Critique de la croissance - Cours

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Table des matières 1 Introduction.

I

6

1.1 Questions introductives. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

6

1.2 Présentation du cours. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

6

1.2.1 Thème du cours. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

6

1.2.2 Plan du cours. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

7

Une critique comptable de la croissance.

2 Méthodologie et finalité du PIB et de sa croissance.

9 10

2.1 Définitions. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

10

2.1.1 Qu’est-ce que la croissance économique ? . . . . . . . . .

10

2.1.2 Qu’est-ce que le PIB ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

10

2.1.3 Croissance, récession, dépression ou décroissance ? . . .

11

2.2 Critique méthodologique du PIB. . . . . . . . . . . . . . . . . .

11

2.2.1 Le PIB ne comptabilise que la richesse marchande et monétaire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

11

2.2.2 Le PIB comptabilise mal la richesse marchande. . . . . .

13

2.3 Pourquoi conserver le PIB ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

15

2.3.1 De bonnes raisons de le conserver... . . . . . . . . . . . .

15

2.3.2 De mauvaises raisons de le conserver... . . . . . . . . . .

16

2.3.3 Une bonne raison de l’abandonner. . . . . . . . . . . . .

17

1


TABLE DES MATIÈRES 3 Les indicateurs alternatifs.

II

2 18

3.1 Les aménagements du PIB. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

18

3.2 Les indicateurs de développement. . . . . . . . . . . . . . . . .

19

3.2.1 L’Indice de Développement Humain. . . . . . . . . . . .

19

3.2.2 Les indicateurs genrés. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

20

3.2.3 Les indicateurs de pauvreté. . . . . . . . . . . . . . . . .

20

3.3 Les indicateurs économiques et sociaux. . . . . . . . . . . . . .

21

3.3.1 L’indice de santé sociale. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

21

3.3.2 Le BIP 40. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

22

3.3.3 L’Indice de Sécurité Personnelle. . . . . . . . . . . . . .

23

3.4 Les indicateurs environnementaux. . . . . . . . . . . . . . . . .

25

3.4.1 Les PIB verts. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

25

3.4.2 L’empreinte écologique. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

26

3.4.3 L’Happy Planet Index. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

29

Une critique écologique de la croissance.

4 Repenser le développement ou renoncer à la croissance ?

31 32

4.1 Le développement durable : naissance d’un concept. . . . . . .

32

4.1.1 La Conférence de Stockholm. . . . . . . . . . . . . . . .

32

4.1.2 Le rapport du Club de Rome : Limits to growth. . . . . .

33

4.1.3 Les travaux des classiques. . . . . . . . . . . . . . . . . .

34

4.2 Les « développements durables ». . . . . . . . . . . . . . . . . .

36

4.2.1 Le rapport Brundtland et le sommet de Rio. . . . . . . .

36

4.2.2 Soutenabilité forte ou soutenabilité faible ? . . . . . . .

37

4.3 Développement durable, état stationnaire ou décroissance ? . .

38

4.3.1 Herman D ALY : l’équilibre dynamique de l’économie à l’état stationnaire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

38

4.3.2 Nicholas G EORGESCU -R OEGEN : entropie, écologie et décroissance économique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39 4.3.3 Arne N AESS : l’écologie profonde. . . . . . . . . . . . . .

40


TABLE DES MATIÈRES

3

4.4 Économie et écologie... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

41

4.4.1 Le rapport Stern : le coût économique... de la croissance économique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

42

4.4.2 Le rapport Sukhdev : combien rapporte la nature ? . . .

42

4.4.3 Des rapports d’économistes... . . . . . . . . . . . . . . .

44

5 La croissance peut-elle être verte ?

45

5.1 La croissance verte ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

45

5.1.1 Faire plus avec moins. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

45

5.1.2 Un optimisme technologique. . . . . . . . . . . . . . . .

47

5.2 L’écologie industrielle, vers une industrie propre ? . . . . . . . .

47

5.2.1 L’industrie comme écosystème productif. . . . . . . . . .

47

5.2.2 La « vitrine » de l’écologie industrielle : l’écosystème de Kalundborg. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

48

5.2.3 Les limites de l’écologie industrielle. . . . . . . . . . . .

50

5.3 Le mirage d’une économie verte fondée sur les services. . . . . .

51

5.3.1 Une erreur de diagnostic. . . . . . . . . . . . . . . . . .

52

5.3.2 Une erreur de calcul. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

53

5.3.3 Une erreur d’anticipation. . . . . . . . . . . . . . . . . .

54

5.4 Le coût écologique de l’informatique. . . . . . . . . . . . . . . .

54

5.4.1 Le coût de l’utilisation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

55

5.4.2 Le coût de la production.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

56

5.4.3 Le problème du recyclage. . . . . . . . . . . . . . . . . .

56

5.4.4 L’enjeu de l’obsolescence. . . . . . . . . . . . . . . . . .

56

5.5 La dématérialisation, une illusion d’optique. . . . . . . . . . . .

57

5.5.1 Évaluer la dématérilisation. . . . . . . . . . . . . . . . .

58

5.5.2 Dématérialisation ou délocalisation ? . . . . . . . . . . .

58

5.5.3 Dématérialisation absolue, relative, etc. . . . . . . . . .

59


TABLE DES MATIÈRES

4

6 La question énergétique.

III

60

6.1 La fin programmée des énergies fossiles. . . . . . . . . . . . . .

60

6.1.1 Les ressources connues... . . . . . . . . . . . . . . . . . .

60

6.1.2 Un vrai problème ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

61

6.2 Les termes du problème. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

62

6.3 L’option nucléaire ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

63

Une critique radicale de la croissance.

7 Une critique du « développement ».

67 68

7.1 La croissance ou l’effondrement ? . . . . . . . . . . . . . . . . .

68

7.1.1 L’effondrement. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

68

7.1.2 La foi dans la croissance et le progrès. . . . . . . . . . .

70

7.1.3 Des biens communs de l’humanité ? . . . . . . . . . . . .

70

7.2 Le progrès a-t-il un sens ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

73

7.2.1 Le cas de l’automobile. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

73

7.2.2 Le « choix » du progrès. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

77

8 Une critique sociale de la croissance.

80

8.1 La croissance pour qui ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

80

8.1.1 Croissance de la pauvreté. . . . . . . . . . . . . . . . . .

80

8.1.2 Croissance des inégalités. . . . . . . . . . . . . . . . . .

82

8.2 La croissance fait-elle le bonheur ? . . . . . . . . . . . . . . . .

83

8.2.1 Les paradoxes de l’abondance.

. . . . . . . . . . . . . .

84

8.2.2 Explication des paradoxes. . . . . . . . . . . . . . . . . .

85

8.3 Les limites sociales de la croissance. . . . . . . . . . . . . . . . .

86

8.3.1 Rareté physique et pénurie sociale. . . . . . . . . . . . .

87

8.3.2 Économie matérielle et économie positionnelle. . . . . .

88

8.3.3 La croissance comme jeu à somme négative. . . . . . . .

88

8.3.4 Lutte positionnelle et délitement social. . . . . . . . . .

89

8.4 La croissance pour l’emploi ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

90


TABLE DES MATIÈRES

IV

5

Quelle société pourrait se passer de croissance ?

92

9 Pourquoi sommes-nous accros à la croissance économique ?

94

9.1 Parce que c’est plus fort que nous ! . . . . . . . . . . . . . . . .

94

9.1.1 Parce que la croissance c’est l’augmentation de la richesse, principal outil de lutte contre la pauvreté. . . . . . . . . 94 9.1.2 Parce que la croissance c’est l’emploi, principal vecteur de répartition des richesses. . . . . . . . . . . . . . . . .

95

9.1.3 Parce que la dynamique monétaire crée un impératif de croissance. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

95

9.2 Parce qu’on le veut bien. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

95

9.2.1 Parce que la rationalité économique gouverne.

. . . . .

96

9.2.2 Parce qu’il faut toujours plus de biens pour alimenter la course au standing. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

96

10 La désaccoutumance à la croissance.

97

10.1 Un problème technique, mais un enjeux politique. . . . . . . . .

97

10.1.1 Un problème technique. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

97

10.1.2 Un enjeu politique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

98

10.2 Les huit « R » de Serge L ATOUCHE. . . . . . . . . . . . . . . . . .

98

11 Les chemins de traverse.

100

11.1 Les mesures politiques. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100 11.1.1 Le revenu inconditionnel, facteur de décroissance. . . . 100 11.1.2 Le revenu maximum, fixer des limites. . . . . . . . . . . 100 11.2 Les démarches collectives. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100 11.2.1 Les coopératives : pour une démocratie économique. . . 100 11.2.2 Les monnaies locales : pour en finir avec la marchandise monétaire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100 11.2.3 Les circuits-courts : l’autre démondialisation. . . . . . . 101 11.2.4 L’écologie industrielle : recycler, recycler, recycler... . . . 101 11.2.5 La transition : un autre modèle de société ? . . . . . . . 101 11.3 Les actions individuelles. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101 11.3.1 La consommation citoyenne : la politique du caddie. . . 101 11.3.2 La simplicité volontaire : la satiété de consommation. . . 101


Chapitre 1

Introduction. 1.1

Questions introductives.

Pouvons-nous/devons-nous nous passer de croissance économique ? 1. Si oui, pourquoi et comment ? 2. Si non, pourquoi ? Peut-elle être infinie ?

1.2 1.2.1

Présentation du cours. Thème du cours.

La soutenabilité écologique de notre mode de vie est aujourd’hui remise en question par divers phénomènes et préoccupations contemporaines : – L’épuisement des ressources naturelles. – La destruction de la biodiversité et des espaces naturels. – Le dérèglement climatique. L’impact de l’activité humaine sur l’environnement semble à présent faire l’objet d’un consensus scientifique et politique à l’échelle internationale. C’est ce consensus qui a notamment permis l’émergence du concept de développement durable, qui vise à concilier croissance économique et impératifs environnementaux. Ce concept doit toutefois être questionné, tant ses interprétations concurrentes sont nombreuses et ses applications concrètes floues. Il sera donc question ici : 6


CHAPITRE 1. INTRODUCTION.

7

– De croissance économique. – De développement durable. Mais aussi : – De croissance zéro. – D’acroissance. – De décroissance. – D’objection de croissance. Notre réflexion s’articulera autour des principales critiques que l’on peut adresser à la croissance économique et à ses divers avatars contemporains (développement durable, croissance verte, alter-développement, etc.). Nous retiendrons notamment trois angles : – Une critique comptable. – Une critique écologique. – Une critique radicale. Ces différentes critiques seront abordées tour à tour, en mettant en regard les pratiques actuelles et les alternatives pouvant relever d’un développement durable ou d’une décroissance soutenable.

1.2.2

Plan du cours.

1. Critique comptable de la croissance. Qui compte quoi ? Pourquoi ? Comment ? Cela sera l’occasion de revenir sur : (a) La définition de concepts-clés (croissance, récession, décroissance, PIB, etc.). (b) Les limites méthodologiques du PIB et de sa croissance (la croissance est-elle un bon indicateur et porquoi on la conserve). (c) Les indicateurs de richesse alternatifs (questionner leur efficacité et leur nécessité). 2. Critique écologique de la croissance économique. Une croissance économique infinie (indéfninie) est-elle possible ? Oui ou non, et, si oui, comment ? (a) Nous verrons notamment les différentes réponses apportées par différents courants de pesnée, à travers une histoire des développements durables, un retour sur l’histoire de la pensée économique (que pensaient les « pères fondateurs » de l’économie politique de


CHAPITRE 1. INTRODUCTION.

8

l’hypothèse d’une croissance infinie ?) et une présentation de quelquesunes des théories de la décroissance. (b) Nous questionnerons également la pertinence et la réalité de l’hypothèse d’une croissance verte qui semble remplacer à présent le concept de développement durable dans le discours politique. Cela nous conduira notamment à soulever l’épineuse question énergétique. 3. Critique radicale de la croissance économique. « Et quand bien même... ». En admettant qu’une croissance économique infinie soit techniquement et écologiquement réalisable, serait-elle pour autant souhaitable ? La croissance, à quoi bon ? (a) Critique de la technique et de l’idéologie du progrès. Le progrès a-t-il un sens ? Si oui, est-ce le bon ? Peut-on (doit-on) faire confiance à l’ingéniosité humaine pour nous sortir de l’impasse écologique dans laquelle nous nous trouvons ? (b) Critique sociale de la croissance économique. Finalement, la croissance économique améliore-t-elle le sort des individus ? De tous les individus (question des inégalités : la croissance pour qui ?) ? Améliore-t-elle notre bien-être (économie du bonheur et limites sociales de la croissance) ? La croissance crée-t-elle des emplois (mais à quoi bon ?) ? 4. Conclusion ouverte et créative.


Première partie

Une critique comptable de la croissance.

9


Chapitre 2

Méthodologie et finalité du PIB et de sa croissance. 2.1 2.1.1

Définitions. Qu’est-ce que la croissance économique ?

La croissance économique (plus souvent simpelment appelée « croissance »), c’est l’augmentation du PIB : – On calcule le PIB sur une période donnée (une année, un trimestre, etc.). – On calcule son évolution d’une période à l’autre.

2.1.2

Qu’est-ce que le PIB ?

Le PIB, c’est le produit intérieur brut. Il est la somme de toutes activités « économiques », c’est-à-dire les activités génératrices de revenus. Qu’il s’agisse : – De revenus monétaires : salaires, traitements, dividendes, etc. – De revenu en nature : logements occupés par leurs propriétaires, fruits des jardins familiaux, etc. Pour calculer le PIB, on fait la somme des valeurs ajoutées (valeur de la production - valeur des consommations intermédiaires ; c’est la valeur ajoutée par le travail) de toutes les unités de production, sur un territoire donné. La valeur ajoutée correspond à la valeur ajoutée par le travail. C’est la valeur de la production, moins la valeur des consommations intermédiaires utilisées

10


CHAPITRE 2. MÉTHODOLOGIE ET FINALITÉ DU PIB ET DE SA CROISSANCE.11 dans le processus de production. Sachant que les consommations intermédiaires des uns sont les productions des autres, on évite ainsi une comptabilisation multiple d’un même produit..

Remarque : on peut distinguer le PIB du PNB (ou RNB) qui correspond au PIB, moins les revenus versés aux acteurs étrangers, plus les revenus versés par les acteurs étrangers aux acteurs nationaux.

=>

2.1.3

Croissance, récession, dépression ou décroissance ?

La croissance, c’est l’évolution du PIB d’une période à l’autre. Mais cette évolution peut suivre un taux positif, ralentir, ou même suivre un taux négatif. Suivant les cas, on parle de croissance, de récession, de dépression ou de décroissance : – Lorsque le PIB augmente, c’est une période de croissance. – Lorsque la croissance ralentit, c’est une période de récession. – Lorsque le PIB recule, c’est une période de dépression (ou de contraction). – Lorsque le recul de la croissance est volontaire et organisé, c’est une décroissance (hypothèse d’école...).

2.2

Critique méthodologique du PIB.

2.2.1

Le PIB ne comptabilise que la richesse marchande et monétaire.

Le PIB renvoie à une conception étroite de la richesse. Certaines activités sont comptabilisées, d’autres sont oubliées, et certaines formes de richesse sont occultées.

1. Les activités comptabilisées. Les seules activités qui entrent dans le PIB sont : – Celles qui trouvent un déboucher marchand. – Celles qui nécessitent un travail rémunéré (ex : service public gratuits mais réalisés par des fonctionnaires rémunérés).


CHAPITRE 2. MÉTHODOLOGIE ET FINALITÉ DU PIB ET DE SA CROISSANCE.12 =>

Remarque : les services publics ne sont pris en compte qu’à hauteur de leur coûts et non de leur éventuelle valeur marchande. Une marchandisation des services publics peut donc entraîner une hausse du PIB...

2. Les activités non comptabilisées. Plusieurs formes d’activités, pourtant créatrices de richesses, ne sont pas prises en compte : – Le bénévolat. Le bénévolat ne génère pas de revenu, il n’apparaît donc pas dans le calcul de la richesse. – Le travail domestique. Seules certaines activités domestiques sont prises en compte. Il s’agit par exemple du bricolage ou du jardinage. En revanche, d’autres activités domestiques, comme le soin des enfants, des séniors, le ménage, la cuisine, etc., ne sont pas comptabilisées. =>

Remarque : compte tenu de la répartition sexuée des tâches domestiques, cette comptabilisation partielle du travail domestique traduit en fait une conception phallocratique de la richesse... En effet, faire pousser des poireaux (tâche « masculine ») contribue à la création de richesse, les cuisiner (tâche « féminine ») non...

=>

Remarque : le problème est qu’il est difficile de comptabiliser la valeur de la production domestique. Deux méthodes sont envisageables : (a) Trouver l’équivalent marchand de la production domestique et lui attribuer la même valeur (plats cuisinés dans le commerce, garde d’enfants par des structures d’accueil professionnelles, etc.) (b) Appliquer aux heures de travail domestique un taux horaire égal : – Au salaire moyen ? – Au salaire minimum ? – À tout autre niveau de salaire à définir... Suivant la méthode utilisée, le PIB augmente de 30 à 75% !


CHAPITRE 2. MÉTHODOLOGIE ET FINALITÉ DU PIB ET DE SA CROISSANCE.13 3. Les richesses oubliées. Par ailleurs, certains facteurs contribuent à la richesse et au bien-être des individus mais n’entrent pas dans le calcul du PIB : – Le temps libre par exemple. Ainsi, aux États-Unis, le temps de travail moyen a augmenté de cinq semaines depuis 1980. La production a également augmenté, mais la qualité de vie est elle vraiment meilleure ? – On pourrait aussi penser à d’autres facteurs de richesse sociale comme la confiance qui règne entre les individus, à l’amabilité, la fraternité, etc.

2.2.2

Le PIB comptabilise mal la richesse marchande.

Non seulement le PIB ne comptabilise que la richesse marchande, mais en plus, il la comptabilise mal ! Sa méthode de calcul donne en effet une vision inexacte et biaisée de la richesse et du bien-être générés par la production marchande.

1. Ce qui se vend est-il toujours bon ? Le PIB se veut éthiquement neutre. Par conséquent, toute production marchande, quelle qu’elle soit, peut et doit être comptabilisée. On peut ainsi tenir compte de certaines activités marchandes contestables comme : – Les ventes d’armes. – Le crime organisé (drogue, tueurs à gage, etc.), une fois l’argent blanchi, etc. Mais si tout cela contribue bien à faire augmenter le PIB, en résulte-t-il vraiment une hausse du bien-être de la société ? 2. Les « dépenses défensives » augmentent-elles la richesse ? Certaines dépenses ne visent pas à accroître la richesse ou le bien-être, mais simplement à préserver le status quo. On parle alors de « dépenses défensives ». =>

Exemples : – Lors d’une marée noire, des individus peuvent être embauchés pour nettoyer les plages ou pomper le pétrole. Cela générera de la croissance, mais le bien-être restera inchangé. Il s’agit uniquement de réparer des dégâts...


CHAPITRE 2. MÉTHODOLOGIE ET FINALITÉ DU PIB ET DE SA CROISSANCE.14 – Si le risque d’incendie augmente dans une région donnée, il faudra sans doute créer de nouvelles casernes et embaucher pompiers. – De même, si le taux de criminalité augmente, il faudra ouvrir de nouveaux commissariats, construire de nouvelles prisons, embaucher poliviers et surveillants, etc. Toutes ces dépenses, génératrices de revenus, contribuent au PIB. Toutefois, une fois de plus, le bien-être restera inchangé... Idem pour les dépenses de santé par exemple. Suivant cette logique, on pourrait, pour faire augmenter le PIB, lancer un vaste plan de destruction et de reconstruction des cathédrales, comme le suggèrait ironiquement l’économiste Hugues de J OUVENEL... On pourrait aussi imaginer payer des gens pour faire des trous dans les routes, et en payer d’autres pour les reboucher (cf. Jean G ADREY). 3. La consommation intermédiaire... des ménages. Pour éviter une comptabilisation multiple d’une même production, le PIB tient compte des consommations intermédiaires des entreprises et les retranche au résultat final. Le PIB est donc bien la somme des valeurs ajoutées et non la somme des chiffres d’affaire... Toutefois, les entreprises ne sont pas les seules à se livrer à des consommations intermédiaires. Les ménages aussi doivent parfois en réaliser pour satisfaire leurs préférences et accroître leur bien-être. C’est le cas par exemple : – Des frais de déplacement (domicile-travail, vers son lieu de vacances, etc.). – Des frais de scolarité (si l’on considère l’enseignement acheté comme un moyen d’accéder à l’emploi recherché et non comme une source de satisfaction à part entière...). Toutes ces dépenses sont comptabilisées comme des créations nettes de richesses, mais ce ne devrait pas être le cas... Une fois identifiées, les consommations intermédiaires des ménages devraient donc être retranchées elles aussi du résultat final. 4. Et les stocks ? Le PIB tient compte uniquement des flux de marchandises, oubliant totalement de comptabiliser les stocks. Cela revient à réaliser un compte de résultat, mais à ne pas se préoccuper du bilan. Ainsi, ne sont pas comptabilisés et n’apparaissent pas dans les tableaux comptables :


CHAPITRE 2. MÉTHODOLOGIE ET FINALITÉ DU PIB ET DE SA CROISSANCE.15 – Le capital culturel (niveau d’éducation, création artistique non marchande, etc.). – Les infrastructures (bâtiments, routes, équipements divers, etc.). – Le capital environnemental (ressources naturelles, espaces naturels, paysages, etc.). Il s’agit pourtant de richesses réelles qui contribuent au bien-être de la société...

2.3

Pourquoi conserver le PIB ?

2.3.1

De bonnes raisons de le conserver...

1. Parce que c’est un indicateur synthétique. Le PIB et son évolution (la croissance) permettent, avec simplement deux chiffres, d’avoir un aperçu de la situation économique d’un pays. 2. Parce qu’il permet de mélanger les torchons et les serviettes. Le PIB permet d’additionner toutes sortes de produits grâce à une même unité de compte. 3. Parce que ce n’est pas le PIB qui compte, mais son évolution. Les critiques adressées au mode de calcul du PIB ne sont pas pertinentes car c’est moins le montant du PIB qui compte que son évolution. Ainsi, prendre en compte le travail domestique ou le bénévolat modifierait peut-être le montant du PIB, mais finalement, son évolution resterait identique... Et c’est l’essentiel. 4. Parce que c’est un indicateur de richesse, pas de bien-être. On reproche souvent au PIB de ne pas refléter le niveau de bien-être d’une société, mais il s’agit d’un mauvais procès. En effet, il n’a pas été conçu comme un indicateur de bien-être mais, plus modestement, comme un indicateur de richesse. N’attendons donc pas de lui des enseignements qu’il ne peut pas apporter... 5. Parce qu’il est utilisé partout dans le monde. Le PIB est un indicateur universellement utilisé. Il permet donc de réaliser aisément des comparaisons internationales.


CHAPITRE 2. MÉTHODOLOGIE ET FINALITÉ DU PIB ET DE SA CROISSANCE.16

2.3.2

De mauvaises raisons de le conserver...

1. Parce que c’est un indicateur synthétique. Le PIB et la croissance permettent avec deux chiffres, d’avoir un aperçu de la situation économique d’un pays. Mais cette approche simple est aussi simpliste. Elle ne donne pas une bonne vision de la situation économique d’un pays, ni du bien-être de sa population. 2. Parce qu’il permet de mélanger les torchons et les serviettes. Utilisant la même unité de compte pour toutes les marchandises, le PIB permet d’additionner toutes sortes de bien et services. Toutefois, certains biens et services (éducation, justice, sécurité civile, etc.) sont peut-être plus utiles voire indispensables que d’autres. Utiliser la seule valeur marchande ou le coût de production ne permet pas d’en rendre compte. 3. Parce que ce n’est pas le PIB qui compte, mais son évolution. Cette justification était peut-être valable lors de la création de la comptabilité nationale, mais elle est moins pertinente aujourd’hui du fait : – De la marchandisation croissante des services publics. Cette marchandisation entraîne une croissance économique artificielle, simplement parce que les services marchands peuvent être plus chers... – De la marchandisation du travail domestique et bénévole. Cette marchandisation fait entrer dans le calcul du PIB certains biens et services qui n’y apparaissaient pas auparavant mais existaient bel et bien ! Cette croissance ne traduit donc aucun accroissement réel de richesse... – Du développement de la consommation intermédiaire des ménages. Le processus de croissance et les limites sociales inhérentes à la croissance du bien-être entraînent une forte augmentation des dépenses intermédiaires des ménages : il faut aller toujours plus loin en banlieue, en vacances, sous-traiter le travail domestique du fait de la pression du temps, etc. 4. Parce que c’est un indicateur de richesse, pas de bien-être. Le PIB n’est qu’un indicateur de richesse, pas un indicateur de bien-être. Or, comme outil politique, ce n’est pas d’un indicateur de richesse dont nous avons besoin, mais bien d’un indicateur de bien-être susceptible de nous renseigner sur les attentes, les préférences et le degré de satisfac-


CHAPITRE 2. MÉTHODOLOGIE ET FINALITÉ DU PIB ET DE SA CROISSANCE.17 tion des individus. 5. Parce qu’il est utilisé partout dans le monde. L’importance prise par l’économie et les économistes dans les débats politiques a imposé le PIB comme indicateur universel (uniformisation de l’idée de richesse et imposition d’un indicateur mondial). Malheureusement, cet indicateur invite logiquement à se focaliser sur une dimension strictement économique et marchande et marchande de la richesse...

2.3.3

Une bonne raison de l’abandonner.

Le fait que le PIB ne comptabilise que les flux sans tenir compte des stocks pose un véritable problème. Le PIB et sa croissance ne peuvent en effet constituer un bon indicateur pour guider les politiques publiques car ils invitent à adopter des politiques de court terme. Ceci est : 1. Parfaitement cohérent avec le temps politique. 2. Totalement incompatible avec le bien-être (à long terme) de la société. Il est donc nécessaire : 1. De mieux tenir compte des investissements à long terme, de la valeur des infrastructures et de l’investissement dans la santé et l’éducation de la population. 2. D’intégrer le capital environnemental dans le calcul de la richesse pour éviter qu’il ne soit dilapidé. Les enjeux écologiques actuels imposent alors un profond changement des indicateurs de richesse.


Chapitre 3

Les indicateurs alternatifs. 3.1

Les aménagements du PIB.

1. Le développement des comptes satellites. Certains chercheurs vont tenter d’aménager le calcul du PIB pour mieux tenir compte de certaines richesses non-marchandes comme le travail bénévole, le travail domestique et le temps libre. Malheureusement, même lorsqu’elles sont intégrées dans la comptabilité nationale sous la forme de comptes satellites, ces richesses nonmarchandes ne restent que des comptes... satellites. Elles demeurent donc largement ignorées... 2. La Mesure du Bien-être Économique. D’autres travaux se sont efforcés de rendre compte du capital, des stocks et non plus simplement des flux, comme le fait le PIB. Ainsi, les économistes américains N ORDHAUS et T OBIN ont développé à partir des années 1970 un système de comptabilité baptisé Mesure of Economic Welfare. ce système tient compte des dépenses défensives, mais aussi des infrastructures, du capital éducatif ou encore du capital santé (valeur des dépenses de santé...). Toutefois : – Le capital naturel n’était pas pris en compte. – N ORDHAUS et T OBIN n’observant aucune différence entre l’évolution de leur MBE (MEW) et celle du PIB, ils ont fini par en conclure que le PIB n’était pas si mal conçu...

18


CHAPITRE 3. LES INDICATEURS ALTERNATIFS.

3.2

19

Les indicateurs de développement.

À partir des années 1990, le Programme des Nations Unies pour le Développement a développé différents indicateurs de richesses.

3.2.1

L’Indice de Développement Humain.

L’IDH est le plus connu des indicateurs du PNUD. Il est aussi le plus utilisé.

1. Variables : Il s’agit d’un indice synthétique qui combine quatre variables réparties en trois dimensions du bien-être : – La santé : l’espérance de vie à la naissance. – Le niveau de vie : le PIB par habitant (en PPA). – Le niveau d’instruction : – Le taux d’alphabétisation. – Le taux de scolarisation. 2. Construction : On procède en deux temps : (a) Chaque indicateur est ramené à un indice entre 0 et 1. – Pour l’espérance de vie, on prend l’espérance de vie minimum (25 ans) et l’espérance de vie maximum (85 ans) et on procède au calcul suivant : (E-25)/(85-25). – Pour le niveau de vie, on suit le même raisonnement en prenant 100 $ par an comme seuil minimum et 40 000 $ par an comme seuil supérieur : (NdV-100)/(40 000-100). – Pour le niveau d’instruction on combine les deux taux d’alphabétisation et de scolarisation en appliquant une pondération. Le taux d’alphabétisation compte pour 2/3 et le taux de scolarisation compte pour 1/3. (b) On fait ensuite la moyenne (non pondérée) des trois indicateurs obtenus. 3. Résultats : Classement mondial (2010) : – Podium : 1. Norvège, 2. Australie, 3. Nouvelle-Zélande. – Les États-Unis sont 4e, l’Allemagne est 10e, la France est 14e, le Royaume-Uni est 26e.


CHAPITRE 3. LES INDICATEURS ALTERNATIFS.

20

– Les pays les moins bien notés sont le Niger, la RDC et le Zimbabwe (avec 0,14). 4. Limites : – Un indicateur rudimentaire. Combinant seulement quatre variables, l’IDH ne permet pas d’avoir une vision complète du niveau de développement et de bien-être d’une population. – Pas de pondération. Aucune pondération n’est appliquée entre les différents indicateurs. On donne donc exactement la même importance au niveau de vie, à l’espérance de vie et au niveau d’instruction. – Une moyenne. L’IDH ne permet pas de rendre compte des inégalités entre hommes et femmes ou des inégalités sociales. – Inadapté aux pays développés. Compte tenu des variables choisies, l’IDH est surtout pertinent pour les pays en développement (conformément aux objectifs du PNUD) mais ne permet pas d’évaluer la situation des pays du Nord. Il est en effet trop peu discriminant, tous les pays du Nord ayant un IDH supérieur à 0,9...

3.2.2

Les indicateurs genrés.

Après la création de l’IDH, trois indicateurs ont été développés pour mettre en lumière les inégalités hommes/femmes : – L’Indicateur Sexospécifique de Développement Humain. L’ISDH consiste à appliquer le calcul de l’IDH aux hommes et aux femmes séparément. – L’indice des inégalités de genre. Évolution de l’ISDH, l’IIG traduit le désavantage des femmes dans les trois dimensions de l’IDH ainsi que dans les capacités d’accès au marché de l’emploi. – L’Indice de Participation des Femmes. Cet indicateur vise à évaluer le degré de participation des femmes à la vie économique et politique.

3.2.3

Les indicateurs de pauvreté.

Contrairement à l’IDH, les indicateurs de pauvreté cherchent à mettre en évidence des manques, des déprivations.


CHAPITRE 3. LES INDICATEURS ALTERNATIFS.

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– L’IPH-1. Indicateur de déprivation adapté aux pays en développement. – L’IPH-2. Indicateurs adapté aux pays développés. Il combine 4 variables non pondérées : – La probabilité de mourir avant 60 ans. – Le taux de chômage de longue durée. – Le taux de pauvreté. – Le taux d’illettrisme. – L’indice de pauvreté multidimensionnelle. L’IPM est une évolution de l’IPH-1 introduite en 2010.

3.3

Les indicateurs économiques et sociaux.

3.3.1

L’indice de santé sociale.

L’ISS a été développé dans les années 1980 par les chercheurs américains Marc et Marque-Luisa M IRINGOFF. Il s’agit d’un indicateur synthétique combinant 16 variables. L’ISS a en outre la particularité d’utiliser des variables spécifiques pour différentes tranches d’âge.

1. Variables par tranches d’âge. – Enfants : mortalité infantile, maltraitance, pauvreté infantile. – Adolescents : suicide des jeunes, usage de drogues, abandon d’études universitaires, grossesses précoces. – Adultes : chômage, salaire moyen, taux de couverture de l’assurance maladie. – Personnes âgées : pauvreté des plus de 65 ans, espérance de vie à 65 ans. – Tous âges : délits violents, accidents de la route liés à l’alcool, accès au logement, inégalités de revenu. 2. Construction. On procède en trois étapes : (a) On calcule chaque variable.


CHAPITRE 3. LES INDICATEURS ALTERNATIFS.

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(b) On attribue une note à chaque taux en fonction des taux antérieurs. On applique une règle de 3, 0 correspondant au pire taux obtenu sur la période pour la variable étudiée, et 100 correspondant au taux le plus élevé. (c) On fait la moyenne des notes obtenus pour chacune des variables. 3. Résultats. En comparant leur évolution respective, on observe un décrochage entre le PIB et l’ISS depuis 1973. Tandis que le PIB progresse fortement, l’ISS décroît... 4. Limites. – Peu de variables. L’ISS s’appuie sur davantage de variables que l’IDH ou l’IPH-2, mais de nombreuses dimensions du bien-être sont occultées ou insuffisamment prises en compte. Par ailleurs certaines variables sont surprenantes. Pourquoi se contenter de comptabiliser les accidents de la routes liés à l’alcool au lieu de prendre en compte l’insécurité routière dans son intégralité. – Pas de pondération. Aucune pondération n’est appliquée aux différentes variables. L’usage de drogue chez les adolescent compte donc autant que la pauvreté infantile ou la mortalité infantile...

3.3.2

Le BIP 40.

Le BIP 40, « baromètre des inégalités et de la pauvreté », est un indicateur développé au début des années 2000 par des chercheurs français estimant que la santé sociale devait bénéficier d’un véritable indicateur, au même titre que la santé économique (PIB) et la santé boursière (CAC 40)... D’où BIP 40 ! Le BIP 40 suit donc a même logique de l’ISS, avec toutefois quelques différences méthodologiques.

1. Les variables. Indicateur plus complet que l’ISS, le BIP 40 repose sur 58 variables réparties en six dimensions : – Emploi et travail : 24 variables mesurant le chômage, la précarité, les conditions de travail et les relations professionnelles. – Revenus : 15 variables mesurant les salaires, la pauvreté, les inégalités, la fiscalité et la consommation.


CHAPITRE 3. LES INDICATEURS ALTERNATIFS.

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– Santé : 5 variables, dont l’espérance de vie et les inégalités d’espérance de vie entre cadres et ouvriers. – Éducation : 5 variables. – Logement : 5 variables. – Justice : 4 variables dont le taux d’incarcération. 2. La construction. Procédure en trois temps : (a) On recense chacune des variables. (b) Pour convertir les chiffres de chaque variable en une note de 0 à 10 (10 étant la pire note en terme d’inégalités), on suit la même procédure que pour l’ISS. Ainsi, 0 est la note du meilleur résultat sur la période étudiée, et 10 est la pire note. (c) Contrairement à l’ISS ? une pondération des variables est ensuite intégrée au sein de chacune des dimensions, puis entre les différentes dimensions. Les dimensions emploi et revenu se sont ainsi vues attribuer deux fois plus de poids que les autres dimensions. 3. Résultats : Les chiffres du BIP 40 montrent un décrochage avec le PIB depuis 1980, avec un accroissement des inégalités. Il a atteint son plus haut niveau en 2005 (dernières données connues), avec un taux proche de 6. 4. Limite : La pondération appliquée aux différentes variables est totalement arbitraire et donc discutable. Le BIP 40 traduit donc la vision du bien-être de ses concepteurs, mais uniquement la leur...

3.3.3

L’Indice de Sécurité Personnelle.

L’ISP est un indicateur synthétique développé par des chercheurs canadiens dans les années 1990. Il suit la même logique que l’ISS et le BIP 40, mais combine encore plus de variables et procède à une méthode de pondération originale.

1. Les variables. L’ISP mesure la sécurité personnelle entendue dans trois dimensions :


CHAPITRE 3. LES INDICATEURS ALTERNATIFS.

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– La sécurité économique. – La sécurité de la santé. – La sécurité physique. Pour chacune de ces dimensions, différentes variables sont combinées. Toutefois, contrairement aux autres indicateurs alternatifs, l’ISP combine à la fois : – Des variables objectives (exemple : le revenu disponible des ménages). – Des variables subjectives (exemple : “Dans quelle mesure estimezvous que votre revenu est suffisant pour subvenir aux besoins de votre ménage ?”). 2. Construction. Cinq étapes d’élaboration : (a) Les variables objectives sont calculées. (b) On leur attribue une note à partir de l’indice 100 d’une année de référence. (c) Les variables subjectives sont évaluées après une enquête d’opinion et toutes les réponses sont classées sur une échelle de 1 à 7. (d) On procède ensuite à une pondération suivant les préférences de la société. Une enquête d’opinion permet d’identifier les principales préoccupations des individus et de dégager des coefficients en fonction. (e) Au final, on obtient deux indicateurs : – Un indicateur objectif. – Un indicateur subjectif. 3. Limites : – Indicateur très coûteux. Ce procédé très efficace et permettant d’obtenir une vision fidèle du bien-être d’une population en comparant des indicateurs objectifs et la perception qu’en ont les individus est malheureusement très coûteux et très lourd à mettre en œuvre. – Peu utilisé. En raison de son coût et de ses difficultés de mise en œuvre, l’ISP n’a été utilisé qu’au Canada. Aucune comparaison internationale n’est donc possible. – L’ISP est un indicateur très complet mais il ne tient compte que des données économiques, sociales et de santé. Il ne tient donc pas compte de l’environnement qui entre pourtant dans la détermination du bienêtre.


CHAPITRE 3. LES INDICATEURS ALTERNATIFS.

3.4

25

Les indicateurs environnementaux.

3.4.1

Les PIB verts.

1. L’Indice de Bien-être Économique Durable. Une première version de l’IBED a été développée par deux chercheurs américains : John C OBB et Herman D ALY (prix Nobel alternatif en 1999 pour avoir fondé l’économie écologique, cf. sous-section 4.3.1.). Cet indice a ensuite connu de nombreux développement grâce aux travaux de différents laboratoires à travers le monde. L’IBED se distingue du PIB classique car : – Il cherche à tenir compte des dépenses défensives. – Il tente de rendre compte des coûts environnementaux. Pour construire l’IBED, à partir de la consommation des ménages : (a) On tient compte des inégalités de revenus grâce au coefficient de GINI. (b) On retranche : la dette extérieure, le coût des accidents de la route, le coût des déplacements quotidiens, le coût du chômage, le coût de la pollution de l’eau, de l’air, ou encore de la pollution sonore. (c) On ajoute : la valeur du travail domestique, du bénévolat, des infrastructures, etc. 2. L’Indice de Progrès Véritable. L’IPV (Genuine Progress Indicator en anglais), développé dans les années 1990, vise, à partir de la consommation des ménages, à mettre en lumière : – La consommation qui engendre une véritable amélioration des conditions de vie. – L’impact de la consommation sur l’environnement, et donc sur les conditions de vie. Pour construire l’IPV on suit la même méthode que pour l’IBED mais la prise en compte de chaque variable varie. Résultats : Depuis 1950, aux États-Unis, le PIB/habitant augmente tandis que l’IPV stagne.


CHAPITRE 3. LES INDICATEURS ALTERNATIFS.

26

3. L’Indice d’Épargne Véritable. L’IEV est un indicateur développé par la Banque mondiale, qui vise à rendre compte : – De l’épuisement des ressources naturelles (énergies fossiles, minerais, forêts). – Des dommages liés aux émissions de CO².

Limites des PIB verts : Tous les PIB verts (IBED, IPV, IEV) reposent sur une évaluation monétaire des ressources naturelles et de l’impact environnemental de l’activité humaine. Mais finalement, une telle évaluation est-elle pertinente ? (cf. sous-section 4.3.3. sur l’écologie profonde, et la section 4.4.). Remarque : La question de la pertinence des comptablisations économiques des richesses naturelles est délicate.

=>

– Certaines choses sont incomensurables, elles ne peuvent faire l’objet d’une véritable mesure et devraient donc rester à l’écart de toute tentative de comptabilisation. – Toutefois, dans un société qui ne jure que par l’économie, ce qui n’est pas compté ne compte pas...

3.4.2

L’empreinte écologique.

L’empreinte écologique est un indicateur strictement environnemental développé dans les années 1990 par l’ONG WWF. L’idée est de représenter la surface de la planète nécessaire pour subvenir durablement aux besoins d’un individu (alimentation, logement, habits, mobilier, etc.), c’est-à-dire : – Fournir des matières premières. – Absorber ses déchets. Répondre à ces besoins suppose l’utilisation de ressources naturelles que l’on peut convertir en surface.

1. Construction. On calcule et combine six types d’empreintes : (a) L’empreinte terres cultivées : surface nécessaire à la culture des produits agricoles alimentaires (pour les hommes et le bétail) et industriels (coton, lin, etc.).


CHAPITRE 3. LES INDICATEURS ALTERNATIFS.

27

(b) L’empreinte pâturage : surface nécessaire à l’élevage du bétail destiné à l’alimentation (viande et produits laitiers), au cuir et la laine. (c) L’empreinte forêt : surface de forêt nécessaire pour fabriquer les produits en bois. (d) L’empreinte pêche : surface nécessaire pour produire les poissons consommés. (e) L’empreinte terrains bâtis : surface occupée par les infrastructures et les bâtiments divers. (f) L’empreinte énergie : surface nécessaire pour fournir répondre à la consommation énergétique. Le calcul de cette dimension de l’empreinte écologique pose problème car il va dépendre de l’énergie utilisée : – Les énergies fossiles (pétrole, gaz naturel, charbon) : on calcule la surface de forêt nécessaire pour absorber le CO² émis par leur combustion. – La biomasse (bois et charbon de bois) : on calcule la surface de forêt nécessaire pour former la biomasse consommée. – L’énergie hydraulique : on calcule la surface recouverte par les barrages et leurs réservoirs. – Le nucléaire : on convertit la production électrique en équivalent pétrole et on calcule son empreinte comme celle des énergies fossiles. Le nucléaire est donc pénalisé... =>

Remarques : Le nucléaire est pénalisé par le mode de calcul de l’empreinte écologique, mais il convient tout de même de noter que les accidnts nucléaires de Tchernobyl et Fukushima et conduit les autorités urkrainiennes et japonaises à créer des zones d’exclusion de plusieurs centaines de km² (plusieurs centaines de milliers d’hectares) autour des centrales sinistrées : – Une zone de 30 km d’exclusion autour de la centrale de Tchernobyl. – Une zone de plus de 20 km d’exclusion autour de la centrale de Fukushima. Ces zones d’exclusion sont condamnées pour plusieurs décennies voire plusieurs siècles et justifient sans doute la pénalisation du nucléaire dans le calcul de l’empreinte écologique.


CHAPITRE 3. LES INDICATEURS ALTERNATIFS.

28

2. Résultats. (a) L’empreinte écologique soutenable. En théorie, chaque individu peut avoir une empreinte écologique de 1,8 hectare sans remettre en cause les capacités de régénération de la planète. (b) Une empreinte aujourd’hui dépassée. Aujourd’hui, l’empreinte écologique moyenne des hommes est supérieure à ce plafond... Elle était de 2,25 en 2003. L’humanité consomme donc plus que ce que la planète peut durablement produire. En 1960, l’humanité consommait environ 70% des productions annuelles de la nature. En 1980, elle en consommait 100%. En 1999, le seuil de soutenabilité était largent dépassé avec une consommation de l’ordre de 125%. En 2012, notre consommation s’élève à 155% des productions annuelles de la nature. « L’earth overshoot day », symbolise bien cette accélération insoutenable de la consommation de ressources naturelles. Calculé chaque année, il détermine le jour de l’année à partir duquel l’humanité : – Dépasse le seuil de soutenabilité de sa consommation annuelle (elle dépasse l’empreintte écologique soutenable). – Contracte une sorte de dette à l’égard de l’environnement (elle puise dans le capital au lieu de vivre des seuls intérêts). En 2012, l’earth overshoot day est tombé le 22 août. C’était le 27 septembre en 2011, le 1er novembre en 2000, et le 7 décembre en 1990... (c) Empreinte écologique et croissance démographique. L’augmentation de l’empreinte écologique par habitant est d’autant plus problématique que la population mondiale augmente (nous sommes aujourd’hui 7 milliards...) alors que la surface de la terre ne grandit pas ! Ainsi, alors que l’empreinte écologique individuelle augmente, l’empreinte écologique soutenable, elle, diminue... (d) De grandes inégalités mondiales. Si l’empreinte écologique moyenne est d’environ 2,25 hectares par habitant, il existe de grandes différences à travers le monde suivant le mode de vie des individus. Ainsi, alors que l’empreinte écologique


CHAPITRE 3. LES INDICATEURS ALTERNATIFS.

29

d’un Africain est de seulement 1,1 hectare, celle d’un français est de 4,6 hectares. Il nous faudrait donc 2,5 planètes si tout le monde vivait comme les Français. De leur côtés, les Américains ont une empreinte écologique de 9,5 hectares ! Si tout le monde vivait comme les Américains,il nous faudrait plus de 5 planètes... =>

Remarque : On pourrait justifier certains écarts d’empreinte écologique par l’existence de différences de dotation en biocapacité. Certaines régions jouissent en effet de davantage de ressources naturelles (surtout si on les rapporte à leur population...) et disposent donc d’une empreinte écologique soutenable supérieure à la moyenne (tandis que d’autres jouissent d’une empreinte écologique soutenable moindre). Ainsi, les Nord-Américains disposent de 3,6 hectares par tête, les Européens de 2,6, et les Asiatiques de moins d’un hectare... Toutefois : – Peut-on vraiment raisonner en termes de dotations territoriales dans un contexte de mondialisation des échanges de marchandises (et donc dans un contexte de mondialisation de la consommation des ressources naturelles) ? – Par ailleurs, le CO² ne connaît pas de frontières (de fait, la forêt amazonienne, « poumon de la planète, n’absorbe pas le seul CO² brésilien)...

3.4.3

L’Happy Planet Index.

L’Happy Planet Index est un indicateur synthétique développé par l’association “Les Amis de la Terre”, à partir de l’empreinte écologique. Il vise à évaluer la capacité des pays à produire des vies : – Longues. – Heureuses. – Écologiquement soutenables.

1. Construction. L’HPI repose sur trois variables : – L’espérance de vie.


CHAPITRE 3. LES INDICATEURS ALTERNATIFS.

30

– L’indice de bonheur déclaré (calculé à partir d’enquêtes d’opinion). – L’empreinte écologique. On combine ces trois variables en multipliant l’espérance de vie par l’indice de bonheur, puis en divisant le résultat par l’empreinte écologique. HPI = (indice de satisfaction déclarée) x (espérance de vie) / (empreinte écologique).

=>

2. Résultats. (a) Podium : 1. Costa-Rica, 2. République Dominicaine, 3. Jamaïque. (b) La Chine est 20e, la France 71e, les États-Unis 114e... (c) Le dernier pays (143e) est le Zimbabwe, malgré une très bonne empreinte écologique (1,1). Le pays cumule une très faible espérance de vie (41 ans) et un indicateur de bonheur extrêmement bas (2,8). (d) On constate une décorrélation partielle entre PIB et HPI : – Les pays disposant du PIB par habitant le plus élevé se trouvant très mal classés suivant le HPI. – Toutefois les pays les moins bien classés suivant le HPI sont le plus souvent les plus pauvres...


Deuxième partie

Une critique écologique de la croissance.

31


Chapitre 4

Repenser le développement ou renoncer à la croissance ? 4.1

Le développement durable : naissance d’un concept.

Tout commence en 1972 avec : – La première conférence des Nations Unies sur l’environnement l’humain, à Stockholm. – La publication du rapport du Club de Rome.

4.1.1

La Conférence de Stockholm.

Lors de cette conférence, Ignacy S ACHS (économiste) présente un projet « d’écodéveloppement ». =>

Définition : « “Développement des populations par elles-mêmes, utilisant au mieux les ressources naturelles, s’adaptant à un environnement qu’elles transforment sans le détruire. » L’éco-développement repose sur 3 piliers : 1. Autonomie des décisions (« par elles-mêmes »). Le développement socio-économique recherché doit s’inspirer de modèles endogènes et non être imposé de l’extérieur. 2. Prise en charge des besoins sans gaspillage (« utilisant au mieux les ressources naturelles »).

32


CHAPITRE 4. REPENSER LE DÉVELOPPEMENT OU RENONCER À LA CROISSANCE ?33 3. Prudence écologique (« s’adaptant à un environnement qu’elles transforments sans le détruire »). L’éco-développement vise une harmonie avec la nature. Ainsi, pour Ignacy S ACHS, le développement socio-économique passe après le respect de l’environnement. Ce projet vise en effet à concilier : – Le développement socio-économique. – Respectant un principe d’équité. – Respectant l’environnement. Ce projet est rejeté par les Américains qui y voient une remise en cause trop radicale de leur mode de vie... Au final, les retombées de ce premier Sommet de la Terre sont restées faibles (comme les retombées des sommets suivants, à Nairobi en 1982, Rio en 1992, Johannesbourg en 2002, Rio 2012). Son principal intérêt aura été de faire entrer les questions environnementales parmi les préoccupations nécessitant une gouvernance planétaire...

4.1.2

Le rapport du Club de Rome : Limits to growth.

Le rapport, rédigé notamment par Dennis et Donella M EADOWS (d’où « rapport Meadows »), met clairement en évidence les limites physiques de la croissance économique en se posant la question suivante : que ce passera-t-il à moyen/long terme si le processus de développement observé dans les années 1970 se poursuit ? Pour répondre à cette question, l’équipe de chercheurs du MIT élabore des modèles mathématiques pour étayer sa démarche prospective. Ces modèles schématisent l’évolution de la population, de la croissance économique et de la consommation de ressources naturelles non-renouvelables. Le rapport meadows dresse trois constats sur l’évolution de nos sociétés : 1. Croissance démographique : 3,6 milliards d’humains en 1970, mais 12 milliards en 2050. 2. Croissance économique : croissance économique très forte mais : – Polluante. – Inégalement répartie.


CHAPITRE 4. REPENSER LE DÉVELOPPEMENT OU RENONCER À LA CROISSANCE ?34 – Ressources limitées, et bientôt épuisées... – Rendements décroissants. 3. Ressources non-renouvelables : dépassement des capacités de renouvellement de la planète avant la fin du XXe siècle, épuisement des réserves d’énergies fossiles au cours du XXIe siècle. Les auteurs du rapports en tirent la conclusion suivante : si l’on veut éviter un « effondrement » (baisse brutale de la population humaine et forte dégradation des conditions de vie) prévisible à l’horizon 2100 (pour les scénarii les plus optimistes), nous devons, avant 2022 (le rapport prévoit une marge de manœuvre de 50 ans, en 1972) : 1. Stopper la croissance démograhique. 2. Stopper la croissance de la pollution. 3. Stopper la croissance de la consommation de ressources non renouvelables. 4. Stopper la croissance économique... Le rapport préconise une « croissance zéro » !

Remarque : le rapport a été mis à jour deux fois, en 1992 et 2004, pour intégrer dans les modèles les évolutions de la société et s’appuyer notamment sur le concept d’empreinte écologique.

=>

Mais la conclusion est toujours la même : “Halte à la croissance !”.

4.1.3

Les travaux des classiques.

Une conclusion qui n’aurait pas surpris les économistes classiques, Adam S MITH, David R ICARDO, Thomas M ALTHUS et John Stuart M ILL. Pour les classiques, la perspective d’une croissance infinie était tout bonnement impensable, et ce pour différentes raisons :

1. Pour S MITH et R ICARDO : Vers un état stationnaire morne. C’est la triste conséquence de la « loi des rendements décroissants » : =>

Si l’utilisation d’un des facteurs de production (capital ou travail) augmente tandis que l’utilisation de l’autre reste inchangée, la productivité marginale de chaque unité supplémentaire est moindre que la précédente jusqu’à devenir nulle, puis négative.


CHAPITRE 4. REPENSER LE DÉVELOPPEMENT OU RENONCER À LA CROISSANCE ?35 Le capital naturel étant limité, l’humanité se heurtera inévitablement aux limites des rendements décroissants. S MITH et R ICARDO appliquent cette logique à l’exploitation des terres agricoles pour en conclure les limites indépassables de la production alimentaire et de la croissance économique. Une fois les limites de la planète atteintes, le monde sombrera alors dans un état stationnaire morne, synonyme de fin du progrès et de fin de l’Histoire... 2. Pour M ALTHUS : Stopper la croissance démographique. Pour M ALTHUS, le problème est surtout démographique. La population augmente plus vite que la richesse. En effet, la population suit une augmentation géométrique (2,4,8,16,...), tandis que la richesse suit une croissance arithmétique (2,4,6,8,...). Si on ne limite pas le taux d’accroissement naturel (et surtout le taux de natalité des plus pauvres qui font plus d’enfants), la société ne peut donc que s’appauvrir. Il faut donc être en place une politique dénataliste, en supprimant par exemple les aides sociales qui incitent les pauvres à faire des enfants... Ce n’est qu’à cette condition que l’on peut espérer atteindre l’abondance malgré la fin de la croissance. 3. Pour M ILL : Au-delà de la croissance... M ILL propose une vision plus optimiste de la fin de la croissance. Pour lui, l’humanité n’atteindra pas les limites physiques de la planète car il ne servirait à rien de croître indéfiniment. Selon M ILL, l’humanité finira vite par se détourner des objectifs bassement économiques pour poursuivre d’autres objectifs, spirituels, esthétiques, sociaux, etc. Ainsi, pour M ILL, c’est une fois que l’homme est libéré de son impératif de croissance qu’il peut se tourner pleinement vers d’autres finalités et jouir de l’abondance. =>

Remarque : cette vision sera reprise par John Maynard K EYNES à la fin de sa vie.

Pour les classiques, une croissance infinie était donc impossible. Pour M ILL, elle n’était même pas souhaitable. Mais ces prévisions pessimistes ou optimistes sur la fin de la croissance ont vite été oubliées par les néo-classiques qui ont remis en cause les limites physiques de la croissance en avançant les arguments suivants :


CHAPITRE 4. REPENSER LE DÉVELOPPEMENT OU RENONCER À LA CROISSANCE ?36 1. Le progrès technique permettrait donc de repousser sans cesse les limites physiques jusqu’à les faire disparaître. Les néo-classiques envisagent en effet des possibilités illimitées de substitution d’un capital technique au capital naturel. 2. Pour les néo-classiques, ce postulat semble conforté par le fait que les prévisions alarmistes de l’économiste Stanley J EVONS par exemple qui, à la fin du XIXe siècle, annonçait l’épuisement prochain des réserves de charbon, ne se sont toujours pas réalisées (cf. chapitre 6.)...

4.2

Les « développements durables ».

Il va en résulter une scission dans l’approche du développement durable. Le concept, en germe depuis le premier sommet de la terre, apparaît véritablement en 1987 et prendra une dimension politique cinq ans plus tard, lors du sommet de Rio de 1992.

4.2.1

Le rapport Brundtland et le sommet de Rio.

Afin de préparer le troisième sommet de la terre, à Rio, une commission est créée sous la direction de l’ancienne ministre norvégienne Gro Harlem B RUNDTLAND . En 1987, cette commission Brundtland rend son rapport préparatoire intitulé : Notre avenir à tous. Si la démarche scientifique diffère totalement, ce rapport n’est, dans ses conclusions, pas très éloigné de celui du Club de Rome. Sans grande surprise, les auteurs insistent notamment sur l’importance de la préservation de l’environnement et des ressources naturelles, préconisant la recherche d’un sustainable development qu’ils définissent ainsi : =>

Définition : « Développement répondant aux besoins des générations présentes, sans remettre en cause la capacité des générations futures à répondre aux leurs ».

L’approche du développement durable proposée par la commission Brundtland semble assez radicale, soumettant tout objectif de développement économique au souci préalable de préservation de l’environnement. L’idée est de combiner des visées environnementales, sociales et économiques pour bâtir un développement : 1. Viable (au croisement de l’environnement et de l’économique) : tenir compte des limites physiques de la planète en s’assurant que le mode de


CHAPITRE 4. REPENSER LE DÉVELOPPEMENT OU RENONCER À LA CROISSANCE ?37 développement adopté n’épuise pas les ressources et puisse être maintenu dans le temps. 2. Équitable (au croisement de l’économique et du social) : rechercher un développement économique équilibré, permettant de réduire les inégalités à l’échelle planétaire. 3. Vivable (au croisement du social et de l’environnement) : faire en sorte que le développement ne rende pas la planète inhospitalière pour l’humanité... =>

4.2.2

Viable et équitable dans un monde vivable, le développement peut alors être « soutenable », ou « durable »...

Soutenabilité forte ou soutenabilité faible ?

Présentée au sommet de Rio, en 1992, cette approche du développement durable sera largement amendée. En fait, deux conceptions s’opposent quant aux incidences politiques et économiques de la soutenabilité :

1. La soutenabilité faible. Suivant la logique de soutenabilité faible, le développement économique demeure l’objectif prioritaire, la préservation de l’environnement n’étant que secondaire. – Cette conception reprend l’hypothèse néo-classique de substituabilité du capital technique au capital naturel. Le progrès technique permettra donc de faire face aux limites physiques de la planète. – Or, le développement économique permettant d’accélérer le progrès technique, c’est lui qui apparaît comme la clé du développement durable. C’est cette conception de la soutenabilité que l’on retrouve aujourd’hui derrière la formule « croissance verte ». 2. La soutenabilité forte. – Ici, l’hypothèse de substituabilité des différentes formes de capital est rejetée. Capital technique et capital naturel ne sont pas substituables l’un à l’autre mais ils sont consdérés comme étroitement complémentaires... – Or, s’ils sont complémentaires, il est primoridial de préserver le capital naturel. C’est donc la préservation de l’environnement et de ses richesses qui devient l’objectif prioritaire du développement durable.


CHAPITRE 4. REPENSER LE DÉVELOPPEMENT OU RENONCER À LA CROISSANCE ?38 C’est cette approche de la soutenabilité, déjà présente dans les travaux d’Ignacy S ACHS, qui sera développée par l’économiste américain Herman D ALY dans le cadre de « l’économie écologique », qui prône une croissance zéro, « un état stationnaire dynamique ».

4.3

4.3.1

Développement durable, état stationnaire ou décroissance ? Herman D ALY : l’équilibre dynamique de l’économie à l’état stationnaire.

Contestant l’hypothèse de substituabilité du capital naturel et du capital technique, Herman D ALY prône donc un état stationnaire. Pour être durable, une société doit renoncer au développement économique. Mais l’état stationnaire que D ALY préconise n’est pas l’état stationnaire morne annoncé par S MITH et R ICARDO. Ce n’est la fin de l’histoire, le stade indépassable d’évolution des civilisations. Ce qu’il décrit, c’est un « équilibre dynamique de l’économie à l’état stationnaire ». D ALY se situe ainsi davantage dans la lignée de John Stuart M ILL, présentant la fin de la croissance économique comme un objectif désirable et qu’il conviendrait d’anticiper plutôt que d’y être inéluctablement réduit du fait des limites physiques de la planète. L’objectif n’est donc pas de figer la société à un état de développement économique donné, mais de stopper la consommation d’énergie et de matières premières à un niveau écologiquement soutenable pour permettre aux individus de poursuivre leurs activités. Il énonce ainsi trois principes de soutenabilité : 1. Le rythme de l’exploitation des ressources naturelles ne peut excéder celui de leur régénération. 2. Le ryhtme d’épuisement des ressources non renouvelables ne peut excéder le rythme de création de ressources alternatives. 3. La quantité de déchets produits ne peut excéder la capacité d’assimilation de la planète. Pour parvenir à cet état stationnaire, Herman D ALY propose d’adopter trois mesures politiques notables : 1. L’instauration de quotas dans l’utilisation des matières premières en contraction (en phase de déplétion) afin de maintenir leur consommation en-deça des limites écologiques.


CHAPITRE 4. REPENSER LE DÉVELOPPEMENT OU RENONCER À LA CROISSANCE ?39 2. La création d’une institution redistributive pour limiter les inégalités dans l’utilisation de ressources naturelles en quantité réduite ou rationnée. 3. La mise en place de politiques de contrôle des naissances s’appuyant : – Sur la création de droits à procréer transférables sur le marché comme l’envisageait Kenneth B OULDING (chaque couple dispose d’un droit de procréation égal à 2,1 et peut racheter des droits à procréer auprès d’autres couples s’il souhaite avoir davantage d’enfants...). – Sur une sensibilisation des individus à une « procréation consciente », dans la lignée des mouvements néo-malthusiens qui militaient au début du XXe siècle pour une libération de la femme en Europe et aux ÉtatsUnis (libération des femmes du simple rôle de reproductrices). Pour D ALY, les limites démographiques s’appliquent à tous les systèmes biologiques, et l’humanité ne peut faire exception si elle souhaite tenir compte des limites de la planète.

4.3.2

Nicholas G EORGESCU -R OEGEN : entropie, écologie et décroissance économique.

Pour Nicholas G EORGESCU -R OEGEN, professeur d’Herman D ALY, le développement durable est un concept nocif, et la croissance zéro, ou état stationnaire ne saurait suffire pour garantir la soutenabilité de l’humanité. Pour l’économiste américain d’origine roumaine, c’est vers une décroissance économique qu’il faut s’orienter. Son argumentaire développé notamment dans son livre La décroissance 1 , repose sur l’application à l’économie de la loi d’entropie (quatrième loi de la thermodynamique de Sadi C ARNOT). Elle lui permet d’expliciter le caractère nécessairement fini du processus de croissance économique. G EORGESCU -R OEGEN distingue en fait énergies de flux et énergies de stock, notant que la croissance actuelle repose essentiellement sur les secondes, inéluctablement amenées à disparaître. Il met également en garde contre l’illusion du recyclage coûteux en énergie, et qui ne peut donc constituer une solution durable à long terme. 1. Nicholas G EROGESCU -R OEGEN, La Décroissance. Entropie - Écologie - Économie, Paris, Le sang de la terre, 1979.


CHAPITRE 4. REPENSER LE DÉVELOPPEMENT OU RENONCER À LA CROISSANCE ?40

4.3.3

Arne N AESS : l’écologie profonde.

Le terme d’écologie profonde est apparu en 1973, sous la plume du philosophe norvégien Arne N AESS 2 . N AESS distingue en fait deux mouvements écologistes : 1. L’écologie superficielle (réformiste) : elle lutte contre la pollution et l’épuisement des ressources, mais son objectif est la recherche de l’opulence des habitants des pays développés. 2. L’écologie profonde (radicale) : approche plus radicale, l’écologie profonde s’appuie sur deux postulats : – Le « rejet de la vision de l’homme-dans-l’environnement » (anthropocentrisme). L’écologie profonde défend une vision relationnelle des rapports entre l’homme et la nature (« écologie »), suivant laquelle la relation contribue à la définition des acteurs (sans cette relation, les acteurs changent de nature). – « L’égalitarisme bioshérique ». L’écologie profonde suppose un profond respect (une « vénération », dit même N AESS) pour toutes les formes de vie. Il en découle un principe d’égalité de droit à vivre et à s’épanouir. Toutefois, il s’agit bien d’une égalité « de principe », dans le sens où « toute pratique réaliste nécessite que l’on tue, que l’on exploite ou que l’on réprime » 3 . =>

Remarque : Il existe une proximité évidente entre la philsophie de l’écologie profonde et le concept de Pacha Mama propre à la philosophie andine et qui connaît aujourd’hui un regain d’intérêt. La Pacha Mama, qui a été traduit abusivement par « Terre mère » (qui conduit à faire de la terre un sujet dans la logique du culte de Gaïa), renvoie davantage en réalité à un ordre cosmique qui s’impose à l’homme (Mama intègre une notion d’autorité, pas nécessairement féminine d’ailleurs) et avec lequel il faut composer harmonieusement (être à l’écoute du milieu naturel). À l’image de l’écologie profonde, le concept de Pacha Mama : (a) Remet également en cause l’anthropocentrisme occidental.

2. Arne N AESS, « The Shallow and the deep, long-range ecology movement. A summary », 1973. 3. Arne N AESS, Écologie, communauté et style de vie, Paris, MF éditions, 2008 (1989), pp. 5960.


CHAPITRE 4. REPENSER LE DÉVELOPPEMENT OU RENONCER À LA CROISSANCE ?41 (b) Postule un égalitarisme biosphérique. La plateforme de l’écologie profonde retient huit préceptes : 1. « L’épanouissement de la vie humaine et non humaine sur Terre a une valeur intrinsèque. La valeur des formes de vie non humaines est indépendante de l’utilité qu’elles peuvent avoir pour des fins humaines limitées. 2. La richesse et la diversité des formes de vie sont des valeurs en ellesmemes [...]. 3. Les humains n’ont pas le droit de réduire cette richesse et cette diversité sauf pour satisfaire leurs besoins vitaux. 4. Actuellement, les interventions humaines [...] sont excessives et détériorent rapidement la situation. 5. L’épanouissement de la vie humaine et des cultures est compatible avec une baisse substantielle de la population humaine. L’épanouissement de la vie non humaine nécessite une telle baisse. 6. Une amélioration significative des conditions de vie requiert une réorientation de nos lignes de conduites [...]. 7. Le changement idéologique consiste surtout à apprécier la qualité de vie plutot que de s’en tenir à un haut niveau de vie [...]. 8. Ceux qui adhèrent aux principes ci-dessus ont l’obligation morale d’essayer, directement ou non, de mettre en oeuvre les changements nécessaires. » Cette approche de l’écologie (qui reconnait une valeur intrinsèque au « vivant ») tranche avec les raisonnements utilitaristes (instrumentalisation du vivant au profit de l’homme) développés par les économistes dans des travaux récents...

4.4

Économie et écologie...

Au cours des dernières années, deux rapports d’économistes sont venus conforter les mises en garde concernant la surexploitation des ressources naturelles. Les préoccupations écologiques ont ainsi obtenu une nouvelle légitimité économique, mais uniquement économique...


CHAPITRE 4. REPENSER LE DÉVELOPPEMENT OU RENONCER À LA CROISSANCE ?42

4.4.1

Le rapport Stern : le coût économique... de la croissance économique.

En 2006, l’économiste anglais Nicholas S TERN rend un rapport commandé quelques années plus tôt par le premier minstre britannique. Son rapport porte sur l’impact économique du changement climatique. La problématique de S TERN est donc de savoir quel pourrait être le coût du changement climatique engendrer par la croissance économique débridée. Autrement dit, quel peut être le coût économique du coût écologique de la croissance ? Son constat s’avère alarmant, mais ses conclusions se veulent aussi optimistes : 1. Les chiffres de S TERN sont impressionnants. Si rien n’est fait pour lutter contre le dérèglement climatique, l’économie mondiale pourrait connaître, selon l’économiste anglais, une dépression de l’ordre de 20% du PIB ! Une telle dépression serait comparable à la crise de 1929... 2. Toutefois, nous dit S TERN, cette forte dépression planétaire pourraît être évitée si l’on décidait d’investir aujourd’hui 1% du PIB mondial afin de réduire d’au moins 25% les émissions mondiales de GES (et notamment réduire de 60% les émissions de GES des pays développés...).

4.4.2

Le rapport Sukhdev : combien rapporte la nature ?

Publié en 2010, le rapport Sukhdev est un autre rapport liant écologie et économie. Ici, la problématique n’est plus de savoir quel sera le coût de l’adaptation au changement climatique, mais de valoriser économiquement les services rendus par l’environnement. L’économiste indien Pavan S UKHDEV a ainsi cherché à calculer le prix de la biodiversité, l’objectif étant que cette nouvelle valorisation économique permettrait aux décideurs politiques de mieux prendre en considération la question de la préservation de l’écosystèmes et des espaces naturels.

1. Constat. Les services rendus à l’homme par la nature sont innombrables (nourriture, eau, vêtements, médicaments, puits de carbone, habitat, etc.), et la destruction progressive de l’environnement remettrait en cause l’efficacité de ces services. S UKHDEV distingue différentes formes de services :


CHAPITRE 4. REPENSER LE DÉVELOPPEMENT OU RENONCER À LA CROISSANCE ?43 (a) Les services d’approvisionnement (alimentation, eau, médicaments à base de plantes, etc.). (b) Les services de régulation (filtration des polluants, régulation du climat par absorption du CO², cycle hydrologique, pollinisation, etc.). (c) Les services culturels (valeur esthétique, spirituelle, éducative, récréative, etc.). (d) Les services de soutien (photosynthèse, formation des sols, etc.). =>

Quelques exemples des services rendus par la nature : – Les forêts. Les forêts permettent de stocker du CO² et contribuent ainsi à limiter l’effet de serre, donc le dérèglement climatique. Réduire de moitié le taux de déforestation d’ici 2030 permettrait d’économiser – Les réserves piscicoles. La surpêche représenterait en 2030 un manque à gagner de 50 milliards de dollars. – Les colonies d’abeilles. Outre le miel et les produits dérivés que les ruches permettent de produire, les abeilles jouent un rôle essentiel dans la pollinisation, elle-même à la base d’une large part de la production frutière. Les colonies d’abeilles suisses rendent ainsi possible une production agricole d’une valeur annuelle moyenne de plus de 200 millions de dollars ! À l’échelle mondiale, la valeur économique de la pollinisation est estimée à plus de 200 milliards de dollars.

2. Prévisions. Si rien n’est fait pour réduire l’impact écologique de notre activité économique, plus de 10% des espaces naturels actuels disparaîtront d’ici 2050, l’agriculture intensive se développera aux dépens de l’agriculture extensive plus respectueuse de l’environnement, et 60% des récifs coraliens risquent d’être détruits d’ici 2030. Si ces prévisions alarmantes devaient se réaliser, il en coûterait plusieurs centaines de milliards de dollars et environ 27 millions d’emplois. De plus, les populations les plus pauvres subiraient fortement les effets du dérèglement climatique et connaîtraient de sévères problèmes d’alimentation.


CHAPITRE 4. REPENSER LE DÉVELOPPEMENT OU RENONCER À LA CROISSANCE ?44

4.4.3

Des rapports d’économistes...

1. Des prévisions incertaines. Les calculs et conclusions du rapport Sukhdev, comme ceux du rapport Stern, doivent être pris avec précaution : – Il est en effet difficile d’évaluer les effets d’un dérèglement climatique incertain et d’anticiper précisément le coût économique qu’impliquerait la réparation des dégâts, le déplacement des populations, et l’adaptation des lieux d’habitation. – De même, il est difficile d’isoler le rôle des services naturels (les dividendes du capital naturel) du reste de l’activité humaine et donc d’en isoler la valeur économique. 2. Des fondements philosophiques contestables. Les chiffres avancés par ces deux rapports sont donc contestables à bien des égards, mais c’est surtout leur fondement qui peut être critiqué. Réalisés par des économistes, les rapports Stern et Sukhdev proposent une vision instrumentale de l’environnement. Finalement : – Il faudrait préserver la biodiversité pour éviter les surcoûts que sa destruction impliquerait. – Il faudrait limiter le dérèglement climatique car il aurait un impact désastreux sur la croissance. Finalement, c’est un critère économique de rentabilité qui est utilisé à l’appui de la protection de l’environnement. Il s’agit sans doute du type de discours qui peut parler aux gouvernants et frapper les esprits, mais on peut aussi le regretter...


Chapitre 5

La croissance peut-elle être verte ? 5.1 =>

La croissance verte ? Citations : – En matière d’environnement, « la croissance n’est pas le problème, c’est la solution » (George W. B USH). – « Un peu de croissance pollue, beaucoup de croissance dépollue » (Laurence PARISOT, présidente du MEDEF). =>

5.1.1

Remarque : Suivant cette formule de Laurence PARISOT, la croissance verte traduit en fait la généralisation d’une consommation défensive. Il s’agit donc d’une sorte de « croissance défensive »...

Faire plus avec moins.

Le concept de croissance verte repose sur l’hypothèse d’une économie verte qui permettrait de combiner (une fois de plus...) : 1. Une croissance économique forte (hausse de la production). 2. Un réel souci environnemental (tenir compte des limites des ressources naturelles).

=>

Remarque : Équation de E HRLICH (l’économiste Paul E HRLICH la pose en 1968). 45


CHAPITRE 5. LA CROISSANCE PEUT-ELLE ÊTRE VERTE ?

46

– Les termes : I (impact environnemental de l’activité humaine) ; P (population) ; A (« abondance », niveau de revenu par habitant) ; T (facteur technologique définissant l’impact environnemental par unité de valeur produite). – L’équation : I = P x A x T. – Les implications : « P » augmente, « A » augmente (hypothèse de croissance économique). 1. Pour que « I » n’augmente pas, il faut que « T » (impact environnemental par unité produite) baisse aussi vite que « P » et « A » n’augmentent. 2. Pour que « I » baisse, il faut que « T » baisse plus vite que « P » et « A » n’augmentent... 3. À défaut, il faut freiner voire faire baisser P ou A (ou les deux).

L’objectif est donc de faire plus avec moins... Cet objectif se retrouve dans deux mots d’ordre (formules) : 1. Le « facteur 4 » : le « facteur 4 » vise à « faire deux fois plus avec deux fois moins », c’est-à-dire à produire deux fois plus avec deux fois moins de matières premières. L’objectif est de préserver le status quo en matière de consommation des ressources naturelles. 2. Le « facteur 10 » : pour certains auteurs, le « facteur 4 » reste insuffisant. Puisque les riches (les 20% d’individus les plus riches de la planète) consomment plus de 80% des ressources naturelles, il faut être plus ambitieux. C’est en fait un « facteur 10 » qu’il faut viser (produire 2 fois plus avec 5 fois moins) ! Cette stratégie permettrait : (a) De répartir équitablement l’utilisation des ressources naturelles. (b) Tout en augmentant le niveau de vie de tous, y compris des plus riches (qui doublerait !)... Contrairement au « facteur 4 », le « facteur 10 » intègre donc la question de la justice sociale mondiale (le partage des richesses). Cette hypothèse d’économie verte repose sur un postulat optimiste, une foi dans l’ingéniosité humaine, qui doit permettre : 1. De réduire l’impact environnemental de l’activité humaine. 2. De réduire la dépendance environnementale, c’est-à-dire la dépendance de l’économie vis-à-vis des ressources naturelles.


CHAPITRE 5. LA CROISSANCE PEUT-ELLE ÊTRE VERTE ?

5.1.2

47

Un optimisme technologique.

Trois arguments expliquent l’optimisme des partisans de la croissance verte : 1. Les réserves de ressources naturelles découvertes, disponibles et exploitables dépendent étroitement du niveau de connaissance et de la technologie utilisée. Ainsi, si la technologie s’améliore, les réserves découvertes, disponibles et exploitables augmentent (exemple : sables bitumineux du Canada, forages en grandes profondeurs, etc.). 2. La technologie permet de développer des substituts aux ressources naturelles lorsqu’elles se raréfient. 3. Tous les facteurs de production sont substituables. On peut remplacer les ressources naturelles non renouvelabes : (a) Par des ressources renouvelables. (b) Par du capital. (c) Par du travail. Quatre modalités de concrétisation de l’économie verte : 1. Écologie industrielle. 2. Économie de services. 3. Économie de l’information (virtuelle, basée sur l’informatique). 4. L’innovation énergétique.

5.2

L’écologie industrielle, vers une industrie propre ?

Dans une optique de durabilité, se contenter de limiter les ponctions de ressources naturelles et les sources de pollution dans une quête d’efficacité n’est pas suffisant. Il faut également chercher la complémentarité entre producteurs. L’objectif alors est de valoriser les déchets en en faisant des intrans. C’est le principe de l’écologie industrielle.

5.2.1

L’industrie comme écosystème productif.

1. Zéro extraction, zéro déchet. L’écologie industrielle repose sur une approche du processus industriel conçu comme un ecosystème. L’objectif est de fermer le cycle des matières premières (les déchets des uns sont les matières premières des autres).


CHAPITRE 5. LA CROISSANCE PEUT-ELLE ÊTRE VERTE ?

48

On obtient alors un processus productif ne nécessitant aucune extraction de matières premières, et ne générant aucun déchet (zéro extraction, zéro déchet). 2. Les trois stades de l’écologie industrielle. Brad A LLENBY, l’un des théoriciens de l’écologie industrielles, distingue trois types d’écosystèmes, représentant trois stade d’évolution vers un cicruit presque intégralement fermé (il reste toujours des entrée d’énergie) : (a) Les écosystèmes de type I : c’est le fonctionnement industriel classique. La consommation de ressources et la production de déchets ne sont pas limitées. Ce fonctionnement est insoutenable dans un monde fini. il conduit à l’épuisement des ressources et à la saturation de l’espace avec les déchets. (b) Les écosystèmes de type II : on cherche à limiter la consommation de ressources et la production de déchets par un recyclage systématique. Ces écosystèmes permettent de retarder l’épuisement des ressources et l’accumulation des déchets. (c) Les écosystèmes de type III : le circuit est fermé les déchets des uns sont les ressources des autres. C’est le stade ultime (et sans doute inaccessible...) de l’écologie industrielle.

5.2.2

La « vitrine » de l’écologie industrielle : l’écosystème de Kalundborg.

Aujourd’hui, dans le monde, plusieurs site tentent d’appliquer les principes de l’écologie industrielle. On en trouve notamment en Chine, en Australie, mais aussi en France, avec le site de production électrique de Dunkerque. Toutefois, le site historique, véritable vitrine de l’écologie industrielle, se trouve au Danemark, dans la petite ville de Kalundborg. Cette première « expérience » mondiale a débuté (par hasard, il ne s’agissait pas d’une expérience à proprement parler) dans les années 1970.

1. Les acteurs. À l’origine, elle impliquait 6 acteurs, mais elle en compte aujourd’hui plus de 20 : – La mairie de Kalundborg (20 000 habitants environ). – Une centrale électrique au charbon (Asnaevaerkert).


CHAPITRE 5. LA CROISSANCE PEUT-ELLE ÊTRE VERTE ? – – – – – – –

49

Un fabricant de plâtre et autres matériaux de construction (Gyproc). Une entreprise pharmaceutique (Novo Nordisk). Une entreprise de traitement des sols (Bioteknisk Jordrens). Une raffinerie de pétrole (Statoil). Une ferme piscicole. Des agriculteurs locaux. Des cimentiers locaux.

2. Les partenariats de valorisation des déchets mis en oeuvre. (a) La municipalité dispose d’un lac. L’eau de ce lac alimente la raffinerie qui a besoin de beaucoup d’eau pour refroidir ses installations. (b) La raffinerie produit un excès de gaz. Au lieu d’être rejeté dans l’atmosphère, ce gaz est utilisé comme énergie d’appoint par : – La centrale électrique. – Le fabricant de plâtre. (c) La centrale électrique dégage de la vapeur d’eau. Cette vapeur d’eau est réutilisée par : – La raffinerie (pour le chauffage des réservoirs et des pipelines). – Par l’entreprise pharmaceutique (pour le chauffage et la stérilisation du matériel). – Par la ville de Kalundborg (pour le chauffage de la ville). (d) La centrale électrique dégage aussi de l’eau chaude (processus de « cogénération » qui permet de récupérer la chaleur résiduelle résultant de la production électrique). Cette eau chaude alimente 4 500 foyers de Kalundborg. (e) La raffinerie dégage aussi de l’eau chaude. cette eau chaude alimente : – Des serres agricoles locales. – Une ferme piscicole. – La centrale électrique (c’est encore mieux puisque l’eau est déjà chaude, donc plus pure !). (f) La centrale de charbon « produit » des déchets solides (cendres et gypse). Ces déchets sont utilisés par : – Gyproc pour fabriquer le plâtre. – Par des cimentiers locaux. (g) Novo Nordisk (entreprise pharmaceutique) « produit » des boues fertilisantes qui sont utilisées par des fermes locales.


CHAPITRE 5. LA CROISSANCE PEUT-ELLE ÊTRE VERTE ?

50

(h) L’usine de traitement des déchets de la ville de Kalundorg « produit » des boues qui sont utilisées comme matières premières par l’entreprise de traitement des sols (Bioteknisk Jordrens). (i) La centrale électrique « produit » une chaleur résiduelle qui alimente la ville de Kalundborg. (j) Une partie des déchets produits par la zone industrielle de Kalundbrg est utilisée par : – La centrale électrique (qui regazéifie les déchets pour en faire de l’électricité). – La ville de Kalundborg (qui brûle les déchets pour chauffer es habitations).

3. L’impact environnemental obtenu. Les partenariats bilatéraux contractés à Kalundborg permettent ainsi : (a) D’économiser des ressources naturelles : – La consommation de pétrole est réduite de 30 000 tonnes/an. – La consommation d’eau est réduite de 1 200 000 m3 /an. – La consommation de gypse est réduite de 170 000 tonnes/an. (b) De limiter les émissions gazeuses : – Les émissions de CO² sont réduites de 130 000 tonnes/an. – Les émissions de dioxyde de souffre (SO²) de 380 tonnes/an. – Les émissions d’hydrogène sulfuré (H²S) sont réduites de 2 800 tonnes/an. (c) De recylcer des déchets : – – – –

5.2.3

65 000 tonnes de cendres/an. 4 500 tonnes de soufre/an. 280 000 m3 de biomasse liquide. 97 000 m3 de biomasse solide.

Les limites de l’écologie industrielle.

1. La question de la durabilité. Les écosystèmes de type II ne peuvent constituer une solution durable puisqu’ils n’empêchent pas : – La consommation de matières premières. – Une production de déchets ultimes.


CHAPITRE 5. LA CROISSANCE PEUT-ELLE ÊTRE VERTE ?

51

Même les écosystèmes de type III imaginés par Allenby laissent ouverte la question énergétique (donc la question de la ponction de ressources naturelles...). 2. La question de la motivation des acteurs. Les acteurs sont motivés par leurs intérêts économiques. Par conséquent, l’écologie industrielle fonctionne surtout si elle permet aux acteurs d’économiser de l’argent. =>

Exemple : À Kalundborg, il s’agissait d’abord d’une démarche de bon sens, de rationalisation de l’activité, plus que d’une démarche écologique. D’ailleurs, la dimension écosystémique n’a été perçue que plus tard, dans les années 1990...

Ainsi, la préservation de l’environnement est davantage une externalité positive et un argument marketing de la symbiose industrielle qu’un objectif prioritaire. 3. La question des effets pervers. La production de déchets valorisables peut devenir un objectif à part entière pour les acteurs. Les déchets valorisables sont en effet vendus et constituent donc une production à part entière des acteurs. Apparaît alors une économie des déchets (plutôt qu’une économie de déchets) qui n’incite pas à en limiter la production comme source de nuisance environnementale, mais à en augmenter la production comme source de revenus... =>

5.3

Exemple : les usines de méthanisation des déchets agricoles peuvent encourager l’agriculture intensive (le lisier des vaches étant presque mieux payé que leur lait...).

Le mirage d’une économie verte fondée sur les services.

Deuxième volet d’une économie verte, les services. Une économie davantage tournée vers les services permettrait en effet de réduire l’impact écologique de l’activité économique. L’objectif est double : 1. Changer les modes de consommation. On remplace la vente de biens par la vente de l’usage du bien afin de limiter la quantité de biens produits :


CHAPITRE 5. LA CROISSANCE PEUT-ELLE ÊTRE VERTE ?

52

– Services de lavage du linge plutôt que vente de lave-linges. – Services d’auto-partage plutôt que vente d’automobiles, etc. 2. Changer la nature de la consommation. On remplace la vente de biens par la vente de services. À revenu égal, à production de richesses égale, on reconvertit donc l’économie matérielle, industrielle, en économie de services. Mais cette économie de services n’est peut-être pas la solution escomptée...

5.3.1

Une erreur de diagnostic.

Il est vrai que les services contribuent moins aux émissions de gaz à effet de serre (GES) que les autres secteurs économiques. =>

Part des émissions de GES par secteurs économiques : – Transport routier = 24% des émissions de GES en France en 2005. – Industrie = 21%. – Agriculture = 15%. – Services = 6%. – Reste (logement, énergie, etc.) = 34%.

La contribution des services aux émissions de GES est donc relativement faible. Suivant ces chiffres, une extension du secteur des services au sein de l’économie pourrait entraîner une baisse des émissions des GES. Pourtant au cours des dernières décennies : 1. La tertiarisation de l’économie (en termes d’emplois) s’est accompagnée d’une forte hausse des émissions de GES. 2. Si l’on procède à une comparaison des émissions de GES entre pays au niveau international, il apparaît même une corrélation nette entre tertiarisation de l’économie et niveau d’émission de GES. En fait, la tertiarisation de l’économie est surtout la conséquence des gains de productivité dans les autres secteurs, du fait de la mécanisation, alors même que le secteur tertiaire ne permet pas de tels gains. Mais les gains de productivité obtenus dans les secteurs primaire et secondaire l’ont été au prix d’une surexploitation des ressources naturelles (il y a deux facteurs de production : capital et travail). Il y a donc une certaine ironie à présenter le développement de l’économie de services comme la solution à la crise environnementale alors qu’il en est l’un des symptômes...


CHAPITRE 5. LA CROISSANCE PEUT-ELLE ÊTRE VERTE ?

53

Aujourd’hui, l’économie de services est donc une économie hyperindustrielle, hypermaterielle, et finalement anti-écologique. Par ailleurs, l’économie de services est une économie dans laquelle les emplois sont concentrés dans le secteur tertiaire. Mais il faut distinguer ventilation des emplois et ventilation de la consommation finale des ménages. Or, la consommation de produits manufacturés en France a augmenté autant que la consommation de services. Une économie de services n’est donc pas nécessairement plus écologique puisqu’on y produit et on y consomme toujours plus de biens matériels.

5.3.2

Une erreur de calcul.

L’évaluation du coût écologique des services est partielle et biaisée. Généralement, le seul coût pris en compte est celui de l’énergie nécessaire : – Au chauffage des bâtiments hébergeant les activités de service. – À l’alimentation électrique des bâtiments. Toutefois, si l’on souhaite appréhender pleinement le coût écologique des services il faut également tenir compte de leur environnement. Il ne faut pas négliger la composante matérielle de la production immatérielle. Outre le chauffage des bâtiments, il convient de comptabiliser également : – La construction des bâtiments eux-mêmes. – La fabrication des outils de production (informatique, mobilier, etc.). Il faut également tenir compte des déplacements qu’impliquent les activités de service. Cela inclut : – Les déplacements du personnel. – Les déplacements des clients ou usagers. =>

Exemples : – La grande distribution. L’ADEME a évalué le coût écologique du Groupe Casino (activité de services). Les déplacements des clients représentent 40% du coût écologique total de l’activité ! Une part non négligeable mais oubliée aujourd’hui... – Les campus universitaires.

Par ailleurs, certains services commerciaux ont pour unique vocation de vendre des produits qui peuvent avoir un gros impact écologique (exemple des agences de voyages, supermarchés, etc.). Peut-on réellement dissocier le coût des services immatériels de celui des biens matériels qu’il contribuent à écouler ?


CHAPITRE 5. LA CROISSANCE PEUT-ELLE ÊTRE VERTE ?

5.3.3

54

Une erreur d’anticipation.

On présente le développement des services comme la solution à la crise écologique. Mais, au contraire, la crise écologique va sans doute entraîner une réduction de la part des services dans l’économie. La réorientation de l’économie dans une optique de durabilité implique en effet de revenir sur les gains de productivité réalisés au cours des dernières décennies du fait de la mécanisation et au prix d’un forte dégradation de l’environnement. La production de biens « durables » ou « verts » va nécessiter davantage de main d’œuvre pour remplacer l’utilisation excessive de ressources naturelles. =>

Exemple : Le secteur agricole a connu de remarquables gains de productivité (productivité multipliée par près de 100 en 200 ans) qui font qu’aujourd’hui 3% de la population active française suffisent à nourrir l’ensemble des français. Toutefois : – Ces gains de productivité ont été obtenus grâce à la mécanisation, à la surexploitation des nappes phréatiques et à l’usage d’intrans chimiques (pesticides, engrais). Tous ces développements techniques ont un coût écologique dont on prend toute la mesure aujourd’hui et qui sont incompatibles avec l’idée de développement durable. – Par conséquent, une agriculture durable impliquerait de revenir sur les gains de productivité réalisés (réduits de moitié si l’on se base sur la productivité dans l’agriculture biologique). Cela suppose notamment de créer de nombreux emplois dans le secteur agricole inversant ainsi la tendance observée depuis un demi siècle. On assisterait donc un recul de la part du secteur tertiaire dans l’emploi.

Ce recul de la part des services serait accentué par la remise en cause nécessaire de certaines activités particulièrement polluantes (transports routiers et aériens notamment).

5.4

Le coût écologique de l’informatique.

Lorsque l’on envisage le coût écologique de l’informatique, c’est surtout le coût de l’utilisation des appareils qui est envisagé. L’impact du monde virtuel sur


CHAPITRE 5. LA CROISSANCE PEUT-ELLE ÊTRE VERTE ?

55

l’environnement réel est alors considéré comme quasi nul. C’est pourtant loin d’être le cas... Par ailleurs, le coût écologique des appareils informatiques doit tenir compte de l’ensemble de leur cycle de vie, de leur fabrication à leur recyclage éventuel.

5.4.1

Le coût de l’utilisation.

1. Coût des spams et des messageries. Des études portant sur le coût environnemental des spams montrent que l’impact écologique de l’informatique n’est pas négligeable. – Entre la collecte des adresses, la réalisation, l’envoi des spams, leur ouverture et leur suppression, un spam représente un coût écologique de 0,3 gr de CO². Rapporté au nombre de spams, cela représente l’équivalent de la consommation de 7 milliards de litres d’essence, soit la consommation annuelle de 3 millions de voitures. – Au-delà des spams, un utilisateur de messagerie produit 131 kg de CO² par an du seul fait de la consultation de ses mails... – Une entreprise moyenne consomme 50 000 Kwh pour la seule gestion du trafic de messagerie. 2. Coût des recherches Google. Des études ont également été consacrées au coût écologique des recherches sur Google : – Chaque « clic » sur internet représente une émission de 7 gr de carbone. – 100 clics par jour génèrent en une année 250 kg de CO², soit l’équivalent des émissions générées par la fabrication d’un PC. – Un jeune chercheur d’Harvard a calculé que le coût écologique de deux recherches sur Google équivaut à celui d’une tasse de thé préparé avec une bouilloire électrique (pas le mode le plus écologique de faire le thé). – Passer une heure sur internet génère autant de CO² qu’une traversée de Paris en voiture. 3. Le mythe du bureau sans papier. Les bureaux virtuels consomment davantage de papier qu’avant. Les mails et textes sont souvent imprimés plusieurs fois, avant l’envoi (pour relecture) et à la réception.


CHAPITRE 5. LA CROISSANCE PEUT-ELLE ÊTRE VERTE ?

5.4.2

56

Le coût de la production.

La miniaturisation des composants électroniques, n’implique pas nécessairement une réduction de leur impact environnemental. Pour leur fabrication, les nanotechnologies nécessitent en effet l’utilisation de « beaucoup d’eau très pure et de nombreux produits particulièrement toxiques ». =>

Exemples : – « Produire un PC de 24 kg nécessite 240 kg de carburants fossiles, 22 kg de produits chimiques et 1 500 litres d’eau ». En proportion, c’est davantage qu’il en faut pour construire une voiture... – « 500 millions de PC contiennent 2 872 000 tonnes de plastique, 718 000 tonnes de plomb, 1 363 tonnes de cadmium, 873 tonnes de chrome, 287 tonnes de mercure » 1 .

5.4.3

Le problème du recyclage.

En fin de vie, les appareils informatiques doivent être recyclés. On retrouve alors les tonnes de plastique, de mercure, de plomb et de cadmium... 2 De plus, les appareils étant de plus en plus portables, ils nécessitent des batteries au plomb particulièrement polluantes et rarement retraitées. =>

Exemple : Aux États-Unis, seul un ordinateur sur dix est retraité.

Lorsqu’ils ne s’entassent pas dans les garages des particuliers, les appareils informatiques sont jetés et les déchets sont : 1. Enfouis, avec un fort risque de fuites toxiques. 2. Exportés vers les pays du Sud où ils s’entassent dans des déchetteries à ciel ouvert.

5.4.4

L’enjeu de l’obsolescence.

Tout au long de leur cycle de vie, les appareils informatiques ont donc un impact écologique non négligeable. Leur production a un coût, leur utilisation a un coût et leur recyclage pose la délicate question des déchets toxiques. 1. Fabrice F LIPO, « L’infrastructure numérique en question », dans Entropia, n°3, automne 2007. 2. Voir le documentaire « The story of electronics ».


CHAPITRE 5. LA CROISSANCE PEUT-ELLE ÊTRE VERTE ?

57

1. L’accélération du cycle de vie. Bien sûr, ce coût s’accroît à mesure que le cycle de vie des appareils informatiques se réduit du fait de l’obsolescence rapide du matériel informatique. L’évolution rapide des technologies conduit à remplacer son matériel fréquemment. =>

Remarque : la « loi de Moore » prévoit le doublement des capacités de appareils tous les 18 mois.

2. L’obsolescence programmée. Vite dépassés, les appareils ne sont pas conçus pour être modulables et intégrer facilement les avancées technologiques. C’est donc l’ensemble du matériel qu’il faut jeter et remplacer. Cette obsolescence programmée, très lucrative pour l’industrie informatique, est aussi très destructrice pour l’environnement. =>

Quelques chiffres : – La durée de vie des ordinateurs est passée de 6 ans en 1997 à 2 ans en 2005. – Dans les pays industrialisés, les téléphones portables ont une durée de vie inférieure à 2 ans.

3. Repenser le matériel informatique. L’idée d’une société immatérielle parfaitement écologique fondée sur l’informatique est sans doute trop optimiste. Elle supposerait au minimum de revenir sur l’obsolescence programmée et de revoir la conception des appareils informatiques pour les rendre plus économes et plus facilement modulables 3 .

5.5

La dématérialisation, une illusion d’optique.

La dématérialisation de l’économie (l’économiste anglais Tim JACKSON , auteur de La Prospérité sans la croissance, parle de « découplage » 4 ), qu’elle repose sur le développement des services ou celui des NTIC est une illusion d’optique. En effet, cette vision repose sur une prise en compte partielle et inexacte de l’impact écologique de ces deux secteurs. Par ailleurs, la dématérialisation d’une économie en croissance peut engendrer une autre illusion d’optique amenant à confondre : 3. Sur ces différents points, voir le documentaire « The story of stuff ». 4. Tim JACKSON, La Prospérité sans la croissance, Paris, De Boeck, 2010.


CHAPITRE 5. LA CROISSANCE PEUT-ELLE ÊTRE VERTE ?

58

– Dématérialisation absolue. – Dématérialisation relative.

5.5.1

Évaluer la dématérilisation.

Il est difficile d’évauer précisément la dimension matérielle d’une économie. L’évaluation peut varier suivant le mode de calcul de la masse de matières premières nécessaire aux processus de production et de consommation. Différentes méthodes sont développées, mais celle qui semble faire l’unanimité aujourd’hui est le calcul de la consommation intérieure de matières (CIM, aussi appelée « consommation directe de matière ») : =>

5.5.2

Mode de calcul de la CIM : extractions domestiques - exportations de matières premières + importations de matières premières.

Dématérialisation ou délocalisation ?

Le problème est que la CIM ne tient compte que de la consommation de matières premières. Or, si l’on veut connaître le coût écologique glbal d’une économie, il faut aussi tenir compte de la consommation de produits manufacturés et des services, notamment les produits et services importés et exportés. On a alors recours au calcul de la masse du commerce extérieur (MCE). =>

Calcul de la MCE : exportations de produits finis et de services moins importations.

La MCE permet de voir à quel point la charge environnementale est transférée aux autres pays, traduisant une forme d’appropriation des ressources naturelles étrangères (il peut s’agir d’énergies, de matériaux ou de l’utilisation de « puits » de déchets. Au final, le phénomène de dématérialisation obtenu est souvent le fait d’un transfert des productions matérielles et polluantes du Nord vers les pays émergents. La pollution a ainsi été délocalisée... On distingue alors deux phénomènes : 1. La production du Nord se dématérialise. 2. Mais la consommation du Nord reste fortement matérialisée, reposant largement sur les productions polluantes du Sud.


CHAPITRE 5. LA CROISSANCE PEUT-ELLE ÊTRE VERTE ?

5.5.3

59

Dématérialisation absolue, relative, etc.

La production du Nord se dématérialise donc, grâce à un processus de délocalisation de certaines productions. Par ailleurs, cette dématérialisation de la production des pays du Nord mérite d’être questionnée. On peut en fait distinguer trois phénomènes : – La matérialisation : on assiste à une hausse de la consommation de matières, hausse plus rapide que la hausse de la production. – La dématérialisation forte ou absolue : on assiste à une baisse absolue de l’utilisation de matières, même lorsque la production de biens et services augmente (croissance économique positive, CIM en baisse et/ou MCE excédentaire). – La dématérialisation faible ou relative : on assiste à une hausse relativement faible de la CIM. « Relativement », c’est-à-dire par rapport au taux de croissance économique (la croissance progresse plus vite que la CIM). La masse de matière consommée par unité produite diminue, mais la masse totale de matière consommée continue d’augmenter. La dématérialisation de la production, c’est-à-dire l’utilisation de moins de matières premières pour produire la même quantité de biens et services, peut donc cacher une augmentation de la consommation totale de matières premières. C’est « l’effet rebond » (cf. chapitre 6). Les gains en efficacité matérielle pour chaque unité produite sont largement compensés par une hausse du nombre d’unités produites. Dans ce cas, la dématérialisation n’est que relative et non pas absolue. L’utilisation de matière continue de croître dans une économie en croissance... =>

Exemple : l’économie de l’Union Européenne se dématérialise bien, dans le sens où l’utilisation de matière croît moins vite que le PIB. Mais il s’agit là d’une dématérialisation relative et non d’une dématérialisation absolue qui se traduirait par une baisse absolue de la quantité de matière utilisée par l’activité économique.


Chapitre 6

La question énergétique. En admettant qu’une croissance verte puisse effectivement voir le jour, un tel processus devrait impérativement trouver une réponse à l’épineuse question énergétique : quelle source d’énergie pourrait permettre d’alimenter une activité économique mondiale en croissance perpétuelle ?

6.1

La fin programmée des énergies fossiles.

6.1.1

Les ressources connues...

1. Pétrole : environ 40 à 60 ans de réserves connues. 2. Gaz naturel : environ 70 ans de réserves connues. 3. Charbon : environ 200 ans de réserves connues.

Des projections à prendre avec précaution. 1. Elles peuvent s’avérer pessimistes car : – On peut découvrir de nouvelles réserves. – Le prix des énergies fossiles peut influer sur le rythme de leur consommation. 2. Elles peuvent aussi sembler très optimistes car elles sont établies à consommation constantes, or la consommation des énergies fossiles risque de s’accélérer rapidement avec l’arrivée des consommateurs chinois et indiens notamment.

60


CHAPITRE 6. LA QUESTION ÉNERGÉTIQUE.

6.1.2

61

Un vrai problème ?

Depuis Stanley J EVONS (The Coal Question, 1865), au XIXe siècle, des auteurs (taxés de pessimisme ou de catastrophisme) ne cessent d’annoncer la fin imminente des ressources en énergies fossiles. Pourtant : – L’efficacité de l’utilisation de l’énergie ne cesse d’augmenter et permet donc de faire plus malgré un stock de ressources déclinant. – De nouveaux gisements, sous diverses formes (sables bitumeux, schiste, etc.) sont régulièrement découverts et l’on ne semble pas encore connaître l’ensemble des réserves que compte la planète. Ces deux constats peuvent conduire à remettre en cause la portée de la question énergétique. Toutefois, deux éléments au moins invitent à la prudence :

1. L’amélioration de l’efficacité énergétique se heurte à l’effet rebond. « L’effet rebond », ou « effet de Jevons », ou « paradoxe de Jevons » a été mis en lumière en 1865 par l’économiste anglais Stanley J EVONS (néo-classique) dans son livre The Coal question. Il y constate que l’augmentation de l’éfficacité des machines à vapeur ne se traduit pas par une baisse mais par une augmentation de la consommation de charbon ! Ce paradoxe s’explique par la baisse du prix relatif (par unité produite) du charbon (du fait de l’augmentation de l’efficacité). L’augmentation de l’efficacité conduit donc à consommer davantage... Suivant l’effet rebond, les gains en efficacité : (a) Entraînent une baisse des coûts. (b) Qui entraînent eux-mêmes des changements de comportement de consommation. (c) Qui annulent les effets positifs (en termes de consommation de matières) des gains d’efficacité. 2. Les nouveaux gisements ne solutionnent rien. La découverte régulière de nouveaux gisements de pétrole ou d’autres énergies fossiles ne solutionne pas pour autant la question énergétique car : (a) Les ressources sont finies. Même si elles sont plus importantes que prévues, les réserves en énergies fossiles demeurent limitées et s’épuiseront tôt ou tard.


CHAPITRE 6. LA QUESTION ÉNERGÉTIQUE.

62

L’augmentation de la consommation des pays émergents ne peut d’ailleurs qu’accélérer ce processus... (b) Les prix augmentent. Les gisements facilement exploitables sont déjà découverts. En revanche, les nouveaux gisements mis à jours impliquent un coût d’exploitation bien plus important. Ils sont plus difficilement accessibles ou nécessitent davantage de travail de raffinage. Paradoxalement, c’est la perspective de l’épuisement des réserves, engendrant une hausse du prix du pétrole, qui rentabilise l’exploitation des nouveaux gisements à un prix jugé jusqu’alors prohibitif. (c) Le pic de Hubbert. =>

Définition : le « pic de Hubbert » tire son nom du géophysicien américain Marion King Hubbert, salarié de Shell, qui l’a mis en évidence dans les années 1950. À partir de ses recherches, Hubbert annonce que la production de pétrole suit une courbe en cloche qui passe par un maximum avant de décliner (la période de déclin devant présenter une forme relativement symétrique à la période de croissance de la production).

La crise énergétique ne commence pas lorsque la dernière goutte de pétrole est consommée mais lorsque la capacité d’extraction annuelle de pétrole commence à décroître : c’est la « déplétion ». Dès que le pic de production (le fameux « pic de Hubbert ») est atteint - et il semble qu’il ait déjà été atteint ou le soit prochainement - des tensions apparaissent sur le marché. Combinée à une hausse rapide de la demande (avec l’arrivée rapide des consommateurs chinois et indiens notamment), la baisse progressive de l’offre entraîne une augmentation des prix et peut générer de graves tensions géopolitiques.

6.2

Les termes du problème.

Une source d’énergie répondant aux objectifs de la croissance verte nécessiterait le développement de techniques :


CHAPITRE 6. LA QUESTION ÉNERGÉTIQUE.

63

1. Suffisamment propres. 2. Ne surexploitant pas les ressources naturelles renouvelables. 3. Constituant une alternative à l’utilisation d’un stock limité de ressources non renouvelables. 4. Laissant suffisamment de place pour la survie des espèces animales et végétales. 5. Étant suffisamment bon marché pour ne pas freiner la croissance économique. Combiner toutes ces exigences semble difficile...

6.3

L’option nucléaire ?

L’énergie nucléaire est à ce jour l’option privilégiée pour faire face à la crise énergétique. Cette option, et notamment sa généralisation à toute la planète, soulève toutefois de nombreuses questions.

1. Les enjeux géopolitiques. – L’approvisionnement en minerais. Comme l’exploitation du pétrole peut générer des conflits armés, l’approvisionnement en minerai pour alimenter les centrales nucléaires crée une dépendance sources de tensions. Le développement du nucléaire ne peut qu’éxacerber ces tensions tant que les réacteurs de génération IV ne seront pas opérationnels... – Les liens entre nucléaire civil et militaire. Le développement du nucléaire civil à travers le monde soulève la question de son lien possible avec le développement du nucléaire militaire. 2. Les questions de sécurité. Les questions de sécurité liées au nucléaires sont doubles. Elles portent à la fois sur l’exploitation des centrales et sur le traitement des déchets. – Les conditions d’exploitation des centrales. La généralisation du nucléaire comme source énergétique mondiale pose la question des conditions d’exploitation et d’entretien des centrales sur l’ensemble de la planète... – Le traitement des déchets.


CHAPITRE 6. LA QUESTION ÉNERGÉTIQUE.

64

Si le bilan carbone de l’énergie nucléaire est assez bon, la filière nucléaire génère des déchets non recyclables dont la période de radioactivité se compte en milliers voire milliards d’années suivant les composants. 3. Mais peut-on se passer du nucléaire ? Divers scénarii de sortie de nucléaire (à plus ou moins long terme) sont proposés par Global Chance et la Communauté des Negawatts notamment.


Conclusion : vers une critique radicale de la croissance. 1. La croissance verte est une impasse. Alors que nous nous heurtons aux limites physiques de la croissance, l’hypothèse d’une croissance verte apparaît comme une tentative désespérée de préserver le développement économique en se tourant notamment vers l’immatériel (services, NTIC). Mais on oublie que ces biens et services immatériels ont eux aussi un coût écologique. 2. Économie immatérielle et bien-être matériel. Une croissance de la seule économie immatérielle serait-elle satisfaisante ? Aujourd’hui, c’est notre bien-être matériel (principal coupable de la situation écologique et principal objet des limites de la croissance) qui est valorisé. L’économie immatérielle pourrait-elle réellement nous apporter un bien-être immatériel ? 3. Pourquoi marchandiser de l’immatériel ? Si tel est le cas, la croissance verte revient à marchandiser l’immatériel, à faire passer toujours plus de services notamment, de la sphère de la gratuité, de la réciprocité, vers la sphère marchande génératrice d’exclusion monétaire. Une exclusion monétaire qui nécessite davantage de revenus, donc davantage de croissance, donc davantage de marchandisation. Ce cercle vicieux a-t-il vraiment un sens ? Finalement, les réflexions actuelles sur le développement durable et la croissance verte doivent nous amener à questionner notre besoin de croissance et la raison pour laquelle on se focalise à se point sur le développement économique. 4. La décroissance comme choix alternatif. Si l’on procède ainsi et que l’on peut questionner la finalité sociale et 65


CHAPITRE 6. LA QUESTION ÉNERGÉTIQUE.

66

la pertinence de la croissance, la décroissance cesse d’être un renoncement (une non-croissance faute de pouvoir croître) pour devenir un choix alternatif (et non par défaut) porteur d’une critique sociale forte mais aussi d’une vision sociale positive.


Troisième partie

Une critique radicale de la croissance.

67


Chapitre 7

Une critique du « développement ». 7.1

La croissance ou l’effondrement ?

7.1.1

L’effondrement.

1. L’effondrement de l’île de Pâques. En 1722, le jour de Pâques, des navigateurs hollandais découvrent une petite île (23 km de long) du Pacifique (à 4 000 km des côtes chiliennes), dont la surface déserte (pas d’arbres ni de végétation) était parsemée d’étranges statues de pierres de plus de 10 mètres. Pourtant, dix siècles plus tôt, cette île était encore une île verdoyante à la terre volcanique très fertile.

(a) Les étapes de l’effondrement. Dans son livre L’Effondrement, la géographe et biologiste américain Jared D IAMOND 1 se penche sur quelques cas de sociétés (île de Paques, îles Pitcairn, etc.) ayant causé leur propre perte du fait de la mauvaise gestion qu’elles ont fait de leur environnement. Il y retrace notamment les étapes de l’effondrement de l’île de Pâques : – Au Ve siècle, l’île est colonisée par des migrants en provenance des îles Marquises. 1. Jared D IAMOND, L’Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparrition ou de leur survie, Paris, Gallimard, 2006. Dans La Fin du progrès, l’essayiste américain Ronald W RIGHT revient également sur l’effondrement de l’île de Pâques (Paris, Naïve, 2006).

68


CHAPITRE 7. UNE CRITIQUE DU « DÉVELOPPEMENT ».

69

– Au Xe siècle, la petite colonie a fortement grossi et l’île aurait compté jusqu’à 15 000 habitants. – Au XVe siècle, toutes les forêts sont détruites, toute trace de pollen d’arbre a disparu de l’île. – La disparition de la végétation génère des guerres entre clans. – Au XVIIIe siècle, l’île ne comptait plus que 2 000 habitants. (b) Les moaïs nous sauveront... Dans leur chute, les Pascuans se sont longtemps tournés vers leurs dieux en espérant qu’ils les sauveraient. Ils leur ont érigé d’innombrables statues (près de 1 000), les moaïs, pour les honorer, leur sacrifiant toujours plus de ressources naturelles (les arbres étaient abattus et utilisés pour les déplacer). Mais rien n’empêcha l’effondrement de l’île de Pâques... =>

Remarque : voyant leurs espoirs déçus, les Pascuans semblent s’être retournés contre leurs dieux, jetant les moaïs de leurs falaises.

=>

Citation : « Les Pascuans ont fait pour nous l’expérience d’une croissance démographique sans frein, du gaspillage des ressources, de la destruction de l’environnement et de la confiance aveugle en leur religion pour s’occuper de l’avenir. Le résultat fut un désastre écologique qui a mené à l’effondrement démographique. [...] Devons-nous répéter l’expérience sur une grande échelle ? [...] La personnalité de l’être humain ressemble-t-elle toujours à celle du bûcheron qui a abattu le dernier arbre ? » (citation des archéologues américains Paul B AHN et John F LENLEY, auteurs d’un ouvrage établissant une analogie entre l’île de Pâques et la planète) 2 .

2. La désertification de Nauru. Luc Folliet, Nauru, l’île dévastée. Comment le capitalisme a détruit le pays le plus riche du monde, Paris, La Découverte, 2009. Reportage : « L’implosion écologique de l’île de Nauru » 3 . 2. Paul B AHN et John F LENLEY, Easter island, earth island, 1992, cité dans Ronald W RIGHT, La Fin du progrès, pp. 68-69. 3. http ://www.dailymotion.com/video/x7nxdt_l-implosion-ecologique-de-l-ile-de_news


CHAPITRE 7. UNE CRITIQUE DU « DÉVELOPPEMENT ».

7.1.2

70

La foi dans la croissance et le progrès.

La croissance nous sauvera...

7.1.3

Des biens communs de l’humanité ?

Notre planète est notre île de Pâques ou de Nauru. Qui y coupera le dernier arbre ? La forêt amazonienne, « poumon de la planète » fait l’objet d’une exploitation entraînant une déforestation galopante (50 000 km² par an !). A ce rythme là, elle aura totalement disparu en 2050... L’exploitation de cette forêt pose la question de la préservation du patrimoine commun de l’humanité. Existe-til de biens communs de l’humanité dont l’exploitation ou la mise en danger ne pourrait résulter que de choix collectifs ? Ainsi, si l’Everest renfermait d’énormes réserves d’or, sa destruction pourrait elle être décidée unilatéralement par la Chine ou le Népal ? Ce dilemme écologique connaît de nombreuses applications concrètes qui soulèvent de multiples questions. Outre la gestion délicate de la forêt amazonienne, prenons deux exemples de dilemmes gérés différemment.

1. Le charbon australien et la Grande barrière de corail. L’Australie a récemment autorisé deux projets de construction menaçant la Grande barrière de corail : – La construction d’une usine de gaz liquéfié sur l’île de Curtis, au sud de la Grande barrière de corail. – L’extension du port de Gladstone (sur la côte de l’Etat du Queensland qui produit 55% du charbon utilisé dans l’industrie de l’acier dans le monde...), pour en faire un gros terminal charbonnier. Ces deux chantiers nécessitent de lourds travaux, notamment des opérations de dragage du fond de l’océan Pacifique, polluant l’eau et affectant les écosystèmes. Par ailleurs, deux autres projets de construction sont à l’étude sur la même côte. Il s’agit de deux nouveaux terminaux charbonniers, dont l’un deviendrait le plus grand terminal du monde, afin de répondre à une demande mondiale de charbon toujours croissante. Si tous ces projets se concrétisent, plus de 10 000 navires pourraient traverser chaque année la Grande barrière de corail. On n’en compte « que » 1 700 aujourd’hui... Cette augmentation du trafic fait courir un


CHAPITRE 7. UNE CRITIQUE DU « DÉVELOPPEMENT ».

71

risque accru d’échouement des bateaux transportant des produits toxiques, du charbon, du pétrole, du gaz, etc. =>

Remarque : en avril 2010, un navire chinois transportant du charbon australien s’est échoué sur un haut fond coraillien. Il a finalement pu être remorqué vers un port voisin après avoir déversé près de 1 000 tonnes de fioul et une partie de sa cargaison de charbn dans l’océan...

=>

Questions : – Qui est responsable de cette situation ? L’Austalie, pour avoir exploité le charbon ? La Chine, pour utiliser le charbon ? Le Nord pour acheter les produits chinois nécessitant du charbon ? – L’Australie peut-il prendre seul la décision de lancer ces projets de construction ? Logiquement, l’UNESCO aurait dû être consultée, la Grande barrière de corail étant inscrite au patrimoine de l’humanité...

2. Le parc Yasuni... ou son pétrole ? L’Equateur abrite le parc Yasuni, une zone forestière située à l’est du pay, à la frontière avec le Pérou. Créé en 1979 et reconnu par l’Unesco en 1989 réserve mondiale de la biosphère, le parc Yasuni s’étale sur 950 000 hectares, à 300 kilomètres de Quito. Il abrite des peuples indigènes (Tagaeri et Taromenane) et indiens (Huaoranis), ainsi que plusieurs milliers d’espèces d’oiseaux, de plantes, d’amphibiens, de mammifères et d’arbres. Il est considéré comme l’une des plus grandes réserves de biodiversité au monde. Toutefois, s’il héberge une faune et une flore remarquable, le parc abrite aussi un gisement de pétrole encore inexploité ! Le gisement renferme environ 850 millions de barils, soit : – Environ 20% des réserves de l’Equateur. – Environ 85 milliards de dollars (avec un baril à 100$...). =>

Question : l’Equateur doit-il exploiter ce gisement au risque : – De détruire la biodiversité. – De générer des émissions de gaz à effet de serre (du fait de l’activité d’extraction et de l’utilisation future du pétrole extrait, qui représenterait environ 410 millions de


CHAPITRE 7. UNE CRITIQUE DU « DÉVELOPPEMENT ».

72

tonnes de CO² émises...).

En 2007, le président équatorien Rafael C ORREA a fait une proposition à la tribune des Nations Unies : (a) Renoncer à l’exploitation du gisement de pétrole présent dans le sol du parc national de Yasuni et ainsi préserver ce qui est considéré comme la plus grande réserve de biodiversité au monde et limiter les émissions de CO². (b) En échange, au nom de la « co-responsabilité commune », l’Equateur demande une contribution financière de la part de la communauté internationale à hauteur de 350 millions de dollars par an pendant 10 ans.

=>

Question : cette proposition est-elle juste et légitime ? – Est-ce du chantage ? Pas sûr, car : (a) 3,5 Mds de dollars, ce n’est pas la valeur de la biodiversité (qui n’a pas de prix...). Dans une logique de chantage, l’Equateur pourrait sans doute demander beaucoup plus. (b) Le chiffre avancé fait simplement état d’un manque à gagner pour le pays et sa population... D’ailleurs, l’Equateur ne demande pas l’intégralité de la valeur marchande du gisement, mais moins de la moitié. – La communauté internationale doit-elle payer ? Si oui, tout le monde doit-il payer. Si oui, à part égale ? Pour le président de l’Equateur, c’est surtout aux pays industrialisés de payer car ils sont les responsables historiques des perturbations climatiques. – Ne pourrait-on pas utiliser les 350 millions de dollars par an autrement ? Cette somme pourrait financer d’autres projets internationaux encourageant et facilitant par exemple la sortie du pétrole...


CHAPITRE 7. UNE CRITIQUE DU « DÉVELOPPEMENT ».

7.2

73

Le progrès a-t-il un sens ?

7.2.1

Le cas de l’automobile.

L’automobile est considérée comme un progrès en matière de transport (c’est l’un des symboles de la civilisation occidentale triomphante). Une « avancée » technologique qui a marqué le XXe siècle, changé les modes de vie et remodelé les paysages. Mais s’agit-il vraiment d’un progrès ?

1. Le mythe des effets positifs de la vitesse en agglomération. L’automobile est souvent associée à : – Rapidité (vitesse de déplacement, gain de temps, etc.). – Liberté (voiture individuelle, liberté de déplacement, choix des destinations, gain en accessibilité, etc.). Ces deux vertus (« progrès ») supposées de l’automobile sont-elles réelles ?

(a) Un gain de temps ? Le géographe français Frédéric H ÉRAN s’intéresse ainsi aux prétendus effets positifs de la vitesse en ville. Son analyse part d’un premier constat : de plus en plus de grandes agglomérations adoptent des politiques de modération de la vitesse en centre ville (Paris, Lyon, Bordeaux, etc.) avec la mise en place de « zones 30 » notamment. Si la vitesse est vraiment un progrès, synonyme de gains de temps, comment expliquer ces politiques de modération de la vitesse ? En fait, la vitesse n’entraîne pas de véritables gains de temps. Les effets positifs de la vitesse sont contrecarrés par l’effet rebond théorisé par Stanley J EVONS. =>

Rappel : suivant l’effet rebond, les gains en efficacité entraînent une modification des comportements qui annulent ces gains d’efficacité.

En matière de transport, l’effet rebond se traduit par la règle (observée dans les comportements individuels) de « constance des temps de transport ». Les individus sont prêts à consacrer un certain temps chaque jour à leurs déplacements, et leur temps de transport effectif à tendance à rester constant malgré les changements de modes de transport.


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Dans ces conditions, augmenter la vitesse de déplacement n’entraîne aucun gain de temps (quelle que soit la vitesse, je consacrerai une heure par jour à mon temps de transport...). (b) Un gain en accessibilité ? Ainsi, si j’augmente ma vitesse de déplacement et que mon temps de transport ne change pas, je ne gagnerai pas de temps. En revanche, je pourrai sans doute aller plus loin. La vitesse n’est donc pas synonyme de gain de temps, mais elle serait alors synonyme de gains en termes d’accessibilité. Si, en consacrant autant de temps qu’avant à mes déplacements quotidiens, je peux aller plus loin en augmentant ma vitesse, je multiplierai donc les destinations possible et accessibles. Mais là aussi, les gain en accessibilité sont contrecarrés par l’effet rebond. Cette fois, l’effet rebond se traduira par : – Un phénomène d’étalement urbain (développement de l’habitat résidentiel, éloigné du centre ville et du lieu de travail). – Une dédensification des destinations possibles sur un territoire donné (baisse de la densité urbaine, baisse de la densité des destinations, stagnation de l’accessibilité).

Suivant l’analyse de Frédéric H ÉRAN, la vitesse en agglomération n’a donc guère d’effet positif. C’est même un jeu à somme négative. Au final, au terme du processus (constance des temps de déplacement et étalement urbain), la vitesse en agglomération ne permet de gagner : – Ni en temps. – Ni en accessibilité. Si ces phénomènes n’expliquent sans doute pas la multiplication des « zones 30 » et des politiques de modération de la vitesse dans diverses grandes villes, c’est bien leur prise en compte qui est à l’origine du mouvement des « slow cities » et de la volonté, affirmée par certains, de « ralentir la ville ». 2. L’automobile comme « monopole radical ». Jeu à somme nulle pour Frédéric H ÉRAN, l’automobile a même un impact négatif sur le bien-être si l’on suit d’autres auteurs. Pour le philosophe autrichien Ivan I LLICH par exemple, l’usage de la voiture (pas uniquement la quête de la vitesse en zones urbaines) est un jeu à somme négative.


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Dans l’un de ses ouvrages majeurs, La Convivialité, il propose une critique radicale de ce qu’il nomme « la société industrielle de masse ». il développe notamment une critique du progrès qu’il applique ensuite aux transports. (a) La convivialité. Dans La Convivialité, I LLICH distingue deux types d’outils (au sens large) : – Les outils conviviaux : ce sont les outils au service de l’individu, ceux qui lui garantisse davantage d’autonomie et de liberté. – Les outils non conviviaux : ce sont les outils qui asservissent l’individu. Des outils qui nécessitent une expertise particulière, maîtrisée uniquement par quelques-uns, et qui développent l’hétéronomie des individus (qui deviennent dépendants de leurs outils et de ceux qui en maîtrisent le fonctionnement). =>

Exemple : voir l’Éloge du carburateur, de l’Américain Matthew B. C RAWFORD. Il y déplore la sophistication technologique des outils du quotidiens et des automobiles dont on pouvait autrefois comprendre le fonctionnement (et que l’on pouvait donc réparer seul) mais qui sont aujourd’hui devenus des boîtes noires (au sens propre du terme pour les nouveaux moteurs de voiture bourrées d’électronique) incompréhensibles pour l’utilisateur lambda.

=>

Citation : « J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil. » (La Convivialité, p.13).

(b) Le « monopole radical ». Les outils conviviaux peuvent emprisonner les individus : – En les rendant dépendants de leur usage. – En rendant leur usage incontrounable (c’est le principe du « monopole radical » contreproductif). Ivan I LLICH définit le monopole radical comme : la domination d’un outil non convivial, qui impose son utilisation et exclut celle de tout autre outil alternatif. Pour I LLICH, la voiture constitue un cas d’école :


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– Aujourd’hui, les villes se construisent autour de la voiture (pensons aux grandes villes américaines, qui poussent la logique à l’extrême). – La voiture remodèle les villes en allongeant les distances et en dédensifiant les destinations possibles. – Pour ne pas perdre en accessibilité, l’usage de la voiture est indispensable. – De toute façon, une ville pensée pour la voiture exclut mécaniquement tout autre mode de transport en rendant les routes inhospitalières pour les piétons, les vélos, voire les transports en commun. – L’usage de la voiture s’impose alors à tous. Il s’agit d’un monopole radical. Le problème est que ce monopole radical est contreproductif : – Puisque la voiture s’impose à tous, le nombre de véhicules individuels se multiplie. – La multiplication des véhicules entraîne des phénomènes de congestion, faisant perdre : – En accessibilité. – En vitesse. – En temps. – Les phénomènes de congestion impose la réalisation de nouveaux aménagement urbains et routiers, particulièrement coûteux. – Ces nouveaux aménagements ouvrent de nouveaux accès qui rendent la voiture encore plus indispensable... – La voiture se développe davantage, et les phénomènes de congestion réapparaissent. La voiture apparaît donc comme un mode de déplacement : – Très coûteux. – Peu efficace. =>

Remarque : dans les grandes villes américaines, on observe une baisse progressive de la vitesse moyenne des automobilistes en raison de l’augmentation constante du trafic 4 .

Insistant sur ce point, I LLICH propose d’ailleurs un calcul amusant visant à calculer la vitesse moyenne d’un automobiliste améri4. Remarque d’Hartmut R OSA, dans Hartmut R OSA, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010, p. 109.


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cain. Si l’on tient compte du temps que les automobilistes passent dans leur voiture, dans les bouchons, du temps qu’ils consacrent à l’entretien de leur voiture, mais aussi, bien sûr, du temps de travail nécessaire pour s’offrir leur voiture, l’automobiliste américain avance en moyenne à... 6 km/h (soit la vitesse d’un piéton motivé !) 5 . =>

Remarque : Le philosophe Jean-Pierre D UPUY s’est livré plus récemment à un autre calcul mesurant la vitesse moyenne des voitures en agglomération, en tenant compte des arrêts et ralentissements rencontrés au cours des trajets. Résultat, les automobilistes avancent en moyenne à 7,5 km/h 6 .

(c) Le seuil critique du progrès. En fait, selon Ivan I LLICH, passé un certain seuil, la vitesse devient contreproductive : « Au-delà d’une certaine vitesse, les véhicules à moteur engendrent des distances aliénantes qu’eux seuls peuvent surmonter ». Au final, « les véhicules créent plus de distance qu’ils n’en suppriment ». Pour les transports, ce seuil critique se situerait autour de 20 km/h, soit environ la vitesse d’un cycliste. Cette vitesse permettrait de préserver : – L’autonomie des individus. – La liberté de déplcement. – Une densité de population garantissant une accessibilité satisfaisante et des temps de transport raisonnables. Ce qui vaut pour les transports vaut également pour tout type de progrès. Passé un certain seuil, tout progrès deviendrait contreproductif. Tout l’enjeu alors est de découvrir ce seuil critique...

7.2.2

Le « choix » du progrès.

– Le choix du feu : progrès contingent, fruit du hasard, non linéaire. 5. « L’ensemble de la population consacre de plus en plus de temps à la circulation qui est supposée lui en faire gagner. L’Américain type consacre, pour sa part, plus de 1 500 heures par an à sa voiture : il y est assis, en marche ou à l’arrêt, il travaille pour la payer, pour acquitter l’essence, les pneus, les péages, l’assurance, les contraventions et les impôts. Il consacre donc quatre heures par jour à sa voiture, qu’il s’en serve, s’en occupe ou travaille pour elle. Et encore, ici ne sont pas prises en compte toutes les activités orientées vers le transport : le temps passé à l’hôpital, au tribunal, au garage, le temps passé à regarder à la télévision la publicité automobile, le temps passer à gagner de l’argent pour les vacances, etc. À cet Américain, il faut donc 1 500 heures pour faire 10 000 kilomètres de route ; environ 6 kilomètres lui prennent une heure. » (La Convivialité, p.24). 6. Cité dans Alain G RAS, Fragilité de la puissance, Paris, Fayard, 2003, p. 224.


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– Le choix du chemin : développement contingent, propre, etc. Critique radicale du développement réellement existant et de sa dimension hégémonique.

1. La question de l’efficacité. Il n’y a pas d’efficacité absolue, seulement une efficacité socialement construite. – Cosntruite en amont : l’efficacité se définit par l’évaluation de la capacité à remplir un objectif donné. Ainsi, une innovation est efficace (et, par extension, constitue un progrès) si elle permet de remplir de manière satisfaisante l’objectif attendu. Le critère d’efficacité est donc façonné par les attentes que l’on formule. – Construite en aval : une innovation ne s’insère pas passivement dans un contexte socio-technique donné. Elle le transforme. Dès lors la question de l’efficacité et du progrès technique doit être posée différemment. On s’aperçoit en fait que : « on ne choisit pas une technique parce qu’elle est efficace, mais c’est parce qu’on la choisit qu’elle devient plus efficace » 7 . Si l’on reprend l’exemple de la voiture, on peut réellement critiquer son efficacité, à plusieurs égards : (a) La vitesse moyenne obtenue grâce à la voiture est sensiblement égale voire inférieure à la vitesse des cyclistes. (b) La voiture a nécessité la transformation du paysage, notamment du paysage urbain, et est une des raisons qui conduit nombre de citadins à fuir les villes en période de vacances... (c) L’utilisation généralisée de la voiture suppose la mise en place d’une géopolitique de l’énergie mobilisant une force de travail considérable et engendrant des conflits militaires. (d) Une voiture n’utilise que 30% de l’énergie potentielle du carburant qu’elle consomme (10% pour la transmission, 10% pour l’électricité, 10% seulement pour le déplacement !) 8 . (e) Une voiture pesant une tonne transporte en moyenne 1,2 passager. Par onséquent, pour déclacer moins de 100 kilos d’humain, il faut 7. D. F ORAY, « Les Modèles de compétition technologique », Revue d’économie industrielle, n°48, 1989, p. 16, cité dans Alain G RAS, Fragilité de la puissance, Paris, Fayard, 2003, p. 222. 8. D’après les calculs de l’économiste italien Guido Viale (Guido V IALE, Tutti in taxi, demonologia dell’automobile, Milan, Feltrinelli, 1996, p. 202, cité dans Alain G RAS, Fragilité de la puissance, Paris, Fayard, 2003, p. 224).


CHAPITRE 7. UNE CRITIQUE DU « DÉVELOPPEMENT ».

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mobiliser une énergie permettant de propulser plus d’une tonne de matière. 2. La question de la pertinence. Le philosophe Arne N AESS dresse une liste de dix questions qu’il convient selon lui de se poser pour évaluer la pertinence (le progrès) d’une innovation 9 : – Est-elle bonne ou mauvaise pour la santé ? – À quel point fait-elle varier la détermination et l’inventivité des ouvriers ? – Renforce-t-elle la coopération et la vie en harmonie des ouvriers ? – De quelles autres techniques a-t-elle besoin pour fonctionner ? (et ces techniques sont-elles de qualité ?) – Quelles matières premières nécessite-t-elle ? (sont-elles disponibles, où, comment, à quel prix, dans quelles conditions ?) – De quelle énegie a-t-elle besoin ? (idem) – Est-elle source de pollution ? (directement ou indirectement) – Quel capital faut-il investir pour la développer et la mettre en oeuvre ? – Quel est le niveau d’administration nécessaire pour la mettre en oeuvre ? (dépendance à l’organisation hiérarchique, etc.) – Promeut-elle l’égalité ou les distinctions de classes ?

9. Arne N AESS, Écologie, communauté et style de vie, Paris, MF Éditions, 2008, pp. 152-153.


Chapitre 8

Une critique sociale de la croissance. 8.1

La croissance pour qui ?

Pour prendre une image gastronomique bien connue, on peut se figurer l’ensemble de la production (le PIB) comme un gâteau qu’il convient de répartir. Ce partage soulève deux types de problèmes : – La pauvreté. – Les inégalités. La croissance est souvent conçue comme le moyen privilégier de lutte contre la pauvreté (c’est une de ses principales justifications politiques, avec la lutte contre le chômage qui lui est d’ailleurs étroitement liée). On considère donc que pour que chaque individu dispose d’une part du gâteau d’une taille suffisante, il est nécessaire de faire grossir la taille du gâteau. Il existerait donc un impératif de croissance pour lutter contre la pauvreté. Toutefois, on s’apperçoit que la croissance économique ne s’accompagne pas toujours d’une réduction de la pauvreté. Certains mécanismes de la croissance peuvent même être à l’origine d’une hausse de la pauvreté et d’un accroissement des inégalités.

8.1.1 =>

Croissance de la pauvreté. Remarques : Définitions de la pauvreté. 1. Pauvreté. Il existe plusieurs manières d’évaluer la pauvreté. On peut en distinguer au moins trois : 80


CHAPITRE 8. UNE CRITIQUE SOCIALE DE LA CROISSANCE.

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(a) Les indicateurs de déprivations : suivant cette approche, on s’intéresse aux conditions de vie des individus pour évaluer l’ampleur des déprivations qu’ils subissent. Plusieurs manques potentiels sont recensés(ne pas pouvoir partir en vacances une semaine par an, ne pas pouvoir s’offrir de TV couleur, de téléphone, de voiture, ne pas pouvoir manger de viande ou de poisson tous les deux jours, ne pas avoir de sanitaires, ne pas pouvoir se chauffer convenablement, etc.) et un individu sera considéré comme pauvre s’il cumule un certain nombre (3 ou 4 généralement) d’entre eux. (b) Le budget minimum : suivant cette approche, on cherche à évaluer le budget minimum nécessaire pour vivre. On constitue onc un panier de biens et services jugés indispensables et on en calcule le coût. Tous ceux qui ont un revenu inférieur sont considérés comme pauvres. (c) La pauvreté relative : suivant cette approche, la pauvreté ne renvoie pas nécessairement à des conditions de vie données, mais à la position dans l’échelle des revenus. On évalue donc la pauvreté relativement à la richesse de la société et de ses membres. Un individu sera pauvre si son revenu est inférieur à 50% ou 60% (selon les conventions) du revenu médian (revenu qui sépare la population en deux parties égales, une moitié ayant plus que ce revenu, et l’autre ayant moins). 2. Pauvreté ou misère ? Les différents indicateurs de pauvreté renvoient à des conceptions différentes de cette pauvreté. Un individu vivant sous le seuil de pauvreté relatif peut ne subir aucune des privations recensées par les indicateurs de déprivations (et inversement), suivant le niveau de vie général de la société et les choix de vie des individus. Par ailleurs, il convient sans doute de distinguer pauvreté et misère. Être « pauvre » dans un pays riche (ne pas avoir de voiture, de téléphone et de télé couleur par exemple) n’est en rien comparable aux conditions de vie d’un « pauvre » dans un pays pauvre... – On peut alors distinguer la misère (ne pas pouvoir accéder au nécesaire) de la pauvreté (ne pas pouvoir s’offrir le superflu).


CHAPITRE 8. UNE CRITIQUE SOCIALE DE LA CROISSANCE.

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– On peut également retenir un autre critère de distinction en opposant une pauvreté conçue comme un dénuement assumé (pauvreté relativement au niveau de vie général) et une misère perçue comme subie (synonyme de privations).

La quête de croissance économique peut générer de la pauvreté. Pourtant, la croissance économique implique généralement une hausse du salaire minimum (SMIC=salaire minimum interprofessionnel de croissance). Elle devrait donc permettre de lutter efficacement contre la pauvreté en améliorant la situation des salariés situés aus bas de l’échelle des salaires. Toutefois, la quête de croissance est aussi une quête de productivité. Le problème ici est qu’une hausse de la productivité suppose une sélection stricte des individus les plus productifs... Apparaît alors une exclusion de fait des individus les moins productifs du système économique. Ces individus sont alors : – Exclus du marché de l’emploi et n’ont plus alors accès qu’à des revenus de remplacement insuffisants. – Victimes de sous-emploi, n’accédant qu’à des emplois à temps très partiel dont les salaires (même avec un SMIC en hausse) ne permettent pas de dépasser le seuil de pauvreté.

8.1.2

Croissance des inégalités.

Pour lutter contre la pauvreté, il ne suffit donc pas de faire grossir la taille du gâteau, il faut aussi mieux le partager. La répartition des richesses (répartition primaire réalisée essentiellement par les salaires) est étroitement liée à la productivité des individus (productivité supposée...). Les individus les moins productifs sont donc peu ou pas rémunérés, nécessitant ainsi une redistribution des revenus et donc un prélèvement préalable sur les revenu primaires. La lutte contre la pauvreté suppose donc de lutter contre les inégalités économiques.

1. Trop de distribution c’est moins à redistribuer. Le problème est que lutter contre les inégalités peut nuire à la croissance économique ! Lutter contre les inégalités peut faire diminuer la taille du gâteau... En effet, le prélèvement des revenus peut avoir un


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impact sur la motivation des travailleurs et sur le niveau de l’activité économique. C’est l’hypothèse défendue par l’économiste américain Arthur L AFFER. Selon ses projections (représentées par la « courbe de Laffer »), passé un certain seuil, l’augmentation des prélèvements finit par nuire à l’activité économique. La recherche de la croissance semble donc incompatible avec une lutte efficace contre les inégalités et la pauvreté. Ainsi, si on veut de la croissance économique (pour pouvoir augmeter la taille du gâteau et des parts), il faut accepter un certain degré d’inégalités. Il faut accepter que les plus petites parts augmentent moins vite que les plus grosses... =>

Remarques : (a) Inégalités de revenu. (b) Inégalités de patrimoine.

2. L’importance du revenu relatif. Le problème est que, si le niveau de revenu absolu des individus est important pour évaluer le niveau de déprivations dont les plus pauvres sont victimes, le niveau de revenu relatif joue aussi un rôle essentiel dans la définition des opportunités économiques et sociales qui leur sont offertes. Pour les moins bien lotis, il peut donc être préférable de gagner un peu moins dans une société où tout le monde gagne beaucoup moins, que de gagner un peu plus dans une société où tout les autres gagnent beaucoup plus...

8.2

La croissance fait-elle le bonheur ?

Dans l’imaginaire collectif, on établit généralement un lien entre croissance économique et bonheur. La croissance économique implique en effet : 1. Une hausse du revenu national. 2. Qui entraîne une hausse du niveau de vie moyen. 3. Qui se traduit par une hausse du confort matériel. 4. Qui génère une amélioration de la qualité de vie. 5. Qui accroît en fin de compte notre bien-être.


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On peut toutefois s’interroger sur la réalité de cette chaîne causale. C’est d’ailleurs l’un des objets d’étude de l’économie du bien-être (économie du bonheur, welfare economics).

8.2.1

Les paradoxes de l’abondance.

Les travaux réalisés dans le cadre de l’économie du bien-être ont mis en évidence deux paradoxes de l’abondance : – Malgré l’augmentation constante du niveau de richesse, le bien-être des habitants des pays riches stagne (“paradoxe d’Easterlin”). – Les habitants des pays très riches ne sont pas forcément plus heureux (en moyenne) que les habitants de pays moins riches (mais pas pauvres).

1. Le “paradoxe d’Easterlin”. En 1974, l’économiste américain Richard E ASTERLIN publie un article retentissant intitulé : “Does economic growth improves human lot ?”. Il s’agit d’une étude dans laquelle il compare l’évolution du PIB des pays riches et le niveau de bonheur déclaré par leurs habitants. Le résultat est troublant : (a) Au cours des 25 années qui ont suivi la Seconde Guerre Mondiale, le PIB des pays développés à fortement augmenté, mais cette rapide augmentation de la richesse ne s’est pas traduite par une augmentation du bien-être des individus. (b) L’augmentation de la richesse a bien eu un impact notable sur le bien-être des habitants des pays du Sud, mais au Nord, cet impact reste très limité voire nul... Les travaux plus récents menés par l’économiste anglais Richard L AYARD au début des années 2000 (cf. Le Prix du bonheur) conduisent au même résultat (de 1945 à 2000, le PIB des Etats-Unis a été mutiplié par 4, mais dans le même temps, l’indice de bonheur des américians n’a pas bougé, et leur santé mentale a décliné). Le “paradoxe d’Easterlin” ne semble donc pas résulter d’une simple anomalie historique. 2. Les comparaisons internationales. Si l’on opère des comparaisons internationales, on s’aperçoit qu’une société riche n’est pas forcément plus heureuse qu’une société moins riche.


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Au niveau européen par exemple, on observe les situations suivantes : – Les Ukrainiens et les Bulgares sont les Européens les moins riches, et ce sont aussi les moins heureux (indice de bonheur inférieur à 6). – Les Luxembourgeois disposent du niveau de vie par tête le plus élevé. Pourtant leur indice de bonheur (7,7) est comparable à celui des Belges qui jouissent d’un niveau de vie deux fois plus faible ! – Les Français se situent dans la moyenne européenne, avec un indice de bonheur de 7,2, derrière notamment la Grande-Bretagne (7,4), l’Espagne (7,5), la Suède (7,9) ou encore la Finlande (8), pays au niveau de vie comprabale. Surtout, l’indice de bonheur de la France est inférieur à celui des Chypriotes (7,9) qui disposent pourtant d’un niveau de vie inférieur d’un tiers... – L’indice de bonheur de l’Allemagne est de 7,1, loin devant l’Italie (6,3). Les Italiens ont ainsi un indice de bonheur tout juste supérieur à celui de Bulgares ! Il est en outre inférieur à celui des Polonais (6,7), dont le niveau de vie est trois fois plus faible ! – Les Européens les plus heureux sont les Danois (8,3).

8.2.2

Explication des paradoxes.

1. Limites méthodologiques. Il faut d’abord relativiser le sens des comparaisons entre PIB et indice de bonheur. En effet, ces deux indicateurs n’ont pas la même échelle. Tandis que le PIB est évalué sur une échelle ouverte, l’indice de bonheur est nécessairement borné à 10. Une société parfaitement heureuse (10) et à l’économie en pleine croissance constaterait donc elle aussi une stagnation de son niveau de bonheur... Il est donc logique que l’indice de bonheur finisse tôt ou tard par stagner. 2. Accoutumance à la richesse. Selon E ASTERLIN, le paradoxe de l’abondance s’expliquerait par un phénomène d’accoutumance à la richesse. Les individus s’habituerait à un niveau de vie jusqu’à le considérer comme normal. Ainsi une augmentation de richesse n’entraînerait qu’une augmentation temporaire du niveau de bien-être, celui-ci finissant par revenu à son antérieur lorsque les individus deviennent blasés. 3. Utilité marginale décroissante.


CHAPITRE 8. UNE CRITIQUE SOCIALE DE LA CROISSANCE.

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La stagnation du bonheur peut aussi s’expliquer par l’utilité marginale décroissante de la richesse. Suivant cette théorie, chaque unité supplémentaire de richesse apporte une satisfaction (a une utilité) moindre que la précédente. A force de décroître, l’impact en terme de satisfaction finit par devenir nul. Alors que la richesse croît, l’indice de bonheur stagne donc. Selon Richard L AYARD, il existerait donc un seuil de richesse au-delà duquel toute augmentation de richesse n’entraîne qu’une augmentation infime du niveau de bonheur. Il fixe se seuil à 15 000 C par an et par habitant... 4. Hausse des attentes. Toujours selon Richard E ASTERLIN, la stagnation du bonheur est pour partie due à une élévation des attentes des individus à mesure que le niveau de vie s’élève. Il souligne notamment le rôle majeur joué par la télévision et la publicité dans ce processus. 5. Mauvaise représentation de la richesse. Si l’argent peut faire le bonheur, ce dernier ne se limite pas à la richesse matérielle (il n’y a pas que l’argent dans la vie...). D’autres éléments entrent en jeu : la vie familiale, le lie social, la situation professionnelle, la santé, la liberté, les valeurs, etc. Ce constat vient en fait souligner les lacunes du PIB et de sa croissance comme indicateur de richesse. Peut-être ne sont-ils pas de bons indicateurs.

8.3

Les limites sociales de la croissance.

En 1976, quatre ans après la publication fracassante du Club de Rome Limits to growth, un économiste anglais, Fred H IRSCH publie un autre ouvrage : Social limits to growth. Pour H IRSCH, il est absurde de se focaliser sur les limites physiques de la croissance, sur la fin lointaine (en 1976...) des énergies fossiles. En effet, les sociétés riches des pays développés doivent faire face à d’autres limites, déjà atteintes celles-là : les limites sociales. Ce sont ces limites qui remettent dores et déjà en cause la pertinence de la croissance comme objectif politique.


CHAPITRE 8. UNE CRITIQUE SOCIALE DE LA CROISSANCE.

8.3.1

87

Rareté physique et pénurie sociale.

L’économie est définie comme la discipline visant à lutter contre la rareté (répondre à des besoins illimités en utilisant des moyens limités, suivant la définition de Lionel R OBBINS). Dans cette optique, la croissance économique vise à produire toujours davantage pour s’approcher toujours un peu plus de l’abondance et, à teme (si terme il y a...) vaincre la rareté. – Club de Rome : le problème soulevé par le Club de Rome, est que l’activité économique galopante se heurte aux limites physiques, à la rareté indépassable des ressources naturelles non renouvelables. – Fred H IRSCH : de son côté, H IRSCH met en lumière l’existante d’une rareté socialement construite, une « pénurie sociale », bien plus préoccupante. La pénurie sociale apparaît lorsque la satisfaction que les individus tirent des biens et services produits est altérée par leur multiplication et leur consommation par les autres. =>

Remarque : Biens privés et biens publics. – Bien privé : la satisfaction que je tire du bien ou service dépend de la seule consommation que j’en fait. – Bien public : la satisfaction que je tire du bien ou service dépend da la consommation que j’en fait, mais aussi de la consommation que les autres en font.

Hirsch distingue deux formes de pénurie sociale : 1. La pénurie sociale pure : lorsque c’est la rareté d’un bien qui est à l’origine de la satisfaction qu’on en tire. C’est le cas des tableaux de maîtres ou des positions sociales privilégiées (un privilège n’en est plus un s’il est largement partagé...). Dans ce cas la rareté est indépassable, qu’elle soit physique (tableau de maître) ou socialement créée (postes de direction). 2. La pénurie sociale dérivée : lorsque la généralisation de la consommation d’un bien nuit à la satisfaction qu’on en tire du fait de phénomènes de congestion (embouteillages routiers par exemple). Dans ce cas, la rareté peut être dépassée, mais la qualité de l’utilisation que l’on peut faire du bien ou service se dégrade rapidement. La croissance économique ne peut rien contre ces formes de rareté. Pourtant, elle est porteuse de cette promesse (l’idée selon laquelle les bien luxueux d’une minorité de riches seront demain des biens accessibles à tous dans une société d’abondance).


CHAPITRE 8. UNE CRITIQUE SOCIALE DE LA CROISSANCE.

88

Dès lors, la croissance économique génère une frustration croissante pouvant expliquer les paradoxes de l’abondance.

8.3.2

Économie matérielle et économie positionnelle.

Fred H IRSCH distingue deux secteurs économiques : 1. L’économie matérielle : ce secteur économique rassemble les biens accessibles à tous (tous les biens privés). 2. L’économie positionnelle : ce secteur économique rassemble les biens qui ne sont accessibles qu’à une minorité. Une fois les besoins matériels élémentaires couverts, l’économie se porte davantage vers l’économie positionnelle. Le problème est que, en passant de l’une à l’autre, la croissance économique change de nature et perd en efficacité : 1. Une croissance de l’économie matérielle garantit une augmentation du niveau de satisfaction des individus. Ils ont accès à plus de biens dont la consommation, quelle que soit celle des autres, contribue à leur bonheur. 2. En revanche, une croissance de l’économie positionnelle ne peut apporter la même satisfaction, ou en tout cas pas à tout le monde. Dans la sphère positionnelle, la satisfaction que l’on tire des biens dépend du fait que l’on fait partie de la minorité de privilégiés pouvant y accéder. Il y a alors deux options : – Soit tout le monde accède au bien (pénurie sociale dérivée), et personne ne voit sa satisfaction augmenter (ou si peu) du fait de phénomènes de congestion engendrés par la généralisation de la consommation. – Soit la consommation du bien reste limitée à une minorité (pénurie sociale pure), tous les autres en sortant plus frustrés.

8.3.3

La croissance comme jeu à somme négative.

Dans la sphère positionnelle, l’objectif des individus sera donc d’obtenir les biens positionnels avant les autres : 1. Pour pouvoir en profiter pleinement avant qu’ils ne se généralisent et que la congestion apparaisse (pénurie sociale dérivée). 2. Pour pouvoir être le seul à en profiter (pénurie sociale pure).


CHAPITRE 8. UNE CRITIQUE SOCIALE DE LA CROISSANCE.

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Dans un contexte de rareté sociale, il ne peut y avoir de biens positionnels pour tout le monde (et ce quelle que soit le taux de croissance économique). Les individus entrent donc en compétition les uns avec les autres pour les obtenir. Le problème est que, dans la compétition positionnelle, toute place gagnée par l’un est une place perdue par un autre. La croissance apparaît donc comme un jeu à somme nulle. De ce point de vue, la croissance économique, moteur de la compétition positionnelle, n’a pas de raison de rester un objectif politique une fois les besoins matériels élémentaires couverts pour tous les membres de la société. Le rôle de la politique économique et sociale pourrait être d’organiser la compétition en définissant les modalités d’accès aux biens positionnels et en assurant l’égalité des chances des participants... Plusieurs modes d’allocation des biens positionnels sont possibles : 1. Un système d’enchères (classiques ou hollandaises). 2. Un système de sélection. 3. À défaut, un système de saturation faisant baisser la qualité du bien. Ces modes d’allocation impliquent un gaspillage social. Il faut : 1. Dépenser plus pour accéder à un bien positionnel donné (exemple du terrain privatif). 2. Faire plus d’effort pour sortir vainqueur de la sélection (exemple de la sélection pour les postes privilégiés). 3. Faire plus d’effort pour s’éloigner de la congestion (exemple de l’habitat résidentiel). Au final, tout le monde fait plus d’effort pour arriver à ses fins, mais, quoi qu’il arrive, seul un petit nombre peut y arriver. Au final, la croissance économique est moins un jeu à somme nulle qu’un jeu à somme négative. Pour illustrer ce phénomène, Fred H IRSCH prend l’image d’une salle de concert dans laquelle tous les individus se hisseraient sur la pointe des pieds pour avoir une meilleure vue, personne, au final, n’obtenant une meilleure vue qu’au début. =>

8.3.4

Remarque : Les premiers au départ sont souvent les premiers à l’arrivée.

Lutte positionnelle et délitement social.

Jeu à somme négative d’un point de vue économique, la croissance l’est aussi du fait de son impact social. Le coût social de la compétition positionnelle est


CHAPITRE 8. UNE CRITIQUE SOCIALE DE LA CROISSANCE.

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en effet non négligeable. En fait la compétition positionnelle est à l’origine d’un délitement social.

1. La compétition positionnelle transforme les autres en concurrents. 2. La compétition positionnelle entraîne le déclin de la sociabilité du fait de la pression sur le temps. Chaque individu raisonne de plus en plus comme un économiste, au risque de sapper les fondements de la société (voir Stephen M ARGLIN, How thinking like an economist undermines community). C’est l’autre volet du gaspillage social. En devant consacrer toujours plus d’efforts à la compétition positionnelle, les individus n’ont plus le temps (ou ne prennent plus le temps) de nouer des liens (et d’ailleurs, pourquoi nouer des liens s’il y a peu d chance d’avoir un retour sur investissement du fait de la mobilité géograhique accru et du manque de temps généralisé ?).

8.4

La croissance pour l’emploi ?

1. La croissance détruit des emplois. En 40 ans, le PIB a augmenté de 50%. Dans le même temps, le chômage a augmenté de 5%... Dans ces conditions, la relation entre croissance et création d’emplois mérite d’être précisée. La croissance économique peut résulter de plusieurs phénomènes : – Une hausse de l’utilisation des facteurs de production : hausse du volume de travail, hausse du capital utilisé, ou les deux à la fois. – Une hausse de la productivité des facteurs de production : travail, capital ou les deux à la fois. La croissance aura une incidence directe sur l’emploi uniquement si elle résulte d’une augmentation de l’utilisation du travail comme facteur de production. L’augmentation du volume de travail se limite donc à la soustraction suivante : « taux de croissance - gains de productivité ». =>

Remarque : une augmentation du volume de travail ne se traduira pas nécessairement en création d’emplois, cette augmentation pouvant se concrétiser par une hausse du


CHAPITRE 8. UNE CRITIQUE SOCIALE DE LA CROISSANCE.

91

temps de travail des actifs employés (recours aux heures supplémentaires). Le problème est que la croissance économique est source de gains de productivité. En effet, elle permet des investissements qui contribuent à améliorer l’efficacité dans l’utilisation des facteurs de production. Dans ces conditions la croissance économique contribue à détruire des emplois. 2. La croissance préserve les emplois ? Et si la croissance, au lieu de détruire des emplois, permettait au contraire d’en sauvegarder un maximum. Compte-tenu des gains de productivité réalisés, seule une augmentation de la production peut permettre de maintenir un niveau d’emploi stable voire croissant ou, à défaut limiter le nombre d’emplois détruits. C’est ce qui ressort notamment de la « loi d’Okun », mise en lumière dans les années 1960 par l’économiste américain Arthur O KUN. Selon cette loi : – En-dessous d’un certain taux de croissance, une économie perd des emploi. – Au-dessus de ce taux, elle en crée. – Mais, quoi qu’il en soit, sans croissance, des emplois seraient détruits en masse... 3. Sans croissance, pas d’emplois ? Cette dernière affirmation est contestée par quelques auteurs décroissants ou proches de la décroissance. 4. Pourquoi avons-nous besoin d’emplois ? 5. La croissance marchandise la société.


Quatrième partie

Quelle société pourrait se passer de croissance ?

92


93 La décroissance reste largement un impensé économique. La pensée économique s’est structurée autour d’une vision donnée de la valeur, de la richesse et s’est fixé pour objectif d’accroître perpétuellement cette richesse dans une quête d’abondance. La croissance économique étant le principal objectif de l’économie (lutte contre la rareté), il est logique que le cadre intellectuel des économistes ait du mal à intégrer l’hypothèse d’une décroissance, c’est-à-dire une baisse de la production qui ne soit pas une récession. Quelques auteurs s’y essaient mais leur tentative traduisent surtout leur incapacité à intégrer totalement ce changement de paradigme : – Tim Jackson, auteur de La prospérité sans la croissance, en est un exemple. Il se pose ainsi les mauvaises questions comme, “comment garantir un emploi à tous si l’activité économique recul ?”. Mais est-ce vraiment un objectif souhaitable ? Comme on change de modèle économique, il nous faut changer nos représentations économiques et sociales. On ne peut sortir de la société de croissance en conservant intactes ses institutions (la valeur travail et la société de consommation). – Autre exemple : Adieu à la croissance, de Jean Gadrey. Il faut donc bâtir un nouveau modèle en partant d’une question simple : “pourquoi sommes-nous accros à la croissance ?”. une fois que l’on a identifié l’origine du mal, on peut chercher un remède et tenter de se sevrer...


Chapitre 9

Pourquoi sommes-nous accros à la croissance économique ? 9.1

Parce que c’est plus fort que nous !

Notre addiction à la croissance trouve une première explication au sein même de l’organisation sociale. Le système économique et sociale réclame de la croissance, et ce pour au moins trois raisons : 1. Lutter contre la pauvreté. 2. Lutter contre le chômage. 3. Rembourser les emprunts.

9.1.1

Parce que la croissance c’est l’augmentation de la richesse, principal outil de lutte contre la pauvreté.

Un des objectifs de la croissance est l’accroissement des richesses qui vise à lutter contre la pauvreté. Nous cherchons toujours à fuir la rareté originelle et cela passe par la croissance. Cette justification de la croissance repose toutefois sur trois postulats contestables : 1. La croissance c’est la richesse... =>

Pas toujours ! Le PIB est un mauvais indicateur de richesse.

2. Si on veut que tout le monde ait une part du gâteau, il faut augmenter la taille du gâteau. =>

On peut simplement mieux le partager...

94


CHAPITRE 9. POURQUOI SOMMES-NOUS ACCROS À LA CROISSANCE ÉCONOMIQUE ?95 3. Au bout du chemin se trouve l’abondance. =>

Mais on n’obtient que l’opulence vorace et insatiable...

=>

L’abondance était peut-être à cherchée au début du chemin (cf. Marshall Salhins, Âge de pierre, âge d’abondance).

9.1.2

Parce que la croissance c’est l’emploi, principal vecteur de répartition des richesses.

Une autre justification de la croissance, liée à la première, tient à la création d’emplois. Or l’emploi étant le principal vecteur de la répartition des richesses, créer des emplois est indispensable. Là encore, les postulats sont contestables : 1. La croissance crée de l’emploi. =>

La croissance ne crée pas forcément d’emploi...

=>

Une décroissance, née d’une baisse de la productivité, peut être créatrice d’emplois.

2. L’emploi est le principal vecteur de répartition des richesses. =>

Ce quasi monopole est remis en cause par le développement des mécanismes de redistribution (même si l’emploi reste en toile de fond comme critère d’éligibilité ou comme origine du revenu différé).

=>

Ce n’est pas parce que c’est comme ça aujourd’hui que ça doit nécessairement le rester...

9.1.3

Parce que la dynamique monétaire crée un impératif de croissance.

Le financement de l’économie, qui repose pour partie sur le système bancaire, génère un impératif de croissance. Le mécanisme des intérêts lié aux prêts impose en effet aux emprunteurs de rembourser plus que la somme empruntée. Dans une économie financée par l’emprunt, il faut donc produire toujours plus que ce qu’on a emprunter pour pouvoir s’acquitter de sa dette.

9.2

Parce qu’on le veut bien.

Les causes de notre addiction ne sont pas que systémiques. Elles tiennent aussi à nos mentalités et aux dynamiques sociales qu’elles engendrent.


CHAPITRE 9. POURQUOI SOMMES-NOUS ACCROS À LA CROISSANCE ÉCONOMIQUE ?96

9.2.1

Parce que la rationalité économique gouverne.

La rationalité économique de maximisation de la satisfaction, induit une quête permanente d’accroissement des richesses. La logique du “toujours plus” l’emporte faisant de l’efficacité le principal critère d’évaluation des décisions politiques et économiques, et de la rentabilité, de la lucrativité, le principal critère d’évaluation de l’efficacité... La domination de la rationalité économique à une conséquence majeure : =>

Les investisseurs et les banquiers sont les principaux décideurs et ils arbitrent en fonction de leurs perspectives de profits, sans tenir compte des enjeux sociaux et environnementaux. Cela conduit notamment : 1. À une mondialisation des échanges dans une logique d’efficacité donc de rentabilité. 2. À une course au moins-disant social et environnemental.

9.2.2

Parce qu’il faut toujours plus de biens pour alimenter la course au standing.

La lutte de chacun contre tous pour le standing impose une surconsommation effrénée. Il faut réussir à suivre le rythme imposé par les consommateurs les plus zélés. Et à mesure que les autres les rattrapent, ils doivent impérativement se distinguer à nouveau en consommant davantage... =>

Remarque : Sur ce point, voir les travaux de Thorstein V EBLEN (Théorie de la classe de loisirs), Vance Packard (Les obsédés du standing), Jean B AUDRILLARD (La société de consommation), Pierre B OURDIEU (La distinction).


Chapitre 10

La désaccoutumance à la croissance. Si l’on souhaite sortir de la société de croissance, se libérer de sa dépendance, c’est donc avec toutes ses causes qu’il faut en finir...

10.1

Un problème technique, mais un enjeux politique.

Si l’on a du mal à penser la sortie de la société de croissance, c’est parce que note société n’est pas adaptée à une décroissance économique. La décroissance pose donc un problème technique, ou organisationnel : est-il possible de faire autrement ? Mais même si une décroissance économique s’avère techniquement envisageable, serait-elle souhaitable ? Le problème technique se double donc d’interrogations politiques voire philosophiques.

10.1.1

Un problème technique.

Sur le plan technique et organisationnel, l’enjeu est de trouver des mécanismes économiques alternatifs pour répondre aux besoins de la société. Concrètement, il faut imaginer :

1. D’autres mécanismes de distribution des richesses. – Des mécanismes de partage de l’emploi et des richesses si l’on envisage plus de produire davantage d’une année sur l’autre. – Des mécanismes qui ne passeraient pas forcément par l’emploi si l’on se sait incapable d’en garantir un à tous.

97


CHAPITRE 10. LA DÉSACCOUTUMANCE À LA CROISSANCE.

98

2. D’autres mécanismes de financement de l’économie. – Des mécanismes ne reposant plus sur un système d’intérêts et faisant ainsi disparaître l’impératif de croissance. – Des mécanismes de repolitisation du financement de l’économie pour que le seul critère de financement ne soit plus la lucrativité et l’intérêt de quelques-uns.

10.1.2

Un enjeu politique.

Sur le plan politique le questionnement et triple. il faut tout à la fois :

1. Reconsidérer la richesse. Reconsidérer la richesse, pour reprendre a formule de Patrick Viveret, c’est se demander ce que nous voulons vraiment. C’est questionner notre échelle de valeurs. C’est retrouver le sens de la mesure, du “suffisant”. 2. Questionner nos mentalités. C’est la domination de la rationalité économique qui est ici en question. L’économicisation du monde transforme le monde ne marchandise et les individus en consommateurs. Sans doute faut-il retrouver des citoyens habitant une maison commune et refaire de l’économie l’oïko-nomos, l’art de gérer la maison... 3. Questionner l’objet de notre société, nos comportements, notre façon de vivre ensemble. Notre société peut elle rester une société de compétition, de concurrence, de lutte de chacun contre tous pour le standing ? Est-ce cela “vivre ensemble” ? Est-ce cela notre projet de société ?

10.2

Les huit « R » de Serge L ATOUCHE.

Serge L ATOUCHE résume ces enjeux techniques et politiques dans sa théorie des huit « R ». Huit « R » pour : 1. Réévaluer. Réévaluer, c’est changer notre échelle de valeurs. Questionner la “valeur travail”, la valeur de la marchandise (valeur d’usage et valeur d’échange).


CHAPITRE 10. LA DÉSACCOUTUMANCE À LA CROISSANCE.

99

2. Reconceptualiser. Reconceptualiser, c’est : – Adapter notre cadre d’analyse et de pensée à notre nouvelle échelle de valeur. – Sortir du capitalisme pour imaginer autre chose. – Sortir de l’économisme pour réencastrer l’économie dans le social et remettre l’homme au cœur de l’économie. 3. Restructurer. Restructurer c’est revoir l’organisation sociale pour changer de système. 4. Redistribuer. Mieux partager le gâteaux, en gardant à l’esprit que sa taille restera limitée. 5. Relocaliser. C’est la “démondialisation” écologique : – L’organisation géographique de l’économie doit tenir compte des coûts environnementaux. Pour cela, il faut notamment intégrer tous ces coûts aux prix au lieu d’en externaliser une large part... – Cette démondialisation suppose de rapprocher les lieux de production des bassins de consommation. 6. Réduire. – Décroître, c’est faire avec moins, mais pas forcément moins bien. C’est une décroissance quantitative, mais une croissance qualitative. – C’est surtout une décroissance matérielle qui ouvre la voie à d’autres formes d’enrichissement : “moins de biens, plus de liens”. 7. Restaurer. Restaurer, c’est à la fois : – Réparer les dégâts. – Restaurer des équilibres environnementaux. – Restaurer des équilibres sociaux (place des paysans par exemple). 8. Recycler.


Chapitre 11

Les chemins de traverse. 11.1

Les mesures politiques.

11.1.1

Le revenu inconditionnel, facteur de décroissance.

Mots-clés : redistribuer, réévaluer, réduire, reconceptualiser, restructurer. 1. Faire en sorte que la décroissance ne se fasse pas au détriment des plus démunis (décroissance soutenable). 2. Rendre possible une décroissance volontaire.

11.1.2

Le revenu maximum, fixer des limites.

Mots-clés : réévaluer, reconceptualiser, restructurer, réduire, restaurer.

11.2

Les démarches collectives.

11.2.1

Les coopératives : pour une démocratie économique.

Mots-clés : reconceptualiser, restructurer, redistribuer.

11.2.2

Les monnaies locales : pour en finir avec la marchandise monétaire.

Mots-clés : réévaluer, reconceptualiser, redistribuer, relocaliser, réduire.

100


CHAPITRE 11. LES CHEMINS DE TRAVERSE.

11.2.3

Les circuits-courts : l’autre démondialisation.

Mots-clés : restructurer, relocaliser, réduire, restaurer.

11.2.4

L’écologie industrielle : recycler, recycler, recycler...

Mots-clés : restructurer, relocaliser, réduire, recycler.

11.2.5

La transition : un autre modèle de société ?

Mots-clés : réévaluer, reconceptualiser, restructurer, réduire.

11.3

Les actions individuelles.

11.3.1

La consommation citoyenne : la politique du caddie.

Mots-clés : réévaluer, relocaliser, réduire, recycler.

11.3.2

La simplicité volontaire : la satiété de consommation.

Mots-clés : réévaluer, réduire.

101


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