Tête-à-tête avec Julien Neel

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TÊTE-À-TÊTE

avec...

JULIEN NEEL Âge : 42 ans

Traits de caractère : Je pense que je suis un gars plutôt optimiste et positif.

© JULIEN NEEL

Signe particulier : C’est délicat… qu’est-ce que j’ai de particulier ? Je suis souvent dans la lune…

Vous citez comme trait de caractère l’optimisme… cela se ressent dans votre travail. C’est un sacerdoce pour moi de faire preuve d’optimisme et de positivisme à une époque où l’on ne cesse de nous rabâcher que le monde va mal, que tout est nul et noir. Si l’on n’est pas un petit peu optimiste, surtout quand on a des gamins, c’est dur. Les assommer à coups de « tu ne trouveras jamais de travail et la société sera de plus en plus pourrie » ne peut que les amener à ne pas chercher à se battre. J’aime leur donner des preuves de contre-exemples. L’univers de Lou ! fait penser – notamment – dans une certaine mesure à celui d’Hayao Miyazaki. Plus particulièrement ‘Mon voisin Totoro’. On y retrouve le même équilibre entre profondeur et légèreté, le concret et l’imaginaire, de la tendresse, et ce, jusque dans l’usage des couleurs.

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Parfois chatoyants et lumineux, parfois plus ‘sombres’, passant du léger au profond, les 8 tomes de Lou ! de Julien Neel constituent une histoire à la fois universelle et personnelle. Il faut dire que l’auteur aime les contrastes et l’abolition des frontières inutiles.

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Oui, ce n’est pas impossible, les productions du Studio Ghibli, et plus généralement les mangas font partie des éléments, des références qui ont pu me nourrir à un certain moment de ma vie. Tant dans le dessin, le trait, que dans l’approche narrative. Je prendrais déjà comme exemple le fait de s’intéresser aux petites

choses – qui semblent dérisoires – de la vie quotidienne, plutôt qu’à des enjeux dramatiques artificiels, je pourrais aussi citer l’usage particulier et répété des ellipses. Concernant mon graphisme, je pense être assez proche de l’esprit des films d’animation, ne fût-ce que dans la manière de définir les contours des person-

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JULIEN NEEL

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Goodbye Lou !

nages et des décors, cela amène une espèce de douceur et de fondu d’ensemble. À la base, je cherchais un proROUTE VERSquelque DE NOUVELLES AVENTURES cédé EN graphique qui donne chose de confortable en fait. C’est pour cela qu’il n’y a pas de traits noirs pour les contours, je tenais à ce que le lecteur s’immerge complètement dans cet univers, j’ai aussi apporté re beaucoup d’attention aux décors, qui er décemb 1 i d e m 0 3 Sa sont très précis. C’est un travail que 0 à 12h de 10h3 b du lu j’ai à chaque fois fait en amont du C e tr o dans v Shopping scénario. La plupart de mes albums Woluwé ter Cen sont structurés autour d’un lieu : la

Dédicace

cabane, Mortebouse, le cimetière des autobus, la villa… je pense que cela fait partie des influences japonaises en fait. La découverte d’un lieu est très importante dans les récits de Miyazaki, tout comme l’entremêlement de fantastique et de sentiments réels. En plus, Miyazaki n’a pas besoin de se justifier par rapport à son bestiaire.

Pensez-vous que la volonté de ne pas enfermer les personnages ou les éléments du décor dans des traits noirs, fermés, affirme aussi une forme de liberté, ou de libération ? C’est possible, en fait je ne sais pas trop. J’ai fait beaucoup d’essais avant de trouver le style qui me paraissait le plus approprié. Un des déclics a été de voir des vieilles planches de bande dessinée. Il fut une époque où les dessinateurs traçaient leurs cases à l’encre de Chine, et les couleurs venaient se placer au-dessus, sépa-

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Tout comme dans les différents tomes de Lou !, où réel, imaginaire, onirisme se croisent de manière très fluide. En effet tout cela s’imbrique… mais ma vie ressemble assez bien à ça ! (rires)

Lou ! En route vers de nouvelles aventures Vol. 8 _ Entre quotidien décalé, évocation des problématiques adolescentes et références à la pop culture, Lou ! est une série attachante, mystérieuse, fascinante par sa créativité, à la fois atypique et pour autant l’une des BD les plus en phase avec son époque. Découvrez ici la conclusion de Lou ! – ou du moins, de sa saison 1 – dans un voyage initiatique doux et sensible où Lou prend son envol et se retrouve face à ses choix. Glénat | 10,50 €

rées, sur un film transparent. J’ai été frappé, dans les expos de BD, de voir – par exemple – les cases de Tintin sans les traits noirs. Je trouvais que cela donnait quelque chose d’intéressant, plus lié, plus fondu. Je vous avoue aussi qu’au début, je n’étais pas certain de mon trait en noir et blanc, du coup, les masquer par la couleur permettait d’atténuer les petits défauts. Ensuite, cela reste un travail de malade, car je dessine à la base en noir et blanc, ensuite je colorie les décors et les traits de base.

En plus de dix ans, on vous a souvent posé la question du rapport particulier de l’auteur masculin dépeignant un univers féminin... Pensez-vous qu’au-delà d’une soi-disant ‘énigme’ ou d’un ‘mystère’ existant entre les genres, il y a surtout la possibilité de percevoir l’universalité humaine ? Flaubert disait « Madame Bovary, c’est moi ». Je pourrais dire exactement la même chose. Pour en arriver à cela, il faut s’incarner dans ce personnage féminin sans désir, sans

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À lire ou à relire Glénat | 10,50 €/pièce

le considérer comme extérieur, il faut être cette femme. En fait, plus globalement, qu’il s’agisse d’une fille ou d’un garçon, c’est surtout un personnage. Moi, les principes tels que « Les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus », je n’y crois pas tellement. Je peux être stupide et très macho par moment, mais en même temps, la définition des genres, je n’ai jamais trop compris comment ça marchait. Donc pour moi, après la naissance de ma petite fille, il a été naturel de narrer une histoire avec un personnage féminin. Ensuite, je transpose simplement des moments de ma vie. Les gens me disent que je dépeins très bien – par exemple – la mère de Lou… mais la mère de Lou, c’est moi avec une paire de seins ! Je ne me force pas, je n’invoque pas les stéréotypes et les clichés, je ne me dis pas « mais comment penserait une femme ? ». Je défends depuis 15 ans d’ailleurs le fait que Lou ! n’est pas de la BD pour fille ou girly, c’est l’horreur d’entendre ça ! C’est intéressant que vous citiez le terme ‘se forcer’, car finalement nous vivons beaucoup de contraintes sociales, dont les clichés de genre. Oui, on fait constamment des efforts pour correspondre aux rôles que

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Lou ! et ses histoires m’ont apporté 15 ans de bonheur, c’est le cœur de ma vie. l’on nous a assignés, parfois pour le meilleur, souvent pour le pire. Avec Lou !, je vais au-delà des clichés, du sexisme, du racisme. Je propose peutêtre une forme de féminisme, ou pas, peu m’importe, car ma motivation est juste de proposer à ma fille une autre vision du monde que celle lestée par de vieux relents de machisme et de sexisme. J’avais envie de faire état d’un monde où tout cela n’existe plus, et proposer un modèle de monde où les petites filles et les petits garçons peuvent s’incarner au-delà des genres. Je n’ai aussi jamais vraiment compris la notion de frontière entre l’adolescence et l’âge adulte, tout comme la mère de Lou qui n’a toujours pas décidé si elle était réellement une adulte ou une enfant. Je trouve que pour un ado, des phrases telles que « tu dois être un garçon, tu dois être une fille, tu dois être adulte… » sont terriblement angoissantes. Pourquoi

ne pas les pousser à rester créatifs et curieux ? Certains personnages de bandes dessinées ou de livres ne vieillissent pas : Boule & Bill, Le petit Nicolas, Gaston… vous avez opté pour une saga qui s’étale dans le temps. En fait, le truc, c’est que c’est vraiment un accident parce qu’au départ, Lou ! a été créée pour la collection Tchô ! (Glénat) initiée par Zep (ndr : Titeuf), et devait donc suivre le principe d’un gag par page. Et j’ai lamentablement échoué à cet exercice (rires). J’étais incapable de raconter des histoires avec un ‘reboot’ de la mémoire des personnages après chaque chute. Et donc je me suis rendu compte que rapidement, de gag en gag, il y avait une continuité qui se dégageait, et des choses qui se répondent. Dès la fin du premier tome qui se déroulait le temps d’une année scolaire, j’ai

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enchaîné avec l’été, et ainsi de suite. Il était également logique, une fois la temporalité établie, du coup, que Lou grandisse, et que la saga devienne une chronique de l’adolescence, de 12 à 18 ans, en gros. Je n’avais pas envisagé le succès de la série… et que grâce à cela, les lectrices et lecteurs allaient grandir en même temps que Lou. Tout comme ma fille qui a maintenant 17 ans. Lors du travail sur le 8e album, je me suis rendu compte que ce ne devait pas forcément être un point final, chargé de nostalgie, mais plus une fin de cycle. Mes plans ont changé en cours de route. Mais comme j’ai maintenant plus de 40 ans, continuer à narrer des histoires d’ados, c’est un peu bizarre. Il y aura donc une suite, une deuxième saison, consacrée à des histoires d’adultes, ou en tout cas de jeunes femmes et jeunes hommes. Le lectorat va pouvoir continuer à se sentir accompagné. La suite sera différente, déjà au niveau du format, j’ai tiré ce que j’ai pu des 46 pages couleur, mais cela reste un peu court, surtout par rapport à ce qu’est devenue Lou !

Mon livre de chevet

Lou ! a suivi son parcours initiatique, elle a grandi. Et vous, quel est l’impact de ce chemin sur votre vie ? Comme dit plus tôt, Lou ! représente un travail très personnel, très intime, viscéral. Moi j’ai besoin de ça pour comprendre le monde. La bande dessinée est devenue pleinement mon métier, et mon métier, c’est Lou ! Nous voyageons en parallèle, son questionnement est mon questionnement. C’est aussi l’histoire de ma famille, on y retrouve ma femme, mon fils, ma fille, mes copains, ma maison… Ce personnage et ses histoires m’ont apporté 15 ans de bonheur, c’est le cœur de ma vie. Donc c’est parfait !

Le livre que j’aimerais que l’on m’offre

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Le Codex Seraphinianus de Luigi Serafini ! J’adore les énigmes et les choses qui sont confiées au public sans mode d’emploi. Quand il y a une énigme, et que nous comblons les ‘intervalles’ avec des éléments qui nous sont propres, l’histoire commence vraiment à naître.

Le livre qui m'a le plus touché C’est une question compliquée ça… (Un temps d’hésitation). J’ai vraiment eu un déclic lorsque j’ai lu, j’étais adolescent, L’arrache-cœur de Boris Vian, plein de surgissements irrationnels et fantastiques. Ce livre m’a beaucoup ouvert l’esprit.

Le livre que j'aimerais offrir en cadeau Je vais faire un coup de promo pour un autre auteur, je vais citer Bouillon d’Olivier Milhaud - avec qui j’ai travaillé sur Le viandier de Polpette et Sandra Cardona.

J’aimerais beaucoup que l’on m’offre le jour où elle sera publiée, l’intégrale de Den, de Richard Corben.

Mon disque préféré Donuts du producteur de hip-hop américain J Dilla, mon préféré. C’est un album instrumental qu’il a enregistré dans sa chambre d’hôpital avant son décès. Il était atteint d’une maladie du sang.

Mon film préféré Blade Runner.

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