COLLECTION ALEXANDRE DONNAT

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Collection

Alexandre Donnat


à la mémoire de mes grands-parents, Bernard Donnat, Christian Nabet.

Photo de couverture

Jaber - sculpture, technique mixte

4ème de couverture

L’Abbé Coutant - sans titre, série des fleurs

Crédit photos © Ericvanden

Réalisation graphique

Michaël Aksamit - cci chalons

Dépôt légal novembre 2015

18€

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Alexandre Donnat

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Alexandre Donnat Oeuvres choisies Textes de : Jean-Claude Volot - page 7 Franรงoise Monnin - page 9 Laurent Danchin - page 13 Charles Melman - page 17 Florence Andoka - page 43

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La collection Alexandre Donnat Congénitale, virale, génétique ???... Alexandre Donnat, c’est sûr, est atteint d’une maladie sérieuse : la collectionnite aigüe. Il aurait pu satisfaire son désir de stockage par les timbres, les boites de camembert ou les vignettes de la sécu ……………. Non, il n’a pas choisi le commun et le facile, il est tombé dans un désir fou de l’art des fous et des autodidactes. Art brut, art singulier n’ont pas de secrets pour lui et cette passion le posséda, c’est bien de cela qu’il s’agit, jeune, bien plus jeune que la plupart de ses confrères collectionneurs. L’entreprise familiale d’ailleurs est mise à contribution pour le stockage, les transports et aussi, il faut bien le dire, le temps qu’il consacre à sa passion. Sa passion est telle qu’elle l’emmène aux frontières entre raison et déraison, entre névrose (comme nous tous) et psychopathie. Rien ne se fait d’exceptionnel sans atteindre ces espaces de mise en danger. L’œil d’Alexandre est sûr, son information sur le domaine de sa passion est très poussée, ses recherches de surprises et d’inconnus permanentes. Il est déjà, bien que jeune, un vieux baroudeur du « métier ». Ce que nous attendons de lui, c’est de continuer de nous surprendre, de nous enquiquiner par ses propos permanents sur l’art brut et de nous montrer des trésors que les autoroutes des institutions et du marché ne nous montrent pas. Tes sentiers secrets et discrets Alexandre, je les aime …… car finalement, au delà même de ton statut de collectionneur, c’est celui de dénicheur que j’aime. JC VOLOT Fond de l’abbaye d’Auberive

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Jaber - bas-relief, acrylique et plâtre sur panneaux de bois

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Alexandre Donnat

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Donnattitude Alexandre Donnat ? Une belle personne qu’il fait bon fréquenter ! Énergie et enthousiasme, intensité et profondeur aussi… Voilà une dizaine d’années, je l’ai rencontré dans un vernissage parisien, à la galerie de Tadeusz Koralewski, un ami de notre homme. Tombé en panne de voiture un jour devant cette enseigne, alors qu’il avait dix-huit ans. «Tadeusz n’avait pas de quoi recharger ma batterie mais il m’a donné bien autre chose : un monde nouveau, celui de l’art contemporain. J’ai tout de suite acheté une petite œuvre du peintre argentin Fabian Cerredo.» Deux ans plus tôt, Alexandre avait déjà pris l’art en plein cœur, et à bras-le-corps, à la faveur de deux personnages étonnants, deux prêtres peintres, l’Abbé Callewaert et l’Abbé Coutant. « J’amassais leurs œuvres, je les accumulais. Je ne savais pas encore que je collectionnais. » En 2001, à vingt ans, le jeune homme casse sa tirelire pour acquérir, au Marché aux puces de Saint-Ouen, trois œuvres d’un Tunisien illuminé et autodidacte. Coup de foudre pour Jaber : « Ça me parle. Ça raconte des histoires. C’est à la fois gai et complexe, rempli de symboles obsessionnels.» Depuis, Jaber le hante. Il achète ses œuvres par dizaines. « L’Art brut me correspond : fantaisie, spiritualité, transcendance. Pour moi, c’est facile. C’est la porte d’entrée grâce à laquelle, j’ai pu accéder à d’autres formes d’art, anciennes ou actuelles. » D’autres artistes deviennent ensuite les héros de ce collectionneur : le Yougoslave Janko Domsic, par exemple, choisi pour « son ésotérisme, son mystère, sa théologie propre. Elle me fascine. La foi, depuis toujours, ça me parle. J’avais découvert des images de Domsic dans des publications consacrées à l’art brut, j’avais envie qu’elles soient à moi. »

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Jaber - bas-relief, acrylique et plâtre sur panneaux de bois

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La Turque Ody Saban, aussi : « J’en avais entendu parler dans des livres. Puis j’ai vu ses expositions. Je l’ai rencontrée et elle m’a plu, avec son corps généreux et ses sujets amoureux. Ma collection, c’est aussi une collection de rencontres. » Le Français André Robillard, encore : « Il est génial. J’ai vu beaucoup de ses œuvres à la Collection de l’art brut à Lausanne. J’en ai aussi vu chez l’écrivain Laurent Danchin. Et quand j’ai rencontré l’artiste, je l’ai trouvé magnifique. Pur. Ébahissant. Fascinant. Persévérant et endurant. Et généreux. Et Touchant. » Une quinzaine de créateurs ainsi aimés sont à l’honneur, cet automne, dans l’exposition présentée à Reims : « Ceux que j’ai envie de montrer avant tout. Ils sont connus ou inconnus, cela m’est égal. Il y a Zouille, faussement naïve et lisse et en réalité tellement tendue, ou Jean-Charles, qui peint toutes les nuits des natures mortes et des corps déchirés, depuis des années et des années. » Des centaines d’autres œuvres demeurent à découvrir dans cette collection atypique. « Ça prend une place conséquente dans ma vie. Mais je suis content de ce bagage. Il me rend heureux. Des années de plaisir, de découverte… Ma petite pierre à l’édifice. À mon édifice : ça me construit, ça m’émerveille, ça me fait du bien, ça me pose des questions. À notre édifice à tous, aussi : je propose un point de vue, le regard d’un trentenaire d’aujourd’hui sur ses contemporains. » La Donnattitude est contagieuse. Si vous la croisez, attrapez-la.

Jaber - acrylique sur toile

Françoise Monnin

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Les pommes ou le pommier ? Il y a deux sortes de collectionneurs : ceux qui s’intéressent exclusivement aux œuvres, dont ils veulent enrichir leur collection – leur objectif est simple : acquérir les plus belles, si possible au meilleur prix -, et ceux qui s’intéressent aussi à celles ou à ceux qui les font et qui trouvent donc tout naturel de les soutenir et de les encourager. Les premiers veulent les pommes, les seconds éprouvent une sympathie profonde, teintée d’admiration, pour l’arbre qui les produit. Collectionneur né, Alexandre Donnat appartient à la seconde catégorie et c’est avec le coeur qu’il a bâti sa collection, par intuition, affinités électives, instinct de l’authentique, et de façon totalement désintéressée au départ, sans aucun souci de spéculation. C’est d’ailleurs chez un prêtre que nous avons fait connaissance et lié amitié, un prêtre hors normes, fou de peinture depuis sa jeunesse au séminaire, l’abbé Pierre Callewaert, ami intime de Bernard Coutant, le découvreur de Gaston Chaissac, qu’il fut le premier à exposer… dès 1948.

Jaber - acrylique sur toile

Comme Coutant, qu’il collectionne et qu’il admire, Alexandre est avant tout sensible à l’art des autodidactes, mus par une puissante nécessité intérieure, et, sans entrer dans le dédale des subtilités théoriques, on peut dire que sa collection est une collection d’art brut et d’art singulier au sens large, accueillant aussi des œuvres que ce « jeune homme de la banlieue nord de Paris », comme il se définit lui-même, qualifie plutôt d’expressionnistes. C’est donc une certaine posture devant la vie qui fait l’unité, émouvante, de cette collection, et il faut entendre parler Alexandre pour se convaincre que l’aspect humain, une forme de Foi en quelque chose et un sens profond de la fraternité jouent un rôle essentiel dans sa démarche, qui n’est donc pas artistique, ni esthétique, exclusivement.

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Un créateur joue ici un rôle emblématique : Jaber, le bateleur de Beaubourg, génie de la rue, musicien, peintre et poète, auquel Alexandre a choisi de rendre un hommage amical très appuyé. Jaber, Tunisien d’origine, parisien d’adoption et citoyen du monde, dont les toiles, conçues comme des rébus, les céramiques et les sculptures en bandes plâtrées, prolifèrent sans interruption depuis bientôt quarante ans. « Je pense que collectionner est une nécessité vitale pour moi », avoue Alexandre, « pour être entouré d’objets ‘chargés’, dans lesquels je puise mes émerveillements ». Qu’un tel homme dédie son exposition à ses deux grands-pères, tous les deux résistants, n’est pas pour me déplaire, et j’y vois un signe supplémentaire de ce qui fait la valeur de son engagement : un sens aigu de la filiation et de ce que chaque génération doit aux précédentes, lien essentiel qu’il n’est pas inutile de rappeler à une époque où le tissu social tend à se défaire et où la communauté des hommes a bien besoin de consolidation.

Laurent Danchin

©

Jaber - acrylique sur toile

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Pour m’inciter à ajouter à sa collection une sécrétion scripturaire, A. D. m’a conduit, la tirant par le licol, cambrée et en train de braire, une œuvre de Jaber : un baudet fougueux, fait d’une bande platrée, roulée, et chargé sur le flanc du nom de son Créateur. À l’instant même de sa palpation se révélait sanglante dans la main la vérité du Maghreb post-colonial, fracturé par un nauséabond changement de maître, des épines de cactus entre les grandes dents jaunes pour seul fourrage. La qualité de l’art dit brut n’est pas de donner à voir mais d’exposer le candidat spectateur qui s’est hasardé au regard aveugle, à l’œil crevé qui du haut de la cimaise le prive soudain de l’écran attendu pour parader. Il reste le jab pour vous tenir à distance, affaissé, comme le Maghreb luimême.

Charles Melman Jaber - sculpture, technique mixte

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23 septembre 2015

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Jaber, Né en 1938, à M’Saken en Tunisie « C’est un ami avec lequel je ne prends pas rendez-vous, mais que je croise au détour d’une rue à Paris. J’ai rencontré Jaber il y a quinze ans, dans l’atelier d’Emmanuelle Tournois dans le passage Molière. J’avais entendu parler de lui, son œuvre me fascinait, je cherchais à le rencontrer depuis quelques temps et voici qu’il passe par hasard à l’atelier au moment où j’y suis. La première fois, Jaber a joué le saltimbanque et donné un petit spectacle dans l’atelier, son corps lui servant d’instrument. L’homme est à part. Il a toujours une parole philosophique, pleine de non sens. Sa bonne humeur est permanente. Suite à cette première rencontre j’ai eu envie d’accumuler ses œuvres. Les premières venaient des puces de Clignancourt. J’ai acquis des pièces chez Valérie Schmidt, rue Mazarine dans le sixième arrondissement de Paris qui faisait un véritable travail de galeriste avec l’œuvre de Jaber. Partout où j’allais, je rencontrais Jaber, notamment chez le collectionneur Jean-Charles Riz et dans le quartier Beaubourg. Jaber était étonné de me voir toujours derrière lui. Il y a eu un phénomène d’attraction, puisqu’on venait sans cesse me proposer plus d’œuvres de Jaber. J’ai d’ailleurs acquis de belles céramiques grâce à un homme rencontré dans la rue et d’autres pièces par le biais d’échanges de services avec des personnes du quartier Beaubourg. A Paris on peut voir des œuvres de Jaber en des lieux surprenants, comme des librairies ou des snacks libanais, parce que Jaber a beaucoup diffusé d’œuvres. Jaber n’a jamais peint avec un plan de carrière et vit aujourd’hui d’une manière très modeste. J’ai le sentiment qu’il vit pour son art, sa trace est partout.» A. D.

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Jaber - céramique 20

Jaber - céramique collection

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Jaber - sculpture

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Jaber - ensemble de 3 sculptures

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Jaber - peinture sur carton acrylique, sans titre

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Emmanuelle Tournois dite Zouille - les fourmis huile sur toile collection

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L’Abbé Coutant - gouache serie des fleurs

L’Abbé Coutant - sans titre serie des fleurs 26

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L’Abbé Coutant - séries des courants

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Janko Dosmic - Recto, dessin stylo Ă bille

Janko Dosmic - Verso, dessin stylo Ă bille collection

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André Robilliard - fusil, technique mixte 30

André Robilliard - fusil, technique mixte collection

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Jean-Charles Sankaré - huile sur papier, technique mixte Jean-Charles Sankaré - huile sur papier, technique mixte 32

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Michel Serviteur - technique mixte sur carton

Stani Nitkowski - encre sur papier 34

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Mr Imagination - crucifix, technique mixte

Michel Nedjar - technique mixte, Belleville, CIRCA 1990 36

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Pierre et Raymonde Petit - sculpture en bois, jouet d’enfant, technique mixte

Pierre et Raymonde Petit - sculpture en bois, jouet d’enfant, technique mixte

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Samfourche - dessin au feutre noir

Pierre Callewaert - gouache sur papier, 1949. Portrait de l’AbbÊ Coutant en train de peindre

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La fin de l’art brut L’art brut est à l’honneur ces derniers temps dans les réseaux de l’art contemporain, art press2 1 consacre un numéro au phénomène en 2013, les expositions de la Maison rouge où l’art brut figure en bonne place depuis son ouverture, rencontrent les échos de la critique. Pourtant cet engouement signe peut-être la fin de cette catégorie créée par Dubuffet. Si Dubuffet dans la définition qu’il donne de l’art brut s’est parfois contredit comme le montre l’article « qu’est-ce que l’art brut ? » 2 de Didier Semin, il convient néanmoins d’en convoquer la détermination la plus large donnée par le fondateur de cette catégorie. Ainsi, « Nous entendons par là des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquels donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout (sujets, choix des matériaux mis en œuvre, moyens de transposition, rythmes, façons d’écriture, etc.) de leur propre fond et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode. Nous y assistons à l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions. De l’art donc où se manifeste la seule fonction de l’invention, et non, celles, constantes dans l’art culturel, du caméléon et du singe. 3»

Jaber - céramique

Bien sûr on pourrait ébranler la désignation de Dubuffet en considérant tout d’abord l’hétérogénéité des artistes réunis dans sa propre collection. Il y a des médiums, des handicapés mentaux, des personnes ayant des troubles psychiatriques, des autodidactes. Tous ne sont donc pas fous, tous ne sont pas non plus parfaitement autodidactes et éloignés des réseaux de formation des artistes contemporains. Lubos Plny, figure de la collection de Bruno Decharme, est modèle dans une école d’art. Comment peut-on défendre que la pratique de cette artiste serait détachée de son environnement professionnel ? De même Alfred Marie, artiste oeuvrant sous le nom d’A.C.M., a fréquenté l’école d’art de Tourcoing, et Vojislav Jakic a suivi une formation à Belgrade.

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Art press 2, n° 30, Les mondes de L’Art Brut, 2013 SEMIN Didier. « Qu’est-ce que l’art brut ? », in art press 2, n° 30, Les mondes de L’Art Brut, 2013 Dubuffet Jean, L’art brut préféré aux arts culturels, 1949

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Jaber - acrylique sur toile

La question du marché de l’art reste également problématique. L’art brut est devenu un objet de spéculation comme un autre, avec ses collectionneurs, ses marchands, ses relais critiques, ses institutions. Cet art rebaptisé art outsider outre-atlantique est désormais parfaitement intégré. Certes les artistes concernés ne souhaitaient pas nécessairement entrer dans cette danse. On découvre le travail d’Henry Darger et Morton Bartlett après leur mort. Pourtant cela fait-il de Vivian Maier une photographe Brut, comme l’étiquette a été attribuée parfois à Miroslav Tichý ? L’artiste brut désigne en négatif la mauvaise conscience de l’artiste contemporain qui serait un artiste professionnel spéculateur, agissant par désir de gloire. Au contraire, l’artiste brut au cœur de cette mythologie romantique en quête de pureté serait un écorché vif désintéressé, débarrassé des affres capitalistes de l’ego, faisant de l’art qui réponde impérieusement à la noble expression de sa vision du réel. Ce duel virtuel de Jeff Koons contre Van Gogh est débouté lorsque l’on constate que la grande majorité des jeunes artistes issus d’écoles d’art ne vivent pas de leurs productions. De même, le lien entre la vie et l’œuvre qui rendrait si émouvantes les productions brutes reste un critère de classification éculé tant Fluxus a clamé le mélange de la vie comme art ou de l’art comme vie. On pourrait également imaginer que l’art brut repose sur une parenté plastique entre les œuvres. Beaucoup d’artistes reliés à l’art brut utilisent la figuration et la saturation des espaces par des tracés. Le dessin et la peinture sont des disciplines très représentées dans la collection de Dubuffet visible à la fondation de Lausanne. Le retour en grâce de l’art brut correspondrait-il à une réaction face aux tendances épurées et conceptuelles de l’art contemporain ? Le raccourci est trop rapide parce que la peinture figurative n’a jamais disparu des réseaux institutionnels.

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L’univers plastique des artistes bruts rejoint souvent celui de ceux qui ne sont pas rangés dans cette catégorie comme le souligne habilement Catherine Francblin, selon laquelle : « On découvre ou redécouvre ce que d’aucuns doivent à l’art brut : Anette Messager à Jeanne Tripier, ou Elmar Trenkwalder au Facteur Cheval et à l’artiste visionnaire autrichien Franz Huemer »4. Le dialogue existe dans les deux sens, les artistes bruts font aussi écho à des classiques qui les précèdent. Ainsi Richard Dadd, dont le parcours de vie rappelle celui des artistes bruts, peint entre 1855 et 1864 alors qu’il est interné à l’ hôpital psychiatrique, The Fairy Feller’sMaster Stroke qui n’est pas étranger à l’univers de Bosch. Sur quel critère repose alors l’art brut qui donnerait sens à cette « folie » actuelle qu’il engendre selon le titre de l’ouvrage de Roxana Azimi 5 ? Cette question n’a de sens que si l’on se demande pourquoi cette désignation a d’abord été créée par Dubuffet pour regrouper un certain nombre de productions et les faire exister comme œuvres d’art. L’exposition du LAM de Villeneuve d’Ascq intitulée L’Autre de l’art nous éclaire. Il y aurait le développement de l’art moderne dont l’art brut serait ainsi une source, au même titre que les dessins d’enfants et les arts premiers collectionnés entre autres par les surréalistes. C’est dans cette trilogie du noir, de l’enfant et du fou que s’esquisse cet autre qui nourrit la pratique des avant-gardes. Cet autre de l’art est surtout l’altérité désignée par le sujet tel que le définit Descartes. Le cogito cartésien fonde le sujet sur la conscience réflexive et donc sur la raison, créant ainsi une marge où les irrationnels sont assignés à résidence. C’est alors dans une perspective critique, par rapport à ce qu’est la rationalité moderne, que la notion d’art brut tend à valoriser la production de ceux qui ne sont pas cadenassés par la raison : les psychotiques, les médiums, ceux qui ont échappé au formatage des écoles. C’est aussi ce que dit Breton en intitulant un article : « L’Art des fous, la clef des champs »6.

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Jaber - acrylique sur toile 46

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FRANCBLIN Catherine, « Un Nouveau regard sur l’art brut ? » in art press 2, n° 30, Les mondes de L’Art Brut, 2013 AZIMI Roxana, La Folie de l’art brut. Paris, Editions Séguier, 2014. BRETON André. « L’Art des fous, la clef des champs », in Cahiers de la Pléiade, 1948-49.

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La valorisation des productions marginalisées leur donne une existence d’œuvre d’art, leur assure une légitimité. On expose et on écrit sur ces artistes dits singuliers, pourtant ils continuent à exister à la marge, en face d’un système considéré comme normal. L’exposition du Museum of everything, collection de James Brett, a fait escale à Paris en 2012. Présentée dans un lieu à l’abandon, la scénographie labyrinthique révèle une dimension pittoresque loin du conventionnel white cube. Un folklore de la marge se dessine. La notion d’art brut, si elle accompagne la déconstruction de la subjectivité cartésienne, ne relève en réalité que de sa première phase, puisque la séparation perdure, bien que l’existence de celui qui a été désigné comme autre trouve un regain d’humanité. Si rien ne définit clairement l’art brut, alors déjà s’annonce sa disparition, grâce à des expositions qui rompent la frontière de l’art brut et non brut. Ainsi Catherine Francblin relève les gestes d’Harald Szeeman qui fait appel à l’art brut au sein notamment de la Documenta 5 en 1972, de la quatrième biennale de Lyon de 1997. Pourtant, c’est l’exposition organisée par Jean-Hubert Martin, Magiciens de la Terre en 1989 au Centre Pompidou, qui représente pour la critique d’art un événement majeur qui « précipite l’éclatement des catégories »7 des productions artistiques. Là encore ce geste d’ouverture peut être compris comme la récupération de la marge par la norme en évolution, phénomène précipitant dans une perspective téléologique toute culture underground, marginale, invisible vers l’absorption par la culture dominante. L’art brut, en tant que catégorie, est donc voué à disparition parce que les productions désignées entrent dans la confrontation avec l’art en général, contemporain comme passé. Ce dernier mouvement accompagne encore la destitution du sujet cartésien dans la mesure où l’on voit dans l’histoire des idées une critique post-moderne donner naissance à une nouvelle subjectivité.

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Jaber - acrylique sur toile 48

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FRANCBLIN Catherine, « Un Nouveau regard sur l’art brut ? » in art press 2, n° 30, Les mondes de L’Art Brut, 2013

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Ainsi se dessine une opposition très forte entre le soupçon jeté par Descartes à l’égard des sens jugés trompeurs, dont les perceptions sont ainsi incapables de servir de fondements à une connaissance certaine, et cette revalorisation de l’expérience sensible à laquelle donne lieu la phénoménologie dans une perspective nietzschéenne8. Nietzsche, avant les phénoménologues, dresse le concept de dionysiaque contre le cogito cartésien et replace le corps et la sensation au fondement de l’humain. Ainsi Husserl fait émerger le Leib, c’est-à-dire le corps vécu, sensation éprouvée qui émerge dans le contact des mains entre elles. Cet excursus permet d’entrevoir une nouvelle subjectivité née de la déconstruction du sujet cartésien fondé sur la raison. Cette nouvelle subjectivité, bien sûr, refuse de se nommer comme telle, ultime désaccord avec le père assassiné. Ce sujet post-moderne, qui aurait refusé de « s’assujettir » selon le mot de Deleuze, pourrait être le dionysiaque nietzschéen, le Leib husserlien, la chair de Merleau-Ponty, le Corps sans Organes deleuzien. Ainsi, ce qui se joue dans l’art brut de sa naissance à sa disparition n’est-il pas profondément lié à cette histoire du sujet ? De cette irrationalité que désigne l’art brut à l’importance accordée à la sensation propre aux nouvelles définitions du sujet post-moderne, il y aurait peut-être Le Mur, l’exposition présentée à la Maison rouge à l’été 2014 qui dévoile une partie de la collection d’Antoine de Galbert et annihile la possibilité d’une histoire de l’art, comme la création interne de catégories en marge. Les œuvres d’Antoine D’Agata fréquentent celles d’ Aloise, comme de Jan Fabre ou de Madge Gill. Si le décloisonnement de l’art brut n’est pas vraiment nouveau le dispositif d’exposition, quant à lui,

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Heidegger dans Nietzsche. (Tome 1. Traduit de l’allemand par Pierre Klossowski. Paris, NRF Gallimard, 1971) estime que le philosophe de Bâle a redéployé la subjectivité dans le champ du sensible.

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retient l’attention. L’accrochage des œuvres a été livré au hasard calculé d’un algorithme informatique. La médiation discursive a disparu. Aucun cartel ne rappelle au visiteur le nom des auteurs ni même les affres de leur existence au côté des œuvres, devenues ainsi anonymes, sans contexte historique, ni terre d’origine. C’est donc la sensation, l’esthétique si l’on s’attache à l’étymologie du terme, qui est au cœur du dispositif de monstration des œuvres. Henri Maldiney, contemporain de Deleuze définit l’art comme étant « la vérité du sentir 9». L’œuvre d’art n’est pas le résultat de l’expression d’un artiste mais un lieu destiné à l’expérience du sentir. Le sentir ici est la sensibilité même, c’est-à-dire l’activité par laquelle apparaissent, le monde et le corps vécu dans le monde, sans distinction objectivante du monde par rapport au corps vécu. Sentir n’est pas percevoir, parce qu’il n’y a pas de dimension intellectuelle qui identifie des éléments et des espaces en vue d’une action sur les objets du monde. Cet effacement progressif de la notion d’art brut, qui accompagne cet engouement actuel, invite sans doute à considérer l’œuvre d’art sous ce prisme du sentir. Si l’œuvre d’art est, dans la perspective de Maldiney, un lieu où se révèle notre sensibilité, et pas seulement l’objet d’un savoir discursif, alors peut-être que d’une certaine façon c’est le brut qui l’emporte d’abord par le regard du visiteur débarrassé un instant de ce désir d’érudition habituel qui l’invite à considérer les cartels avant les œuvres.

Florence Andoka

Jaber - acrylique sur toile 9

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« Henri Maldiney, la vérité du sentir », in art press N° 153, décembre 1990. p 17

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Remerciements Cet ouvrage a été édité à l’occasion de l’exposition Art Brut&Singulier, qui s’est tenue avec une partie de la collection de l’Hôpital Sainte Anne, du 2 au 26 novembre 2015 à l’Hôtel Ponsardin, siège de la CCI Reims-Epernay à Reims. Jean-Paul Pageau, Président de la CCI Reims-Epernay, Christophe FrançoisLehalle, Président de l’Association Art in Reims, organisatrice de l’exposition. Alexandre Donnat remercie : Je veux tout d’abord dire merci à Pierre Callewaert, sans qui cette exposition n’aurait pas eu lieu, et à l’ensemble des artistes dont les œuvres me donnent toujours autant de plaisir : Jaber, Emmanuelle Tournois, Michel Serviteur, André Robilliard, Joseph Kurhajec, Jean-Charles Sankaré, Michel Nedjar. Je remercie Monsieur Arnaud Robinet, Député-Maire de Reims, Monsieur Jean-Paul Pageau, Président de la CCI Reims-Epernay, et l’ensemble des collaborateurs, de Reims et de Châlons-en-Champagne, qui ont pris part à ce projet. Merci à Christophe François-Lehalle, Président de l’Association Art in Reims. Un grand merci à Aurore Lecrocq qui a défendu l’idée de ce beau projet. Je remercie pour leur travail indispensable à l’exposition et à ce catalogue : Jean-Claude Volot, Françoise Monnin, Laurent Danchin, Charles Melman, Florence Andoka, Olympe Racana-Weiler, Maître Lydia Wibratte, Eric Vandenbossche. Un grand merci à la Société Champagne Parc Auto qui a permis l’impression de ce catalogue, et à l’ensemble des partenaires qui ont soutenu cette exposition. Enfin, merci aux camarades de combat : Sophie Sainrapt, Tadeusz Koralewski, Véronique Grange-Spahis, Davi Semamra, Ronan Barrot, Romain Pons, Paul Mougenot, Loup Bommier, T.X.O, les Pons, Santiago Torres, Guillaume de Tanoüarn, David Nozek.

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carte postale 1ère guerre mondiale technique mixte assemblage de timbre postaux semeuse de couleurs paysage d’un soldat envoyé à sa fiancée

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