Master Thesis_2016

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ARCHITECTURE & UTOPIES SEXUELLES

Le magazine PLAYBOY comme catalyseur de nouvelles pornotopies urbaines.

Ce travail de Mémoire se penche sur les apports du magazine Playboy

en termes d’architecture et de design sexuels et genrés. Dans les pages de son magazine, Hugh Hefner, le créateur de Playboy, a élaboré et diffusé l’image d’un nouveau modèle masculin émancipé et domestiqué en réaction au modèle traditionnel du père de famille américain durant les années 1950 à 1970. À travers des utopies sexuelles localisées, hyper-médiatisées et technologiquement augmentées, l’idéal masculin de Hefner s’est ancré dans son époque et continue de produire de multiples héritages dans nos villes contemporaines : des pornotopies urbaines.

ARCHI TECTURE & UTOPIES SEXUELLES Le magazine PLAYBOY comme catalyseur de nouvelles pornotopies urbaines.

En nous intéressant à ces héritages contemporains, notre réflexion se tournera vers la possibilité ou non de créer un nouvel urbanisme prenant en compte nos désirs sensibles (théâtralisés d’ailleurs dans Playboy). En somme, à travers le prisme des espaces-produits dérivés Playboy, est-il aujourd’hui possible d’imaginer une ville érotique ?

Clefs de lecture Magazine Playboy_Hugh Hefner_régime domestique (mis à nu)_espaces genrés_héritages_architecture sexuelle_architecture carcérale_modèle masculin domestiqué_pornotopie_théorie des deux sphères_American Dream_libération sexuelle_nouveaux outils de communication_intérieurs dévoilés_capitalisme de masse_aliénation_ panotpique_urbanisme_rue_ville_domination masculine_espace urbain_play-boy_girl next door_

Clémentine Dufaut

Mémoire rédigé sous la direction d’Alexandra Pignol ENSA Strasbourg | 2015_2016



« My best pick-up line is “My name is Hugh Hefner.” » Hugh Hefner



remerciements_ J’aimerais remercier tout particulièrement ma directrice de Mémoire Alexandra Pignol pour son soutien, ses conseils, son généreux partage de connaissances et de références en philosophie qui m’ont inspirée et passionnée tout au long de ce travail. Merci à Thomas Guilhen pour nos discussions enflammées , nos débats interminables, son soutien sans failles. Merci aussi à mon amie Caroline Roure qui m’a faite découvrir l’ouvrage de Beatriz Preciado, sans lequel l’idée au coeur du sujet de ce mémoire n’aurait pas germée. Enfin, je remercie ma famille, ma soeur, mes parents en particulier qui m’ont épaulée pendant toute la durée de mes études, qui continuent à le faire et qui rendent tant de mes projets possibles.



SOM MAI RE



introduction _5 Histoire_utopies Playboy _13 Un contexte économique, politique, social et culturel en _16 crise favorable à l’émergence de nouveaux modèles Playboy : origines et utopies d’un magazine de la presse

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masculine américaine

Playboy_architecture_design _33 L’homme moderne inventé par Hugh Hefner comme _35 catalyseur de changements sociaux Playboy comme catalyseur de changements en terme

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d’architecture, de design et de technologie L’utopie sexuelle se spatialise : le Manoir Playboy Espace domestique et domesticité du lieu genré

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héritages contemporains_pornotopies _59 urbaines Capitalisation et diffusion du sexe en milieu urbain _61 Le sex-shop : manifestation spatiale d’une pornotopie _67 urbaine contemporaine Érotiser la ville : état des lieux Érotiser la ville : propositions_actions

_69 _73

conclusion _77 bibliographie _83 iconographie _en annexes

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ÂŤ Sex is the driving force on the planet. We should embrace it, not see it as the enemy. Âť Hugh Hefner


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INTRO DUC TION



“Ma haine pour Playboy, Penthouse et les autres n’est pas gratuite. Ce spécimen de revue est un symbole de l’encanaillement du sexe, de la disparition des beaux tabous qui l’entouraient d’ordinaire et grâce auxquels l’esprit humain pouvait se révolter, exerçant la liberté individuelle, affirmant la personnalité singulière de chacun, et l’individu souverain se créer peu à peu dans l’élaboration, secrète et discrète, de rituels, conduites, images, cultes, fantaisies, cérémonies qui, ennoblissant éthiquement et conférant une catégorie esthétique à l’acte amoureux, l’avaient désanimalisé progressivement jusqu’à en faire un acte créatif. Un acte grâce auquel, dans l’intimité réservée des alcôves, un homme et une femme pouvaient rivaliser pour quelques heures avec Homère, Phidias, Botticelli ou Beethoven.”1 Mario Vargas Llosa

Playboy, célèbre magazine masculin de la presse américaine créé en décembre 1953 par l’homme d’affaires Hugh Hefner n’est pas le premier magazine de charme de son époque. Pourtant, même si son contenu se révèle - nous le verrons - érotique, c’est surtout l’idéal libertaire2 et transgressif

1_ VARGAS LLOSA Mario, Les Cahiers de don Rigoberto, éditions Gallimard, Paris, 2000. 2_ Nous donnerons, comme définition à “libertaire”, celle du Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) : “Qui, en théorie comme en pratique va le plus loin possible dans le sens de la liberté individuelle absolue ; qui est inspiré par ou qui se réclame d’un idéal ou d’une doctrine de liberté absolue.” http://www.cnrtl.fr/definition/libertaire La liberté nous intéressant ici particulièrement étant la liberté sexuelle.

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en termes de normes des genres et de pratiques de l’habitat domestique qui déchaîne autant de passions chez ses détracteurs. Car en effet, comme le souligne l’écrivain et essayiste péruvien Mario Vargas Llosa, c’est davantage le désenchantement du sexe, son glissement de pratique passionnelle et poétique à un jeu coquin, une activité ludique et décomplexée, qui pose question. C’est aussi et surtout l’introduction de la dimension esthétique dans la sexualité qui remet en cause les postulats romantiques en place dans l’imaginaire populaire des années 19503. Cette esthétique s’est notamment précisée chez Playboy à travers la production et la diffusion de photographies, vidéos et films de l’univers du magazine : le Manoir Playboy, l’appartement-terrasse de play-boy, les Bunnies et autres jeunes femmes en costume de lapin... Dans ce sens, le désenchantement du sexe par sa diffusion de masse notamment à travers des magazines a-t-il vraiment lieu et si c’est le cas, avons-nous raison de la craindre ? La démystification du rapport au sexe dans nos sociétés contemporaines amène à des mutations dans la conception et la pratique

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des rapports sexuels entre individus. En cela, Hugh Hefner, rédacteur du magazine de presse masculine américain Playboy dès son premier numéro en 1953, a su percevoir l’essence même de ces bouleversements et y a contribué : pour changer un homme et sa pratique du sexe, il faut changer son intérieur. En architecturant l’objet domestique et en en diffusant son contenu dans les médias, Hefner a non seulement dessiné les contours de nouveaux habitus, mais également et surtout d’un nouvel urbanisme. Faire tomber les tabous relatifs au sexe dans un contexte de guerre froide et de puritanisme exacerbé aux ÉtatsUnis dans les années 1950 à 1970 a ainsi participé à considérer la répartition des espaces de la ville différemment. La domestication de l’homme, sa mutation progressive en un nouveau modèle alternatif au père de famille nucléaire, ainsi que les rapports entre sexe, design, nouvelles technologies et architecture a changé notre rapport aux espaces facteurs de désirs et de plaisirs.

3_ A ce sujet nous pourrons aussi évoquer les Rapports Kinsey, Sexual Behavior in the Human Male (1948) et Sexual Behavior in the Human Female (1953) écrits par le Docteur Alfred Kinsey. Ces rapports ont immédiatement été le sujet de controverses et de vives polémiques à leur parution car ils défiaient les croyances de l’époque concernant la sexualité humaine et abordaient des sujets tabous (notamment en remettant en cause la vision hétérocentrée de la sexualité humaine, sans toutefois remettre en question les rapports hétérosexuels).


Playboy, en illustrant des intérieurs agencés dans un but ultime de séduction du sexe opposé (l’appartement-terrasse, le Manoir), a mis en scène un certain nombre d’utopies sexuelles : les pornotopies. Il est essentiel de définir la notion de pornotopie qui devient le thème central et sous-jacent des réflexions évoquées et celles à venir dans ce mémoire. Le terme “pornotopie” est emprunté à Steven Marcus et est issu de son essai The Other Victorians : A study of Sexuality and Pornography in the Mid-Nineteenth Century England4. Il définit la pornotopie comme “un espace plastique, un fantasme à la fois familier et inavouable, qui se situe quelque part derrière les yeux, à l’intérieur du crâne, mais qui ne peut être localisé dans l’espace physique”. On peut rapprocher cette définition de la pornotopie des hétérotopies de Michel Foucault5 (ce que Beatriz Preciado fera d’ailleurs largement, supposant même que ce dernier se serait inspiré des travaux de Marcus sur les hétérotopies), qu’il définit luimême comme “des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’ont peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sorts de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables”6. En mettant en miroir ces deux notions, on se rend compte qu’elles touchent les mêmes thèmes (à savoir la spatialisation - ou non - de telle ou telle utopie, sexuelle pour Marcus, plus générale pour Foucault), ne s’accordant pourtant pas sur un point : pour Marcus, la pornotopie n’existerait que dans notre tête, notre imaginaire,

4_ MARCUS Steven, The Other Victorians : A study of Sexuality and Pornography in Mid-Nineteenth-Century England, New York, Basic Books, 1964. 5_ FOUCAULT Michel, Des espaces autres dans Dits et écrits : 1954-1988, t. IV (1980-1988), Paris : Éditions Gallimard, collection Bibliothèque des sciences humaines. 6_ “Quant aux hétérotopies proprement dites, comment pourrait-on les décrire, quel sens ont-elles? On pourrait supposer, je ne dis pas une science parce que c’est un mot qui est trop galvaudé maintenant, mais une sorte de description systématique qui aurait pour objet, dans une société donnée, l’étude, l’analyse, la description, la «lecture» , comme on aime à dire maintenant, de ces espaces différents, ces autres lieux, une espèce de contestation à la fois mythique et réelle de l’espace où nous vivons; cette description pourrait s’appeler l’hétérotopologie.” FOUCAULT Michel, Dits et écrits 1984 - Des espaces autres, dans la “Conférence au Cercle d’études architecturales” du 14 mars 1967, collection Architecture, Mouvement, Continuité (numéro 5),‎ octobre 1984, page 46 à 49.

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de par son caractère inavouable et donc insensé. Pour Foucault, il est tout à fait possible de localiser les hétérotopies, elles peuvent même juxtaposer en un seul lieu plusieurs espaces eux-mêmes incompatibles dans l’espace réel. Il s’agit donc d’utopies localisées. Beatriz Preciado donnera une nouvelle définition de la pornotopie en fusionnant en quelques sortes les notions de la pornotopie de Marcus et des hétérotopies de Foucault : “Ce qui caractérise une pornotopie est sa capacité d’établir des rapports singuliers entre espace, sexualité, plaisir et technologie (audiovisuelle, biochimique, etc.), en altérant les conventions sexuelles et des genres tout en produisant la subjectivité sexuelle comme un dérivé de ces opérations spatiales”. Son ouvrage Pornotopie. Playboy et l’invention de la sexualité multimédia7 sera d’ailleurs un des apports majeurs constituant le corpus de ce mémoire.

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Poser un constat clair du contenu, des intentions et des utopies du magazine Playboy, qui constitue le fil rouge de ce mémoire, est ici essentiel. Nous verrons qu’au-delà de ses photographies de charme, le magazine a également contribué à servir de catalyseur des bouleversements sociaux dans la libération sexuelle des années 1960 au États-Unis, notamment en redéfinissant les composantes d’une architecture domestique genrée. C’est enfin à travers une amorce de manifeste pour l’érotisation de nos villes contemporaines et la décomplexion de nos urbanismes que nous entreverrons une possibilité de contrebalancer la domination masculine effective dans nos rues actuelles au profit d’une égalité des genres en place dans les poches et failles pornotopiques fantasmagoriques que nous développerons8. 7_ PRECIADO Beatriz, Pornotopie. Playboy et l’invention de la sexualité multimédia, éditions Climats, 2011. 8_ Pour aller plus loin dans notre travail en terme d’architecture, de sexe et d’urbanisme, nous pourrons aussi nous poser ces questions : En saisissant au vol l’opportunité amorcée par Hugh Hefner d’architecturer notre sexualité, peut-on concevoir que nous puissions à terme l’urbaniser ? Au-delà de tous ces lieux clos, privés et intimes, est-il possible aujourd’hui d’amener les acteurs sociaux à se poser la question de l’érotisme dans la ville ? Amener de l’érotisme et écouter nos désirs sensibles dans des endroits


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où nos autre besoins (manger, boire, dormir) sont pourtant satisfaits et remplis pourrait-il être une piste de réflexion à une sujet plus vaste qu’est notre rapport au sexe et à ses manifestation dans un cadre urbain ? Nous tenterons d’y répondre en dernier lieu, à la fin de ce mémoire.


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HISTOIRE_ UTOPIES PLAYBOY



“IF YOU’RE A MAN between the ages of 18 and 80, PLAYBOY is meant for you. If you like your entertainment served up with humor, sophistication and spice, PLAYBOY will become a very special favorite.”9 “SI VOUS ÊTES UN HOMME âgé entre 18 et 80 ans, PLAYBOY est fait pour vous. Si vous aimez que votre divertissement vous soient servis avec humour, sophistication et piquant, PLAYBOY deviendra votre grand favori.” Dès les premières lignes de l’édito du tout premier numéro du magazine Playboy10, sorti en décembre 1953 à Chicago, son créateur et rédacteur en chef Hugh Hefner met l’accent sur ce qui allait devenir la ligne éditoriale originale d’un des magazines masculins les plus populaires aux États-Unis des années 1950 à 1970, âge d’or de la revue. Dans ces lignes, Hefner brosse en quelques mots le portrait d’un magazine de divertissement dans lequel on trouvera des articles humoristiques, des rubriques culturelles (la “sophistication”) mais aussi des photographies de femme nues ou dénudées. Malgré l’accent mis par Hefner - dès le premier numéro de Playboy - pour présenter un magazine non exclusivement composé de photographies de nus, c’est néanmoins ce qu’il reste du magazine dans l’imaginaire collectif contemporain. Pourtant, nous allons le voir, ce ne sont ni les dépliants coquins, ni les pages glacées des articles de charme qui ont fait de Playboy un des pionniers dans la libération sexuelle, culturelle, et des intérieurs domestiques qui s’est produite dans les années 1950 à 1970 aux États-Unis. Le contenu général de la revue, ses outils de communication 9_ HEFNER Hugh, édito “Volume I, number I” du premier numéro du magazine Playboy, décembre 1953. 10_ L’intégralité de ce premier numéro de Playboy est joint en annexes.

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et le nouveau modèle masculin présenté dans ses pages, combinés au contexte social et politique de l’époque a servi de véritable catalyseur pour l’émergence d’un nouveau régime domestique dans la période de la Guerre Froide.

Un contexte économique, politique, social et culturel en crise favorable à l’émergence de nouveaux modèles

A la parution du premier numéro de Playboy, en 1953, les ÉtatsUnis traversent une période de crise et de désillusion après un après-guerre flamboyant. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le pays ne compte

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que peu de pertes humaines (300 000 hommes), aucune destruction au sol, et peut compter sur un PNB de 215 milliards de dollars en 1945 grâce aux nombreuses commandes militaires des Alliés. La guerre a permis de résorber en grande partie la crise de 1929 en suscitant le plein emploi. Le passage d’une économie de guerre à une économie de paix porte pourtant préjudice à l’économie américaine qui perd 35 milliards de dollars suite à l’annulation de commandes militaires par les Alliés. D’autre part, les soldats de retour au pays (35 000 hommes) sont à la recherche d’un emploi et d’un logement. Ces deux derniers facteurs conjugués sont à l’origine d’une inflation et d’un retour du chômage. D’un point de vue économique, le plan Marshall fait des États-Unis un partenaire commercial privilégié (et même obligé) des pays de l’Europe puisqu’ils s’en font créancier à hauteur de 32 milliards de dollars. La guerre a renforcé le pouvoir fédéral du pays. La puissance économique des États-Unis est immense, et les gouvernements (Truman, Eisenhower) orientent leur politique vers l’impérialisme, toutepuissance qui va mener à des rivalités entre grandes puissances puis à la Guerre Froide avec l’URSS.


Durant ces premières années de la Guerre Froide et malgré une puissance économique conséquente, des problèmes sociaux émergent. Le Maccarthisme (chasse au sorcières) est partout et attise la peur du communisme aussi bien dans la vie politique qu’économique ou sociale des américains. Les communistes sont traqués, craints, fuis, mis à l’écart et même sanctionnés (évincement de la vie politique avec la loi Mac Carran dans les années 1950). Une peur générale de l’autre s’empare du pays, et cela se manifeste surtout par des persécutions sur des minorités au niveau national (lois Jim Crow limitant les droits des Noirs et vectrices d’importantes ségrégations, persécution des homosexuels…). Il faut retenir de cette période un climat social piqué de tension, d‘oppression voire de répression et de surveillance. C’est à cette période que l’American Dream - le rêve américain prônant que par son propre travail, son courage et sa détermination l’on peut devenir prospère - prend un nouveau souffle, les américains ayant besoin de rêver et de croire en leur force de travail après les difficultés traversées durant la guerre. Ce rêve d’un quotidien où le travail se doit d’être productif, source de rendement continu et idéalement croissant, est surtout véhiculé par les publicités qui placent l’homme comme le maître d’une famille nucléaire (opposée à la famille élargie ou famille polygame). Ces publicités11 représentant une famille est composée d’un couple strictement hétérosexuel généralement accompagné de jeunes enfants. Souvent, la femme est montrée vêtue d’une robe par-dessus laquelle elle revêt un tablier de cuisine, lieu qu’elle est la seule (avec éventuellement les enfants, lorsqu’ils sont représentés à ses côtés) à investir. La cuisine est l’espace féminin par excellence, elle est la seule à y cuisiner tandis que l’homme n’y entre que pour y manger ou la visiter. L’homme est d’ailleurs fréquemment représenté en costume, rentrant du travail ou tout juste revenu, au salon par exemple un journal à la main. Ces images, qui nous paraissent aujourd’hui presque ridicules, dépeignent le quotidien de l’époque d’une famille idéale dans l’imaginaire collectif de la société américaines des années 1950 à 1970 : une famille dont l’homme serait l’appareil productif (il est d’ailleurs également

11_ Figure 2 en annexes.

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l’appareil productif du pays) en allant travailler, et dont la femme serait garante d’un domicile impeccablement tenu, où tout y est destiné à renforcer la productivité maximale du couple. La table est mise et le repas prêt lorsque le mari rentre du travail, le domicile est en ordre et propice à la lecture d’un journal ou le visionnage d’un feuilleton télévisé, on s’est occupé des enfants. Comme l’évoquait Beatriz Preciado : “A l’intérieur de la maison unifamiliale, la femme se transformait en travailleuse domestique et sexuelle non salariée à temps complet au service de la consommation et de la (re)production familiale.”12 Pour analyser plus finement le fonctionnement des intérieurs américains, il est intéressant de se pencher sur la théorie des “deux sphères” développée par Nancy F. Cott dans son ouvrage The Bonds of Womanhood, «Woman’s Sphere» in New England, 1780-183513. Cette théorie des “deux sphères”, qui exerçait sa domination sur les sociétés bourgeoises14 depuis le XIXème siècle, est fondée sur une stricte division genrée : elle faisait de l’espace

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privé, intérieur et domestique un lieu féminin, et définissait l’espace public, extérieur et politique comme un lieu proprement masculin. D’autre part, la fonction productive de l’espace domestique a en réalité tendance à s’éroder avec la montée en puissance du capitalisme industriel. En effet, une fois privé de son pouvoir économique, l’espace domestique devient purement féminin voire même reproductif. Cependant, la Seconde Guerre mondiale a complexifié les termes mêmes d’ ”intérieur” et “extérieur”, au même titre que ce qui est propre à la “féminité” et à la “masculinité”. La cellule familiale traditionnelle s’est disloquée avec le départ à la guerre des hommes et la prise de l’espace public par les femmes se rendant à l’usine afin de remplacer les hommes aux postes qu’ils avaient quittés pour se rendre au front.

12_ op. cit. 13_ COTT Nancy F., The Bonds of Womanhood, «Woman’s Sphere» in New England, 1780-1835, Yale University Press, 1977. 14_ On pourrait se demander pourquoi je ne traite ici que des classes les plus bourgeoises de la société américaine de l’époque. La raison est simple : la question du genre a beau être d’une importance capitale pour comprendre les rouages des bouleversements sociaux et culturels de l’époque (comme la révolution sexuelle des années 1960 et 1970), elle ne se pose que par les personnes possédant à la fois le temps et les moyens de s’y pencher pleinement.


Ces flous survenus dans les catégories identitaires peuvent également trouver un écho dans le système répressif mis en place par l’armée américaine durant la guerre contre les hommes et les femmes homosexuels. Les homosexuels, lorsqu’ils étaient identifiés comme tels, étaient punis, exclus de leur régiment, considérés comme inaptes au service militaire ou même envoyés en service psychiatrique. “Dans ce contexte de redéfinition des frontières traditionnels du genre, des limites entre le privé et le public, le retour des soldats américains à la maison, même avec la promesse d’échapper aux dangers bellicistes et nucléaires de l’extérieur, n’avait pas été un simple processus de redomestication, mais plutôt un glissement irréversible. Le soldat hétérosexuel, post-traumatiquement inadapté à la vie monogame de la cellule familiale, rentrait chez lui moins pour se transformer en élément complémentaire de la femme hétérosexuelle, qu’en son principal rival. L’espace domestique, naguère familier, était devenu d’une inquiétante étrangeté. A présent, c’était l’hétérosexualité qui était en guerre.”15 Selon Preciado, la dure répression des homosexuels aux États-Unis durant la Guerre Froide trouve sans doute une partie de ses origines dans ces fractures au sein des institutions traditionnelles qui avaient jusque là régulé les différences de sexualité et de genre. La campagne du sénateur Joseph McCarthy intitulée Fight for America était en réalité destinée à dénoncer et réprimer les gays, lesbiennes, et communistes américains occupant des postes institutionnels. Au-delà des idéologies (notamment le communisme), la Guerre Froide a eu ce pouvoir de confronter l’État-nation au corps de ses citoyens, autant physiquement que dans son discours. Les outils de surveillance, de torture même, se sont finalement retournés contre le peuple américain, le “corps social” pour mieux observer et limiter la propagation de la “contamination”

15_ op. cit.

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que serait l’homosexualité. Le terme “épidémie qui infecte la nation” a d’ailleurs été utilisé par le gouvernement américain de l’époque pour désigner l’homosexualité. Ce “corps social” censé représenter le peuple américain possède lui aussi ses propres supposées caractéristiques physiques : masculin, blanc, et évidemment hétérosexuel.

Pour en revenir à l’espace domestique qui nous intéresse ici, il est essentiel d’aborder les origines du pavillon de banlieue définissant les codes de l’intérieur d’une typique famille américaine des années 1950. Les pavillons de banlieue trouvent leur essor dans les premières années de la Guerre Froide, lorsque la peur d’une menace nucléaire sur les grandes métropoles américaines est omniprésente dans l’esprit des familles américaines. On peut considérer que deux facteurs sont à l’origine de la naissance des ville de banlieue après la Seconde Guerre mondiale. Le premier facteur est social, et résulte du fait

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qu’une des priorités nationale de ces années est de trouver un emploi aux soldats revenus du front, et donc d’écarter les femmes des postes du travail rémunéré qu’elles occupaient pendant leur absence. Le second facteur est physique puisqu’il s’agit de la construction d’un réseau d’autoroutes entre États, ce qui a permis un développement des échanges entre ces derniers et a donné un élan à l’expansion des communautés suburbaines. La tendance des centres urbains riches, habités par les classes bourgeoises et des banlieues occupées par les classes populaires s’est progressivement inversée : la classe moyenne, principalement constituée de familles blanches a déménagé dans de jolis pavillons résidentiels dans les espaces suburbains, tandis que la population noire et défavorisée s’est concentrée dans le downtown, ou centre-ville.16 Dès le développement des suburbs (banlieues), une importante fracture sociale et spatiale est tangible entre celles-ci et les centres-villes ; on peut même affirmer qu’il s’agit d’une véritable ségrégation à la fois raciale et genrée. Les hommes pratiquaient l’espace public dans leurs automobiles, sur les nouvelles autoroute, pour se rendre sur le lieu de travail ; les femmes et les 16_ GANDELSONAS Mario, X-urbanism, : Architecture and the Amercian City, New-York, Princeton Architectural Press, 1999.


enfants restaient dans les riches banlieues, à leur domicile, véritables enclaves suburbaines (on pourrait même dire qu’ils y étaient confinés, comme dans le cas d’une l’attaque nucléaire qu’ils redoutaient tant). Il est à la fois étonnant et tout à fait logique qu’un magazine, à priori de charme, tel que Playboy soit né dans les premières années de la Guerre Froide aux États-Unis, et qu’il ait connu son âge d’or durant la période 1950 à 1970 (période pendant laquelle le conflit entre États-Unis et URSS était le plus ardent), les déviances idéologiques et sexuelles étant sévèrement réprimées et le contrôle des corps de plus en plus généralisé. Pour mieux cerner le contenu d’un numéro du magazine Playboy et ainsi comprendre ce qui en a fait un phénomène de changements sociaux et a participé à la libération et à la création d’un nouveau modèle masculin dans la période qui nous intéresse, nous allons nous pencher sur le premier numéro paru en décembre 1953. Concernant le terme de “modèle masculin”, nous conviendrons, pour ce travail de mémoire et dans le but d’une compréhension optimale des thèmes traités, de ne pas le considérer comme apportant une dimension idéale à la nouvelle catégorie d’hommes inventés et décrits par Hugh Hefner. Son idée, en créant le play-boy que nous verrons plus tard, n’était pas de remplacer le modèle masculin en vigueur à l’époque qui se présentait comme un père de famille travailleur, mais plutôt de décomplexer, libérer et promouvoir une tranche non négligeable de la population masculine américaine : les célibataires habitant en ville. Le terme de “modèle” ne sert donc pas à idéaliser tel ou tel homme ou le citer en exemple, mais plutôt à décrire certains hommes partageant les mêmes pratiques (sexuelles), habitus sociaux et culturels, et valeurs17. Il est également nécessaire de préciser que Hugh Hefner n’est pas le premier à proposer un type d’habitat quasi individuel réservé à l’homme célibataire ou adultère, urbain, et destiné à la séduction ou 17_ Quelques définitions du terme “modèle” selon le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL, http://www.cnrtl.fr/) : _Chose ou personne qui, grâce à ses caractéristiques, à ses qualités, peut servir de référence à l’imitation ou à la reproduction. _SOCIOL., ANTHROPOL. : Schème de référence et modèle de conduite, basé sur la culture admise, établie dans une société et qui est acquise quasi spontanément par chacun des membres qui y vivent. (Birou 1966).

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a l’acte sexuel. Cela concernait déjà les garçonnières du XVIIIème siècle, petits appartements ou studio destinés à accueillir les maîtresses ou amantes de son occupant ou propriétaire en toute discrétion. A travers le contenu de ce 1st Issue, nous démontrerons que le magazine Playboy a été bien plus qu’une simple revue de charme la presse masculine américaine et que son impact au niveau sociétal mais aussi architectural a été conséquent.

Playboy : origines et utopies d’un magazine de la presse masculine américaine _22

Le 1st Issue (ou tout premier numéro) du magazine Playboy a été publié au mois de décembre 1953 à Chicago et était vendu au prix de 50 cents de dollar américain. Sa première de couverture était une photographie en noir et blanc de l’actrice Marilyn Monroe, riant aux éclats, le bras levé et la main adressant un signe de salutation au lecteur. Elle est vêtue d’une robe sombre dos nu au décolleté plongeant. Elle semble assise sur un lit ou une banquette recouverte d’une couverture moelleuse de teinte claire. Le titre “PLAYBOY” est écrit en grand et en rouge en haut de la page, dans une typographie en serif, souligné de la mention “ENTERTAINMENT FOR MEN” (“DIVERTISSEMENT POUR HOMMES”). Dès le titre du tout premier numéro de la revue, la mention du fait qu’il s’agit d’un magazine exclusivement dédié aux hommes est partout, en témoigne la police en gras appliquée sur le mot “MEN” (“HOMMES”). Nous verrons par la suite que Hugh Hefner s’adresse souvent à ses lecteurs comme à un groupe composé de plusieurs hommes, ainsi il ne dira pas “divertissement pour l’homme” mais “pour les hommes”. La notion de détente et de culture entre hommes est une donnée importante de la “philosophie Playboy”.


Un encadré plus foncé, situé au droite sur la première de couverture indique “FIRST TIME in any magazine FULL COLOUR the famous MARILYN MONROE NUDE” (“POUR LA PREMIERE FOIS dans un magazine TOUT EN COULEUR la célèbre MARILYN MONROE NUE”). Les parties écrites en gras sont dans une police plus grande et rouge. En dessous de cet encadré, un petit dessin humoristique de femme nue courant de dos mentionne “VIP ON SEX”. Le ton du magazine donné par la première de couverture semble, à priori, plutôt clair : il s’agit d’un magazine de charme destiné à un public exclusivement masculin. Aucune mention n’est faite du contenu des articles présents dans les pages de Playboy. Le “divertissement” promis dans le titre semble être celui procuré par des photographies en couleur d’une des actrices américaines les plus en vogue au début des années 1950. Hugh Hefner aurait par ailleurs racheté ces photos pour lesquelles Marilyn Monroe avait posé quelques années avant lorsqu’elle entreprenait une carrière de mannequin (on la verra dans un calendrier de pin-ups, dénudée) pour 500 dollars. La star n’a pas, à l’époque, posé pour les besoins du magazine du fait de l’impact néfaste que de telles photographes, si elles avaient été récentes et non rachetées, auraient pu avoir sur sa carrière dans l’Amérique pudibonde de 1953. Il est amusant de relever que le logo du lapin vient des connotations sexuelles humoristiques que l’on attribue à l’animal. Hugh Hefner l’avait à l’époque griffonné rapidement, en moins d’une demi-heure, pour la pérennité qu’on lui connaît aujourd’hui.

EDITO “IF YOU’RE A MAN between the ages of J8 and SO, PLAYBOY is meant for you. If you like your entertainment served up with humor, sophistication and spice, PLAYBOY will become a very special favorite. We want to make clear from the very start, we aren’t a «family magazine.» If you’re somebody’s sister, wife or mother-In-law and picked us up by mistake, please pass us along to the man in your life and get back to your Ladies Home Companion.

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Within the pages of PLAYBOY you will find articles, fiction, picture stories, cartoons, humor and special features culled from many sources, past and present, to form a pleasure-primer styled to the masculine taste. Most of today’s «mogazines for men» spend all their time out·of-doors-thrashing through thorny thickets or splashing about in fast flowing streams. We’ll be out there too, occasionally, but we don’t mind telling you in advance-we plan on spending most of our time inside. We like our apartment. We enjoy mixing up cocktails and on hors d’oeuvre or two, putting a little mood music on the phonograph, and inviting in a female acquaintance for a quiet discussion on Picasso, Nietzsche, jazz, sex. VOLUME 1, NUMBER 1 We believe, too, that we ore filling a publishing need only

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slightly less important than the one just taken care of by the Kinsey Report. The magazines now being produced for the city-bred mole (there are 2-count ‘em-2) have, of late, placed so much emphasis on fashion, travel, and «how·todo-it» features on everything from avoiding a hernia to building your own steam bath, that entertainment has been all but pushed from their pages. PLAYBOY will emphasize entertainment. Affairs of state will be out of our province. We don’t expect to solve any world problems or prove any great moral truths. If we are able to give the American male a few extra laughs and a little diversion from the anxieties of the Atomic Age, we’ll feel we’ve justified our existence.”18 L’édito de ce premier numéro de Playboy est un texte essentiel à la compréhension du modèle masculin mis en place par Hugh Hefner à travers les 18_ HEFNER Hugh, édito “Volume I, number I” du premier numéro du magazine Playboy, décembre 1953.


pages de son magazine. On retrouve dans ces lignes le condensé de “l’idéologie Playboy”, toutes les données qui feront de Playboy une première dans la presse américaine masculine. Cet édito est d’une importance capitale dans notre analyse puisqu’il pose les bases de ce qui deviendra à la fois la ligne éditoriale du magazine pour les trente années à venir, mais aussi et surtout la philosophie de vie de Hugh Hefner et des play-boys qu’il inspirera grâce à cette démarche. Dès les premières lignes de l’édito, Hefner met en garde le lecteur imprudent : s’il s’agit d’une femme, il lui faut reposer immédiatement le magazine car il est exclusivement dédié à l’homme du foyer. On remarque une certaine condescendance dans le discours de l’homme d’affaire (“[...] nous ne somme pas un “magazine familial”” ; “[...] retournez donc à vos Ladies Home Companion”) lorsqu’il s’adresse au genre féminin, ton qui sera par la suite relativement souvent employé à ce propos. Après avoir donné des exemples de rubriques que l‘on pourrait trouver dans son magazine (articles, fiction, histoires illustrées, cartoons, humour, “contenus spéciaux”...), il met l’emphase sur la sophistication19 voulue par Playboy. Il s’agit de s’adresser aux hommes, certes, mais pas n’importe quel genre d’hommes : des hommes qui aimeraient rester dans leur appartement, se faire des cocktails en dégustant un hors-d’oeuvre, mettre de la musique sur un phonographe, inviter une femme discuter avec lui de jazz, d’art (Picasso), de philosophie (Nietzsche), de sexe. En bref, Hefner dépeint le modèle d’un homme moderne, cultivé, sophistiqué, de bon goût, et, on l’entrevoit, adultère ou célibataire. L’accent dit-il, sera mis sur la mode, les voyages, et les rubrique “comment le faire vous-même ?”. Cet édito, on l’aura remarqué, brosse le portrait d’un homme sensiblement différent de celui présenté dans les publicités de l’époque ou acclamé par la politique sociale de l’époque (un homme travailleur, productif, marié, fidèle, résidant dans une maison de banlieue). L’homme de Playboy est éminemment

19_ Pour éclaircir ce terme, nous pourrons utiliser ces deux définitions tirées du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL, http://www.cnrtl.fr/) : _Caractère de ce qui relève d’une élégance raffinée ou excentrique. _En partic. Caractère de ce qui relève d’une recherche esthétique poussée, d’avant-garde. L’on fera ici référence au caractère maniéré, appliqué, cultivé, emprunté même parfois du playboy pour souligner son allure et ses bonnes manières en société (“gentleman”).

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citadin, vivant dans un appartement, rencontrant des femmes, ayant beaucoup de temps pour se divertir, se cultiver, produisant oui, mais pour lui et lui seul. Cependant Hefner précise, à la fin de l’édito, que le but de cette revue n’est pas de changer le monde en versant dans des articles politique ou des débats, mais uniquement de divertir et rendre agréable le quotidien des hommes durant cette ère de peur de la menace atomique. En réalité, comme il le pressent déjà, Playboy contribuera à de nombreux bouleversements dans la société américaine d’après-guerre et notamment pendant la révolution sexuelle des années 1960. Sa participation à l’émancipation relative de la femme (voir plus loin dans ce mémoire la question des genre et du féminisme chez Playboy) et son engagement pour les droits homosexuels et de la communauté afro-américaine ont eu un impact durable l’acceptation de ces populations aux États-Unis.

THE MEN’S SHOP _26

La page suivant celle de l’édito, avant même le sommaire, est dédiée à une rubrique intitulée THE MEN’S SHOP (“LA BOUTIQUE DES HOMMES”), véritable boutique de vente d’objets de design et de gadgets par correspondance (il fallait, pour commander, envoyer un courrier à la rédaction de Playboy en mentionnant les objets que vous vouliez acquérir). On y voyait des objets tels qu’un bac à glace en Thermoplastic ; divers meubles design pour ranger ses alcools, poser son chapeau, plier son pantalon, accrocher sa veste ; un couteau suisse aux lignes épurées… Le lecteur de Playboy est ainsi considéré comme un consommateur d’objets empreints d’un certain raffinement en terme d’habitudes de vie, s’entourant de beaux gadgets, suivant le modèle capitaliste de l’époque. L’on retrouve déjà ici un certain nombre d’objets de design genré, et l’on associe volontiers ces objets aux gadgets des espions des films et livres de l’époque (James Bond par exemple) possédant des étuis en cuir pour leur revolver, des servies à alcool raffinés, des stylos de marque.

SOMMAIRE Le sommaire de Playboy révèle réellement le contenu des articles du


magazine. On s’aperçoit rapidement que l’on est loin du classique magazine de charme proposant les unes après les autres des photographies de différentes femmes nues, en intérieur ou en extérieur. La densité des articles est d’ailleurs plutôt étonnante pour un magazine dont l’unique description en couverture annonçait des photographies en couleur d’une célèbre actrice nue. On y retrouve des nouvelles humoristiques, des nouvelles plus littéraires d’auteurs connus, des nouvelles érotiques, des reportages photographiques, des jeux, des blagues, et des photographies de nu de Marilyn comme annoncé en couverture. Ce qui est percutant, au premier abord, est le fait de voir à quel point les articles présentés dans le sommaire semblent avoir du fond en plus de présenter un important volume de pages. Sans jamais verser dans le débat politique enflammé ni la pornographie outrageuse, Playboy se montre intellectuellement riche mais léger, sophistiqué mais accessible, coquin mais pas choquant.

CONTENU DU MAGAZINE Le contenu général de Playboy est, nous l’avons vu, très varié et densément rédigé. Les “short stories” évoquées ci-dessus traitent évidement de thèmes un tant soit peu coquins mais toujours de relativement bon goût et avec un écriture soignée, au moins pour les premiers numéros. Certaines nouvelles sont, quant à elle, plus sérieuses comme par exemple celle rédigée par le célèbre Sir Conan Doyle intitulée Introducing Sherlock Holmes. Cette ouverture sur le monde littéraire populaire mais reconnu est remarquable pour un premier numéro de magazine masculin à tendances érotiques. L’on peut souligner que dès la première parution, la rédaction de Playboy a su s’entourer d’auteurs, de journalistes et de contributeurs renommés et parfois même influents. Cette donnée est essentielle pour asseoir la crédibilité d’un tel divertissement et amorcer la métamorphose de l’homme en gentleman adolescent et domestiqué pensé par Hugh Hefner. Parmi les articles les plus douteux tendancieux l’on retrouve celui intitulé Miss Gold-Digger of 1953 (littéralement “Madame Chercheuse-d’Or de l’année

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1953”, ou “Madame Vénale 1953” par extension), relatant avec humour et ironie comment, lorsque l’on est un homme voulant divorcer, on peut révéler le vrai visage de notre femme sous les traits d’une créature vénale cherchant à tirer un profit financier confortable de cette séparation et ainsi comment l’on risque de se retrouver ruiné. “When a modern-day marriage ends, it doesn’t matter who’s to blame. it’s always the guy who pays and pays, and pays, and pays.”20 Le ton de l’article est léger et brosse le portrait de femmes frivoles, vénales, à la quête du “playboy” qui serait le parfait candidat à, d’abord, un mariage, puis ensuite à un divorce fructueux. On notera que même si l’édito semblait s’adresser à des hommes mariés, le journaliste fait ici la promotion d’une vie de célibat en brossant un portrait peu glorieux de la femme mariée désirant le divorce (ce dernier étant d’ailleurs demandé par la femme, pour de l’argent, alors que l’on se doute qu’elle n’est sans doute pas la seule à souhaiter retrouver

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son célibat à tout prix). Les deux pages suivantes présentent ce qui est appelé le “Strip Quiz”, soit un jeu suggéré pour être joué durant une fête réunissant plusieurs playboys accompagnés de jeunes femmes. La rédaction du magazine conseille toutefois d’y jouer à deux (le jeune célibataire seul avec la femme), pour “plus d’amusement”. L’article indique que ce jeu viendrait des fêtes parisiennes, et qu’il consiste à poser à son partenaire de jeu des questions de culture générale. Toute mauvaise réponse entraîne un effeuillage progressif de telle ou telle pièce de vêtement, le but ultime du “Strip Quiz” étant évidemment de faire se déshabiller complètement son adversaire (féminin). On relèvera que les photographies de l’article présentent exclusivement un déshabillage féminin, ce qui, par déduction, indique soit une certaine forme d’ignorance voire de bêtise de la part de la femme interrogée (elle a répondu faux à plusieurs voire à toutes les questions de culture générale), soit une certaine unilatéralité dans la formulation des questions (ce ne sont que les hommes qui les posent, ce

20_ NORMAN Bob, Miss Gold-Digger dans PLAYBOY, 1st Issue par Hugh Hefner, décembre 1953.


qui ne leur laissent pas vraiment l’occasion de se dévêtir à leur tour). Dans les deux cas, l’image renvoyée par la femme de l’article et la manière dont elle est présentée est emprunte de sexisme et sans équivoque : elle sert ici de poupée que l’on déshabille ou à la rigueur d’équipement domestique que l’on a tout le loisir de dépouiller (le fait que la femme est seule, dévêtue, exposée sur ce qui semble être une estrade et entourée de plusieurs hommes peut même sembler choquant). La rubrique qui suit restet sur un ton léger ; intitulée “Playboy’s Party Jokes”, elle présente une page de blagues à l’humour abrasif et parfois un brin salace, à l’exemple de celle-ci : “A director was interviewing a pretty young actress who had just arrived in Hollywood from the east. After the usual questions, he looked her up and down and asked, “Are you a virgin ?” She nodded, then realizing a job might hinge on her answer, she added, “But I’m not a fanatic about it !” Encore une fois la femme est présentée comme étant libérée, ou possédant relativement peu de vertu, étant prête à tout pour obtenir ce qu’elle souhaite (dans l’article Miss Gold-Digger, la femme était dépeinte comme vénale, prête à tout pour de l’argent ; ici elle est suggérée comme étant lubrique et arriviste, prête à tout pour un travail, même à y laisser sa virginité).

WHAT MAKES MARILYN Finalement, proportionnellement au reste du contenu du magazine, très peu de pages sont accordées à la pin-up du mois, Marilyn Monroe (trois en tout, dont une seule photographie pleine page et en couleurs de l’actrice). Ces trois pages sont essentiellement composées de photographies en noir et blanc ainsi que d’un article relatant brièvement le parcours de Marilyn. Quelques suppositions concernant le véritable nom de Marilyn Monroe ainsi que ses mensurations, décrites de manière très précise, font office d’introduction à l’article. L’auteur de l’article cherche ensuite à savoir ce qui fait de Marilyn, Marilyn. Après avoir passé en revue ses différentes qualités (courbes) et admis

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que son corps était effectivement un atout majeur et déterminant dans son charme (bien qu’il ne soit pas exceptionnel), il s’intéresse à son visage. Ce dernier, selon lui, traduit une grande fraîcheur, une douce innocence qui semble, selon lui, être la clef de son pouvoir de séduction. Enfin, il évoque la voix de l’actrice, sensuelle et transportante. Il est intéressant de remarquer la hiérarchisation propre à l’auteur de l’article des qualités de Marilyn Monroe (d’abord son corps sous toutes ses coutures, puis brièvement son visage et les traits de personnalité qu’il leur attribue, enfin sa voix), comme si le processus d’effeuillage de la femme avait ici été inversé par rapport à ce que l’on perçoit d’abord d’elle au premier regard ou lors d’une première rencontre (sa voix - son visage - son corps). La seule page en couleurs de ce premier numéro de Playboy est une photographie pleine page de Marilyn Monroe nue, assise et cambrée, avec une grande et lourde tenture rouge tendue derrière elle. Elle devient ainsi la première d’une longue série de “Sweetheart of the Month”, jeunes femmes dénudées à poser en

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vedette pour le magazine Playboy.

LE DERNIER ARTICLE Les dernières pages, et ce sont celles qui retiendrons particulièrement notre attention, sont consacrées à du mobilier de design pour un bureau (“Desk design for the modern office”, “Gentlemen, be seated”). Cet article présente différents modèles de bureaux aux lignes modernes conçus par l’entreprise de meubles de bureaux Herman Miller, créée en 1923 et qui, depuis les années 1940, travaille avec des designers. Selon l’article, ces bureaux en forme de L présentent une ouverture frontale basse permettant ainsi de pouvoir admirer les jambes de sa secrétaire. Vient ensuite une description du bureau typique des années 1950 : une grande pièce à haut plafond et grandes fenêtres obstruées par de lourds rideaux, occupée en son centre par une énorme bureau en bois sombre, laqué, au-dessus duquel est accroché le portrait du chef d’entreprise ou d’un ancêtre de la famille de ce dernier. L’effet donné de ce bureau est, apprend-on, déprimant. Cet intérieur est comparé au mobilier moderne créé pour le commerce et l’industrie, comme ceux de Frank Lloyd Wright, Walter


Gropius et Le Corbusier par exemple. Ce type de mobilier définit un nouvel espace, un “nouvel intérieur simple et fonctionnel”21 qui est décrit comme étant propre, net, très lumineux, et occupé par des meubles faits de bois vernis, lisse, aux détails chromés.

En retraçant les grandes lignes du contexte social, économique et politique de l’époque nous avons pu appréhender dans quelles conditions la naissance et la première publication de Playboy s’est déroulée. Il est évident que, compte-tenu de la crispation engendrée par la chasse aux sorcières menée par le gouvernement américain durant les années 1950, la création et la promotion d’un modèle masculin alternatif au père de famille nucléaire résidant en banlieue a été au centre de polémiques et de débats houleux au sein des autorités de la presse d’abord, des foyers américains ensuite. En rentrant encore d’avantage dans l’imaginaire que Hugh Hefner a réussi à développer autour de son magazine, nous allons mettre à jour pourquoi et comment nous pouvons affirmer que l’homme moderne inventé dans les pages de Playboy a été un catalyseur de changements sociaux ; mais aussi plus largement encore comment le magazine a agi comme catalyseur de changements en terme d’architecture, de design et de technologie. Pour cela nous étudierons l’intérieur de l’habitat du play-boy de Hefner, son mobilier, son rapport avec ce dernier. Nous verrons également qu’au-delà de l’appartement-terrasse du célibataire urbain, le Manoir Playboy construit par Hefner a servi de véritable utopie sexuelle urbaine dans la société américaine des années 1950 à 1970. Enfin, nous nous pencherons sur la question du genre et plus précisément sur la domination du genre masculin dans nos sociétés contemporaines, ainsi ce que cela signifie en terme d’espace domestique et plus généralement de domesticité du lieu.

21_ “The new interiors are simple and functional”, MILLER Margaret S., Desk designs for modern office dans Playboy, 1st Issue par Hugh Hefner, décembre 1953.

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PLAYBOY_ ARCHI TECTURE_ DESIGN



L’homme moderne inventé par Hugh Hefner comme catalyseur de changements sociaux Le contenu d’un numéro de Playboy, est, on l’a vu, assez loin du contenu exclusivement érotique redouté à l’époque de la censure de la Guerre Froide, et fantasmé aujourd’hui par nos contemporains. Ce qui est subversif dans les pages du magazines de Hugh Hefner, ce ne sont pourtant pas les femmes posant nues dans le dépliant tout en couleur agrafé au milieu de la revue ; la raison pour laquelle Playboy a éveillé des craintes dans les années 1950 aux États-Unis et essuyé la censure en 1963 se situent d’avantage du côté de la création d’un nouveau modèle masculin amenant au renversement des espaces genrés dans l’habitat des familles américaines. Là où Playboy est réellement vecteur de changements dans la société américaine durant les années 1950 à 1970 (période de son âge d’or), c’est précisément lorsque Hugh Hefner remet en cause la théorie des deux sphères (évoquée plus haut). En cela, il va bouleverser les codes conventionnels en proposant une nouvelle vision de l’homme moderne : il va ramener les hommes à l’intérieur. Et pour changer l’homme, Hefner changera son intérieur. Le nouvel homme moderne proposé par Hugh Hefner est le résultat de l’émancipation de l’homme américain travailleur, père de famille pendant la Guerre Froide. Cette émancipation est sexuelle, bien sûr, mais il aussi et surtout bien question de la domestication22 du sexe masculin. Selon cette dynamique,

22_ Concernant la notion de domestication, nous pouvons évoquer à la fois les théories de Michel Foucault et du sociologue allemand Norbert Elias. Pour Foucault, l’homme n’est domestiqué que lorsque l’on associe techniques de domination et techniques de subjectivation. L’homme devient actif au processus de domestication, et c’est notamment à travers “une verbalisation toujours plus importante des individus, en particulier le dévoilement de leur sexualité, que Foucault décrit la manière dont le pouvoir obtient la participation toujours plus active des individus à leur propre disciplinarisation”. Norbert Elias affirme plutôt que cette transformation (d’homme libre à homme assujetti) découle d’un processus de “domestication du corps par les pouvoirs couplé à un

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il est soudain tout à fait convenable pour un homme de ne plus appartenir au schéma type de la famille hétérosexuelle possédant son pavillon de banlieue : “l’homme Playboy” est célibataire, urbain, hétérosexuel, domestiqué, raffiné, libéré dans sa vie sexuelle, et possède son propre appartement dans lequel il a le contrôle de son intérieur en termes de design. Cette volonté de “ramener les hommes à l’intérieur” prend forme dès le premier numéro du magazine, présenté plus haut : Hefner parle bien de sa revue comme d’un “magazine d’intérieur”, à l’instar des magazines féminin dont il se défend pourtant de ressembler (et en cela c’est vrai qu’il n’en est rien, sauf la volonté de toucher un public “domestiqué”). En 1956 par exemple, un article est consacré à la chambre et à la salle de bain de l’homme, ces pièces devant être le reflet extérieur de leur intérieur. Nous reviendrons plus tard sur la symbolique des pièces et du mobilier de l’appartement du célibataire. Comment Hefner a-t-il, alors que c’était le modèle de père de famille travailleur

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et capitaliste qui dominait, pressenti que son nouveau modèle d’homme libéré allait trouver écho dans la société américaine des années 1950 ? Il semblerait que Hefner ait trouvé, dans son entourage, des inspirations pour ce modèle. Son associé, Victor A. Lownes, a pu lui servir d’exemple. Récemment divorcé à la parution du premier numéro de Playboy, il avait pourtant, selon les codes de la société américaine de l’époque, tout pour faire son bonheur : une ravissante femme, deux beaux enfants, une maison agréable, un bon travail. Néanmoins, la seule chose qui l’excitait et dans laquelle il ne s’ennuyait pas étaient ses aventures extraconjugales. Il divorce et prend un appartement en ville composé d’une seule pièce23. Ainsi est né, pour Hugh Hefner, le nouvel homme moderne affranchi du carcan familial, de la “prison du couple” avec son “gazon verdoyant des zones pavillonnaires”.

autocontrôle constant des sentiments”. BERT Jean-François, Introduction à Michel Foucault, La Découverte, collection Repères, 2011. 23_ Ici encore l’on peut relever des similitudes avec les garçonnières du XVIIIème siècle et le libertinage leur étant attaché. Il parait donc probable que Hugh Hefner n’ait fait que moderniser un principe de gain de liberté sexuelle par l’investissement d’un espace privé par l’homme existant depuis plusieurs siècles afin de créer son propre nouveau modèle masculin.


Mais la révolution sexuelle et genrée amorcée par le magazine ne pouvait être que liée au changement de domicile de l’homme. Il fallait aller plus loin en proposant aux hommes une alternative complète et séduisante à la cellule unifamiliale, topos central du rêve américain. Il fallait réellement créer une utopie parallèle, un empire du célibataire urbain. L’homme domestiqué suivait en fait à peu près le même schéma qu’un jeune homme à l’adolescence : reclus dans sa chambre (son intérieur), lisant des magazines de charme, (re)découvrant la sexualité, libre de toute contrainte de temps, ou d’engagement avec une personne du sexe opposé. Soudain, l’oisiveté et les plaisirs n’étaient plus un problème, mais bien un but de vie. Mieux encore, Playboy réunit les hommes entre hommes, à l’instar des bandes de jeunes adolescents, dont l’identité semble exacerbée en présence de leurs pairs. Les hommes se réunissent pour discuter de littérature ou de musique, se préparent des cocktails ou des entremets, parlent de sexe et des femmes, organisent des parties de chasse ou de black-jack. Leur entourage social ne dépend plus des relations amicales entretenues par le couple avec leurs voisins ou des amis de longue date. Le risque de proposer un tel modèle pendant la Guerre Froide (un homme sophistiqué, appréciant la compagnie d’autres hommes sophistiqués et s’adonnant à des activités culturelles) était bien sûr d’être accusé de véhiculer l’image d’un homme ouvertement homosexuel, et, pire encore, de la promouvoir. Pour éviter cela, Hefner avait, évidemment, pensé à subtilement rappeler sans relâche à ses lecteurs que son “playboy” était un hétérosexuel assumé : en présentant Playboy comme un magazine de charme ventant des photographies de femmes nues dans ses pages, et en saupoudrant toute la revue d’un ton relativement machiste, le doute était levé quant à l’orientation sexuelle de l’homme moderne domestiqué. De plus, la rubrique THE MEN’S SHOP était parfaitement pensée pour détourner d’éventuelles accusations de sympathisation avec l’idéologie communiste puisqu’elle incitait clairement à la consommation de futilités et démontrait d’une démarche hautement capitaliste. Plus que des pages glacées coquines et des photographies de bac à glace, il s’agissait pour Hefner d’asseoir son idéologie en présentant une alternative censée et viable au modèle du père de famille des années 1950. Il ne s’agissait pas de bouleverser l’entièreté des codes sociétaux de l’époque : il était plutôt

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question de trouver sa place dans une atmosphère ambiante à la d’oppression et de peur (répressions gouvernementales, peur du nucléaire) et de règles sociales strictes et idéalisées (cellule unifamiliale). Et c’est précisément en prenant ce créneau que le magazine Playboy a progressivement assis sa renommée.

Playboy comme catalyseur de changements en terme d’architecture, de design et de technologie

Le point culminant du programme de recolonisation de l’espace intérieur par le célibataire urbain est sûrement le reportage appelé L’appartement penthouse du play-boy paru dans un numéro Playboy de 1956. Dans cet article

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décrivant un intérieur moderne et sophistiqué, Hefner cherche évidemment à communiquer le nouveau modèle d’intérieur destiné au célibataire urbain qu’il a crée : il invente donc pour ce dernier son propre univers, son penthouse de “play-boy”24. Afin de comprendre tout à fait le terme de play-boy, déjà largement évoqué dans ce mémoire, nous allons revenir sur sa définition. Le play-boy, aujourd’hui plus communément orthographié “playboy”, est un terme composé à partir de “play” (le jeu) et “boy” (le garçon), désignant un homme oisif se consacrant aux plaisirs faciles, à la séduction et à la conquête des femmes. Il est commun d’associer également une dimension de sécurité matérielle, voire de richesse, à un tel individu. Ce terme induit donc une certaine légèreté dans le comportement du jeune homme, l’amusement étant au centre du mot qui le désigne (d’où, aussi, l’utilisation du terme “boy”, infantilisant et malicieux, plutôt que “man”).

24_ Cette cellule post-domestique présente d’ailleurs des ressemblances avec les appartements une pièce du 860 – 880 Lake Shore Drive à Chicago conçus par l’architecte Ludwig Mies van der Rohe entre 1949 et 1951. Figure 3 en annexes.


Le penthouse du célibataire urbain est relativement vaste, situé dans un immeuble d’habitation de haut standing, possédant une large et belle vue sur la ville grâce aux grande baies présentes sur la plupart des façades du domicile. Il est meublé avec goût, avec du mobilier de designers modernes et du Style International, comme par exemple les chaises Tulipe d’Eero Saarinen (conçues en 1956). De manières générale, le mobilier du penthouse est moderne, fonctionnel, confortable, empreint de raffinement. Il est fait pour habiller l’espace de manière subtile, sans chercher d’ornementation superflue. Néanmoins l’article se défend de présenter un habitat stérilisé et aseptisé. Il est clair, propre, net. La cuisine est entièrement équipée d’appareils électroniques dissimulés derrière des parois d’un gris pâle. Il est particulièrement intéressant de noter que la femme n’a pas sa place dans la cuisine du célibataire urbain, contrairement à la cuisine de la cellule unifamiliale pavillonnaire dont elle est la maîtresse. Dans le penthouse du play-boy, la femme n’a pour ainsi dire pas le droit d’entrer dans la cuisine. Laisser entrer une femme dans la cuisine serait lui donner la possibilité de cuisiner, et donc la liberté de s’installer et de ne jamais en repartir. Or, c’est exactement ce que l’homme moderne de Hefner redoute et évite : il séduit les femmes, les ramène chez lui, les “consomme”, et les jette ensuite. Laisser une femme entrer dans son domaine habituel de prédilection (la cuisine) serait comme l’inviter à s’installer, ce qui est hors de question. C’est ainsi que le modèle de la “girl next door” se popularise, car il représente le modèle d’une femme disponible, située à côté de son appartement et qui ne risque pas de s’installer puisque vivant tout à côté. De manière générale, l’appartement est largement équipé en appareils électroniques en tout genre, et ce dans toutes ses pièces : phonographes, téléphones, caméras de surveillance, haut-parleurs, appareils photos, électroménager (mixeur, grill…)... Ces dispositifs permettent au play-boy de jouir de l’extérieur sans avoir à sortir de chez lui. On retrouve ici l’antithèse de la figure masculine arpentant l’espace public urbain pour se rendre au travail : l’espace public n’est désormais plus un lieu exclusivement masculin dédié à la fonction de se rendre au travail, les femmes l’arpentent aussi désormais afin de se rendre chez le célibataire. De la même manière, l’espace domestique est

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devenu exclusivement masculin est la femme en est exclue : il y a là une réelle inversion des codes des genres de la société américaine durant la Guerre Froide.

L’utopie sexuelle se spatialise : le Manoir Playboy

En 1959, Hugh Hefner va aller plus loin dans sa volonté architecturale et acheter un véritable manoir de pierre et de brique : le Playboy Mansion, ou Manoir Playboy. Il va alors s’y installer et commencer à y vivre de manière quasiment reclue. Il va y faire d’immenses travaux de rénovation et de modernisation pour un total de 3 millions de dollars (soit plus que le prix d’achat initial de la demeure). Il divorce de sa femme Mildred cette même année et finit par appliquer

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le mode de vie du célibataire urbain à son propre mode de vie, au détail près que sa cellule domestique ne prend pas la forme d’une appartement urbain mais d’une immense maison seigneuriale. Plus rien à présent ne le retient de mettre en application tous les codes du play-boy qu’il relate dans sa revue depuis 1953. Durant cette même période et à travers le magazine ainsi que l’installation dans le Manoir de Hugh Hefner, Playboy élabore une spacialité articulée autour des oppositions binaires qui dominent le paysage politique de la société de l’aprèsguerre : intérieur/extérieur, sec/humide, chaud/froid, habillé/nu, travail/loisir… Playboy se situe à chaque fois entre ces deux extrêmes et fonctionne comme un dispositif de permutation autorisant le passage constant d’un pôle à un autre. L’architecture du Playboy Mansion est d’ailleurs l’illustration parfaite de ces différents pôles juxtaposés et/ou confrontés : le mobilier qui permet, d’un coup de levier, de passer de la position assise à la position couchée ; les lumières qui s’allument ou s’éteignent automatiquement lorsque l’on entre dans une pièce selon le degré d’intimité désiré ; la grotte, ou “caverne humide” situé dans le sous-sol du Manoir et accueillant une piscine et au sauna. Mais surtout, et c’est l’exemple ultime de ces oppositions, le lit giratoire imaginé et utilisé par Hugh Hefner. Ce lit concentre à la fois toutes les oppositions et toutes les réunions


possibles autour du célibataire urbain : le lieu de repos intime s’oppose à celui de poste de commande et de communication avec l’extérieur grâce aux appareils de communication intégrés à la tête de lit (privé/public), la fonction de bureau de travail (où Hefner rédigeait Playboy) et de couche dédiée aux ébats érotiques (souvent à plusieurs) illustre l’opposition de travail/loisir…25 Le Manoir Playboy devient un lieu où l’on travaille et l’on s’amuse, selon la volonté d’Hefner. En 1959 est construit le Love Palace, un complexe hôtelier de 32 chambres destiné à accueillir des jeunes gens précisément à la recherche d’un lieu atypique, oasis urbaine portant en son sein ces deux fonctions26. “Les relations libidineuses libres sont par essence antagonistes avec les relations de travail ; l’énergie doit être retirée des relations libidineuses pour créer les relations de travail ; seule l’absence d’une satisfaction totale rend possible et soutient l’organisation sociale du travail.”27

Cette citation d’Herbert MARCUSE, synthétisant de manière critique la

pensée néo-freudienne et tirée de son ouvrage Eros et Civilisation, contribution à Freud écrit en 1955, est diamétralement opposée à la philosophie de vie et de travail d’Hugh Hefner, exerçant sa profession de rédacteur en chef du magazine depuis son immense lit giratoire. Rappelons que ce dernier a crée sa revue en 1953, soit seulement deux année avant de la parution de l’ouvrage de Marcuse (et deux années après qu’il ait commencé à enseigner dans des universités américaines), qui s’appliquait alors à confronter la pensée freudienne à une nouvelle forme de civilisation où le plaisir et le travail seraient réconciliés au sein de nos sociétés contemporaines. Chose que Hugh Hefner semblait avoir très bien assimilée, largement mise en pratique et même médiatisée dès son installation dans le Playboy Mansion de Chicago en 1959. 25_ Pour l’anecdote, il est amusant de relever que Hefner recevait également régulièrement ses parents à déjeuner ou dîner dans ce fameux lit giratoire. 26_ Comme le dit Hugh Hefner, “A l’intérieur [du Manoir], un célibataire avait le contrôle total de son environnement”. 27_ MARCUSE Herbert, Éros et Civilisation, contribution à Freud, Les éditions de minuit, 1955, page 139.

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Il ne serait pas incongru de trouver certains points communs entre Marcuse et Hefner : on discerne chez les deux hommes une volonté de s’extirper (ou tout au moins d’y trouver une alternative) du carcan répressif et oppressant d’un système capitaliste basé sur le rendement durant la période de la Guerre Froide aux États-Unis. Dans une société où le travail est aliénation, et où les potentialités humaines sont réprimées (notamment à travers le Maccarthisme), Marcuse théorise une libération qui prendrait forme dans la transformation de la sexualité en Éros, pendant que Hefner semble passer à la pratique à travers le libertinage, le brouillage des frontières entre travail et plaisir, la capitalisation d’une sexualité médiatisée se libérant ainsi apparemment du travail aliéné. Les deux hommes développent ou proposent, chacun à leur manière mais tous deux sur le même support physique qu’est le livre ou la revue, à travers des écrits, une nouvelle forme de civilisation ou de modèle social dans lesquels l’individu connaîtrait une libération sexuelle salvatrice des normes sociales et économiques préétablies largement établies autour d’eux dans les États-

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Unis des années 1950. Se libérer d’un travail de production capitaliste aliénant ou d’une cellule unifamiliale privatrice et rigide, au final peut importe les manifestations de telles volontés ; ce qui importe vraiment ici serait plutôt de réconcilier une civilisation avec ses instincts, ses pulsions, sa sexualité, et, en somme, son bonheur.

En même temps que son installation définitive dans le Manoir, Hefner se construit plusieurs images médiatiques : celle d’un gentleman cultivé, celle d’un hédoniste libertin, celle d’un homme d’affaires fantasque… Mais la plus intéressante pour nous (et sûrement aussi celle qui a été la mieux gérée médiatiquement parlant) reste la figure d’Hugh Hefner en tant qu’architecte. Le 7 juin 1962, Hefner apparaît dans un dessin publié dans le Building News, penché sur une grande maquette architecturale représentant le futur Club Hotel Playboy de Los Angeles. Vêtu d’un costume sombre, l’air sérieux et le regard fixé sur la maquette, il pointe des détails de la façade du bâtiment à l’aide d’un petit objet. L’air entièrement dédié à l’architecture de son nouveau Club à venir, c’est pourtant en réalité une pipe et non un stylo qu’il tient à la main et avec laquelle


il désigne la maquette. Si cette image nous fait évidemment penser à celle de l’architecte moderniste Ludwig Mies van der Rohe désignant sa maquette du S. R. Crow Hall en 195628, ce n’est certainement pas le résultat du hasard. Hefner, en fin gérant de son image au sein des médias de l’époque, désire acquérir une crédibilité sur le plan architectural, du moins immobilier. Au-delà de la casquette de rédacteur en chef d’un des magazines les mieux vendus aux ÉtatsUnis dans les années 1960, il souhaite étendre son domaine d’influence ainsi que son propre imaginaire afin de gagner en authenticité. La popularisation des dessins des intérieurs que Hefner a imaginé pour le célibataire urbain permet de faire raisonner cet imaginaire en dehors des pages du magazine. L’ ”appartement-terrasse Playboy”, la “cuisine sans cuisine” ou encore le “lit tournant”29 étendent leur influence graphique dans les esprits de l’époque. La modernité dans Playboy va plus loin que les travaux de Mies van de Rohe, car il n’est plus simplement question de façades de verre ou d’architecture de béton, mais bien de mise en scène de la sphère privée rendue possible par les nouveaux moyens de communication cités un peu plus haut. Il s’agit aussi ici de modernité technologique, terme que l’on associera à l’architecture bien plus tard.30 Progressivement, Playboy va ainsi incarner une nouvelle utopie érotique de masse grâce à une diffusion médiatique imparable, déjà amorcée avec Hefner en figure de l’architecte dans les années 1950 à 1960. Playboy devient une réelle opération médiatico-immobilière grâce au patrimoine foncier de Hefner. Ses hôtels et autres clubs et boîtes de nuit se répandent dans les enclaves urbaines des États-Unis et de l’Europe, étendant leur influence à travers un double processus à la fois de construction immobilière et architecturale, et de communication et de médiatisation. Dès lors, Playboy n’est plus un simple magazine érotique (bien que le terme de simplement ”érotique” soit non-unilatéral et discutable),

28_ Mies van der Rohe with model. S. R. Crown Hall. 1956. ITT Campus, Chicago Illinois International Style. Figure 4 en annexes. 29_ A leur parution respectivement appelés : Playboy penthouse apartment, Kitchenless kitchen et Rotating bed. 30_ Notamment avec les travaux de Frank Gehry et l’architecture technologique à l’aide des technologies numériques.

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il incarne désormais un véritable imaginaire architectural de la seconde moitié du XXème siècle. Le Manoir et ses fêtes fastueuses, sa piscine aux parois vitrées permettant de voir les play-mates se baigner nues, la grotte tropical dans son sous-sol, sa salle de jeux, ses recoins cachés, l’avion privé, les clubs et leurs pièces secrètes, l’appartement du célibataire, le jardin transformé en parc zoologique… Tout ces dispositifs architecturaux et de design ont contribué à fabriquer cet imaginaire quasi mystique autour de Hefner, du magazine et des lieux topographiques appartenant à l’ ”Empire au lapin”31. En publiant des articles d’architecture à propos du modernisme ou du Style International (contrairement à d’autres magazines de design américains tels que Home Beautiful ou Ladies Homes Journal, qui au contraire le désapprouvait), Playboy se positionnait dans un débat d’idéologie architecturale et contribuait à faire connaître et populariser un style architectural montant de l’époque. A travers les ficelles d’une médiatisation effrénée et menée à la perfection, Hefner parvient à se donner l’image d’un “architecte pop”, propriétaire d’un vaste terrain de

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jeu immobilier et multimédia pour adultes, dans lequel il fallait maintenant influer une âme toute particulière. Cette utopie sexuelle, urbaine et s’inscrivant dans une démarche post-domestique, il fallait maîtriser tous les outils de la communication disponibles pour diffuser ce modèle désormais topographique et alternatif à la cellule familiale pavillonnaire de banlieue. Pour cela, Hefner multiplie les dispositifs techniques au sein du Manoir et autour du magazine : au-delà du support papier fournit par Playboy, des caméras et

des micros sont installés dans la demeure seigneuriale. Ces

dispositifs permettent d’enregistrer les convives durant leurs rencontres et leurs (d)ébats, nourrissant d’images authentiques la première télé-réalité de l’histoire, tournée dans le Manoir de Hugh Hefner. En plus de cette télé-réalité (principe par ailleurs, il faut le souligner, extrêmement novateur à l’époque et qui en inspirera bien d’autres et ce jusqu’à aujourd’hui), des shootings photographiques, des films érotiques, des débats plus ou moins politiques et culturels, des concerts auront lieu au Manoir et seront filmés, enregistrés,

31_ Beatriz Preciado affirmera d’ailleurs qu’il s’agit de la “première pornotopie de l’ère de communication de masse” dans son ouvrage Pornotopie. Playboy et l’invention de la sexualité multimédia référencé plus haut dans ce mémoire.


photographiés. Rien n’est laissé au hasard, toutes les images et les sons produits au Manoir sont susceptibles d’être enregistrés et réutilisés à des fins promotionnelles et/ou de diffusion médiatique32. La tour de contrôle de toutes ces prothèses numériques servant à la promotion de l’empire de Hefner est bien entendu son lit giratoire, concentrant tous ces dispositifs technologiques en son sein. Équipé de microphones et autres magnétohones enregistreurs, de caméras vidéos, d’appareils photographiques, le lit rotatif de Hugh Hefner est à la fois le lieu où il mange, dort, reçoit ses parents à déjeuner, accueille ses compagnes, s’adonne à ses ébats… Il agit comme un réel panoptique de design, surveillant autant qu’il diffuse les images du Manoir autour de lui. Seul lien avec l’extérieur entre Hefner et le reste du monde, équipement à la fois public et autiste, ce Panopticon contemporain est le topos central de l’intégralité de la production Playboy (magazine, émissions de télévision, films, photographies… )33. Le Manoir devient le premier bordel à la fois pornotopique et multimédia de l’Histoire. Cette médiatisation presque à outrance des activités internes au Manoir et relatives aux play-boys et Bunnies génère une importante quantité d’images, communication facilitée avec l’avènement des nouvelles technologiques analogiques (dans les années 1960) et plus tard digitales. Même si ces images pouvaient revêtir un contenu érotique, ce n’est précisément pas cet aspect qui est le plus subversif. Ce qui a surtout choqué la société américaine des années 1960 est la facilité, l’impudeur, la désinvolture avec laquelle les intérieurs étaient dévoilés. Dans les reportages mettant en scène un play-boy et sa “girl next door”, c’est le fait de dévoiler le mobilier, son agencement, les objets de l’intimité domestique qui a marqué les esprits, et non la nudité de la femme. Naturellement, Playboy n’a été ni le premier ni le dernier magazine érotique à paraître aux États-Unis. Pourtant, s’il a été objet de censure en 1963, c’est surtout parce qu’il montrait ce qu’aucun autre magazine de l’époque ne montrait : la femme dans son environnement quotidien, l’intérieur de la cellule domestique. 32_ Des dispositifs d’enregistrement seront ainsi retrouvés dans la grotte du Manoir. Figure en annexes. 33_ Figure 5 en annexes.

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Érotiser l’ordinaire, le familier, exhiber ce qu’il se passe derrière la porte du pavillon de banlieue et le hisser au rang de décor ou de support pour des activités sexuelles, voilà réellement ce qui était inconvenant. Révéler les intérieurs d’un seul geste de la main, celle qui déplie le poster en couleurs broché au centre du magazine, et ainsi transformer le domaine du privé en intimité dépliable était impensable dans un pays sous tensions et particulièrement regardant sur les bonnes moeurs. Ainsi, au-delà de l’érotisation de la femme, c’est l’érotisation du quotidien, du domestique, qui paraissait déplacé. Montrer ce qui est caché, dévoiler son intimité, voilà bien le grand mal de Playboy.

Espace domestique et domesticité du lieu genré _46

Pour comprendre toute l’importance de la révolution sexuelle évoquée (et provoquée) chez Playboy et représentée par le nouveau modèle masculin évoqué plus haut, il est essentiel de saisir l’importance des enjeux de la sexualité de l’époque, mais aussi et surtout le rôle de chacun des deux genres dans celleci. La ligne éditoriale originale de Playboy prône le fait de pouvoir avoir des rapports sexuels en dehors de tout engagement conjugal, mais aussi et surtout le fait que le sexe fait partie intégrante de la vie et qu’en jouir ne devrait jamais être un mal34. En bref, chacun devrait pouvoir être maître de son plaisir, quel qu’il soit. Cette pensée, développée dès 1953 puis au fil des numéros mensuels du magazine, fait écho aux slogans de la révolution sexuelle des années 1960 aux États-Unis et en Europe35 clamant un droit de liberté absolue sur les pratiques

34_ “If you don’t encourage healthy sexual expression in public, you get unhealthy sexual expression in private. If you attempt to suppress sex in books, magazines, movies and even everyday conversation, you aren’t helping to make sex more private, just more hidden. You’re keeping sex in the dark. What we’ve tried to do is turn on the lights.” Hugh Hefner, Playboy, janvier 1974. 35_ GIAMI Alain et HEKMA Gert (dir.), Révolutions sexuelles, La Musardine, Paris, 2015. WEINBERG Achille, La libération sexuelle et ses lendemains. Article mis à jour le 7 avril 2016 dans


sexuelles individuelles (émancipation du régime patriarcal et de la religion). En dissociant l’acte sexuel à l’origine de la reproduction humaine et le dynamisme physiquement gratifiant qu’est une relation sexuelle consentie sans autre but que la recherche de plaisir, Hugh Hefner a contribué à faire tomber les tabous d’une sexualité réglée au millimètre au sein du couple marié des banlieues américaines. Il devient soudain correct et même gratifiant pour un homme d’avoir de nombreuses conquêtes et ainsi de ne pas être engagé maritalement. Mais là où la contribution de Playboy à la révolution sexuelle des années 1960 est encore la plus débattue et aussi la plus intéressante, c’est dans le combat féministe. En effet, le revendication d’une liberté dans l’expression de la sexualité du jeune et séduisant célibataire américain s’accompagne de la création d’un modèle féminin complémentaire à celui du play-boy : celui de la “girl next door” rapidement évoqué plus haut dans ce mémoire. Cette jeune femme prend une importance presque plus topographique que sexuelle, son premier critère de sélection étant la proximité géographique de son domicile avec le seuil du penthouse du célibataire urbain. L’on parle de “topographie” car il est bien question ici de carte (mentale) de l’espace et des lieux fréquentés par le playboy et sa “girl next door”. L’espace pratiqué par cette dernière pour se rendre dans le penthouse du célibataire est de l’ordre de l’architecture liminale, flirtant avec différents seuils à la fois au niveau urbain que domestique. La voisine est par définition une femme qui fréquente des lieux proches du play-boy, qui n’a qu’à traverser un trottoir, monter un étage, gravir quelques marches pour se rendre chez lui. Elle fréquente ainsi tous ces lieux semi-privés que sont les halls d’immeubles, les cours intérieures et les coeurs d’îlots qui sont propres à l’architecture domestiques et à ses limites dans la ville. Elle intègre à proprement parler le domaine privé dès lors qu’elle franchit le seuil de l’appartement-terrasse du jeune homme. Avant cela, elle entretient un rapport nuancé et changeant avec l’espace de la rue, et passe ainsi d’une sphère intime à l’autre (la sienne et celle du play-boy) par ce dispositif.

le magazine Sciences Humaines, La sexualité d’aujourd’hui, numéro 130 d’août/septembre 2002. JEAN Patrick, Les revendications féministes des années 1960-1970, article publié sur le blog La domination masculine créé d’après le film éponyme, 13 décembre 2015.

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L’autre particularité notable de ce nouveau modèle féminin est son rapport à la sexualité, sexualité qu’elle embrasse totalement et sans retenue36 (nous verrons bientôt que ce propos est soumis à certaines nuances). Plus encore que la sexualité personnelle et individuelle, c’est la sexualité féminine qui représentait la plus grande zone d’ombre au sein des tabous des États-Unis des années 1960. Prôner un modèle féminin accessible à n’importe quel play-boy (sa voisine) est peu à peu devenu le fer de lance du magazine qui publie dans ses pages des slogans libertaires tels que “Nice Girls Love Sex Too” (“Les filles bien aussi aiment le sexe”). A cet élan d’activisme pro-libération sexuelle pseudo-féminine se heurte évidemment la vision des féministes actuelles et de l’époque. C’est là même l’essence de ce qui est, à mon avis, le débat le plus fiévreux apparut autour du magazine Playboy (en dehors de toute considération morale puritaine) : Playboy serait-il, en quelques sortes, une branche masculine d’un nouveau

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genre de féminisme ou au contraire ferait-il l’apologie d’une domestication ultime et perverse de la femme au détriment de toutes les supposées libertés qu’il semble lui avoir conférée au fil de ses pages et articles ? Il me semble évident que la réponse ne peut être radicale, et cela pour plusieurs raisons qui trouvent leur fondement à la fois dans la représentation des genres des sociétés occidentales, mais aussi dans la communication de Hugh Hefner (actuelle et passée) à propos de son magazine et de l’influence de son empire sexuel et culturel sur la révolution sexuelle des années 1960. Si la question du féminisme semble aussi complexe lorsqu’on en vient à parler de l’empire Playboy, c’est sans doute parce que l’on serait tenté de répondre qu’il n’y a pas matière à débattre à ce sujet, Hefner traitant les femmes comme des produits de consommation. Dès lors, des féministes de l’époque tiennent de virulents propos au sujet de la place de la femme dans l’univers Playboy37, reprochant au magazine

36_ “Women have traditionally been either put on pedestals or damned as the source of all sexual temptation and sin. These are two sides of the same coin, since both place women in a nonhuman role. Playboy has opposed these warped sexual values and, in so doing, helped women step down from their pedestals and enjoy their natural sexuality as much as men.” Hugh Hefner, Playboy, janvier 1974. 37_ Hugh Hefner : Playboy, Activist and Rebel, documentaire de BERMAN Brigitte, 2009.


de commencer à traiter le corps de la femme comme une sorte d’équipement ménager, n’agissant pas pour le bien de sa liberté sexuelle ou ne s’adressant pas directement à elle mais à l’homme avec qui elle aurait des relations sexuelles, et servant uniquement d’objet de masturbation pour les hommes qui la regardent (“The girl next door is a wild thing and she’ll take off her clothes for you”, soit “La fille d’à-côté est une chose sauvage et elle se déshabillera pour vous”). A cela on peut opposer la force de propagation de “l’idéologie Playboy” basée sur la liberté individuelle38 dans sa sexualité, qui a largement contribué à répandre 38_ Les trois passages présentés ci-dessous sont tirés de l’ouvrage Français, encore un effort si vous voulez être républicains écrit par Donatien Alphonse François de Sade (dit Le Marquis de Sade). Ils développent les thèmes de la liberté individuelle en particulier lorsqu’elle est confrontée à la luxure féminine. Il est intéressant de relever qu’ici le genre “le plus lubrique” est le genre féminin, car il est rapporté à la pratique de la prostitution, et non le genre masculin comme le suggère Hefner. Hugh Hefner dépeint un mâle sûr de ses goûts, cherchant des aventures fugaces avec des femmes normales, banales mêmes, libres dans leur sexualité mais empruntes d’une fraîcheur et d’une certaine ingénuité. Ce modèle féminin est donc différent de celui de Sade, à la fois car il serait illusoire de concevoir que toutes les femmes abordées par le play-boy jouissent d’une liberté individuelle et sexuelle sans faille dans un contexte répressif et puritain qu’est celui de la guerre froide, et à la fois car la luxure n’est justement pas le métier ou le penchant principal de la “girl next door”, contrairement à la prostituée lubrique décrite par Sade. L’on retrouve ici toutefois certaines analogies dans les deux discours : l’homme aimant jouir étant n’importe quel homme ; la femme aimant jouir étant une prostituée pour Sade ou une femme libérée (ce qui est bien entendu une belle illusion de la part de Hefner) pour le créateur de Playboy. Dans les deux cas, la différenciation faite entre la maîtrise du désir et de plaisir masculin et féminin est significatif d’une conception de la sexualité à deux vitesses de la part d’hommes libertins (pour ne pas se sentir déposséder de leur propre liberté de jouir ?). “[...] s’il y avait du crime à quelque chose, ce serait plutôt à résister aux penchants qu’elle nous inspire qu’à les combattre, persuadés que, la luxure étant une suite de ces penchants, il s’agit bien moins d’éteindre cette passion dans nous que de régler les moyens d’y satisfaire en paix. Nous devons donc nous attacher à mettre de l’ordre dans cette partie, à y établir toute la sûreté nécessaire à ce que le citoyen, que le besoin rapproche des objets de luxure, puisse se livrer avec ces objets à tout ce que ses passions lui prescrivent, sans jamais être enchaîné par rien, parce qu’il n’est aucune passion dans l’homme qui ait plus besoin de toute l’extension de la liberté que celle-là. Différents emplacements sains, vastes, proprement meublés et sûrs dans tous les points, seront érigés dans les villes ; là, tous les sexes, tous les âges, toutes les créatures seront offerts aux caprices des libertins qui viendront jouir, et la plus entière subordination sera la règle des individus présentés ; le plus léger refus sera puni aussitôt arbitrairement par celui qui l’aura éprouvé.” page 22-23. “S’il devient donc incontestable que nous avons reçu de la nature le droit d’exprimer nos vœux indifféremment à toutes les femmes, il le devient de même que nous avons celui de l’obliger de se soumettre à nos vœux, non pas exclusivement, je me contrarierais, mais momentanément.” page 24. “Si nous admettons, comme nous venons de le faire, que toutes les femmes doivent être soumises à nos désirs, assurément nous pouvons leur permettre de même de satisfaire amplement tous les leurs ; nos lois doivent favoriser sur cet objet leur tempérament de feu, et il est absurde d’avoir placé et leur honneur et leur vertu dans la force antinaturelle qu’elles mettent à résister aux penchants qu’elles ont reçus avec bien plus de profusion que nous ; cette injustice de nos mœurs est d’autant plus criante que nous consentons à la fois à les rendre faibles à force de séduction et à les punir ensuite de ce qu’elles cèdent à tous les efforts que nous avons faits pour les provoquer à la chute. Toute l’absurdité de nos mœurs est gravée, ce me semble, dans cette inéquitable atrocité, et ce seul exposé devrait nous faire

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l’idée qu’il était convenable pour une femme d’avoir des relations sexuelles basées sur le plaisir et non la reproduction. Mais plus intéressant encore, là où le discours féministe rejoint celui de Hugh Hefner c’est dans la démocratisation à l’accès à la contraception par les femmes dans les années 1960. En effet, c’est en 1957 qu’est commercialisée la première pilule contraceptive aux États-Unis, et cette invention a eu d’importantes répercutions dans la pratique de la sexualité féminine et dans les discours féministes libertaires de la révolution sexuelle qui voyaient en la pilule un moyen de s’émanciper du rôle de mère qui était jusque là l’apanage de toute femme ayant des relations sexuelles. Hefner a largement encouragé les femmes travaillant avec lui (même si “travailler” pour lui semblait prendre en compte tout un panel de compétences les plus diverses et plus ou moins bureaucratiques) ou pour lui, mais aussi à toutes les jeunes femmes de manière générale à prendre la pilule contraceptive dès ses premières années de diffusion. Prendre ses responsabilités face à sa sexualité, contrôler et dissocier le fait de rechercher du plaisir dans l’acte sexuel à celui de le pratiquer pour

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procréer, défendre la vision d’une femme décisionnaire dans sa maternité ou sa vie de femme, voilà les discours communs aux féministes et à Hugh Hefner. Il est toutefois évident que les raisons profondes d’un tel encouragement restent floues concernant Hefner : encourager un acte sexuel non reproductif semble convenir au play-boy non désireux de fonder une famille ou de rentrer dans le moule du modèle patriarcal de l’époque, et la critique féministe mettant en doute sa considération pour le genre féminin est séduisante. Rappelons donc que la vision de Hefner était globale, et sa volonté de libertés individuelles en réaction au puritanisme ambiant d’après-guerre, totale.

sentir l’extrême besoin que nous avons de les changer pour de plus pures. Je dis donc que les femmes, ayant reçu des penchants bien plus violents que nous aux plaisirs de la luxure, pourront s’y livrer tant qu’elles le voudront, absolument dégagées de tous les liens de l’hymen, de tous les faux préjugés de la pudeur, absolument rendues à l’état de nature ; je veux que les lois leur permettent de se livrer à autant d’hommes que bon leur semblera ; je veux que la jouissance de tous les sexes et de toutes les parties de leur corps leur soit permise comme aux hommes ; et, sous la clause spéciale de se livrer de même à tous ceux qui le désireront, il faut qu’elles aient la liberté de jouir également de tous ceux qu’elles croiront dignes de les satisfaire.” page 26. Ouvrage diffusé librement et de manière encouragée aux Éditions d’une plombe du mat’, présenté par MARIE William J.-M.


Pour résumer, le combat de Playboy en terme de libération de l’homme sous couvert de sa domestication prend les mêmes formes que celui des féministes au sujet de la libération de la femme du carcan du ménage marital. Il est cependant amusant de relever que si le but était le même (gagner la liberté de tel ou tel genre en terme de sexualité et d’engagement), les féministes se sont battues pour faire sortir les femmes de la cuisine et de l’intérieur du pavillon suburbain tandis que Playboy s’est appliqué à faire rentrer l’homme à la maison, dans son propre appartement. Là où la femme parcourait enfin l’espace urbain, le playboy embrassait les habitus de l’individu domestiqué. La femme s’extériorisait, l’homme s’intériorisait de concert. Au même titre que son relatif combat féministe, Hefner a notamment contribué à diffuser à travers les reportages vidéo de sa chaîne câblée privée des images de soirées organisées par ses soins dans son propre penthouse et rassemblant diverses personnalités de l’époque autour de débats politiques et sociaux, de concerts, de danses ou d’apéritifs festifs. C’est précisément dans la diversité de ses invités que se situe ce qui était pour les années 1950 à 1970 un sujet de controverse et de censure répréhensible : à ces soirées se rendaient volontiers différentes personnalités afro-américaines de l’époque, aussi bien féminines que masculines (les groupes de musiques The Gateway Singers ou encore Lambert, Hendricks & Ross par exemple, étaient des groupes de musique dits “racialement mixtes”). Au-delà de ces soirées, c’est également dans le contenu même des articles publiés que le magazine défiait les codes d’une société américaine majoritairement blanche comme en témoigne par exemple l’interview de Miles Davis faite par Hugh Hefner et dans laquelle le compositeur et trompettiste afro-américain parlait plus de la question raciale aux États-Unis que de sa musique. Toutes les émissions de Playboy présentant des personnalités afro-américaines ont été interdites de diffusion dans les États du Sud des États-Unis, sans pourtant qu’elles n’aient présentées de nudité féminine.

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La question du genre dans la constitution d’un discours cohérent chez Playboy est inhérente à la construction de l’espace domestique intime, privé, sexuel même, du célibataire urbain sophistiqué présenté dans les pages du magazines. En effet, s’il ne fait aucun doute que le penthouse du play-boy est destiné à une personne seule de sexe masculin au regard des descriptions et illustrations le mettant en scène, ce qui reste contestable est la supposée évidente hétérosexualité du sujet y habitant. Le discours de Hugh Hefner à propos de l’individu occupant le penthouse urbain qui nous intéresse est pourtant très clair : il s’agit d’un homme célibataire, relativement jeune, urbain, cultivé, sophistiqué, sexuel (à la recherche constante d’un rapport de séduction), et surtout hétérosexuel (entouré d’un éventail impressionnant de femmes les plus charmantes et accessibles). Tout, dans le discours Playboy, tend à démontrer une parfaite maîtrise de sa sexualité dans le cadre d’une oppression et même d’une répression des moeurs dits déviants dans un contexte de chasse aux sorcières en tout genre (communistes, Noirs, homosexuels…) qu’était celui des

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années 1950 à 1970 aux États-Unis. L’homosexualité n’avait ainsi pas intérêt à être ne serait-ce que soupçonnée dans les pages d’un magazine exclusivement masculin déjà sur des charbons ardents en raison de ses contenus subversifs (démonstration d’une sexualité libérée, photographies de charme, articles politiques, chroniques humoristiques satiriques, débats). Toutefois, des éléments nous permettent de remettre en question ce rôle de l’homme suprêmement hétérosexuel chez Playboy. Tout d’abord, la constitution même d’un modèle masculin aussi radicalement sexuellement orienté dans un contexte de révolution sexuelle et d’émancipation des pratiques sexuelles me semble davantage être le résultat de pressions politiques liées au contexte de l’époque qu’une réelle volonté d’évincer tout propos homosexuel des pages d’un magazine par ailleurs largement ouvert au débat sur les droits civiques de populations oppressées (la communauté afro-américaine par exemple). L’apparente légèreté du magazine esquivait de manière remarquable tout parallèle entre un play-boy et un jeune homme homosexuel. Cependant, la présence d’articles tels que The Crooked Man (1955)39 imaginant un monde 39_ The Crooked Man : article écrit par BEAUMONT Charles dans le numéro Playboy du mois d’août 1953, édité et publié par Hugh Hefner.


dans lequel l’hétérosexualité serait une perversion et l’homosexualité un normal type (modèle ordinaire) permet de souligner l’engagement de Hugh Hefner à propos de “la question homosexuelle” également. Playboy restait ainsi toujours dans les bornes d’une contenu relativement acceptable bien que hautement controversé : son modèle masculin n’était ni noir, ni homosexuel dans sa définition théorique, pourtant le magazine défendait farouchement les droits civiques des populations afro-américaines et homosexuelles aux ÉtatsUnis40. La réelle remise en cause de la sexualité du play-boy intervient lorsque l’on s’intéresse au rapport de ce dernier avec son intérieur, à ses loisirs, ses divertissements. L’on s’aperçoit rapidement que le jeune homme célibataire passe le plus clair de son temps à s’occuper de son intérieur en cuisinant, décorant, gérant son espace, à la manière de la maîtresse de maison des pavillons de banlieue qu’il a quittée pour son penthouse urbain. Finalement, au-delà de toutes les considérations féministes suggérant l’assujettissement de la femme en temps que mère, épouse, et maîtresse de maison, le modèle masculin de Hefner ne serait-il pas une sorte d’hommage inavoué rendu au rôle des femmes domestiquées ? Dans une société où l’homme était fondentalement considéré comme supérieur à la femme (en tous points, comme le suggère le modèle patriarcal : physiquement d’abord, mais aussi en terme de répartition des salaires, de droit parental…), on peut admettre que glorifier l’espace domestique et toutes les activités qui lui sont liées (ménage, entretien, éducation des enfants, cuisine) et qui étaient - dans les faits et dans l’imaginaire des années 1960 - liées à la femme et sa condition domestiquée, était un incroyable bouleversement dans la considération des genres et de la domination masculine. Ainsi, l’homme domestiqué occupe-t-il ses journées à se cultiver, à choisir avec goût le mobilier de son penthouse, à cuisiner des entremets ou à préparer des cocktails. Ces divertissements, naguère réservées à l’épouse, régies par elle et considérées comme un devoir conjugal, ne sont pourtant pas des activités

40_ A ce sujet, Hugh Hefner a déclaré dans une interview pour le Time Magazine le 6 juin 2011 : “To begin with, I fought racism, then sexism, now I’m fighting ageism. One defines oneself in one’s own terms. If you let society and your peers define who you are, you’re the less for it.”

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solitaires ni imposées : le play-boy est en effet quasiment exclusivement entouré d’hommes partageant les mêmes centres d’intérêt que lui, dans le cas d’activités ne touchant pas au domaine sexuel ou de la séduction. Les play-boys forment un groupe de jeune hommes raffinés, dans une dynamique semblable à celle d’un groupe d’adolescents découvrant leur sexualité. Ces hommes sont une compagnie de choix pour le célibataire urbain car ils sont son reflet et son référent identitaire dans la ville. Dès lors, on ne peut s’empêcher de voir dans ce groupe compact et effervescent de jeunes hommes sophistiqués partageant le même amour des bons cocktails une certaine forme de communautarisme fraternel, sentimental même, dans leurs relations entre hommes. Il n’est pas incongru de déceler une forme d’homosexualité latente dans ces hommes passant leur temps ensemble, se divertissant ensemble autour d’une partie de chasse ou d’un concert, compartimentant savamment leur temps entre les femmes (qui ne sont en fait que de bref passage dans leur vie) et leurs compagnons masculins. L’homosexualité latente et inavouée des play-boys trouve également

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une résonance dans la répartition topographique et métaphorique des espaces du penthouse : en effet, certains lieux de l’espace domestique étaient sujets au même zonage genré que les connaissances de l’homme domestiqué. Ainsi, deux lieux en particulier étaient interdits à la femme, soit le bureau et la salle de bains (dans laquelle se trouvait également bidet et toilettes). Métaphoriquement, le bureau abriterait le cerveau de l’homme, ses réflexions, ses écrits, son travail. De la même manière, la salle de bains symboliserait l’anus masculin à travers la présence du bidet et des toilettes. Le bureau et la salle de bain, le cerveau et l’anus comme organes masculins supérieurs, marqueraient donc les limites du design corporel du play-boy. D’autres organes, tels que la main, les yeux ou le pénis, sont eux tout à disposition de la femme puisque ce sont précisément des organes de multiplication du plaisir masculin, également présents dans le processus masturbateur. Il est d’ailleurs intéressant de projeter ce processus masturbateur au format du magazine et aux dépliants de charme qui l’accompagnaient : lorsqu’un homme se saisit d’un magazine de femmes nues à des fins de plaisir individuel (masturbation), il met en mouvement les mêmes organes qui servent à la lecture de celui-ci : l’oeil (regarder une femme nue), la main (tourner une page du magazine qui dévoile une femme, saisir son pénis),


le pénis (jouir). Le cerveau et l’anus devraient, au contraire, rester à l’écart et même être protégés de toute menace de féminisation ou d’ ”homosexualisation”. Là où ces interdits sont contradictoires, c’est précisément dans l’accessibilité de ces pièces (organes) : la femme se voit être interdite de salle de bains et de bureau, tandis que les amis masculins du play-boys n’ont aucune restrictions spatiales. Métaphoriquement, aucun organe du play-boy n’est donc interdit à l’homme, cerveau et anus compris. L’homosexualité inavouée, latente, mais pourtant omniprésente dans la représentation tirée à quatre épingles du play-boy trouve ainsi ses fondements les plus topographiques dans son espace domestique. Ce zonage de l’espace domestique représente le plus ultime exemple d’architecture et de design domestique genré contemporain. Il n’est pas inintéressant, dans ce cadre, de se pencher sur les apports de Platon dans le Livre IV de La République41 concernant les métaphores corporelles. Platon y développe en effet un propos selon lequel l’âme humaine, tout comme les pièces de l’appartement-terrasse, serait compartimentée selon des parties ou des organes du corps humain. Il y associe également ces différentes partie de l’âme et du corps humain à trois classes sociales dans la Cité. On peut ainsi distinguer trois parties dans l’âme humaine : l’épithumia, le noûs et le thumos. L’épithumia est certainement la partie de l’âme qui nous concerne le plus dans le cadre de ce mémoire car elle correspond au bas-ventre. Cette partie de l’âme est exclusivement orientée vers les plaisirs charnels, les désirs sensibles et du corps. Ce mouvement de l’âme a pour finalité la satisfaction de la vie dans sa dimension presque animale. Elle est le siège des désirs sensibles, dont les plus manifestes sont la faim, la soif et la sexualité. Platon associe cette partie de l’âme aux travailleurs et aux artisans dont la fonction est de pourvoir aux besoins économiques de la Cité. La deuxième partie de l’âme humaine identifiée par Platon est le noûs, correspondant à la tête. C’est le principe rationnel et hégémonique de l’âme, le mouvement de cette dernière qui a pour finalité, du point de vue moral, la

41_ PLATON, La République, Livre IV, première publication en 380 av. J.-C.

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maîtrise de soi. En somme, c’est la partie rationnelle de l’âme qui pousse l’Homme à agir contrairement à ses appétits (l’épithumia). Elle représente l’opposition raison et désir. Toutefois, toujours selon Platon, si cette partie de l’âme est bien réglée elle dirige et régule les deux autres. Le noûs correspondrait à la classe des gouvernants (politiciens, intellectuels, philosophes) dont la fonction est de conduire la Cité par des lois. La troisième et dernière partie est le thumos, le coeur, qui est régit selon un principe colérique ou irascible. C’est le mouvement de l’âme qui, à priori, est plus proche de l’épithumia que du noûs, sans toutefois être tumultueux ni irascible. C’est l’éducation qui régule le thumos ; ainsi, le thumos allié au noûs produit de l’enthousiasme et de l’énergie. A contrario, le thumos couplé à l’épithumia produit de l’irritation. De cette manière, le thumos est lié à l’estime de soi (que l’on pourra appeler “dignité”) et à la valeur que l’on place en soi. Ce mouvement de l’âme serait représenté dans la Cité par les guerriers dont la fonction est de défendre l’ordre public.

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Ainsi, le mouvement de l’âme le plus présent chez le play-boy de Hugh Hefner serait l’épithumia, topographiquement le bas-ventre, au-delà même de toute métaphore. A cela nous pourrions émettre la réserve que contrairement aux travailleurs et artisans de la Cité et par extension au père de famille nucléaire américain des années 1950, le célibataire urbain vanté dans Playboy ne pourvoit à aucun besoin économique de la société. Il ne pourvoit qu’à ses seuls désirs sensibles, en particuliers ceux attrayant aux femmes.

Après avoir mesurer l’influence de “l’idéologie Playboy” dans la société américaine des années 1950 à 1970 ainsi qu’en terme d’architecture et de design, nous allons nous intéresser aux héritages contemporains du magazine dans nos sociétés occidentales contemporaines. Nous reviendrons sur le processus de capitalisation et de diffusion du sexe et des ses images notamment à travers les réseaux sociaux ainsi que nos prothèses numériques. Nous nous pencherons particulièrement sur l’exemple des sex-shops en tant que pornotopie urbaine contemporaine, héritage direct de la capitalisation du sexe engendrée en partie


par les “espaces-produits dérivés” de Playboy. Enfin nous développerons la question de l’érotisme en ville dans une amorce de manifeste dans le but d’érotiser nos espaces publics afin d’en finir avec la stricte division genrée de nos rues en Occident.

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HERITAGES CONTEM PORAINS_ PORNO TOPIES URBAINES



Capitalisation et diffusion du sexe

Dès lors que le sujet du sexe et de l’image est évoqué dans un contexte de production d’un imaginaire destiné à la diffusion au plus grand nombre, on ne peut omettre d’évoquer son aspect capitaliste. Le magazine Playboy ayant été crée dans une période de relance économique d’après-guerre dans un pays dans lequel un des idéaux les plus ancré est la réussite et l’enrichissement personnel, il est évident qu’il véhicule dans ses pages un message consumériste42 (en témoignent d’ailleurs les pages de promotion de gadgets d’intérieur dédiés au play-boy). Au-delà du magazine, c’est tout l’empire Playboy qui tend vers une capitalisation du sexe assumée, les revenus dégagés par ce dernier étant multiples et dépassant la simple vente de la revue dès les années 1970 : vente de vidéos et films érotiques, clubs privés à l’effigie du lapin Playboy dispersés au quatre coins du pays, fêtes données au Manoir, produits-dérivés divers… La capitalisation du sexe n’est toutefois pas un phénomène inhérent à Playboy particulièrement. Depuis la déconstruction des tabous liés aux pratiques sexuelles, une économie du sexe s’est développée autour de l’imaginaire lié au sexe et notamment aux prothèses physiques et chimiques permettant, dans l’imaginaire collectif, d’améliorer sa condition physique ou sa capacité de

42_ Au-delà du but d’enrichissement personnel recherché par Hugh Hefner, il est évident, dans le contexte politique évoqué plus haut dans ce mémoire, qu’un tel magazine ne pouvait prôner des idéaux économiques autres que capitalistes, du moins surtout pas de l’ordre d’un communisme ne serait-ce que sous-jacent.

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(procurer de la) jouissance (godemichés, pilules contraceptives, préservatifs “améliorés” à savoir nervurés ou aromatisés, lubrifiants et gels de massages, divers gadgets servant à la pénétration ou à la dilatation, Viagra et autres stimulants sexuels, etc…). La construction mentale de telle ou telle pratique sexuelle se fait aussi - et surtout - par le biais de diffusion de l’image à travers des procédés numériques de plus en plus développés. L’on passe progressivement de la vidéo sur cassette VHS visionnable sur magnétoscope au DVD, puis au téléchargement depuis Internet, au streaming en direct...et plus récemment à l’expérience du visionnage d’un film pornographique en réalité augmentée grâce à une combinaison intégrale dotée de capteurs et reliées à des lunettes immersives. La vente de l’image du sexe, plus encore que celle de l’objet du sexe, est la donnée la plus capitalisable de l’érotisme contemporain. Dans son ouvrage Éros et Civilisation, contribution à Freud, Herbert Marcuse parle de catégories psychologiques devenant des catégories politiques à mesure que notre psyché privée devient le réceptacle de sentiments et de tendances

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sociales. Il évoque également, et c’est ce qui nous intéresse ici, la “sublimation non-répressive” entourant notre rapport au sexe. Cette sublimation rentrerait dans un processus plus ou moins inverse à celui de la sur-médiatisation du sexe contemporain puisqu’elle suppose que les pulsions sexuelles dépassent leur objet immédiat et érotisent les relations non-érotiques entre les individus mais également entre les individus et leur milieu (sans toutefois perdre leur énergie érotique). Ce serait plutôt, réciproquement, la “désublimation répressive” qui correspondrait à notre problématique de diffusion de masse et la publication de contenus sexuels car elle induit une libération sexuelle dans des modes et des sous formes qui affaiblissent et diminuent l’énergie érotique des pulsions. La sexualité s’étendrait donc à des domaines autrefois tabous (le travail, la sphère publique…). On retrouve ici un des principe de la pensée de Marcuse qui est le principe de réalité43. En effet, les domaines évoqués juste avant ne seraient pas recréés à l’image du principe de plaisir mais selon ce principe de réalité qui “étend[rait] son pouvoir sur Éros”. Une des manifestations de cette désublimation serait, selon Marcuse et comme nous avons pu le constater, 43_ Dans la psychologie freudienne, dont Marcuse à la fois s’inspire et critique, le principe de réalité est notre capacité à ajourner notre satisfaction pulsionnelle.


l’introduction de termes propres à la sexualité dans des domaines ne présentant à priori pas de contenu sexuel (le terme de “sexy” appliqué aux affaires, à la politique, à la publicité ou encore à la propagande par exemple). A ce sujet, Herbert Marcuse affirmera : “Dans la mesure où la sexualité obtient une valeur marchande définie, ou dans la mesure où elle devient le signe du prestige et du fait que l’on joue suivant les règles du jeu, elle se transforme en instrument de cohésion sociale. En insistant sur cette tendance bien connue, on peut mettre en évidence la profondeur du gouffre qui sépare les possibilités de libération, de l’état de choses actuel.”44 L’avènement des nouvelles technologies de l’information et de la communication dans le domaine du sexe et de sa représentation a également permis de déprofessionnaliser les métiers liés à cette économie. Le marché du sexe, jusque dans les années 1990, était globalement réservé à des acteurs ou actrices professionnels, ou en tous cas il n’incluait pas directement le client dans l’acte sexuel autrement qu’à travers la diffusion de l’image de l’acte en lui-même. La démocratisation des moyens d’émission (webcams, appareils photos numériques, smartphones…) et de diffusion (Internet, téléchargements, clefs USB, disques durs…) de l’image au niveau domestique a permis de rendre l’individu lambda situé dans son propre intérieur acteur d’une sexualité communautaire. N’importe qui, à présent, peut se filmer et diffuser ses ébats sur les réseaux sociaux, ou même se filmer en direct et diffuser l’image instantanément. Il ne tient donc désormais qu’au particulier de monnayer ou non l’image qu’il émet, et cette capitalisation du sexe n’est plus l’apanage des professionnels du sexe. Comme l’avait fait Hugh Hefner avec son magazine, tout l’enjeu du “sexe contemporain” est sa domestication et la diffusion d’images provenant de l’intimité de ses acteurs. Les décors de studios de production de films pornographiques laissent place à l’intérieur d’un anonyme 44_ Dans la préface de : MARCUSE Herbert, Éros et Civilisation, contribution à Freud, Les éditions de minuit, Paris, 1955.

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exhibitionnistes. Notre pratique du sexe devient exhibitionniste et voyeuriste, alternant tour à tour la prise de photographies intimes et la réception de contenus érotiques sur nos appareils domestiques. L’espace domestique devient le théâtre d’un érotisme égoïste (en quête d’approbation de l’autre à coup de “like” et de “re-tweet”) et ambigu. Paradoxalement, et c’est ce que nous verrons avec les pornotopies contemporaines, il devient de plus en plus difficile de créer une réelle intimité en terme de sexualité. La large diffusion de contenus érotiques et pornographiques tend à démystifier la pratique du sexe en elle-même mais lui induit aussi une notion de performance. Le fait de parler ou de voir45 des contenus sexuels quotidiennement tend à les banaliser, alors même qu’ils restent l’objet d’une grande fascination dans nos sociétés occidentales. A la manière d’un gigantesque panoptique46, notre intérieur se déploie sous le regard de millions d’anonymes et se fait parallèlement tour d’observation d’un monde ultra-connecté qui se dévoile aux écrans de tous.

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D’autre part, on observe que la sur-médiatisation actuelle du privé et des pratiques sexuelles est à l’origine de nouvelles économies alternatives et

45_ On dissociera le fait de “voir du sexe” à celui de “regarder du sexe”, la première évoquant l’ensemble des contenus sexuels disponibles à la vue dans notre environnement quotidien et que nous subissons par le simple fait de déambuler (comme celui des publicités ou des fils d’actualité d’un réseau social par exemple), la seconde ciblant plutôt l’action de recherche d’un contenu érotique. 46_ Le panoptique de Jeremy Bentham est largement considéré comme une figure architecturale emblématique des mécanismes de pouvoir disciplinaire. Originellement, il s’agit d’une prison circulaire possédant une tour en son centre. Cette tour, largement ajourée, permet une surveillance constante des prisonniers dont les cellules sont réparties autour de la couronne et donnent sur le centre du cercle. La force du panoptique réside dans l’inspection permanente des prisonniers qui n’est que soupçonnée par eux sans être tout à fait explicite, puisque l’individu dans la tour voit l’intérieur de toutes les cellules mais l’individu dans sa cellule ne voit ni n’aperçoit qui est dans le surveille depuis la tour, ni si même on le surveille effectivement. La puissance disciplinaire du dispositif de Bentham réside ainsi dans l’incertitude d’une surveillance constante plutôt que son caractère réel. Le panoptique nécessite donc moins de personnel qu’une prison classique, et surtout c’est un système qui s’applique aussi bien aux systèmes carcéraux qu’à portée éducative (lycées, collèges) ou médicale (hôpitaux psychiatriques) comme le décrit Michel Foucault dans son ouvrage Surveiller et punir. Le panoptique est une notion essentielle à la compréhension de ce mémoire dans la mesure où elle nous sert de fil rouge entre le Manoir pornotopique de Hefner, les nouvelles technologies et autres prothèses numériques et l’exemple, par exemple, de la télé-réalité. Ce principe s’étend à tous les dispositifs de surveillance incertains mais omniprésents dans nos sociétés, à la manière du Big Brother dans le roman 1984 de George Orwell. On retrouve ainsi des métaphores du panoptique dans beaucoup de nos pratiques contemporaines, sans qu’il ne soit plus question de prison ni d’enfermement.


engendre des dérives l’échange des données personnelles. En effet, on assiste à l’émergence de pratiques comme le revenge porn qui est l’utilisation de l’image sexuelle comme moyen d’opression, ce qui à priori se présente comme un mécanisme inverse à celui du magazine Playboy qui utilisait plutôt le sexe comme élément libérateur, comme source de capital certes, mais surtout comme vecteur de rêve. Un autre exemple de panoptique contemporain représentatif, dans un certain sens, des dérives de la sur-médiatisation du privé grâce aux prothèses numériques est la télé-réalité. Nous parlerons ici brièvement du cas des émissions de téléréalité mettant en scène des protagonistes dans des situations du quotidien, du banal, dans un environnement familier clos (Love Story ou Secret Story par exemple). Il est intéressant de noter que ces émissions se déroulent en environnement clos (une maison), filmant les participants 24 heures sur 24 et capturant des gestes du quotidien (les repas, la toilette…). L’architecture même de ces plateaux de télévision grandeur nature se rapproche de celle d’un labyrinthe : la maison possède des pièces secrètes, des recoins cachés, des doubles peaux, des parois amovibles… Les candidats y sont enfermés durant une longue période de temps (plusieurs mois) et n’ont des contacts avec l’extérieur que rares et contrôlés par la production de l’émission. Dans ces émissions, le divertissement ne vient évidemment pas des scènes de la vie quotidienne ni même des gains récoltés par les candidats à l’issue de telle ou telle “mission” proposée par la production. Le réel intérêt pour ce type de télé-réalité est bien dans la friction entre les candidats, soumis à des conditions de vie difficiles mais volontaires (isolement, enfermement). Nous sommes ici en présence d’un exemple typique de panoptique contemporain, alliant à la fois enfermement (même s’il est ici accepté et même voulu par les candidats), surveillance (on les filme en permanence à des fins de divertissement) et contrôle (on leur impose des règles de vie). Mais plus encore, il est aussi question ici de sexualité, puisque c’est exactement ce qui est attendu des candidats. Le spectacle vient des flirts, déchirements, ruptures, fusions des participants entre eux. Ce sont les instincts les plus basiques de l’Homme qui sont mis en avant sur la scène médiatique (manger, boire, avoir des relations sexuelles) et qui structurent l’espace. Ainsi,

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des pièces sont spécialement conçues, par avance, pour accueillir les candidats souhaitant un “moment d’intimité” qui sera par ailleurs filmé. Le public (les téléspectateurs) est quant à lui invité à voter pour le ou les candidats qui pourront rester ou devront partir, et décide ainsi indirectement des relations entre les candidats (il peut décider de séparer volontairement un couple ou, à contrario, de le sauver) et par extension de la sexualité au sein de la maison (on notera que le pouvoir de décision du public peut sembler illusoire quand on sait que la production de l’émission garde un contrôle quasi absolu sur ces ficelles). L’architecture de ce type d’émissions de télé-réalité met donc en évidence un type de panoptique mettant en lien univers carcéral et sexuel, le tout augmenté de prothèses numériques et technologiques diverses (micros, caméras…) afin de pouvoir surveiller et diffuser les images en dehors de ce plateau de télévision particulier. C’est également un excellent exemple de pornotopie localisée et de restriction, alliant sexualité, architecture et design dans un contexte topographique de surveillance constante.

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Pourtant, il serait erroné de penser que la télé-réalité n’est que l’apanage de la culture télévisuelle des dix à vingt dernières années. En effet, la tout première télé-réalité de l’Histoire a vu le jour dans le Manoir Playboy de Hugh Hefner dans lequel il filmait ses fêtes et ses invités dans des situations à la fois banales (débats, rapprochements, flirts, ébats) et inédites sur les écrans de l’époque. Ces émissions étaient diffusées sur sa chaîne de télévision privée, à laquelle on pouvait souscrire en payant un abonnement. La télé-réalité est donc par extension un héritage du magazine Playboy de 1953, un véritable produitdérivé Playboy contemporain.

La contribution de Playboy en terme de normalisation de l’exposition et de la diffusion des activités (hétéro)sexuelles et de séduction est largement prouvée. Au-delà de l’aspect omniscient de l’empire Playboy, tributaire des technologies à l’origine même de cette omniscience, c’est dans la spatialisation du sexe en environnement urbain que se trouvent les enjeux qui nous intéressent particulièrement.


Le sex-shop : manifestation spatiale d’une pornotopie urbaine contemporaine

Un exemple manifeste d’une pornotopie contemporaine largement implantée dans le paysage urbain depuis les années 1970 est le sex-shop. Au début craint par les prostituées le soupçonnant de leur ravir leur clientèle, le sex-shop propose davantage des prothèses physiques ou chimiques et du divertissement qu’une réelle alternative concurrentielle à un partenaire de chair et d’os. En somme, le sex-shop est plus complémentaire que partenaire de la sexualité du plus grand nombre. Initialement implanté dans les quartiers de prostitution et aux abords des gare, l’ambiguïté de ce commerce du sexe réside autant dans la représentation rêvée (ce lieu fantasmé, quelque part derrière les yeux dont parle Marcus) que l’on s’en fait que dans la mise en scène spatiale qu’il déploie au sein de l’espace urbain. La façade de cette boutique est faite pour aguicher, recherche l’extrême visibilité, se fait théâtre d’une surenchère publicitaire tout en couleurs et en néons. Le sex-shop est un lieu essentiellement constitué de dualismes : l’exposé et le dissimulé, l’ouvert et le fermé, le chaud et le froid, la clarté et la pénombre, l’interdit et le permis… La notion de transgression est d’ailleurs sans doute la rotule décisionnaire du franchissement du seuil d’une sex-shop. Cela dit, le caractère sulfureux du sexe véhiculé par le flot de publicités érotiques affichées en vitrine n’est aussi que façade. L’on a en réalité affaire à un rapport au sexe relativement banalisé, lui-même emprunt de certains dualismes : il semble outrancier et normé, transgressif et conventionnel. L’ambiguïté spatiale du sex-shop se fait avant-tout depuis la rue : à présent bien intégré dans le paysage urbain, il s’aligne aux côtés de petits locaux de restaurations rapides et autres döner kebabs, de laveries automatiques, de boutiques de coiffeurs. Même si sa vue suscite toujours chez le passant une réaction (un détournement délibéré de regard, un empressement ou au contraire un ralentissement dans le pas), il n’est plus un événement en soi. L’on se surprend toutefois parfois à observer qui y rentre ou en sort, quels achats ont été effectués, et l’on se demande ce que telle ou telle personne est venue y chercher, ce qu’elle a bien pu y faire, finalement ? L’attirance-répulsion exercée

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par ce commerce insolite est un mélange de réserve et d’invite, un appel au sexe (imaginé) scandaleux et finalement quotidien. Le seuil du sex-shop marque cette limite de l’ignorant à l’initié. L’ignorant, possédant une image mentale puissante de ce lieu controversé, pourrait crier à la supercherie une fois initié, dès lors que le seuil est franchi. L’architecture de la boutique est souvent d’une banalité déroutante, les objets et substances procurateurs de plaisir étant rangés dans des rayons à la manière de n’importe quel autre commerce. Là encore, il faut voir les dualismes présentés à soi pour prendre conscience du caractère ambigu du lieu. La première partie de la boutique est une épicerie du sexe : on peut y acheter des produits comestibles (bonbons, gels et bougies de massages au chocolat…), on se munit d’un panier dans lequel on range les article que l’on a choisi, on demande conseil aux vendeurs ou vendeuses présents. On goûte, on essaie, on met en marche, on ouvre, on soupèse et on touche. Comme tout magasin faisant la promotion du corps et des soins qui lui sont liés (magasin de cosmétique, parfumerie, salon de soins esthétiques), ce dernier est sublimé,

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exalté, dédramatisé, décomplexé. La lingerie vendue n’est plus seulement sensuelle, elle est excitante (avec de larges échancrures), fonctionnelle (les culottes sont fendues), schizophrène (déguisements de Mère Noël, d’écolière, d’infirmière, de lapine…).47 L’arrière-boutique, où se situent les salles de projections privées de films érotiques ou encore les cabines de massage, relève encore d’un autre genre de subversion puisqu’il n’est pas ici question d’afficher le produit à la vue de tous, soumis au jugement du client sous des néons blancs crus (évocateurs d’un hygiénisme souvent feint), mais on préférera au contraire le dissimuler ou le suggérer. Une lourde tenture ou une porte de cabine fermée sont des dispositifs illusoires, moins mis en place pour préserver une intimité dérisoire dans une cellule individuelle claustrophobique que pour nourrir la tension séparant l’ignorant (ou le novice) de l’initié, le lieu fantasmé “à l’intérieur du crâne”48

47_ Nous pourrions développer ici la notion schizophrénique et organique qu’est celle de se “glisser dans la peau d’un(e) autre” au moyen d’artifices et de déguisements dès lors que l’on parle des relations sexuelles. 48_ Référence à la définition de la pornotopie selon MARCUS Steven, op. cit.


de la réelle cabine de projection privée, l’individu habillé de l’individu nu, du stoïcisme feint à la jouissance.

Érotiser la ville : état des lieux

Sexualité et urbanisme se côtoient en réalité dans l’imaginaire collectif depuis plusieurs siècles. Déjà en 1769, Restif de la Bretonne (1734-1806) propose de réformer la prostitution49 et décrit un modèle de maison close accueillant des prostituées en-dehors de Paris afin de préserver la ville des mauvaises moeurs et des maladies (la syphilis en particulier). Restif de la Bretonne dote l’établissement de quarante-cinq articles régissant la vie, les engagements, la santé et les relations sociales et sexuelles des prostituées. Ce nouveau modèle de maison close dépend de l’État qui est garant de leur sécurité et de leur salubrité. L’enfermement devient une alternative au contrôle du sexe dans la ville et à ses abords et il côtoie la notion de plaisir. Finalement, Le Pornographe ou La Prostitution réformée est un manifeste en faveur d’une sorte de panoptique domestique et sexuel, accueillant en son sein les fonctions d’habitat, de prison et de bordel. Architecture carcérale et sexuelle sont ainsi étroitement liées. Dans nos sociétés contemporaines et dans les programmes politiques des États occidentaux, le débat concernant l’interdiction de la prostitution (ou, le cas échéant, des alternatives de répression-sanction relatives à cette pratiques) demeure vif. S’il est évident que le point central de la discussion porte sur l’avilissement de la femme dans des sociétés condamnant l’esclavage humain, il serait naïf de croire qu’il constitue la seule réserve à la liberté de pratiquer une telle activité. Comme évoqué plus haut, la capitalisation du sexe et des activités qui lui sont liées est aujourd’hui une question inhérente à toutes ses pratiques. La difficulté de contrôler le capital généré par le commerce du corps et de ses 49_ DE LA BRETONNE Restif, Le Pornographe ou La Prostitution réformée, Paris, Mille Et Une Nuits, La Petite Collection, 2003 (première publication en 1769).

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plaisirs semble, en soi, être une raison de vouloir le légiférer, de fixer des bornes et des interdictions plus aptes à la surveillance que la pratique en elle-même. S’il est devenu courant de faire du profit sur la représentation, la mise en scène ou encore l’accessoirisation des plaisirs charnels (sex-shops, clubs de striptease, shows burlesques…), la monétisation de l’acte sexuel en lui-même reste un commerce trop flou et alternatif, comme nimbé d’une nébulosité poisseuse dans l’imaginaire urbain. Encore une fois, cela ne peut constituer le fond d’une réserve présente depuis plusieurs siècles. La vraie question entourant la prostitution (et plus généralement une sexualité libérée et décomplexée) est en fait issue d’une interrogation plus large encore : que faire du sexe en ville ? Véritable patate chaude des urbanistes et des politiques, l’érotisme dans la ville reste une épineuse question liée à nos propres pratiques mais aussi à notre genre. Notre refus de prendre en compte ce désir humain, au même titre que d’autres qui se font base de tout urbanisme

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primaire (l’on pourra également parler de besoins, comme celui de manger, de boire, de dormir ou de se déplacer qui font de l’Homme un être vivant en mouvement) est un fait délibéré et systématique. Évidemment, il existe ce que nous appellerons des “poches pornotopiques” ou encore des “failles pornotopiques” dans nos villes actuelles. Il s’agit là de tous les commerces liés au sexe et à ses pratiques, tous ces lieux évoqués plus hauts (sex-shops, clubs de strip-tease, clubs échangistes, saunas et bains gays...50) qui mettent en scène le sexe dans un environnement contrôler, localisé, et soumis aux règles du capitalisme. On architecture les plaisirs en lieux clos pour gommer les désirs sensibles de l’espace de la rue. Ce déni d’un besoin et d’un désir sensible aussi primaires que sont ceux de se reproduire ou de (se) donner du plaisir, sexuellement parlant, est l’une des plus grosses hypocrisies contemporaines. Le sexe urbain n’a jamais été à la fois autant médiatisé et réprimé dans un 50_ On pourrait rajouter à cette liste non-exhaustive les salons de massages intimes, encore qu’à mon avis ils appartiennent à une surcouche supplémentaire de la pornotopie. Le caractère sexuel non-assumé dans leur publicité les rend moins explicite, encore davantage éloignés de la rue et de ses flux, cachés de l’imaginaire primaire (l’on associera volontiers le terme “salon de massage” à un lieu de sexualité car on nous aura au préalable gratifié d’un sourire ou d’un coup d’oeil entendu, non pas parce qu’il sera marqué “services sexuels tarifés” sur la façade de néons). Ils sont, par leur excessive retenue, des pornotopies hypocrites.


espace aussi érotisé que sont les ville occidentales. Elle est dangereuse cette énorme hypocrisie qui consiste à repousser dans les marges, à éloigner des centre-villes embourgeoisés (à les “épargner” même) le sexe et ses attraits, de ses lieux alternatifs à ses manifestation les plus crues et finalement sincères (la prostitution). La ville érotique est aujourd’hui inexistante. Le rapprochement des corps dans les espaces publics, les rues, sont pourtant inévitables. Sans parler de sexualité, il existe tout au moins une sensualité exacerbée dans la foule qui grouille, frôle, se frotte. Les proximités amènent des densités, des flux, des concentrations ou des dilatations. Elles sont à l’origine même des villes, agglomérations d’individus vivants et palpitants. Selon un article rédigé par Claire Nelson pour le magazine Model D, intitulé More sexiness in the city : You know you want it, le sexe est bon pour le commerce et la culture car ce sont des phénomènes qui proviennent de la collision et de la friction des personnes entre elles. Plus simplement même, le sexe serait l’essence de la ville puisque c’est un endroit où des milliers voire des millions d’humains se côtoient, se rencontrent, flirtent. C’est de la biologie élémentaire : “Sex is good for commerce, it’s good for culture. The highest achievements of humanity -- the stuff that propels our civilization forward -- come from human friction and collision. Our best music and architecture, our greatest inventions and masterpieces -- these aren’t born in a vacuum, like some immaculate conception. They come from people and places. They emerge in environments where exchange happens freely.” Il est important à ce stade de souligner la différence entre pulsion et libido afin de lever toute ambiguïté concernant ces termes. Dans son intervention durant la conférence Les Enfants face aux Écrans, le philosophe Bernard Stiegler revient sur les écrit de Freud à ce sujet51. Stiegler les distingue ainsi : la pulsion est consumériste. Elle veut tout, tout de suite, tout le temps et est insatiable par définition. La libido, elle, est une dépulsionnalisation de la pulsion. Elle désexualise les relations et investit de si désir un objet. Il s’agit

51_ Ce n’est qu’en 1923 que Sigmund Freud précise et différencie les termes de pulsion et libido, qui étaient jusque là ambigus et très proches par définition, dans Le Moi et le Ça publié pour la première fois le 24 avril 1923.

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de différer la satisfaction de sa pulsion. La transformation de la pulsion en investissement de désir est donc la libido, qui apprend par ailleurs à ne pas satisfaire les pulsions mais à les transformer en capacités de transformation du monde. Dans notre travail, il est question de désirs sensibles, donc de libido. La ville érotique sur laquelle nous réfléchissons est réellement libidinale, dans le sens où c’est une ville possédant une “énergie psychique vitale ayant sa source dans la sexualité au sens large, c’est-à-dire incluant génitalité et amour en général (de soi, des autres, des objets, des idées)”52. L’espace urbain devient le lieu d’investissement des désirs des citadins, désir durable et voué à être satisfait (notamment à travers les pornotopies) puisqu’il est libéré de toute pulsion. Ce sujet, on l’a vu avec les écrits de Restif de la Bretonne, n’est pas inédit dans nos sociétés contemporaines mais est plutôt inhérent au fait que nous restons aujourd’hui incapables de gérer le sexe et les activités qui lui sont liées dans nos villes. Une nécessité de trouver des lieux, des emplacements physiques

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et clairement identifiables semble rassurante ; il devient en effet apaisant de situer et de capitaliser au maximum le sexe urbain afin de donner l’illusion d’en localiser les acteurs et leurs moeurs. Pourtant, nous réfutons le postulat qu’une telle stratégie soit source contrôle, encore moins de plaisir. Nous avons pu constater que quasiment toutes les tentatives d’interdiction ou de restriction de certaines pratiques ancestrales (comme la prostitution) se sont soldées en échec, et que, d’autre part, cela n’a pas tari les débats à ce sujet en discussion depuis plusieurs siècles53. Interdire le sexe urbain est évidemment la moins pertinente des propositions relatives à ce débat. A ce sujet, Restif de la Bretonne 52_ Définition donnée par le Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales. http://www. cnrtl.fr/definition/libidinale 53_ Concernant l’interdiction et la réglementation de la prostitution en Europe, il s’agit là d’une opinion personnelle partant de ce simple constat : l’ouverture de maisons closes, notamment en Belgique et en Allemagne, a certes conduit à des abus allant de la séquestration des prostituées à la traite d’êtres humains par des proxénètes. Pourtant, je crois au fait qu’une maison close, si elle est fréquentée par des prostituées travaillant indépendamment de tout réseau de proxénétisme ou proxénète et de leur plein gré, peut être garante de salubrité et de sécurité à la fois pour les travailleuses du sexe et pour les clients (ce qui prime ici étant bien sûr les conditions de travail des prostituées). Dans ce cas là, une réglementation relatives à la restauration de maisons closes encadrées et auto-gérées semble être plus adaptée qu’une interdiction pure et simple de la prostitution, qui deviendra alors une activité clandestine.


affirme dans son Pornographe ou La Prostitution réformée : “Le pouvoir des lois ne va qu’à régler les passions, et non à les détruire.” Finalement faut-il cloisonner spatialement la sexualité urbaine (l’aménager) pour mieux la contrôler, comme le proposait déjà Restif de la Bretonne en 1769 ? C’est une réponse possible, et nous allons maintenant nous employer à proposer des alternatives et des dispositifs architecturaux afin de créer une véritable ville érotique, une Porno-Polis.

Érotiser la ville : propositions | actions

La rue est masculine ; c’est un postulat que nous avons pu étudier plus avant dans ce mémoire en évoquant notamment la pratique de l’espace urbain par le père de famille américain des années 1960. Ce postulat s’applique également et plus généralement aux villes européennes contemporaine. Historiquement, l’urbanisme des pays d’Europe occidentale a toujours été genré et la femme n’y trouve pas sa place. L’essor des tours de bureaux dans les centres-ville ont déplacé les quartiers d’habitation en banlieue ; et les femmes y restant en journée ou sans profession avec eux. Le modèle patriarcal rendant l’homme responsable de la production du capital du ménage et la femme garante de l’éducation des enfants de la famille nucléaire ainsi que de l’intérieur de l’habitat domestique, les fonctions séparant les activités du couple ont aussi scindé les espaces occupés par les deux sexes. Aujourd’hui encore, la rue appartient à l’homme qui s’y promène et y flâne sans crainte, tandis que la femme presse le pas ou se tient sur ses gardes. Le langage corporel féminin - discret, dans une volonté d’invisibilité presque, pressant le pas sans toutefois montrer sa crainte, passant, évitant l’arrêt qui pourrait inviter l’homme à l’aborder - en ville diffère beaucoup de celui de l’homme - assuré, le pas relativement lent, statique même parfois, regardant défiler les corps -, et cela ne constitue pourtant pas un jugement mais une simple observation de

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l’occupation de la rue par tel ou tel genre. Si l’on part du postulat selon lequel l’acte sexuel est sûrement l’une des relations dans laquelle l’homme et la femme sont le plus proches d’une parfaite égalité (dans le sens de complémentarité), il devient pertinent d’imaginer la rue comme zone d’érotisation de l’espace public afin d’atteindre cette égalité tant espérée dans nos villes contemporaines. Le sexe n’ayant quasiment jamais été problématisé dans la construction et la panification de ces dernières bien qu’il soit l’un des désirs, sinon des besoins, de l’Homme, il devient nécessaire de répondre à la question de la performance des villes en termes d’érotisme. Il s’agirait de trouver une manière alternative de composer nos villes en ménageant des poches et des failles pornotopiques qui permettraient aux citadins de considérer le sexe comme une activité naturelle dans le paysage urbain. Il n’est pas ici question d’ébats publics ou outranciers, mais plutôt de donner une vraie place, à l’imaginaire, fantasmes et au désir.

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Nous l’avons vu, il est délicat et difficile de topographier les pornotopies urbaines sans tomber dans une limitation de leur action et de leurs effets. L’autre danger est, en les bornant à telle(s) ou telle(s) localisation(s) ou en les banalisant à outrance, de les démystifier, de tuer le mystère les entourant et par ce fait l’excitation en résultant. C’est pourquoi nous parlons plus ici de “poches” et de “failles” pornotopiques plutôt que de bâtiments, de quartiers ou de rues en tant que telles. Pour les différencier, on peut dire que les poches seraient plus facilement identifiables que les failles car elle seraient en lien direct avec l’espace des rues que nous connaissons, parfois même en friction ou en fusion avec elles. Elle ont une visibilité que les failles n’ont pas, une présence certaine et tangible qui nous permettraient de les identifier instantannément. Les failles pornotopiques sont quant à elles plus soupçonnées que réellement perçues ; elles constituent en réalité la partie la plus emprunte de mystère dans le dispositif pornotopique. Leur accès pourrait n’être que l’apanage de quelques initiés qui seraient au centre de leurs dynamiques. Nous pouvons également imaginer que ces deux types de pornotopie soient définies par des temporalités différentes : des jours ou des mois lorsqu’il s’agit des poches (love hotels, maisons closes, résidences libertines) ou des minutes ou des


heures quand nous évoquons les failles (ruelles, doubles peaux de certains espaces publics comme le métro ou les centres commerciaux par exemple…). Nous pourrions imaginer ces dispositifs pornotopiques urbains comme un immense entrelacs d’espaces décomplexés ou la vue, la pratique ou même la proximité ressentie du sexe ne serait pas taboue. On parlera ainsi d’avantage de friction ou de fusion plutôt que de rencontres, d’espaces chauds ou froids que de bordels ou de clubs. Les codes binaires appliqués à “l’architecture Playboy” sont bien applicables ici aussi. En reprenant la définition de la pornotopie de Steven Marcus54, et en la croisant avec celle de Beatriz Preciado qui lui confère un lieu bien réel ainsi qu’un certain nombre de dispositifs technologiques, nous pouvons réussir à définir notre propre idée de la pornotopie. Ces poches et ces failles pornotopiques, entrelacées autour des lieux d’urbanité que nous connaissons dans nos villes, pourraient être une couche supplémentaire de la ville, des fantasmes situés quelque part derrière les doubles peaux et les espaces résiduels urbains. Véritable labyrinthe à grande échelle, ce système de poches et de failles pourraient constituer une tentative de construire des lieux fantasmagoriques au coeur même d’un système urbain décomplexé. Ce dernier pourrait d’ailleurs servir de décor architectural à cette tentative, un peu à la manière du Manoir de Hugh Hefner lors de ses tournages et autres shootings photographiques.

54_ A savoir : “Un espace plastique, un fantasme à la fois familier et inavouable, qui se situe quelque part derrière les yeux, à l’intérieur du crâne, mais qui ne peut être localisé dans l’espace physique.” op.cit.

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CON CLU SION



A travers ce travail de mémoire, nous avons tenté de mettre à jour les apports du magazine Playboy en termes de design et d’architecture genrée ainsi que leurs conséquences sur les pratiques dans la cellule domestique urbaine des années 1950 à 1970 aux États-Unis. En proposant un nouveau modèle d’homme célibataire domestiqué, sophistiqué et sexuellement libéré de tout engagement, Hugh Hefner a fait coïncider dans les pages d’un même magazine libération sexuelle, révolution technologique dans l’habitat équipé et répartition genrée des espaces. Le Manoir Playboy est, nous l’avons vu, l’exemple ultime de ces incarnations et reste sans doute la plus célèbre et médiatisée des pornotopies urbaines. La diffusion d’images au contenu plus ou moins érotique reste l’essence du projet médiatique de Hefner, basé sur un empire d’équipements technologiques disséminés dans chacune des pornotopies Playboy, devenues progressivement autant de panoptiques contemporains ultra-médiatisés. Nous nous sommes ensuite penchés sur les héritages contemporains d’un tel empire médiatico-érotique sur nos pratiques de l’habitat domestique et du sexe urbain. En étudiant des tentatives de localisation de certaines de ces pronotopies (les maisons closes par exemple) notamment à travers le Pornographe ou la Prostitution réformée de Restif de la Bretonne, nous avons constaté que la question de la sexualité en urbanisme n’est pas uniquement inhérente à nos sociétés ou villes contemporaines mais résulte bien d’une réflexion faite sur un très long terme. Toutefois, malgré les pistes de réfléxion que nous avons développé en évoquant des possibilités de poches ou de failles pornotopiques afin d’amener un certain érotisme à l’espace urbain, une question demeure : est-ce réellement une bonne démarche ou est-ce plutôt une tentative maladroite que celle de constuire des lieux de fantasmes pour les fixer et ainsi tenter de les contrôler ?

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Finalement, au terme de cette réflexion, nous pouvons encore nous questionner sur la pertinence de la représentation spatiale de tel ou tel désir sensible dans nos villes contemporaines.

Découvrir l’ouvrage de Beatriz Preciado et ainsi entamer le travail de Mémoire en le prenant comme corpus m’a permis d’explorer des champs de l’architecture qui m’étaient inconnus jusqu’alors. Développer les notions d’érotisme urbain, d’architecture sexuelle, de pornotopie et de panoptique a été pour moi passionnant et riche d’enseignements notamment en matière de philosophie et de sociologie. Mais aussi, questionner la domination de tel ou tel genre dans nos sociétés contemporaines m’a permis de prendre du recul sur

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notre pratique actuelle de l’urbanisme et éveillé mon intérêt pour la conception d’espaces tiers, marginaux, cachés, liminaux développés dans mon Projet de Fin d’Études.

Clémentine Dufaut, le 1er juin 2016 à l’ENSA Strasbourg.


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BIBLIO GRAPHIE



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Supports vidéo_conférences BERMAN Brigitte, Hugh Hefner : Playboy, Activist and Rebel, film documentaire, 106 minutes. Production : Victor Solnicki, Brigitte Berman, Peter Raymont Société de production : Metaphor Films.

COLOMINA Beatriz, Lecture : the total interior Playboy achitecture 1953-1979, conférence donnée le 3 juillet 2013 à The New Institue.

FOUCAULT Michel, Dits et écrits (1984) dans Des espaces autres, conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967, in Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984, pp. 46-49. JEAN Patric, La domination masculine, long métrage sorti le 25 novembre 2009, 103 minutes. Production : Denis Carot, Marie Masmonteil Sociétés de production : Elzévir Films, Black Moon, en coproduction avec l’Union Générale Cinématographique (UGC), la Radio Télévision Belge Francophone (RTBF) et Wallonie Image Production. STIEGLER Bernard, intervention durant la conférence Les Enfants face aux Écrans II, mardi 13 décembre 2011 à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image à Angoulême. https://www.youtube.com/watch?v=nX8ZJP5AQcg Conférence Vous avez dit genre ? au Forum Européen de Bioéthique à l’Aubette de Strasbourg, samedi 2 février.

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ARCHITECTURE & UTOPIES SEXUELLES Le magazine PLAYBOY comme catalyseur de nouvelles pornotopies urbaines.

ANNEXES & ICONO GRAPHIE Clémentine Dufaut

Mémoire rédigé sous la direction d’Alexandra Pignol ENSA Strasbourg | 2015_2016




Figure 1_ “Volume I, number I” : le premier numéro du magazine Playboy paru en décembre 1953. Produit et rédigé par Hugh Hefner à Chicago.
















































Figure 2_ Publicité américaine pour Vintage Squirt, 1946 (en haut). Publicité américaine ventant les mérite d’une cuisinière dernier cri, années 1950 (en bas).


La cellule post-domestique du play-boy présente des ressemblances avec les appartements une pièce du 860 – 880 Lake Shore Drive à Chicago conçus par l’architecte Ludwig Mies van der Rohe entre 1949 et 1951. Figure 3_ Playboy’s Penthouse Apartment James E. Tucker, Designer, Bird’s eye view, September 1956 Playboy Issue © Playboy Enterprises International, Inc.


Figure 4_ L’architecte moderniste Mies van der Rohe posant devant la maquette du S. R. Crown Hall. 1956. ITT Campus, à Chicago, Illinois, États-Unis.


Hugh Hefner dans son iconique pyjama de soie sur son lit rotatif, devant la maquette d’un des numéros à paraître du magazine Playboy. Figure 5_ Photographie en noir et blanc de Hugh Hefner prise au Manoir Playboy de Chicago en 1966.


iconographie complémentaire_

La « Maison de ville Playboy » présentée dans le numéro Playboy de Mai 1962. Figure 6_ The Playboy Townhouse, Architect: R. Donald Jaye, Drawing: Humen Tan, May 1962 Playboy Issue © Playboy Enterprises International, Inc.


La salle à manger de la Playboy Townhouse. Figure 7 _ Dining area in the Playboy Townhouse, Architect: R. Donald Jaye, Drawing: Humen Tan, May 1962 Playboy Issue, p. 88 © Playboy Enterprises International, Inc.


La chambre du play-boy et son lit rotatif symbolique technologiquement connecté. Figure 8 _ Master Bedroom in the Playboy Townhouse, Architect: R. Donald Jaye, Drawing: Humen Tan, May 1962 Playboy Issue © Playboy Enterprises International, Inc.


Le salon et espace de vie panoramique de la Playboy Townhouse. Figure 9 _ Living room in the Playboy Townhouse, Architect: R. Donald Jaye, Drawing: Humen Tan, May 1962 Playboy Issue, p. 88 © Playboy Enterprises International, Inc.


Un article de design et de mobilier moderniste présentant les designers et leur création les plus en vogue en 1961. Article paru dans le numéro Playboy du mois de Juillet 1961. Figure 10 _ George Nelson, Edward Wormley, Eero Saarinen, Harry Bertoia, Charles Eames, Jens Risom, July 1961 Playboy Issue © Playboy Enterprises International, Inc.


Le parcours du play-boy à l’intérieur de son penthouse présenté dans un article du magazine Playboy de Mai 1954. Figure 11_ Playboy’s progress, May 1954 Playboy Issue © Playboy Enterprises International, Inc.


Une vue du penthouse urbain du play-boy parue dans un article du magazine Playboy de Septembre 1956. Figure 12_ Playboy’s Penthouse Apartment James E. Tucker, Designer, Bird’s eye view, September 1956 Playboy Issue © Playboy Enterprises International, Inc.


Figure 13_ Le Manoir Playboy de Chicago au 1340 North State Parkway, Chicago, IL 60610. Architecte : David Adler (en haut). Le Manoir Playboy de Los Angeles (en bas).


Figure 14_ La grotte tropicale et la piscine intÊrieure du Manoir Playboy de Chicago, 1965 (en haut). Photographie prise par Burt Glinn dans l’un des salons du Manoir Playboy de Chicago, 1966 (en bas).


Figure 15_ Hugh Hefner entourĂŠ de ses Bunnies au Manoir Playboy de Chicago (en haut). Hugh Hefner au Manoir Playboy de Los Angeles le 4 Novembre 2010 (en bas).


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