LA
CABANE
ENTRE MYTHE ET (SUR)RÉALITÉ
CLÉMENT GODRY
Mémoire de PFE ENSA Nantes - UE 101 Solidthinking (dir. F.Miguet, M.Bertreux) Clément GODRY, 2017
CLÉMENT GODRY
La Cabane
Entre mythe et (sur)réalité
Remerciements
à Guillaume et Matthieu, d’avoir partagé les bières et les charrettes de ces cinq dernières années, à Brieuc, pour son aide précieuse lors de l’élaboration du modèle paramétrique, à Sophie, pour sa disponibilité et sa motivation malgré les kilomètres, à Philipp, d’avoir rejoint et poursuivi avec nous le projet en cours de route, à Bruno et Christine, pour leur indéfectible soutien, à Agata, étoile polaire.
« U stóp moich kraina dostatków i krasy, Nad głową niebo jasne, obok piękne lice; Dlaczegoż stąd ucieka serce w okolice Dalekie, i - niestety! jeszcze dalsze czasy ? » Adam Mickiewicz, Pielgrzym Sonety Krymskie XIV, 1826
Tempête
C’était un ciel de plomb, accablant. Celui-là même qui a toujours habillé les longues journées de cette petite péninsule cachoube amarrée aux pieds de la Baltique. Nous étions deux à marcher dans les bois dans un silence absolu, tout en tentant de rejoindre la plage. Le vent du Nord n’arrivait alors à peine à entraver le repos des sentinelles de béton plantées dans la mousse verdâtre qui fixaient silencieusement nos pas étrangers. Seuls quelques impacts témoignaient de la sourde violence avec laquelle ces abris bétonnés furent les ultimes bastions pour quelques soldats que ce soit. Et puis la première goutte est tombée, et le ciel de se fendre. Nous avions atteint le sable gelé. Le rendez-vous était fixé la semaine suivante, quelque part à l’autre bout de l’Europe. Sous mes pieds à défaut de mousse abdiquaient alors quelques branchages frêles et usés par les pluies incessantes d’un mois de février bien entamé. Avec eux, les arbres dénudés se succédaient et se ressemblaient tandis que les voix s’étouffaient dans la litière détrempée. On nous parlait d’un projet qui avait déjà fait du chemin et auquel nous
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allions nous aussi prendre part. Il fallait prendre le train en marche. Et nous, nous mangions les genêts en évitant les ronces. C’était un pari un peu étrange que nous étions sur le point de relever. Celui de, pour la première et dernière fois lors de nos études d’architecture, pouvoir construire. Il se poserait ici même, quelque part au milieu de toute cette humidité. Nous ne savions à quoi ressemblerait la plage au-delà du bois, ni même si elle existerait. Mais nous marcherions. Ainsi faudrait-il concevoir puis construire de nos propres mains trois cabanes à cet endroit même, du moins c’est ce qui était convenu. L’échelle se prêterait bien à la chose : la cabane étant, de par sa taille, la conjecture parfaite entre la conception et la réalisation. Seuls le temps et quelques milliers d’euros devaient en être la limite. Chacun s’est alors appliqué à esquisser des projets, et le moment du choix devrait être terrible. Mon idée ne devait ainsi être si différente des autres, si ce n’est plus audacieuse, presqu’impudente. Et pourtant. Aussi surréaliste et spontanée soit-elle, il fallait bien commencer quelque part. Reste alors à prendre le marteau.
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Contenu
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Tempête
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Contenu
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Préface
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La Cabane, entre mythe et (sur)réalité
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L’abri du corps L’image d’une culture Pluralité et paradoxe de la cabane
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Le repli de l’âme L’immensité intime Face à l’univers
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La Cabane surréaliste Entre mythe et réalité La caravane, une forme de Cabane ?
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Keravan (Ré)emploi de matière (Sur)réalité du projet Averse
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Médiagraphie
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Iconographie
« Quand, ensemble, ils évoquaient leur vie, leurs mœurs, leur avenir, quand, avec une sorte de frénésie, ils se livraient tout entiers à la débauche des mondes meilleurs, ils se disaient parfois, avec une mélancolie un peu plate, qu’ils n’avaient pas les idées claires. » Georges Perec, Les Choses Julliard, 1965
Préface
La cabane est une histoire intime, révélatrice des désirs et fantasmes les plus profonds de chacun d’entre nous. Mais aspirer à la cabane et assumer sa construction sont deux choses fondamentalement différentes, ne serait-ce que du point de vue temporel. Désirer la cabane c’est en quelque sorte aspirer à l’ailleurs. Lieux poétiques ou philosophiques par essence, les huttes reculées sont les derniers bastions poétisés protégeant des tumultes de la civilisation, à l’image de l’exode mystique de Ray Smith au Sawtooth Ridge dans Les Clochards célestes1. Mais le temps continu du désir, système analogique par nature est aussi celui du rêve. Et la cabane se rêve avant tout autre chose. Sa constructibilité et son objectivité se distinguent pourtant significativement de cet idéal du songe tant ils lui succèdent. Concevoir concrètement la cabane n’ambitionne pas de révolutionner notre rapport à l’espace mais questionne davantage les relations et l’intérêt que nous portons aux 1 Les Clochards célestes, Jack Kerouac, Gallimard, 1963. Cette cabane deviendra plus tard lieu à orgies bouddhistes. 015
choses quotidiennes, à nos choses. De ce fait, construire une cabane se développe davantage sur un temps discret, par opposition à la continuité de nos désirs, tant les variables d’entrée sont dénombrables et définies de manière à répondre à la matérialisation de ce désir : besoins, accès, fréquence d’usage, rapport au paysage, emploi de ressources et matériaux locaux, etc. Le mythe de la cabane rêvée et la tangibilité de la cabane construite semblent alors s’influencer l’un et l’autre tant ils ne peuvent ignorer leurs évidences réciproques. Parvenant à exister de manière simultanée au sein de plusieurs réalités, la cabane semble de facto pluridimensionnelle. Ce mémoire aspire ainsi à analyser et comprendre mon propre processus projectuel d’un espace aussi ambigu. Concevoir le rêve – ou tout du moins le désir – d’un autre est évidemment la prédestination de l’architecte, et une telle problématique résonne particulièrement dans la perspective d’un projet de fin d’études. Au regard du projet en question, il serait ainsi légitime de comprendre comment nos réalités mutuelles s’entrecroisent.
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« Et je me crée d’un trait de plume Maître du Monde, Homme illimité. » Pierre Albert-Birot, Les amusements naturels Denoël, 1945
LA CABANE ENTRE MYTHE ET (SUR)RÉALITÉ
1 L’abri du corps L’image d’une culture
Depuis les premiers chasseurs-cueilleurs qui vivaient et se déplaçaient là où la nature offrait nourriture ou matériaux, l’histoire de l’homme reste un éternel déplacement. Le parcours et la répartition de territoires étant la clé d’une cohésion sociale ainsi que d’un juste accès aux ressources naturelles. De ces primitives errances permanentes, la question de l’abri était ainsi primordiale. Le nomadisme contraignant à la précarité de l’habitat, les hommes s’employèrent à exploiter les formations naturelles, à l’image de ces abris sous roche comme celui de Roc-aux-Sorciers ou encore de Laugerie-Haute. Le paysage remarquable participait de ce fait à l’identité et la reconnaissance d’un lieu par un groupe d’individus. Quant à son appropriation, elle se définissait davantage autours de coutumes telles que la peinture rupestre et ses éléments d’expression pariétale dont la pratique nous reste encore au vingt-et-unième siècle peu comprise. Progressivement, l’abri aménagé se fit ainsi habitat construit. Et l’homme de se sédentariser. Ses constructions se devaient
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Cabane de colons polonais, Bosque do Papa JoĂŁo Paulo II, Curitiba, BrĂŠsil Trou du guetteur, abri sous roche de LaugerieBasse, Les Eyzies-de-Tayac-Sireuil, France
alors d’être plus autonomes. En son état d’habitat originel, la cabane est avant tout l’expression la plus primitive de la manière dont l’homme façonne son lieu de vie. Sa première dimension, la plus abordable sûrement, serait ainsi sa réalité tangible. En construisant sa cabane, l’homme se bâtit une vie. C’est suite à l’apparition de ces civilisations territorialement établies que l’on assiste progressivement à la naissance de la cabane au sens contemporain du terme, c’est-à-dire en tant que lieu de vie temporaire. L’homme construira des lieux de vies de plus en plus pérennes, faits pour durer, mais le besoin de ces lieux alternatifs était encore bel et bien présent ne serait-ce que pour supporter le dur labeur des jours pénibles : cabanes d’estive, de défricheurs, de cultivateurs, de bergers, de bûcherons, de charbonniers, de chaufourniers, de boisseliers, de sabotiers, de résiniers. Si la vocation première de tels lieux n’est autre que de servir à une fonction aussi difficile que le travail physique, il n’en reste pas moins que les hommes ont toujours eu un certain besoin d’identification et d’appropriation, comme en témoignent les vives couleurs des cabanes de pêcheurs sur la côte. Tout en se façonnant un nid, ils n’abandonneront pas pour autant leur coquille. De cette dissociation d’usage provient pourtant la différence fondamentale entre la maison et la cabane. Au-delà de toute affectation saisonnière liée de près ou de
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loin à l’activité humaine, la cabane est objectivement l’outil le plus primitif de découverte et d’appropriation de nouveaux territoires. Cela notamment grâce à ses qualités d’habitat facilement démontable, transformable et adaptable. De la colonisation du Nouveau Monde à l’émigration polonaise au brésil, dont les maisons de style Podhale traduisent une rupture sociale et un certain besoin de rattachement identitaire, jusqu’à notre civilisation marquée par la délicate mise en lumière des camps de réfugiés, le récit humain n’est qu’histoire teintée d’exode et de conquêtes. Ainsi même l’origine des récits de science-fiction modernes, profondément marqués par la course à l’espace et la tension diplomatique pesante du milieu du vingtième siècle, ne relève de rien d’autre que de cet extraordinaire appétit pour l’ailleurs, cette confrontation épique entre l’homme en tant qu’individu seul et le reste de l’Univers qui, dans une sorte de mélancolie romantique souvent mélangée à la peur de l’immensité, est souvent fantasmée dans des films comme 2001: a space odyssey2 ou encore Dark Star3. Ainsi la capsule du Discovery One de David Bowman ne seraitelle pas son unique refuge, l’ultime cabane d’un voyage audelà de l’infini ? Le mythe de la conquête reste un mythe plus ou moins ancré dans les sociétés actuelles, atteignant son paroxysme au sein de certains pays, comme les États-Unis, qui n’ont pourtant 2 3
2001: a space odyssey, Stanley Kubrick, MGM, 1968 Dark Star, John Carpenter, JH Harris, 1974 023
en apparence plus rien à prouver. Ce n’est pas pour rien si le Far West continue d’être l’ouest lointain, celui qui, au-delà de tout horizon, entraine inexorablement vers l’ailleurs. Toute l’architecture pavillonnaire nord-américaine reste aujourd’hui encore éminemment influencée par cet héritage et les méthodes de construction, principalement en bois, continuent d’être privilégiées. C’est là tout le patrimoine issu d’une histoire fortement marqué par le mythe de l’Ouest, éternel et inatteignable, et d’une société du déplacement. Tous les changements culturels et le renouvellement de la pensée humaine les plus profonds proviennent ainsi de ces remises en questions induites par la découverte et la redécouverte de mondes nouveaux. C’est justement cette fascination pour l’ailleurs qui alimente le fantasme de la cabane, lieu de renaissance absolu, point zéro d’une vie nouvelle. Malgré tout, la cabane n’est pas l’aboutissement d’un voyage. C’est au contraire le voyage lui-même, avec pour seul outil d’ouvrage le bagage culturel dont est aussi bien issu un savoir-faire constructif particulier qu’une vision et des besoins spécifiques à chacun. La cabane objective, que l’on construit, c’est celle de lieux de vie que l’on aménage. Alors est-elle, sans doute, l’image la plus instinctive et primaire à laquelle s’identifier, puisant sa forme dans l’histoire et les cultures propres à chacun d’entre nous.
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David Bowman (Keir Dullea) fixant l’infini
Ice Huts, cabanes de pĂŞcheurs canadiens, Richard Johnson
Pluralité et paradoxe de la cabane Au même titre qu’une maison, la cabane est une construction immobilière qui pourtant s’oppose à cette dernière tant elle est davantage destinée à servir d’abri temporaire ou provisoire. Qu’il s’agisse de personnes ou de biens, ou même d’activités – les cabanes de pécheurs sur glace ou les cabanes à sucre au Canada en seraient un énième exemple. Si le rôle de la cabane face à celui d’un lieu de résidence plus stable n’est pas aussi clairement définissable, c’est justement parce qu’il se déploie au-delà de ses propres limites. La cabane n’étant pas qu’un lieu d’habitat choisi ou affectionné, c’est de là qu’elle tire tout son paradoxe. Nous l’avons vu, la cabane en tant que refuge est sûrement l’image la plus évidente qu’il soit à l’exemple de ces baraques, auberges où les bergers transhumants et les voyageurs peuvent s’arrêter depuis des siècles. Entre instabilité et loisir, la notion de cabane, parfois floue, se fond ainsi dans celle de l’habitat précaire plus pérenne. D’une certaine manière, elle relève parfois d’une nécessité absolue. Il existe de nombreux exemples d’exodes parmi lesquels l’un des plus emblématiques serait sans doute celui des Lykov, famille russe vivant en Sibérie sauvage au début du vingtième siècle. Lorsque Karp et Akulina Lykov se sont mis en tête, en 1936, de rejeter l’intégralité de la société de l’époque suite à l’assassinat d’un frère et de s’enfoncer au plus profond de la taïga avec leur deux fils, c’était pour y
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bâtir une cabane solitaire et mener une dure vie d’isolat. Ils vivront ainsi totalement coupés du monde pendant plus de quatre décennies, jusqu’en 1978, faisant deux autres enfants et construisant d’autres abris, avant d’être découverts par des géologues à la recherche de pétrole. A la même période, à l’autre bout du monde, l’histoire ne devait être si différente pour les familles rurales du Dust Bowl étatsunien.
Pendant la grande période de
dépression économique des années 1930, nombreuses furent les familles d’agriculteurs de l’Oklahoma et des états voisins à prendre la route pour la Californie dans l’espoir de trouver du travail, fuyant les ravageuses tempêtes de sable. Naturellement, face à la grande précarité de leurs lieux d’habitation – certains avaient marché pendant des centaines de kilomètres faute d’avoir un véhicule – nombre de campements se sont édifiés, parfois dans la désolation, parfois de manière très organisée comme à Harney Lane Flash Peak Camp à Lodi, en Californie, où les architectes Sanford Hirshen et Sim Van der Ryn proposèrent même des Plydomes, sortes de cabanes pliables faites pour accueillir une famille entière. De notions de fuite, d’émigration ou d’expatriation, le concept de la cabane revêt aujourd’hui encore quelque chose de transitoire, d’incertain. Il semblerait ainsi difficile d’aborder ce sujet sans éviter la sensible et très récurrente question des camps de migrants (Porte de la Chapelle,
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Agafia Lykov devant l’une des cabanes de sa famille
Plydomes Ă Camp Linden, Californie, E-U
Grande-Synthe, etc.) tant les médias contemporains semblent porter une acrimonie viscérale toute particulière envers cette misère que l’on ne saurait cacher. Pourtant ces campements ne traduisent rien d’autre que la profonde nécessité de l’abri pour l’être humain tout en concentrant à la fois la symptomatique relégation dont la cabane semble souffrir. Puisant alors toute sa force génitrice dans le désespoir du bannissement, la cabane ne se résout malheureusement qu’à la matérialisation d’un instinct de survie. D’autres fois encore, la cabane se place non pas uniquement en tant qu’habitat de désespoir mais plutôt comme moyen de contestation, d’opposition à un système tant l’occupation se veut revendicatrice. C’est le cas notamment des abris montés dans les Zones à Défendre qui, au-delà de leur vocation première de protéger des personnes, incorporent toute une dimension de préservation et de revendication territoriale. La cabane occupant avant tout un lieu. Cette notion revendicatrice se retrouve d’ailleurs de manière évidemment plus prononcée dans ce que l’on pourrait considérer comme étant la cabane colonisatrice, celle de la conquête, qu’elle soit intentionnée ou non, civile ou militaire, parfois encore d’actualité, mais toujours bien offensive. Se détachant de tout aspect contestataire, la cabane devient alors imposante, affirmative, et avec toute la force de sa présence physique, astreint de la manière la plus
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Brigitte Grignet, Palestine, unfortunately it was paradise, 2005
absolue un certain territoire. A l’extrême opposé de tous ces usages apparaissent pourtant des pratiques totalement différentes. Là où l’abri se faisait impératif, presque vital, il peut également se trouver secondaire, contingent. A leur désinvolte insouciance répondent ainsi les fragiles cabanes d’enfants. Ces espaces libérés de toutes influences extérieures où seule la spontanéité créatrice est capable de transformer n’importe quel objet commun, du coussin à la chaise en passant par la couverture, en matériau de construction de premier choix. C’est justement à ces lieux que Ryan Gander4, avec ses moulages en résine et en marbre des cabanes de sa fille de 3 ans, offre une certaine noblesse et la pérennité à une construction si éphémère. Une certaine légèreté, bien que beaucoup moins innocente et davantage issue d’un besoin social, caractériserait également la cabane de loisir. Cette même cabane qui, depuis quelques décennies déjà en Europe fait fantasmer nombre de personnes de par ses promesses d’une certaine échappatoire à l’urbanité grisâtre et le privilège de se retrouver en pleine nature. De la tente au bungalow, en passant par les cabanes insolites autoproclamées, c’est davantage la situation, l’univers de ces abris qui en alimente l’intérêt. Néanmoins, outre cette apparente rêverie, la cabane de loisir repousse bien au-delà de toute prétention 4 I is…(ii), Ryan Gander, make every show like it’s your last, 2012 034
I is…(ii), Ryan Gander
Pierre Etaix, Pays de Cocagne, 1971
simplement divertissante la question de l’abri puisqu’elle propose, du scoutisme à l’aménagement d’anciens camions, en passant même par le survivalisme, de nouvelles pratiques spatiales inédites. La cabane étant avant tout un moyen de pratiquer un territoire. En découle de ce fait, et cela malgré la grande diversité de pratiques qui puisse en être fait, le camping au sens large du terme, qui emprunte lui aussi bien à son avantage nombre de concepts et idéaux propres à la cabane de loisir : liberté d’implantation, fugacité, oisiveté, ingéniosité pratique, etc. C’est ainsi de cette ambiguë définition de la cabane objective que provient toute sa richesse d’usage. De par sa pluralité fonctionnelle, qu’elle soit essentielle ou anodine, éphémère ou quasi-pérenne, la cabane solide, au sens concret du terme, possède une infinité d’usages et d’affectations qui, même s’ils coexistent, lui confèrent un caractère paradoxal la rendant complexe et substantielle à la fois. La valeur et les grandeurs physiques de la cabane étant propres et différentes pour chacun.
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« L’immensité est en nous. Elle est attachée à une sorte d’expansion d’être que la vie refrène, que la prudence arrête, mais qui reprend dans la solitude. Dès que nous sommes immobiles, nous sommes ailleurs, nous rêvons dans un monde immense. »
Gaston Bachelard, La poétique de l’espace Presses Universitaires de France, 1958
LA CABANE ENTRE MYTHE ET (SUR)RÉALITÉ
2 Le repli de l’âme L’immensité intime
Au-delà de tout aspect purement charnel, la cabane revêt une certaine dimension mentale toute particulière pour les êtres l’occupant. L’enfant n’aurait-il jamais autant rêvé que dans ces espaces qu’il s’est lui-même façonné. Lieu de méditation et de repli intérieur le plus absolu, tel un îlot perdu au milieu de l’océan, elle permet à l’homme de se tourner sur lui-même et le met face à l’infini pouvoir de sa propre pensée tout en le détachant de quelques accroches matérialistes. Bien qu’indéniablement subjective, la cabane reste pourtant un être fractal spatialement unifié, dont l’échelle bien que réduite développe tout un univers intrinsèque qui lui est propre. Cette immensité intime reflète tout particulièrement la dimension égocentrique de l’abri mythique, terreau fertile de la rêverie. Ce n’est pas pour rien si les écrivains ou les philosophes Henry David Thoreau, Martin Heidegger ou même Friedrich Hölderlin entretiennent une certaine culture de l’isolat puisqu’il leur permet de se couper du monde de manière à se dédier corps et âme à l’ampleur de
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Cabane d’Henry David Thoreau près de l’étang de Walden, couverture originale, 1882
leurs travaux. La cabane est ainsi un lieu désert, non pas aride en ce sens qu’il n’empêche pas l’herbe de pousser, mais bien dans le fait qu’il soit le lieu le plus introspectif et surtout dénué de toute superficialité ou futilité improductive. Paradoxalement, la cabane peut tout autant être le lieu de la cachette, celle non du travail mais bien de l’échappatoire. Moyen adroit et subtil à la fois de se (re)tirer de tout l’embarras pesant sur les épaules de la bêtise et la malice puérile. C’est en répondant par l’exil que la cabane transforme l’immensité du monde en intensité de l’être intime, vaste et profonde. Que l’exode solitaire soit contraint par les circonstances, comme évoqué précédemment, ou qu’il soit le simple fruit d’un choix, à l’image des anachorètes5, la cabane est profondément associée à l’individualité de l’homme, à son histoire, tant elle entretient avec lui un rapport aussi confidentiel et sincère que celui de la méditation. Il semble naturel que cette relation fondamentale participe à une pareille quête spirituelle subjective. La profondeur de la cabane devenant alors analogue à celle de nos rêves. Mais il est une réalité qui n’est alors pas à négliger. Si, de la même manière que la promesse d’une vie spirituelle s’impose à l’ermite, la cabane est surtout individuelle, il faut bien garder à l’esprit qu’elle peut tout autant être expérience collective, à l’image des communautés monastiques
5 du grec ancien : ἀναχωρητής, anachōrētēs, qui s’est retiré du monde 041
La cabane de la chevauchĂŠe sauvage de Kit & Holly (Martin Sheen et Sissy Spacek), Badlands
cénobites. La cabane devient alors un lieu de repli, non pas uniquement sur soi, mais bien entre soi. Tels se définissent les campements, qui ne traduisent qu’une certaine appétence pour la sociabilisation et le rassemblement humain, le repli communautaire n’étant qu’une réaction désespérée et excessive à l’incompréhension d’un monde hors de la cabane. Le repli, celui dans un abri intérieur qu’aucun étranger ne pourrait jamais franchir, est ainsi davantage vécu comme un besoin psychologique bien plus que physique. Il participe au mythe de la cabane tant il exacerbe l’imaginaire de chacun, transformant alors l’endroit en ultime lieu d’expression du plissement de l’âme. En construisant sa propre cabane mentale l’homme se construit lui-même, redéfinissant et explorant à la fois sa propre pensée. Face à l’univers Le repli, par définition, c’est également le pli double, c’est-àdire celui qui, à l’image du pli baroque selon Deleuze6, puise toute sa force aussi bien en son dehors qu’en son dedans. En cela pouvons-nous dire que l’univers de la cabane se déploie, non seulement en son intérieur le plus profond, mais également en son extérieur le plus vaste. Au-delà de la rêverie, il est vrai que la cabane possède quelque chose d’instinctif, de primaire. Elle abrite et 6 Gilles Deleuze, Le Pli, Leibniz et le Baroque, Éditions de Minuit, 1988 043
AllĂŠgorie de la maison Baroque et analogie Ă la monade de Leibniz, Gilles Deleuze 044
Croquis de principe de Skylab IV, George E. Mueller (NASA) 045
protège du monde extérieur, non pas de la manière la plus absolue et efficace qu’il soit mais bien en ce sens que l’homme ne fait plus qu’un avec elle. D’esprit, contenu, elle devient corps, contenant. La cabane mythique est ainsi coquille de l’âme rêveuse. Elle stimule de ce fait une certaine vision romantique de l’existence humaine et illustre la lutte éternelle de l’être faisant face à l’univers absurde. Dans toute sa subjectivité, c’est-à-dire dépendant d’un être, la cabane habitée peut alors être perçue comme une unité parfaite, une entité métaphysique ou spirituelle se suffisant à elle-même et existant extrinsèquement au monde, à l’image d’une monade regardant l’univers. Plotin définissait ainsi, dans Les Ennéades, la monade – du grec μονάς, monas, unité – comme étant un point de vue sur la ville. Prenant l’aspect d’un tout unifié, mais multipliable à l’infini la monade ne peut exprimer qu’une infime partie de ce qu’elle regarde. Un point de vue n’épuisant pas son objet, il existe de ce fait potentiellement une infinité de points de vue différents pour une seule et même chose. De là Plotin statuait « Nous multiplions la ville sans qu’elle fonde cette opération7 ». Liebniz8 reprenant cette métaphore, précisera de la monade qu’elle est ainsi constituée d’un point de vue clair (sa perspective du monde) d’une totalité obscure et confuse (le 7 Plotin, Ennéades, VI, 6 [34], 2, 268 ap. J-C 8 Gottfried Wilhelm Leibniz, Monadologie, Nolen, 1881 046
monde). Le premier ne pouvant aller sans le second. Telle serait alors la cabane romantique, monade exprimant dans toute son individualité sa propre version de l’univers qui l’entoure. Subjective par essence, puisque n’exprimant qu’une interprétation du cosmos dans laquelle elle flotte, la cabane mythique est de ce fait principe absolu9. A la fois centrifuge, à la fois centripète, continuellement dans le paradoxe et la contradiction de sa propre existence, elle inclut un monde profondément infini aussi bien qu’elle est elle-même incluse dans un vaste univers. Sa place n’étant clairement définissable. Parcourant inexorablement le monde, la cabane mythique n’a ainsi d’existence que dans les coins reclus et les espaces contraints que l’homme s’approprie sporadiquement et auxquels il s’identifie.
9 est absolu ce qui existe par soi-même, sans dépendance, qui n’a besoin d’aucune condition et d’aucune relation pour être. 047
« L’œuvre d’art est un message fondamentalement ambigu, une pluralité de signifiés qui coexistent en un seul signifiant. » Umberto Eco, L’œuvre ouverte Éditions du Seuil, 1965 048
LA CABANE ENTRE MYTHE ET (SUR)RÉALITÉ
3 La Cabane surréaliste Entre mythe et réalité
Les infinies variations du fantasme de la cabane ne témoignent de rien d’autre que de la richesse de spontanéité dont la rêverie est capable. La cabane mythique relève ainsi d’un ensemble de qualités subjectives désirées par son rêveur, qu’elles soient irréalistes ou matérielles, contradictoires ou concordantes. La cabane n’est alors pas l’histoire de lieux construits à l’occasion, mais bel et bien celle d’espaces aménagés pour que l’épanouissement humain y soit le plus favorable. Le mythe de la cabane, c’est donc celui de lieux immatériels, purs produits des désirs et de l’esprit qui n’existent qu’au plus profond de nous-mêmes. Sa spatialité revêt une infinité de formes, construites ou non, de la cave au grenier, de la forêt à la ville. Avant tout mentale, ne pouvant être matériellement conditionnée, la cabane mythique n’existe que parce qu’on la voit comme telle. Parallèlement, la cabane tangible, objective, existe quant à elle quoiqu’il arrive. Construite à l’occasion, elle fait davantage appel à des notions définies par un cadre et des
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normes sociales issues généralement de l’héritage culturel de chacun (confort, besoins, etc.). La yourte, ou ger mongol, si elle est depuis toujours considérée par les peuples nomades d’Asie centrale comme résidence principale avec tout le confort qui lui incombe, est aujourd’hui également employée par certains individus européens sédentarisés depuis des milliers d’années comme résidence de loisir et moyen d’évasion. De fait, la cabane solide se développe dans toutes les dimensions, y compris temporelle. La question de la déchéance de la cabane participant à son mythe. Ces deux réalités se nourrissent ainsi l’une de l’autre. Sorte de synthèse idéale entre le rêve et la réalité, la Cabane se trouverait alors au croisement de ces formes, à la jonction de leurs évidences, entre idéalisation et concrétisation. En cela pourrions-nous considérer la Cabane comme étant de nature surréaliste10, puisque se développant simultanément sur deux réels si radicalement opposés. Celui à la fois des possibilités presque infinies de la rêverie qui viennent se confronter de manière brutale à un univers constructif factuel incompressible, aux normes et règles strictement immuables. La cabane rêvée et la cabane construite, voilà deux univers différents qui, dans leurs confrontations incessantes donnent naissance à la Cabane surréelle absolue, ni totalement planifiée, ni totalement spontanée. 10 André Breton définissait ainsi dans le Manifeste du Surréalisme (1924) « Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée.» 050
Cabane centripète, esquisse de projet individuel, première semaine
La caravane, une forme de Cabane ? La Cabane revêt une myriade de formes physiques ou mentales en chaque point différentes. De draps et de chaises, de bois et de tasseaux, tout est prétexte matériel à l’abri. L’acte même de la construction participant à la constitution du refuge mental. Pour autant, nous l’avons vu, la cabane se matérialise également dans l’appropriation d’espaces donnés, des lieux déjà existants que l’on vient occuper ou aménager. Ces lieux mêmes qui, aussi résiduels ou apersonnels soientils, n’auraient jamais eu la prétention de servir à une pareille cause. Il serait alors hypothétiquement possible d’imaginer que la cabane rêvée rencontre l’abri pré-fabriqué. Par cela entendrions-nous celui qui, dans l’aliénation et la dépossession de tout rapport à l’ultime rêverie, est produit de manière standardisée et dans l’optique d’un profit. Il en est un qui ici nous intéresse tout particulièrement de par son aspect simple, fonctionnel et l’usage infiniment poétisé qui puisse en être fait : la caravane. Indéniablement, en son état d’objet produit industriellement et donc conçu de manière pré-utilitaire, la caravane est particulièrement révélatrice de tels enjeux. Objet consommable, machine de loisir, elle est aussi âme arpentant le monde. Elle traduit de manière presque unanime ces besoins de liberté et d’émancipation particulièrement révélateurs d’une génération de voyageurs des congés-payés, plus tard suivis par d’autres aspirants-vagabonds post052
Camping du Pollet, Ă Dieppe, circa 1965
Pierre Etaix, Pays de Cocagne, 1971
Jean Guy Ubiergo, Caravanalyse, 2009
soixante-huitards. La caravane, véritable coquille errante à la longévité d’usage redoutable, serait ainsi l’un des derniers mythes contemporains de nomadisme achronique de notre civilisation. Pour autant, la caravane souffre d’une dépendance exacerbant les limites de son usage. Bien qu’objet nomade, elle n’est pas motorisée. Sans voiture, elle n’est donc rien. Vouée à un usage saisonnier, puisque désattelable, elle repose pour la majeure partie de son existence dans les fonds de jardins, à la limite de la relégation. Cette caravane fossile devient alors la cabane d’un tout autre univers, celui des jeux d’enfants, creusant plus profond encore le microcosme de l’imaginaire. Petit à petit, le mythe de la caravane, essoufflé par des décennies de fanatisme mais aussi et surtout par l’arrivée de nouveaux moyens de nomadisme motorisés comme le camping-car, sème aux quatre coins du monde des carcasses vidées de tout attachement affectif. La caravane reléguée devient ainsi abandonnée, et les ronces étreignent encore plus son châssis. Entrant de fait dans la contradiction de sa nature la plus profonde, la caravane glisse progressivement vers l’absurdité de résidus spatiaux. En tentant de répondre aux primitives questions de sa propre existence, elle essaye tant bien que mal de recoller à une culture qui n’est plus sienne et qui n’a que faire d’elle. Figeant l’errance, transformant 057
le pré-fabriqué en trans-fabriqué, l’espace intérieur de la caravane, contraint par des normes routières et des usages conventionnels de camping, se doit d’être alors renversé. Bien que les enjeux en aient une portée plus importante de par leurs engagements socio-politiques, l’absurdité propre à l’architecture impossible du pavillon polonais de la Biennale de Venise 2014 semble résonner singulièrement dans ce désordre surréaliste, où plusieurs réalités se superposent. Dorota Jędruch, Marta Karpińska, Dorota Leśniak-Rychlak, Michał Wiśniewski et Jakub Woynarowski, pour leur projet Impossible Objects - Figury Niemozliwe, proposèrent ainsi la reproduction à l’échelle 1 :1 d’un monument national emblématique qu’est le baldaquin de la tombe de Józef Pilsudski, imaginé et construit par Adolf Szysko-Bohusz en 1937. D’une canopée coulée avec la fonte de canons autrichiens aux colonnes néoclassiques récupérées sur une église orthodoxe russe, Szysko-Bohusz utilise les butins de guerre provenant des différents conflits d’indépendance du pays pour construire ce baldaquin en l’honneur de la plus grande figure de la Seconde République Polonaise à l’aube de la Seconde Guerre Mondiale. Riche en symbole, bien que très modeste en dimension, ce baldaquin fut reproduit très fidèlement par le collectif près de 80 ans après, dans le cadre de la Biennale, en ne changeant qu’un seul détail. Si, sur la construction originale la canopée métallique était supportée par six colonnes néoclassiques,
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sur la reproduction elle semble léviter quelques centimètres au-dessus de ces derniers, proposant ainsi une construction dynamique et illogique à la fois et injectant une certaine tension et un équilibre précaire à ce monument symbolique. En soulevant la canopée et en séparant ainsi deux éléments si importants, les artistes et architectes ont réussi à proposer une manière peu commune de mettre à jour et retransmettre l’engagement du message original de SzyskoBohusz. Soulignant de nombreux aspects d’impossibilité, entre passé et futur, avant-garde et historicisme, pouvoir et soumission, triomphe et humiliation, le pavillon détourne ses éléments architecturaux originels de leurs fonctions séculaires. Réinterpréter des éléments communs en les associant de manière aussi illogique permettrait ainsi d’envisager un nouveau regard sur les choses. Le tout prenant le dessus sur les parties, la portée de l’hybridé transcendant le sens des fragments, le signifiant incluant une infinité de signifiés. Le sur-réel superpose ainsi plusieurs réalités effectives qui n’ont alors d’autres choix que de se superposer, à défaut de pouvoir cohabiter. La caravane renversée ne serait décidément que l’ultime symbole de la fin d’une ère et procéderait à l’avènement d’une nouvelle. La caravane est morte, vive la Keravan.
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« La maturité de l’homme est d’avoir retrouvé le sérieux qu’on avait au jeu quand on était enfant. »
Alain Damasio, La Horde du Contrevent Volte, 2004
LA CABANE ENTRE MYTHE ET (SUR)RÉALITÉ
4 Keravan
(Ré)emploi de matière Le Vendredi 16 Novembre 1973, à 14:01:23 UTC, le lanceur Saturn IB SA-208 emporte à son bord les astronautes Gerald Carr, William Pogue et Edward Gibson, respectivement commandant, pilote et scientifique de la troisième et dernière mission américaine à destination de la station spatiale Skylab. Essoufflée par la course à l’espace contre l’Union Soviétique, et ne disposant plus de moyens conséquents, la NASA réussi pourtant à convaincre 3 hommes de s’envoler à 424 kilomètres d’altitude dans un bout de métal recyclé. Ils passeront 84 jours, 1 heure 15 minutes et 32 secondes et parcourront 55,5 millions de kilomètres dans un module quasiment identique au modèle utilisé par les missions Apollo. Un projet tel que d’envoyer un couple à 5 mètres dans les hauteurs des houppiers d’un sous-bois breton ne devrait techniquement pas être plus difficile. Notre histoire étant la même, de moyens limités nous rêvons d’espace.
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Vue de Skylab à l’approche de l’équipage
Dessin de l’intérieur de la station (NASA)
Recycler et réemployer la matière déjà existante pour faire projet est récurrent en architecture, à l’image iconique des travaux radicaux d’Ugo La Pietra. Pour Recupero e reinvenzione (1975), La Riappropriazione della città (1977) ou encore Per oggi basta ! (1969) le produit même de la ville est utilisé pour ce qu’il propose. La matière première de cette Cabane n’est autre que l’héritage d’une région profondément marquée à la fois par son histoire culturelle millénaire et celle, beaucoup plus fugace, de générations entières d’estivants de passage au camping du coin. Davantage dans le croisement organique, génétique même, que dans le paradoxe implicite, il hybride la forme et la signification de ces objets iconiques plus qu’il ne les compare. Unifiant ses parties, sans pour autant se placer comme le reliquaire de l’émancipation salariale et des congés payés, Keravan se pose tel un baldaquin surréaliste sur le saint autel de la contestation bretonne. Ou, autrement dit, ce projet naît de l’étreinte du menhir et de la caravane.
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Récupérer et réinventer, Ugo La Pietra
(Sur)réalité du projet Le menhir s’enfonce, s’enchâsse ainsi dans la caravane. Pour autant, avant même d’avoir trouvé le modèle en question, il faut donner naissance à l’inaccouchable. Alors, puisque toute la structure de la roche découle de celle de la roulotte, nous programmons l’âme du projet avant d’enfin pouvoir prétendre à aller chercher notre graal. Qu’ils soient intrinsèques, cartésiens ou situationnels, les paramètres participent à la décomposition quasi-fractale des choix et décisions de l’architecture au point d’en disséquer le moindre petit atome. Les outils de conception paramétriques ainsi employés pour le projet participent inévitablement à l’émancipation de l’être architecturé. Keravan peut alors exister de manière absolue, sans que la moindre contrainte technique liée de près ou de loin à la matière pré-fabriquée du projet n’entrave l’étreinte de ses parties. Largeur de châssis, épaisseur du plancher, hauteur du menhir, tout ça n’est plus qu’un simple chiffre à modifier pour que tout le reste suive.
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+6,55
+4,73
+2,33
+0,11
+6,55
+4,73
+2,33
+0,11
455455 192.5 192.5
+4,75 +4,75
264264
+2,33 +2,33
190.5 190.5
230
230
190.5
169.5
169.5
CONTREPLAQUÉ 15MM (PEUPLIER) - REVÊTEMENT MENHIR
PARE-VAPEUR PARE-PLUIE LAINE DE BOIS 40MM - ISOLATION MENHIR
CHEVRON 50*75 - MAINTIEN CP ET ISOLATION
SOLIVE TUBE RECTANGLE 80*40 - STRUCTURE PLANCHER LISSE TUBE RECTANGLE 80*40 - STRUCTURE MENHIR CONTREVENTEMENT TUBE CARRÉ 40*40 - STRUCTURE MENHIR MONTANT TUBE CARRÉ 50*50 - STRUCTURE MENHIR
FERS À BÉTON SOUDÉS - STRUCTURE MAILLAGE GRILLAGE MAILLE CARRÉE 6MM + THIXIOPIERRE TALOCHÉ - REVÊTEMENT EXTÉRIEUR
CONTREPLAQUÉ 15MM (PEUPLIER) - REVÊTEMENT CARAVANE TASSEAUX 32*32 (SAPIN) - RENFORT CARAVANE ET PLAQUAGE CP STYRODUR EXTRUDÉ 30MM - ISOLATION CARAVANE ÉCHELLE - ACCÈS CARAVANE
CHASSIS EXISTANT - CARAVANE PROFILÉS U 18*8 - RENFORT CHASSIS ET ACCROCHE MENHIR
LISSE TUBE RECTANGLE 80*40 - STRUCTURE MENHIR CHEVRON 50*75 - MAINTIEN CP ET ISOLATION MONTANT TUBE CARRÉ 50*50 - STRUCTURE MENHIR CONTREPLAQUÉ 15MM (PEUPLIER) - REVÊTEMENT MENHIR
FERS À BÉTON SOUDÉS - STRUCTURE MAILLAGE GRILLAGE MAILLE CARRÉE 6MM + THIXIOPIERRE TALOCHÉ - REVÊTEMENT EXTÉRIEUR PARE-VAPEUR PARE-PLUIE LAINE DE BOIS 40MM - ISOLATION MENHIR
CONTREPLAQUÉ 15MM (PEUPLIER) - REVÊTEMENT MENHIR
PARE-VAPEUR PARE-PLUIE LAINE DE BOIS 40MM - ISOLATION MENHIR
CHEVRON 50*75 - MAINTIEN CP ET ISOLATION
SOLIVE TUBE RECTANGLE 80*40 - STRUCTURE PLANCHER LISSE TUBE RECTANGLE 80*40 - STRUCTURE MENHIR CONTREVENTEMENT TUBE CARRÉ 40*40 - STRUCTURE MENHIR MONTANT TUBE CARRÉ 50*50 - STRUCTURE MENHIR
FERS À BÉTON SOUDÉS - STRUCTURE MAILLAGE GRILLAGE MAILLE CARRÉE 6MM + THIXIOPIERRE TALOCHÉ - REVÊTEMENT EXTÉRIEUR
CONTREPLAQUÉ 15MM (PEUPLIER) - REVÊTEMENT CARAVANE TASSEAUX 32*32 (SAPIN) - RENFORT CARAVANE ET PLAQUAGE CP STYRODUR EXTRUDÉ 30MM - ISOLATION CARAVANE ÉCHELLE - ACCÈS CARAVANE
CHASSIS EXISTANT - CARAVANE PROFILÉS U 18*8 - RENFORT CHASSIS ET ACCROCHE MENHIR
LISSE TUBE RECTANGLE 80*40 - STRUCTURE MENHIR CHEVRON 50*75 - MAINTIEN CP ET ISOLATION MONTANT TUBE CARRÉ 50*50 - STRUCTURE MENHIR CONTREPLAQUÉ 15MM (PEUPLIER) - REVÊTEMENT MENHIR
FERS À BÉTON SOUDÉS - STRUCTURE MAILLAGE GRILLAGE MAILLE CARRÉE 6MM + THIXIOPIERRE TALOCHÉ - REVÊTEMENT EXTÉRIEUR PARE-VAPEUR PARE-PLUIE LAINE DE BOIS 40MM - ISOLATION MENHIR
Peinture pariÊtale aborigène, ouverture de The Last Wave (Peter Weir)
Machine célibataire, presque sculpturale de par la signification de sa matière première, le projet confronte des systèmes diamétralement opposés, entre obsolescence programmée et mysticisme millénaire, entre épicurisme et stoïcisme, entre industrie humaine et force créatrice de la nature, entre légèreté de l’âme et pesanteur du corps. Le menhir du projet est ainsi semblable aux primitifs abris creusés à même la roche. Espace sombre, clos et couvert à la fois, il est à l’aplomb d’un élément paysager inévitablement remarquable. C’est dans l’espace intra-utérin du menhir que l’on retrouve la grotte des origines. Celle du refuge mythique de la rêverie dans laquelle, tout en peignant les parois, les premières flammes de l’humanité venaient ainsi animer les œuvres pariétales. Nos marques seraient gravées à la machine. 087
Élégamment parée d’une robe bleue couleur océan11, la caravane, par la suite rapatriée, non sans peine, à l’aide d’un J7 toussotant depuis les hauteurs d’une colline concarnoise, est alors placée sur le dessus du menhir. L’espace éclatant de son intérieur12, débarrassé de toute commodité et superficialité, flotte alors dans un silence mystique sur la forêt. En s’ouvrant amplement de tous côtés sur ce monde obscur qui l’entoure, la caravane s’arrête ici-même, à cinq mètres du sol, pour poursuivre son voyage introspectif au-delà de la cime des arbres.
11 RAL 5020 12 CP Peuplier 15 mm, 420kg/m³, cl. E1 092
Renversant alors les logiques de dynamisme de ses parties – la caravane s’immobilisant, le mégalithe se mouvant – le projet place le menhir même comme l’être vivant s’adaptant structurellement à l’espace contraint et préfabriqué de la caravane. C’est de cette dimension comportementale qu’il tire tout son surréalisme. Quand l’un s’anime, l’autre se cristallise. Et le tout s’envole. De clair et d’obscur, d’introspection personnelle et d’ouverture sur le monde, Keravan n’est qu’une monade comme il pourrait en exister des milliers. Mais c’est là notre monade. 099
Averse Les arbres plissent doucement sous les vagues d’un vent sud-ouest. Depuis les profondeurs les plus caverneuses de ces bois, une ambre tenue au creux des mains embrase de ses rayons électriques la grisaille de leurs troncs. Ardente, impétueuse sans pour autant n’avoir jamais totalement atteint le désaveu du consumérisme, Keravan s’apaise face à son propre reflet solide. L’électron se dissipe alors dans les hauteurs de la canopée et mes pieds quittent cette litière qui n’a toujours pas séché. Ma Cabane ne sera jamais totalement finie, ou ne sera pas. Elle quitte, elle aussi, les basses-terres du massif armoricain, sans pour autant jamais n’avoir atteint la plage. L’averse fut trop courte, bien qu’intense. Avant même d’avoir réellement commencé, ma propre pratique architecturale semble déjà ébranlée par la confrontation de ces nouvelles pensées solides et celles, bien plus fluides, héritées d’un cycle parvenant à son terme. Faut-il alors en commencer un nouveau. Je dois avoir un corps [...] Parce qu’il y a de l’obscur en moi13.
13 Gilles Deleuze, Le Pli, Leibniz et le Baroque, Éditions de Minuit, 1988 102
MĂŠdiagraphie
BACHELARD Gaston. La poétique de l’espace. Presses Universitaires de France, 1957, 214p. DEBORD Guy. La Société du Spectacle. Buchet/Chastel, 1967, 220p. DELEUZE Gilles. Le Pli, Leibniz et le Baroque. Éditions de Minuit, 1988, 192p. ECO Umberto. L’œuvre ouverte. Éditions du Seuil, 1965, 315p. JĘDRUCH D, KARPIŃSKA M, LEŚNIAK-RYCHLAK D, WIŚNIEWSKI M, WOYNAROWSKI J. Figury Niemożliwe - Impossible Objects. Mocak, 2015, 96p. KEROUAC Jack. Les Clochards célestes. Gallimard, 1963, 373p. KLEIN Zach. Cabin Porn. Little Brown&Co, 2015, 336p. LEIBNIZ Gottfried Wilhelm. La Monadologie. Nolen, 1881, 317p.
PAPADAKIS Andreas. AD Profile 11 : Surrealism and Architecture. Architectural Design 48, num. 2-3, Haig Beck, 1978, 199p. PEREC Georges. Les choses. Julliard, 1965, 158p. PICQ Pascal. Nouvelle histoire de l’Homme. Perrin, 2005, 325p. PLOTIN. Ennéades, VI, 6 [34], 2, 268. POULAIN France, POULAIN Élisabeth. L’esprit du camping. Cheminements, 2005, 312p. RUET
Laurence
et
Patrick,
SPICHER
Sébastien.
Caravane(s), Motifs - Estivants - Détournements. Collection en 3 tomes, L’erre de rien, 2013, 48p. THOREAU Henry David. Walden; or, Life in the Woods. Ticknor and Fields, 1854, 371p. CARPENTER John. Dark Star, JH Harris, 1974, 83min. ETAIX Pierre. Pays de cocagne, Claudon, 1970, 80min. KUBRICK Stanley. 2001: a space odyssey, MGM, 1968, 142min. MALICK Terrence. Badlands, Warner, 1973, 94min. WEIR Peter. The Last Wave, AFC Ayer & McElroy, 1977, 106min.
Iconographie
couverture collage, 2017, production personnelle p8 Park Jaśkowej Doliny, Gdansk, Pologne, 2017, photo personnelle p11 Draw me a caban, 2017, dessin personnel p14 Cabane isolée près de Cainhoy, SC, USA, 1971, photo Medbery p18 Bidonville à Tijuana, Mexique, 1971, photo Medbery p20 Trou du guetteur, abri sous roche de Laugerie-Basse, Les Eyzies-de-Tayac-Sireuil, France, 2011, photo Jebulon p21 Cabane de colons polonais, Bosque do Papa João Paulo II, Curitiba, Brésil, 1997, auteur inconnu p25 David Bowman (Keir Dullea), 2001: a space odyssey, 1968, dir. de la photographie G. Unsworth et G. Taylor p26-1&2 Ice Huts, 2015, photo Richard Johnson p29 Agafia Lykov et sa cabane, 2013, photo Peter Sutherland p30 Plydomes, Sandy Hirshen, 1966, photo auteur p32-33 Palestine, unfortunately it was paradise, Brigitte Grignet, Agence Vu’, 2005 p35 I is…(ii), Ryan Gander, 2012, photo Ken Adlard p36 Pays de Cocagne, 1971, dir. de la photographie G. Lendi p38 Bulle Pirate, Marcel Lachat inspiré par Pascal
Häusermann, 1970, photo auteur p40 Cabane d’Henry David Thoreau, couverture originale de Walden; or, Life in the Woods, 1882, dessin de S.Thoreau p42 La cabane de Kit & Holly, (Martin Sheen et Sissy Spacek), Badlands, 1973, dir. de la photographie Tak Fujimoto p44 La Maison Baroque (allégorie), dessin de Gilles Deleuze, 1988 p45 Croquis de principe de Skylab IV, George E. Mueller (NASA), 1966 p48 Silhouette du lanceur Saturn au matin du 16 Novembre, Cap Canaveral, 1973, photo NASA p51 Cabane centripète, esquisse de projet individuel, 2017, photo personnelle p53 Carte postale, Camping du Pollet, Dieppe, circa 1965, photo Estel p54-55 Pays de Cocagne, 1971, dir. de la photographie G. Lendi p56-1&2 Caravanalyse, Jean Guy Ubiergo, 2009 p58 Impossible Objects/Figury Niemozliwe, Pavillon Polonais à la Biennale d’architecture de Venise, Italie, 2014, photo Wojciech Wilczyk p63 Keravan, collage original, 2017, production personnelle p64 CI Europa 470, Concarneau, 2017, photo personnelle p66 Vue de Skylab à l’approche de l’équipage, 1973, photo NASA p67 Dessin de l’intérieur de la station Skylab, 1972, dessin NASA
p69 Recupero e reinvenzione, 1975, collage d’Ugo La Pietra p71 Concept paramétrique, 2017, production personnelle p72-75 Fichier paramétrique de Keravan, 2017, production personnelle p77 Axonométrie éclatée du projet, production commune, 2017 p79 Coupes transversales et longitudinales du projet, production commune, 2017 p80 Plans caravane et mezzanine, production commune, 2017 p81 Plans RDC et fondations, production commune, 2017 p82 Détails d’un mètre-cube du menhir, production commune, 2017 p83 Détails d’un mètre cube de l’ouverture haute (caravane), production commune, 2017 p85 Ambiance intérieure, production commune, 2017 p86 Scène d’ouverture de The Last Wave, 1977, dir. de la photographie Russell Boyd p89-1 Découpe des panneaux bois à la CNC, Nantes, 2017, photo personnelle p89-2 Assemblage de la partie haute du menhir, Nantes, 2017, photo personnelle p91-1 Soudure de la structure, Nantes, 2017, photo personnelle p91-2 Découpe plasma, Nantes, 2017, photo personnelle p93 Orangeade et Keravan, Concarneau, 2017, photo personnelle p94-95 Keravan, Nantes, 2017, photo personnelle
p96-1 Nettoyage et préparation de l’intérieur de la caravane, Nantes, 2017, photo personnelle p96-2 Ouverture dans le plancher, Nantes, 2017, photo personnelle p98-1 Isolation et revêtement intérieur de la caravane, Nantes, 2017, photo personnelle p98-2 Les deux troçons de la structure métallique terminés, Nantes, 2017, photo personnelle p100-101 Keravan, rendu de V. Jamet, post-production commune, 2017 p103 Presqu’île de Hel, Pologne, 2017, photo personnelle
Keravan naît de l’étreinte du menhir et de la caravane. Davantage dans le croisement organique, génétique même, que dans le paradoxe implicite, il hybride la forme et la signification de ces objets iconiques plus qu’il ne les compare. La matière première de cette cabane n’étant autre que l’héritage d’une région profondément marquée à la fois par son histoire culturelle millénaire et celle, beaucoup plus fugace, de générations entières d’estivants de passage au camping du coin. En s’ouvrant amplement de tous côtés sur ce monde obscur qui l’entoure, la CI Europa 470 de 91 achève ici-même son ultime périple, à cinq mètres du sol, pour poursuivre son voyage introspectif au-delà de la cime des arbres. La caravane est morte, vive la Keravan.
Mémoire de PFE ENSA Nantes - UE 101 Solidthinking (dir. F.Miguet, M.Bertreux) Clément GODRY, 2017