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Comité de Rédaction : Élisabeth Altschull Suzel Anstett François Gaudu Patrick Guiol Edouard Husson Anne-Marie Le Pourhiet Thierry Mesny François Morvan Francis Pothier Claude Rochet Jacques Sapir
PERSPECTIVES RÉPUBLICAINES perspectives.republi@free.fr www.perspectives-republicaines.fr ISSN 1777-6864 Directeur de Publication : François MORVAN Secrétaire de rédaction : Thierry MESNY Maquette : Jean-Pierre FLECHARD Edité par l’Association Vive La République - VLR! Siège Social : 18, rue Tournefort, 75005 PARIS Imprimerie GRENIER 94250 Gentilly
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SOMMAIRE
DROITE - GAUCHE Du pareil au même ?
ÉDITORIAL
par Thierry MESNY.............................................7
LES TROIS MORTS DE LA GAUCHE par François MORVAN..........................................9 LA « GAUCHE ETHNIQUE », UN MYTHE EN PERDITION par François GAUDU..........................................23 POURQUOI LA GAUCHE EST-ELLE DE DROITE ET VICE-VERSA ? par Claude ROCHET ..........................................37 LES SUBVENTIONS ET AUTRES ENTRAVES À LA CONCURRENCE SONT-ELLES À PROSCRIRE OU NÉCESSAIRES AU BON FONCTIONNEMENT DE L’ÉCONOMIE ? par Jacques SAPIR ............................................53 ÉGALITÉ DES CHANCES, LUTTE CONTRE LES DISCRIMINATIONS, DIVERSITÉ : L’ÉGALITÉ RÉPUBLICAINE EN DANGER par Jeanne ÉGALITÉ..........................................63 UNE CONSTITUTION CONÇUE POUR UN CHANGEMENT DE RÉGIME par Patrick GUIOL ............................................73 LE PRINCIPE DE PRÉCAUTION par Jacques COEUILLET......................................89
N°4 — décembre 2006
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F. GAUDU
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LA « GAUCHE ETHNIQUE » UN MYTHE EN PERDITION
1. Être « de gauche », en France, vous colle à la peau, indépendamment des positions que l’on défend D’un patron, qui pourtant est en train de préparer son nième « plan social », on dira communément sans hésiter : - « Mais c’est un homme de gauche ! ». Que veut-on dire par là ? Qu’il a fait partie d’un cabinet ministériel au début des années 1980 ? Qu’il a naguère financé « Globe » ? Qu’il a rencontré des syndicalistes à la Fondation Saint-Simon ? Il est de gauche, quoi qu’il fasse. L’identité de « l’homme de gauche » est indé-
par François GAUDU pendante, et des opinions, et des actes. Le Français qui visite les États-Unis s’étonne de voir se proclamer « Afro-américains » des gens qui ignorent tout de l’Afrique, n’ont d’autre culture que le conformisme dominant, et du reste – pour autant que cela présente un intérêt – paraissent avoir autant ou plus d’ancêtres européens que d’ancêtres africains… Gageons que le financier « de gauche », l’auteur de délit d’initiés « de gauche », le directeur du personnel « de gauche », qui sont devenus des figures bien connues de la vie française, surprendraient un Américain. La division « gauche droite » tient dans notre imaginaire collectif une place analogue à l’identité communautaire aux États-Unis. Pas de transgression pire que de « passer la ligne ». C’est pourquoi je parle de « gauche ethnique ». Cette référence identitaire est pourtant en train de cesser de fonctionner, non pour tous les militants certes, mais pour la masse du peuple. On a pu, pendant des décennies, jouer sur l’identité « de gauche » pour faire marcher au canon l’électorat populaire. Aujourd’hui, la majorité des ouvriers ne vote plus à gauche, et les résultats de la gauche sont les plus mauvais dans les régions traditionnellement laïques, républicaines,
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communistes…, alors qu’ils sont les meilleurs dans les zones d’influence traditionnelle de l’Église – sans oublier les quartiers bourgeois. On perd le sud-ouest et on conserve la Bretagne, on résiste à Paris et l’on échoue à Lille. Lorsque le PS gagne, ce n’est pas avec la Gauche, c’est avec un Vatican II mâtiné de Paris-Plage… Si la référence à la Gauche ne sert plus à rallier les électeurs, à quoi sert-elle ?
2. Un mot à multiple sens, souvent utilisé pour déguiser sa pensée plus que pour la dévoiler Lorsque nous disons « la Gauche », que voulons nous dire ? Très souvent, le mot change de sens entre le début de la phrase et la fin : « Audelà de ce qu’est devenu le PS, il existe la Gauche. Nous pouvons donc pas concevoir notre stratégie en dehors de la gauche ». Au début de la phrase, celui qui parle évoque une gauche « digne de ce nom » (révolutionnaire ? proche des intérêts ouvriers ? radicale ? antimondialisation ? – c’est à voir). À la fin de phrase, la gauche dont il est question est l’alliance électorale que le PS dirige. En appeler à l’essence de la Gauche pour justifier l’alliance avec une « gauche réelle » dont on a commencé par dire qu’elle n’avait rien à voir avec une « vraie gauche » n’est pas le moins courant des procédés rhétoriques. Les définitions de la gauche diffèrent suivant celui qui parle. Depuis toujours, les révolutionnaires, les « millénaristes », considèrent la gauche modérée comme une « fausse gauche » (au regard de l’objectif de transformation sociale radicale). De l’extrême gauche au PC, le débat est toujours de savoir jusqu’à quel point il faut se compromettre, soit en appelant à voter pour le PS, soit en participant au gouvernement. Soit dit en passant, cela explique pourquoi, parmi ceux qui ont soutenu Jean-Pierre Chevènement lors des élections présidentielles de 2002, les militants qui viennent de l’extrême gauche ou du PC sont particulièrement bien représentés dans le courant d’idée réfractaire à « l’ancrage à gauche » : quel que soit leur itinéraire, ils ont déjà « franchi la ligne » en rompant avec leur courant d’origine. En effet, ils ont toujours pensé que le PS était au fond de même nature que les partis de droite non-extrémistes. Sans ignorer la frontière identitaire qui sépare la Gauche de la Droite (les mythes sont toujours plus forts que les théories), ils sont accoutumés à la remettre en cause. C’est pourquoi, pendant la campagne du référendum de 2005, le seul député de gauche que « Vive la République ! » a réussi à faire débattre avec Jean-Pierre Chevènement et Nicolas Dupont-Aignan fut un député communiste. Pour d’autres, la gauche est surtout un réseau : lorsque l’on quitte son camp, on perd ses appuis. Si l’on a commencé à gauche, il faut y rester. C’est la Gauche (et la Droite) du politicien. Bockel est plus « à droite » que Séguin, mais ni l’un ni l’autre n’a jamais pu s’affranchir de son réseau. Erreurs communes : la gauche, c’est le « progrès ». (Et la droite, ce serait donc quelques ultras nostalgiques…). Pour dire cela, il faut n’avoir jamais lu Marx (« Il fallait briser ces chaînes, on les brisa… »), qui montre la capacité d’innovation du capitalisme, capacité qui ne s’est jamais
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démentie. C’est bien là le problème : le progrès – des connaissances, des techniques… - repose très largement sur des rapports économiques qui, par ailleurs, engendrent des injustices, des souffrances, des irrationalités… Il est vrai qu’en France, ceux qui sont économiquement libéraux ont longtemps été rétrogrades en matière de mœurs. Mais la France constitue à cet égard une anomalie politique : en Allemagne, en Angleterre, aux USA, les deux libéralismes ont souvent marché de pair. Le rapprochement entre Madelin et Cohn-Bendit permet aujourd’hui de le comprendre. Autre erreur : la gauche aurait le monopole de l’universalisme. Pardonnez-moi, camarades, il est vrai que la gauche laïque et républicaine est universaliste, mais elle n’est pas la seule. Le christianisme et l’Islam sont évidemment des doctrines universalistes – c’est-à-dire qui reconnaissent à tout homme une vocation a priori égale à prendre part à ce qui est considéré comme le Bien. D’où les conversions forcées – tout homme vaut donc la peine d’être converti -, d’où des formes particulières de violence, d’où aussi la croyance à l’égalité des races. Rien ne nous interdit il est vrai de changer le sens des mots – et de faire du « progrès », comme de l’« universalisme », des catégories définies « à notre façon ». Mais il faut sans doute mieux s’abstenir de raisonner que de se fonder sur des notions bricolées pour les besoins de la cause. Suivant la ligne de la « gauche ethnique », disons fièrement : « Nous sommes de gauche, parce que nous sommes de gauche ! » La gauche, c’est du moins le progrès social. C’est à la fois vrai (la majorité des hommes qui ont lutté pour un droit social se sont identifiés à la gauche, du moins au XXe siècle) et faux somme toute, les réformes sociales des années 1967-1973 valent bien les lois Auroux, sans parler du bilan quasi-nul du gouvernement Guy Mollet ; les réformes de 1945 ont été réalisées sous un gouvernement d’Union nationale. Bien sur, il y a 36 – mais si les salariés n’étaient aujourd’hui protégés que par les règles mises en place en 1936, les Anglais pourraient nous accuser de « dumping social »Je crois quand même que l’on peut trouver de ce côté un deuxième sens pertinent : une gauche, parti de la promotion sociale fait pendant à la gauche millénariste. La France a en effet connu, depuis la Révolution (et, je crois, surtout depuis la IIIe République) un mouvement continu de promotion sociale des hommes issus du monde ouvrier et (surtout) du monde paysan, le plus nombreux. Sans doute, les capitaines d’industrie ont contribué au progrès ; sans doute, les députés de droite ont parfois voté des lois sociales que nous défendons aujourd’hui ; sans doute, l’Église catholique est en théorie universaliste. Mais pour nombre de nos aïeux, la promotion sociale s’est faite dans une sorte de révolte contre la pesanteur de la société traditionnelle, contre la moyenne bourgeoisie catholique d’un monde encore rural, contre le mépris des bourgeois parisiens. Plus que tout autre chose, c’est cette hostilité placide aux classes dominantes traditionnelles (qui n’exclut pas l’anticommunisme) qu’incarnait la SFIO, puis le PS. Mon grand-père, d’origine paysanne, a été le plus jeune agrégé de France après la Première Guerre mondiale. Il avait dû presser ses études pour aider sa mère veuve à nourrir ses frères et sœurs. « Professeur rouge » à Caen dans les années trente (il était à la SFIO et à la Ligue des
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Droits de l’Homme…), il parlait encore dans les années 1980 de la FEN, de la MGEN et de la MAIF en disant : – « Nos organisations… ». Et je comprends à travers cet exemple que, pour de nombreuses générations, la Gauche a été le parti qui fédérait les réussites individuelles et les stratégies lignagères de promotion sociale. Heureuse époque : quand j’étais enfant, mon succès à l’école était encore considéré comme « de gauche », parce que j’étais, à une ou deux générations, issu de familles ouvrières ou paysannes… Bourdieu est depuis passé par là.
3. Ce qui a été réuni peut se séparer. Peut-être bien que la Gauche s’est identifiée pendant des décennies au progrès social. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Pendant la première partie du XIXe siècle, la Gauche n’a pour ainsi dire pas plus de relations que la Droite avec le mouvement ouvrier. La Gauche est majoritairement bourgeoise, Thiers a commencé sa carrière à gauche, et la démocratie politique constitue son horizon – d’abord le suffrage censitaire, puis le suffrage universel, dont sont quand même exclus les ouvriers, alors souvent « vagabonds ». La Droite – dans sa composante bonapartiste et légitimiste – rêve parfois de côtoyer le mouvement ouvrier naissant. Le courant du « socialisme féodal » qu’évoque Marx dans le « Manifeste du parti communiste » a bel et bien existé, et même si, à la longue, les romantiques comme Hugo sont devenus républicains, ils étaient royalistes dans leur jeune âge. Et Louis-Napoléon Bonaparte s’est sans doute davantage intéressé à la « question sociale » que Cavaignac… La République avait interdit les syndicats avec la loi Le Chapelier (1791). C’est l’Empire « libéral » qui dépénalise les groupements ouvriers et le grève (1864). Au total, jusqu’à la Commune, la gauche politique et le mouvement ouvrier sont séparés. Puis les choses changent, le point d’inflexion se situant sans doute dans les années 1880 (avec notamment la loi WaldeckRousseau sur les syndicats). Le mouvement ouvrier naissant conserve cependant une méfiance durable vis-à-vis de l’activité politique. À la différence de ce qui se produit dans d’autres pays (notamment en GrandeBretagne, où le Parti Travailliste fut jusqu’à Blair une émanation du syndicat), les syndicats français proclament leur indépendance par rapport aux partis politiques, fussent-ils « de gauche ». Lors des élections de 2002, pour la première fois depuis un demi-siècle, aucun syndicat français n’a donné de consigne de vote pour la gauche. Pourtant, nul doute que la majorité des syndicalistes n’aient souhaité sa victoire… Dans ce retour aux principes de la charte d’Amiens – dans ce retour aux origines -, on peut voir le signe d’un changement de période. Profitons de l’occasion pour dire que nul d’entre nous ne croit évidemment à la disparition du mouvement ouvrier organisé (tout au contraire, des mesures de nature à renforcer le taux de syndicalisation dans le secteur privé sont évidemment nécessaires). Mais le mouvement ouvrier et la gauche, cela n’a pas toujours été la même chose. Si la gauche redevient une force essentiellement bourgeoise, comme elle l’était dans la première partie du XIXe siècle, il est logique que le mouvement ouvrier s’en sépare. Ni la gauche millénariste ni la gauche de la promotion sociale, ces deux
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versions du « parti du mouvement » au XXe siècle, n’existent plus. Le contrôle de la gauche par les libéraux est dorénavant dans la nature des choses. En outre, compte tenu de ce que sont les républicains, il ne leur est guère possible de s’ancrer à gauche sans se subordonner à la principale des « forces de gauche », le PS. Étant donné ces raisons théoriques (I) et politiques (II), les républicains ne doivent pas se proclamer « parti de gauche ».
I. Raisons théoriques 4. Que reste-t-il du millénarisme ouvrier, c’est-à-dire de la croyance à la possibilité de remplacer le capitalisme par quelque chose de radicalement différent (le communisme ou le socialisme, suivant l’endroit d’où l’on vient…) ? Rien. La rupture avec le millénarisme est très certainement commune à tous les militants issus de la gauche qui se sont réunis en 2002 autour de la campagne présidentielle de Jean-Pierre Chevènement et de ses propositions du discours de Vincennes – l’État, garant de l’intérêt général ; la possibilité même de poser l’intérêt général, notion par définition « hors classes », au-dessus des classes ; la place reconnue à l’entreprise, dans le cadre d’une politique industrielle volontariste, etc. Si l’on fait référence aux notions qui constituaient les points de référence du communisme ou du socialisme – par exemple, l’idée suivant laquelle l’État n’a jamais été autre chose que l’instrument de la dictature d’une classe sur une autre, ou encore la perspective de l’appropriation collective des grands moyens de production et d’échange, ou enfin la « mission historique de la classe ouvrière » -, nous avons alors tous « franchi la ligne ». Notre ambition collective s’est ainsi inscrite dans la tradition colbertiste, bonapartiste, « planiste » et gaulliste… – tradition qui a des représentants aussi bien à droite qu’à gauche : nous ne pensons pas « abolir » le marché, parce que nous savons que le progrès économique et la croissance des forces productives reposent pour une bonne part sur le marché ; mais nous n’acceptons pas que les forces aveugles du marché déterminent le sort de l’humanité. Les mécanismes économiques spontanés doivent ainsi être contredits par l’État, et, sur le plan international, par la coopération entre États. C’est de cette tension entre le marché et l’incarnation de la souveraineté populaire que nous attendons la réalisation du Bien commun. Sans doute, l’existence d’une contradiction entre salariés et employeurs est dans la nature des choses. En revanche, nous ne pensons pas ou plus que la classe ouvrière ait pour vocation de susciter seule le changement ou de le diriger, et que l’organisation de cette classe constitue la clé déterminante de l’avenir. En réalité, il y a assez longtemps que nos prédécesseurs ne croient plus à une Révolution qui, sur le modèle de 1789, remplacerait d’un coup le capitalisme par un « ordre nouveau », réalisant ainsi le destin d’une classe montante. Ce scepticisme quant aux possibilités réelles de « passer au socialisme » explique, très vraisemblablement, la position de « compagnon de route » qu’ont adoptée la majorité des intellectuels dès les années 1950 et 1960. Dans cette posture, si l’on profère comme Sartre
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que « le marxisme constitue l’horizon indépassable de notre temps », on laisse à d’autres le soin d’en tirer les conséquences. L’une des vertus, peut-être, de ma génération – celle de 1968 – est d’avoir pris au sérieux les énoncés révolutionnaires que d’autres brandissaient sans y croire. En tentant de mettre en pratique les idées révolutionnaires, nous avons démontré qu’elles étaient fausses. Est-ce que l’opposition à la mondialisation peut renouveler la perspective ? Les mots « antimondialisation », « altermondialisme » peuvent servir de drapeau, comme autrefois le communisme et le socialisme. Mais la problématique de la lutte contre la mondialisation libérale, à la différence du communisme et du socialisme autrefois, n’évoque pas une nouvelle ère, un changement de régime ou de système. Quelles que soient les variantes, il s’agit toujours de ce que les mécanismes spontanés du marché soient contrebalancés, soit par l’État (ou par les États), expression de la souveraineté populaire, soit par des « Droits de l’homme » que l’on rêve d’intégrer aux traités internationaux, et le cas échéant de faire appliquer par une juridiction internationale. On est très loin de la croyance à un millenium, à un « ordre nouveau » qui ferait du passé table rase.
5. Que reste-t-il du parti de la promotion sociale ? Il s’agit ici de considérer, non plus des objectifs proclamés, mais une réalité sociologique. Dans les années 1980 et 1990, la gauche s’est sociologiquement coupée du peuple, sous l’effet d’une addition de facteurs qui semblent créer une situation irréversible : - Jusqu’en 1981, les dirigeants du PS étaient bon an mal an des « petits bourgeois », des fonctionnaires n’ayant en général pas « pantouflé », des enseignants… Comme le montre bien Pfister dans sa « Vie quotidienne à Matignon sous l’Union de la gauche », ils étaient alors assez étrangers aux façons de vivre de la bourgeoisie. Depuis lors la succession des alternances, et la combinaison du reclassement des équipes de gauche dans les grandes entreprises (et notamment dans les grandes entreprises publiques) et des privatisations (avec leur lot de stock options) a intégré à la bourgeoisie la couche supérieure des dirigeants du PS. C’est pourquoi, en 1997, lorsque la gauche revient au pouvoir, elle rappelle – entre autres - aux affaires des hommes qui, entre-temps, ont fait leur vie en entreprise. Il faudrait comparer la composition sociologique d’un cabinet ministériel de 1981 et de 1997… La figure du « pantouflard » qui revient aux affaires, traditionnelle à droite, est devenue courante à gauche. Il faut de surcroît tenir compte des solidarités qui demeurent avec les anciens camarades qui sont restés dans le privé. Ce phénomène serait presque anecdotique, s’il ne s’était accompagné d’une profonde transformation idéologique, engagée dès 1983. La déréglementation du droit des affaires – du droit boursier notamment -, engagée par Pierre Bérégovoy, a joué le rôle d’un véritable « permis de s’enrichir » pour toute une catégorie de cadres socialistes, qu’ils aient acquis leur formation initiale à la fac de Droit ou d’Économie, dans les grandes écoles de gestion, ou qu’ils aient fait l’ENA avant de « passer au privé ». Un
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« homme de gauche » dans la finance, dès lors, pourquoi pas ? Dans la pub ? Encore mieux – mais il faut maintenant parler de « communication ». L’essor de l’immatériel remplace peu à peu l’industriel de province, ce bon vieux bourgeois de droite, par un « créateur » qui préfère vraisemblablement Libération au Figaro et la Techno-parade à la messe au SacréCœur. La classe dominante devient « de gauche », ou du moins, il devient indifférent, pour la classe dirigeante, que l’on appartienne à l’un ou à l’autre des deux coalitions qui se succèdent. Martine Aubry et bon nombre des membres de son cabinet ont occupé d’importantes fonctions dans le privé, avant d’accommoder les 35 heures comme ils l’ont fait (c’est-àdire, de façon à ne pas desservir les intérêts des grandes entreprises où ils ont fait leurs armes). Je ne méconnais pas le conflit qui les a opposés à la direction du Medef. Mais les milieux patronaux ont toujours été divisés. Le courant paternaliste était autrefois incarné par le patronat chrétien, dont les structures sont aujourd’hui en déclin. Disons que, par un principe de vases communicants, ce courant siège maintenant au PS. Entre ce courant paternaliste et les idéologues libéraux, l’affrontement est de toujours. Aussi bien, la composition de l’équipe dirigeante du Medef ne dément-elle pas le propos : pour lancer la « refondation sociale », un homme de droite (Seillère), un homme venu de la gauche (Kessler, sans oublier l’ex-maoïste, élève de Michel Foucault, pilier de la fondation Saint-Simon François Ewald). La « financiarisation » a fait monter, dans le patronat, des hommes issus de la gauche, avant que l’organisation patronale, anticipant sans le savoir sur le PS, n’ait choisi de placer une femme à sa tête… - Un second facteur sape le parti de la promotion sociale : les mécanismes de la promotion sociale « par le côté gauche », c’est-à-dire par le succès à l’école, se sont grippés. La chose est bien connue : Polytechnique et Normale supérieure sont plus fermés maintenant aux enfants du peuple qu’il y a trente ans. La raison principale, sans doute, est la disparition de la sélection par le mérite à l’école : alors que l’instituteur de 1960 poussait le jeune doué à aller dans un bon lycée, donnant ainsi corps à notre réussite ou à celle de nos parents, l’idéologie suivant laquelle seuls les élèves faibles méritent de l’attention, le collège unique et l’hypersélectivité des établissements réservés aux initiés ferment aujourd’hui les portes de la promotion sociale. La droite a sa lourde responsabilité (quel mépris dans la nomination d’Haby par Giscard !), mais c’est aussi la gauche, avec son « égalitarisme inégalitaire » qui, de Jospin à Lang, a dégradé le système. En effondrant le niveau de l’école, la gauche a ruiné tout un pan de la promotion sociale. - Il y a encore, bien entendu, de la promotion sociale. Celle-ci, comme nous le constatons à l’université, concerne très largement les enfants d’origine étrangère. Or c’est une vue de l’esprit que de penser que les enfants de la « deuxième génération » qui réussissent s’identifieront à la gauche comme le faisaient les « Français de souche » en phase ascendante. Ce n’est pas par hasard que les gouvernements Raffarin et Villepin ont comporté plusieurs ministres d’origine étrangère ; le parti gaulliste – sous ses diffé-
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rents avatars – n’a-t-il pas toujours été le parti des allogènes ? Le réflexe identitaire qui portait le jeune Français d’origine rurale ou ouvrière vers la gauche, par réaction contre la société traditionnelle et la pesanteur du catholicisme et par adhésion à l’idée d’un lent progrès qui fait monter l’échelle sociale génération après génération, n’a aucun sens pour les jeunes d’origine étrangère. La promotion sociale réelle – qui repose tout autant maintenant sur la réussite économique que sur l’école – n’est ainsi plus un aliment pour la gauche. La « deuxième génération » est et sera bien représentée dans l’entourage de Nicolas Sarkozy.
6. Privée de perspective millénariste, la gauche n’est plus non plus le parti de la promotion sociale Ce n’est pas un effet de notre volonté, c’est un fait. Lorsque nous le constatons, notre posture est très différente de celle du courant « ni droite-ni gauche » des années trente, qui tentaient de nier la division très profonde d’une société encore traditionnelle pour s’imposer aux deux camps. Nous disons plutôt : la droite est devenue libérale en matière de mœurs, et la gauche en matière économique ; la droite s’est « socialisée » et la gauche s’intéresse à l’argent. Nous n’avons plus maintenant deux alliances de classes qui s’affrontent en poursuivant des objectifs opposés, mais plutôt deux « partis » - comme les Bleus et les Verts à Byzance – aux visées identiques, quoique chacun essaie de conquérir le pouvoir en s’appuyant sur des forces un peu différentes. Lorsqu’un Américain dit : - « Je ne suis ni Républicain, ni Démocrate », on ne le traite pas de fasciste… Or l’analyse politique nous conduit à assimiler, mutatis mutandis, la gauche française au Parti démocrate (alors que la droite française, sauf exception, se situe très à gauche du Parti républicain).
II. Raisons politiques 7. La gauche est devenue le parti de la « déconstruction » Juste retour des choses : c’est après tout la France qui a fourni aux États-Unis les penseurs de la « déconstruction ». Aussi bien, dans le roman de Philip Roth, « La Tache », c’est une enseignante française (une « ulmienne » sociologue) qui suscite la cabale qui chasse le héros de l’université. Les léninistes du passé étaient tout ce que l’on veut, sauf des déconstructeurs, parce qu’ils croyaient à un « ordre nouveau » - et dans « ordre nouveau », il y a ordre… La fin des millénarismes ayant placé extrême gauche dans une impasse, il ne lui reste que la tradition d’hostilité à l’État, à la famille, etc., qui transforme le révolutionnaire en « déconstructeur ». On se rappelle cette étonnante profession de foi d’un membre du Syndicat de la magistrature au début des années 1970 : le juge doit statuer « pour l’ouvrier contre le patron, pour la femme contre le mari, pour le fils contre le père… ». Comme en écho, des militants d’Act Up avaient publié
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avant les élections de 1997, sous le titre « C’est nous la gauche », un article qui définissait celle-ci par une énumération - les « sans papiers, les séropositifs, les homosexuels, les femmes… ». Beaucoup de féministes en étaient d’ailleurs furieuses. En lisant ce papier, il était difficile de ne pas penser aussitôt : - « Je ne suis rien de tout ça ; la gauche est-elle encore faite pour moi ? ». Les déconstructeurs universitaires américains – dont les gourous sont français – préfèrent l’étude des textes écrits par des membres des minorités à ceux qui ont été écrits par des « dead white males », des blancs de sexe masculin morts depuis longtemps. À bas Shakespeare, vive Rigoberta Menchu ! Comme les déconstructeurs français sont malgré tout respectueux de la littérature, c’est l’homme du peuple vivant qui constitue leur cible. Depuis quelques années, les Verts ont ainsi mis en circulation une notion très évocatrice : « l’extrême-chasse ». L’homme rural, le conscrit de 1914, c’est le début du fascisme : que peut vouloir dire d’autre l’amalgame entre le chasseur et l’extrêmedroite ? Je ne peux m’empêcher de penser à une photographie de 1925 de mon arrière-grand-père, berger titulaire du certificat d’études, et qui est donc devenu sergent de chasseurs alpins, puis facteur, photographie où il pose avec son fusil, au sein d’un groupe, devant notre maison à la campagne. Lorsque la petite-bourgeoise de gauche ne supporte plus l’image de la masculinité populaire – c’est le sens du paradigme du « beauf » -, c’est que la gauche n’existe plus. Le PC n’y échappe pas : lorsque Marie-Georges Buffet veut trouver un désaccord avec le PS, elle évoque aussitôt les « sans-papiers ». Les flottements des dirigeants du PC sont d’ailleurs accrus par leur désir légitime de sortir du carcan de la « ligne Marchais », ce qui les conduit à surenchérir dans le « sociétal ». Le passage de la gauche aux positions déconstructrices s’est fait par étape : - la « stratégie des forteresses » La gauche a commencé à prendre cette orientation dès les années 1980, lorsqu’elle a entrepris de figer par des traités internationaux des réalisations – comme l’abolition de la peine de mort - auxquelles elle présumait que l’opinion ne serait pas favorable. J’ai le plus grand respect pour Robert Badinter, mais je crois que la tendance à rattacher l’application des Droits de l’homme à des Traités et à des Cours internationales est une tendance aristocratique, et non démocratique. Mettre la loi « à l’abri du peuple », du suffrage, c’est agir comme le Prince qui espère que la forteresse le dispensera d’avoir à obtenir le soutien populaire. Cela mène tout droit à la crise politique actuelle. - la réticence à ce que la loi traduise la volonté populaire a trouvé une expression plus complète dans la doctrine de la « procéduralisation » La doctrine de la procéduralisation, à l’origine, n’est rien d’autre qu’une réaction d’universitaires de gauche allemands (Habermas) contre
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le « droit du sang » en matière de nationalité. La vie est si complexe, disent-ils, qu’on ne peut plus, comme autrefois, donner une définition substantielle de la nationalité (droit du sol, droit du sang ou tout autre système). Il faut adopter une logique « procédurale », c’est-à-dire considérer comme un national et accorder les droits de citoyen à toute personne qui, compte tenu des Droits de l’homme reconnus et des interactions avec l’État qu’implique ses intérêts légitimes, paraît devoir être reconnu comme tel. Par définition, la thèse procédurale conteste la loi de majorité, et, en définitive, nie la souveraineté populaire. L’ultima ratio, le facteur déterminant, se trouve en effet du côté de Droits de l’homme. Or le contenu des Droits de l’homme sera défini, en dernière instance, par les tribunaux. Il relève donc davantage de l’opinion d’une étroite communauté de juristes que du débat politique ouvert. Partie d’Allemagne, cette conception s’est partout répandue, tant elle correspond bien à la façon dont fonctionne en fait l’Union européenne. Elle est très présente en France : on ne peut plus décider et réglementer comme avant, dit-on. Cependant, les Droits de l’homme nous permettent de définir des « objectifs » – les juristes français se sont par exemple échinés à montrer que l’existence de services publics était nécessaire à la réalisation des « droits fondamentaux », pour contraindre l’Union à souffrir leur existence -. Définissons des objectifs, définissons les intérêts légitimes qui s’y rattachent, invitons ces intérêts à négocier entre eux, et à la fin, le résultat sera examiné par les tribunaux au regard des Droits de l’homme… La théorie de la procéduralisation permet de donner une âme à l’impuissance : au lieu de politique, des choses qui vont de soi : le partage du travail, l’égalitarisme à l’école, la non-discrimination – alpha et oméga de la politique sociale européenne. La procéduralisation fournit une justification théorique à la doctrine de la « proximité », au passage du pouvoir de l’échelon national à l’échelon local ou régional (c’est là que se trouvent les « intérêts légitimes ») ; elle fonde aussi bien la multiplication des procédures supranationales (les Droits de l’homme sont universels). Cette idéologie met en cause la nation, la souveraineté populaire, et, de proche en proche, les rapports entre adultes et enfants ou l’autorité des maîtres (l’enfant qui « construit lui-même son propre savoir », c’est encore de la procéduralisation). Or cette idéologie vient de gauche, et elle a vocation à devenir dominante à gauche. Les dirigeants du PS ne peuvent pas offrir de perspective consistante de transformation sociale ; il doit donc chercher d’un autre côté de quoi enjoliver leur devanture. Au lieu du socialisme, la « procéduralisation » leur permet de promettre un monde où couleront le lait et le miel, puisqu’il sera fondé sur les Droits de l’homme. Au lieu de politique sociale, des mesures sociétales ; au lieu de promotion sociale, la « lutte contre l’exclusion » - la notion présentant l’immense avantage de mettre dans le même sac l’ouvrier et le bourgeois, dès lors que ce dernier appartient à une « communauté minoritaire », et au passage de faire disparaître la figure du producteur ; au lieu de souveraineté populaire, le culte des mécanismes de droit international qui soustraient la décision au champ de la politique
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démocratique, à moins que cela ne soit l’adoration de la « proximité ».
8. Le contrôle de la gauche par les libéraux est dans la nature des choses Le contrôle de la gauche par les libéraux est dans la nature des choses, parce que les libéraux sont les seuls à disposer d’une perspective stratégique – élargir et approfondir l’Europe, ouvrir celle-ci sur l’extérieur, et notamment poursuivre l’ouverture des marchés, que l’on pourra « moraliser » grâce à l’OMC. C’est ce qui fait sans doute l’unité assez profonde des libéraux du PS et des Verts. Tous les autres sont par conséquent devenus des « compagnons de route ». Compagnons d’une route qui n’existe plus, les ex-gauchistes voués à la défense des « sans-papiers » ; des « sans » en général comme s’il n’y avait rien à dire sur les intérêts de l’immense majorité de nos compatriotes qui travaillent, ont des papiers et un toit, mais gagnent mal leur vie et ont le sentiment que tout se décide en dehors d’eux, et comme si la question de la pauvreté pouvait se penser indépendamment de ce que nous avons appelé la « revalorisation du travail ». Compagnons de route, Buffet et Hue. Il est frappant, pour qui a pu l’observer, de voir avec quelle rudesse le PC et la CGT se sont affrontés en 2002 à l’occasion du vote de la « loi de modernisation sociale » : le PC lui-même n’est plus capable de penser les intérêts du monde du travail. Lutte ouvrière est sans doute le seul groupe organisé qui cherche à transmettre la perspective millénariste ; sans perspective politique, ce groupe vit sur le mode des chrétiens des catacombes. Or, il est dans la nature des « compagnons de route » de suivre le chemin défini par un autre qui, lui, sait où il veut aller : il y aura des soubresauts, il y aura des joutes verbales, mais à la fin, les libéraux du PS gagneront, en concédant des gadgets comme les emplois jeunes, les 35 heures où la lutte (à renforcer toujours) contre la discrimination.
9. L’impasse dans laquelle se sont placés les partisans du « non de gauche » vient à l’appui de l’argumentation Si l’on se rappelle l’enthousiasme qu’avait fait naître le « non » au référendum de 2005, on ne peut expliquer que par une série d’erreurs politiques la défaite en rase campagne qu’ont subie les partisans du « non de gauche » avec la désignation de Ségolène Royal comme candidate du Parti socialiste. Toutes ces erreurs n’ont qu’une seule racine : la volonté d’affubler des oripeaux de la gauche un « non » qui rassemblait des électeurs venus de tous les horizons, en premier lieu une masse d’abstentionnistes traditionnels révulsés par le jeu des partis dominants. On aurait rêvé d’un Laurent Fabius qui, au lendemain du référendum, dise : « Je serai candidat quoi qu’il arrive », et tende la main à tous les républicains qui ont fait la victoire du non. Nous avons eu l’inverse : le jour où François Bayrou vote la censure socialiste, les vierges effarouchées du « non de gauche » s’exclament qu’il faut « une gauche de gauche » (Laurent Fabius), ou « Moi vivant, jamais d’alliance avec la droite » (Henri
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Emmanuelli). En faisant aux « ouiouistes » du PS le procès de vouloir s’allier avec le centre, Laurent Fabius et Henri Emmanuelli pensaient bien entendu marquer des points dans leur combat interne au Parti Socialiste. L’erreur de Laurent Fabius est d’avoir cru pouvoir compter sur le soutien ou la neutralité favorable de la « gauche radicale et mouvementiste », pour se donner de l’espace et gagner la primaire au sein du PS. La « gauche radicale et mouvementiste » a fait ardemment campagne pour le « non », mais elle ne se préoccupe pas d’exercer le pouvoir et de gagner les élections. Ce n’est donc pas une force sur laquelle on puisse compter dès lors qu’il ne s’agit plus de critiquer, mais d’agir. « Rassembler la gauche avant de rassembler les Français » est ainsi, de toute évidence, devenu une stratégie de perdant. Pendant tout le temps qu’a duré la campagne interne, la « gauche de la gauche » n’a pas eu de mots assez durs pour parler de Laurent Fabius. La main qu’il a tendue a souligné son isolement de ce côté. Loin de trouver un appui à gauche de la gauche, même au sein du PS, il est très loin d’avoir fait le plein, puisqu’un homme comme Henri Emmanuelli ne s’est pas prononcé officiellement pour lui. On se demande, dans ces conditions, comment la victoire d’un partisan du « non » pouvait être imaginée. Celui qui ne rassemble pas voit disparaître ses soutiens naturels : dans le jeu de perdant où il s’est engagé, Laurent Fabius est progressivement apparu comme le « mauvais cheval ». C’est ainsi que Jean-Pierre Chevènement, qui lui avait initialement fait bon accueil, s’est progressivement tourné vers un soutien à Ségolène Royal, dont on pressent que sa candidature actuelle ne constitue que le premier acte. Laurent Fabius a agité tous les « gimmicks » de la gauche - régularisation des sans-papiers, mariage homosexuel, généralisation des 35 heures, « vraie » majoration du SMIC (comme il y eut autrefois le Programme commun « bien actualisé ») Mais il n’a pas suscité le réflexe conditionné d’adhésion qu’en d’autres temps, il aurait ainsi obtenu. Rassembler les socialistes, après le référendum du 29 mai, c’était évidemment une utopie – à moins qu’il ne s’agisse de dire que les partisans du non acceptent de se soumettre à la loi de l’Europe libérale. Les socialistes français ont fourni une partie du personnel de la mondialisation, comme le montre l’exemple de Pascal Lamy. Comment veut-on que ceuxlà – les Lamy, Kouchner, Strauss-Kahn, Aubry, Lang… - acceptent de soutenir ceux-ci, qui ont fait campagne pour le non ? Mais il n’y avait en réalité aucun risque : au sein du PS, comme chacun sait, les élections internes sont faites, non pas par les échanges d’arguments et les effets de manche des propagandistes des courants qui s’opposent, mais par trois ou quatre dirigeants de grandes fédérations qui contrôlent leur appareil. Au-delà de l’écume médiatique des choses, le pragmatisme d’un parti d’élus a fait le reste. Beaucoup de socialistes ne croient plus à rien. Revenus de tout, il ne leur reste que leurs carrières et leurs places. Nombre d’entre eux, sans doute, n’aiment pas les idées de Ségolène Royal. Ils ont pris leur parti de cette incommodité pour conserver ce qu’ils ont. Pour ceux qui sont sincères, le fétichisme de la gauche a fait d’eux aussi des compagnons de route… Laurent Fabius, et Henri Emmanuelli, en raison du rôle éminent qui fut
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le leur dans la campagne du référendum, avaient vocation à devenir les chefs d’un grand rassemblement du non. Ils ont voulu gagner la bataille « par la gauche ». Pour consacrer l’échec de leurs stratégies, pour la première fois, la victoire au sein du parti socialiste a au contraire été obtenue « par la droite ». Le prétendu « non de gauche » a voulu sauver la gauche en admettant le reniement du « non ». Le « non » a été renié, mais il n’y a plus de gauche. Par son sectarisme, le non de gauche s’est ainsi condamné lui-même à jouer le rôle de rabatteur du socialisme libéral. À ce prix, n’eût-il pas mieux valu travailler à unir tous les républicains ?
10. Je ne veux pas terminer sans revenir sur la question du « ni droite, ni gauche » La crise politique que nous vivons aujourd’hui n’est pas la première. Une très grave crise idéologique a traversé le mouvement socialiste dans les 30 années (1880-1910 ?) où celui-ci a réalisé que les analyses de Marx – la Révolution, d’abord en Angleterre, en Allemagne et en France – étaient fausses. De cette première crise, il est né trois courants. Le premier, celui des « constructeurs de Dieu », nous le connaissons surtout par la polémique que Lénine a engagée avec lui dans « Matérialisme et empiriocriticisme ». Le « retour à Dieu » un peu grotesque d’une partie des maoïstes à la fin des années 1970 lui fait cependant écho. Le deuxième courant, c’est le fascisme, qui conserve de la tradition socialiste l’idée d’un « héros de l’Histoire » mais, la classe ouvrière n’étant pas taillée pour le rôle, met la Nation à la place. Et le troisième courant, c’est le léninisme, qui construit le concept d’avant-garde pour jouer le rôle du héros à la place de la classe ouvrière. Nous ne sommes pas des « constructeurs de Dieu », et aucun d’entre nous n’est plus léniniste. Alors, comme nous attachons du prix à la Nation, y a-t-il un risque que nous soyons captés par une sorte de néoautoritarisme national ? Je crois que le risque n’est pas absolument nul, et que la seule façon de le combattre, c’est d’avoir conscience de cette virtualité. Toutefois, il y a un risque plus grand : c’est que l’Europe connaisse des soubresauts dont les élections de France, de Hollande, du Danemark, etc. n’auraient constitué que le hors-d’œuvre. Nous ne disons pas que la gauche est morte par volontarisme idéologique, mais parce que c’est un fait. Nous ne sommes pas une « Nation prolétaire », mais une vieille Nation post-impérialiste qui a digéré la décolonisation. Nous ne pensons pas la Nation comme un organisme vivant qui trouverait sa régénération dans la violence, mais comme le seul cadre pertinent, historiquement donné, de l’exercice de la souveraineté populaire. L’amalgame entre notre position et le « ni droite-ni gauche » des années trente ne tient pas, parce que nous sommes des rationalistes qui croient à la possibilité d’apprendre aux masses à réfléchir.
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