Le rouge s'est fait nuit.

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LE ROUGE S'EST FAIT NUIT.

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« Se brise en moi quelque chose. Le rouge s’est fait nuit. J’ai trop senti pour pouvoir continuer à sentir. » Álvaro de Campos Ode maritime



LE ROUGE S’EST FAIT NUIT. par

PÉRISCOPE Mars 2015 Lisbonne Boris Rogez Aurélien Cohen Sylvain Granjon Maud Bernos



préface Lorsque nous avons choisi de nous rendre à Lisbonne pour y élaborer, en quelques jours, notre première proposition collective, nous avons sciemment écarté tout protocole. Plutôt que de chercher à dissimuler l’expérimentation, nous avons décidé que ce premier projet s’ assumerait pleinement comme projet-amorce, projet-matrice, projet-expérience. Avant tout, nous voulions apprendre à vivre et à écrire ensemble, à voir ce qui surnagerait de l’expérience quotidienne, concrète et collective. Nous voulions définir dans et par la pratique ce que serait à l’avenir notre pratique collective de la photographie. Le seul guide que nous avons choisi a été de nous constituer, à travers la littérature lisboète, depuis Pessoa jusqu’ à Lobo Antunès, une vision rêvée de Lisbonne. Nous sommes donc partis avec ce canevas en tête : D’abord, se saisir virtuellement de l’espace, par les mots, les vers, les histoires. Puis, y penser, y rêver, s’en construire un fantasme. Enfin, entrer dans l’espace — y habiter brièvement — en faire l’expérience collective. Cette confrontation entre ce canevas, volontairement idéal, et la réalité de notre semaine lisboète, a été l’occasion d’une prise de conscience plus nette quant au sens que nous voulons donner à ces questions, et plus globalement, aux implications éthiques et politiques de notre travail. Nous en tirons ici quelques maximes, en vrac. Pour faire le point sur ce que nous n’avons pas fait cette fois-ci. Pour esquisser un programme de ce que nous ferons à l’avenir. Et pour ne plus oublier, désormais, ce à quoi nous tenons. Nous voulons habiter les lieux — pas y loger. Nous voulons voyager — pas être mobiles. Nous voulons investir les instants — pas les twitter. Nous voulons créer du commun — pas du réseau. Nous voulons produire des effets — pas des postures. Par habiter les lieux, nous entendons la résistance à la tentation de devenir consommateurs professionnels d’espaces à photographier, comme on est consommateur de vols low-cost, de fun et de caïpi à 3€.


Par voyager, nous entendons le refus de la mobilité inconsciente, irresponsable et aliénante, pour rechercher une forme d’éthique du déplacement, libératrice, créatrice et contestataire. Par investir les instants, nous entendons le rejet d’une photographie journalistique, médiatique et immédiate, pour mieux interroger les manières de vivre et les modes d’être. Par créer du commun, nous entendons la succession de moments solitaires et de moments partagés, la confrontation des expériences individuelles et la construction d’un éphémère commun, pris dans un espace, dans un quartier, dans un tissu de relations, dans des rapports humains et environnementaux. Pas produire des effets, nous entendons une pragmatique de l’expérience artistique, fondée sur le rapport de l’œuvre et du public, et pas sur les vagues intentions cryptiques d’un artiste auto-fictif. Maintenant que nous avons décidé des beaux principes qui guideront à l’avenir nos projets, il nous faut parler de ce qui a été fait — c’est-à-dire de ce que contiennent ces pages. Par glissements successifs, guidés par notre Lisbonne littéraire et rêvée, par nos conversations et nos regards croisés, nous en sommes venus à interroger les mythes qui construisent et habitent la ville, comme pour en proposer une forme d’archéologie photographique. Pour cela, nous avons fait l’expérience, un peu malgré nous, d’une nouvelle manière d’être en collectif : l’être-poulpe. Périscope a donc été, une semaine durant, un organisme archéologue à tentacules, tantôt recroquevillé, tantôt déployé, réfléchissant ou farfouillant dans la matière du monde. Et chacun des bras du kraken-collectif est parti explorer un pan de la mythologie lisboète. Boris Rogez s’est plongé dans la saudade, cette nostalgie portugaise joyeuse et triste, ambiguë, vision douce-amère d’un impossible retour. Ses images sont habitées par cette mélancolie et par la lumière de Lisbonne, cette lumière du Sud qui fait que rien ne peut-être complètement désespéré et que la saudade n’a rien du spleen de l’ Angleterre brumeuse. La photographie explore ici ce que les mots ne parviennent à traduire : comme le dit José Cardoso Pires, personne n’a encore réussi à faire entrer dans une phrase toutes les virtualités que contient, en portugais, le mot saudade.


Aurélien Cohen propose une vision photographique de la théorie colombienne, cette hypothèse scientifique qui postule que la syphilis aurait été rapportée en Europe par les marins de Christophe Colomb, lorsqu’ils arrivèrent dans l’estuaire du Tage en 1493. Cette rêverie, qui mêle anatomie et botanique, questionne la face sombre et morbide des Grandes Découvertes. Elle interroge ainsi en creux l’extension mondiale du domaine de l’ agir humain et ses conséquences sur les écosystèmes, passées et à venir, des espèces végétales invasives aux pandémies. Sylvain Granjon a choisi de plonger dans les rêves post-mortem d’un serial-killer lisboète du XIXème siècle, Diogo Alvès. En documentant les restes du meurtrier, conservés à des fins anthropométriques par les scientifiques de l’époque, puis en imaginant, par le photomontage, une forme burlesque et onirique d’éternel retour du crime, il redonne vie au mythe populaire de l'assassin de l’aqueduc et questionne avec humour notre fascination pour le mal. Maud Bernos a flâné le long du Tage, se surprenant à imaginer les rêves de ces amants qui, le jour durant, contemplent le fleuve, assis sur un banc ou derrière le pare-brise d'une voiture. De cette errance rêveuse, il reste sept images, délavées par le vent ; des morceaux d’eau, de quais, de bateaux qui partent ou qui reviennent, comme une archéologie imaginaire d’amours qui n’eurent jamais lieu. Voilà. Ce que vous avez entre les mains s’apparente donc, structurellement, à un céphalopode à quatre bras et soixante-quatre pages. Dans cette première construction collective, nos regards cohabitent dans un même corps, mais gardent une autonomie dans la forme, le propos et le chapitrage. La prochaine fois, pour changer, nous essayerons d’être, collectivement, un ornithorynque. Périscope


Images — Boris Rogez


comme si le soleil s'Êteignait mais qu'il restait le clair de lune Eduardo Lourenço
















Texte et images — Aurélien Cohen


faites des grĂŠements de mes veines Ă lvaro de Campos



L’

homme prénommé Cristóbal s’ avança sur le pont tandis que, du haut du grand mât, les cris de Rodrigo annonçaient la fin des horizons infinis et du hurlement des sirènes. Malgré la pénombre, le regard pouvait enfin se fixer sur une masse

solide, une chair vive, perdue au milieu de ses propres fluides. Alors, dans tous ces yeux vitreux où nageaient les bacilles, apparurent des rêves de terre, de lascives femmes étrangères et de plaies qui sèchent au soleil.

Tout l’équipage rêvait, mais derrière les yeux du capitaine, un esprit affûté tentait de faire taire les désirs d'un corps méprisable. « Tout ce que tu dois voir à l’horizon, répétait l’esprit, c’est la Découverte, la Gloire, et le Mystère de la Foi. » Derrière les lagons et le sable blanc, on pouvait maintenant distinguer une végétation dense — une jungle vierge, suintante de vie. Sur la plage de Guanahani, une dizaine de silhouettes guettaient l’arrivée des dieux blancs et de leurs vaisseaux de bois sombre. Au matin, on mit une barque à flot.

Quelques tempêtes plus tard, alors qu’il entrait dans l’estuaire du Tage, suivi des fantômes de toutes les caravelles à venir, la cale pleine d’or, d’esclaves, de plantes tropicales et de maladies nouvelles, l’homme prénommé Cristóbal douta un instant de sa place dans l’ordre de l’univers. Ce voyage de huit mois, l’immensité du monde, cette fourmillante diversité de la vie — et si Dieu avait voulu…

Il se ravisa. Et tandis que ses marins tendaient le cou par-dessus le bastingage pour apercevoir les filles de joie du Cais do Sodré, il rendit grâce à Dieu d’avoir donné aux Rois Catholiques le pouvoir de mettre, pour les siècles des siècles, toute la Création à leurs pieds.

Lisbonne, le 4 mars 1493


Acidente versicolor primรกrio



Gomas sifilĂ­ticas



Placas mucosas hipertr贸ficas



SĂ­filis congĂŠnita



Cereus uruguayanus Kiesling "Monstruosus"



Images — Sylvain Granjon


où flottent les mémoires assassines de Diogo Alves José Cardoso Pires


Diogo Alves. Né en 1810 en Galice. Surnommé « l' assassin de l' aqueduc des Aguas Livres ». Entre 1836 et 1839, il tua 72 personnes en les jetant du haut de l’ aqueduc. Le 19 février 1841, à 14h15, il fut pendu. Sa tête est conservée depuis 174 ans dans un bocal de formol à la faculté de médecine de Lisbonne.









Texte et images — Maud Bernos


toutes les mers, (...) je voudrais les serrer sur ma poitrine, bien les sentir et mourir ! Ă lvaro de Campos













crédits Les titres des quatre séries sont des citations extraites des ouvrages suivants : « comme si le soleil s'éteignait mais qu'il restait le clair de lune » Mythologie de la saudade d'Eduardo Lourenço « faites des gréements de mes veines » Ode Maritime de Fernando Pessoa / Álvaro de Campos « où flottent les mémoires assassines de Diogo Alves » Lisbonne, livre de bord de José Cardoso Pires « toutes les mers, (...) je voudrais les serrer sur ma poitrine, bien les sentir et mourir ! » Ode Maritime de Fernando Pessoa / Álvaro de Campos

Les textes qui accompagnent les images d' Aurélien Cohen et de Maud Bernos ont été écrits par chacun des photographes. Les images de la première et de la dernière page sont des photographies portugaises des années 1970 achetées à la Feira da Ladra, à Lisbonne. Nous tenons également à remercier le Musée de Dermatologie de l'Hôpital Santo António dos Capuchos et en particulier Madame Celia Pilao pour sa gentillesse et son aide, la Faculté de Médecine de Lisbonne, Vincent Mayes pour son regard, ses conseils et son whisky, ainsi que Tomas Colaço pour son accueil et ses histoires si lisboètes.

Graphisme et mise en page — Aurélien Cohen

Contact www.collectifperiscope.com contact@collectifperiscope.com © Tous droits réservés — Collectif Périscope — 2015




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