être rejoint, dans Beau Travail avec Bernardo Montet et, bien sûr, dans Vers Mathilde, le documentaire sur le travail de Mathilde Monnier3 –, mais la possibilité de la danse, ou plutôt des danses, pour chacun, pour tout le monde, dans une même « démocratie »que celle des chants. À chacun ses codes et/ou sa liberté. Mais pour tous : le moment d’une forme de répit, ou/et de confession, ou/et de recherche, ou/et de libération, et, bien sûr, de sensualité avec soi et/ou avec l’autre. Jusqu’à la danse/étreinte magnifique du frère et de la sœur dans US Go Home, unissante et libératrice à la fois, pour parvenir à laquelle il aura fallu bien des danses, bien des chants, et presque tout le temps du film. Maintenant, la jeune femme peut s’élancer. Pour de bon. Le ménage dans un hôtel… Les voix des sœurs qui s’enchaînent, presque un même corps qui parle… N’ai remarqué leur (pourtant vraie) gémellité que cette fois, par le son… Est-ce que Denis aime Demy ? Je ne sais pas… Si les angles et les finalités divergent, peut-être jusqu’à s’opposer, c’est pourtant bien dans des mondes chantés, dansants et densément colorés que nous sommes conviés, ici aussi. Et peut-être la principale inversion tient-elle au point d’appui de ces deux cinéastes. Il est plus directement dans le corps chez Denis et c’est là que la révélation du décor (et au sens fort et large, jusqu’à celui de « milieu », d’écosystème social) s’imprime et peut nous parvenir. Chez Demy, le « décor » semble premier, générant l’espace et la chorégraphie, c’est par lui que la révélation des corps se fait et qu’ils nous parviennent. Sans doute pourquoi aussi l’on peut facilement chanter avec une autre voix dans les films de Demy, quand chez Denis c’est alors filmé comme tel, et reste exceptionnel. Un métro qui se fond en boîte techno… Exceptionnel Richard Courcet portant/porté par la voix de Murat, et vraiment, quelque chose que je retrouve au Club Silencio de Mulholland Drive… Étrangement, je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours trouvé que Rebecca del Rio dégageait aussi quelque chose de « masculin »… Ou alors l’impression était plus généralement liée au spectacle dans son ensemble… Ici, troublant moment que cette danse où « masculin » et « féminin » se fécondent dans un même corps, avec cette exacerbation singulière de la virilité profonde 3  Sur la chorégraphe et le Centre qu’elle dirige, avec des traces de Vers Mathilde : http://www.mathildemonnier.com/fr/

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avec et sans toi

de Courcet, tandis qu’il évolue dans sa robe, et que ses gestes atteignent une douceur infinie dans leur caresse de l’air. Quelque chose entre Llorando et Le Lien défait qui laisse rêver un instant que le lien en question peut aussi s’entendre très originellement. Le mythe de l’androgyne rappelé par Oliveira dans Le Val Abraham ?... Je dis peut-être n’importe quoi. Au pire, ce sont des histoires de boîtes bleues, tout de même ! Une petite boîte à musique… La boîte de nuit n’est pas seulement le lieu où l’on danse mais celui où des lumières dansent sur et/ou avec nous. Lumières si vives ou vivaces qui, sur un même corps parfois immobile (Lavant observant dans Beau Travail), révèlent tour à tour la sensualité, la joie, la menace, le secret, le vivant et le fantomatique. La manière d’investir la boîte de nuit me semble très différente de celle de James Gray, par exemple, cinéaste qui y revient aussi beaucoup. La place de Gray s’inscrirait davantage parmi ceux qui regardent les danseurs, ceux qui forment parfois un cercle autour. Parmi eux, beaucoup sans doute danseront, et d’autres non. Mais la danse est perçue comme extérieure. Comme un spectacle. Auquel on est un peu étranger, même en venant près des corps (comme un regard qui « zoomerait »). Chez Denis, même à distance, nous sommes avec. Denis danse. Et pas seule. Tout cela repose aussi sur l’alliance avec Agnès Godard, la chef op’ de tous ses films depuis US Go Home et J’ai pas sommeil, produits la même année. Les images nées de cette complicité auraient toujours quelque chose à voir avec la danse, et même avec la Danse (avec sa part de maîtrise et d’extrême précision, et la chorégraphie précise des couleurs, mais tout le contraire de l’image au cordeau). « Tu danses quelques fois ? »... Et fous rires… Tandis que veut fuir l’homme blessé…

Désirs ne se disent, ni se dénient… « J’ai arrêté de fumer… mais allez-y, ça me dérange pas… au contraire… » Et là, tout à coup, ça me prend à la gorge. Ce premier truc qui se joue en permanence : la place de la femme. Et pas seulement la captation de ça, mais comment une couche est remise, dans les films, aussi : ces

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et flotter

regards sur les femmes… Et que le cinéaste soit hétéro ou homo n’y change finalement pas grand-chose, n’en change habituellement que la manière. Alors s’il existe des racines aux systèmes d’oppression, si c’est possible, y a un truc, là, que je trouve premier, et dont on sort pas, quelles que soient les belles déclarations d’intentions, les politesses. Daïga emboutit, plusieurs fois, la voiture du lâche et fat metteur en scène… Mais là, il ne s’agit pas non plus d’un cinéma dont le moteur serait une revendication féministe, qui peut avoir beaucoup à dire mais s’avèrera souvent bien plus brillant, plus vivant même, dans le propos annoncé, défendu, que dans le film qui en résulte (avec, souvent, des rôles de mecs pour le coup à se pendre, et c’est de bonne guerre peut-être, sûrement), mais là… Telle une certitude. C’est palpable. Là, il y a des femmes, il y a des hommes, et nous pouvons les regarder… En entier. Malgré tout ce dans quoi ils sont pris, et quelles que soient leurs histoires, et dans des affaires de couples libres ou sociaux, de rencontres furtives, de frères et sœurs, là, tout à coup, et sans brader les différences, nous sommes face à des êtres. Irréductibles. Inassimilés. Et ça, quand même, il fallait se le sortir de la caméra. Même à la fin du XXe siècle. Et même, aujourd’hui, pour la majorité écrasante des productions commerciales ou alternatives : comme si ça n’avait pas encore été fait. Le petit Harry nourrit sa tortue… Est-ce que c’est pour ça que ça me tenait tellement à cœur ? Parce que ce cinéma-là me rend les femmes et les hommes que je vois, déjà tout pris, tout autant que moi, dans plein de trucs épuisants, mais qu’au moins, sur ce terrain-là, on ne reverrouille pas d’une couche. Si confortable. Si rassurante. Si socialement fonctionnelle. Les sexismes du cinéma sont socialement fonctionnels. Hyper fonctionnels. Mais ça s’éclaircit ?… Le coq « Toni »… Des noms sur des corps. « My name is Martine… - Martin ?... That’s a boy’s name. » US Go Home : l’échange entre Alice Houri et Vincent Gallo, le début de la rencontre…

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dans une boîte bleue ?

« Comment tu t’appelles ? - Camille Moisson. - Camille, c’est un nom de fille. » Point de vue de flic ? Quand J’ai pas sommeil se dénoue… Claire… Denis… Qui… Qui d’autre sort à ce point des images réduites de la femme en tout premier lieu, et de l’homme, allez, presque tout autant, nécessairement… Il y a… Bien sûr, il y en a… Mais en allant jusqu’à la peau… La peau nue… Il y a… Oui… Des femmes... Un peu… Sur des terrains plus légers… Ou vraiment… Pour de bon… Peut-être bien Jane Campion… Il faut repenser In The Cut, et ne pas tourner trop vite la partition intime de La Leçon de piano… Et sinon, sinon… Il n’y a peut-être bien que Cronenberg. Reposer la clé de la chambre d’hôtel sur le tableau… Campion et Cronenberg, ça n’adviendrait que par l’alliance avec des femmes comme Holly Hunter, mais surtout, pour le coup, puisque ça coincerait d’abord là, ça ne s’ancrerait qu’avec Viggo Mortensen, Mark Ruffalo, ou Harvey Keitel, en exemples premiers. Deborah Kara Unger… Et autour de Denis, nous retrouverions bien du monde : Richard Courcet, donc. Ou encore : Alex Descas, auquel 35 rhums offre enfin un rôle sur une durée apaisant la frustration de ne jamais le voir assez. Des goûts de libération sont par là ; quelque chose qui me rappelle une amie de la réalisatrice, Nan Goldin4. Alors, décidément, une des œuvres les plus singulières des temps présents se créerait ici – quels qu’en soient les « accomplissements » et les « imperfections » –, dans le cinéma français de surcroît. Fort goût de liberté dans ces films, sur le chemin de Claire Denis, et même dans ses fidélités : ces partenaires qui permettent cette double quête de la restitution des indécidables momentanés et des indicibles persistants. Quand je sors de 35 rhums, un ami me dit quelque chose comme : « Quand tu regardes Descas. Tu as l’impression qu’il va faire quelque chose d’incroyable. Que tout peut arriver. [Conclusion quelques mots plus tard :] Il déchire ! ». Que tout peut arriver. Pas par une attente exceptionnelle générée. Par : la simple préservation des possibles. Béatrice Dalle. Il faudrait les citer tous. J’y reviendrai. 4  Quelques œuvres de Nan Goldin consultables ici : http://www.artnet.com/Artists/ArtistHomePage.aspx?artist_id=7135&page_tab=Artworks_ for_sale

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Cuillère tintant tasse et soucoupe, sucre déshabillé… Ces ballets. Ces circulations des désirs. Ces corps entiers. Ces érotismes ouverts. Jusqu’aux moments où l’on peut prendre quelqu’un dans ses bras, comment ça arrive… Arriver à filmer ça… Pas si fréquent, que ce soit dans le désir (avec lequel on peut rire, de bon cœur, à écouter Valéria Bruni Tedeschi relater les miracles des phéromones, autant que l’on peut s’en effrayer un tantinet lorsque Boni prend des allures de Nosferatu rôdant la nuit, dans le même film), dans la possibilité de l’amour, son impossibilité ou son évanouissement, dans l’amitié, dans le lien de sang qui ne peut être défait, ou simplement dans l’être-là, ensemble. Et parfois dans le combat. Alors joie d’être là, là où les « personnages » ne sont pas réduits à leur fonction ou à des schémas psy. Trivialement : ne pas savoir ce qui va se passer. Dans le contraire d’une artificialité ou d’un tour de force twisté. Simplement : comme dans la vie, quand on veut regarder vraiment l’autre, sans le réduire aux projections que l’on en a. Respirations. Et apnée. Kali, en concert : Racines…

Tandis que les Spectres commençaient à écrire autour de films de guerre, une expression est passée dans les discussions de la rédaction : les films de paix… Je n’étais pas sûr de comprendre ce que cela signifiait, ou plus exactement de savoir quel sens cet agencement de mots pouvait trouver comme écho pour moi, aujourd’hui… Alors qu’on peut dire : comme le nez au milieu de la figure ! « J’suis un type facile… Personne a envie d’aller mal… C’est les choses qui déconnent… » Je ne sais pas ce qu’est la réconciliation… Mais je sais que je ne peux (encore ?) supporter de l’associer au renoncement… Alors quoi ?... On dit parfois aussi : avec ou sans toi. Et surtout : ne pas pouvoir vivre avec ou sans l’autre. Comme une loi. Une évidence. Une croyance collective. Mais là, le cinéma de Claire Denis propose un regard non résigné mais qui aspire à, et qui enregistre – le plus intranquillement du monde et dans un geste confiant à la fois – des gens, des femmes, des hommes, qui ne peuvent que vivre, qui ne veulent que vivre : avec et sans l’autre. Par les silences et les chants. Les caresses et les morsures. Les danses et la glace. Brûle et flotte. Il serait maintenant temps d’évoquer l’enregistrement du monde dans la pratique de la cinéaste, de parler des équipes, des territoires et transmissions, des voyages et… en voiture ?... To be continued, possibly maybe5. « Oyez brave gens… L’histoire de ce temps… » Les citations dans les titres des parties : Chants / J’ai pas sommeil (chanson titre de Jean-Louis Murat) Bestiaire / Texte de et par JeanLuc Nancy dans Vers Mathilde Danses / Trouble Every Day (chanson titre des Tindersticks) Désirs / Vendredi soir

Silence… D&D

5  Interview de Claire Denis dans L’Humanité, bienvenu lien avec la suite possible : http://www.humanite.fr/1997-01-29_Articles_-Claire-Denisde-l-amour-est-passe

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Agnès Godard… Un corps complémentaire Pas le cordeau, mais : une précision de chaque instant dans des mutations permanentes. Rien qui se fige. Le temps d’apercevoir, fugitives, la grâce au cœur de l’horreur, l’ombre au sein de la lumière. Agnès Godard, est la chef op’ de tous les films de Claire Denis depuis son troisième. Et si son second me semble marquer l’entrée en cinéma de la cinéaste, c’est au suivant que son œuvre me paraît atteindre sa plénitude (films fauves et caressants, désaxés et intrigants, instables et fluides, entraînant presque imperceptiblement de brûlures en glaciations). Il ne faut pas aller trop vite, ne pas résumer les films à ce tandem-là, si beau soit-il, mais c’est une heureuse coïncidence.

Illustrations : inapte au civil The Birds, Tippi Hedren S’en fout la mort, Alex Descas je veux être là Vers Mathilde, Mathilde Monnier Vendredi soir, Valérie Lemercier troubles sonorités Peau d’âne, Catherine Deneuve Nénette et Boni, Alice Houri avec et sans toi US Go Home, Jessica Tharaud Trouble Every Day, Alex Descas et Béatrice Dalle et flotter Guido floating de Nan Goldin Beau travail dans une boîte bleue ? Mulholland Drive, Cori Glazer J’ai pas sommeil, Richard Courcet

teintements

teintements S’en fout la mort J’ai pas sommeil, Richard Courcet Nénette et Boni, Alice Houri Beau travail, Denis Lavant Trouble Every Day Vendredi soir, Valérie Lemercier

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À propos de La Forteresse

La Forteresse (Suisse/2008) Mise en scène : Fernand Melgar Photographie : Camille Cottagnoud Montage : Karine Sudan Durée : 100 min Présenté au 61e Festival du Film de Locarno dans la compétition « Cinéastes du présent » : Léopard d’or Site officiel : http://www.laforteresse.ch/

Albert Maysles, considéré comme le père du « cinéma direct » américain, auteur d’œuvres fondamentales telles que Salesman (1968) et Grey Gardens (1975)1, considère qu’il est fondamental, dans le cinéma documentaire, de : se distancer d’un point de vue ; filmer des événements, scènes et séquences en évitant les interviews, la narration, un présentateur ; et enfin enregistrer l’expérience directe sans calcul, ni mise en scène2. Le cinéma documentaire est un des genres les plus complexes, laisser apparaître sa présence est rapide, même si l’on essaie de minimiser sa propre intervention – au fond le montage suffit à altérer la réalité. Imaginez un peu lorsqu’on essaie de démontrer une thèse préétablie !    Fernand Melgar, metteur en scène suisse autodidacte, à l’indubitable engagement mais capable de s’approcher avec curiosité et sans préjugés du sujet qu’il traite, s’en tient à ces règles dans son film La Forteresse, dans lequel, avec sa caméra, il pénètre – pour la première fois sans aucune restriction – dans un centre d’enregistrement pour requérants d’asile, ici celui de Vallorbe en Suisse Romande. Le point de départ – le metteur en scène lui-même le déclare – est d’essayer de comprendre cette peur du peuple suisse prouvée quand, en 2006, il a voté de manière massive – 68% des votants – en faveur d’un durcissement de la loi sur l’asile, faisant de cette loi l’une des plus restrictives d’Europe (négation de l’aide d’urgence et de l’assistance sociale aux requérants qui ont vu leurs demandes rejetées, perquisitions sans mandats, condamnation jusqu’à deux ans pour ceux qui ne quittent pas le Pays, etc.). Melgar, auteur entre autre de Classe d’accueil (1998, sur l’intégration des jeunes étrangers), Exit, le droit de mourir (2005, sur l’euthanasie) s’est rendu dans le centre d’enregistrement de Vallorbe pour témoigner de la procédure à laquelle 1  Voir Rapporto confidenziale numéro trois, mars 2008. (http://www.rapportoconfidenziale.org/?p=53) 2  On trouvera quelques notes théoriques d’Albert Maysles à propos du documentaire à cette adresse : http://www.mayslesfilms.com/companypages/albertmaysles/documentary.htm

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sont confrontés les requérants d’asile avant qu’il leur soit accordé au moins le statut de réfugiés. Les prises de vue sont multiples : il y a ceux qui enregistrent les données des requérants une fois arrivés au centre, les responsables, ceux qui jugent leurs histoires personnelles en émettant une sentence d’accueil, les requérants même.    N’étant pas un film de propagande et ne cherchant à faire changer l’opinion de personne, La Forteresse devrait être vu par tout le monde, indépendamment des idées personnelles de chacun sur le sujet. On ne nous demande pas de prendre une position a priori sur les lois mises en effet dans le centre d’enregistrement, mais on nous offre une possibilité inédite d’en connaître la situation. Les histoires racontées sont souvent dramatiques, nous parlent de personnes qui rêvent d’une vie meilleure ou seulement, et c’est souvent le cas, de survivre.

Ce sont des histoires d’humanité, de compréhension, de solidarité mais aussi de bureaucratie, cette même bureaucratie qui transforme les gens en simples noms sur une feuille de papier, privés de cette épaisseur que le papier ne pourra jamais leur donner. Melgar enregistre les différentes positions, réussissant à démonter les lieux communs sur le sujet – la conseillère fédéral Evelyne Widmer-Schlumpf3 a loué le film à Locarno en soulignant son réalisme –, évitant la tentation du pathos et le recours au titillement des sentiments les plus élémentaires, réussissant à proposer une œuvre qui, non seulement nous raconte la vie dans le centre, mais qui atteint le but initialement déclaré : celui de mettre à nu les peurs résultant pour la plupart de préjugés. En des temps dominés par la simplification dans l’opposition entre bien et mal, La Forteresse n’impose pas au spectateur une pensée mais lui offre, avec grande honnêteté, des points d’ancrage pour des réflexions plus profondes. Ne serait-ce que pour cela, il mérite d’être vu par tous, jeunes élèves y compris.

Roberto Rippa pour Rapporto Confidenziale (traduction par Elisabetta Lazzaroni) 3 La position de E. Widmer Schlumpf reste très ambiguë : responsable de l’Office fédéral de l’immigration, elle fait partie d’un parti politique de droite (Union démocratique du centre) qui a promulgué les lois les plus dures contre l’immigration et pourtant, en tant que figure publique officielle, elle se permet de les critiquer.

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