Pourquoi la gauche est-elle de droite et vice-versa ?

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Comité de Rédaction : Élisabeth Altschull Suzel Anstett François Gaudu Patrick Guiol Edouard Husson Anne-Marie Le Pourhiet Thierry Mesny François Morvan Francis Pothier Claude Rochet Jacques Sapir

PERSPECTIVES RÉPUBLICAINES perspectives.republi@free.fr www.perspectives-republicaines.fr ISSN 1777-6864 Directeur de Publication : François MORVAN Secrétaire de rédaction : Thierry MESNY Maquette : Jean-Pierre FLECHARD Edité par l’Association Vive La République - VLR! Siège Social : 18, rue Tournefort, 75005 PARIS Imprimerie GRENIER 94250 Gentilly


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SOMMAIRE

DROITE - GAUCHE Du pareil au même ?

ÉDITORIAL

par Thierry MESNY.............................................7

LES TROIS MORTS DE LA GAUCHE par François MORVAN..........................................9 LA « GAUCHE ETHNIQUE », UN MYTHE EN PERDITION par François GAUDU..........................................23 POURQUOI LA GAUCHE EST-ELLE DE DROITE ET VICE-VERSA ? par Claude ROCHET ..........................................37 LES SUBVENTIONS ET AUTRES ENTRAVES À LA CONCURRENCE SONT-ELLES À PROSCRIRE OU NÉCESSAIRES AU BON FONCTIONNEMENT DE L’ÉCONOMIE ? par Jacques SAPIR ............................................53 ÉGALITÉ DES CHANCES, LUTTE CONTRE LES DISCRIMINATIONS, DIVERSITÉ : L’ÉGALITÉ RÉPUBLICAINE EN DANGER par Jeanne ÉGALITÉ..........................................63 UNE CONSTITUTION CONÇUE POUR UN CHANGEMENT DE RÉGIME par Patrick GUIOL ............................................73 LE PRINCIPE DE PRÉCAUTION par Jacques COEUILLET......................................89

N°4 — décembre 2006


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C. ROCHET

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POURQUOI LA GAUCHE EST-ELLE DE DROITE ET VICE-VERSA ?

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n ne tire pas sur les ambulances et notre propos n’est pas de dénoncer une nouvelle fois les turpitudes de « la gauche qui n’est plus de gauche » au nom d’une supposée gauche authentique, cette « gauche ethnique » qu’analyse François Gaudu dans ce numéro. La gauche a eu une certaine réalité, qui s’est construite au XIXe siècle par l’adhésion à la philosophie des Lumières et qui s’est traduite par le souci des lois sociales et de faire rayonner la Raison dans le monde entier, notamment par l’œuvre coloniale. Cette prétention est fort peu fondée sur la

par Claude ROCHET réalité puisque la plupart des lois sociales ont été votées, tant en France qu’en Angleterre, par des gouvernements libéraux et conservateurs qui le firent tout simplement pour éviter les conflagrations sociales qui auraient ruiné la prospérité issue de la révolution industrielle. Ce sont les mouvements sociaux qui furent le moteur le plus actif du progrès social et ceuxci furent souvent mieux entendus par des gouvernements de droite que de gauche. Quant aux turpitudes de la gauche politique, inutile d’en dresser la longue litanie, de l’abolition de la république le 10 juillet 1940, la complicité intellectuelle avec le fascisme, le déclenchement des guerres coloniales, l’impéritie dans la conduite des opérations militaires des deux guerres mondiales jusqu’à la folklorique et indécente gauche caviar, nouvelle oligarchie parasitaire portée au pouvoir par le mitterrandisme. Il ne s’agit pas non plus d’absoudre une droite qui n’a plus d’autre projet que de jouer les idiots utiles en en rajoutant dans l’adhésion aux mythes modernistes et communautaristes qui sont devenus le pain quotidien de l’oligarchie politico médiatique. Il s’agit de comprendre pourquoi gauche et droite ont exactement les mêmes fondamentaux philosophiques et quelle est la ligne de démarcation qui les oppose à la conception républicaine de l’Etat et de la société.

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Nos élites ont, à l’issue de ces « trente piteuses », quitté le monde réel pour un monde imaginaire peuplé d’individus virtuels d’où l’individu réel issu de la tradition républicaine et des Lumières a disparu. Il a été remplacé par un surhomme qui s’affranchit de toutes les contingences liées à son humanité : le sexe, l’âge, la culture, toute différence est vécue comme une insulte à cette volonté de puissance. Au réel se substitue la théatralisation du réel. À propos des luttes sociales, souligne Jean- Pierre Le Goff1 : « se trouvent amalgamées d’emblée en un tout les luttes les plus diverses : des grèves et luttes revendicatives dans les services publics et les entreprises aux luttes des homosexuels. Et Pierre Bourdieu de recommander au mouvement gay, dont les «‘agents » sont « dotés d’un fort capital culturel », de se « mettre au service du mouvement social dans son ensemble » ; ou, pour sacrifier un instant à l’utopisme, de se placer à l’avant-garde, au moins sur le plan du travail théorique et de l’action symbolique (où certains groupes homosexuels sont passés maîtres), des mouvements politiques et scientifiques subversifs (...) ». Et progressivement, les vraies luttes sociales sont dévalorisées au seul profit des « luttes symboliques » : «Alain Touraine est ainsi amené à déconsidérer les conflits et les luttes existant dans la sphère du travail, ramenés peu ou prou à des aspects étroitement revendicatifs, voire corporatistes, pour faire jouer aux mouvement écologistes, féministes, homosexuels, antiracistes, lycéens... le rôle d’avant garde sociale et culturelle dans la mutation du monde que nous vivons. ». Le grand avantage est que la réalité du pouvoir est transférée vers les manipulateurs de symboles, le discours devient autoréférentiel : il contient sa propre justification et exclut l’analyse critique des faits, qui n’existent d’ailleurs plus, n’étant que le produit du discours et n’ayant pas d’existence objective. Le mode de gouvernement actuel a sacré la prise du pouvoir par le virtuel : ne rien faire, n’avoir d’autre projet que de se soumettre à des « impératifs » externes, mais gérer son image : faire « jeune » et « de gauche », brasser des symboles et du vent et se faire plébisciter par les sondages. La droite, qui tient à sa réputation et veut rester « la plus bête du monde », lui emboîte le pas. Depuis Giscard elle s’est mise à l’ouvrage : on autorise les sex-shops, on fait de la Marseillaise une marche funèbre, on tente de supprimer le 8 mai des fêtes officielles, il fallait faire « jeune » pour liquider le gaullisme et ouvrir la voie au « libéralisme avancé ». Les conseillers en communication remplacent la réflexion. Seule l’image compte.

Les nouveaux bien pensants

1 Jean-pierre Le Goff, La Barbarie douce, La Découverte 1999 2 Rédacteur en chef de la superbe revue toulousaine «L’Opinion indépendante» http ://www.opinionind.presse.fr/

Cette mise en scène est parfaitement orchestrée par les « nouveaux bien-pensants » que décrit Christian Authier2 « Les nouveaux bien-pensants animent aujourd’hui un monde où toutes les frontières ont disparu sauf celle de l’argent, la seule qui trouve grâce à leurs yeux. Les libéraux de gauche gèrent le grand capital aussi bien que les libéraux de droite. Pour

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faire oublier ses renoncements et la soumission de la volonté politique à l’autorégulation des flux financiers, la gauche morale entonne sur les questions de société la vieille musique soixante-huitarde et libertaire. Les concubins et les gays sont plus importants à ses yeux que les trois millions de chômeurs et les nombreux autres millions de français en situation précaire. La parité se substitue à la véritable lutte contre les inégalités. Les pseudo-révolutionnaires de 68 dictent le discours officiel. La « marginalité » est devenue la norme, les homosexuels rêvent de mariage et d’exemptions fiscales, la « contre-culture » se fait moralisatrice et avide de subventions. La modernité et l’avant-garde ne sont que les masques fatigués du conservatisme le plus étroit. » Même des marxistes orthodoxes comme Denis Collin et Jacques Cotta3, qui continuent leur quête de « la vraie gauche » constatent que : « …la domination marxiste des années 60 n’a servi qu’à interdire la lecture de Marx chez qui l’on trouvera cependant l’analyse pertinente quant au passage de l’idéologie libertaire révolutionnaire au plus plat capitalisme ». Le phénomène est mondial et son cœur est au Etats-Unis : le discours moralisant, humanitariste est celui des nouvelles élites que décrit Christopher Lasch, détachées, à la différence des élites précédentes, de tout lien avec la tradition et la transmission au nom d’une idéologie « révolutionnaire » masquant les inégalités croissantes du capitalisme mondial qu’ils dominent sous un manteau de moralisme et de tolérance obligatoire. Mais « la moindre opposition fait oublier aux humanitaristes les vertus généreuses qu’ils prétendent défendre. Ils deviennent irritables, pharisiens, intolérants4 ». Comment en est-on arrivé là ? Le comprendre nous emmène dans une plongée dans le nihilisme dont la contre-révolution de mai 1968 assura le triomphe.

Le jeunisme, stade suprême de la sénilité Depuis 1968 les jeunes sont à l’honneur et parés de toutes les vertus. Entre les jeunes et les vieux le mythe de l’éternelle jouvence bâtit une opposition radicale. Au début de 1971, Richard Deshayes, membre d’un groupuscule d’extrême-gauche « Vive la Révolution » (VLR) animé par Roland Castrodevenu depuis une des grosses fortunes de la gauche caviar - publie le manifeste du « Front de Libération des Jeunes » : « Assez de baffes, assez de brimades, assez de chantages. On n’a pas peur de l’âge, on a peur de devenir vieux, et vous, bourgeois, vous nous faites vieillir. Qu’une chose soit claire : nous ne sommes pas contre les vieux, mais contre tout ce qui les fait vieillir. »5 Richard Deshayes était mon camarade au lycée Buffon où nous suivions l’enseignement de philosophie de Maurice Clavel. Nous avions été à l’initiative, dès l’automne 67 de la création d’un mouvement d’opposition à la guerre du Vietnam qui s’était fait remarquer par sa radicalité et ses actions énergiques. Assez tôt, nous avons divergé et Richard condamnait ce qu’il considérait (déjà!) comme une dérive droitière : un radicalisme

3 Denis Collin et Jacques Cotta, « L’Illusion plurielle, pourquoi la gauche n’est plus la gauche », Lattès, 2001 4 Christopher Lasch « La révolte des élites ou la trahison de la démocratie » Climats, 1996 5 Sur cette période et l’histoire de l’extrêmegauche radicale, lire l’ouvrage bien documenté de Christophe Bourseiller «Les maoïstes, la folle histoire des gardes rouges français», Plon 1996

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6 Alain Peyrefitte, « C’était de Gaulle », T.3, p. 24, Fayard 2000

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idéologie trop faible et une inquiétude devant le niveau de violence que nous avions rapidement atteint et ses conséquences sur nos camarades. Romantique, adepte de l’engagement total, séduisant et plaisant aux femmes, Richard allait pousser jusqu’au bout sa logique qui allait lui être fatale. Derrière cette rhétorique séduisante se révèle une réalité toute autre : le FLJ rassemblait des éléments du lumpen-prolétariat le plus radical. Au nom du spontanéisme, ils pillent et incendient la propre librairie du mouvement, en janvier 71, dans ce même élan antiautoritaire qui poussa, au nom du féminisme les femmes à dénoncer leur conjoint, et au nom du jeûnisme les enfants à vomir leurs parents. Le 31 janvier, c’est l’attaque du Palais des Sports où a lieu un concert des « Soft Machines »: « Ce soir, on refuse les flics, on refuse leur caisse, on refuse le spectacle ; le spectacle, c’est la vie, c’est la révolution… la musique est à nous, ce soir on la reprend » - signé FLJ. Le spectacle finira en émeute sanglante. L’épopée de Richard allait s’achever tragiquement le 9 février lors d’une manifestation pour la libération des maoïstes emprisonnés lors de l’émeute. La manifestation étant interdite, les pontes du maoïsme avaient donné pour consigne de chercher l’incident et de casser du flic. Consigne que Richard ne prenait jamais à la légère. Son errance allait s’arrêter au carrefour de la rue Damrémont et de la rue Ordener où un policier lui tira à bout portant une grenade dans la figure. Les leaders maoïstes allaient promener la photo du visage défiguré de Richard dans de nouvelles manifestations, tandis qu’il trouvait encore la force de publier de nouveaux appels depuis son lit de souffrance. Richard ne se remettra pas du déchaînement ahurissant de violence qu’il avait déclenché et dans lequel il avait entraîné la police, absolument pas préparée à cette époque à canaliser de tels assauts. Il disparut de la vie publique. Je le revis quelque temps après, dans une communauté cévenole où nous avions entrepris de relancer la sériciculture disparue. Le visage refait, méconnaissable, rasé, dorlotant un poupon en celluloïd, prononçant quelques bribes d’un pseudo-mysticisme, son parcours politique s’était arrêté là. En 1959, le général de Gaulle se rend au bal de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Après avoir été applaudi par les élèves, il s’avance vers eux pour leur serrer la main. Un élève s’interpose entouré de quatre autres, mains serrées le long du corps, lui barrant le passage. De Gaulle lui tend la main. Refus. « Monsieur je voudrais juste vous serrer la main », dit de Gaulle. Refus de l’élève. En décembre 1998, Alain Peyrefitte parvient à rencontrer l’élève - devenu depuis professeur d’université- dans un dîner organisé par un ami normalien commun. Il lui avoue sa honte, son aveuglement lié à son engagement politique «C’est seulement plus tard, après le retrait du Général que j’ai regretté de l’avoir offensé. J’ai pensé le lui écrire, mais il est mort avant que j’aie rédigé ma lettre »6. Même à la veille de la retraite, les acteurs de cet exploit gardent l’anonymat. Honteux tant de l’absurdité de l’acte que du ridicule des auteurs, élèves de la plus prestigieuse école de la République, où l’on porta le deuil pour la mort de Staline (« Heureusement, il nous reste ses écrits ! » s’écria un des élèves dans la bibliothèque, raconte Pierre-Gilles de Gennes). Honte d’avoir été si bien emballés par les manipulateurs de symboles.

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Et les autres ? Ils n’ont pas honte : ils sont au pouvoir. Vouant depuis cette époque une haine inexpiable à la classe ouvrière qui s’était contentée de la satisfaction de ses revendications après les accords de Grenelle et n’avait pas suivi les ténors de l’ultra-gauche sur la route des lendemains qui chantent, les petits marquis de 1968 allaient faire des « jeunes » une catégorie messianique. Le mythe du « jeûne » allait remplacer le mythe de l’ouvrier. À un détail près : Le « jeûne » et tous les autres succédanés produits par l’intelligentsia, les « exclus », les « sans-papiers », « l’homosexuel » ne sont que des catégories virtuelles, tout aussi virtuelles que l’activité agricole de José Bové, dotées de droits virtuels qui devront se garder de la tentation de toute réalité. Commentant les incidents habituels qui suivent les manifestations lycéennes, un journaliste eut cette expression « les jeunes ont attaqué les lycéens ! ». Le « jeûne », c’est le lumpen des banlieues, pas celui qui étudie, implicitement accusé de déviance par cette nouvelle orthodoxie. N’est « jeune » que ce qui correspond aux images d’Épinal des nouveaux bien-pensants. Aucune civilisation, depuis la Grèce antique, n’a considéré la jeunesse comme une source de sagesse et de vertu. La jeunesse, c’est le dynamisme, pas la sagesse qui est le fait des adultes mûrs. Le culte de la jeunesse comme source de toute vie et de toute innovation est un héritage du nazisme qui y vit le modèle de la « brute blonde » construisant l’avenir sur les ruines du passé. Le jeunisme est la manifestation d’un monde où les adultes ont renoncé à leur rôle de sage parce qu’ils n’ont plus rien à dire. Cela porte un nom : la sénilité. Adulés dans ce monde virtuel, « les jeûnes » sont depuis 30 ans les sacrifiés du monde réel régi par l’individualisme absolu. Une formation de base rabaissée par une succession de réformes de l’enseignement qui n’ont cessé de procéder à des ajustements par le bas, livrés à la violence des quartiers déstructurés, une maturité affective mutilée par le règne de l’hédonisme agressif, des familles disloquées au nom du « jouir sans entraves », cibles prioritaires des dealers de toutes sortes, chômeurs privilégiés du nouvel eldorado européen, les jeunes du monde réel peuvent remercier leurs aînés et commémorer 68 dans la fête.

Le nihilisme « Tel est le funeste destin de l’Europe : ayant cessé de craindre l’homme, nous avons cessé de l’aimer, de le vénérer, d’espérer en lui et même de le vouloir. Désormais le spectacle qu’offre l’homme fatigue. Qu’est-ce qu’aujourd’hui que le nihilisme, sinon cela ?(…) Nous sommes fatigués de l’homme » NIETZSCHE, Généalogie de la morale

Le nihilisme n’est pas en soi une mauvaise chose. Expérience du tragique et du vide de la vie humaine, il peut être un fondateur au sens de l’expérience de l’absurde chez Albert Camus.

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Découvrir qu’il n’y a rien et que le monde est vide et sans sens, que nous sommes responsables de nos buts et de leur atteinte, que le sens ne nous est pas donné, mais que ce qui nous a été donné c’est la capacité à donner du sens à notre vie, est une expérience du tragique. Elle est fondatrice car c’est une expérience de la liberté : l’homme peut le meilleur autant que le pire. Le XIXe siècle, en bouleversant les cadres des sociétés traditionnelles, vit la naissance du nihilisme moderne qui allait prendre diverses formes : celle du nihilisme actif, furieux de découvrir que là où l’on pensait qu’il y avait quelque chose il n’y avait rien et voulant faire de cette découverte une nouvelle fondation, et celle du nihilisme passif contemporain, celui du dernier homme dont Nietzsche annonçait l’arrivée dans Ainsi parlait Zarathoustra qui se contente de ne plus croire à rien après la mort de Dieu et de vivre sa petite vie dans la passivité tranquille du triptyque «santé, sécurité, confort ». Un point commun à ces variantes du nihilisme: la volonté de puissance. La volonté de puissance, c’est le refus de l’homme faillible et libre amené à délibérer sur les buts qu’il veut se donner, et le contenu qu’il veut donner à sa liberté. C’est le refus de la nature, du droit naturel, pour l’affirmation de la volonté de l’homme de se façonner indépendamment de toutes les contingences et de toute norme exogène liées à son humanité. Vouloir à tout prix de peur de subir, la volonté comme unique objet de la volonté, telle est la volonté de puissance. Sa forme la plus radicale fut le nazisme, refus régressif de la modernité instituée par les lumières et l’Aufklärung pour la quête d’un surhomme mythique, mais également le communisme qui, s’il n’était pas nihiliste dans ses motivations le fut dans ses moyens et dans ses fins. Les formes « soft » de la volonté de puissance sont aujourd’hui l’hédonisme agressif du « jouir sans entraves » qui est le refus de la contingence pour la quête d’un monde sans contraintes.

Mettre rien là où il y a quelque chose « Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » À cette éternelle interpellation de Leibniz, les nihilistes ont leur réponse : Puisque la connaissance du monde et de l’homme nous montre qu’il n’est pas parfait, c’est donc que toute perfection ne peut être de ce monde. Puisque le sens ne nous est pas donné, tout sens ne peut être qu’une illusion que le nihiliste se doit de détruire. Plutôt rien que quelque chose d’imparfait !

Le subjectivisme radical ou le triomphe du « je » sur le « nous » C’est en 1967 que Raoul Vaneigem publia ce qui allait devenir le manifeste idéologique des trente piteuses : le « Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations ». L’idée fondamentale du « Traité » est le subjectivisme radical ou l’opposition irréductible entre ce que Louis Dumont appelle l’auto-nomie (les normes que je suis moi-même capable de me fixer) et l’hétéro-nomie (les normes qui me viennent des autres, c’est-àdire du corps social).

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Le Traité est explicitement nihiliste, d’un nihilisme actif qui cherche la révolution dans la démonstration que toute idée, toute institution est une aliénation et une mutilation de la créativité. Le nihilisme actif est présenté comme un point de passage obligé au delà duquel peut naître la révolution par la destruction de tous les conformismes : «Les nihilistes sont, en dernier ressort, nos seuls alliés. Ils vivent dans le désespoir du non-dépassement ? Une théorie cohérente peut, leur démontrant la fausseté de leur vue, mettre au service de leur volonté de vivre le potentiel énergétique de leurs rancoeurs accumulées… Nihilistes, aurait dit Sade, encore un effort pour devenir révolutionnaires» Niant toute hétéronomie, le subjectivisme rejette toute transcendance et tire toute vérité de l’instant - « Il y a plus de vérité dans vingt-quatre heures de la vie d’un homme que dans toutes les philosophies » - et proclame la volonté de puissance du sujet : « Une réalité sur laquelle je n’ai pas de prise, n’est-ce pas le vieux mensonge remis à neuf, le stade ultime de la mystification ? ». La seule source de vérité ne peut résider que dans la spontanéité et la créativité individuelle. Aucun « nous » ne peut exister en dehors de l’addition des « je » libérés de toutes contraintes : « Rien ne m’autorise à parler au nom des autres, je ne suis délégué que de moi-même et, pourtant, je suis constamment dominé par cette pensée que mon histoire n’est pas seulement une histoire personnelle mais que je sers les intérêts d’hommes innombrables en vivant comme je vis et en m’efforçant de vivre plus intensément, plus librement ». Rédigé en un langage révolutionnaire à coups de dénonciation de la « bourgeoisie » et des « conformismes », le traité de M. Vaneigem - qui fit depuis toute sa carrière comme fonctionnaire de l’État belge - allait devenir la bible des libertaires spontanéistes dont le pouvoir idéologique allait s’affirmer en France à partir de 1970 : Vive le « je » donc, à bas le « nous », source de toutes les oppressions. Les libéraux et les libertaires allaient trouver là les habits neufs de leur alliance pour la domination de la société et du monde. Toute expression d’un vouloir vivre collectif, école, État, loi, famille, tout mythe fondateur républicain devenait une cible. La première sera l’histoire et le morceau de choix la Résistance et l’antifascisme, la seconde ce qui assure la cohésion sociale donc l’école et la clé de voûte le post-modernisme qui apportait la « théorie cohérente » annoncée par Vaneighem.

« Tout est suspect » : le flirt du gauchisme avec le révisionnisme « Sur les « faits », ordres d’Hitler, chambres à gaz, chiffres (dont j’affirme qu’à ce jour ni ceux des historiens officiels, ni ceux des « révisionnistes » ne reposent sur aucune base scientifique sérieuse)…, je ne suis pas loin de penser que les révisionnistes ont raison ; (…) Si l’on peut douter de l’existence des chambres à gaz,

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c’est qu’elle ne tient que sur des récits de témoins (aveux, mémoires, témoignages au procès) et que ces récits sont contradictoires en eux-mêmes et entre eux… ». Comment le théoricien gauchiste Jean-Gabriel Cohn-Bendit en vient-il ainsi à prendre la défense des révisionnistes ? Pierre Vidal-Naquet a analysé ce phénomène. À l’origine on trouve des archéologues du marxisme, disciples de Bordiga, un marxiste italien des années trente, passé, comme Pierre Guillaume, par l’Internationale situationniste où il cotoya Vaneigeim, et qui allait fonder le groupe « La vieille taupe », devenu le temple du révisionnisme. Quel est l’enjeu pour eux ? Torpiller la « démocratie bourgeoise » qui se refait une vertu de sa lutte contre le nazisme. L’objectif est de montrer que la démocratie n’étant pas parfaite, ou à tout le moins, pas conforme aux mythes qui se sont forgés après guerre, elle ne peut être que coupable, et donc à mettre que dans le même sac que le nazisme et le stalinisme. On recourt pour cela à une analyse purement technique des faits : on n’a pas de sources écrites, donc les faits n’existent pas ! Les témoignages sont contradictoires, donc les faits n’existent pas ! Si l’on suivait la « méthode historique » des révisionnistes lorsque l’on est en présence d’une évaluation contradictoire du nombre de manifestants par les organisateurs et par la police, on conclurait, du seul fait de cette divergence, que la manifestation n’a pas eu lieu. Le raisonnement devient particulièrement monstrueux dans le cas du génocide, puisque toute la politique des nazis a consisté à détruire toute source et toute trace matérielle et que la logique de l’univers concentrationnaire était bâtie sur un «comment» édulcoré évitant, au travers d’un langage bureaucratique neutre, toute évocation du «quoi», de l’extermination, au profit d’une logique purement technique de bon fonctionnaire. Dernier argument : la liberté d’expression. Les révisionnistes se sont en effet tissé un manteau de vertu des poursuites dont ils furent l’objet, et c’est pour défendre la liberté que les Cohn-Bendit sont venus à leur secours. Il est évident que l’interdiction ne résout rien et qu’une lecture commentée de Mein Kampf dans les écoles serait le meilleur moyen de démonter l’attrait malsain qu’exerce la mythologie nazie. Mais telle n’est pas la préoccupation de nos héros qui, une fois devenus les hérauts du nouvel ordre moral, ont soutenu le vote de la loi Gayssot – qui va donner naissance à la pratique des « lois mémorielles », lois liberticides par lesquelles le Parlement se permet de proclamer une vérité officielle sous peine de sanction pénale. Non, le but des frères Cohn-Bendit est de montrer que la démocratie, et surtout la République, étant un régime imparfait pour des hommes imparfaits, où la mythologie diverge nécessairement de la rigueur historique, est de ce seul fait aussi mauvaise que les autres régimes. Ainsi se renforce en politique le relativisme obsessionnel, au nom du « mettre rien là où il y a quelque chose ».

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Le post-modernisme et le basculement de la gauche dans l’obscurantisme Au printemps 1996 une revue américaine renommée, Social Text, publiait un article très mode d’Alan Sokal au titre alléchant «Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique», délibérément bourré, aux dires de son auteur, d’absurdités et d’illogismes flagrants et affichant un relativisme cognitif extrême, allant jusqu’à nier l’existence d’un monde objectif, extérieur à notre conscience. Le projet d’Alan Sokal était de voir si ce tissu d’absurdités serait publié. Il le fut. Et dans un numéro spécial consacré à une réponse aux inquiétudes des scientifiques aux dérives du post-modernisme. La conclusion aurait pu être signée de Jack Lang, de Philippe Douste-Blazy, de Roseline Bachelot ou tout autre idiot utile de la droite actuelle : « .. tout ceci n’est qu’une première étape : le but fondamental de tout mouvement émancipatoire doit être de démystifier et de démocratiser la production de la connaissance scientifique … cette tâche doit commencer avec la jeune génération, à travers une profonde réforme du système éducatif. L’enseignement de la science et des mathématiques doit être purgé de ses caractéristiques autoritaires et élitistes et le contenu de ces sujets doit être enrichi par l’incorporation des aperçus dus aux critiques féministes, homosexuelles, multiculturelles et écologiques ». « L’affaire Sokal - Bricmont » commençait avec la publication postérieure de leur ouvrage « Impostures intellectuelles » dénonçant l’ensemble du courant post-moderniste parmi lequel figure les figures de proue de l’intelligentsia française les plus en vue aux États-Unis, les fondateurs de la French Theory qui allait faire du relativisme le cœur de l’enseignement en sciences sociales : Deleuze, Derrida, Guattari, Lacan, Lyotard, Serres, Baudrillard, Kristeva et Virillio entre autres7. Que disent les imposteurs ? Ils tirent partie des conclusions de la science moderne, de la mécanique quantique notamment, sur l’indétermination du monde et son inaccessibilité à notre totale compréhension pour conclure que toute connaissance est impossible et que tout exercice de la raison est vain. Un des chefs de file de ce courant dit « post-moderne » est Feyerabend, adversaire radical de Karl Popper qui assimile tout exercice de la raison à un rationalisme qui ne peut mener qu’à la tyrannie. Le postmodernisme fonde ainsi une nouvelle philosophie libertaire et nihiliste, où, faute de pouvoir connaître le réel on le remplace par une pure spéculation intellectuelle. Jacques Bouveresse s’interroge sur ce goût subit des intellectuels post-modernes pour la mécanique quantique, la théorie du chaos, la géométrie fractale ou le théorème de Gödel. D’où vient-il ? Du besoin de prestige et de pouvoir, répond-il, à l’heure où il semble falloir se réclamer de la science pour pouvoir être reconnu, notamment aux ÉtatsUnis. Pourquoi, par ailleurs, la pratique d’un recours à la science s’accompagne-t-elle, dans le même mouvement, d’un usage de l’analogie où l’esthétique l’emporte sur la rigueur ? Parce que, dit Bouveresse, nous vivons une époque où la liberté de penser ne doit pas être entravée par le souci

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logique ou la confrontation aux faits, et où ceux qui rappellent que la pensée a des règles se trouvent accusés de pusillanimité. Dès lors, les pleins pouvoirs sont donnés à l’imagination, qui peut n’en faire qu’à sa tête au nom de « l’aventure de la pensée ». Ce « postmodernisme » consiste à tout relativiser, à tout mettre sur un pied d’égalité au nom de la liberté de penser. Une pensée qui a perdu son caractère critique : la liberté de dire n’importe quoi est mieux défendue que celle de dire que tel ou tel propos dit n’importe quoi. Celui qui s’y risque est immédiatement dénoncé à la vindicte publique comme « fasciste ». Pratiquement, le postmodernisme apporte une justification prétendument scientifique au discours sur l’hétérogénéité qui est au cœur de la pensée dominante actuelle. Son fondement théorique est le relativisme : il n’y a pas de vérité, les faits ne sont que le produit de notre langage. « L’avantage de cette nouvelle notion de fait, c’est qu’on n’a jamais tort » : la vérité n’est plus qu’affaire de croyance qui n’a pas à chercher à se confronter au réel. Son origine est le découragement politique : les idéologies de gauche ont failli. Or, la gauche a été le porte-drapeau de la philosophie des lumières : il faut donc rejeter les Lumières ! La science et la raison sont rejetés avec la prétention folle du communisme à connaître parfaitement le monde et à le transformer. Le postmodernisme jette le bébé avec l’eau du bain, la science avec le scientisme, la raison avec le rationalisme. La gauche trahit l’héritage des Lumières et devient obscurantiste ! Son fantasme est « les nouveaux mouvements sociaux » : antiracisme, homosexuels, féministes, ces mouvements n’ont pas été pris en compte par la gauche traditionnelle, ils deviennent autant de nouvelles idéologies qui se fondent sur les prétentions scientifiques du postmodernisme et son discours sur la « différence » et son goût pour les réalités virtuelles loin du monde réel, alors que les revendications légitimes des ces mouvements « peuvent trouver une base bien plus solide (…) dans la tradition égalitaire, radicalement démocratique et rationaliste issue des Lumières »7 Son projet est le libéralisme le plus dur par l’abandon de la solidarité, de l’égalité, le dégoût de la vérité et de la recherche des faits au profit du discours. En même temps qu’il sonne le glas de la gauche politique, le postmodernisme transforme l’université en instrument de crétinisation de masse où les étudiants « apprennent à répéter et à élaborer des discours auxquels ils ne comprennent pas grand-chose. Ils peuvent même faire carrière à l’université en devenant experts dans l’art de manipuler un jargon érudit » Le désintérêt pour le monde réel est ainsi théorisé et systématisé. La négation de la poursuite du bien commun reçoit le vernis d’une caution scientifique. Le projet de transformation du monde est remplacé par la gesticulation verbale.

7 « Impostures intellectuelles » Allan Sokal, Jean Bricmont. Odile Jacob,1997.

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Le triomphe du dernier homme « Un peu de poison par-ci par-là : cela donne des rêves agréables. Et beaucoup de poison enfin, pour mourir agréablement…. On ne travaille point, car le travail est une distraction. Mais on veille à ce que la distraction ne débilite point. On ne devient ni pauvre ni riche, ce sont des choses trop pénibles… On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on respecte la santé. Nous avons inventé le bonheur – disent les derniers hommes et ils clignent des yeux… » NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra

Le nihilisme passif, culte éperdu de la jouissance de l’instant et rejet radical de toute contrainte qu’imposerait la poursuite du bien commun, est l’enfant naturel de la société à irresponsabilité illimitée. Il est aujourd’hui victorieux. Ce nihilisme a trois caractéristiques : le rejet de la pensée, la fascination du néant et l’individualisme absolu.

La médiacratie et le refus de la pensée Anxiogène, la pensée est remplacée par le spectacle de la versatilité des opinions. Le débat d’idées fait place à la mise en scène de joutes entre faiseurs d’opinions. Plus aucune réflexion de fond, plus d’examen des faits, plus d’appels au discernement et à la raison : la médiacratie, la société du spectacle par médias interposés, offre au dernier homme une prothèse de pensée dépourvue du doute et de l’angoisse, consubstantiels à la liberté de l’homme. Son besoin de révolte est satisfait par des spectacles de télé poubelle à la Ardisson et à la Ruquier qui clouent au pilori tous ceux qui mettent en cause le pouvoir des révoltocrates, qui décident désormais sans appel de ce qui est bien ou mal, de ce qu’il faut dire ou ne pas dire, de ce qui est « ringard » et de ce qui est « moderne ». Assis devant son téléviseur, le dernier homme compte les points et donne raison au plus habile. Il ne pense plus, cela est trop pénible, il est retourné dans la caverne des opinions, selon l’expression de Leo Strauss. Point, bien sur, de critère de vérité possible. La seule vérité est celle de l’audimat et des enquêtes de satisfaction. Les opinions divergentes ne peuvent être que des prétextes à des happenings de mise en scène. Des associations sans membres uniquement destinées à accueillir des militants microphages disent la « vérité », des artistes sont appelés à donner la caution de la symbolique affective qu’ils représentent… l’information est fabriquée pour correspondre au monde virtuel des biens pensants, seul légitime. Le dernier homme est un homme moyen, au revenu moyen, d’intelligence moyenne. C’est l’archétype des « deux Français sur trois » dont Giscard d’Estaing fit l’apologie. Quand l’existence sociale obéit aux normes du spectacle, quand la communication anesthésie toute la vie politique, alors les desseins politiques authentiques cèdent la place à des images et au leader de charme à l’apparence sécurisante, reflet magnifié

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de l’homme moyen, du dernier homme, avide de sécurité, qui se substitue sur les écrans à l’homme d’État porteur d’une vision politique.

La loi du plus fou, ou la fascination du néant En matière éducative comme en matière d’intervention sociale, on a dissocié systématiquement la prévention de la répression, les opposant l’une l’autre. Oui à la prévention, non à la répression, tel fut et tel est toujours le mot d’ordre. Dans ces conditions, quelque esprit chagrin demandera pourquoi faudrait-il prévenir ce qui n’est pas répréhensible ? Bonne question à laquelle on a trouvé la réponse : on ne prévient désormais pas plus qu’on ne réprime. La sécurité devient une affaire de riches, réservée à ceux qui peuvent se la payer, comme dans les quartiers chics des villes américaines. Le droit pénal ne reste pas pour autant inactif : un adulte blanc sur quinze est en prison aux États-Unis, un homme de couleur sur sept, et la population pénale y est passée de 280 000 à 2 millions de personnes ces vingt dernières années. En Californie, un détenu coûte 2 800 euros par mois à l’État, soit plus qu’un étudiant. Recul de la norme et progrès du droit pénal ? Que se passe-t-il donc ? Le droit pénal envahit progressivement la sphère privée, là où, selon les théoriciens du droit moderne, il devait s’arrêter. Il vient pallier le déclin de la responsabilité, avec la multiplication des procès en responsabilité civile et pénale dans le domaine de la médecine et de la vie quotidienne. Plus une société est immorale, plus elle est répressive. Il n’ y a pas de société sans lien social, qui s’incarne soit par une morale commune, soit par la Loi, et qui s’exerce soit par le consentement, soit par la contrainte. L’abandon de la régulation des comportements par la morale ne peut qu’ouvrir la porte à l’intrusion de droit pénal dans la sphère privée. Le marché, présenté comme le seul régulateur pertinent, ne régule rien d’autre que la logique d’un libéralisme qui devenu idéologie, ne libère personne. Il détruit le droit civil, qui est progressivement «pénalisé ». Face à la jungle, la société s’organise en tribus qui définissent leurs propres codes. Qu’il s’agisse des motards, des bandes de « jeunes », des lobbys,… chacun définit son propre champ de règles qu’il n’a nulle peine à justifier dans une société dominée par le relativisme. Dans tous les cas, l’individu est perdant : la pénalisation à outrance n’est plus un droit créateur de normes par l’exemplarité de la peine. Les délinquants à l’ancienne mode ne contestaient pas le principe de la peine. Ils avaient pleinement conscience d’enfreindre les normes sociales, et se faire prendre était perdre à un jeu. Les nouveaux délinquants de l’époque de l’hédonisme agressif n’ont aucune conscience d’enfreindre les règles : ils affirment l’injustice des règles dominantes comme s’opposant à l’expression débridée de leur spontanéité et la justice de leur propre règle. Ce qui est réellement nouveau dans la grande et dans la petite délinquance, c’est la disparition du sentiment de culpabilité. Les incendiaires d’autobus n’ont aucun sentiment d’enfreindre une règle : il veulent imposer une autre règle. C’est un à combat d’une conception de la société contre une autre que l’on assiste, la société policée républicaine contre la société

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barbare du crime. Il atteint son paroxisme au Brésil où existe désormais un PCC, Parti criminel combattant, qui entend imposer son ordre face à celui de l’État. Cette jungle des bandes est le système le plus oppressif qui soit, la plus parfaite négation de l’individu. Privé de son identité, l’individu la retrouve par procuration de la bande. Ce désespoir identitaire se retrouve dans les consultations chez le psychanalyste. Freud avait fondé la psychanalyse sur la somatisation du sentiment de culpabilité et l’inhibition de la sexualité et de l’angoisse qui en résultait. Ses héritiers (Gilles Deleuze et Felix Guattari notamment) en ont déduit la légitimité d’un hédonisme allant jusqu’à la pédophilie qui ne s’inscrit nullement dans la pensée de Freud qui voyait dans la répression de l’instinct le facteur civilisateur par excellence, et la loi comme condition de reproduction de l’espèce. Après la destruction des inhibitions visà-vis des normes et du sexe, la recherche d’identité ne peut plus se faire que dans la compétitivité. Il faut être dans les normes, notamment sexuelles, fixées par le marché et les magazines qui en sont le porte-voix. Les « radios jeunes » édictent à longueur d’antennes la codification des pratiques sexuelles « libérées » sur un mode aussi gai et épanouissant qu’un article du code la route. « Pas de normes » conduit à des normes implicites beaucoup plus tyranniques que dans l’ancien ordre des choses. Nous sommes parvenus à un stade beaucoup plus subtil d’abaissement de l’individu auquel on a retiré tout sens à l’existence et qui cherche dans la violence un exutoire à cet absurde. Faute de normes, les interactions sont commandées par les pulsions ou les effets de groupe, et la violence devient l’expression de la loi non pas tant du plus fort que du plus fou. À force de nier l’hétéronomie au profit de l’autonomie, c’est l’individu lui même qui organise son inhibition. Nous sommes durablement entrés dans l’ère de la « société dépressive » qu’à décrite Tony Anatrella8. La libération du « je » par le rejet du « nous » se retourne donc contre lui. Rétablirl’équilibre entre le « je » et le « nous » ne sera pas si simple. Déjà on voit poindre à l’horizon la vengeance du « nous », au travers de structures totalitaires qui nient le « je ». C’est le poids croissant des sectes qui pénètrent maintenant jusqu’au sommet de l’État. La quête d’identité est devenue un marché où vont proliférer tous les vendeurs de miracles dans le désert laissé par les apôtres du « subjectivisme intégral ». Nous nous préparons à partir dans l’ivresse vers une période de noire barbarie. Est-ce inévitable ? Non, à une seule condition : que le « nous » puisse se reconstruire et rebâtir de nouveaux principes identitaires à partir de l’initiative des « je ». Face à cela, le dynamisme de la vie associative est un espoir. C’est dans les projets, dans les quartiers, en apprenant à travailler sur des problèmes concrets au-delà des tabous imposés par les bien pensants, que se reconstruira, par le dialogue restauré du « je » et du « nous » la possibilité d’une vie sociale et que se profilera la possibilité de sortir de la jungle.

8 « Non à la société dépressive! », Tony Anatrella, Champs, Flammarion

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Sans idées il n’y a rien En 1978 Gregory Bateson, éminent professeur, anthropologue, psychiatre et cybernéticien, s’adressait ainsi aux régents de l’Université de Californie : « À la réunion du comité chargé de la politique de l’enseignement j’ai fait remarquer que les méthodes pédagogiques couramment employées étaient une escroquerie du point de vue de l’étudiant (...) La conception du monde... que transporte l’ensemble de ces idées99 est démodée pour trois raisons : Au plan pragmatique il ne fait aucun doute que ces prémisses et leurs corollaires conduisent à la goinfrerie de la consommation, à la sur croissance monstrueuse, à la guerre, à la tyrannie et à la pollution (...) Au plan intellectuel, ces prémisses sont obsolètes en ce que la théorie des systèmes, la cybernétique, la médecine holistique, l’écologie et la psychologie de la gestalt peuvent démontrer qu’elles offrent des façons bien meilleures de comprendre le monde de la biologie et du comportement Comme fondement de la religion, des prémisses comme celles que j’ai mentionnées sont devenues parfaitement intolérables et donc obsolètes depuis un siècle environ (...) Inéluctablement, notre civilisation, dans chacun de ses aspects, est coupée en deux de façon béante. Dans le domaine de l’économie, nous sommes confrontés à deux caricatures de la vie : la caricature capitaliste et la caricature communiste ; de plus, on nous dit que nous devons prendre partie dans la lutte qui oppose ces deux idéologies monstrueuses (...) Il en va de même en religion : un protestantisme étrange, devenu complètement séculier, tout un éventail de cultes magiques, et une ignorance religieuse totale.(...) 9».

9 Bateson fait ici allusion aux standards intellectuels qui prévalent dans l’enseignement : le dualisme cartésien qui oppose le corps à l’esprit, la description de tous les phénomènes comme des phénomènes physiques au mépris des phénomènes mentaux, et la description unique de tous les phénomènes en termes quantitatifs au mépris de l’esthétique et des critères immatériels. In La nature et la pensée, Le Seuil, 1991.

Pour Bateson, le monde ne tourne plus rond parce qu’il ne sait pas gérer ces deux tendances antagonistes de l’évolution, celle, externe, des technologies (l’imagination) qui bouleverse notre environnement en se développant à une vitesse qui n’est plus contrôlée, et celle, interne, des comportements humains (la rigueur), nécessairement conservateurs. Sans réconciliation de cette dualité contradictoire point de salut, dit Bateson. La mission de l’université est de donner aux étudiants un endroit d’où envisager cette dualité sous une plus vaste perspective. Ce que rejette le nihilisme, c’est précisément cet exercice de confrontation entre le risque et l’incertitude de l’imagination, la créativité et un ensemble de normes permettant de sélectionner les idées. Ce que rejette l’idéologie dominante c’est la capacité de la pensée de sélectionner des moyens au service d’une fin. Sous son verbiage moderniste, l’idéologie actuelle ne crée rien puisqu’elle rejette l’idée même de fin. Volonté de puissance, elle ne fait qu’exiger la satisfaction immédiate de ses fantasmes. Le monde actuel ne tourne pas rond car il a perdu toute capacité à concevoir des idées et la perspective d’où les penser. C’est un système fermé à la vie et promis à l’obsolescence.

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Bateson concluait son intervention prophétique par une interpellation : « La question qui se pose alors est la suivante : en notre qualité de membres du conseil, encourageons-nous tout ce qui va contribuer à faire naître chez les étudiants ces perspectives plus vastes qui redonneront à notre système la synchronie ou l’harmonie appropriées entre la rigueur et l’imagination ? Comme professeurs, sommes-nous sages » Retrouver cette sagesse, telle est le projet de la pensée ; définir cette nouvelle perspective, tel est le rôle du bien commun, tel est le rôle de la pensée républicaine.

Et cependant, tout arrive... Le mythe de l’homme universel ne mène à rien et est la négation de toute forme de politique. Le mythe de l’universalisme hétérogène repose sur la conception d’un homme vide, vide de spiritualité, vide de sens, vide de beauté, vide d’esthétique, vide de tout ce qui peut représenter une référence, une critique à la volonté de puissance. C’est un nihilisme du pauvre dont il ne sortira rien de créateur et dont nos gouvernants sont l’illustration : on parle de tout mais ne fait rien, on parle de l’homme mais refuse tout risque lié à l’humanité de l’homme, on parle de liberté et de droits mais on diffuse l’esprit de soumission et on rejette la philosophie des droits de l’homme dans une pâle mouture de volonté de puissance. Pour reprendre la parabole de Roland Jaccard10, nos deux stars autoproclamées de la présidentielle de 2007 attendent le passage du Néant-Express, train fantôme dans une gare désaffectée, et logent à l’Hôtel de l’Abyme, Sigmaringen Hip-Hop, où les deux prétendants, maîtrisant à merveille la langue de caoutchouc, qui à la différence de la langue de bois qui sonne creux donne l’illusion du plein, refont le monde alors que tout s’effondre autour d’eux, sur fond de rivalités sourdes et de haines d’autant plus tenaces qu’elles sont fondées sur une conception du monde identique. Mais ce Néant-Express, ils ne le prendront jamais. La prochaine gare serait celle du non-sens de leur raison d’être. Cette expérience de l’absurde pourrait être la source d’une renaissance : ils ne la feront pas. Dans ce désert intellectuel et moral de fin de civilisation, face à une droite et une gauche qui communient dans la même camelote pseudo intellectuelle, à l’image de De Gaulle qui aimait citer ce passage de Nietzsche : Rien ne vaut rien Il ne se passe rien Et cependant tout arrive Mais cela est indifférent Montons dans le Néant-Express, car au-delà de l’absurde il y a la faculté de l’homme à retrouver du sens, « d’interrompre ce cours et de commencer du neuf, faculté qui est inhérente à l’action comme pour rappeler constamment que les hommes, bien qu’ils doivent mourir, ne sont pas nés pour mourir, mais pour innover »11

10 Roland Jaccard « La Tentation nihiliste », PUF, 1991 11 Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne

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