La storia del cinema muto italiano Vol I Version française

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a la memoire de ma mere
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Maria Adriana Prolo

Histoire du Cinéma Muet

Italien

Vol. 1

Traduction de Annie Le Bris

Editing de Silvio Alovisio e Claudia Gianetto

Pour la consultation de la partie iconographique (118 images réparties dans le volume) et de la Liste des films muets réalisés en Italie de 1904 à 1915 , veuillez vous référer à la version italienne de La storia del cinema muto italiano Vol I

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INTRODUCTION

Le cinématographe peut être considéré comme un des facteurs principaux de l’évolution spirituelle et intellectuelle de l’humanité dans le premier quart du XXe siècle. Né comme spectacle public à Paris le 28 décembre 1895 et à New York le 28 juin 1896, il se développera rapidement dans tous les pays du monde civilisé.

Le langage visuel, le dernier des moyens d’expression accordés aux hommes, devient rapidement le besoin d’une dose presque quotidienne de sensations et de rêves. Il transforme un nombre sans cesse croissant de spectateurs de toutes les classes sociales, leur inculque des désirs de choses jamais vues auparavant, les console et agrémente leurs journées en leur faisant voir la joie et le bien-être, ou bien accroît les motifs de leur contrariété car ils sont dans l’impossibilité matérielle de s’adapter immédiatement au luxe et à l’élégance représentés à l’écran.

Pour tout ce qu’il a apporté de positif et de néfaste, le cinématographe doit être étudié comme une des plus importantes manifestations de la vie culturelle et sociale d’un peuple, étant désormais la plus courante des activités récréationnelles avec le sport. ***

En Italie, le cinématographe est né comme spectacle et comme production, quand en France et en Amérique la période de l’aventure, des fêtes foraines, de la bohème était déjà presque terminée. Aucun Charles Pathé, aucun Ferdinand Zecca, aucun Adolph Zukor dans les premiers balbutiements du cinéma italien. Au tout début, ceux qui s’en occupèrent étaient des hommes modestes et pragmatiques, qui en pressentirent les possibilités commerciales. Ils implantèrent d’abord des salles de projection, puis des usines de pellicules, après avoir surmonté de nombreuses difficultés techniques. Les résultats furent très bons, et leur succès immédiat. Pendant de nombreuses années, critiques et historiens du cinéma italiens et étrangers sous-estimèrent, dénigrèrent même le cinéma muet

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italien, mais il serait insensé de l’accuser de ne pas avoir été de l’” art ”. Seulement après 1920, en effet, c’est-à-dire après la période d’ “ ajustement “ (1911-1920) qui a suivi celle de la “ conquête “ d’un public fidèle (1900-1910), le cinéma put se différencier esthétiquement en cinéma pur (œuvre poétique exprimée avec des moyens purement visuels) et cinéma spectacle (histoires racontées avec des images). Il s’est imposé théoriquement comme art grâce principalement à la culture française et à l’Italien Ricciotto Canudo, et a donné des films de grande valeur (1).

La Liste des films muets réalisés en Italie de 1904 1931, qui pourrait être intitulée à l’ancienne “ Corpus filmorum italicorum “, est pour nous affligeante, comme une liste de précieux incunables ou de dessins rares détruits ou perdus. En voyant le succès incontesté et constant des films italiens sur les marchés internationaux, qui les achetaient les yeux fermés, et le retentissement qu’ils connaissaient dans le monde entier, nous avons la preuve que la production italienne fut pendant une longue période qualitativement importante (2). Cette période comprend les années que nous avons appelées “ d’ajustement ”, de 1911 à 1920 environ. C’est ce qu’on a couramment appelé “ l’âge d’or de la cinématographie italienne ”, non seulement parce que l’exportation des pellicules faisait affluer en Italie de l’or de l’étranger, mais aussi parce que leur supériorité était absolue par rapport à celles, plus nombreuses mais moins artistiques, de beaucoup d’autres pays.

Parmi les films les plus importants, seul un petit nombre reste nous témoigner des diverses tendances expressives du cinéma muet italien. Mais si par miracle les pellicules de la Liste pouvaient encore être projetées, quelles découvertes et quelles magistrales réfutations de certains critiques! Les guerres, l’une après l’autre, ont accéléré leur destruction, et il se peut que ces films ne fassent plus rire le public actuel, qui ne les comprend pas, ne trouvant plus en lui le code pour déchiffrer un langage mimographique qui fut l’expression des mœurs et des exigences spirituelles d’une époque désormais révolue. C’est dans l’ordre des choses, qu’une génération n’admette pas la psychologie et les goûts de celle qui la précède, mais on ne peut nier pour autant son apport au progrès des arts, des sciences et de l’industrie (3).

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En Italie, comme dans les autres pays, dès les premières années du siècle jusqu’à environ 1910, le cinéma subit les diktats d’une esthétique confuse et approximative. De documentaire il devint photographie animée, en réalisant des histoires dramatiques tirées de nouvelles ou de romans avec les adaptations simplistes des ressources théâtrales. Il y eut l’éveil d›une sorte de besoin romantique, sommairement satisfait par les brèves synthèses —en douze ou en vingt tableaux — d’aventures tragiques ou sentimentales. On pourrait se pencher sur les liens souterrains entre la propagation du “ cinématographe ” et la mode de la poésie crépusculaire, le retour du romantisme au début du XXe siècle.

En s’éloignant malheureusement de la voie ouverte par Méliès, selon laquelle le cinéma était une transfiguration mystérieuse de la réalité et la réalisation de rêves fantastiques, les premiers ateliers de production italiens se mirent à tourner des pellicules sur des histoires tirées de tout ce qui s’imprimait de plaisant dans les éditions populaires et les périodiques. Il est notoire qu’il n’y a pas de différences substantielles entre les illustrations de ce qu’on appelait les romans-feuilletons et les scènes des premiers films.

C’était beaucoup plus agréable de voir les histoires racontées principalement avec des images que de les lire, parfois laborieusement, racontées par des mots. Et ainsi les salles, ou plutôt les “ salons “ de projections du Cinématographe, se multiplièrent-ils en peu de temps dans toute l’Italie. Une fois calmée l’orgie du mouvement frénétique d’un grand effet comique, la “ truca “, c’est-à-dire la machine à truquer, fournit des scènes stupéfiantes où les lois naturelles de l’apesanteur étaient totalement renversées, et des actions jusque-là considérées comme impossibles pour les hommes étaient accomplies avec une extrême désinvolture.

C’est dans cette période que commencent à éclore les qualités expressives des premiers acteurs professionnels du cinéma italien, le génie et l’habileté des premiers réalisateurs, Filoteo Alberini, Lamberto Pineschi, Giovanni Pastrone, Mario Caserini, Luigi Maggi, Ernesto Maria Pasquali, Mario Morais (Mago Boum), Carlo Alberto Lolli, Giuseppe De Liguoro, Enrico Guazzoni et d’autres encore qui, s’improvisant photographes, peintres, chorégraphes, anticipèrent, expérimentèrent, codifièrent les lois

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du nouveau moyen d’expression, comprirent quelles étaient les possibilités du paysage italien, découvrirent les acteurs, qu’ils recrutaient souvent dans les compagnies de théâtre amateur et les jetaient dans la mêlée. Il fallut par conséquent corriger les uns pour détourner leur approche théâtrale vers les exigences de la caméra de prise de vue et apprendre aux autres un langage symbolique d’une valeur internationale. L’œil cruel de l’objectif, faisant fonction de public, poursuivaient les pauvres acteurs qui le regardaient avec suspicion, jouaient en demi-cercle autour de lui et rarement osaient lui tourner le dos. Mais très tôt ils se perfectionnèrent dans le jeu scénique et les pellicules italiennes s’imposèrent partout grâce à l’habileté de leurs interprètes, bien avant la naissance du divisme.

Le succès personnel des acteurs, à un moment où l’usage n’était pas encore répandu de publier leurs noms, se relie certainement au talent de l’improvisation et à la tradition mimique italienne, qui furent à la base de la grande Commedia dell’Arte, un genre né dans la seconde moitié du XVIe siècle. Le grand succès du comique de geste des meilleurs caricaturistes, Ferravilla, Scarpetta, Benini, et la puissance expressive des acteurs dialectaux les plus connus, Grasso, Musco et Petrolini, viennent de là. Leurs représentations à l›étranger, devant un public qui ne les comprenait pas si ce n’est à travers l’efficacité de leurs mimiques, mais qui remplissait les théâtres et applaudissait frénétiquement, peuvent être comparées aux films muets italiens, qui obtenaient un succès tout aussi grand et que les étrangers demandaient en un grand nombre de copies.

Les histoires naïves et les quelques interprètes qui se mouvaient entre les décors de toile peinte ou à l’intérieur d’un “ champ ” délimité par des lignes de craie ou des cordons fixés à des piquets laissèrent rapidement la place aux grands films historiques avec des centaines de figurants évoluant dans de vastes studios en dur. En 1908 “Ambrosio” réalise la première adaptation de Les derniers jours de Pompéi, en sept bobines (4). L’année suivante, Pasquali e Tempo tourne un Ettore Fieramosca ovverossia La disfida di Barletta avec 200 personnes et 40 chevaux. En 1910 on tourne La caduta di Troia de l’Itala, premier film de 600 mètres sans interruption sorti en Italie (5). En 1911 nous avons La Gerusalemme liberata de la Cines et en 1912, toujours de la Cines, Quo vadis? de Guazzoni, le film qui ébranla l’industrie cinématographique mondiale, établit la supé -

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riorité artistique de la cinématographie italienne dans le genre historique à grand spectacle et fixa les principes d’une «école» italienne de grandes évocations historiques (5).

En juin 1913, après plusieurs mois de travaux préparatoires, on commence à tourner dans le studio de l’Itala Film à Ponte Trombetta, Cabiria, «vision historique du IIIe siècle avant J.-C. de Gabriele D’Annunzio». Les projections du film commencent en avril dans les plus grands théâtres des principales villes italiennes ; puis Cabiria expatrie et, malgré la guerre, le film est projeté des centaines et des milliers de fois d’affilée à Paris, à Londres, à New York.

Acheter la coopération nominale du plus grand poète italien de l’époque (qui avait coûté à l’ Itala Film 50 000 lires or, soit environ un vingtième de la dépense totale), avait été un coup de génie industriel. Ajoutons un réalisateur grand manitou en état de grâce, qui put traduire dans la réalité son intuition poétique sans trop de concessions aux exigences commerciales, en recourant à des moyens techniques innovants tels que le travelling, et en s’entourant d’artistes et d’opérateurs de prestige : c’est ainsi que naquit à Turin le premier grand film d’art qui ait jamais été tourné dans le monde. Giovanni Pastrone resta alors dans l’ombre, satisfait d’avoir réalisé en premier une histoire originale avec des moyens essentiellement cinématographiques, et seulement lorsqu’il adopta le pseudonyme de Piero Fosco pour le film Il fuoco deux ans plus tard, on commença à attribuer Cabiria au mystérieux et génial metteur en scène de l’Itala Film.

L’histoire, qui se situe dans un contexte historique à l’apogée de sa puissance et de sa splendeur, réalisée avec une mise en scène grandiose, d’une ampleur sans précédent, et soulignée par les intertitres de D’Annunzio qui renforçaient avec leur sonorité le rythme majestueux des 16 photogrammes par seconde, eut l’accompagnement musical du jeune compositeur de Parme Ildebrando Pizzetti. La Symphonie du feu jouée par un grand orchestre —tandis qu’à l›écran défilaient les scènes terrifiantes du sacrifice au dieu Moloch dans le temple monstrueux, virées en rouge, et qu’un baryton répétait les invocations au dieu, un motif obsessionnel d’une grande importance — constitue le premier exemple de musique fonctionnelle au cinéma.

Pour la première fois le public sent que quelque chose de grand et de

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nouveau est apparu à l›écran. Pour retrouver un tel enchantement il faut retourner à la période historique entre la fin du XVIe siècle et le début du XVIIe siècle, quand la rencontre entre la poésie et la musique donna origine au mélodrame. La poésie, alors, se transfigura en musique ; en 1914, dans Cabiria, l’image visuelle fut efficacement complétée par le langage musical. Dans toutes les villes — fait rarissime à l’époque — des applaudissements prolongés accompagnèrent les scènes les plus spectaculaires du film. Les plus grands quotidiens consacrèrent des colonnes de comptes rendus enthousiastes comme pour les plus importants événements artistiques (6). Les deux pellicules historiques qui avaient précédé Cabiria, et qui pourtant avaient elles aussi obtenu un grand succès, Quo vadis? et Gli ultimi giorni di Pompei, étaient basées sur des histoires connues de la majorité du public, par conséquent l’effet durable du récit visuel était déjà compromis. L’histoire passionnante de la petite esclave, Cabiria, l’évocation de la victoire de Rome sur Carthage, la nouveauté des magnificences du monde païen, quand le public commençait à être fatigué de gladiateurs, de fauves et de martyrs, furent suivis avec un intérêt énorme. Maciste, l’esclave qui se sert en souriant de sa force brute pour le salut de la fragile fillette est une figure nouvelle à l’écran, qui sera très souvent imitée, transformée, exploitée par la suite.

L’influence que Cabiria eut sur la cinématographie américaine est désormais notoire. David Wark Griffith, le grand réalisateur pionnier, étudia minutieusement les photogrammes de Cabiria pour y découvrir le secret des nouveaux moyens techniques. Les prises de vues mobiles avec un chariot qui avançait sur les rails d’une voie Decauville avaient permis à Pastrone de mettre au point la machine en mouvement et de passer du plan large au gros plan sans interruption de scène. Il avait donc été possible de chercher et isoler les personnages en approchant leurs visages du spectateur. L’utilisation logique et fonctionnelle des gros plans fut une révélation pour Griffith. Deux ans plus tard il tournait Intolerance, qui s’avéra très différent de Birth of a Nation, pour lequel il n’avait pas encore eu les enseignements de Turin. Intolerance, qui fut le résultat d’une multiplication colossale des possibilités scénographiques de Cabiria traitées avec la méthode du montage rapide et avec une variation continue des épisodes, qui fut inventée par le grand réalisateur américain et appliquée

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avec une réelle efficacité cinématographique déjà dans Judith of Bethulia (1913), est considéré à son tour comme le premier grand film américain de la période muette.

De 1910 à 1920 et même avant, tous les genres cinématographiques qui se développèrent en Europe et en Amérique eurent une première application en Italie : évocation historique, comédie sentimentale, film fantastique, film d’aventures passionnantes, long-métrage comique, documentaire narratif, film exotique (7). Les Italiens furent les premiers à appliquer le cinéma à la pédagogie et à réaliser des films scientifiques (8). Le naturalisme italien qui a une place importante dans la littérature européenne inspira en 1914 Sperduti nel buio, d’une grande valeur cinématographique ; on doit à Lucio D’Ambra ce genre de film entre le comique et le fantastique, la ciné-opérette avec des décors fonctionnels basés sur des stylisations et des chromatismes, qu’Ernst Lubitsch exploita avec une grande habileté et beaucoup de succès quelques années plus tard. On se demande même comment il se fait que son style ait eu un plus grand retentissement en terre étrangère que dans sa patrie d’origine.

Dans le genre «apache» s’imposa par originalité le couple formé par Za la Mort et Za la Vie (Emilio Ghione et Calliope Sambucini) ; dans celui d’aventure, avec des scènes très audacieuses et sensationnelles, les films avec Saetta (Domenico Gambino), Bualò (Mario Guaita Ausonia), Galaor (Alfredo Boccolini), Ajax (Luciano Albertini) furent pris comme modèles par les maisons américaines (9).*

Le premier film d’avant-garde Perfido incanto, tourné en 1916 par Anton Giulio Bragaglia, précéda l’Allemagne dans les films du genre Le Cabinet du Docteur Caligari par sa liberté de fantaisie et la modernité absolue des moyens techniques et des critères stylistiques.

Nous pouvons signaler en outre beaucoup d’applications du matériel plastique et du langage analogique allusif. Dans Griffard tourné dans les studios Ambrosio en 1913 (sujet d’Arrigo Frusta, mise en scène de Vitale

De Stefano) nous trouvons un super gros plan sur une main de laquelle coulent des gouttes de sang ; dans l’Histoire d’un Pierrot, lui aussi de

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1913, Pierrot aspirant à s’échapper, libère un pigeon de la cage qui le retient prisonnier ; dans le Fuoco de l’ « Itala Film » Pina Menichelli façonne son visage et sa coiffure de telle sorte qu’elle ressemble à un hibou, habitant un vieux château où ils se mettront à voleter tous les deux ans en prenant au piège un jeune peintre ; dans Tigre reale, tiré du roman de Giovanni Verga, toujours de l’Itala Film, on voit la transformation rapide et merveilleuse d’un visage qui redevient jeune et beau tant que dure l’effet d’un remède mystérieux ; dans Hedda Gabler (Itala Film), tandis que le manuscrit brûle dans la cheminée et que Hedda murmure “Maintenant je brûle ton enfant, Thea, la belle aux cheveux dorés !... “, les flammes projettent sur le mur un enfant qui se débat. Dans le Giardino della voluttà de Giuseppe Maria Viti, une jeune fille projette avec une lanterne magique sur une toile blanche la scène d’un cavalier sur un cheval blanc venir consoler sa sœur qui souffre par amour ; à un moment donné le rideau bouge et on voit le fiancé arriver en chair et en os, pour le plus grand bonheur de sa bien-aimée.

Ce ne fut donc pas seulement le «divisme», qui avait commencé avec Lyda Borelli et dont l’épigone fut Francesca Bertini, qui détermina le succès italien, mais la présence réelle de valeurs cinématographiques, la maîtrise des réalisateurs, la fantaisie créatrice des scénaristes, la beauté et l’élégance des actrices. L’objectif fixait la moindre nuance de la mutabilité d’expression éloquente sur les beaux visages italiens et la jouissance de la beauté, qui est à la base du désir inconscient des hommes de tous les pays. Avec les films italiens pleins de belles femmes, on vit alors s’imposer la suprématie des actrices italiennes sur toutes les autres.

Quand l’industrie cinématographique italienne était déjà minée par de multiples éléments perturbateurs, le «divisme»  servit à la soutenir encore pendant quelque temps. Le public accourait encore parce qu’il voulait voir sa diva préférée, mais désormais on compare le jeu sobre et incisif des actrices américaines à l’affectation des actrices italiennes sur le déclin. On met en regard la technique, l’ordre, la diligence et l’organisation des pellicules américaines qui déferlent et le bricolage de la majeure partie des films fabriqués par des maisons créées sur un coup de tête, profitant de l’euphorie de l’après-guerre.

Il y a des maisons qui résistent, qui travaillent sérieusement, mais la

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loi du «box-office» domine et le génie italien se trouve entravé dans des luttes mesquines opposant des maisons entre elles, des actrices entre elles.

En 1919 se forme le grand trust Unione Cinematografica Italiana (UCI) et on sait désormais à quel point il fut délétère pour le cinéma italien. L’idée d’associer toutes les maisons de production pour résister à la concurrence étrangère et à la formidable organisation industrielle américaine aurait pu avoir de grands résultats, comme ceux de l’Universum Film Aktiengesellschaft (UFA) en Allemagne, qui fondit en un consortium les plus importantes sociétés de production allemandes en réalisant des œuvres majeures. L’UCI, liée à des intérêts étrangers, ou même contraires, à la renaissance de la cinématographie italienne, en accéléra douloureusement la mort.

De 1922 à l’avènement du sonore, le cinéma italien n’eut qu’une apparence de vie. Des metteurs en scène, des acteurs, des opérateurs allèrent travailler à l’étranger (10).

Stefano Pittaluga passe de la location à la production en 1924, mais ses films, tout en obtenant un franc succès, sont en retard sur le progrès que la cinématographie a fait et est en train de faire dans les autres pays. Aucun problème d’art n’est affronté et résolu, aucun effort n’est fait pour réaliser des productions exclusivement inspirées du cinématographe et exclusivement possibles avec le cinématographe. Le vieux schéma ne sert plus, il est désormais obsolète. Un jeune cinéaste tentera d’en sortir en 1928, Alessandro Blasetti, en réalisant Sole, qui marque le début et la tentative d’une nouvelle orientation. L’histoire du cinéma sonore italien va commencer peu après (11).

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CHAPITRE I ER

Filoteo Alberini est le premier Italien à avoir participé à la course frénétique aux inventions et brevets qui devait déboucher sur la réalisation du cinématographe, dans les dernières décennies du XIXe siècle en Europe et en Amérique. Employé technique à l’Istituto Geografico Militare (Institut géographique militaire) de Rome, en 1884 il construit un appareil rudimentaire pour la prise de vues et la projection des images en mouvement. Après dix années d’expériences et des améliorations successives, il fait breveter son appareil sous le nom de Kinétografo Alberini dans le dernier trimestre de 1895, quelques mois seulement après le Cinématographe des frères Lumière (1). Le 28 décembre de cette même année, les Lumière, après avoir attendu d’avoir une réserve abondante de bobines avant de commencer les représentations publiques, organisent la première séance payante à Paris, au Salon Indien du Grand Café sur le Boulevard des Capucines. Louis Lumière avait déjà commandé deux cents machines de projection à Carpentier, le premier industriel qui fabriquait des appareils cinématographiques exploités commercialement. Après ce fameux spectacle, il décide de charger Promio, le meilleur de ses opérateurs, de former d’autres opérateurs, qui sont invités à se rendre à Lyon. Depuis plusieurs mois Lumière avait annoncé à ses représentants dans le monde entier la prochaine initiative de la maison, en leur recommandant, après réception du projecteur, d’apprendre à tourner des vues animées et de les envoyer à la maison-mère (2). Le turinois Vittorio Calcina (18471916), agent général pour l’Italie de la Société anonyme des plaques et papiers photographiques A. Lumière et ses fils, Lyon, Monplaisir est un de ceux-ci. On ne sait pas cependant s’il est allé suivre le cycle de leçons de Promio. Alors que Promio est mandaté par la maison pour une mission en Europe (voir son Carnet de route in Lapierre, op. cit.), Calcina s’empresse de suivre les instructions reçues et le 20 novembre 1896 il filme à Monza Leurs Majestés Humbert Ier et Marguerite de Savoie. Ce furent peut-être les premiers souverains qui apparurent à l’écran dans les divers aspects de

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leur vie privée (3).

La nouvelle invention est accueillie avec un grand intérêt à la cour italienne et Vittorio Calcina deviendra l’opérateur cinématographique de la Maison Royale. Une soirée cinématographique mémorable se tient le 18 octobre 1899 au château de Monza. Le programme des «vues animées» présenté par Calcina, approuvé avec la mention «C’est bon» par le premier aide de camp du roi Humbert, le général Ponzio Vaglia, fut une espèce de rétrospective des trois ans d’activité de Calcina, entrecoupée de quelques intermèdes (4).

Les premières projections cinématographiques publiques à Turin ont lieu pendant l’hiver 1896 dans une salle de l’ancien Hôpital de la Charité de Via Po, où Vittorio Calcina et un associé projetaient les films Lumière à un sou le spectacle. En 1898 le Cinématographe Lumière fait son apparition officielle à l’Exposition Générale Italienne dans le parc du Valentino. Un certain monsieur Sala avait installé un «Pavillon égyptien» à côté du petit lac du parc, un chapiteau bariolé qui à l’intérieur se présentait comme une pièce normale avec quelques rangées de bancs d’école maternelle. Derrière un rideau il y avait la machine mystérieuse, qui projetait par transparence sur un drap. Sala transporte ensuite son installation dans une petite cour de Via Roma, en abattant les murs petit à petit pour agrandir sa salle, appelée Splendor, qui durera jusqu’à la reconstruction de Via Roma. En 1899 Vittorio Calcina et un de ses associés sont propriétaires d’un cinématographe proprement dit au 25 de Via Maria Vittoria. Ils y invitent en 1901 la princesse Laetitia pour la projection inaugurale des vues animées La Stella Polare del Duca degli Abruzzi, suivie de la Bataille d’enfants à coups d’oreillers et de l’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat de Lumière. À l’Exposition d’art décoratif turinoise de 1902 on peut admirer L’arroseur arrosé au cinématographe Padiglione Orientale. L’Orient mystérieux accroissait le charme des figures sautillantes en jupes longues et carré à la garçonne et des premiers petits films Lumière.

Ces films font leur apparition à Milan au printemps 1896. Un pionnier de la photographie, Rodolfo Namias, en donne l’annonce dans une revue scientifique et littéraire de l’époque imprimée à Milan, «Il progresso fotografico»:

Sur une aimable invitation de Monsieur Calcina, représentant pour l’Italie de la

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Maison Lumière, nous pûmes assister au début d’avril à l’inauguration des spectacles de photographie animée avec le cinématographe des frères Lumière, donnés au Théâtre Milanese. Mes lecteurs se souviendront que j’avais parlé de cet appareil dans le «Progresso» de juin de l’année dernière (1895) à propos de ma visite à l’établissement Lumière de Lyon. Là il me fut donné d’admirer les résultats de la nouvelle trouvaille de Messieurs Lumière quand elle était encore au stade d’expérience.

Maintenant l’appareil, considérablement perfectionné, présente à l’œil des scènes animées projetées sur une toile parfois même grandeur nature, avec une telle vérité que cela est absolument stupéfiant. On observe ainsi un débarquement, une scène entre deux enfants, le travail de deux ouvriers de forge, un bord de mer (où les vagues ondoient avec une fidélité extraordinaire), quelques scènes comiques etc.

Le principe sur lequel se fonde cet appareil est simple et ingénieux. On sait que dans ce qu’on appelle le Kinétoscope Edison on a une quantité énorme de photographies d’une même scène qui, en défilant devant l’œil en un mouvement uniforme et avec une très grande rapidité, reproduisent les mouvements, mais comme il faut un nombre extraordinaire de photographies (jusqu’à 59 par seconde), il est très difficile de filmer des scènes naturelles, et la longueur de la scène est très limitée, étant donné qu’on ne peut pas avoir des caisses de grandes dimensions ou des pièces entières pour contenir les pellicules (où les sujets ne peuvent qu’être tout petits), et de surcroît cela fatigue l’œil, qui doit élaborer en un instant très bref un grand nombre d’images. Messieurs Lumière ont pensé enlever l’uniformité au mouvement de la pellicule et laisser assez longtemps la pellicule devant l’objectif pour saisir l’image et permettre à l’œil de l’élaborer, en faisant en sorte au contraire que le passage d’une image à l’autre soit extrêmement rapide. Ce faisant, la tâche de celui qui photographie des scènes animées est particulièrement facilitée, car la pause est assez longue pour avoir de bonnes images sans préparations sensibles et sans conditions de lumière spéciales. L’image restant devant l’œil pendant une durée suffisamment longue, la rétine perçoit et retient bien l’image sans trop se fatiguer. De plus, vu que le temps que l’image reste arrêtée est relativement long, on a le temps de la projeter sur un écran et de tout voir ainsi grandeur nature, ou pour le moins à grande échelle. Ces spectacles de photographies animées ont fait fureur, donc, et à Milan le public est accouru en foule tous les jours pour les admirer. Et bientôt on pourra les admirer dans toutes les principales villes d’Italie.

C’est peut-être à la suite de ces représentations qu’Italo Pacchioni (1872-1940), propriétaire d’un studio photographique primé de Milan avec des succursales dans d’autres villes de Lombardie, décide d’exploiter commercialement cette invention et court en France acheter l’appareil de prise de vues Lumière. Mais comme Edison, il doit renoncer à ce projet. De retour à Milan, il en fabrique un avec l’aide d’un de ses frères et d’un mécanicien et en cette même année 1896 il se met à faire concurrence à

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Lumière avec Arrivo del treno nella stazione di Milano.

Par la suite il tournera également des films de fiction: La gabbia dei matti, La battaglia di neve, tourné au Parc de Milan, Il finto storpio et d’autres documentaires sur la vie milanaise, qu’il projette dans une baraque foraine à la foire de Porta Genova (5).

Un autre pionnier italien est Leopoldo Fregoli, le «magicien du transformisme». Ayant connu les frères Lumière à Paris lors de leur première représentation, il obtient d’aller à Lyon apprendre à utiliser la machine de prise de vues. Il bricole des petits films d’une vingtaine de mètres: Fregoli al caffè, Fregoli al ristorante, Una burla di Fregoli, Il sogno di Fregoli, Fregoli dietro alle quinte, qu’il projette en clôture de ses représentations sur un écran de 4 mètres sur 3 encadré de petites lampes colorées, qui sera baptisé Fregoligraph. En mettant bout-à-bout quatre morceaux de pellicule qui défilaient sans interruption, il arrive même à fabriquer deux longs métrages: Impressioni di Ermete Novelli et Fregoli illusionista (6). En Italie et dans d’autres pays on a sûrement connu le cinéma à travers les transformations magiques de Fregoli, qui s’amusait à tourner à l’envers ses pièces, improvisant ainsi les premiers films comiques de l’histoire du cinématographe.

En 1898 fait son apparition en Italie le Mutoscope de Kennedy Dickson, ingénieur électricien des ateliers Edison. Le scientifique Giuseppe Flecchia le décrit en ces termes dans une revue turinoise, Silvio Pellico, le 11 septembre 1898:

À aucun de nos lecteurs, qui sans aucun doute ont assisté au spectacle de la photographie animée du fameux Cinématographe Lumière, il ne sera difficile de se faire une idée de cette nouvelle invention, quand ils sauront qu’elle consiste en un cinématographe considérablement amélioré. Son inventeur est l’Américain Kennedy Dickson, ancien ingénieur électricien des ateliers Edison et un des pionniers de l’invention du cinéma, ayant trouvé la façon de photographier en succession un même objet en mouvement avec une même chambre noire. On sait en effet que depuis 1887 on utilisait le système empirique de placer autant de machines l’une après l’autre qu’il y avait de mouvements successifs à montrer.

Le Mutoscope de Dickson se base sur le même principe d’utiliser une seule chambre noire, mais avec l’énorme avantage d’obtenir les photographies neuf fois plus grandes qu’avec le cinématographe […].

Monsieur Andalò, qui nous fournit ces chiffres, raconte que Dickson, qui s’est récem-

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ment rendu à Rome pour photographier le pape, faisait voir la famille impériale anglaise qui prenait le thé dans le jardin, où les personnes se voyaient grandeur nature et sans le grave inconvénient de la fluctuation et des secousses qui animent les figures, propres au cinématographe.

Sur les conseils de quelques évêques américains, Dickson a photographié le pape sur son trône mobile, avec ses sédiaires et sa cour, de façon à ce que l’on puisse assister à une petite promenade dans les jardins du Vatican. À un moment donné le pape lève mystiquement la main et impartit sa bénédiction (7).

Le mutoscope Dickson avait déjà été inventé et il a été vendu en Amérique jusqu’en 1895. Il pesait environ une demi-tonne et fonctionnait à l’électricité. Le passage des innombrables photographies collées sur carton avait lieu devant une lentille qui les agrandissait en les projetant sur l’écran. En 1897 Pasquarelli, un photographe de Turin ami de Vittorio Calcina, tente de réaliser quelque chose de semblable au mutoscope Dickson et au chronophotographe système Demény mis en vente par le Comptoir général de photographic L. Gaumont & Cie. et fabrique un «chronophotographe, basé sur le passage automatique de photographies derrière une lentille, mis en mouvement par une manivelle» (8).

Dans un petit livre imprimé à Turin cette même année (Imprimerie Camilla et Bertolero) il illustrait son invention:

Pour éliminer tout un matériel très cher de machines et accessoires, tels que par exemple la lanterne de projection, la machine à imprimer les positives transparentes sur pellicule, les machines à perforer les pellicules et à les développer, l’appareil Pasquarelli ne projetait pas les images mais les faisait voir directement tirées sur papier albuminé et agrandies. Le chronophotographe Pasquarelli est par conséquent un appareil éminemment populaire et pratique, construit dans l’intention de généraliser l’usage de ces photographies qui présentent un grand intérêt, surtout lorsque l’on veut conserver les traits et en même temps les mouvements de personnes chères ainsi que le souvenir d’événements importants.

Avec le chronophotographe qui servait à faire les négatifs il y avait un Kinétoscope, actionné par une manivelle, pour faire voir en mouvement les positifs. Probablement à cause de la diffusion du cinéma Lumière, ce précurseur du ciné “Baby” n’eut pas le succès qu’il méritait. À moins que par l’intermédiaire de Calcina l’invention di Pasquarelli ne soit passée à Lyon et n’ait déclenché celle du Kinora lancé par Lumière en 1900 (9).

En Italie, où se multiplient les appareils de projection Carpentier, ven-

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dus avec les bobines Lumière, de nombreuses salles cinématographiques sont ouvertes.

À Rome, en 1897, une salle de “photographie vivante” s’ouvre sur le Vicolo del Mortaro. La propriétaire était Madame Le Lieure. Ezio Cristofari, fils d’un acteur et responsable de la typographie dans un journal romain, se lie d’amitié avec l’opérateur de cette Française et en société avec Luigi Topi constitue une compagnie franco-italienne au début de 1898, ouvrant sur Piazza Lucina un “salon” qu’il appelle “Novità fin di secolo”. Topi combine un mystérieux appareil de projection dans lequel une flasque dépaillée pleine d’eau sert à refroidir la partie de la machine la plus proche de l’arc voltaïque; les pellicules Lumière et Edison sont attachées l’une à l’autre avec des épingles et les titres sont hurlés en dialecte romain depuis les cabines de projection. On utilisera par la suite un piano et les affaires vont si bien que les deux associés s’installent Via Nazionale. En 1899 le propriétaire du magasin d’articles photographiques au coin de Via di Pietra, Silvio Cocanari, implante une salle dans une espèce d’arrière-boutique. Dans l’entrée on vendait des photographies, des cartes postales illustrées, des gravures, des polychromies. Les spectacles commençaient seulement lorsqu’on avait réuni dans la salle un nombre de 15 à 20 personnes. Un autre cinéma en fonction est le Lumière du cav. Felicelli, un photographe romain bien connu de Corso Umberto I. En 1901 Filoteo Alberini, qui avait continué à s’intéresser à la cinématographie, ouvre le Modern” à l’Exèdre de Termini, et en même temps, à Florence, la salle Edison pour des projections fixes et animées (10).

À Naples le premier cinéma est implanté en 1897 par Mario Recanati dans la Galerie Umberto I et est appelé Recanati; le deuxième, l’Iride, par Menotti Cattaneo, Via Alessandro Poerio. Encore en 1907, la salle Iride se targuait d’avoir acquis ses lettres de noblesse, ayant été la première salle construite spécialement pour des spectacles cinématographiques “en Italie et dans le monde” (11). On ne sait pas grand-chose sur les premiers cinémas des autres villes: à Bologne le premier semble avoir été le Marconi ; à Catane le premier, le Moderno Lumière, ne sera ouvert qu’en 1905.

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Le cinématographe connaît une rapide croissance, malgré la certitude du bon Révérend Père Ferdinando Ridolfi, qui affirmait dans un article intitulé Le cinématographe publié par la «Rivista di fìsica, matematica e scienze naturali» de Pavie en 1901: “Il ne fait aucun doute que, une fois épuisé le champ de la curiosité, ce merveilleux instrument retournera à la science, pour laquelle il avait été créé “. En effet, les frères Lumière ne se doutent pas de l’énorme importance que leur invention allait avoir dans le monde et avant même 1900 ils s’en désintéressent.

La rapide propagation des cinématographes rend nécessaire la fabrication locale de pellicules en Italie aussi. Le premier à se lancer dans cette nouvelle industrie en 1904 est Arturo Ambrosio, qui avait un commerce d’articles de photographie à Turin, au 2 de Via Santa Teresa à l’angle de la place San Carlo (12). Turin était alors un centre d’art photographique renommé et des photographes passionnés se réunissaient dans le magasin d’Ambrosio. Un d’entre eux, Edoardo Di Sambuy, revenant de France avec une petite caméra, convainc Ambrosio à tourner un événement sportif majeur, la première course automobile Suse-Mont-Cenis, que l’on avait enfin décidé d’organiser dans la deuxième moitié de juillet. L’année précédente la chose était apparue très risquée aux autorités préfectorales, et on avait fait seulement un essai: de nombreux agents déployés le long du parcours devaient contrôler que les voitures ne dépassent pas dans leur course folle les 23 km en moins de 35 minutes !

La pellicule, tournée par le photographe opérateur Roberto Omegna (1876-1948) et par Arturo Ambrosio, est développée dans le modeste atelier d’Ambrosio sur la Via Napione et tirée à la main. Elle est projetée pour la première fois dans un petit cinéma de Via Finanze qui avait pour nom Edison, et qui appartenait à un frère de Roberto Omegna. Après Le manovre degli Alpini al Colle della Ranzola avec l’intervention de la reine Marguerite, Omegna va en Calabre en 1905 pour tourner un film sur les dégâts du tremblement de terre, un métrage de plus de 100 mètres, soit quatre bobines (13). À Turin il y a déjà environ onze cinématographes et la demande de documentaires locaux se fait pressante. Ambrosio, qui

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en 1905 tourne de nouveau la course Suse-Mont-Cenis et d’autres documentaires qui sont projetés en juillet-août au cinématographe du 25 Via Roma, implante un plateau de tournage dans sa villa après la barrière de l’octroi à Nice, qu’il entoure avec des rideaux. C’est le premier atelier de production de la maison Ambrosio Film. On engage des acteurs de la compagnie Cuniberti et de la troupe amateur dialectale de Luigi Maggi, qui, de typographe des éditions Utet, devient metteur en scène. Le journaliste Ernesto Maria Pasquali s’improvise scénariste cinématographique, les peintres Decoroso Bonifanti et Borgogno s’improvisent chefs décorateurs. Dans le jardin de la villa ou dans les bois de Stupinigi, sur les berges du Sangone ou dans le château médiéval du Valentino, on tourne des scènes dramatiques en costume ou des aventures montrant un chien qui s’enfuit avec un chapelet de saucisses interminable, entraînant derrière lui toute une bande de farfelus, un pompier poursuivi par une grosse nourrice, celle-ci poursuivie par un curé, ce dernier poursuivi par une jeune fille laquelle est poursuivie par des hommes échevelés. Nous sommes à l’origine du mouvement dont nous avons déjà parlé: le cinématographe cinématographique. Alberto Collo devait tenir les rôles féminins, parce qu’il n’aurait pas été possible de trouver une actrice pouvant participer tous les jours aux courses folles, poursuites, chutes, bagarres (14).

Ambrosio continue à travailler et ses pellicules sont immédiatement absorbées par la demande locale. Les propriétaires de cinémas des autres villes se disputent les copies disponibles. On assiste à la naissance du “loueur”, celui qui deviendra de plus en plus l’arbitre de l’industrie cinématographique italienne. C’est en plaçant habilement les premiers films d’Ambrosio que l’on commence à comprendre quelles sont les possibilités de gain offertes par le commerce cinématographique.

Un concurrent se présente à Rome en 1905, décidé à y implanter une véritable “manufacture de pellicules pour cinématographes”. L’annonce apparaît en octobre 1905 dans le “Bullettino della Società Fotografica di Firenze”:

Manufacture de pellicules pour cinématographes. Signalons qu’une nouvelle industrie pour l’Italie a été implantée par l’entreprise Alberini e Santoni à Rome, 96 via Torino, une manufacture de sujets ou de films cinématographiques. Nous lui souhaitons beaucoup de succès.

À la fin de l’année la manufacture tourne déjà à plein régime et on

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peut en lire plus dans le «Bullettino» des premiers mois de 1906:

Le premier établissement italien de manufacture cinématographique. Nos sincères félicitations à Messieurs Alberini et Santoni pour leurs produits, car dorénavant nous verrons encore une fois confirmée l’évidence que l’Italie sait compter sur ses propres forces, même en ce qui concerne l’art cinématographique, en s’émancipant des marchés étrangers également dans cette industrie artistique.

Le Cinématographe, divertissement de l’œil et de l’esprit, qui permet à ceux qui ne peuvent voyager d’admirer malgré tout des lieux lointains, des épisodes qui se sont produits à des milliers de kilomètres, des situations invraisemblables, des anecdotes hilarantes, de savoureux gags fantastiques, fut à tel point perfectionné par la maison Alberini e Santoni qu’elle peut soutenir avantageusement la concurrence des meilleurs établissements étrangers.

Cette entreprise fut fondée en 1902 par M. Filoteo Alberini, inventeur du cinématographe en série et propriétaire du très renommé cinématographe Moderno au 67 de Piazza Esedra, lieu de rencontre de la meilleure société romaine. Il s’associe en 1905 avec Monsieur Dante Santoni et, pour accroître ultérieurement l’entreprise, il construit sur la Via Appia Nuova, à l’extérieur de Porta San Giovanni, un établissement spécial richement équipé des appareils les plus variés spécialement réalisés en Allemagne et en France, des systèmes de reproduction cinématographique les plus récents et à la pointe de la technologie.

Le complexe couvre une superficie de 2000 m² et se compose de plusieurs constructions ainsi que d’un immense bassin pour la reproduction de sujets nautiques. Le bâtiment principal est à trois étages dont un en sous-sol pour les chambres noires. Plus de 50 ouvrières s’occupent de la préparation et de la colorisation des films, et ce nombre va bientôt doubler vu les demandes qui ne cessent d’augmenter. Sans compter les artistes qualifiés qui sont engagés au fur et à mesure au gré des sujets de la production.

L’atelier de production, tout en vitrage, mesure 21 m sur 12,50 m ; c’est là que sont créées et reproduites les diverses scènes qui constituent le sujet cinématographique ; puis on trouve le bâtiment affecté à la colorisation des films, qui mesure 52 m de long.

Au vu de ce complexe grandiose et de la bonne qualité des reproductions, nous pouvons certifier que c’est là le premier et unique site italien de manufacture cinématographique. Son siège administratif est à Rome, 96 via Torino, sans succursales dans d’autres villes.

Parmi les innombrables travaux artistiques de la maison Alberini e Santoni nous devons recommander aux admirateurs du cinématographe la grandiose reconstruction historique de la Prise de Rome le 20 septembre 1870. Les détails historiques les plus minutieux, tirés des journaux et des chroniques de l’époque, ont été exploités dans cette série de 250 m de longueur, avec des scènes reconstituées par la photographie d’après nature et montées grâce à une concession gouvernementale par de vrais soldats des diverses armées dans l’uniforme de cette époque mémorable de l’histoire, le Risorgimento italien.

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Citons encore pour leur caractère d’actualité: la reproduction des douloureux événements du terrible tremblement de terre qui a récemment intéressé la Calabre, une série extrêmement intéressante tournée sur les lieux et d’une longueur de 200 mètres, et une toute nouvelle ‘féerie’, La malìa dell’oro, avec une musique écrite expressément par le talentueux Maestro Bacchini, ainsi qu’une série de nouvelles scènes comiques très drôles. Beaucoup d’autres sujets importants sont en préparation, avec une musique écrite expressément, dont nous reparlerons; entre-temps observons que cet établissement cinématographique est le seul qui ait accompagné ses sujets cinématographiques d’un choix musical écrit pour l’occasion. Quiconque achète un film doit par conséquent acheter également la partition musicale pour piano, et ceux qui le souhaitent peuvent même avoir la partition pour orchestre.

Suivait un argumentaire publicitaire nourri sur le brillant avenir qui attendait la maison et sur la place insigne qu’elle allait s’assurer “parmi ses congénères les plus renommés”.

En avril 1906 la Ditta Alberini e Santoni transformée en société anonyme par action avec un capital initial de 400 000 lires donne naissance à la société de production Cines. Le bénéfice net après une année d’activité sera d’un demi-million (15).

Pendant l’été de la même année la Cines publie un catalogue des pellicules déjà tournées et prêtes à la vente. Gaston Velle, de Pathé, était metteur en scène, assisté de Mario Caserini et d’Egidio Rossi. Il était arrivé de Paris depuis quelque temps accompagné par les décorateurs Dumesnil et Vasseur et l’opérateur André Wauzele, spécialiste des trucages. La Cines s’était empressée de l’annoncer à ses clients étrangers avec une circulaire:

Nous avons 1’honneur d’informer notre clientèle que nous avons confiée la direction artistique de notre théâtre de pose à M. Gaston Velle, un des directeurs artistiques de la Compagnie des cinématographes Pathé Frères de Paris.

M. Gaston Velle est l’auteur des scènes cinématographiques les plus intéressantes et les plus universellement connues et dont la plupart marqueront une époque dans les annales du cinématographe. M. Velie continuera comme par le passé à créer et à mettre en scène de nouvelles œuvres plus intéressantes encore, ce qui nous assurera une des meilleures places sur le marché européen.

Ajoutons que M. Gaston Velle est venu à Rome avec une pléiade d’artistes décorateurs et d’autres auxiliaires techniques choisis parmi l’élite du personnel qu’il dirigeait à Paris, ce qui nous autorise à promettre à nos clients une production parfaite sous tous les rapports: scènes intéressantes, fixité absolue, photographie soignée, coloriage irréprochable, décors et costumes riches et choisis, artistes de premier ordre.

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Il est évident que la circulaire est l’œuvre de Monsieur Velle lui-même, un ancien prestidigitateur de mère italienne engagé par Pathé dans les premiers mois de 1904 et devenu ensuite spécialiste en trucages (16). Parmi les films, qui même s’ils n’ont pas “marqué une époque “, occupent le haut du classement chez Pathé, rappelons Le tour du monde d’un policier, Les invisibles, La poule aux œufs d’or dont il fut scénariste et metteur en scène avec Gabriel Moreau, puis acteur en Italie, et dont l’acteur principal était Charles Lépine, ancien aide-naturaliste au Muséum d’histoire naturelle de Bordeaux.

Lépine avait importé en France le premier kinéthoscope d’Edison, pour lequel il avait été nommé agent pour la France, et connaissant Pathé, qui faisait les foires et les faubourgs avec des phonographes, il lui en avait proposé l’exploitation. Puis Lumière intervient et Pathé commence à fabriquer des pellicules, appelant à la direction administrative de son industrie Charles Lépine, qui était devenu metteur en scène (17).

Entre-temps Carlo Rossi, docteur en chimie né à Erzerum d’un médecin de l’Italie méridionale et officiellement agent d’assurance, était arrivé à Turin, on ne sait pour quelle raison (18). Avec Guglielmo Remmert, originaire de Prusse, et Lamberto Pineschi de Rome, il avait réussi à fonder une société pour l’exploitation d’une espèce de téléphone sans fil promise à un grand avenir. Mais en 1905 il se rend à Paris et acquiert la conviction que l’industrie cinématographique offrait à ce moment-là des profits plus élevés. Avec la somme qui devait lui servir pour acheter du matériel pour le téléphone sans fil, il trame autour des studios de Pathé et réussit à débaucher Charles Lépine, à l’époque metteur en scène, le technicien Ernesto Zollinger, et les opérateurs Raoul Comte, Eugène Planchat, George Caillaud (19).

Pathé poursuit les transfuges et parvient à envoyer Lépine en prison pour quelques mois. Mais les travaux pour l’implantation de la manufacture de pellicules commencent au 91 de Corso Casale à Turin, et la société “ Rossi e Remmert “ embauche un jeune homme d’Asti, musicien par vocation et comptable par nécessité, comme aide-comptable, chargé de la correspondance en langue étrangère (20). Cependant, au lieu de s’occuper de la correspondance commerciale le comptable génial s’intéresse à la technique cinématographique, et à l’arrivée de Lépine il ne met pas

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longtemps à apprendre le “métier” auprès de lui. Pendant ce temps Giovanni Tomatis, entré à l’Itala avec la qualification de cocher, devient aide opérateur de Caillaud, puis opérateur.

Quelques mois plus tard Zollinger et Planchat passent à l’Ambrosio, Lépine va en Hollande, les autres s’établissent chacun de manière différente, la société Carlo Rossi & C. est dissoute et une autre société se forme, Sciamengo e Pastrone (l’ingénieur Sciamengo était le gendre de Remmert), qui deviendra en septembre 1908 Itala Film. Carlo Rossi va chez Cines à Rome, où Lamberto Pineschi fonde une maison de production en société avec son frère Azeglio (21).

Entre-temps l’Ambrosio avait déménagé dans un nouvel établissement grandiose, via Catania à l’angle de via Verona, et le travail allait bon train. La maison Ottolenghi aussi venait d’être créée, avant de devenir Aquila Film en octobre 1907.

Aux alentours de 1907, Luca Comerio, ancien photographe spécialisé dans les groupes allégoriques, la photo au magnésium, les portraits sur porcelaine et “photographe personnel de Sa Majesté le Roi d’Italie” commence son activité d’opérateur d’actualité à Milan. Dans une interview donnée à Emilio Ceretti en 1940, peu avant sa mort, il raconte tous les sacrifices de ses premiers temps. Ceretti écrivait:

Il parcourait d’un bout à l’autre la péninsule avec son appareil pour recueillir des photos et des événements, puis il montait de courts documentaires dont il ne faisait qu’une seule copie, à cause de la méfiance des exploitants et contraint par ses besoins financiers, qu’il faisait circuler par roulement dans les cinématographes du centre. Il paraît qu’au début il emportait les bobines sur le porte-bagages à l’arrière de sa motocyclette et allait distribuer lui-même ses films. En commençant par les salles les plus importantes, il donnait la bobine à l’opérateur et, la projection terminée, il la remettait sur son porte-bagages et l’amenait dans d’autres cinématographes qui l’attendaient (22).

À Venise, le propriétaire du cinéma Rialto tourna en 1907 un film d’histoire locale, Biaso el luganegher, et le projeta tandis que derrière l’écran des comédiens amateurs récitaient les dialogues en dialecte vénitien.

À la fin de 1907 il existe donc en Italie neuf manufactures cinématographiques, dont trois à Turin, Ambrosio, Carlo Rossi & C., Aquila ; deux à Milan: Luca Comerio et S. A. Bonetti; deux à Rome: Cines et S. A. Fra-

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telli Pineschi; deux à Naples: Fratelli Troncone & C. et Manifattura cinematografi riuniti. Les cinématographes importants en Italie sont plus de 500, qui font 18 millions de recettes tous les ans, et les loueurs sont désormais légion. On voit arriver en Italie les pellicules américaines Vitagraph, Urban Trading, Eclipse, Warwick; françaises: Pathé, Gaumont, Galaud & C., Mendel, De Maria, Parnalaud; allemandes: Edison Gesellschaft, International Kinematograph; scandinaves: Nordisk et Swenska. C’est un véritable assaut à la pellicule, néfaste pour les propriétaires de cinématographes et les loueurs, qui se font une concurrence acharnée.

Les rapports d’interdépendance entre le loueur et la maison de production sont déjà clairement définis en 1907. Stefano Pittaluga appelait les loueurs en plaisantant le “Filtre de peau d’âne”, oubliant qu’il l’avait été lui aussi pendant de nombreuses années, ou peut-être s’en rappelant par trop. Les loueurs avaient toutefois une fonction dans l’achat et non dans le financement de films, et montraient déjà qu’ils voulaient prévaloir sur les fabricants. Un des premiers numéros de «Cinematografo» (journal mondain illustré de photographies, électricité, projections lumineuses, machines parlantes, musique, cafés-concerts), fondé à Naples le 26 juillet 1907 et dirigé par Edoardo Correnti, publie un projet d’“union cinématographique” entre les loueurs, pour parvenir à un accord visant à varier les programmes selon les salles et éviter ainsi un effet négatif de répétition. La conclusion est intéressante:

Un autre but de la société sera de se prémunir contre la mafia des maisons fabricantes de films, qui seront régies par un règlement spécial afin qu’il ne se vérifie pas, comme c’est souvent le cas, qu’une semaine il arrive des nouveautés pour plusieurs milliers de lires et qu’il en manque les autres semaines.

Les cinématographes des villes sont restés à la tradition du bonimenteur en livrée, qui beugle l’annonce d’un spectacle extraordinaire pour allécher les passants, en ponctuant son discours de roulements de tambour et de sonneries de trompette. Mais pour attirer la clientèle il y a aussi les appareils automatiques, vaporisateurs de parfum, distributeurs de confettis, courses de poneys en étain, oiseaux empaillés qui gazouillent en bougeant la tête et la queue. Il est même prévu des primes de fréquence

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pour récompenser les spectateurs les plus fidèles. Le cinématographe est le spectacle à la mode, et il est déjà entré dans les mœurs de beaucoup de gens.

Giovanni Papini est le premier à tenter d’en donner une explication philosophique, dans un article paru dans le quotidien turinois «La Stampa» du 18 mai 1907, intitulé La philosophie du cinématographe. S’agissant d’un des tout premiers articles publiés en Italie sur le cinéma, il vaut la peine d’être reproduit en entier.

Depuis quelque temps nous assistons dans toutes les grandes villes d’Italie à une multiplication quasi miraculeuse de cinématographes.

Seulement dans la ville dont on en connaît le nombre précis, Florence, il y en a déjà douze, soit un pour 18000 habitants.

Les cinématographes, avec leurs lumières agaçantes, leurs grandes affiches tricolores renouvelées tous les jours, les romances enrouées de leurs phonographes, les invitations rebattues de leurs petits orchestres, les cris stridents de leurs boys tout de rouge vêtus envahissent les rues principales, chassant les cafés et s’installant là où il y avait auparavant un hall de restaurant ou une salle de billard, s’associent aux bars, illuminent soudain avec l’impudence des lampes à arcs les vieilles places mystérieuses et menacent d’évincer peu à peu les théâtres, comme les tramways ont évincé les voitures de place, les journaux ont évincé les livres, les bars ont évincé les cafés.

Les philosophes, qui sont pourtant des hommes réservés et ennemis du vacarme, feraient très mal à laisser ces nouveaux établissements de passe-temps à la simple curiosité des jeunes, des femmes et des hommes du commun.

Un tel succès, en un temps si court, cela doit s’expliquer, et le philosophe, le jour où il en découvre la cause, pourrait peut-être trouver dans les spectacles cinématographiques de nouvelles réflexions et qui sait ? même de nouvelles émotions morales et des suggestions de nouvelles métaphysiques. Pour le philosophe authentique - pas celui qui vit au milieu des livres et qu’on pourrait plutôt appeler un vendeur de philosophie de deuxième main — il n’existe pas une chose au monde, si humble, petite ou ridicule soit-elle, qui ne puisse devenir matière de pensée, et ceux qui savent philosopher seulement quand il s’agit de l’existence du monde extérieur ou des jugements synthétiques a priori, ressemblent à un anatomiste qui ne saurait parler que d’êtres monstrueux ou de cas tératologiques.

Même les cinématographes, donc, sont un objet digne de réflexion, et je conseille vivement aux hommes sérieux et sages d’y aller plus souvent.

Ils pourront commencer par se demander pour quelle raison ces spectacles lumineux rencontrent si vite la faveur du public. Quiconque a un peu pensé aux caractéristiques de la civilisation moderne n’aura pas de mal à relier le cinématographe avec d’autres faits qui révèlent les mêmes tendances. Par rapport au théâtre — qu’il veut remplacer en partie — le cinématographe a l’avantage d’être un spectacle plus court, moins fatigant et moins cher.

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Autrement dit, il a l’avantage d’exiger moins de temps, moins d’efforts et moins d’argent. Or, une des particularités qui s’accentuent de plus en plus dans notre vie est la tendance à faire des économies, pas tellement par lassitude ou par avarice — au contraire, les hommes modernes font plus de choses et sont plus riches — mais justement pour obtenir un plus grand nombre de choses avec la même quantité de temps, d’efforts et d’argent. Le cinématographe satisfait toutes ces tendances à l’épargne en même temps. C’est une brève fantasmagorie de vingt minutes, à laquelle tous peuvent participer pour trente centimes. Il n’exige pas trop de culture, pas trop d’attention, pas trop d’efforts pour la suivre.

Il a l’avantage d’occuper un seul sens, la vue — étant donné que personne ne prête attention aux musiques médiocres et monotones qui accompagnent le déroulement des pellicules — et cet unique sens est artificiellement soustrait aux distractions par l’obscurité wagnérienne de la salle, qui empêche les détournements d’attention, les signes, les regards que l’on observe si fréquemment dans les théâtres trop éclairés.

Mais la faveur actuelle du cinématographe ne s’explique pas uniquement par ces raisons un peu mesquines d’économie. Elle est due également en bonne partie à d’autres atouts que le cinématographe a par rapport au théâtre, auquel il est certes inférieur sous bien des aspects. Son principal atout est qu’il reproduit, dans le temps, des événements imposants et compliqués qui ne pouvaient être reproduits sur une scène, même par les plus habiles machinistes. Une chasse avec toutes ses péripéties, une aventure de sauvages, le lancement d’un navire, un voyage dans les régions polaires sont des spectacles qui exigeraient des changements incessants de scènes et des espaces très grands pour donner l’apparence de la vraisemblance. Tandis que devant la toile blanche d’un cinématographe nous avons la sensation que ces événements sont véritablement ceux que l’on pourrait voir tels quels sur un miroir s’il pouvait les suivre à cette vitesse vertigineuse dans l›espace. Ce sont des images — de petites images lumineuses à deux dimensions — mais qui donnent l’impression de la réalité plus que les rideaux et les décors peints d’un théâtre de premier ordre. Le cinématographe a ensuite l’avantage par rapport au théâtre de nous offrir le spectacle de grands événements réels peu de jours après qu’ils se sont produits, et pas seulement comme description de paroles ou comme illustration immobile, mais comme succession de mouvements capturés dans la réalité et pleins de vie. Dans ce cas le cinématographe réunit les propriétés des journaux quotidiens et des revues illustrées ; les journaux décrivent les faits dans le temps, mais sans nous en donner les images ; les revues nous donnent les images, mais immobiles et fixes dans l’espace, tandis que le cinématographe nous donne les figures visibles qui bougent dans le temps. Il peut offrir à notre curiosité ce qu’aucune autre chose peut nous donner: les scènes de transformations.

Grâce aux secrets et aux trucs de la photographie qui nous avaient déjà donné les photographies invraisemblables (un homme avec sa propre tête dans les mains etc.) et les fausses photographies spirites (des êtres humains brumeux et transparents) on peut obtenir des pellicules où se produisent les choses les plus incroyables et extraordinaires: des hommes qui disparaissent tout d’un coup dans le sol ; des personnages de tableaux qui descendent du cadre et viennent dans une chambre danser un menuet dans la pièce ; des

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divisions de corps miraculeuses ; des processions de têtes sans corps ou de corps sans têtes ; des statues qui s’animent et se mettent à parler ; des animaux qui se transforment en hommes ; des hommes qui traversent les murs, et tout ce que peut imaginer l’être humain dans ses rêves les plus fous ou dans ses fables les plus étranges. Le cinématographe est pour cette raison une aide au développement de l’imagination ; une espèce d’œil inoffensif ; une réalisation visuelle des fantaisies les plus invraisemblables. Grâce à ses stratagèmes photographiques il nous permet de penser à un monde à deux dimensions beaucoup plus merveilleux que le nôtre. Mais si ces observations expliquent, ne serait-ce qu’en partie, la fortune soudaine de l’invention ingénieuse de Lumière, elles ne justifient pas encore mon conseil aux philosophes. Et pourtant, même les philosophes, même les métaphysiciens, peuvent venir s’inspirer dans ces grandes salles obscures au lieu de se promener dans les marchés et sur les places, comme Socrate, ou parmi les tombes comme Hamlet, ou sur les montagnes comme Nietzsche. Le monde tel que nous le présente le cinématographe est plein d’une grande leçon d’humilité. Il est fait seulement de petites images de lumière, de petites images à deux dimensions, et qui donne malgré cela l’impression du mouvement et de la vie. Il est le monde spiritualisé réduit au minimum, semblable au rêve, rapide, fantastique, irréel. Voilà comment peut se réduire la vie des hommes sans lui enlever la vraisemblance !

En contemplant ces images éphémères et lumineuses de nous-mêmes, nous nous sentons presque comme des dieux qui contemplent leurs créations, faites à leur image et ressemblance. Involontairement cela nous fait penser qu’il y a quelqu’un qui nous regarde, tout comme nous regardons les personnages des cinématographes et devant lequel nous — qui nous considérons concrets, réels, éternels — nous ne serions que des images colorées qui courent rapidement à la mort pour donner du plaisir à ses yeux. L’univers ne pourrait-il être un grandiose spectacle cinématographique, avec quelques changements de programme, fait pour le passe-temps d’une foule de puissants inconnus? Et comme nous découvrons, grâce à la photographie, l’imperfection de certains mouvements, le ridicule de certains gestes mécaniques, la grotesque vanité des grimaces humaines, de la même façon ces divins spectateurs souriront en nous voyant nous agiter sur cette petite terre que nous parcourons furieusement dans tous les sens, inquiets, stupides, avides, drôles, jusqu’à ce que notre rôle finisse et que nous descendions l’un après l’autre dans l’obscurité silencieuse de la mort.

Papini n’avait guère encore touché le thème de la cinématographie comme art que la question commençait à devenir lancinante et allait être débattue à maintes reprises dans les journaux. Dans la «Rivista fonocinematografica» de décembre 1907 un rédacteur inconnu affirme de manière péremptoire que le jour où la cinématographie aura atteint un degré de perfection mécanique, elle sera devenue de l’art! Pour le moment il suffit de rappeler les gains prodigieux de ceux qui s’y sont consacrés. Un refrain

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de l’opérette Cine-mato-graf de Luigi Barbera, mise en musique par Luigi Dall’Argine, qui est repris partout à Turin, où l’opérette a un grand succès, le déclare:

I cine-mato-grafi

Diventan milionari

Si fanno gran danari, Ormai colle pellicole (Les cinématographes deviennent millionnaires.

Désormais les pellicules, c’est une affaire de gros sous)

Les salles cinématographiques à Turin sont environ une douzaine, sans compter celles de la périphérie (23). Dans le même temps est composée à Naples la chansonnette:

Cinematografi

Cinematografà

Teré Teré

Vieni con me.

Ti voglio fa vedè

Teré come se fa Cinematografi

Cinematografà. (24)

Le cinématographe est le thème du concours organisé à Milan au début de 1907 par Pietro Tonini, propriétaire du cinéma Marconi, qui allouait un prix de deux cents lires pour un petit roman à distribuer gratuitement dans sa salle. C’est un jeune écrivain et cinéaste qui le remporta, Gualtiero I. Fabbri. Le succès de ce petit livre (auquel il avait mis en épigraphe l’affirmation de F. Vallery “Le cinématographe n›est pas encore né: on est à la veille de sa naissance “) propose à Tonini de fonder une revue cinématographique.

C’est donc ainsi que sort à Milan en avril 1907 le premier numéro de la «Rivista fonocinematografica», la première de ce genre en Italie, avec Fabbri comme rédacteur en chef et Tonini comme directeur. Après les huit premiers numéros Tonini la vend au Napolitain Luigi Razzi; celui-ci la fond avec sa revue «Café Chantant», qui avait depuis longtemps une rubrique cinématographique (25).

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L’année 1907 est vraiment la première année cinématographique italienne et l’intérêt que le nouveau spectacle suscite chez tous — le texte de Papini le prouve —transcende la technique encore très primitive, qui ne sait pas remédier aux gesticulations frénétiques des personnages.

“Affiches niaises, bannières sensationnelles, lampes à arc qui claquent ou grésillent dans des salles exiguës ; sons sauvages de pianos mécaniques, rumeurs de gens qui s’appellent, trilles et vocalises de gramophones, cloches électriques qui lancent des alarmes insistantes en annonçant toujours une fin qui ne finit pas et un début qui ne commence jamais», sont les inconvénients qu’on doit accepter pour mériter une demi-heure d’évasion de la vie quotidienne (26).

Ce n’était pas seulement parce que le cinéma offrait trois caractéristiques formidables, disparues aujourd’hui —divertissement, brièveté, bas prix — que les gens accouraient, mais pour la béatitude inconsciente de sentir quelque chose de soi qui bougeait en poursuivant les images des personnages à l’écran, presque comme s’ils vivaient leur vie. Il est cependant difficile d’imaginer comment se développa l’habitude à cette forme de spectacle, chose qui nous paraît si naturelle aujourd’hui.

Edmondo De Amicis nous donne dans Cinematografo cerebrale une intuition précise de ce qu’aurait déjà pu être le cinéma à l’époque, si un artiste avait pu l’utiliser pour réaliser ses fantasmes. Dans ce petit texte imprimé pour la première fois le 7 décembre 1907 dans l’»Illustrazione italiana», l’écrivain imaginait qu’un Monsieur X assis dans un fauteuil devant une cheminée allumée s’abandonnait à ses pensées. Ainsi commençait pour lui un cinématographe cérébral qui, dans un rendu cinématographique avec comme titre Un homme pense, aurait précédé de nombreuses années les films d’avant-garde.

Soudain le visage d’un de ses vieux camarades de collège apparut à une de ces fenêtres. Il fut surpris, parce que cela faisait très longtemps, peut-être vingt ans, qu’il n’avait plus pensé à lui. Pendant tout ce temps il était resté englouti dans sa mémoire. Et, chose étrange, il ne voyait de ce visage ressuscité que le front, les yeux et le nez ; la partie inférieure manquait, comme dans un masque lacéré. Il se mit à le chercher ; il se fatigua inutilement dans cet effort et laissa échapper un bâillement sonore. L’écho de ce son produisit dans son oreille une note qui déclencha presque spontanément dans sa tête le motif de La Marseillaise, et il vit autour de lui des hommes blessés, du sang, des piques jetées par terre, et dans le lointain des multitudes hurlantes, des généraux empanachés, des régiments qui passaient sur un horizon sombre fouetté par la pluie entre les branches.

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Il lui vint à l’esprit le visage de l’ouvrière qu’il avait aperçue et à sa grande surprise il y retrouva la partie inférieure du visage de son camarade de collège — étrange — pensa-til — et pourtant ils ne se ressemblent pas. — Il repensa à son camarade: un brave garçon, qui se rongeait les ongles toute la journée ; et il revit, comme dans une main qui lui serait passée devant les yeux, un de ces ongles complètement abîmés. Mais après cette image il lui en apparut une autre, un visage avec le regard de travers, une image qu’il chassait toujours parce qu’elle lui rappelait une triste figure qu’il avait faite. Il la chassa elle aussi, mais elle retourna. Pour s’en libérer, il pensa à son bureau: il y vit ce visage dans un coin. Il pensa à une œuvre musicale qu’il avait entendue quelques mois auparavant: il y avait cette sale tête sur la scène. Sa pensée courut à l’arsenal de La Spezia, dans la basilique Saint-Pierre, au milieu d’un glacier des Alpes qu’il avait traversé dans sa jeunesse: dans chaque lieu il vit scintiller ces yeux torves. Il en fut dépité et presque consterné. Il se rappela d’une fourmi qu’un jour il avait vu courir désespérément dans tous les sens, disparaître dans son nid, sortir du nid, se cacher de nouveau et réapparaître avec une fourmi plus petite toujours attachée à sa tête, qui paraissait ne plus jamais la laisser tranquille.

Les citations pourraient continuer. L’intrigue frénétique est un scénario de film à tous les égards. De Amicis mourut quand le cinématographe s’apprêtait de plus en plus à devenir un succédané du théâtre, pas une orgie d’images nées d’une «orgie de l’esprit», comme celle qu’avait ressentie Monsieur X.

La première revue cinématographique italienne voit le jour en 1907, et la première rubrique cinématographique de critique apparaît dans un quotidien en 1908.

Le 4 février, après avoir longuement médité sur l’opportunité de cette initiative, le directeur du journal charge un jeune rédacteur de la «Gazzetta di Torino», Mario Dall’Olio:

L’industrie cinématographique connaît un développement toujours croissant, et le public affectionne tout particulièrement les spectacles cinématographiques en général. C’est ce qui nous a incité à inaugurer cette rubrique, dont le but est justement d’illustrer tout ce qui a trait à la cinématographie.

En attendant, nous constatons avec grand plaisir que notre initiative a été saluée avec une sympathie évidente en général. Et ainsi — en profitant de l’appui que les propriétaires et directeurs de cinématographes voudront accorder à notre jeune rédacteur spécialement chargé de rédiger cette note — nous pourrons être en mesure de nous intéresser aux spectacles cinématographiques qui méritent d’être signalés au public aussi bien pour leur caractère esthétique et artistique que pour ce que reflète le côté moral et la finalité, en général éducative, qui a induit les industriels à fabriquer les pellicules.

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Et puis encore d’autres “motifs»:

Dans le même numéro — du 4 février — on annonce le début la veille au soir au Cinematografo della Borsa de la projection très nette, vraiment émotionnante, de la pellicule de l’Ambrosio L’incendio del Restaurant du Parc al Valentino. Par la suite Dall’Olio entreprend une critique à proprement parler. Il écrit à propos du film La fidanzata della guida (de producteur inconnu):

Cette dernière cependant peut être considérée parmi les bonnes. Évidemment elle tient par la distribution très réussie des effets, qui compensent certes et en grande partie le vide, que je dirais psychologique, qui résulte de la rapidité et de la concision excessive avec lesquelles l’action se déroule.

Un événement cinématographique majeur a lieu le soir du 17 février à Turin:

Public et spectacle insolites, hier soir à l’Ambrosio Biograph ! La salle dans laquelle se presse normalement une foule épluchant des oranges, de petits-bourgeois, d’ouvriers, d’enfants, pour assister aux “ scènes hilarantes “ de la femme jalouse ou à celles vraiment dramatiques et bouleversantes de la “ petite héroïne “ était remplie cette fois d’un public scientifique chauve à lunettes qui donnait à la salle — où fusent les plus frais rires enfantins et résonnent les “ oh “ de merveille prolongée — un aspect sévère d’Académie.

En effet, les membres de la Royale Académie de médecine avaient transporté leur siège à l’Ambrosio Biograph et avec eux étaient accourus nombreux d’autres élèves d’Esculape, avides de voir sur l’écran blanc cinématographique, transformé en une table anatomique verticale, défiler, grâce à leur illustre collègue le prof. Camillo Negro, décoré de l’ordre du mérite, un échantillon vivant des meilleurs « sujets » neuropathiques. Le prof. Negro a voulu avec une idée géniale appliquer le cinématographe à l’enseignement des maladies neuropathiques, pour fournir aux étudiants des petites universités, où manque le matériel clinique “ vivant “ une collection de “ types “ et de “ cas “ cinématographiques. La tentative réussie du prof. Negro ne manquera pas de susciter des remous au sein de la communauté scientifique car elle met fortement en évidence et conserve le graphisme des “ mouvements “ qui ne pouvait être reproduit seulement avec la photographie. À constater cette nouvelle application victorieuse de la cinématographie accourut, comme nous disions, un vaste public de médecins... Le spectacle n’était certes pas pour les familles, plutôt un spectacle pour le musée Barnum. Le prof. Negro, après avoir rendu hommage à la collaboration de son assistant le Dr Rovasenda, de Monsieur Ambrosio et de l’opérateur M. Omegna a commencé à commenter avec des propos brillants et érudits le défilé des neuropathiques en tout genre atteints d’hémiplégie organique, de paralysie agitante, d’accès épileptique, de crise d’hystérie, de diverses formes de chorée et de tics, d’allures pathologiques, de paralysie des muscles oculaires etc. Et l’acuité des cinématographies était telle que l’on avait l’impression d’être dans une clinique: certes on avait la même impression d’angoisse

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devant cette pauvre femme hystérique qui devient aphone tous les trois mois et retrouve la parole que si le prof. Negro la manipule et lui ordonne de parler (27).

Suivaient d’autres sujets, déjà étudiés par Cesare Lombroso — qui était dans le public — et pour la plupart vivant au Cottolengo. L’article se terminait sur la nouvelle qu’un médecin italien à Rome, à Paris et à New York ont reçu la mission de la part du prof. Negro de répéter le spectacle cinématographique dans ces villes (28).

Et toujours en février 1908, lors d’un banquet à Paris, Lavedan, Rostand, Lemaitre, Hervieu, France, Bernard, Vandérem, Bataille, Louÿs discutent de cinéma et planifient l’implantation d’une manufacture de pellicules, dont ils seront les scénaristes et metteurs en scène, afin d’obtenir des effets nouveaux et imprévisibles dans un film qui devait s’élever à la gloire d’une véritable œuvre théâtrale (29). Leur raison sociale sera S.C.A.G.L. (Société Cinématographique des auteurs et des gens de lettres) et la marque choisie pour les films sera Films d’art. La banque Merzbach finance l’entreprise et après une adaptation de l’Arlésienne de Daudet, ils tournent L’Assassinat du duc de Guise (sujet d’Henry Lavedan, premiers acteurs Le Bargy et Gabrielle Robinne, de la Comédie francaise) dont Pathé s’assure l’exclusivité et qui est un des premiers importants films français.

L’Italie, de son côté, parle de l’intéressement de Gabriele D’Annunzio pour ce nouveau medium spectaculaire, de l’ “adhésion sincère et enthousiaste» qu’il a donnée à la petite machine magique.

Crainquebille (Ugo Ricci) écrivait dans «La Stampa» du 20 juillet 1908:

Le divin Gabriele ne pouvait rester étranger et indifférent à ce suprême renouvellement de l’art: lui qui “va vers la vie“, lui qui a pris pour devise de son activité “ se renouveler ou mourir “, lui qui a écrit à propos de lui-même: “tout fut désiré et tout fut tenté“, lui qui dans son âme aux multiples facettes a envié le geste de celui qui attelle le taureau et de celui qui pétrit la farine, envia le geste beaucoup plus rémunérateur de celui qui tourne et fait tourner la manivelle du cinématographe. Lui qui ouvrit de nouveaux ciels à la peinture avec le tableau fabuleux des Parques peint pour le Salon de Paris, lui qui fournit avec l’Aqua Nuntia l’ambroisie pour la toilette restauratrice du matin de ses lectrices épuisées, lui qui avec le théâtre d’Albano procura enfin un digne siège à la muse tragique, qui avec la roue à bandage élastique pour automobiles mit les chauffeurs à l’abri des pannes fastidieuses, annonce maintenant la rééducation de l’âme populaire avec les compresses thaumaturgiques des mythes de celluloïd.

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D’Annunzio raconte six ans plus tard dans une interview à l’occasion de Cabiria (dans le “Corriere della Sera” du 28 novembre 1914) comment il s’est approché du cinématographe pour la première fois.

Cela fait maintenant plusieurs années que, à Milan, je fus attiré par la nouvelle invention qui paraissait être capable de promouvoir une nouvelle esthétique du mouvement. Je passai des heures dans une fabrique de films pour étudier la technique et surtout pour me rendre compte du parti que j’aurais pu tirer de ces astuces que les gens du métier appellent trucs. Je pensais qu’il pouvait naître du cinématographe un art agréable, dont l’élément essentiel serait le “merveilleux”. Les Métamorphoses d’Ovide, voilà un vrai sujet cinématographique ! Techniquement il n’y a pas de limite aux représentations du prodige et du rêve. Je voulus expérimenter le mythe de Daphné. Je ne fis qu’un bras: le bras où au bout des doigts naissent des rameaux de feuillage et qui finit par se changer en une branche de laurier dense comme dans le petit tableau d’Antonio del Pollaiuolo que je revis à Londres avec joie il y a quelques jours. Je me souviens toujours de la grande émotion que j’ai eue au moment des essais. L’effet était admirable. Le prodige figé dans le marbre de l’écrivain ou sur la toile du peintre s’accomplissait mystérieusement devant les yeux stupéfaits, dépassant en efficacité le numéro d’Ovide. La vie surnaturelle était là représentée dans une réalité palpitante...

Les expériences ne se traduisent en aucun résultat pratique. Selon le Poète, “le goût exécrable du public” allait rendre la pellicule invendable. La société Saffi Comerio (devenue ensuite Milano Films), dans les établissements de laquelle D’Annunzio avait tenté de réaliser ses mythes, réussit à conclure un contrat avec le poète au début de 1909. Contre une rémunération immédiate de 12000 lires il aurait dû remettre pas moins de six sujets originaux, les trois premiers avant la fin du mois d’avril. Ces sujets n’arrivèrent jamais et la maison cinématographique, même si elle l’avait poursuivi en justice et gagné le procès, ne vit jamais plus son avance (30).

D’autres personnalités italiennes commencent à revoir leur jugement sur le nouveau moyen d’expression. Dans la “Lux” de décembre 1908 (I nuovi orizzonti del cinematografo) paraît une interview avec Roberto Bracco, lequel, tout en admettant que la cinématographie a un avenir artistique, pense que pour l’atteindre elle doit changer son orientation actuelle ; avec Ermete Zacconi, qui travaillerait volontiers pour donner à voir au peuple du bon art et pour faire connaître son art dans tous les lieux où il n’est jamais arrivé à aller; avec Edoardo Scarpetta (dont le fils Vincenzino était déjà “dans le cinéma”), qui reconnaît tout le besoin que

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le cinématographe a de bons humoristes, lesquels arrivent à la comédie avec le naturel des gestes et de l’expression.

Les pellicules italiennes, en 1908, s’étaient imposées parmi les meilleures d’Europe. Avec les Ultimi giorni di Pompei et la Caccia al leopardo dont nous avons déjà parlé dans l’introduction, Ambrosio avait lancé la pellicule sportive I centauri, qui reproduisait de sensationnels exercices de manège des officiers de cavalerie de Pignerol, dont le style suscita enthousiasme et admiration en Amérique.

L’Itala Film, qui excellait par sa technique, gagne une des dix médailles d’argent distribuées à l’exposition cinématographique d’Hambourg (31). Chez Cines, Mario Caserini commence la série des pellicules historiques de grande envergure ; chez S.A.F.F.I. de Milan (c’est-à-dire Comerio qui est devenue Società Anonima Fabbricazioni Films Italiane) Giuseppe De Liguoro tente d’en faire de même et réalise la première adaptation des Promessi sposi (Les Fiancés). ***

Les premiers mois de 1909 marquent un coup d’arrêt pour la cinématographie mondiale. Le public ne se contentait plus de tout ce qui se réalisait dans les studios européens et américains, jusqu’à présent sûrs de vendre leurs pellicules. C’en est fini des profits fabuleux, l’industrie cinématographique entre dans une phase d’ajustement et d’équilibre.

Les plus grandes prétentions esthétiques des spectateurs annulent la surproduction médiocre des grandes maisons de fabrication et valorise au contraire les pellicules qui avaient atteint une supériorité artistique considérable, comme les pellicules italiennes.

Pathé lutte avec acharnement pour l’hégémonie qu’elle avait conservée jusqu’à ce moment-là sur les marchés consommateurs de films. Eastman Kodak refuse de se mettre d’accord avec le grand “trust” de fabricants fournisseurs d’Edison, la fédération des loueurs qui alimentaient onze mille des quatorze mille cinématographes existant en Amérique du Nord.

Un congrès d’industriels cinématographiques européens se tient à la Société Française de Cinématographie (51 Rue de Clichy) à Paris, auquel participent Arturo Ambrosio pour Ambrosio Film, l’ingénieur Sciamengo pour Itala, Carlo Rossi pour Cines, Camillo Ottolenghi pour Aquila,

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Luca Comerio pour S.A.F.F.I. - Comerio, Lamberto Pineschi pour Fratelli Pineschi, mais on ne parvient pas à un accord sur les moyens à mettre en œuvre pour éliminer les causes de la crise, qui est une crise de croissance du jeune cinéma, normale après un développement si rapide en seulement quelques années d’existence.

Arturo Ambrosio et M. Sciamengo décident donc d’aller voir comment vont les choses en Amérique. Arrivés à New York, ils se heurtent à la nette hostilité du trust des grandes maisons — Vitagraph, Biograph, Edison, Urban, Essanay, Gaumont Pathé, Kalem, Lubin M. F., Georges Méliès, Selig, Bioscope — et réussissent à passer un accord seulement avec la Fédération des Indépendants, qui fournissait les pellicules aux trois mille cinématographes restants en Amérique du Nord.

Devant le faible niveau artistique de la production américaine et les attestations d’enthousiasme et d’émerveillement pour les films italiens qui avaient déjà été projetés avec un énorme succès, les deux industriels comprennent qu’il est inutile de solliciter ces accords commerciaux, qui ne tarderaient pas à être demandés, comme ce sera en effet le cas par la suite.

La crise industrielle provoque la première prise de position contre le cinéma (32). Spécialement après que le Vatican eut interdit aux prêtres de fréquenter les salles cinématographiques en soutane, on lit fréquemment dans les journaux des accusations contre le cinématographe, synonyme de perversion et d’immoralité. Le danger qu’il représentait était inversement proportionnel au bas prix du ticket d’entrée et de la brièveté de la représentation. Les partisans du théâtre l’indiquent comme un puissant concurrent. Il y a des voix qui se lèvent pour le défendre: non seulement le cinéma ne représente pas une concurrence sérieuse pour le théâtre — ce sont deux spectacles différents en termes de contenu, forme et circonstance — mais il pourrait peu à peu préparer l’esprit du peuple à appréhender une expression d’art plus complexe et vivante (33).

Le cinéma en 1909 s’était sensiblement amélioré. On parle déjà d’ “ancienne manière” et de “nouvelle manière”. Un critique anonyme d’un des meilleurs films de la maison Milano, Nella di Loredano de Giuseppe De Liguoro, ose écrire: “La densité du sombre augmente et dessine mieux le détail en noircissant les arrière-plans” («Lux», Naples 7 novembre 1909). Il se réfère cette fois à la Beatrice Cenci de la Cines (tournée dans le

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Château Saint-Ange à Rome, où Beatrice Cenci fut condamnée et mise à mort: protagoniste Fernanda Negri, acteurs Ettore Pesci, Maria Gasperini, Alessandro Rinaldi, Renato De Grais (“Cine Fonoˮ, Naples 25 septembre 1909).

La première grande manifestation nationale cinématographique a lieu à Milan, avec un concours international auquel participent les maisons françaises Éclipse, Lux, Éclair, la Deutsche Bioscop Gesellschaft de Berlin et la Vitagraph américaine, pour la reproduction de sujets artistiques et moraux (34).

En dehors de l’Ambrosio, de la Cines, de l’Aquila, de la Comerio, de nouvelles maisons de production italiennes font leur apparition: à Turin U.N.I.T.A.S., qui est la première initiative catholique de ce genre, créée pour fournir aux organisateurs de loisirs pour les jeunes des pellicules morales et instructives ; à Rome la Latium, fondée puis vendue par les frères Pineschi — l’écrivain florentin Yambo (Enrico Novelli) y devient metteur en scène — ; à Milan Adolfo Croce & C., fondée en 1908 et qui s’est spécialisée dans les documentaires (35); à Naples, Vesuvio Film, héritière des installations des frères Troncone, et dont Salvatore Di Giacomo aussi sera scénariste.

Un des collaborateurs les plus géniaux d’Ambrosio, qui était déjà passé du journalisme et du théâtre au cinéma, Ernesto Maria Pasquali (18831919), décide lui aussi, toujours en 1909, de fonder une nouvelle maison cinématographique, avec l’intention de réaliser des pellicules extraordinaires.

Il loue une petite cour au 46 de Via Giacinto Collegno et s’y construit un plateau de tournage en bois entouré de rideaux: c’est là que l’on commence à tourner des adaptations d’œuvres célèbres, Cirano di Bergerac, le Capitan Fracassa. Le lendemain d’un gros orage, les grilles de drainage s’étant obstruées, le plateau se met à flotter, gonfle et se fracasse. Ernesto Maria Pasquali et son opérateur migrent dans une autre cour avec un auvent, au 22 de Via Brugnone, et avec une grande désinvolture réalisent l’Ettore Fieramosca (200 personnes, 40 chevaux) dans les terrains vagues du quartier San Paolo.

Le romancier Jules Claretie, visitant l’Italie vers la fin du printemps 1909, remarque avec étonnement que ce qu’il y a de plus fréquent dans

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les rues des villes italiennes, ce sont les automobiles et les cinémas, qui représentaient en effet les industries dans lesquelles l’Italie excellait à l’époque. Pour neutraliser la concurrence italienne, Charles Pathé décide d’implanter une succursale à Rome et charge Re Riccardi, l’importateur agréé du théâtre français en Italie, de s’en occuper. Celui-ci confie au dramaturge Ugo Falena, qui venait de quitter la direction du Teatro Stabile, à Alfredo Campioni et à Emanuele Lo Savio, l’organisation de la nouvelle maison, la “ Films d’arte italiana “, qui commence son activité dans le deuxième semestre de 1909. Ugo Falena — après avoir été à Vincennes dans les studios de Pathé — en devient le metteur en scène et arrive à convaincre Ferruccio Garavaglia, Ermete Novelli, Dina Galli, Teresa Mariani, Amerigo Guasti, Ruggero Ruggeri, Oreste Calabresi, Italia Vitaliani, Cesare Dondini entre autres à poser devant la caméra. Cesare Dondini, qui s’était couvert d’ignominie pour s’y être plié, avait participé dans le rôle de Iago à l’adaptation cinématographique de l’Othello, est renvoyé sur-le-champ du Teatro Stabile de Rome.

Après le premier film II trovatore, où apparaît pour la première fois Francesca Bertini, déjà actrice avec Alfredo Campioni et Edoardo Scarpetta, sont tournés Otello, La Carmen, L’Ammiraglia, Michele Perrin. Maria Jacobini, 17 ans, actrice au théâtre des Quattro Fontane de Rome, est la protagoniste de Lucrezia Borgia de 1910. Les préoccupations artistiques du réalisateur se réduisaient encore seulement à faire tourner très vite la manivelle et à prétendre que les acteurs jouent la bouche fermée (36).

En 1910 la crise est finie. Le cinématographe avait surmonté la méfiance des banques, qui maintenant avancent largement les capitaux aux maisons de production (puisque la pellicule vierge étrangère devait être payée non seulement en liquide, mais en laissant un dépôt de garantie dans une banque). Dans un congrès national de cinématographie qui avait réuni en mai à Turin loueurs et fabricants pour voir comment disposer d’une disponibilité immédiate de capitaux et commencer les pellicules à la suite l’une de l’autre sans interruption, il est établi que même les films soient payés en espèces ou dans les 15 jours contre acceptation. Il s’agissait alors de sommes qui variaient de 5 à 20000 lires.

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On tente également de convenir de l’élimination du système dit la “bicyclette”, en usage parmi les loueurs, surtout dans le sud de l’Italie, qui consistait à porter rapidement à vélo la même pellicule d’un cinéma à l’autre pour qu’elle puisse être insérée l’après-midi ou le soir même dans le programme de cinématographes différents.

Les spectacles s’étaient concentrés à l’époque sur les thèmes voyage, drame, comédie, scènes tirées de la vie, et ne dépassaient pas trois quarts d’heure.

En Italie, malgré l’intense travail des maisons de production, il se manifeste un phénomène étrange: les pellicules italiennes insérées dans les programmes sont très peu nombreuses. Ceci s’explique par deux raisons: le peu d’intérêt des fabricants à vendre aux loueurs italiens, qui tendaient à payer moins que les clients étrangers, et la xénophilie habituelle de ceux qui acceptaient des films même médiocres, si ce n’est de mauvaise qualité, pourvu qu’ils arrivent d’ailleurs. Et ceci se vérifiait alors que quelques maisons étrangères mettaient leur propre marque sur des films italiens. En Angleterre ce fut le cas pour Nerone et Caccia al leopardo de l’Ambrosio, et la mention “film italienˮ faisait accourir les gens dans les bourgades les plus reculées.

L’Ambrosio exportait beaucoup en Amérique du Nord, où sa production et celle de l’Itala Film supplantaient la production française.

Elle avait des scénaristes fixes d’une imagination débordante. Rappelons Arrigo Frusta (l’avocat Sebastiano Ferraris), poète bien connu dans la langue vernaculaire et auteur de très nombreux sujets également pour d’autres maisons italiennes (37). Trente acteurs et trois opérateurs fixes, c’est-à-dire cinq troupes, étaient continuellement au travail. Les premiers acteurs étaient Lydia De Roberti (Lidia Bonelli), fille d’un professeur de peinture turinois, et le couple soudé Alberto A. Capozzi-Mary Cleo Tarlarini, précurseur des couples d’acteurs qui s’épanouirent professionnellement dans le cinéma américain. Gigetta Morano commençait à être connue et allait créer un type féminin vif et enjoué, sans précédent au cinéma.

Un des meilleurs opérateurs de la maison, Giovanni Vitrotti, est envoyé en Russie en 1910 pour collaborer à l’implantation d’une maison de production à Moscou, Thieman & Reinhardt, et tourne des films avec

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Protazanov, Olga Preobrajenskaïa, la Uvarova, Schaternikov (38).

À l’Itala Film également, qui était en train de construire son grand établissement à Ponte Trombetta, la production était organisée selon des critères industriels modernes. Son exportation dépassait celle de toutes les autres maisons italiennes. Le lancement du film La caduta di Troia, le premier long-métrage italien que nous avons déjà mentionné, qu’au début beaucoup de loueurs refusèrent de projeter puis qu’ils tentèrent en vain d’acheter à tout prix, assure à la maison des profits énormes. De très bons acteurs étaient engagés, dont quelques français: madame Léonie Laporte, Émile Vardannes, Gabriel Moreau, Édouard Davesnes avec sa femme, une très bonne mime (Hélène dans la Caduta di Troia), Denizot, Lucien Nonguet et André Deed (Cretinetti - Gribouille), un des premiers acteurs comiques de renommée mondiale. Alberto Collo, Lidia Quaranta, Umberto Mozzato, Emilio Ghione, Nino Oxilia, Sandro Camasio, Letizia Quaranta commencent alors à faire leur apprentissage à l’Itala Film.

À propos d’Emilio Ghione, une correspondance de Turin à “Cine Fono” le 19 novembre 1910 racontait:

Un certain Ghione, qui il y a quelques mois, et peut-être même quelques heures, était au service de l’Itala Film, fut le protagoniste incomparable d’un numéro drôlissime qui s’est déroulé lundi matin dans la cinquième chambre de notre Tribunal, où Ghione comparut comme témoin à charge dans un procès de faux témoignage. Son comportement, sa conduite devant le Tribunal suscita une immense hilarité, irrépressible. Ce Ghione accompagnait ses paroles d’une mimique, de contorsions, de mouvements exagérés.

Peintre miniaturiste, il était devenu acteur de complément à l’Itala Film et s’était bien vite fait remarquer à cause de son style quand il était sur un cheval et de son habileté quand il affrontait des scènes risquées. Il va ensuite à Rome quelques années plus tard, poussé par la nécessité de changer de décor. Il crée le personnage de Za la Mort, plus justicier que malfaiteur, plus généreux que voleur, habillé en apache, célèbre dans le cinéma italien presque autant que Maciste, dont Ghione s’était inspiré (39).

Des 19 maisons de production qui travaillaient en Italie en 1910, 6 étaient à Turin, la capitale du cinéma.

À Milan, où, grâce à la location très bien organisée, arrivaient avec une plus grande rapidité et dans un plus grand nombre de copies des pellicules des événements internationaux, mais où les prix étaient plus élevés que

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dans les autres villes d’Italie, la Milano Films avait été réorganisée par son nouveau président, le baron Pier Gaetano Venino, et par son directeur général, le baron Paolo Airoldi di Rebbiate. Elle qui devait son existence, selon une revue de 1910, “au fleuron de l’aristocratie et à la ploutocratie lombarde”, rivalisait malgré cela avec les maisons turinoises, en arborant des noms de scénaristes tels que Gabriele D’Annunzio (les sujets n’arrivaient pas, mais le nom du poète donnait un grand lustre à la maison), Giannino Antona Traversi, E. A. Butti, Domenico Tumiati.

Pour le film Murat ovverossia Dalla locanda al trono, de 400 mètres, 400 personnes, artistes et figurants confondus, furent engagés. Les scènes les plus importantes sont tournées dans le château du comte Arnaboldi à Carimate et parmi les acteurs, aux ordres du metteur en scène Giuseppe De Liguoro, figuraient, en dehors du maître des lieux et du directeur général de Milano Films, les comtes Jean et Giuseppe Visconti di Modrone, le comte San Nazaro, le marquis Rosales d’Ordogno, le comte Marco Greppi, les comtes Gino et Giulio Durini et beaucoup d’autres invités.

Pour une scène du film Sardanapalo sur une trame de E. A. Butti sont engagées les danseuses de la Scala.

L’année précédente, ils étaient allés à Ferrara pour le tournage du film Ugo e Parisina ovverossia Un amore alla corte di Ferrara

Domenico Tumiati le rappellera avec satisfaction quelques années plus tard:

J’ai travaillé pour le cinéma une seule fois, en 1908 [la date est erronée: c’était en 1909], quand la société Milano Films voulut tenter une expérience de luxe, et se transporta armes et bagages à Ferrare pour tourner ma Parisina dans son cadre historique. Je dirigeai moi-même les essais et, du fait de la fidélité du cadre, il en résulta un film d’une exquise beauté, mais justement pour cela moins commercialisable que les autres (40).

La plus importante pellicule de la maison en cette période est l’adaptation de l’Enfer de Dante, l’Inferno, un film en trois parties et 54 épisodes, fidèle reproduction scénographique de la vie au XIVe siècle, avec des trucages audacieux. La scène de Bertran de Born qui s’avance tenant dans sa main sa propre tête entre les semeurs de discorde (Inf. XXVIII, v. 119 et suiv.) est réalisée de cette façon. Un homme de très grande taille, la tête encapuchonnée sous un velours noir qui ne laissait pas de traces sur la toile de fond noire, saisissait par les cheveux un autre homme d’une

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taille beaucoup plus basse, enveloppé dans une longue cape noire. Ils avançaient tous les deux lentement et le noir du velours, voilé par la grise atmosphère de l’Enfer, rendait la scène beaucoup plus impressionnante. Pour Lucifer broyant Judas, on photographia une vraie tête hirsute à la bouche énorme grande ouverte, on construisit une énorme tête en carton qui reproduisait exactement la vraie, on y posa à l’intérieur un homme vivant puis on filma la bouche qui mâchait une figurine. La superposition précise de la pellicule rendait ainsi possible le trucage. Celui où l’auréole lumineuse bougeait autour de la tête de Béatrice a été gardé très secret par l’opérateur Emilio Roncarolo, qui ne voulut jamais le révéler.

Pour incarner Dante et Virgile avaient été choisis deux alpinistes expérimentés, Salvatore Papa et Arturo Pirovano, et la majeure partie des scènes furent tournées dans le couloir Porta sur la Grignetta. À part quelque réserves faites pour les scènes des luxurieux qui étaient trop visiblement des fantoches auxquels, en dehors de la peine établie par Dante, avait été ajoutée celle de bouger par à-coups au milieu des flammes, et pour celles des géants qui n’apparaissaient pas comme tels, l’adaptation de Milano Films fut jugée comme “un authentique chef-d’œuvre” (41).

À la Cines, à côté de Mario Caserini, le pionnier et maître de nos réalisateurs, commence à travailler à cette époque-là un jeune peintre qui, après avoir fait la connaissance de Filoteo Alberini alors qu’il décorait avec Ballester la salle du Cinema Moderno, était ensuite passé au cinéma. Il se spécialisera dans les reconstitutions romaines en réalisant déjà en 1910 les films Agrippina et Brutus. On peut lui attribuer la mise en scène de beaucoup d’autres pellicules précédentes de la Liste (voir Cines), toutes sur un sujet historique.

Même si la foi en l’avenir artistique de la cinématographie est largement partagée (Caserini donne une conférence sur ce thème dans l’amphithéâtre du Collegio Romano le 2 février 1910) la lutte contre les spectacles cinématographiques ne diminue pas. Pour la première fois l’État intervient en établissant que les pellicules cinématographiques ne peuvent être projetées sans autorisation préfectorale. La sous-commission pour la délinquance juvénile désignée par le député Orlando élabore un projet de loi sur les représentations cinématographiques. En voici le premier article:

Les exploitants et les propriétaires des cinématographes payent une taxe fixe pour

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chaque pellicule qui n’est pas la reproduction: a) de scènes, bien que décentes, non éducatives ni instructives; b) de sports, monuments, villes, paysages; c) de grands travaux agricoles et industriels; d) d’événements de la vie de la nation.

Un fait comme le cinématographe, si important dans la vie du peuple, commençait malheureusement à être considéré par l’État italien uniquement du point de vue fiscal. Pendant des années l’État gardera une attitude négative à son égard, si ce n’est même hostile, comme nous le verrons par la suite.

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CHAPITRE II

Bien qu’il n’y ait pas entre 1910 et 1911 une coupure nette qui puisse déterminer clairement la fin d’une période et le début d’une autre, différente en termes cinématographiques, il convient de situer le commencement de l’âge d’or du cinéma italien en 1911, une année particulièrement importante. Parmi les nombreux événements qui conduisent l’Italie à rejoindre le groupe des plus grandes nations européennes, il y a cette année-là l’Exposition internationale de Turin, qui exprimait de manière synthétique le progrès italien. Turin industriel, Turin artistique, Turin littéraire, Turin se montre aussi cinématographique, et se gorge une réputation comme centre de premier plan sur les plus importants marchés du monde.

Si l’on examine la production des diverses maisons turinoises, et si on y ajoute celle de la Cines, de la Milano Films et des autres maisons mineures, on arrive à la conclusion — qui ne pourrait certes être démentie, même s’il existait des listes précises et véridiques de la production cinématographique des autres pays — que l’apport italien à la cinématographie a été vraiment considérable cette année-là.

À l›Exposition de Turin nous trouvons des salles de cinéma dans le pavillon officiel de la cinématographie au Pilonetto, dans le pavillon des États-Unis, de l’Argentine, du Brésil et dans celui de Elettricità Siemens et Schukert. Il est organisé un concours international de cinématographie pour les trois catégories : artistique, scientifique et pédagogique, avec un premier prix de vingt-cinq mille lires, qui a un écho mondial. Parmi les membres du jury il y a Louis Lumière et Paul Nadar (1).

Le premier prix pour la catégorie artistique est attribué à l’Ambrosio pour Nozze d’oro, sur un sujet patriotique (on en vendit 60 copies seulement à Londres), et pour la catégorie scientifique au film La vita delle farfalle de Roberto Omegna et Guido Gozzano.

Le deuxième prix va à la Cines pour le film artistique San Francesco o II poverello d’Assisi et pour le film pédagogique II tamburino sardo. Le

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troisième prix est remporté par Milano Films pour l’adaptation de l’Odissea. L’Itala Film, occupée à implanter le nouveau grand établissement à Ponte Trombetta et dans l’impossibilité de tourner un film important, n’avait pas participé. Et aucun film n’est présenté au concours de cinéma humoristique organisé par l’Exposition d’art humoristique de Rivoli pour des pellicules non supérieures à 500 mètres.

En feuilletant les périodiques, les albums, les guides de l’Exposition internationale de Turin, on note l’abondance avec laquelle des “tableaux figuratifs” sont disséminés dans les pavillons, avec l’intention de rendre plus attractifs au public certains faits déterminés. Dans la série de huit tableaux dioramiques destinés à représenter les progrès accomplis par l’industrie de la soie de l’Antiquité à 1911, réalisée par le peintre G. B. Carpanetto, Romolo Bernardi, Alberto Rossi et Decoroso Bonifanti, il y en a deux, L’Imperatore Giustiniano che accoglie due persiani finti monaci apportatori del seme bachi et Jacquard visitato da Napoleone l’imperatore, étroitement liés aux décors du cinéma de l’époque. Le “tableau de genre”, si courant dans la peinture piémontaise du XIXe siècle, où les modèles se regroupaient devant le chevalet du peintre comme sur une scène de théâtre, devient une scène cinématographique où les acteurs sont disposés devant la caméra, selon les mêmes critères artistiques. Dans le cas de l’Italie, le succès du cinéma primitif est dû en effet en grande partie à son art scénographique.

Les maisons italiennes travaillent fébrilement, mais leur production est turbulente, antagoniste et désordonnée, avec le danger qui se concrétise, et qui ira en s’empirant, de leur manque d’union. Quelques années plus tard elles se trouvent ainsi dans l’impossibilité de faire face avec de solides critères industriels aux colossales entreprises étrangères d’accord entre elles dans la conquête des marchés étrangers.

En Amérique, artistiquement nous sommes encore dans un Moyen Âge cinématographique. Mais au printemps 1911 arrive en Italie la nouvelle que les maisons Vitagraph, Edison, Essanay, Biograph, Lubin, etc. veulent boycotter les films européens, et de préférence les films italiens (la France traversait alors une période de déclin) (2). Dans sa revue Gualtiero I. Fabbri invite donc les loueurs italiens à boycotter les films américains du type Den hvide slavehandel, Ved fænglets port, Les Misérables “et les satanés

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cow-boys antipathiques, bêtes, horribles, avec leurs maudits pistolets braqués et les mines patibulaires de brigands authentiques: faisons fi des quantités létales d’enlèvements, courses-poursuites, embuscades, assassinats, vols, chantages et autres saloperies américaines, et faisons de l’art, nous” (3).

Mais les maisons italiennes continuent à vendre sur les marchés étrangers, sans se soucier du marché intérieur. Le danger de boycott ne les effraie pas. C’est vraiment le moment de la vente euphorique “à l’aveugle”. La marque de fabrique sert de garantie, les films italiens font accourir les spectateurs à New York, à Sydney, à Barcelone.

Une chose est plus à craindre, c’est la crise des sujets (4). Pathé en a déjà exploité plus de trois mille, en 1911. Le long-métrage, c’est-à-dire les films qui exigeaient deux ou trois semaines, voire un mois de gestation, avaient représenté un avantage de ce point de vue-là, car trouver 20-25 sujets originaux par mois, c’était devenu un défi. Il fallait tenir compte des prétentions des publics étrangers: des fins roses pour les pays anglo-saxons, des fins tragiques pour les pays slaves. L’Aquila Films de Turin avait comme client principal la Russie, à laquelle les autres maisons également vendaient déjà depuis quelque temps les films “grivois et d’un caractère piquant” que Pathé et Gaumont avaient cessé d’insérer dans leur programme officiel mais qu’elles continuaient de produire elles aussi pour les clientèles russes et allemandes (5).

Les œuvres cinématographiques se divisent en plusieurs genres:

historique: historique-dramatique, historique-fantastique

sentimental

dramatique

tragique

comédie

comique: burlesque, comique-acrobatique, comique à base de trucages scènes de la vie réelle actualités

documentaire (tourné sur le vif avec une trame)

pastoral fantastique

scientifique

panoramique

acrobatique

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“d’attraction”

“à trucages”

romance amoureuse

caricatures à sensation.

“Esthétique ”: c’est ainsi qu’avait été défini le film Pater Noster de Gaumont en 1911 (6). Souvent les dramatiques, les fantastiques et les comiques — par la suite le système sera utilisé fréquemment également pour les œuvres de cinéma documentaire — avaient un virage, c’est-à-dire qu’elles subissaient un bain coloré à la fin, ce qui fait qu’il y avait des scènes de mer bleue avec des personnages bleus, et des scènes de couchers de soleil rouges avec des personnages rouges.

Normalement les programmes étaient composés d’un drame, d’une comédie, de l’actualité, d’un film comique.

Les intertitres faisaient partie intégrante et nécessaire du film. Il arrivait souvent que les jours de fête l’opérateur dans sa cabine de projection tourne la manivelle à 40 mètres par seconde. Les personnages, comme mordus par la tarentule, volaient littéralement à travers l›écran, parce que pour l’opérateur, le temps nécessaire à la lecture des intertitres était superflu pour comprendre l’histoire. Dans le cinéma des premiers temps il y avait un écart énorme entre les deux moments, celui de l’impression et celui de la projection de la pellicule, confiés à deux mains qui tournaient la manivelle avec des buts différents. Il manquait une réglementation assurant le rythme de projection nécessaire à la bobine, en respectant les règles artistiques.

J’ai entendu de vieux cinéastes raconter à mots couverts certains trucages des opérateurs de cabine, qui, une fois empoché leur pourboire, passaient un voile de graisse sur la lentille de projection pour réduire la netteté de la photographie de certains films, car elle indisposait ceux qui n’arrivaient pas à obtenir la même qualité. Mais c’étaient des épisodes isolés, issus de l’antagonisme délétère entre les maisons de production.

La musique d’accompagnement, qui les premiers temps avait eu la fonction de couvrir le bourdonnement du projecteur et de collaborer avec une aide auditive à l’effort que l’homme faisait pour s’adapter au nouveau moyen d’expression, est jouée par de petits orchestres, ou même des or-

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chestres proprement dits dans les nouveaux cinémas ou les grandes salles. Dans les cinémas anciens ou archaïques, aux dernières projections en soirée il restait à peine un trombone ou une clarinette pour accompagner l’inévitable pianiste. Il se forme une catégorie spéciale de musiques adaptées pour commenter les films, et on passe fiévreusement d’un morceau à l’autre, des mélodies nostalgiques aux marches impétueuses, des sérénades pathétiques aux galops furieux. Le plus fréquemment on choisit Il passaggio del treno de Dall’Argine ou Gli automobilisti de Cerato pour les scènes mouvementées; la valse Le onde del Danubio pour les scènes sentimentales. Par la suite les films seront même vendus avec les partitions des accompagnements musicaux, comme pour l’Histoire d’un Pierrot, et pour certains, Cabiria, Rapsodia satanica, Frate Sole, Sinfonia bianca, des maestros comme Ildebrando Pizzetti, Pietro Mascagni, Luigi Mancinelli, Vittorio Gui écrivent des commentaires musicaux originaux (7).

Le besoin de nouveaux sujets pousse la maison Ambrosio à en demander au poète Guido Gozzano qui avec La via del rifugio (1907) et I colloqui (1911) s’était fait une place parmi les plus éminents poètes italiens de cette période.

Alors qu’il était déjà scénariste et metteur en scène chez Ambrosio, il écrivait le 26 septembre 1911 à Salvator Gotta:

Je suis à Turin depuis plusieurs jours pour mettre en scène La statua di carne, les feuilletons de Zévaco et autres délices similaires… Ceux — et ils sont nombreux — qui jouissent de voir la poésie et les poètes profanés peuvent exulter… Mais à l’occasion tout ce mépris va m’inspirer aussi un livre épouvantable (8).

Quelques mois auparavant, en décembre 1910, dans une conversation avec Carlo Casella qui lui demandait si c’était vrai qu’il allait écrire des sujets pour le cinéma, Guido Gozzano avait répondu:

Cela t’étonne que moi qui suis connu pour être un travailleur solitaire et hautain je me suis décidé à écrire pour une forme aussi populaire que le cinématographe? Il n’y a pas de quoi. Je n’ai fait que suivre la ligne d’art que je me suis fixée et à laquelle je suis fidèle, toujours.

Moi qui ai résisté aux séductions… pécuniaires des plus grands quotidiens parce que je sentais que je dilapiderais dans le journalisme toute mon énergie littéraire ; moi qui ai

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résisté et résiste toujours à l’épreuve du théâtre parce que je suis encore loin de la maturité et de l’atténuation que je veux atteindre, j’ai accepté avec plaisir de révéler mes fantaisies dans un film vertigineux. Le cinématographe est assez avancé pour simplifier et réaliser mon rêve: plus de prolixité de dialogues et de scènes, plus de difficultés d’appréciation, mais la projection muette et éloquente à la fois; la bande prodigieuse qui révèle et commente. J’ai adapté pour le cinématographe les thèmes les plus originaux de mon volume de nouvelles; des fables, je le répète, pour les petits et les grands, mises en scène avec une conception synthétique de l’intrigue et une ingéniosité des effets. Les sujets sont entièrement de mon invention; chaque épisode alternera avec quelques vers simples et concis pour commenter l’histoire qui suit. C’est une chose que j’ai faite avec un grand amour et beaucoup de plaisir, et chaque film avec son cadre fabuleux et son commentaire en vers m’est chère comme n’importe lequel de mes travaux littéraires, et je n’hésiterai pas à la signer et à la protéger comme mes volumes de prose et de poésie (9).

En revanche, son œuvre d’adaptateur et de scénariste reste anonyme. Nous pouvons lui attribuer avec certitude, en dehors de sa collaboration avec Roberto Omegna pour le documentaire La vita delle farfalle, l’intrigue de Solo al mondo, “histoire émouvante de Piccolino, le héros minuscule qui erre dans le monde”, car la maison Ambrosio (“La vita cinematografica”, 1er juillet 1911) l’annonce pratiquement avec les mêmes mots que ceux de Gozzano:

La Maison Ambrosio, fidèle à ses idéaux d’ascension artistique, à l’interprétation de ce qu’il y a de grandiose et d’intéressant dans les sciences, l’histoire, l’art, ajoute maintenant une nouvelle série de films délicatement poétiques. Chaque épisode alternera avec quelques vers simples et concis pour en commenter l’histoire qui suit et les sujets seront de nature à intéresser les petits et les grands.

On peut peut-être lui attribuer aussi Hans suonatore di flauto, qui rentrait dans son programme de prendre les récits du folklore de tous les peuples, mais l’activité de Guido Gozzano chez l’Ambrosio Film doit s’être réduite à bien peu de choses. Gozzano partit ensuite pour l’Inde avec son ami Garrone, malade comme lui et mort avant lui; il reviendra au désir de réaliser ses plus belles fantaisies légères seulement en 1913, quand il commence à s’occuper de Saint François d’Assise. Seulement quelques mois avant de mourir il arrive à achever le “premier ourdissage photogrammatique” du film tant rêvé. Il y eut des accords avec une grande maison turinoise, et le protagoniste aurait peut-être été Ruggero Ruggeri, le film aurait été réalisé presque entièrement à Assise, comme l’affirmait Guido

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à son frère Renato le 17 avril. Mais le poète mourait le 9 août 1916 et le film ne fut jamais plus réalisé (10).

La guerre italo-turque est la première guerre italienne où le cinématographe fait son apparition. Ambrosio, Cines, Comerio, Pettine envoient des opérateurs ou se rendent personnellement sur la côte tripolitaine (11). La Gloriosa battaglia di Misurata de Tripoli Film, financée par les loueurs est même tournée avec l’objectif télescopique qui pouvait photographier l’ennemi à l’attaque et dans la défense. Commencent alors les spéculations étrangères de films apocryphes, qui ne manqueront pas non plus quelques années plus tard pendant la première guerre mondiale (12).

Les journaux belges font courir des rumeurs tendancieuses sur la guerre en Tripolitaine en se basant sur de faux documents américains (l’un d’entre eux était I martiri della Croce Rossa, peut-être de la Vitagraph) où les Italiens tombaient foudroyés par unités entières sous les coups d’une poignée d’Arabes. Une Battaglia di Zanzur de Pathé, tournée qui sait où, avec des figurants empotés et un ramassis d’Arabes, fut jugée particulièrement déshonorante et on pensa même qu’elle avait été savamment orchestrée pour transmettre ce sentiment, car il se déchaînait alors dans les journaux italiens une offensive contre le cinéma en général et contre la production abondante, mais absolument médiocre, avec laquelle Pathé et Gaumont inondaient l’Italie.

En 1912 il y a deux courants à l’assaut du cinéma: un en défense du théâtre et l’autre contre l’immoralité omniprésente dans les films. Le champion du premier est le journal théâtral “L’Argante” où Della Guardia et Remo Lotti arrivent même à attaquer personnellement Mario Caserini, le qualifiant d’“humoriste manqué”. Lui qui avait volontairement abandonné le théâtre, après avoir été deux ans et demi avec Ermete Novelli, pour s’intéresser au cinéma chez Alberini & Santoni, à 200 lires par mois !

Afin d’avoir un plus grand nombre de spectateurs au théâtre, il est organisé un congrès pour obtenir de l’État la limitation des salles de cinéma. Mais la seule chose que l’on obtient, à juste titre, c’est que les pellicules, si dangereuses en raison de leur inflammabilité très rapide, soient conservées à l’extérieur des agglomérations, et que l›on ferme tous les cinémas souterrains. Le théâtre n’avait qu’un moyen pour se défendre: s’améliorer. Les bonnes compagnies ne craignaient pas le cinématographe, qui à

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l’époque comblait d’autres besoins.

Les “moralistes” à outrance ont comme épigone le Commendatore Avellone, qui publie le 18 octobre 1912 une lettre dans le “Giornale d’Italia” de Rome. Procureur général près la cour d’appel de Rome, magistrat intègre, psychologue, sociologue, il va jusqu’à placer le cinéma entre l’usure et le tripot. L’État doit absolument intervenir pour interdire “ des spectacles affreux qui montrent adultères, suicides, désastres financiers à base d’escroqueries, de faux et de fraudes, amours impudiques, entreprises de bandits, assauts à la diligence, vols audacieux à la scie circulaire, le tout assorti du massacre des victimes du braquage”.

Le terme “cinématographe” est utilisé pour toutes les circonstances (cinématographe électoral, cinématographe de la plage), c›est-à-dire quand le journaliste veut indiquer une affaire compliquée, tourmentée. Mais le cinématographe est aussi constamment fustigé dans les faits divers comme inspirateur de tous les cambriolages, tous les abus, tous les meurtres. C’est le cinématographe qui fait sensiblement diminuer les livres empruntés dans les bibliothèques populaires, qui fait se réduire les versements à la caisse d’épargne, qui tous les jours soustrait une quantité d’énergies mentales et matérielles à des activités utiles, qui oblige la foule des spectateurs à respirer l’air malsain de locaux bondés.

Les producteurs quant à eux accusent l’État de faire vivre la cinématographie ex lege, en l’ignorant ou en lui créant des obstacles et en lui faisant du tort. Vingt-cinq millions étaient employés dans l’industrie cinématographique italienne, et l’État aurait obtenu un bénéfice fiscal considérable en l’encourageant.

Au contraire, tandis que pour les théâtres même les affiches annonçant une “serata nera” pour de banales pochades transalpines étaient autorisées, il n’en est pas de même pour le cinématographe. Et on arrive à interdire la représentation publique de Nozze d’oro de l’Ambrosio, qui avait reçu un prix à l’Exposition internationale de Turin et du Tamburino sardo de la Cines, pour des raisons politiques! Les récriminations contre le cinéma s’adressent plus contre les films étrangers que contre les films italiens, qui représentent à peine un tiers de toutes celles en circulation.

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Le plus important film de 1912 est Quo vadis? de la Cines, réalisé par Enrico Guazzoni avec Amleto Novelli, Lea Giunchi et d’autres bons acteurs. La première parution en Italie du roman de Henryk Sienkiewicz dans la traduction de Federico Verdinois est de 1899, salué tout de suite par une grande circulation et un très gros succès (13). Les personnages étaient déjà assez connus, l’ingénue et résignée Lygie, le fier et ombrageux Tigellin, et donc la grandiose évocation de Guazzoni, en six parties avec des scènes courtes et concises mais tumultueuses et avec des décors gigantesques, un jeu d’acteur naturel sans gestes artificiels, émeut et enthousiasme des milliers et des milliers de spectateurs. Les scènes les plus admirées sont celles de l’irruption des prétoriens qui vont prendre Lygie dans la maison d’Aulus, l’enlèvement de Lygie par les chrétiens, l’assassinat de Croton, l’incendie de Rome et les scènes sentimentales où Pierre prie dans les catacombes, Eunice souffre par amour, Lygie et Vinicius se rencontrent.

Des gens absolument dépourvus d’imagination notent durant la projection du film que le taureau qui porte le corps de Lygie dans l’arène est noir, tandis que quand il est affronté par Ursus il est blanc, mais le public attribue ceci à la peur et l’enthousiasme ne diminue pas. Le film qui avait coûté 60 000 lires rapportera plusieurs millions et ce sera un triomphe en Amérique.

Rappelons également les films de Caserini, qui entre-temps était passé à l’Ambrosio, I cavalieri di Rodi, Dante e Beatrice, Parsifal, Siegfried, entre autres; le Satana de Luigi Maggi interprété par Mario Bonnard sur un sujet du poète Guido Volante (1878-1916), qui le premier a le trait de génie de représenter les diverses manifestations d’une unique force en plusieurs époques différentes, un thème que nous retrouvons ensuite dans Intolerance.

Toujours en 1912, la Savoia Films, fondée l’année précédente à Turin avec comme gérant et parfois metteur en scène Pietro Antonio Gariazzo et qui avait choisi pour marque de fabrique la reproduction d’un sceau d’Amédée V de Savoie, monte les premiers films avec Maria Jacobini, qui apparaît pour la première fois avec son nom dans II giglio della palude; Tullio Carminati fait ses débuts dans le Bacio di Margherita di Cortona.

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Itala Film sort Padre avec Ermete Zacconi, qui est obligé de tourner à vide beaucoup de mètres de pellicule car le metteur en scène Pastrone reste ferme dans sa prétention de faire comprendre à l’illustre acteur que désormais la scène de théâtre et le studio sont deux choses tout à fait différentes (14).

Roma Films tourne une Nanon avec Cesira Archetti, qui est le premier film italien avec des scènes de la pègre, comme par exemple la danse de Nanon dans la Taverna del Grillo Nero.

Vesuvio Films, où travaillent Gennaro et Maria Righelli, tire une farse d’une nouvelle du Décaméron, une initiative très intéressante qui ne sera jamais plus reprise.

Cirques, fauves, défilés et combats de gladiateurs, éruptions du Vésuve, toges et péplums: de Quo vadis? en passant par les deux éditions des Ultimi giorni di Pompei (Ambrosio et Pasquali), montées en 1913, on arrivera ensuite au deuxième film kolossal de la Cines, Marcantonio e Cleopatra.

L’adaptation du roman populaire de Bulwer-Lytton Les derniers jours de Pompéi cause une des premières tensions sérieuses dont on a le souvenir entre les maisons cinématographiques (15).

Depuis des mois l’Ambrosio préparait dans le plus grand secret ce film qui devait être, avec le deuxième et le troisième de la série patriotique, La lampada della nonna et Le campane della morte, un gros succès pour la maison.

Encore avant de commencer le tournage il avait déjà été vendu à Photodrama & C. de Chicago; l’adaptation cinématographique faite par Arrigo Frusta avait coûté mille lires. À un moment donné, la maison vient à savoir qu’au début de 1913 deux autres maisons turinoises sont en train de réaliser à Turin le même film : la Gloria, qui après avoir loué l’Arène de Vérone et acheté un sérail entier abandonnera l’idée ; et la Pasquali, sur commande des loueurs milanais Vay et Hubert, qui avaient imposé un seul pacte à Pasquali, sortir à tout prix avant Ambrosio pour pouvoir arriver les premiers en Amérique et y exploiter la grande publicité qui avait déjà été faite.

Pasquali arrive à tourner le film en 28 jours et son adaptation, si elle n’atteint pas la mise en forme et la splendeur scénographique d’Ambrosio, est jouée avec plus de brio.

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Les films de Pasquali avaient un style particulier. Ils étaient loin d’être précis, les incohérences n’étaient pas rares, mais ils captivaient le public par leur rythme rapide, l’intrigue passionnante et un groupe d’acteurs très soudés. Pasquali savait intriguer le public et il était désormais arrivé, comme metteur en scène, à créer des films remarquables. La porta aperta avec Alberto A. Capozzi et Maria Gandini eut un grand succès. Un critique cinématographique écrivait en 1913:

Elle écrivit nerveusement quelques mots puis attendit anxieusement sur le seuil. Deux bras se tendirent, elle tomba dedans, désespérément. L’automobile dévora la rue, puis le train disparut très vite dans une longue traînée de fumée. Ainsi se déroulent les premiers tableaux, ainsi, vraiment ainsi, pourrait-on les décrire, rapides, sobres, efficaces. De l’amant qui ravit la coupable on ne voit que les bras tendus ; l’automobile et le train passent en un éclair. C’est un déroulement nouveau en cinématographie, je dirais même presque un “style” nouveau, d’un grand effet. Ni la rapidité ni la fragmentation de ces scènes ne nuisent à la clarté de l’action. Ces quelques touches sont si galvanisantes, si claires, que même le très court intertitre “La fuite” apparaît superflu, inutile.

Mais retournons au deuxième chef-d’œuvre de la Cines, Marcantonio e Cleopatra, dans lequel Guazzoni fait preuve d’un grand métier, encore plus que dans Quo vadis?, en manœuvrant les masses de figurants, en utilisant la caméra avec la vigueur d’un bon fresquiste. Dans une interview publiée dans le “Giornale di Italia” (Rome, 4 novembre 1913) au moment de la projection du film à Rome après l’énorme succès qu’il avait déjà eu à Naples et à Florence, Guazzoni justifiait son choix:

Aucun sujet ne pouvait mieux attirer et passionner un artiste que celui qui à travers les personnages de Marc Antoine et de Cléopâtre a eu tant de poids sur les destins du monde antique. Il présentait tout d’abord l’occasion de faire défiler devant les yeux du spectateur les lieux les plus caractéristiques de la Rome antique et de l’Égypte antique, que chacun garde gravés dans sa mémoire depuis les bancs de l’école, mais qu’il n’a jamais vus, et qu’il n’aura jamais la possibilité de voir réellement, même en dépensant le trésor de Crésus. Il offrait ensuite la possibilité de reconstruire des débarquements et des batailles qui sont restés parmi les plus mémorables de ces temps-là et que, non sans une vive émotion, on verra reproduits sur l’écran du cinématographe. Et enfin les amours de Marc Antoine et Cléopâtre, qui sont en soi un des sujets de l’histoire où la passion est à son comble, se prêtaient magnifiquement à la reconstruction de la vie que l’on menait dans la cour fastueuse des Ptolémées, avec des scènes d’intimité dont le charme était en partie dû à la splendeur du décor... Chaque partie de cette reconstruction, je l’ai étudiée avec le plus grand scrupule sur les lieux, dans les musées, dans les bibliothèques. Une fois cette étude

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effectuée, une légion d’artistes et d’ouvriers de la Cines ce sont attelés au patient travail de reconstruire des parties entières de villes, palais, monuments, salles, salons, fontaines, bassins, meubles, armes et vêtements, de façon à ce que chaque chose corresponde à la vérité historique la plus absolue... Et ceci a demandé de la part de l’excellent directeur général de la Cines, le baron Fassini, un esprit d’initiative et une ténacité qui ne sont pas courants dans le domaine industriel. On a dû engager des artistes en tête d’affiche, qui associaient à leurs qualités physiques — la beauté parfaite de Cléopâtre, la virilité de Marc Antoine et la grandeur austère d’Octave — une capacité artistique de premier ordre pour pouvoir incarner chacun des personnages et le représenter à l’écran avec toutes ses vertus et tous ses défauts. Le rôle de Cléopâtre fut confié à Madame Jeanne Terribili Gonzales, qui s’est spécialisée dans la création de sujets historiques avec une grande clairvoyance artistique; celui de Marc Antoine est allé à Monsieur Amleto Novelli, qui était premier acteur d’une compagnie dramatique et qui s’est lui aussi maintenant orienté vers la cinématographie avec les aptitudes les plus variées ; le rôle d’Octave est couvert par Monsieur Ignazio Lupi, qui lui aussi a abandonné l’art dramatique pour se consacrer à la cinématographie avec de précieuses compétences ; et dans le rôle d’esclave, Mademoiselle Matilde Di Marzio, une artiste d’opéra avec un avenir très prometteur dans la cinématographie.

Le choix de Madame Terribili Gonzales avait soulevé quelques critiques, parce que, selon Plutarque, Apollodore avait apporté à César la jeune et fine Cléopâtre dans un panier, chose qu’il aurait été impossible de faire avec la prospère Cléopâtre du film, qui toutefois s’avéra beaucoup plus décorative aux yeux des spectateurs, désormais lancés à admirer sans réserve des femmes majestueuses enveloppées de péplums, éventées par de nombreuses servantes émerveillées et occupées à tromper leur oisiveté avec des bébés lions ou léopards dans des salles immenses ou sous des colonnades. Le droit de projeter le film de Guazzoni pendant un an en Angleterre fut payé plus de trois cent mille lires, c’est-à-dire ce que la Cines avait dépensé pour le monter.

À la fin de 1912, ayant rompu le contrat qui le liait à l’Ambrosio jusqu’en décembre 1915 (il y était resté du 15 octobre 1911 au 15 décembre 1912) Mario Caserini passe metteur en scène chez Gloria Films, qui venait s’ajouter à grand renfort de publicité à la liste des sept sociétés de production turinoises existantes. Il annonce qu’il ne montera que ses propres films et confie le tirage des copies positives aux établissements

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Biak de Lyon, appartenant à Pouchain, l’ingénieur qui avait été directeur de la soirie Cines Setificio en 1907 (17).

Caserini, qui s’était fait un nom comme metteur en scène expérimenté de films historiques, venait aussi de se distinguer à l’Ambrosio avec Santarellina (Mam’zelle Nitouche), avec laquelle «  on peut dire que commence la comédie cinématographique du type pochade, le genre de comédie dans laquelle devait exceller Camillo De Riso, et qui devait constituer par la suite, en définitive, l’embryon de la comédie à la Lubitsch. » (18).

Gloria films pouvait compter sur un vaste groupe d’acteurs et de techniciens, parce que, en dehors de sa femme Maria Caserini Gasperini, il avait rassemblé autour de lui la majeure partie des personnes qui avaient travaillé avec lui chez Cines et chez Ambrosio.

Le premier film, Il treno degli spettri, sert à compacter le groupe des acteurs ; le deuxième, une adaptation de l’opérette bien connue Florette et Patapon de Hennequin et Weber, répète le succès de Santarellina. On arrive alors, pour Ma l’amor mio non muore, à l›engagement de Lyda Borelli, l’actrice la plus significative de son temps, la plus imprégnée de théâtralité, qui arborait sur son papier à en-tête la devise dédaigneuse “La meute aboie: je passe”. Il introduit alors dans la cinématographie italienne un nouvel élément de grand attrait pour le public, la personnification de l’idéal féminin de l’époque, la femme qui vit des amours impossibles, qui alliait l’intellectualité au raffinement. Ce modèle sera imité avec conviction par un nombre infini, au point de voir l’apparition de néologismes comme dannunzianeggiare et borelleggiare.

“Actrice très intelligente, Lyda Borelli associait à une sensibilité extrême un raffinement tout esthétisé, qui s’harmonisait bien avec sa figure mince, un peu hagarde, éthérée et dannunzienne jusqu’à la moelle. Ce blond pâle de la chevelure, ces yeux très doux et le contraste qu’ils faisaient avec cette bouche si profondément sensuelle, en faisait une créature pleinement adaptée à incarner le personnage classique de la femme de D’Annunzio... ”,et celle ensuite de Elsa Holbein qui s’empoisonne au seuil du bonheur, sûre que son amour ne mourra pas car elle n’en a pas profité et ne l’a pas épuisé (19).

Le film Ma l’amor mio non muore, réalisé par Caserini avec la volonté précise de valoriser la personnalité des protagonistes, en les analysant et

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en les élevant d’objets qu’ils étaient au rang de sujets déterminant les actions et les événements. Il est remarqué pour son montage moderne, pour les premiers plans et pour les décors, qui pour la première fois au cinéma s’ouvraient en enfilade l’un après l’autre sur différents arrière-plans. Et il se détache nettement des autres films de 1913, qui pourtant ont une grande valeur comme initiateurs de nouveaux genres ou parce qu’ils ont vu émerger de nouveaux acteurs et de nouvelles actrices et d’un nouveau “style” des metteurs en scène italiens (20).

Lyda Borelli, entrant pour la première fois dans la cinématographie, y conquiert tout de suite une des plus hautes places, à côté de Francesca Bertini, laquelle en revanche s’était forgé une carrière d’artiste cinématographique peu à peu, en adaptant sa sensibilité aux exigences de la caméra et en atteignant déjà en 1913 un haut niveau artistique (21).

Francesca Bertini, après avoir fait partie de la compagnie dramatique dialectale de Gennaro Pantalena, était passée en 1910, encore toute jeune, à la Films d’arte italiana d’Ugo Falena, puis à la Celio Film, société fondée à Rome au printemps 1912 par l’avocat Gioacchino Mecheri et par le comte Baldassarre Negroni, ancien directeur artistique à la Cines.

Les premiers films de la Celio, L’arma dei vigliacchi, La bufera, La gloria (sujet d’Augusto Genina), réalisés par Baldassarre Negroni avec Francesca Bertini, Alberto Collo, Emilio Ghione provenant de l’Itala Film, sont jugés magnifiques. C’est peut-être pour cette raison qu’une société qui avait été fondée pour adapter au cinéma la pantomime musicale Histoire d’un Pierrot de Fernand Beissier et Mario Costa — l’Italica Ars — choisit la Celio Film, qui s’était révélée digne de s’occuper de cette réalisation.

Baldassarre Negroni, tout en restant fidèle au livret, sait donner au film un montage purement cinématographique, avec une sobriété exceptionnelle étant donnée l’origine théâtrale du sujet (22). Il y emploie des moyens d’expression typiques. Nous avons déjà cité un passage narratif que nous ne trouverions dans aucun autre film étranger de la même époque: quand Pierrot, fatigué de la vie conjugale, voyant une volée de colombes qui s’échappaient de la flèche d’un clocher, libère de sa prison un des pigeons qui égaient la maison de Luisetta et le regarde avec regret tandis qu’il s’envole dans le ciel. Et puis deux prises de vue du haut de clochers, une fois pour faire savoir qu’il est six heures, et une autre fois

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pour donner le passage du temps (des plans et modes cinématographiques qui seront ensuite utilisés plusieurs années plus tard). Il a aussi un vif sens des foules, une aisance tranquille dans les mouvements de masse, avec par exemple les gamins qui courent derrière les soldats, la sortie des repasseuses (23).

Le jeu de Francesca Bertini, qui incarnait Pierrot, se base sur la versatilité de son expression faciale, sur la seule puissance du geste. Son style, dans ce rôle très difficile, peut rivaliser avec celui, si différent, de Lyda Borelli.

À côté de ces deux actrices, une autre révélation de 1913 est Italia Almirante Manzini, qui obtient son premier succès dans le film de l’Itala L’ombra del male (réalisateur Gino Zaccaria) et dans Disperato abbandono, dans lequel sont utilisés des “trucages d’une beauté surprenante”. C’est le cas également de Tigris, dans lequel l’acteur Davesnes interprète trois personnages qui se trouvent ensuite face à face et discutent entre eux. Un trucage qui révèle la présence à l’Itala Film d’un technicien de valeur, en l’occurrence Segundo De Chomón, qui y travaillait depuis quelques semaines. À l’Itala Film il y a également Sandro Camasio et Nino Oxilia, qui montent la première adaptation cinématographique — très bonne — d’Addio giovinezza, avec Lidia Quaranta. Sandro Camasio en est ravi et écrit le 8 juin 1913:

Le film Addio giovinezza a eu un énorme succès. J’ai montré ainsi que l’on peut faire de l’art aussi avec le cinématographe. Même les concurrents sont enthousiastes. Il est déjà resté à l’affiche 5 jours.

Puis Lidia Quaranta sur un coup de tête passe elle aussi à la Savoia, qui en 1913 monte des films tout à fait remarquables. Sandro Camasio la suit, comme directeur artistique (26).

Nino Oxilia également était passé à la Savoia, où travaillait déjà Maria Jacobini, actrice aux grands yeux noirs dans un visage très pâle (25). Deux réalisateurs, deux actrices, deux romans interrompus par la mort et dont l’épigraphe ne pouvait être que le titre de leur comédie à succès, Addio giovinezza. Sandro Camasio meurt subitement le 23 mai de la même année à Turin; Nino Oxilia meurt le 18 novembre 1917 sur le Mont Tomba, après s’être imposé comme excellent réalisateur à la Cines (27).

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Dans la deuxième moitié de 1913 est publiée dans les principaux quotidiens et périodiques cinématographiques l’annonce sensationnelle d’un concours international que Cines avait décidé d’organiser. La société de production, soucieuse “de l’action efficacement éducative que le cinéma exerce sur le peuple”, voulait élever la production cinématographique, laissée à l’arbitraire de l’industrie et de l’amateurisme. Le premier prix était de 25 000 lires. Le jury était composé de Ferdinando Martini, Vittorio Emanuele Orlando, Domenico Oliva, Vincenzo Morello, Edoardo Boutet, Monsieur Besnard, Président de l’Académie française à Rome, personnalités très dignes, mais aussi notoirement incompétentes en matière de cinématographie. Ce prix était extraordinairement alléchant pour beaucoup de personnes, qui croyaient déjà à l’époque que c’était vraiment bien peu de choses, écrire un sujet cinématographique. Dans une lettre courageuse publiée le 30 novembre dans un des plus grands périodiques italiens de théâtre, “Il tirso”, Alberto Colantuoni, un librettiste de qualité et auteur anonyme de sujets, dénonçait le concours Cines comme un énorme piège. Il prévoyait en effet d’attribuer, en dehors des grands prix de vingt-cinq, quinze et deux mille cinq cents lires, des prix de cent lires, selon le paragraphe 5 qui disait : “Tous les travaux primés, même ceux auxquels sera attribué le prix de cent lires par la société, resteront propriété exclusive de celle-ci”. Et cent lires à l’époque équivalaient à trois paires de bottes. L’intention d’accumuler un excellent fonds de sujets nouveaux à bas prix était évidente, puisqu’il était escompté que le nombre de concurrents serait élevé, comme en effet il l’a été. Le concours Sonzogno peu de temps avant, promu pour un livret musicable avait eu 555 concurrents et les meilleurs noms de la littérature italienne y avaient participé ; celui de Cines en eut 962 (28).

Alberto Colantuoni arrive ainsi à obtenir que l’auteur du sujet puisse, s’il refuse ce maigre prix, rentrer en possession de son œuvre.

La question du concours Cines se présente au moment même où deux enquêtes sont menées sur le cinématographe, une par un quotidien, “Il Nuovo Giornale di Firenze”, et une autre par une revue de Turin, “La Vita Cinematografica”. Un quotidien illustré de Paris répète l’expérience, et obtient des réponses d’illustres dramaturges, poètes, écrivains comme

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Alfred Capus, Marcel Prévost, Georges Courteline, Miguel Zamacoïs et beaucoup d’autres encore.

En Italie aussi les réponses aux questions suivantes du quotidien florentin sont très nombreuses:

1. Le cinématographe fait-il une concurrence préjudiciable au théâtre ? Et si oui, comment ? pourquoi?

2. Une fusion pourra-t-elle avoir lieu entre l’art théâtral et l’art cinématographique?

3. Croyez-vous que les films cinématographiques favorisent ou peuvent favoriser le développement intellectuel et moral des peuples ? (et subsidiairement, en suivant quelles idées et quels systèmes ?)

4. Avez-vous déjà travaillé pour des films cinématographiques ? Et, si oui, quels sujets préférez-vous?

5. Quelles sont, du point de vue industriel et artistique, les classes sociales qui peuvent tirer le plus grand avantage ou avoir le plus grand mal de l’avancée victorieuse du cinématographe?

6. Quel est l’avenir du cinématographe ? Quelle sera son évolution, avec le soutien éventuel d’inventions, de perfectionnement mécanique sur le type du phonographe?

Il est évident que ces questions sont déjà en elles-mêmes un signe d’une “conscience cinématographique” italienne qui dépasse de beaucoup (nous sommes en 1913) celle qui existe dans les autres pays.

Les réponses de Roberto Bracco, Nino Martoglio, Domenico Tumiati, Yambo, Fausto Maria Martini, Giuseppe Prezzolini, Giosuè Borsi, Re Riccardi, Luciano Zuccoli, Nino Berrini, Nino Oxilia, Grazia Deledda, Luigi Capuana et de beaucoup d’autres encore aux deux référendums mériteraient de nombreuses citations. Celle d’Ottone Schanzer à la n° 4 est curieuse: “La question qui m’est adressée me froisse un peu. Monsieur le directeur, je suis un gentleman”. Le directeur était Giuseppe Franquinet.

Tous formulaient le souhait que le cinématographe soit utilisé comme instrument de divulgation des sciences et des arts, pour élever la culture et affiner le goût du peuple. Mais vu l’association obligatoire avec le théâtre et certaines missions sociales, la question était déjà viciée au départ, et le cinématographe ne put être traité comme nouveau langage ni comme nouveau moyen d’expression pour créer des œuvres d’art.

La question est débattue également dans d’autres journaux. Luciano Zuccoli, qui avait déjà répondu au référendum du “Nuovo Giornale”, reprend ce thème dans le “Marzocco” du 3 août 1913 dans l’article Cine -

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matografo e teatro. En partant du principe qu’on doit comprendre par théâtre l’art et par cinématographe l’industrie, il se montre plutôt sceptique sur les futures possibilités de l’art cinématographique. Il invoque même une loi qui interdise l’adaptation des chefs-d’œuvre littéraires, en affirmant: Le cinématographe a l’obligation d’une production propre, et il semble que jusqu’à présent les industriels du cinématographe ne veulent pas le comprendre. Les gains réalisés doivent imposer, si ce n’est par une loi écrite, au moins par une loi de convenance, un plus grand respect des formes d’art qui ont déjà trouvé leur expression au théâtre et dans le livre. Ceci nous épargnera l’offense de voir adaptés pour le cinématographe, au mépris des droits du génie, par exemple Hamlet, la tragédie de l’âme par excellence, ou Les fiancés, des œuvres qui, c’est le moins qu’on puisse dire, étant désormais du domaine public, ne coûtent même pas un sou à leurs… condensateurs, et rapportent énormément, c’est certain; mais c’est quelque chose d’illégal et de condamnable dans le domaine de l’art et de la conscience. Le public cultivé veut savoir qu’au moins les chefs-d’œuvre universellement reconnus sont à l’abri des dommages de la spéculation, quelle qu’elle soit; de la même façon qu’il veut savoir qu’à l’abri des dommages du temps et des hommes sont certains monuments d’une grande valeur historique et artistique, classés monuments nationaux par l’État justement à cette fin. Cela ne me paraît pas absurde d’espérer une loi qui protège les chefs-d’œuvre littéraires à l’instar de tous les autres, en laissant en dehors de la concurrence cinématographique pour le moins les œuvres de la littérature mondiale que les yeux des auteurs ou de leurs héritiers ne peuvent plus contrôler... Il nous sera ainsi épargné l’horreur de voir Hamlet, Othello et l’Innominato, trois âmes immortelles, réduites aux mimiques et aux grimaces.

Selon Zuccoli, pour l’art du cinématographe tout était encore à faire, mais même en exploitant d’une manière appropriée la “liberté de lieu”, on n’arriverait qu’“à un art inférieur”, à ne pas essayer de comparer avec la littérature ou avec l’art dramatique proprement dits.

L’article de Zuccoli en provoqua un autre, dans ce numéro du 10 août 1913 du journal, Cinematografo ed arte, de Sebastiano Arturo Luciani, esthète et musicien. La cinématographie italienne lui doit beaucoup, parce qu’il fut l’un des critiques cinématographiques les plus dignes et avisés de la période du muet (28).

En réfutant les propos de Zuccoli il affirmait avec force que le cinématographe pouvait très bien devenir une forme d’art originale, le jour où la technique rudimentaire se serait perfectionnée et où son poète serait né:

Parce que si le cinématographe est inférieur au théâtre car dépourvu de l’élément

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verbal, il lui est supérieur d’un autre côté, pas tellement parce qu’il peut représenter facilement la matière du poème dramatique le plus libre et hardi. Et la facilité avec laquelle on peut obtenir des effets de lumière et des transformations prodigieuses fait en sorte qu’il peut représenter tout spécialement des sujets féeriques et fantastiques, irréalisables sinon sur une scène de théâtre, aussi moderne soit-elle. Enfin, la succession rapide de tableaux différents fait qu’elle qu’il peut réaliser une sorte d’impressionnisme scénique… Mais, encore une fois, on attend encore le poète qui consacrera ce nouveau genre.

Mais pour Luciani il fallait que la musique, en l’absence de la parole parlée, fasse partie intégrante du spectacle, donnant ainsi origine à des effets insoupçonnés. Ce qui advient quelques mois plus tard avec Cabiria.

Cependant, plus que Luciani, il me paraît qu’un autre écrivain s’approchait de l’essence même du cinéma. C’est celui qui sous le pseudonyme Oberon publia dans le “Giornale d’Italia” de Rome Cinematografo e scena di prosa, où il examinait la possibilité d’encadrer et éduquer la production cinématographique afin que de simple passe-temps offert à la foule à des fins purement lucratives, il devienne manifestation artistique à tous les égards:

Il me paraît superflu de démontrer que le cinématographe, non moins que le chant et la couleur, la parole et la danse, puisse être langage, c’est-à-dire expression esthétique. Certes, la production cinématographique n’a pas encore dépassé sa première phase, exclusivement commerciale: la foule séduite par les salles somptueuses et les affiches flamboyantes, demande des pellicules longues de milliers de mètres, pas une émotion de beauté, mais une vision chorégraphique et de manière d’empereurs et impératrices romains, d’esclaves à moitié nues, de cirques houleux, de bêtes féroces prêtes à attaquer, et jusqu’à présent les spectacles cinématographiques les plus célébrés ne sont que des adaptations bâclées de romans heureusement ou tristement célèbres pour des raisons tout sauf artistiques...

... Il faudra donc que le fantasme soit deviné avec cette physionomie spéciale et directement exprimé dans la forme cinématographique: nul doute que, comme quelques tempéraments d’artistes sont irrésistiblement induits à s’exprimer avec la couleur et avec les sons, d’autres trouveront dans l’œuvre cinématographique le moyen le plus adapté pour rendre ou fixer leurs intuitions. Le cinématographe est destiné à devenir un puissant moyen d’expression de l’art ; un nouveau langage, et donc un écho nouveau de l’éternelle activité de l’esprit. Et que les défenseurs de l’art dramatique se rassurent: la cinématographie ne tuera pas le théâtre.

Nous sommes en Italie, en 1913.

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Dans l’Italie du Nord, deux associations avaient été fondées déjà en 1912, à quelques mois l’une de l’autre: une à Milan, l’Associazione dei cinematografisti italiani, qui réunissait les propriétaires et exploitants de cinématographes, avec à sa tête Antonio Bonetti, et une à Turin, e l’Unione italiana cinematografisti (Union italienne des cinéastes), qui réunissait fabricants et loueurs de films, avec à sa tête Ernesto Maria Pasquali. La fusion des deux associations était souhaitée par beaucoup de monde, mais elle ne put jamais se réaliser.

Le 20 février 1913, le député Giolitti envoie aux préfets une circulaire, qui est attribuée aux pressions exercées sur le gouvernement par l’avellonismo, c’est-à-dire le mouvement cinématographique initié par la lettre du Commendatore Avellone déjà citée. Se référant aux circulaires précédentes du 19 mars 1907, du 21 mars 1908 et du 21 août 1910, celle-ci établissait les critères à respecter pour l’octroi des licences de représentations cinématographiques, afin d’empêcher que le cinématographe ne devienne une véritable école du mal, puissante, donnant en pâture aux spectateurs des représentations de fameux meurtres, adultères, vols et autres crimes, rendant odieux les représentants de la force publique et sympathiques les délinquants; avec des excitations ignobles à la sensualité, provoquées par des épisodes dans lesquels la vivacité des représentations alimente immédiatement les passions les plus basses et vulgaires, et d’autres qui débouchent sur une excitation à la haine entre les classes sociales ou une offense à la dignité nationale (30).

Les inconvénients qui commencent à se vérifier sont nombreux et portent un grave préjudice aux industriels et aux commerçants du cinéma, car les avis des fonctionnaires changeaient d’une ville à l’autre, et il n’y avait aucune garantie que les films obtiennent ou non le visa de censure. L’Unione de Turin décide alors de présenter un projet dans lequel il était proposé l’institution à Rome d’un Bureau de révision des films auprès du ministère de l’Intérieur, avec la possibilité d’avoir un critère unique pour juger les films, en payant même dix centimes par mètre de pellicule. Pour le gouvernement, cela tenait du miracle que les industriels eux-mêmes s’offrent de payer une taxe non demandée, et le projet est accepté en confiant à l’Unione le soin d’organiser ce Bureau à Rome.

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L’Association milanaise, où il y avait tous les représentants des sociétés de production étrangères, s›insurge violemment contre l’Unione de Turin et fait appel au gouvernement. Mais désormais la taxe avait été proposée et les deux associations s’accordent pour plaider la cause de l’industrie cinématographique italienne (qui occupait environ deux cent mille personnes et qui était la plus populaire, la plus appréciée et la plus démocratique des industries modernes) auprès du gouvernement, en nommant une commission formée par Filoteo Alberini, le comte Attilio Aleardi, Antonio Bonetti, Giuseppe Barattolo, Ernesto M. Pasquali, Luigi Del Grosso et le baron Arturo Contestabile.

Le projet de loi concernant “l’exercice de la vigilance sur les productions cinématographiques et l’imposition de la taxe associée” approuvé le 25 juin 1913 se compose d’un seul article: “Le gouvernement du Roi est autorisé à exercer la vigilance sur la production des œuvres cinématographiques, qu’elles soient produites à l’intérieur ou importées de l’étranger, et instaurer une taxe de dix centimes pour chaque mètre de pellicule”, et est précédé d’un rapport du ministre Facta qui illustrait les mesures proposées:

Pour soutenir le mouvement de l’opinion publique, de plus en plus d’accord pour demander qu’il soit empêché à la production cinématographique de toucher le domaine de la pornographie et de la glorification de la délinquance, le ministre de l’Intérieur, selon les dispositions légales en vigueur sur la sécurité publique, a récemment fait obligation aux Autorités qui lui sont rattachées de s’assurer, en revoyant intégralement au préalable les films, que ne soient pas représentés des spectacles contraires aux bonnes mœurs, à la décence, à l’ordre public, au décorum de la nation, au prestige des autorités publiques ou reproduisant des scènes de cruauté ou d’horreur, ou bien des actes ou faits c’est qui peuvent être une école de criminalité, et par la suite, dans l’intention d’imprimer à la révision susdite une uniformité de critères pour atteindre plus sûrement les objectifs d’intérêt public visés et pour satisfaire ensemble à une requête spécifique de l’industrie, dont les exigences parfois restent contrariées surtout par la divergence d’appréciation de la part des diverses Autorités, le ministre, adhérant à cette requête, a établi de centraliser ce service de révision à la Direction générale de la Sécurité publique.

Ce service a commencé le premier de ce mois [mai], date à compter de laquelle toutes les œuvres cinématographiques produites dans le Royaume ou importées de l’étranger que l’on entend exposer au public, soient préalablement examinées par la Direction susdite et munies, s’il n’existe pas de raisons de les interdire, de l’autorisation spécifique.

Le fonctionnement du nouveau service… représente une dépense, à la fois pour l’installation des cabines de projection, pour l’achat du matériel nécessaire, et pour l’exercice

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continu de la révision, vu le grand développement que la nouvelle fonction centrale est destinée à avoir bientôt pour pourvoir de manière adéquate et avec la rapidité demandée à l’examen de la production cinématographique sans cesse croissante, aussi bien nationale qu’étrangère.

Il s’est par conséquent avéré indispensable de disposer de fonds spéciaux pour faire face aux besoins susmentionnés, des fonds qui devront provenir des sources mêmes de l’industrie donnant lieu au service. À cet effet, en acceptant une offre spéciale spontanée parvenue de l’” Unione dei produttori italiani “, il a été convenu d’instaurer une taxe fixée à dix centimes pour chaque mètre linéaire de pellicule à revoir: une taxe qui sera perçue au moment de la présentation de la demande.

L’acte de naissance de Madame Anastasie (comme on appelait la censure dans le jargon du secteur) remonte donc au 25 juin 1913. La cinématographie assume pour la première fois un caractère particulier devant la loi (31).

Un nombre impressionnant de films est envoyé à Rome pour obtenir l’autorisation. Du 1er mai 1913 au 10 avril 1914, 3 979 films sont examinés, 46 sont interdits et 128 admis avec obligation de coupes et de modifications (32).

La loi du 25 juin 1913 calme les colères des “avellonistes”. Dans “La Domenica del Corriere”, leur Évangile et leur pâture hebdomadaire, est publiée un petit poème qui la commente:

Del ministero questa prudente e fine Trovata, a suffragar non è lirismo, Trattandosi di cine

Gridar: “Viva il governo del cinismo!”.

Du ministère cette idée prudente et fine N’est certes pas du lyrisme Vu qu’il s’agit de films

Crions “Vive le gouvernement du cynisme ! “.

Et pour faire bonne mesure, dans un article publié dans le “Corriere della Sera” le 16 mai, Luzzatti, le député zélé et subtile qui découvrit les taxes “ douces et hygiéniques “, au vu de la bonne volonté dont avaient fait preuve les industriels cinématographiques, proposait un petit droit de timbre sur les films, la bagatelle d’un sou à payer sur chaque ticket d’entrée. Il racontait, à propos du merveilleux développement qu’avaient connu la cinématographie en quelques années:

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Quand en 1904, en dehors du Trésor je dirigeais également le ministère des Finances, j’eus l’intuition qu’il y avait quelque chose de très utile qui se présentait pour le Trésor public, et cela réjouit mon âme d’Italien, éduquée à l’école de Marco Minghetti et de Quintino Sella, selon laquelle celui qui prend soin des finances publiques prend soin de la patrie. J’ai alors donné les dispositions opportunes pour que les revenus des cinématographes soient soumis à une enquête minutieuse, et depuis lors ils furent placés sous la surveillance de nos agents des impôts. Il semble que le temps soit maintenant venu de faire un pas en avant. Dans les villes, petites et grandes, le cinématographe est devenu l’honnête passe-temps de toutes les classes sociales. Et il progresse, pénètre même dans les bourgs et dans les villages; là où les hommes se concentrent, même s’ils logent sous des tentes, le cinématographe les suit.

Il n’est pas présomptueux d’envisager que sur plus de huit mille communes existant dans le royaume, pas moins de la moitié a un cinématographe, et du reste cela peut se vérifier facilement. Et on ne craint pas d’exagérer en comptant une moyenne de trois cinématographes pour deux mille communes, en réduisant avec la plus haute prudence le nombre des communes utilisables, ce qui donnerait six mille cinématographes. La conjecture qu’en moyenne deux cents personnes fréquentent chacun d’entre eux tous les jours ne semblerait pas non plus une conjecture inconsidérée ; ce qui donnerait le produit d’un million et deux cent mille spectateurs par jour. Sur les 300 jours de l’année on aurait un total de 360 millions environ. Mettons même 300 millions, et obligeons-les à payer comme taxe d’entrée en moyenne cinq centimes sur le ticket (en exonérant les cinématographes qui visent la culture) ; parce que le moment n’est pas encore venu de discuter sur la taxe unique ou sur les taxes multiples selon les cinématographes ou les places, ni de voir quelle est la part de la taxe sur les tickets que l’on peut convertir en un droit de timbre sur les films nationaux et étrangers, facile à appliquer après la récente et bonne mesure du Président du Conseil, on aurait une recette globale de 15 millions.

Le président de l’Associazione milanaise, Antonio Bonetti, conteste dans une lettre ouverte à ce journal l’optimisme fiscal du député Luzzatti, en déclarant les données fournies par celui-ci “plutôt incertaines”.

En réduisant à trois mille les six mille cinématographes italiens présumés, dont mille ouverts seulement pendant les jours fériés et deux mille ouverts seulement dans les foires, marchés, stations balnéaires etc., avec cent jours d’exploitation la recette se réduisait à un peu plus de cinq millions et demi. La taxe “douce et hygiénique” d’un sou sur chaque ticket d’entrée aurait été même de 33%, car la moyenne des tickets coûtait quinze centimes et environ la moitié des cinématographes populaires auraient dû fermer, avec en conséquence la perte de recettes fiscales pour l’État (33).

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CHAPITRE III

Alors qu’en Italie et dans le monde on commençait à se rendre compte que le cinématographe était devenu important dans la vie des hommes et dans l’économie des pays, avec Cabiria l’Itala Film de Turin se préparait silencieusement à aller au-delà de tout ce qui s’était fait jusqu’alors dans le cinéma.

Nous avons déjà mentionné la longue période de préparation du film. Il y avait un employé qui à partir de juin 1912 enregistrait jour après jour les données atmosphériques, qui devaient servir de règle pour tourner en extérieur; il y eut le choix soigné et rigoureux des interprètes: le docker de Gênes Bartolomeo Pagano reçut un salaire pendant quelques mois uniquement pour qu’il se familiarise avec la caméra; l’acteur Gemelli eut la seule tâche de se laisser pousser une barbe vénérable, la première barbe authentique du cinéma italien ; il fut exécuté une série infinie de dessins et croquis pour que chaque objet, chaque reconstruction, corresponde exactement aux modèles de l’époque, que le directeur de l’ Itala Film luimême, Giovanni Pastrone, avait étudiés à l’exposition carthaginoise au Louvre, à Saint Louis de Carthagène et dans un grand nombre de publications (1). L’ossature du montage du film était prête, il fallait trouver, à une époque où l›activité du metteur en scène était encore méconnue, qui allait assumer la paternité d›une œuvre qui promettait d’être splendide.

C’est alors qu’à l’Itala Film on pense à Gabriele D’Annunzio. On écrit alors la lettre du 30 juin 1913 au poète, pour obtenir des propriétaires l’autorisation de se rendre à Paris et de lui soumettre un projet qui pouvait être pour lui “d’un bon profit en regard d’un dérangement minime” (2).

La réponse est affirmative et Giovanni Pastrone rencontre le poète dans un hôtel. Il lui offre 50 mille lires or et obtient la signature de Gabriele D’Annunzio sur son contrat. La trame que Pastrone avait apportée avec lui était intitulée II romanzo delle fiamme (Le roman des flammes), les légendes étaient écrites dans la concision du style pastronien, les noms des

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personnages étaient des noms ordinaires. D’Annunzio intitule le film Cabiria, c’est-à-dire “née du feu”, traduit les intertitres en style dannunzien et trouve des noms pompeux pour les autres personnages, Kartalo, Croessa, Maciste, Bodastoret, etc. C’est ainsi que le Poète gagne ses 50 mille lires or.

Les industriels eux-mêmes attribuent alors aimablement et systématiquement à D’Annunzio l’invention de Cabiria, Mais le nom du poète ne suffisait pas à expliquer le succès retentissant du film, qui tranchait radicalement avec tous les autres films historiques qu’on avait vus jusqu’alors.

D’Annunzio écrit à Giovanni Pastrone le 11 août 1913:

Le tournage du film a-t-il déjà commencé ? Promet-il d’être une grande réussite ? Quand pourra-t-il être terminé? Au revoir et à bientôt, j’espère. Je vous serre la main bien cordialement. Votre

Arcachon, le 11 août 1912 + 1. (3)

Il est évident que le poète pense aux vicissitudes de la petite Cabiria et en lui se fait jour le désir, déjà ressenti quelques années auparavant, d’utiliser le langage cinématographique pour exprimer les trames inventées par son imagination. Et il est évident par ailleurs que si le directeur de l’Itala était allé à Paris après “avoir terminé un film grandiose qui peut occuper l’écran pendant trois heures”, comme l’invente Tom Antongini, D’Annunzio n’aurait jamais demandé en août si le tournage du film avait déjà commencé: les inventions gratuites d’Antongini sont désormais de notoriété publique (4).

En décembre 1913 le film a bien progressé. D’Annunzio écrit aux directeurs du théâtre de la Porte Saint Martin de Paris: “Je viens de composer un drame gréco-romain-punique pour cinématographe dans le genre du Quo vadis? Il s’agit de plusieurs kilomètres de pellicule silencieuse et aventureuse extrêmement: vous verrez”; et dans l’interview au Corriere della Sera du 28 février 1914, le poète invente: “Une société de production turinoise, dirigée par un homme cultivé et énergique qui a un extraordinaire instinct plastique [on ne pouvait mieux faire comme portrait de Giovanni Pastrone en 1913], offre un échantillon d’art populaire sur un sujet inédit que j’ai fourni moi-même. Il s’agit d’un projet de roman historique ébauché il y a plusieurs années, que j’ai retrouvé dans la masse

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de mes papiers”. Il est clair que l’interview avait pour objectif de faire déclarer publiquement au poète qu’il était lui-même l’auteur de la trame, mais dans les phrases suivantes c’est le réalisateur et non le poète, l’auteur du film: “Il s’agit donc d’une toile très vaste, je crois même qu’il n’en a jamais été présenté de plus vaste, ni étudiée avec plus de soin dans les détails, avec plus de respect de l’archéologie, du caractère historique, avec une plus grande harmonie de mouvements et de scènes de foule. La maison de production a sans aucun doute accompli l’effort le plus grand et le plus hardi qui ait jamais été accompli dans cet art. Il s’agit de grandes compositions historiques liées à une fiction aventureuse qui s’adresse au plus simple sentiment populaire”.

Et voilà la “fiction aventureuse”, qui commence à Catane au IIIe siècle avant J.-C., pendant la deuxième guerre punique (218 - 202 av. J.-C.).

Tandis que le riche catanais Batto revient en ville avec sa petite fille Cabiria a lieu l’éruption de l’Etna: la ville est bouleversée par le tremblement de terre et couverte de cendres et de lapilli. Des serviteurs de Batto s’échappent avec la fillette et sa nourrice Croessa, après s’être emparés des richesses de leur maître. Mais des pirates phéniciens les découvrent et Cabiria et Croessa sont exposées sur le marché aux esclaves à Carthage, où passe le grand prêtre Karthalo, qui achète la petite Cabiria pour la sacrifier au dieu Moloch.

Tandis que Hannibal passe les Alpes et tente de rejoindre Rome, à Carthage le patricien romain Fulvius Axilla et son serviteur noir Maciste, qui vivent cachés, poussés par Croessa parviennent à sauver Cabiria avant qu’elle ne soit jetée dans la fournaise ardente du temple; leur tentative de fuite est découverte et Cabiria, reprise, devient esclave de Sophonisbe sous le nom d’Elissa.

Quelques années passent. Les Romains assiègent Syracuse, alliée de Carthage, et Archimède arrive à incendier les navires romains avec les miroirs ardents. À Carthage, Cabiria, innocemment, donne à boire et à manger aux deux prisonniers Axilla e Maciste: une idylle commence entre les deux jeunes gens. De nouveau le grand prêtre condamne Cabiria au sacrifice dans le temple, mais Maciste, qui doit se venger du grand prêtre pour les tortures que celui-ci lui avait infligées pendant qu’il était enchaîné à la meule, le prend par la barbe, le secoue et le jette à terre, puis s’en-

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fuit avec Cabiria dans les bras et la porte à Fulvius Axilla. Après d’autres mésaventures les deux jeunes gens s’embarquent pour Rome.

L’interprétation est satisfaisante. Italia Almirante Manzini s’était déjà révélée comme une bonne actrice dans quelques films tournés dans le premier semestre de 1913. Son jeu scénique ressemblait à celui, emphatique et stylisé, des plus grandes artistes de son temps, mais déjà modernisé ; celui des autres interprètes présente des traits vifs et naturels qui s’opposent à la façon de réciter de leurs collègues contemporains.

Les reconstructions énormes, en bois et en papier mâché, sont montées dans les ateliers production et dans la cour de l’établissement, les extérieurs sont tournés en Tunisie, en Sicile et dans le Val di Lanzo, juste dans un des points où, selon la légende, Hannibal avait franchi les Alpes.

L’éclairage, fourni par 12 lampes de 100 ampères chacune, est génialement multiplié en utilisant de grands paravents sur lesquels avait été collé le papier d’aluminium froissé qui servait à emballer la pellicule vierge arrivant d’Amérique. Quand Griffith étudiait la cause de cette luminosité avec des reflets enveloppants qui accroissait la beauté de beaucoup de scènes de Cabiria, jamais il n’aurait imaginé que les moyens provenaient d’Amérique!

Les indiscrétions d’informateurs complaisants ne tardent pas à arriver à l’Italie et à l’Itala Film. L’activité de Pastrone était surveillée attentivement.

Et puis le carrello, le chariot sur rail.

Le nouveau moyen technique est ce qui a le plus servi à déterminer l’écart entre Cabiria et les films de son temps (6).

Le chroniqueur de la “Tribuna” de Rome après la première au “Costanzi” tente d’en donner une explication:

Tout d’abord, pour la première fois nous assistons à un procédé technique imaginé par l’Itala Film, l’avancement des plans en perspective, qui fait que, une fois le tableau lancé à l’écran au loin, le spectateur a comme l’impression qu’une lampe forte l’éclaire et l’approche de son regard (7).

Ceci n’est pas très clair, mais on sent chez le critique la bonne volonté d’enregistrer un fait nouveau (8). Un autre critique, P. A. Berton, réprouve cette nouveauté:

L’action est suffoquée dans le tableau trop petit et se déroule soit trop loin, soit trop

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près, et elle est écrasée entre des obstacles, et dans l’étroitesse d’un environnement qui la contient de justesse. Pour avoir la vue d’ensemble des tableaux dans les constructions ou les individus, on recourt au système, qui n’est pas toujours beau, de faire tourner la machine pour déplacer les obstacles. Et quand les obstacles ne font pas pression, dans les détails au premier plan nous avons des figures énormes dont deux seulement suffisent à remplir l’écran en laissant dehors la moitié du corps (9).

Ce fait, de la caméra qui suit le personnage et non du personnage qui se présente à la caméra, était un acquis qui dépassait la compréhension des critiques contemporains, qui ne pouvaient certes savourer esthétiquement la scène car ils avaient conscience de la technique dans les travellings sûrs et fonctionnels et les sobres panoramiques de Pastrone (10). On peut prendre pour exemple excellent la scène où les deux héros poursuivis se sont barricadés dans un souterrain:

Après avoir mis un étai pour tenir la porte, ils descendent le petit escalier. On aperçoit maintenant, à droite, le bord d’un mur de soutènement ; sur la gauche, quelque chose de blanc reluit dans l’obscurité. Lentement, l’œil de la machine (en suivant, avec un synchronisme stupéfiant, le “tempo” psychologique des personnages) bouge pour explorer le lieu inconnu. De grandes jarres se distinguent peu à peu ; des aliments en tous genres sortent de l’ombre. Un morceau de bravoure, dans le sens d’une mystérieuse “découverte” environnementale, qui annonce d’autres réussites analogues de Pabst (11).

Une autre anticipation est le fameux final “à la Griffith”, qui apparaît dans la scène où Maciste enlève Cabiria, entrecoupée de vues de la cérémonie pour l’imminent sacrifice des jeunes filles au dieu Moloch (12). Et puisque Giovanni Pastrone tourna toutes les scènes de Cabiria en insérant parfois dans le même bobineau des morceaux d’autres films qui se montaient spécialement pour que le grand secret ne soit pas découvert, nous avons là le premier exemple de montage constructif, c’est-à-dire les divers morceaux de pellicule impressionnée organisés selon l’inspiration poétique du réalisateur. Les 4 500 mètres de Cabiria furent tirés des 20 000 tournés en plus de six mois de travail (13).

On peut donc conclure que ce film laissait pressentir tout l’avenir artistique du cinéma, car on y trouve les termes essentiels, que ce soit du contenu narratif ou de la technique, de la future cinématographie. Cabiria, qui en raison d’une étrange erreur a toujours été situé après Intolerance, doit être considéré comme la première œuvre d’art cinématographique au monde.

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Roberto Bracco, qui avait répondu avec dédain à la question n° 4 du Référendum du “Nuovo Giornale”: “Je n’ai jamais travaillé pour un film et je n’ai aucune intention de le faire”, change d’avis l’année suivante et décide de vendre les droits de reproduction de son drame Sperduti nel buio, qui triomphait sur les scènes déjà depuis plus de dix ans, à une maison italienne de Rome, Morgana Film, interrompant les négociations avec une maison étrangère (14). C’était le premier drame italien célèbre qui passait du théâtre au cinéma, et c’était la première fois que l’adaptation cinématographique dépassait artistiquement le drame théâtral. Roberto Bracco extériorisait sa satisfaction dans une interview:

Je commence tard et je n’ai plus le temps de transiger un peu moi aussi. Le monde artistique italien n’est qu’une compétition industrielle.

On comprend que la forme cinématographique aura une finalité différente de la forme théâtrale. Mais mon drame ne subira pas d’affronts. Même, le public, qui si souvent se plaint de la synthèse excessive de mes œuvres dramatiques, aura enfin le plaisir de connaître tout ce que, dans Sperduti nel buio, j’ai voulu déléguer à son intuition et à sa médiation.

[Je ne ferai] aucune modification qui pourrait altérer le sens du drame et des lieux. J’essayerai seulement de mettre dans le personnage de l’aveugle, qui est symbole d’obscurité, une espèce de tension entre un instinct de force rebelle et la faiblesse à laquelle l’a condamné la fatalité. Ce personnage trouvera une expression typique dans l’acteur auquel, je crois, il est destiné: Giovanni Grasso.... J’ai préféré une maison italienne, et je suis tranquille (15).

Dans le cas de Sperduti nel buio on arrive pour la première fois à une collaboration parfaite entre l’auteur du sujet et le réalisateur et scénariste, Roberto Bracco et Nino Martoglio. Tous deux dotés d’instinct théâtrale, ils se comprennent quand il s’agit de prévoir les images qui rendraient effectivement “visuel” le drame, qui en effet atteint une plus grande efficacité persuasive à l’écran.

Giovanni Grasso incarne un Nunzio fort et vigoureux, et avec de bonnes improvisations il rend sa cécité plus angoissante à l’écran qu’au théâtre, arrivant même à créer un nouveau type. Virginia Balistrieri, une petite actrice du théâtre sicilien, interprète admirablement Paolina. Le

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personnage de Livia Blanchard est joué par Maria Carmi, qui à la Savoia Film de Turin avait déjà tenu un rôle difficile dans le film Accordo in minore (16).

La présentation des deux milieux opposés, celui du faste et du vice et celui de la misère, conduit le metteur en scène à appliquer dès le prologue du film l’efficace montage en contraste, qui sera utilisé presque dans la même période par Griffith et beaucoup plus longtemps après par Poudovkine.

Les plans sont très beaux,

et même stupéfiants (écrit Umberto Barbaro) si l’on se réfère à l’époque où le film a été produit: ils paraissent très simples constamment, comme il se doit, décidés par les besoins de la narration ; et le clair-obscur est très fort, comme le veut le caractère dramatique, la thèse éthique et artistique du film. Le champ est toujours délimité de façon à faire ressortir le détail le plus indicatif, et avec un luminisme brutal qui s’harmonise très bien avec le réalisme général dans lequel l’œuvre s’inscrit.

Dans les extérieurs on sent le soleil à la fois bienveillant et implacable de Naples qui éclaire avec la même crudité la queue-de-pie de Dillo Lombardi et les guenilles de la magnifique actrice Virginia Balistrieri; et ce choix, particulièrement intelligent, de mettre en relief le matériel visuel et toute une série de détails d’une telle véracité qu’ils révèlent, à eux seuls, la grande et profonde sympathie humaine des réalisateurs du film. On voit certaines petites robes en coton quadrillé, certaines couvertures de laine, lourdes et pourtant glaciales, et les pantalons à rayures, les chapeaux mous, les canotiers des voyous, l’ineffable casquette de Giovanni Grasso, ainsi que les voiles et les boucles d’oreilles de Maria Carmi, à la chevelure enveloppante: et enfin les marches brisées de la chambre de l›aveugle et les durs et atroces petits cailloux de la ruelle malfamée (17).

Le grand succès de Sperduti nel buio sert à faire ressortir la versatilité du public italien, lequel, quelques mois après Ma l’amor mio non muore (qui avait fait pleurer non seulement des jeunes filles non averties mais aussi des hommes moustachus et avisés) se passionne pour les vicissitudes des deux pauvres désemparés plongés dans le noir, Paolina e Nunzio. Le dannunzianisme et le vérisme, qui étaient les courants littéraires de l’époque, influençaient la production cinématographique italienne en l’élevant à un haut niveau artistique.

Les acteurs italiens avaient atteint une compétence extraordinaire. Le correspondant à Berlin d’une revue italienne le reconnaissait dès le début de 1914:

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Enfin on commence maintenant à imiter les italiens d’une autre façon. On a trouvé ici que le succès de la plus grande partie des films de Turin et de Milan n’était pas seulement dans l’effet des masses, mais surtout dans le jeu des personnes mimant, dans l’expression des visages, dans les mouvements naturels sans égard pour les spectateurs (18).

Cependant, en général nous sommes encore à une régie liée aux exigences de la fixité de l’objectif.

Encore en 1914 on voit les acteurs aller aux places qui leur avaient été attribuées. “On peut voir la trace de ce défaut dans tous les films de toutes les maisons. On ne voit pas l’acteur qui passe, qui fait un pas sur la droite ou sur la gauche, mais qui se dirige vers un point donné avec un mouvement déterminé uniquement dans ce but. On le voit même faire le dernier pas plus court ou plus long pour occuper le point précis; se déplacer vers l’arrière ou sur le côté. On y voit le manque d’une allure désinvolte; on perçoit le mouvement voulu”, observait un chroniqueur de l’époque (19).

Il y avait une seule façon de tourner en extérieur: Alfredo Gentili la décrivait en octobre 1914, en parlant du film La Gorgona tiré de la tragédie de Sem Benelli, que la troupe était en train de tourner dans les pinèdes touffues et odorantes de Castagnolo, sur la place du Dôme à Pise, dans le Cimetière monumental, sous la tour guelfe d’Arnovecchio, à Marina di Pisa.

L’opérateur place la caméra sur son chevalet et pose des repères au sol pour tracer le champ à l’intérieur duquel l’action doit se dérouler. Si les personnages dépassent la largeur bien définie du champ, ils sortent du cadre: c’est pourquoi, pour éviter de sortir du périmètre on utilise un cordon soutenu par des piquets de fer enfoncés dans le sol. Une fois le champ préparé, le réalisateur demande aux artistes de s’approcher et il leur explique la scène qui devra être tournée. Puis il fait la même chose avec les masses. Parfois il est le seul à connaître le sujet du film ou le critère selon lequel il est découpé, et ce afin d’empêcher toute fuite qui pourrait dévoiler le sujet qu’une maison est en train de filmer à une autre maison concurrente et éviter qu’elle le réalise simultanément, comme celle qui a provoqué il y a quelques jours l’arrestation d’un représentant de Cines à Rome. Un essai rapide précède toujours le déroulement régulier de l’action: l’opérateur en profite pour mettre au point la caméra et étudier la lumière, afin que le cadre ait un bel effet photographique. On répète les scènes presque toujours trois fois. (20).

Entre-temps la maison Ambrosio avait reçu une très importante commande d’un grand imprésario américain, George Kleine, pour quatre films, qui devaient être payés 250 mille lires or. La première actrice Leslie

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Carter et l’acteur Hamilton Revelle arrivent à Turin de New York pour interpréter l’adaptation du drame La Du Barry du célèbre dramaturge américain David Belasco, qui est réalisée en sept mois dans les studios de l’Ambrosio et dans d’autres localités dont le jardin du Palais royal de Caserte (Eduardo Bencivenga réalisateur, Piero Boccardi opérateur et Ettore Ridoni scénariste). Leslie Carter, qui était passée chez Paquin à Paris avant de se rendre à Turin, fait une entrée retentissante à l’hôtel Europa de Piazza Castello, à cause de ses nombreuses malles de vêtements. Elle retourne à New York mais son compagnon Revelle reste encore plusieurs mois chez Ambrosio, où il travaille dans de nombreux films (21).

À la déclaration de la guerre en août 1914, juste pendant la saison la plus propice à la cinématographie, les établissements se mettent précipitamment et fébrilement à fermer les uns après les autres, avec des licenciements dramatiques du personnel et la baisse des gros salaires auxquels les acteurs commençaient malheureusement à s’habituer.

On a le sentiment pendant un moment qu’une très grave crise industrielle et financière menace de briser irrémédiablement l’essor du cinéma italien. Mais la déclaration italienne de neutralité fait refluer aux établissements acteurs et capitaux, et le travail reprend, réconforté par l’espoir de pouvoir exporter davantage dans les pays qui à cause de la guerre produiraient moins qu’avant.

À Rome la société Barattolo, Giomini, Panella devient la Caesar Film et engage Francesca Bertini, Emilio Ghione, Alberto Collo qui étaient à la Celio. Le premier film avec la Bertini est Nelly la gigolette, dans lequel elle crée un type de femme effrontée et très jolie, qui donnera lieu à un grand nombre d’imitations, et Emilio Ghione prend pour la première fois le nom de Za La Mort, qui devait par la suite devenir si connu.

Chez Cines nous avons en 1914 Retaggio d’odio avec Maria Carmi, première tentative très audacieuse de “film psychologique”, c’est-à-dire la traduction en film du roman psychologique (Pina Menichelli commençait à se faire connaître), et le Caius Julius Caesar sur un sujet de Raffaele Giovagnoli, un film où dans quelques scènes la blancheur des toges créait des contrastes impressionnants de clair-obscur, au point qu’on y croyait voir des photographies de statues antiques en mouvement (22). On y réalise également une série d’adaptations de grands succès théâtraux, avec Dina

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Galli, Ruggero Ruggeri, etc.

On fait aussi le projet d’un film sur Garibaldi (scénario d’Enrico Ferri, commentaire musical de Pietro Mascagni), mais Enrico Ferri est accusé de se servir de la figure de Garibaldi pour ses appétits publicitaires et le film, pour d’autres raisons encore, ne se fait plus.

Un film de la Film d’arte italiana, toujours réalisé par Ugo Falena, Il giornalissimo, a beaucoup de succès à Rome, “première mystification cinématographique en un prologue et six parties” de Falena e Falbo, basé sur le gag d’une paire de lunettes avec lesquelles les lecteurs d’un journal voient s’animer sous leurs yeux tout ce qu’ils lisent, de la première page (politique étrangère, chronique mondaine) à la deuxième page: Quo vadis?, roman politique de grande actualité, et ainsi de suite jusqu’à la chronique théâtrale où une actrice très jolie, dans une parodie des attitudes caractéristiques de Lyda Borelli, apparaît sur scène au dernier acte de Ferro de Gabriele D’Annunzio avec un poignard pointu. Pendant la gesticulation spasmodique le poignard se transforme en… une bouteille de Ferro China Bisleri. Le spectacle se termine sur un nouveau tableau de l’Excelsior, c’est-à-dire l’apothéose du journalisme, où Monseigneur Perrella, Tito Livio Cianchettini et le “Guerin Meschino” sont portés en triomphe.

Baldassarre Negroni et Augusto Genina travaillaient pendant ce temps à la Milano Films et on rappellera L’ereditiera de Negroni, dans lequel apparaisse de spectaculaires premiers plans, qui sont critiqués par le directeur du journal “Film” de Naples parce que “les encriers devenaient des puits et les porte-plumes des poutres” (23).

À Milan aussi quelques films sont tounés avec Edoardo Ferravilla, dans le genre de ceux tournés à Naples avec Eduardo Scarpetta, toujours pour la Musical Film de Sonzogno, une maison fondée à Milan le 16 février 1914.

Autour d’un film hors-pair comme Cabiria, en 1914 il y a un groupe de très bons films qui justifient la déclaration que fait Max Linder à Lucio D’Ambra cet hiver-là, habillé en poilu pour une série de représentations en faveur de la Croix-Rouge italienne et française à Rome: “Dans cet art nouveau vous êtes à l’avant-garde. La France vous suit avec une grande attention. Ici nous avons tout à apprendre”.

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En Amérique, la même année, comme succès importants nous avons Judith of Betulia de Griffith, déjà cité, le premier film avec des scènes de masse ; le début de l’activité d’un humoriste burlesque, Charlot, qui, nous l’espérons, le jour du Jugement dernier rendra des comptes publiquement sur les nombreuses idées qu’il prit librement des films comiques européens et spécialement italiens partir de 1909; et l’apparition de l’enfant prodige Mary Pickford, la première grande actrice du cinéma américain, dans Hearts Adrift de la Famous Players.

Et enfin il convient de rappeler la brève activité cinématographique - à laquelle il avait malheureusement été poussé par la nécessité - de l’auteur de très intéressantes fables pastorales modernes, Ercole Luigi Morselli. Après avoir été figurant (“Aujourd’hui – écrivait-il à un ami au début de 1914 — je suis mort à la Bérézina, habillé en soldat de la Garde impériale”), il est promu metteur en scène à la Santoni Films de Rome pour un film tiré d’une comédie de Lucio D’Ambra, Effetti di luce, pour reprendre ensuite, malade et ayant besoin de soins, son douloureux pèlerinage (24).

En 1915 Turin perd sa position de capitale italienne du cinéma au profit de Rome, qui avait 25 sociétés de production (dont quelques-unes cependant, après avoir annoncé en fanfare des titres de films, moururent sans les avoir tournés), 66 loueurs, 50 cinématographes. En Italie il existait alors environ 80 maisons dont plus de 70 avec une activité effective, 460 loueurs, 1 500 cinématographes.

L’exportation atteignait les 40 millions or.

Déjà depuis 1914, pour contenter les marchés anglo-saxons, les loueurs insistent auprès des sociétés de production pour avoir des films rocambolesques, de crimes, excitants, sensationnels. L’Aquila Film de Turin s’était spécialisée dans ce genre depuis des années, sous la direction de l’avocat Pugliese, auquel on avait en effet donné le sobriquet de “Musolino de l’art muet”.

Mais les délinquants, qui avaient des noms étrangers dans les copies qui circulaient en Italie, en franchissant les frontières devenaient des personnages italiens typés. Ceci avait des résultats satisfaisants seulement pour les maisons de production qui en Angleterre, en Russie et au Brésil

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(les marchés qui en absorbaient le plus) en vendaient un grand nombre de copies.

Sur ce sujet le “Marzocco” de Florence publie un article le 12 avril 1914, Il decoro nazionale e le cinematografie straniere (La dignité nationale et les cinématographies étrangères), avec un commentaire sur une lettre de Londres de Monsieur Luigi Giovanola, qui demandait l’intervention des autorités gouvernementales italiennes ou au moins de la société Dante Alighieri pour faire cesser

une bonne fois pour toute cette honte d’une diffamation si stupide et vaste d’un peuple, lequel a le sacro-saint droit d’être respecté toujours et partout, mais surtout dans un pays où beaucoup de ses enfants apportent leur modeste contribution d’activité honnête et prouvent justement que les Italiens sont tout sauf des modèles sots forgés par un conventionnalisme qui a fait son temps désormais, tant dans la littérature que dans la vie, et même dans la vie avant que dans la littérature.

Le commentateur ajoutait cependant que si vraiment on voulait protester contre ces diffamations, il convenait de supprimer dans les journaux italiens les chroniques quotidiennes, sur des colonnes entières, de procès et de crimes passionnels. Le même intérêt morbide exploité par l’industrie de la presse pouvait être exploité de droit par l’industrie cinématographique.

Le “genre” policier durera longtemps et sera ensuite incorporé dans la presse à sensation scabreuse, qui en Italie a eu des applications remarquables.

Les bonnes affaires des maisons d’exportation en Angleterre commencent à diminuer quand cette nation impose un droit à l’entrée des films. Les maisons américaines en tirent avantage et en peu de mois dépassent l’importation des films italiens, allemands et français.

En avril 1915 on parlait de crise industrielle et de crise commerciale de la cinématographie. En février Charles Pathé était venu en Italie et avait débloqué six millions pour prendre l›exclusivité pendant dix ans de la production de Ambrosio, Itala, Napoli, Etna et d’autres maisons mineures pour environ 45 mille mètres par an de pellicule, constituant une espèce de consortium qui fut appelé Pathé-Exchange. Les maisons adhérentes ne tardent cependant pas à se rendre compte que si elles avaient des avantages financiers, elles avaient également de graves inconvénients,

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devant se conformer aux critères directeurs provenant de Paris.

Un certain Monsieur Gasnier tente d’imposer son Manuale per uso dei direttori di scena italiani (Manuel à l’usage des metteurs en scène italiens) pour pouvoir avoir du succès sur les marchés anglo-saxons, et cette américanisation du tournage des films avec l’usage extrêmement fréquent des gros plans ne plaisait pas du tout aux réalisateurs italiens, qui jusqu’alors avaient nettement dépassé en génie et en intelligence non seulement les Français mais aussi les Anglo-saxons.

Le comte Baldassarre Negroni observait dans la “Tribuna:

Effectivement monsieur Gasnier nous demande de manière absolue ce que nous faisions depuis longtemps de manière relative : je fais allusion aux scènes in primo piano.

Moi, par exemple, dès les tout premiers travaux que j’ai montés chez Celio il y a trois ans, j’utilise les gros plans pour les scènes qui demandent une analyse plus profonde du “masque” des artistes pour comprendre plus clairement l’expression de leurs sentiments. Par conséquent à mon avis, le gros plan ne doit être considéré que comme complément pour le déroulement de l’action cinématographique, tandis que pour Monsieur Gasnier fondamentalement toute l’action doit se dérouler au premier plan; tout le monde peut comprendre ce qui se perd dans l’exécution artistique d’un film en adoptant le principe américain: l’environnement, le décor, l’arrière-plan, le cadre ne devraient plus préoccuper le metteur en scène, lequel au contraire limiterait ses qualités artistiques et intellectuelles pour faire se mouvoir seulement les personnages dans un champ trop étroit pour une action cinématographique... un peu logique. Personne ne pourra nier notre supériorité dans toutes les manifestations d’art et donc personne ne devrait nous fixer les limites et les modes selon lesquels nous devons manifester nos aptitudes artistiques innées (25).

Arturo Ambrosio également, interviewé pour le même journal, déclare que le “vademecum” Gasnier ne contenait aucun concept nouveau:

Il conseille ce que nous savions et faisions quand cela était nécessaire, c’est-à-dire restreindre la projection uniquement aux sujets principaux, ceux sur lesquels l’attention du spectateur doit se concentrer: un visage qui manifeste des sensations particulières au lieu de la personne tout entière, par exemple une main ouvrant un tiroir et non son légitime… propriétaire avec le décor qui l’entoure ; tout cela, nous le savions déjà, mais nous l’appliquions seulement quand il le fallait ; maintenant l’Amérique du Nord à mon avis veut abuser de cette technique analytique. Je dis bien abuser, par conséquent pour nous latins, qui avons une sensibilité artistique différente, plus raffinée, une analyse si minutieuse n’est pas nécessaire pour nous faire comprendre le déroulement d’une situation dramatique (26).

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À l›entrée en guerre de l›Italie en mai 1915, ce qui s’était passé en août

de l›année avant se répète, au déclenchement du conflit général. Quelques établissements de production ferment hâtivement, d’autres réduisent leur personnel, d’autres encore continuent de travailler. L’Ambrosio promet une adaptation du drame de Rovetta Romanticismo et fait circuler dans toute l’Italie de nombreuses copies de Nozze d’oro et de La lampada della nonna; Itala tourne Patria; Gloria tourne Il tamburino sardo, la première des huit adaptations du Livre-cœur de De Amicis, montées ensuite en 1916; Latina Ars tourne Su l’altare della patria; Bonnard Film, du moment que Mario Bonnard et Piero Mazzolotti sont rappelés sous les drapeaux, ferme son atelier de production.

À Rome Cines, une fois terminé le film L’Italia s’è desta, réduit ses effectifs ; Tiber annonce Guglielmo Oberdan, Ciceruacchio et Rugiada di sangue et met en chantier Alma mater (Enrico Guazzoni réalisateur); à Naples Polifilms, bien que le comte Antamoro, le comte Trissino et l’acteur Guido Trento soient mobilisés, continue avec Di Luggo, Ignazio Lupi et Edoardo Bencivenga en réalisant Guerra redentrice; Dora Film après Addio mia bella addio! tourne Cadon gli eroi et Sempre avanti Savoia!; Vomero Film prépare Sotto il bacio del fuoco, Echi di squilli e trofei di vittoria et Sotto l’uniforme et ainsi de suite, après la disposition qui accordait l’autorisation à tous les films patriotiques susceptibles de communiquer aux foules le frisson de l’enthousiasme. Les écrans deviennent des tribunes du patriotisme à outrance, les scènes de théâtre également.

Mais les autres genres ne sont pas totalement évincés.

Cines tourne Rapsodia satanica, sur un sujet de Nino Oxilia, avec Lyda Borelli, qui a 30 ans à l’époque, et l’accompagnement musical original de Mascagni. En profitant de la dissolution de la compagnie dramatique de Lyda Borelli, Cines a engagé la diva pour une série de films à grand spectacle. Mascagni permet également l’adaptation cinématographique de l’opéra L’amica, que Guazzoni ira tourner dans les montagnes des Abruzzes. Carmine Gallone, dans un de ses premiers films, Avatar, insère des scènes surréalistes avec le feu follet qui émane des corps et les flammèches qui se rencontrent.

Tiber engage “la plus belle femme du monde”, Lina Cavalieri, et son mari Luciano Muratore; mais leur premier film, La sposa della morte, n’a

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pas beaucoup de succès; il en va de même pour Ambrosio qui tourne deux films avec Tina di Lorenzo. Celio au contraire sort Leda innamorata avec Leda Gys sous la direction d’Ivo Illuminati, une parodie très drôle des divas Bertini, Borelli et Carmi. Quant à Caesar, en dehors du film à grand succès Otto milioni di dollari réalisé par Gustavo Serena, qui contenait des “dédoublements” de personnages parfaitement exécutés, Francesca Bertini interprète Assunta Spina, un des films les plus remarquables de l’année.

Dans Assunta Spina Francesca Bertini montre qu’elle a trouvé un “style”, peut-être unique en ces temps-là. C’est la période la plus authentique de son jeu d’actrice.

Plusieurs années plus tard Roberto Bracco dira à propos d’elle: “Elle était la personnification complète de la meilleure cinématographie, la plus authentiquement italienne et plus ‘italiennement’ vitale de l’époque, caractérisée par le génie involontaire, l’absence de critères précis, la malléabillité, la flexibilité, l’imprévu, l’imprévisible, l’arrivée du caprice, l’indiscipline” (27). Si Lyda Borelli était la chimère inaccessible, le produit éphémère d’une mode et d’une manière d’être déjà alors décadentes, Francesca Bertini était la femme vraie, qui savait se caler dans la réalité aussi bien des ruelles populeuses que des salons luxueux des personnages de Sardou (28). Très sensible, elle pliera son expressivité méridionale à la représentation gestuelle des passions humaines et éternelles: l’amour, la haine, le désespoir, le bonheur, la pitié, la cruauté ; du réalisme populaire elle passera à la grande vie de Sardou et de Bataille, du châle sur les épaules à la farandole de robes de grand luxe, des traînes, franges, paillettes, drapés, chapeaux très larges, porte-cigarettes très longs, tempérament autoritaire.

La troupe de la Musical Film de Milan débarque à Rome pour monter

La crociata degli innocenti, l’unique véritable sujet pour film écrit par Gabriele D’Annunzio. Gino Rossetti et Alessandro Boutet en sont les réalisateurs (29).

On parle d’un probable commentaire musical de Giacomo Puccini mais le Maestro apporte un démenti.

Aux deux éditions de La dame aux camélias que Caesar avec Francesca Bertini et Tiber avec Hesperia tournent à Rome, correspondent à Turin

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deux éditions de L’emigrante, tiré d’une nouvelle de Febo Mari. La bonne habitude des maisons italiennes de se faire des petites méchancetés, qui se traduisaient en préjudices pour chacune d’entre elles, continuait. L’adaptation de l’Itala Film avait comme protagoniste Ermete Zacconi, qui prouva qu’il pouvait être un grand acteur de cinéma.

L’humble protagoniste (écrit un critique cinématographique de l›époque) prouve qu’à l’écran il peut avec efficacité émotionnelle et avec noblesse esthétique, apparaître l’humble protagoniste de l’obscur drame social: la vie des humbles, les souffrances des humbles, la dignité et la fierté des humbles. Il montre quelle beauté intime se dégagent des tableaux qui reproduisent l’humanité telle qu’elle est dans la réalité et non pas tel que l’imagine le caprice d’un interprète et d’un metteur en scène.

Le monde fermé des salons, des cavalcades, des adultères s’est ouvert pour laisser passer une vague de vie plus large et plus sincère, et l’habileté du reconstructeur peut donc se manifester avec bonheur dans la recherche de lieux modestes qui s’avèrent certaines fois plus intéressants que les superficialité aristocrate et la rhétorique du faste. La pauvre maison du travailleur, la vie à bord pour l’émigrant, les amertumes et les déceptions de la terre promise, le retour qui mêle le déshonneur, la misère, la poésie profonde et morose du travail honnête, de la modeste table de famille qui conseille à la malheureuse demi-mondaine d’abandonner sa vie dissolue, voilà autant de tableaux fidèles, précis, intéressants, sans digressions et sans recherches futiles de l’effet.

Ermete Zacconi est un grand mime, dans la sobriété de sa gestuelle, dans la puissance psychologique de son masque, dans la vérité de sa personnification de la douleur, de la fatigue, de la colère, du doux sourire. Voilà finalement un peu d’art dans tant de dialogues d’artistes cupides et sans talent (30).

L’autre film important de l’Itala est II fuoco, “trilogie de Piero Fosco”, qui n’est pas l’adaptation du roman homonyme de D’Annunzio comme on peut le lire dans une histoire du cinéma érudite, mais la trame originale de ce Piero Fosco qui apparaît ainsi nommé pour la première fois.

Un vieux château bizarre est l’arrière-plan d’une histoire étrange entre une grande dame (Pina Menichelli) et un jeune peintre (Febo Mari). Les traits irréguliers du visage de Pina Menichelli sont exploités pour suggérer des analogies hardies avec un hibou grand-duc qui apparaît et disparaît entre les murs du château. La coiffure de l’actrice, dont la chevelure blonde est retenue par une curieuse coiffe de plumes très adhérente, est remarquable par sa fonctionnalité. Tout ceci avant qu’arrive en Italie le film de Griffith The Avenging Conscience, dont on reparlera par la suite.

Le réalisateur inspiré Pastrone obtient des effets innovants en pho-

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tographiant l’actrice d’en bas: après son interprétation Pina Menichelli est admise dans l’Olympe des divas. Désormais la mode qui prévaut est de s’appuyer sur le nom d’une actrice pour lancer un film, comme si la cinématographie italienne ne pouvait pas tenir sans des artistes connus: ce sera une autre cause de la décadence du cinéma italien.

La censure tente d’interdire la projection de Fuoco et exige une deuxième révision du film à la suite d’une manifestation que le clergé avait organisée à Arezzo. Et ainsi, ayant reçu le feu vert pour la deuxième fois, l’Itala Film fait ajouter aux affiches publicitaires cette annonce efficace: “La censure tenta d’interdire le film, mais après un examen attentif redonna la permission, car déclaré œuvre artistique”.

Entre-temps une autre bonne maison de production voit le jour à Turin, la Latina Ars, qui dans le second semestre de 1915 commence à monter Il mio diario di guerra (d’après un sujet que le Père Semeria avait tiré d’un carnet trouvé sur le cadavre de l’héroïque aumônier Don Lorenzo X), avec le commentaire musical original de Don Giocondo Fino.

Le Père Semeria dément publiquement sa coopération, niant avoir jamais autorisé qui que ce soit à exploiter son nom, et il en naît une polémique dans les journaux de Turin pour établir la vérité.

L’avocat Carlo Camerano, comme avocat de Latina Ars, publie une lettre d’un prêtre qui affirmait être celui qui avait consulté le Père Semeria pour un sujet cinématographique, et que ce dernier avait indiqué l’idée du sujet, accepté qu’il soit scénarisé, qu’il puisse revoir le scénario et le modifier, et qu’il avait promis d’obtenir des autorités militaires la permission de tourner des scènes saisies sur le vif et enfin qu’il avait accepté une première rémunération de Monsieur Tolentino, le directeur de la maison (31). Le film a un bon succès et le Père Semeria n’intervient plus.

À Milan, profitant d’une tournée artistique de la danseuse bien connue Mistinguette et de sa compagnie de revues, Milano Films réalise un film, La doppia ferita, dont elle est la protagoniste, tiré d’un scénario d’Augusto Genina. Une de ses collègues artistes, Lina Millefleurs, sera engagée par Milano Films, et ce sera une bonne acquisition.

À la fin de 1915 est rendu public le “scandale” du colonel Barone. Celui-ci avait reçu du Commandement suprême l’autorisation de tourner dans une zone de combat (fleuve Isonzo et Alpes carniques) un film, Italia

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nel tuo nome e per la tua grandezza, à projeter seulement pour commenter ses conférences patriotiques.

Aussitôt les journaux de gauche accusent le colonel de spéculer sur son monopole des cinématographies de guerre, et on arrive même à insinuer qu’il allait dans les zones de guerre non pas pour exposer sa peau mais… le film, et les attaques ne cessent même pas quand le colonel Barone déclare publiquement que les vingt-mille lires de bénéfices nets de son activité avaient déjà été versées à la Croix-Rouge italienne.

Les polémiques sur l’affaire Barone et sur le prétendu monopole obtenu par le truchement du ministre Salandra, servent à pousser le Commandement suprême à la décision d’admettre en zone de guerre les opérateurs des maisons cinématographiques reconnues comme sérieuses qui en feraient la demande directement au bureau de presse du Commandement suprême.

Et ainsi Ambrosio tourna-t-il Alla fronte; Comerio Come il soldato italiano si prepara alla difesa della Patria, La guerra d’Italia et La presa di Gorizia. Mais ce dernier film sera indigne de l’événement, comme l’observe Giuseppe Meoni (Guerra e cinematografo) dans le Messaggero en septembre 1916:

Dans la soi-disant Presa di Gorizia... le feu se limite à un nuage rouge éphémère au milieu duquel on distingue à peine un homme qui lance quelque chose d’indéfinissable. À un moment donné l’intertitre a l’écran annonce le mortier de tranchée en action, le prodigieux instrument qui dans la destruction du plus formidable camp retranché d’Europe a vraiment fait des “merveilles” : mais vous avez beau ouvrir grand les yeux, vous êtes incapable de distinguer quoi que ce soit. Et les manifestations d’allégresse des populations affranchies se réduisent à la présence, si fréquente qu’elle est dérangeante, de deux — nous disons bien deux — demoiselles plus très jeunes auxquelles, même si la beauté dont elles sont dotées est tout autre qu’apollonienne [sic], l’intertitre attribue la fonction de représenter les jolies filles de Gorizia.

Luigi Roatto et Gino Rossetti tournent Per i nostri combattenti per una più grande Italia, en faisant usage du téléobjectif appliqué à la caméra italienne Fumagalli e Pion, et La nostra marina da guerra opera per la vittoria e la gloria d’Italia, qui a reçu des “titres” très soignés dus à Gabriele D’Annunzio; mais les deux films, très bien réussis, sont inexplicablement interdits en France, bien que les films alliés soient largement distribués en Italie.

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Le film La flotta e gli eserciti alleati a Salonicco et d’autres documentaires sur la guerre navale sont montés par l’Ufficio Speciale di Reportage cinematografico della Regia Marina (Bureau spécial de reportage cinématographique de la Marine royale), organisé et dirigé par le marquis Giuseppe Genoese Zerbi, qui tournera quelque temps plus tard, secondé par le capitaine Guardigli, par Nino Oxilia et par l’opérateur Ferdinando Martini, Dalla ritirata d’Albania alle trincee di Macedonia basé sur la participation de la marine italienne dans la campagne de Serbie.

D’autres documentaires sont tournés par Carlo Montuori et Gioacchino Gengarelli, rebaptisé Gimiki par Nino Oxilia. Avec celui-ci et Arnaldo Fraccaroli ils étaient allés en Albanie à bord d’un petit yacht.

Le baron Fassini avait mis à disposition les établissements Cines pour le développement et le tirage des films de guerre. Il est créé un Bureau spécial pour leur distribution auprès du ministère de l’Intérieur, censé collaborer avec le Bureau de propagande à l’étranger, institué par Paolo Boselli pour protéger la propagande cinématographique dans les pays alliés, qui était très insuffisante. En effet les quelques rares films qui arrivaient à être projetés reproduisaient des scènes à l’arrière du front, avec des gens du coin emmitouflés et non des épisodes de guerre guerroyée, et étaient donc considérés comme insultants pour l’armée italienne et indignes des efforts accomplis par l’Italie pour aider les alliés (32).

Jusqu’à la fin de septembre 1916, faisait observer indigné Gino Calza Bedolo dans le Giornale d’Italia, aucun film de guerre italien n’était arrivé en Angleterre. Le Commandement suprême avait autorisé l’exportation seulement du film de Comerio La guerra dell’Adamello (qui illustrait d’une manière plus complète et efficace les énormes difficultés rencontrées par l’armée italienne dans la guerre des Alpes) et était devenu une sale histoire:

Le film fut acheté pour 100 000 lires par Monsieur Ricordi, éditeur de musique, qui en devint le propriétaire absolu et ne voulut pas le présenter à Paris pour moins d’un demi-million, disant qu’il le brûlerait plutôt (mais il ne le brûla pas) et le film fut projeté ; il voulut spéculer dessus aussi à Londres alors que les Commandements suprêmes alliés cédaient à la Croix-Rouge leurs films de propagande pour qu’ils soient diffusés. Et le gouvernement n’avait à disposition aucun moyen légal pour obliger le Commendatore Ricordi à se rappeler que l’intérêt du pays vaut quelque chose de plus que ses intérêts privés.

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En tout état de cause, le pays n’arrivait pas à s’expliquer pourquoi le sang versé par les soldats au front, le témoignage de leurs efforts et de leur martyre, devaient servir, concluait Gino Calza Bedolo, à remplir le coffre-fort du Commendatore Ricordi, qui, préoccupé parce qu’il ne pouvait plus vendre ses romances, essaye de compenser la crise des billets doux musicaux avec une chasse effrénée aux billets de banque.

À Paris entre-temps on projetait au cinéma Vaudeville des Scene dal vero della guerra italiana sulle Alpi qui étaient des échauffourées simplistes et indignes entre des figurants dans les montagnes des Abruzzes. Les autorités italiennes dénoncent le fait aux autorités françaises et s’entendent répondre que le film avait été “régulièrement autorisé par le bureau de la censure” (33).

Diego Angeli envoie de Paris en juin 1916 des nouvelles sur la propagande cinématographique italienne et sur celle des autres pays belligérants. Nous pensons que son témoignage est précieux, et que son article est important, par conséquent nous le reproduisons entièrement:

L’autre jour je passais devant un cinématographe du boulevard où était annoncée une série de vues sur l’armée italienne en guerre. Je suis entré et je me suis assis en attendant de voir l’image vivante de la nouvelle Italie. Mais mon attente a été vaine. Les quelques films qui se déroulèrent sur l’écran n’avaient aucun intérêt. Ce n’étaient même pas des scènes de l’arrière: il s’agissait à peine de quelques services auxiliaires qu’un opérateur quelconque avait filmés sans trop se préoccuper de l’effet esthétique ni de l’impression morale. Deux ou trois charrettes branlantes tirées par des couples de mules représentaient pompeusement les services de ravitaillement des troupes italiennes ; quatre tentes rapiécées dans une vallée alpine et devant lesquelles déambulait distraitement et nonchalamment une sentinelle qui n’avait rien de martial étaient désignées avec beaucoup de prosopopée comme “Campement de l’armée italienne sur les pics du Cadore”; et enfin un groupe de locaux aussi repus et mal fagotés que peut martiaux, devaient représenter un régiment italien pendant les heures de repos. De tout cet ensemble se dégageait un sentiment de mélancolie et de misère. Ce n’était pas un grand peuple qui se battait sur un des territoires les plus difficiles de la guerre actuelle; ce n’était pas une nation bien organisée qui était entrée sur le champ de bataille après neuf mois d’une ardente préparation et d’autres expériences; c’était un pauvre petit État balkanique sans organisation sérieuse et sans ravitaillements, une espèce de Grèce misérable et inerte qui exposait ses haillons avec l’indolence qui est une des pires légendes créées autour de notre activité nationale. Et je suis sorti attristé de ce spectacle très peu réconfortant, tandis que le petit orchestre attaquait la Serenata du maestro Toselli et que sur le mur lumineux on annonçait le vingt-qua-

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trième épisode des Misteri di Nuova York.

Je n’ai jamais compris pourquoi le gouvernement italien s’est montré si implacable à propos de cinématographies de guerre. Certes, admettre librement les opérateurs dans les zones de guerre peut être un danger: mais il y a limite et limite. Ici en France, par exemple, la permission a été donnée à une chambre syndicale de professionnels de la cinématographie, qui est rigoureusement soumise au contrôle des autorités militaires. Ce contrôle empêche que soient vues et divulguées des scènes pouvant porter préjudice à la Défense nationale et aux progrès des opérations de guerre, mais en même temps donne de la guerre ce qui suffit pour que le public puisse se rendre compte de comment elle se déroule, à travers quelles difficultés et avec quelle parfaite organisation logistique. Après une demi-heure de “scènes de la guerre” le peuple sort de la salle du cinématographe parfaitement convaincu que ses soldats ne manquent de rien, que l’organisation est parfaite et que son armée est la première armée du monde. Des services d’arrière-garde, ambulances, parcs aérostatiques, tranchées, cheminements, cuisines de camp, manœuvres d’artillerie, villages bombardés, explosions de gros projectiles, postes ennemis emportés par le feu des 75 des 250; escadrilles d’aéroplanes prêtes à décoller; lance-grenades de formes variées et de diverses dimensions; convois de prisonniers, services auxiliaires, exercices pour le lancement des grenades à main; revues et distribution de décorations sur le champ de bataille; visites du Président de la République au front; figures des chefs les plus cités et plus admirés, en un mot tout ce qu’on peut voir de la guerre sans préjudice, est reproduit dans ces séries hebdomadaires de la vie au front. De son côté l’Angleterre a donné, avec le consentement et sur la suggestion de son gouvernement, trois grands films qui sous le titre England is ready nous montrent l’armée anglaise dans les camps d’entraînement, la même armée dans les tranchées des Flandres et la marine sur les navires et dans les arsenaux. Quelle admirable vision. C’est merveilleux, de voir l’effort que fait la nation britannique pour créer l’organe militaire qu’elle n’avait pas ! Tout d’abord c’est un artiste qui a découpé les tableaux et choisi les arrière-plans du paysage. Puis on a veillé à nous présenter les plus beaux régiments et le matériel le plus perfectionné. Ce peuple d’idéalistes pratiques a tout de suite compris le profit qu’il pouvait tirer de la propagande cinématographique, et à ceux qui répétaient sans cesse: “ L›Angleterre ne fait rien” il a répondu en rangeant sur la ligne de bataille cinq millions d’hommes et en faisant voir au monde entier comment ces hommes étaient équipés et quelle perfection militaire ils avaient atteinte.

La même chose s’est probablement vérifiée en Allemagne. Les pays neutres, me diton, sont envahis de cinématographiques guerrières de propagande. Il y en a pour tous les goûts: du défilé de régiments au pas cadencé dans les villes occupées de Belgique et de France, aux saynètes sentimentales où l’on voit des uhlans et des grenadiers en train de donner la bouillie aux enfants des pays envahis; de la vision des champs de bataille à celle des salles d’hôpital. Il y a de tout, et tout est adapté à la mentalité et aux exigences du public auquel la cinématographie est destinée. Un vétéran neutre revenant de Constantinople me racontait l’autre jour qu’il avait vu — pendant les jours qui ont suivi la bataille de la

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Marne — l’entrée des armées prussiennes à Paris. On y voyait l’Arc de triomphe de l’Étoile et dessous l’infanterie et la cavalerie du Kaiser défiler avec tous les drapeaux au vent. Seulement, les dernières lignes de ces armées victorieuses étaient transparentes et révélaient le trucage. Deux pellicules superposées donnaient assez bien l’illusion de la vérité. Et puis il s’agissait d’un public turc!

Or, chez nous on n’a ni su ni voulu exploiter ce magnifique moyen de propagande. Et remarquez, il ne s’agit pas seulement de scènes de guerre: Il s’agit même trop souvent de tout ce qui se réfère à notre système militaire, toujours présenté de la façon la moins avantageuse pour nous. J’ai vu, je ne sais combien de fois, de vieilles manœuvres d’artillerie exécutées avec des canons antédiluviens par des soldats en uniformes abolis depuis dix ans déjà; j’ai vu de modestes exercices de l’école de Tor di Quinto baptisés “Cavalerie italienne aux grandes manœuvres ! J’ai vu deux ou trois compagnies de fantassins — eux aussi en uniformes anciens — passer de manière assez désordonnée à l’écran sous le titre “Inspection générale des troupes italiennes”. Et le grand public, qui ne connaît pas la situation, croit vraiment que c’est là notre armée et continue à se figurer que nous ne sommes pas très sérieux et que nous n’avons pas une grande valeur militaire.

En outre, nous avons encore le mauvais préjugé de croire que nous sommes vraiment un peuple d’artistes. Je me souviens qu’en 1911, quand il s’agissait de préparer les festivités de Rome, il y eut au sein du comité quelqu’un qui proposa très sérieusement d’habiller en paysannes de la campagne romaine une dizaine de jolies filles et faire en sorte qu’elles se trouvent prêtes à la gare pour offrir des paniers de fruits aux étrangers convoqués à Rome pour assister au cinquantenaire de la liberté italienne ! Cet homme-là croyait était persuadé d’avoir eu une “idée artistique”et il en a fallu du temps pour le convaincre qu’il avait proposé une bêtise. Malheureusement il n’en a pas toujours été ainsi et à Bruxelles, par exemple, dans le grand pavillon italien de l’Exposition internationale, on voyait passer dans le public une “fleuriste florentine” (sic) et vendre des éventails de paille de Fiesole et des cartes postales ! Eh bien dans le choix de nos sujets militaires, nos opérateurs sont guidés plus ou moins par le même critère et les “saynètes de genre” cherchent toujours à reproduire un hypothétique Napolitain serrant dans ses bras une flasque de vin ou jouant de l’orgue de Barbarie tandis qu’autour de lui les soldats dansent joyeusement. Et on ne peut pas imaginer tout le mal que nous fait cette conception de notre “tempérament artistique”.

Je crois que quelqu’un devrait s’occuper aussi de cela. Nos gouvernants, en général, ont un profond mépris de l’opinion publique. Ils croient vraiment que s’occuper de certaines bagatelles n’est pas digne de ceux qui sont préposés aux grandes affaires de la nation. Alors que sous certains points de vue l’Italie est la plus démocratique et la plus avancée des nations, sous d’autres elle est à la traîne, avec un retard de plus d’un demi-siècle. Une exposition d’art, par exemple, considérée comme un instrument d’expansion politique ou, pour rester dans notre cas, une cinématographie employée comme agent de propagande, paraissent aux yeux des dirigeants italiens comme des choses indignes d’être prises en considération par un homme politique. Ils ignorent quelle force énorme ont aujourd’hui ces manifestations de l’activité de l’intellect humain. J’ai vu une fois dans le stand d’un de nos chantiers navals

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dans une exposition à l’étranger le fac-similé d’une plaque blindée pour bateaux de guerre, et ce fac-similé était en bois peint, tandis qu’à quelques mètres de là la maison Krupp avait exposé tout un arsenal de blindages, de projectiles et de vrais canons. Les techniciens, qui connaissaient le potentiel de nos ateliers, regardaient et éventuellement admiraient, mais le public qui ne savait pas hochait la tête et après avoir touché la plaque blindée disaient avec mépris: “C’est en bois” et passaient outre pour aller admirer la puissance insurmontable de la maison allemande. Malheureusement, chez nous, nos ministres, nos députés, nos “ pasteurs de peuples” voyagent peu, et s’ils voyagent, ils se mettent rarement en contact avec le vrai public, celui qui forme les grands courants d’une nation, et — éventuellement — leur impose la direction qu’ils doivent prendre. Pour cela, déjà que nos hommes politiques ne se s’en occupent pas, il faudrait que nous nous en occupions un peu nous, et que nous fassions savoir que la cinématographie également et surtout la cinématographie — à une époque où elle a une si grande place dans la vie du peuple — peut devenir un magnifique outil de propagande nationale. Dernièrement le “Journal de Genève” déplorait le fait que l›Italie, laquelle avait fait un effort si admirable et se battait avec un bel élan de valeur et d’abnégation, ne fasse rien pour qu’à l’étranger on ait connaissance cet effort et on apprécie cette valeur. Modestie du vrai mérite, dira-t-on: mais je ne crois pas qu’on dirait juste. Parce que malheureusement pour nous, nos ennemis ne sont pas modestes, et avec les écrits, les dessins et même les cinématographies falsifiées ils s’efforcent de prouver leur grandeur et notre misère. Je voudrais que l’on me dise comment on devrait appeler l’individu qui naïvement et peutêtre même volontairement va leur offrir la preuve de notre misère. D’autant plus que, sans recourir à des trucages cinématographiques et à des pellicules adultérées nous pourrions faire voir au monde ce que nous sommes vraiment et à quel point ils mentent quand ils nous montrent différemment.

En dehors des documentaires de guerre, on tourne des films de propagande nationale. Rappelons L’anello di guerra de Guazzoni, pour l’Associazione fra romani; Roma mater, conçu par le sculpteur Pierino Soro en faveur de la Pro mutilati de Rome; Per la patria, de propaganda pour l’emprunt national, que sort la Film d’arte italiana, distribué gratuitement par Pathé. Il était réalisé par Ugo Falena et reproduisait des scènes prises sur le vif au camp avec le Roi soldat et le prince Humbert suivies de scènes variées avec les meilleurs artistes cinématographiques et dramatiques présents à Rome, Ermete Novelli, Laura Zanon Paladini, Gioacchino Grassi, Elisa Grassi, Lola Visconti Brignone, Italia Benini Sambo et Ferruccio Benini, qui meurt quelques mois plus tard. C’est le seul grand acteur qui ne s’est jamais plié aux gains faciles qu’offrait le cinéma et qui avait accepté de jouer le rôle de l’aristocrate Vidal qui donne sa montre à la Patrie, poussé seulement par de nobles sentiments patriotiques.

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NOTES INTRODUCTION

(1) “La contribution critique de Canudo à la cinématographie est double, fondamentalement: il s’agit de la première dans l’ordre chronologique, et c’est une contribution de premier ordre, qui a jeté les bases pour toute recherche ultérieure, ouvert la voie à toutes les expériences, éclairci les idées en vue de toutes les analyses suivantes de la cinématographie comme fait esthétique “ (J. Comin, critique de L’usine aux images, Paris 1927, in “Bianco e Nero”, Rome, janvier 1937). Sur Ricciotto Canudo, né à Gioia del Colle (Bari) en 1879, mort à Paris en 1923, voir également Lo Duca, Ricciotto Canudo, “Cinema”, Rome 10 janvier 1942.

(2) Nous remercions tous ceux qui ont aimablement contribué à dresser la Liste, qui n’a cependant pas la prétention d’être exhaustive. Les données, obtenues en dépouillant les périodiques cinématographiques, les mémoires publiés ainsi que les témoignages oraux et écrits des cinéastes du muet encore vivants en 1941, ont été contrôlées, dans la limite du possible. La tendance à avancer les dates, à se targuer de collaborations inexistantes, à retarder des événements à son propre avantage, a été la cause constante des erreurs que l’on rencontre depuis des années dans les reconstitutions du cinéma muet italien, et les corriger demanderait trop de temps. On ne trouve pas dans la Liste les 1 478 films que compte la Ambrosio, les 1 525 attribués à la Cines de 1909 à 1919, les 103 d’Emilio Ghione, les 790 de l’Itala Film, parce que j’ai vérifié autant que j’ai pu si les films annoncés par les sociétés de production furent vraiment réalisés par la suite. J’invite cordialement tous ceux qui sont en mesure de le faire, à corriger et ajouter des données et informations afin que l’Histoire, aussi bien que la Liste puissent à l’avenir atteindre le plus haut degré de précision.

(3) Ni les cinémathèques, ni les collections de reliques historiques de la cinématographie n’ont toujours pas été organisées comme il se doit à ce jour en Italie, et nous sommes en 1950; et pourtant cela fait plus de quarante ans que l’on publie des projets de musées nationaux, d’archives cinématographiques etc.

En septembre 1909 la revue napolitaine “Lux” annonçait qu’il allait “bientôt” être inauguré à Rome un musée spécial — où seraient conservés les films reproduisant les événements les plus connus et les plus importants — situé à proximité du ministère de l’Intérieur. En 1910, Achille Calabi propose dans “La fotografia artistica” de Turin que soit créé dans cette ville le premier musée national du cinéma, à inaugurer à l’occasion de l’Exposition de 1911, en concluant: “Ce musée documentaire pourrait être chargé par le gouvernement d’étudier l’application de la cinématographie dans les écoles et dans l’armée et fournir les exemplaires des pellicules éducatives”; en 1911 le directeur des Archives

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d’État de Rome, M. Ernesto Ovidi, lance l’idée d’une “section cinématographique” des Archives d’État; en juillet 1912 on annonce que les éditeurs de films de toute l’Italie se sont accordés pour contribuer, chacun selon ses moyens, à la constitution d’Archives nationales cinématographiques; en 1913 dans le “Tirso”, Giacinto Celano projette un “Musée du geste et de la parole” dans le double objectif de conserver la voix des hommes illustres et les moments les plus importants de la nation pour les générations futures; en 1914, lors de la visite du sous-secrétaire à l’Éducation nationale, le député Giovanni Rosadi, à la Morgana Film de Rome, les dirigeants de la Maison demandent la permission d’offrir au ministre de l’Éducation une copie des pellicules de la “Série Giovanni Grasso” pour commencer un musée cinématographique à instituer auprès de la Direction des Beaux-Arts; en 1917, il est affirmé dans un compte rendu de Cenere d’Eleonora Duse que ce film “a déjà été acheté par l’État pour la collection cinématographique qu’il est en train de classer — nouvelle source d’étude historique pour les générations futures — aux Archives d’État de Rome”; en 1920, dans le programme du “Conseil des industries cinématographiques” était prévue la “constitution d’un musée des films et des autres arts cinématographiques”; encore en 1922, année de la dissolution complète de l’UCI, Giuseppe Galassi prônait dans le “Tempo” de Rome la mise en place d’”Archives de la pellicule”. Tandis qu’avec les années de précieux matériels étaient détruits ou perdus en Italie, à New York était créé le très riche Museum of Modern Art Film Library et à Paris la Cinémathèque française recueillait les reliques de la cinématographie française en instituant récemment le “Musée du Cinema”. L’initiative turinoise d’un “Museo del Cinema”, entreprise en juin 1941 et soutenue par la municipalité de Turin avec l’affectation de locaux dans la Mole Antonelliana, servit à sauver des machines et des documents que la guerre aurait dispersés, comme en effet ce fut le cas pour le “Museo del Cinema Ricciotto Canudo” institué à Rome en 1942, après le don par Dante Vannucchi de précieuses reliques historiques cinématographiques. Espérons que le tout pourra être retrouvé et que l’on pourra ainsi instituer enfin un “Musée national du cinéma” en réunissant et conservant ce matériel précieux — il y en a encore beaucoup en Italie — qui se rapporte à l’histoire glorieuse de la cinématographie italienne.

(4) Un des premiers scénaristes de l’Ambrosio, Ettore Ridoni, mort quelques mois plus tard, et auquel je dois beaucoup d’informations précieuses sur le cinéma turinois, me racontait en 1940 que les plantes grimpantes enroulées autour des colonnes du triclinium sortaient directement du parquet et qu’il y avait des couteaux et des fourchettes éparpillés sur les tables... Ce fut par conséquent le film le plus sensationnel du monde, en 1908. Dans le “Bollettino ufficiale del Club d’Arte di Torino” (XII-1908) avait paru l’annonce suivante: “C’est peut-être le clou de ces derniers jours, une pellicule qui attira l’attention non seulement de l’Italie mais aussi de l’étranger, il suffit de dire qu’elle était projetée simultanément dans 14 cinématographes de Rome et méritait vraiment ce succès unanime. La maison qui l’avait fabriquée dut affronter des frais et des difficultés exceptionnels, et elle sut les surmonter dignement. Le thème du drame est très intéressant; mais ce qui fut interprété d’une manière splendide, c’est la scène du cirque, quand commença la grande

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scène historique de l’éruption du Vésuve, et la peur des gens qui regardaient le spectacle, qui tentèrent de s’enfuir mais furent suffoqués par la terrible action de la lave incandescente. Non seulement, mais tout le film fut étudié dans les moindres détails ; et toutes les scènes principales constituent de véritables tableaux artistiques. “En effet, trois ans plus tard le réalisateur français Victorin Jasset, tout en déclarant que l’‘école italienne’ n’avait pas collaboré à l’évolution de l’art cinématographique (!), admettait:

“Pourtant, presque à ses débuts, l’Italie produisit un chef-d’oeuvre qui trois ans après, malgré la rapide évolution faite en ce laps de temps, apparaît encore une des meilleures oeuvres de la mise en scène au ciné. Je veux parler des Derniers jours de Pompéi, qui, dès sa représentation, révolutionna le marché par son sens artistique, sa mise en scène soignée, l’habileté de ses trucs, sa largeur de conception et d’exécution, en même temps que par son exceptionnelle qualité photographique. Le film était hors pair et classa la maison Ambrosio parmi les meilleures marques” (in Anthologie du cinéma, textes réunis et présentés par Marcel Lapierre, Paris, La Nouvelle Édition, 1946, p. 90).

(5) Il marqua un des premiers résultats atteints par le génial directeur de l’Itala Film, Giovanni Pastrone.

La supervision artistique avait été minutieusement étudiée dans les textes d’histoire grecque et les peintres Borgogno et Luigi Romano Borgnetto avaient réalisé des décors grandioses. Les costumes somptueux des acteurs et des nombreux figurants venaient de la Maison Zampironi, fournisseur de la Scala.

Et puis techniquement, ce fut un film très important. Les machines de projection étaient alors équipées pour dérouler sans interruption une bobine de 300-350 mètres, car le public n’admettait pas de solution de continuité à son plaisir esthétique. Et c’est pour cela que quand Pastrone, au printemps de 1910, communiqua à son associé l’ingénieur Sciamengo, qui était temporairement en Espagne, son projet hardi de lancer un film de 600 mètres, il reçut cette réponse télégraphique: “600 mètres, invendable”. Mais le film, qui entraîna la transformation des machines de projection des principaux cinématographes, eut un franc succès et c’est ainsi que commença aussi en Italie la course au long-métrage. La Pasquali tourne Calvario, de mille mètres, l’Ambrosio arrive elle aussi à mille mètres avec L’ultimo dei Frontignac ovverossia il Romanzo di un giovane povero. Arrivent de l’étranger les longs-métrages de Pathé, Lux, Gaumont, Éclair, Bioscope ; puis de la Nordisk, In dem Großen Augenblick d’Urban Gad avec Asta Nielsen, de 1 200 mètres et Jugend und Tollheit de 2 mille mètres. En 1912 le long-métrage est très à la mode. Dans le “Courrier cinématographique” de Paris paraît une annonce de ce genre: “Lundi prochain le grand film — L’HISTOIRE DU MONDE — ou — Depuis Adam jusqu’à Fallières (Armand)

— Durée: huit jours! — Entrée comprenant la nourriture et la chambre pour les huit jours: 100 francs — Lavatory, bains chauds, pédicure etc. sont à disposition des spectateurs”.

Puis on s’arrête sur les 800 mètres environ. Cabiria en 1914 arrive à 4500 mètres.

(6) On comprend mieux la valeur pathétique de Cabiria dans la prose véhémente “style 1914”, du Napolitain Antonio Scarfoglio, qu’on put lire dans “Il Mattino” de Naples

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après la première: “Poème flamboyant, poème ardent. Des hommes qui tombent, des civilisations qui s’effondrent, des passions qui se dissolvent dans la chaleur fulgurante d’un énorme brasier; une glorification divine de la force rousse invincible qui courbe les hommes, fait craquer les villes, dévie les destinées. Et contre elle une douce fillette aux cheveux bouclés armée seulement de sa fragile beauté, de sa faiblesse infinie, qui lutte, qui se débat, qui gagne. Les flammes se lèvent hautes et furieuses autour de son petit corps impalpable, les humanités se déchirent à coups d’épée, de dents, et de frondes, autour du cercle restreint de son regard doux ; la lourde botte du destin passe sur les hommes, les choses et les civilisations et une ruine sinistre galope pour la vengeance du dieu non rassasié sur les côtes d’Afrique et d’Italie dans la trace plaintive de sa petite voix. Deux forces se font face: une faite de pillage, de haine et de violence, l’autre faite de faiblesse et d’innocence. Dans leur collision, deux villes meurent, deux croyances éclatent et une divinité s’écroule en ruines fumantes. C’est une hécatombe autour de cette petite vie palpitante et désarmée que les Parques ont marquée sur le front”.

(7) Avec la Caccia al leopardo tournée par Roberto Omegna en Afrique centrale en 1908 commença la série de films exotiques italiens, parallèlement à ceux qu’avait inauguré en France Alfred Machin, envoyé par Charles Pathé en Afrique (P. Leprohon, L’exotisme et le cinéma, Paris, Les Editions J. Susse, 1945). En 1910 le duc des Abruzzes donna une conférence au théâtre Vittorio Emanuele II de Turin sur son expédition au Caracorum: Sul tetto del mondo (Sur le toit du monde) et l’illustra avec un film (tourné par son opérateur Vittorio Sella) dont les recettes étaient destinées à l’Opera Bonomelli pour l’assistance des émigrés italiens. L’exclusivité pour tous les pays du monde fut cédée à Raleigh & Robert de New York. Le film d’un voyage de la duchesse Hélène d’Aoste au Congo en revanche fit l’objet d’une projection privée. Toujours en 1910 les voyages avec l’opérateur cinématographique à côté étant devenus à la mode, Giuseppe Levi, Gino Gabotti, Mario Piacenza, partirent de Milan pour le Caucase en tournant quelques pellicules; l’opérateur de l’Ambrosio Giovanni Vitrotti alla dans ces régions et en Russie, on en parle dans une autre partie du livre. Tandis que pendant l’été 1910 quelques membres de la Società escursionisti de Turin se rendent à Naples, Palerme, Malte, Tunis accompagnés d’un opérateur cinématographique, le scénariste de l’Ambrosio Arrigo Frusta et Giovanni Vitrotti arrivent sur le Mont-Blanc (Col du Géant) avec leur caméra, précédant de trois ans Frederick Burlingham, qui s’y rendit en 1913 avec quatre guides et un opérateur. L’excursionniste anglais fut précédé également dans l’exploration cinématographique du cratère du Vésuve par l’expédition effectuée le 5 juin 1912 par l’avocat Roberto Troncone, le professeur Malladra et le guide Andrea Varvazzo. La même année, Filippo Omegna allait en Inde et en revenait avec toute une série de documentaires produits par Ambrosio. En 1914 l’opérateur de la Comerio, Chentrens, accompagnait l’expédition du baron Raimondo Franchetti en Afrique orientale anglaise. Voir dans la Liste les pellicules exotiques italiennes successives.

(8) Le premier qui affirma en Italie l’utilité pédagogique du cinématographe fut

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Stefano Cremonesi, de Brescia (mort en 1922 à 51 ans). Il était resté à Catane comme officier de douane, et dès novembre 1906 il fit la première expérience de cinématographie scolaire en projetant aux écoliers de Catane, au cinéma Lumière Moderno qu’il avait installé en Via Spadaro Grassi, les documentaires de voyages et d’us et coutumes de pays lointain. Rappelons cependant que déjà dans la “Rivista di artiglieria e genio” del 1905 il avait été proposé d’utiliser les projections cinématographiques pour la formation des recrues. Le commandant de bataillon Luigi Castellani commença en 1907 à Florence la propagande pour l’introduction du cinéma dans les écoles. Un des premiers journalistes cinématographiques, Gualtiero I. Fabbri, lui dédia l’épigraphe suivante en 1916: Afin qu’il n’arrive jamais — dans le présent et à l’avenir — un sujet de dispute — sur le premier créateur — du — cinéma scolaire en Italie — que chacun sache — que celui-ci (modeste et non solipsiste) fut — le commandant décoré Luigi Castellani — lequel conseiller actif et honoré — au sein du conseil municipal de Florence — après près d’un lustre d’opposition acharnée — et d’activités vraiment fécondes — seulement vers la fin de 1907 — eut le triomphe du vote unanime — de ses collègues respectueux — à sa conception pédagogique impérissable — ainsi les écoles primaires de la ville de l’immortel Dante — avertissement et encouragement pour les autres — furent annonciatrices — de l’enseignement par le cinématographe. (In “Cinematografia italiana ed estera”, Turin, 15-30 octobre 1916).

De retour à Brescia, Stefano Cremonesi, devenu propriétaire de deux cinémas, fonde une Società cinematografica bresciana et en juillet 1909 démarre la première expérience de cinéma éducatif: il réunit périodiquement environ un millier d’enfants et adolescents et leur projette des pellicules morales et éducatives, ainsi que sur des sujets d’histoire naturelle, d’histoire et de géographie.

Dans sa lettre du 30 janvier 1910 adressée à la mairie de Brescia il mettait officiellement ses cinématographes à la disposition des écoles communales de sa ville tous les jeudis. Le programme du 11 mars 1910 au cinéma de l’édifice connu comme Crociera di San Luca était: Les microbes (scientifique); Napoléon (historique); Les grandes machines (industriel); Manœuvres de pompiers (gymnastique); La couronne (moral); Tartarin (amusant).

En janvier 1911 est constituée la société Brixia docet pour la production et la vente de pellicules morales et instructives et d’appareils de projection pour les écoles ; en octobre sort le premier numéro de la revue “Cinema docet”; en 1912 est fondée l’Association cinématographique nationale italienne Cinema docet à Milan sous les auspices de Stefano Cremonesi qui l’année suivante publie un livret, vendu en faveur des orphelins des instituteurs, et un petit journal, “Staffetta”, pour la propagande de la société Cinema docet.

La même année l’illustre archéologue Giacomo Boni, à la séance inaugurale du Troisième congrès photographique italien “organisé à Rome le 24 avril, qualifiait la cinématographie de ‘chaire moderne’ et biblia pauperum, facilitatrice de la culture, parce qu’elle reproduit dans les écoles des phénomènes, formes et mouvements naturels et des faits remarquables”.

En 1913, à la demande du Père Romano Costetti la Société émilienne de projection La

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bonne presse fonde une section cinématographique. En 1914 à Rome, la société Minerva pour les projections dans les écoles obtient la reconnaissance de personne morale suite au décret-loi royal du 28 juin 1914. Créée vers la fin de 1912 à Rome à l’initiative de Giovanni Rosadi et inaugurée par Corrado Ricci au théâtre Argentina, pendant l’année scolaire 1914-1915 elle réunit en 14 spectacles cinématographiques environ 14 000 enfants dans la grande salle au Calidarium des Thermes de Dioclétien. Le premier Conseil général de l’Istituto Minerva, présidé par Corrado Ricci, se tient à Rome en 1916. Le représentant français Edouard Petit, qui y participe, annonce qu’une institution semblable était en passe d’être organisée en France. En effet, par décret du Président de la République Painlevé était instituée une organisation pour l›enseignement scolaire au moyen du cinématographe et une commission comprenant pas moins de quarante-cinq personnes compétentes était chargée d’établir le plan général pour parachever la structure.

Et tout ceci alors qu’en Italie on peinait à garder en vie les diverses institutions, qui auraient eu besoin de beaucoup plus de moyens et d’un appui plus vigoureux de la part du gouvernement. L’Istituto Minerva dura quelques années. En 1923 le maire de Milan promut un Organisme national pour la cinématographie instructive et éducative, pour la production de pellicules instructives, mais il ne dura pas longtemps. En 1924 on fonde à Rome une Unione Cinematografica Educativa dirigée par Luciano De Feo et Eugenio Fontana, qui par le décret-loi royal 1985 du 5 novembre 1925 devient personne morale et prend le nom de Istituto nazionale Luce per la propaganda e la cultura a mezzo della cinematografia. Le 20 septembre 1927 était inauguré à Rome l’Istituto Internazionale per la cinematografia educativa que l’Italie avait proposé à la Société des Nations.

Suite au décret-loi royal du 25 janvier 1925 l’institut LUCE se transforme en entité semi-publique et est déclaré unique organe cinématographique et photographique au service de l›État.

(9) “Je puis affirmer sereinement et sans présomption avoir été un des maîtres dans ce secteur particulier de la production de films. Mes pellicules d’aventure attentivement examinées par les producteurs d’Hollywood, constituèrent autant de modèles sur lesquels, le moment venu, seront calquées les acrobaties d’Eddie Polo et de Douglas Fairbanks “ (Domenico Gambino, Salti e tuffi nel mio passato, “Film”, Rome, 6 août 1939).”

(10) Cf. M. A. Prolo, Italiani nella cinematografia straniera, in “Bianco e Nero”, Rome, I, 1949, p. 70-75.

(11) Cf. Il cinema italiano dal 1930 ad oggi, in Almanacco del cinema, Rome 1939, p. 21-23 et p. 81-95; L. Freddi, Cinema, Rome, L’Arnia, 1949, vol. I, p. 49-60.

CHAPITRE Ier

(1) Le brevet fut enregistré le 11 novembre 1895 (n° 40128 au Registre général). Rappelons à propos de lui également, en dehors d’un “ kinographe perfectionné” présenté dans une séance de la société photographique italienne à Florence dans les premiers mois de 1900, l’enregistrement d’un brevet de cinématographe de poche en juin 1910; d’un

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nouvel appareil pour la prise de photogrammes cinématographiques en novembre 1911 et en France en septembre 1912; d’un nouvel appareil cinématographique qui incorpore une caméra panoramique qui donne aux images une largeur d’angle supérieure à 110° (Allemagne 1912 - vendu à l’Amérique); d’un nouvel appareil à objectif rotatif avec un angle à 90° (février 1919). Il faudrait une étude exhaustive sur ce génial inventeur italien.

(2) Cf. G. Sadoul, Histoire du Cinéma, I: L’invention du cinéma (1832- 1897), Paris, Denoël, 1946, p. 263 et suiv.

(3) Promio, un des premiers reporters cinématographiques envoyés à l’étranger par la maison Lumière pour augmenter son stock de pellicules, filma en octobre de cette même année 1896 le roi Oscar de Suède lors de l’inauguration de l’Exposition à Stockholm. Le documentaire, tourné à 11 heures, était projeté déjà à 19 heures devant le souverain. (Cf. A. Promio, Carnet de route, in M. Lapierre, op. cit.).

(4) Vittorio Calcina, sur mandat de Lumière, avait demandé de pouvoir offrir au roi Humbert et à la reine Marguerite un spectacle cinématographique à Monza. L’offre avait été acceptée et le chef de section au bureau du Premier Aide de camp général de Sa Majesté le roi Pietro Olivieri lui avait écrit de Monza le 2 octobre 1899: “Cher Monsieur Calcina. - Je réponds à votre lettre datée de Gênes. Je savais naturellement que Son Excellence avait écrit à Monsieur Lumière pour la séance cinématographique à Monza. Or je vous préviens que Sa Majesté sera absente peut-être pendant une dizaine de jours et que vous avez donc le temps de préparer tranquillement tout le nécessaire. J’ajoute pour votre gouverne que désormais la lumière électrique est installée dans la Villa royale. Salutations distinguées etc. ”.

Et voici le programme du spectacle:

Venise - Départ de LL. MM. du Palais royal, année 1898

Venise - Arrivée de LL. MM. avec les empereurs d’Allemagne, passage dans le jardin de LL. MM. se rendant à l’embarquement à bord du Hohenzollern qui appareille pour l’Orient

LL. MM. au Château royal de Monza, 20 novembre 1896

LL. AA. RR. les princes de Naples à Florence, 1897

Une revue de l’infanterie russe à Peterhof

Saut d’obstacles (haies) de dragons français

Passage difficile d’artillerie

Une bataille d’oreillers entre enfants

Au bord de la mer

Ballet sur scène (Carnaval de Venise)

Cyclistes romains arrivant à Turin, 1898

Paysans acrobates à l’Exposition de Turin

Entrée à l›Exposition de Turin

Kiosque Talmone à l’Exposition de Turin

Promenade à l’Exposition de Turin

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La lampada della nonna (Ambrosio, 1913).

Sortie des visiteurs de l’Exposition par la Porte du Saint-Sépulcre à Jérusalem Salut à Jérusalem depuis le train

Célébrations du jubilé de Londres à S. M. la reine d’Angleterre

Célébrations du jubilé et cortège de princes

Séville – Corrida – Entrée de la quadrille

Séville - Corrida - L’estocade

Séville - Danse de boléros

Belfast – Pompiers sur leurs gardes

Une procession à Lourdes

Lancement de l’Emanuele Filiberto à Castellamare Débarquement d’un bateau-mouche à Lyon

Cortège nuptial

Vittorio Calcina eut également l’autorisation de tourner les funérailles du roi Humbert Ier à Rome. Le général Ugo Brusati, premier aide de camp du nouveau roi, communiquait personnellement cette permission à un personnage haut placé de Rome: “Monza, le 4 août 1900. - Sa Majesté le Roi n’a rien contre à ce que Monsieur Vittorio Calcina, opérateur du Cinématographe et représentant de la Maison Lumière en Italie, dispose son appareil pour filmer de la meilleure façon possible, à Rome, le cortège funèbre qui accompagne la dépouille mortelle du regretté roi Humbert Ier. Autorisé par S. M. le Roi, je vous prie de faciliter la tâche du susdit Monsieur Calcina en préparant tout dans ce but”

(5) Cf. N. Giannitrapani-R. Persechini, La vera origine del cinema italiano, “Cinema”, Rome, 1942, 25 mai, n° 142. Le premier des manuels techniques parus en Italie sur le cinématographe (Guglielmo Re, Il cinematografo e i suoi accessori, Milano, Hoepli 1907, n° 614) était consacré au “ génial et sympathique photographe Italo Pacchioni qui fut un des premiers en Italie à faire connaître les beautés de la photographie animée.

(6) Cf. Mario Corsi, Fregoli pioniere del muto e precursore del sonoro, “ Cinema ”, Rome, 10 décembre 1936, n° 11 ; et Fregoli raccontato da Fregoli, Milan 1936.

(7) Le premier pape apparu à l’écran fut Léon XIII (1810-1903). Parmi les reliques de Vittorio Calcina données par sa fille Stella Calcina au “ Museo del Cinema “ de Turin il y a la photographie tirée d’un photogramme — où le vénérable souverain pontife soutenu par deux prélats se dirige vers un fauteuil — pris évidemment dans une pellicule Lumière de 1896.

(8) Chronophotographe système Demenÿ ou photographie animée… Dans cet appareil est placée une bande pelliculaire entraînée par un mouvement continu de la bobine réceptrice, qui se dévide au fur et à mesure que le ruban se déroule. Mais, durant le passage d’une vue devant la petite fenêtre du disque obturateur qui laisse passer les rayons de la source lumineuse, ce mouvement est momentanément suspendu au moyen d’une tige excentrique faisant office de came et grâce à laquelle la pellicule reste toujours tendue… on a calculé que pour la bonne apparence d’un tableau animé, la bande pelliculaire qui

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mesure plus de 20 mètres de longueur doit être entièrement déroulée en un temps compris entre 45 et 45 secondes environ. On comprend du reste que selon les sujets il peut convenir d’accélérer ou de ralentir le mouvement (l’explication détaillée de l’appareil est accompagnée d’une photographie et de deux figures où l’appareil porte la marque de fabrique suivante: Comptoir général de photographie Gaumont & C.ie, Paris - Il Progresso, Torino, novembre 1896).

(9) Vittorio Alinari en parle dans un article du Bullettino della Società Fotografica de Florence (juin 1900) sur la photographie à l’Exposition de Paris. Après avoir mentionné le cinématographe Chrono de poche de Gaumont, appareil de taille réduite et apparemment bien construit, à propos de Lumière il ajoute: “ Il expose un autre appareil, le Kinora, qui sert à dérouler en donnant suffisamment l’illusion du mouvement, les cinématographies imprimées sur papier. J’ai même acheté cet appareil, bien qu’il ne soit pas beaucoup plus qu’un jouet, et en tant que tel je ne sais pas si j’oserai le présenter dans une des séances de notre Société ”. Dans le petit appareil un rouleau à ressort, en actionnant un bouton déroulait rapidement une bande de papier sur laquelle étaient imprimés les principaux photogrammes d’un film, que l’on pouvait regarder comme dans un appareil stéréoscopique manuel. Vittorio Calcina l’envoya en don à la famille royale avec les rouleaux suivants de “ vues animées “:

S. M. le Roi Humbert et la Reine à Monza le 20 novembre 1896

S. M. le Roi et le Prince de Naples à Turin le 25-5-1897

S. M. le Roi et la Reine à Venise en septembre 1898

S. M. le Roi et la Reine avec la famille impériale d’Allemagne à Venise, 1897

S. M. le Roi à la revue des troupes revenant des grandes manœuvres le 8 septembre 1899

LL. MM. le Roi et la Reine aux mines de Monteponi, 1899.

(10) Cf. Giovanni Livoni, I primordi del cinema a Roma, “La Cinematografia italiana ed estera”, Turin 15 mars 1918; Mario Corsi, Giubileo di un decano del cinema (Ezio Cristofari), “Bianco e Nero”, Rome, novembre 1937.

(11) S. Pappalardi, I primi cinema napoletani, “Cinema”, Rome, 25 mars 1939, n. 66; R. Paolella, Contributo alla storia del cinema italiano, “Bianco e Nero”, Rome, septembre 1940.

(12) C. B., Ambrosio, l’uomo dei 1478 film, “Film”, Rome, 19 février 1938, n° 4.

(13) (13) E. Ceretti, Il pioniere, “Cinema”, Rome, 25 avril 1940, n° 92

(14) Cf. Vita patetica di Alberto Collo, “Film”, Rome, 2-9-16-23 juillet 1917.

(15) Dans le “Bullettino della Società Fotografica” d’avril 1906 avait paru l’annonce suivante: “Premier établissement italien de manufacture cinématographique Alberini e Santoni – Administration: Rome Via Torino 96 – Atelier de production: Via Appia Nuova, hors la Porta San Giovanni. Cher Monsieur. Le grand développement qu’a connu notre

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entreprise et qui a rencontré tant de faveur en Italie et à l›étranger, ainsi que la nécessité d’augmenter la production cinématographique, nous ont induits à transformer notre établissement de manufacture cinématographique à Société italienne Cines. La nouvelle firme continuera et augmentera considérablement la production de pellicules, la fabrication d’appareils et la vente de tout ce qui se rattache à la cinématographie et aux arts apparentés. Nous vous remercions avec gratitude de l’appui que vous nous avez accordé jusqu’à ce jour et nous espérons que vous voudrez toujours honorer la nouvelle Société de vos commandes appréciées, etc. - Filoteo Alberini, Dante Santoni”. La Cines de 1909 à 1939 réalisa environ 1 525 films; son animateur fut le baron Alberto Fassini qui la dirigea de 1911 à 1918 (Cf. A. R. Cades, Storia della Cines, “Cinema”, Rome, 25 avril 1937, n° 20).

(16) La Cines avant l’arrivée de Gaston Velle avait déjà tourné une vingtaine de films, dont 10 documentaires. G. Sadoul l’affirme en ajoutant:“Velle ne s’était pas contenté de se faire accompagner par les décorateurs Dumesnil et Vasseur ainsi que par son opérateur André Wauzele, spécialiste du trucage; il avait aussi emporté le scénario des films qu’il avait tournés ou vu tourner chez Pathé, avec les croquis des décors et les principales indications de scène” (G. Sadoul, Histoire générale du cinéma, II: Les pionniers du cinéma - De Méliès à Pathé 1897-1909, p. 410). Ce qui devait être dans les habitudes du réalisateur français, parce qu’en quittant la Cines en septembre 1907 pour retourner chez Pathé il emporta avec lui le scénario du film Nel paese dei sogni (un garçon fait des rêves merveilleux après avoir lu un roman de Jules Verne) que sortira ensuite Cines en octobre 1907. En effet, début novembre sortait chez Pathé Frères un film, identique, Petit Jules Verne; ce fait fut déploré par l’hebdomadaire “La lanterna” (Piccolo corriere politico artistico letterario, Rivista dei cinematografi, Naples 16 novembre 1907, n° 9). Les films de Pathé produits par Cines furent: Le triple rendez-vous, La pile électrique, L’accordéon mystérieux (comique) et une féerie de 220 mètres, Voyage dans une étoile “grande scène fantastique en dix tableaux”. Dans le précieux Tome 2 de l’Histoire de Georges Sadoul apparaissent quelques illustrations des films Cines Pierrot innamorato et II pompiere di servizio, provenant de la Cinémathèque française (p. 409, 411). Parmi les Français qui étaient venus en Italie à cette époque-là nous pouvons ajouter l’ingénieur Pouchain et M. Planchon, anciens dirigeants dans l’usine de pellicules Lumière à Lyon, qui allèrent à la direction de l’établissement de soie artificielle Cines à Padoue, lequel devait produire le celluloïd nécessaire pour une usine de pellicules vierges à installer à Pontevigodarzere. Il fonctionnait certainement en 1911, parce que dans le Catalogue général officiel de l’Exposition internationale de l’industrie et du tyravail de Turin, à la rubrique “Soie artificielle” (Groupe XIX, classe 129), figurait la Società italiana Cines Anonima Roma, capit. vers. 3.000.000 - Stabilimenti: Roma, Manifattura cinematografica; Padova, Fabbricazione seta artificiale e prodotti affini; Vigodarzere, Fabbrica pellicole sensibili, applicazioni del collodio e prodotti affini.

- Filiali: Parigi, Londra, Barcellona, Mosca, Berlino; Agenzie: New York, Rio de Janeiro, Buenos Ayres, Caracas, Sidney, Yokoama, Hong Kong, Cairo d’Egitto . Une des raisons du grand développement de la Cines fut peut-être son autonomie à se ravitailler en pellicule vierge.

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(17) J’ai connu Charles Lépine (Bordeaux 3 mars 1859 ; Turin 15 janvier 1941) dans la dernière période de sa vie. En plus des dons qu’il fit au Museo del Cinema de Turin il me donna aussi beaucoup d’informations. Celle par exemple, dont je trouvai une confirmation dans les souvenirs de Gabriel Moreau, que la première edition française de L’assassinat du Duc de Guise, fut tournée sur une série de cartes postales. “ La technique de Lépine est beaucoup plus évoluée que celle des féeries contemporaines de Méliès et son style est très different de celui de Montreuil “ (G. Sadoul, op. cit., Tome 2, p. 338). Il n’est pas improbable que le choix de la marque de fabrique de Pathé, le célèbre coq, soit dû à Lépine, naturaliste préparateur ; en effet, dans ses papiers il y a la reproduction, avec son autographe, d’un coq empaillé, manifestement réalisé par lui.

(18) Carlo Rossi fut le successeur de Gaston Velle chez Cines en 1907. Parmi les brevets délivrés en France en octobre 1908, il y en a un de Carlo Rossi, “Mécanisme pour l’entraînement de la pellicule ou film dans les appareils cinématographiques”. En janvier il brevette en Italie une “Plate-forme panoramique horizontale et verticale pour la prise de vues cinématographiques et pour les appareils cinématographiques en général”. La même année il fonde à Pianpalais en Suisse une société Iberia, puis à Genève la Duplex-Rossi pour l’exploitation de ses brevets relatifs au dispositif pour l’inversion Duplex et la bobine Duplex, et ceux déjà produits et futurs concernant la pellicule cinématographique multiple, où les photogrammes étaient placés deux par deux dans le sens de la longueur, de façon à ce que sur une pellicule normale, sans changer les perforations, on pouvait avoir deux séries de photogrammes, une à droite et une à gauche, des deux films différents, réduisant ainsi de moitié le coût. L’appareil pouvait servir pour développer le cinéma scolaire. En 1912 on lit même que Carlo Rossi traite avec le ministère français de l’Éducation nationale pour introduire le système Duplex Rossi dans les écoles françaises; en août 1912 un film de 1200 mètres est breveté en France pour le compte de Pierre Ulysse, longueur qui se réduit à 300 mètres puisqu’il y avait quatre rangées de photogrammes. L’invention de Rossi n’eut pas une grande application par la suite, à cause de la difficulté d’adapter les objectifs, et à cause de la détérioration de la pellicule qui passait deux fois plus dans le projecteur.

(19) Selon des déclarations verbales faites par Giovanni Pastrone, par Charles Lépine et par l’ingénieur Ernesto Zollinger en 1941.

(20) Cf. Vita laboriosa e geniale di Giovanni Pastrone in “Film”, Rome, 4 novembre 1939 et suiv. L’Itala Film eut tout de suite un groupe excellent d’opérateurs. En dehors de Tomatis, Natale Chiusano, Augusto Battagliotti, Carlo Franzeri, Carlo Riffaldi y travaillèrent, et beaucoup d’autres par la suite. Le maître fut Segundo De Chomon, pionnier du cinéma espagnol, ayant fondé à Barcelone en 1910 la maison Hiberia, après avoir été chez Pathé comme successeur de Lépine dans la réalisation de trucages stupéfiants. Arrivé à l’Itala à la fin de 1911, il accorda tout de suite avec le génie de Giovanni Pastrone sa tendance à être satisfait du truc en soi: l’un inventait, l’autre réalisait techniquement.

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Roberto De Chomon Ruiz, son fils, fut pendant des années son aide-opérateur avant de se consacrer à la réalisation de films en couleur.

(21) G. Sadoul cite (op. cit., Tome 2, p. 416) une société de production Frères Anselio de Rome: “À Rome enfin, Lamberto Pineschi fonda sous son nom une société qui fut dénommée Latium après son départ et celui des frères Anselio”, et aussi dans l’index des noms nous trouvons Anselio Frères producteurs italiens. Évidemment il s›agit du frère et de l›associé de Lamberto Pineschi, Azeglio. Quittant leur terre natale, la Toscane, les deux frères s’étaient établis à Rome au début de 1900 ; Lamberto alla à Paris, puis à Turin, où il s›associa avec Carlo Rossi et Guglielmo Remmert dans une entreprise de radiotéléphonie, qui se transforma en 1905 en société de production cinématographique. Lamberto Pineschi, ayant abandonné ses associés turinois, retourna à Rome pour fonder avec son frère Azeglio, le 21 juin 1907, au 77 de Via Appia, la Manifattura cinematografia Fratelli Pineschi avec 85 mille lires de capital. La firme fabriqua beaucoup de petits films et commença parallèlement des expériences pour appliquer le phonographe au cinématographe. En 1908 les frères Pineschi montèrent un film sonore et chanté, II trovatore, selon un système appelé Phonothéâtre Pineschi. Le film fut projeté à Rome au cinématographe Lumière situé dans le palais Altieri de piazza del Gesù, avec un grand succès, mais il fut ensuite interdit par la maison Ricordi pour violation des droits d’auteur.

Toujours en 1908 M. Pierini inventa un appareil isosynchronisateur électrique avec lequel il tourna Duetto del pipelet et Duetto della mascotte, en annonçant la fondation d’une Fabbrica pisana di pellicole parlate avec à sa tête A. Rattelli, professeur de physique à l’Université de Pise.

En janvier 1909 Lamberto Pineschi, qui entre-temps avait donné à l›usine le nom de Latium Films, breveta un dispositif de démarrage automatique des gramophones dans les représentations cinématographiques et un appareil de production synchronique de la voix et de la cinématographie stéréoscopique. En même temps, Antonio Mannelli, originaire de Livourne, annonçait un voxmotographe, qui combinait un projecteur avec la reproduction phonographique de la voix. (Cf. “Il Tirso”, 26 octobre 1909).

Après avoir vendu la Latium Film en 1910, les frères Pineschi continuèrent leurs expériences cinématographiques, et brevetèrent en 1913 un appareil qui permettait de garder un synchronisme parfait dans un métrage illimité de pellicule.

En 1916, il fonda avec Dante Santoni, le premier associé de Filoteo Alberini, un nouvel établissement, le Tecnoteatro, pour la production de pellicules en couleur et pour la construction de machines parlantes, qui déjà à l’époque assuraient un synchronisme parfait entre la machine de prise de vues et de projection et la machine pour l’enregistrement de la voix et des sons.

Déjà en 1919 le Sicilien Giovanni Rappazzo avait réussi à enregistrer les sons sur le bord de la pellicule avec un Électro-ciné-phono, basé sur un révélateur photoélectrique au sélénium; l’ingénieur Elvino Pagliej avait présenté au théâtre des Quattro Fontane le film Finalmente parlo exécuté et synchronisé avec les appareils Eureka (Ugo Gracci réalisa-

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teur, avec comme protagoniste Cesare Dondini); Edoardo Vecchiato et Cipriano Vische, de Trieste, avaient tenté de réaliser le film sonore. Les frères Pineschi parviennent en 1921 à réaliser un nouveau raccord automatique entre la machine de projection et des disques parlants, atteignant ainsi le parfait synchronisme entre le son et l’image.

Ce fut en Via Calatafimi que le maestro Mascagni assista aux premiers essais du film sonore II barbiere di Siviglia, produit non plus avec le système phonographique, mais avec une gravure sonore directement sur la pellicule, et qui fut projeté entièrement au théâtre Adriano de Rome en 1923. Le soprano Di Veroli et le ténor Manurita avaient apporté leur collaboration pour sa réalisation. Trois ans plus tard la Warner Brothers tournait son premier film sonore avec un système presque similaire.

Terminons ce bref historique en rappelant l’activité de Luigi Robimarga, natif des Abruzzes, inventeur dès 1926 d’un Phonofilm italique basé sur le système du synchronisme entre la caméra, le projecteur et la machine de prise de son porte-disques à commande électromagnétique, munie d’un synchronisateur facile à utiliser et à installer. Le gouvernement italien de 1929, qui avait déjà montré une incompréhension absolue à l’égard des tentatives géniales des frères Pineschi, au lieu de soutenir l’invention de Robimarga et favoriser l’exploitation commerciale des inventions italiennes, s’en désintéressa et pendant des années les cinématographes italiens se servirent de machines de projection étrangères.

(22) Cf. E. Ceretti, Il fotografo di S. M. il Re, in “Cinema”, Rome, 25 avril 1940, n° 92; A. L., Luca Comerio, in “Tempo”, Milan, 4 juillet 1940, n° 58, V. D’Incerti, Ricordo di Luca Comerio, in “Ferrania”, juin 1950.

(23) Della Borsa (26 Via Roma), Excelgrafica (11 Via Finanze), Splendor (31 Via Roma, “le tremblement est supprimé, fixité absolue de la projection”), Nuovo Sistema (134 Corso Regina Margherita), Madrid (Via Berthollet ang. Via Nizza), Ireos (2 Via Cernaia), Principe Amedeo (20bis Via Principe Amedeo; entrée: deux sous), Radium (15 Via Madama Cristina, entrée quatre sous, jeunes et militaires deux), Galleria Subalpina (Galerie du même nom), Cosmorama mouvant (8 Via Lagrange), Vetrina collettiva (14 Via Garibaldi). Le 14 mars 1907 il y avait à l’affiche du Borsa, The great train robbery (Le Vol du grand rapide) d’Edwin S. Porter, tourné par l’Edison en 1903 avec Broncho Billy.

(24) À Naples, où Mario Recanati, Menotti Cattaneo, Eugenio Pinzuti avaient implanté les premiers cinémas, il existait en 1907: 9 cinémas fixes, 7 circulants et 2 cinémas chantants. Les premiers étaient: la salle Elgé dans le palais Casilli de Via Alessandro Poerio près de la gare de chemin de fer, dont les propriétaires, les frères Troncone, projetaient des films de leur production ; la salle Recanati dans la Galleria Umberto I au n° 90 et la salle Iride, Via Alessandro Poerio, qui étaient les plus anciennes; le Salon de la Gaité Via De Pretis, et puis le Parisien, l’Olimpia, le San Giuseppe, l’Internazionale, l’Umberto I, le Mercadante a Foria, la Sala italiana, le Marconi, le Garibaldi, le Monte Majella, le Scotto Yonno, le Vomero (“Il cinematografo”, Naples, 22 septembre 1907). “”

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(25) “Rivista fonocinematografica e degli automatici, istrumenti pneumatici ed affini”, Milan, 8 avril 1907, Direction et administration 7, Via Pattari. En voici la présentation: “Les conditions déjà assez évoluées de la phonographie, de la cinématographie et des techniques apparentées rendent nécessaire un périodique qui soit fait non seulement de la plus profonde connaissance des diverses manifestations d›inventions si utiles, mais qui soit un moyen de communication et de relations commerciales entre ceux qui en font une industrie spécifique”. En mars 1908, fusionnant avec le périodique napolitain “Café chantant”, elle ajouta à son titre “Rivista fotocinematografìca”. Sur ces entrefaites était née à Naples, le 1er octobre 1908, la revue “Cine-fono” qui avec son numéro du 7 juillet 1909 fusionne avec “Café chantant-Rivista fonocinematografica” tout en gardant son nom. Voir également E. Ceretti, La storia della critica cinematografica in Italia, in “Cinema”, Rome, 10-25 janvier, 10 février 1939 ; A. Frescura, Dove e come è nata la cronaca cinematografica, in “Film”, Rome, 12 mars 1938.

(26) Gaio (Angelo Orvieto), Spettacoli estivi: Il cinematografo, in “ Corriere della Sera”, Milan, 21 août 1907.

(27) Le pionnier Roberto Omegna depuis peu décédé à Turin, ne se rappelait pas de cette collaboration, et il écrivait: “L’Italie a été la première à faire des films scientifiques et pédagogiques. Le premier film technique agricole remonte à 1906, et les premières prises de vue globales de films scientifiques à 1907. La première victoire arriva en 1911 au Ier concours international du film scientifique qui s’est tenu à Turin, avec mon film La vita delle farfalle auquel fut attribuée la plus haute récompense” (R. O., Cinematografia scientifica, in “Bianco e Nero”, Rome, novembre 1931, p. 61). Ce documentaire sur la vie du Parnassius Apollo qu’Omegna tourna avec Guido Gozzano dans le Val d’Ayas (Vallée d’Aoste) fait partie de la cinémathèque du Museo del Cinema de Turin.

(28) C’est peut-être la même pellicule que projeta à Naples en 1911 le professeur Gaetano Rummo durant un cycle de conférences sur les maladies nerveuses. Précédemment il y avait eu à Naples des projections d’opérations chirurgicales du professeur Doyen.

(29) Ernesto Ragazzoni, Dal teatro al cinematografo, in “La Stampa”, Turin, 21 mars 1908. Voir G. Sadoul, op. cit., Tome 2, p. 253 et p. 314.

(30) Sur les rapports entre G. D’Annunzio et le cinéma, voir spécialement: L. Bianconi, D’Annunzio ed il cinema, in “Bianco e Nero”, Rome, février 1942; et du même auteur, Arte muta e letteratura: verismo e dannunzianesimo, in “Bianco e Nero”, février 1942. L’attitude du poète, après l’enthousiasme du début, fut toujours dédaigneuse, car il jugeait les réalisations du cinéma indignes de ses possibilités. Il déclarait en février 1900: “Le cinématographe aujourd’hui n’est qu’une représentation scénique muette qui non seulement perpétue mais exaspère la misère du métier théâtral. Et il renonce même à l’unique avantage du silence, reliant avec les plus fastidieux fracas de touches et de cordes les visions incohérentes. — Je pense qu’après une erreur qui a perduré depuis si longtemps, le moment est venu de tirer de ces images mimiques les éléments d’un art nouveau, en

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remettant à l’honneur la divine Fantaisie. — Si le cinématographe est un art de lumière, sa muse ne peut être que celle qui, dans notre Antiquité, fut dite muse de la lampe, comme la puissance qui telle la lampe illustre les choses et se révèle elle-même. Puisque l’Énergie est notre dixième muse invoquée par le poète et élue par le peuple, espérons dans l’avènement de la onzième sur ce bas monde bolchevique et wilsonien; et qu’elle puisse dire, dans le latin de la Lune: Redibo plenior” (“L’Arte del silenzio”, Rome, 15 février 1920). Il avait écrit un scénario à Fiume en 1920, L’uomo che rubò la Gioconda (L’homme qui vola la Joconde), qui fut publié dans la revue française Ambassade en septembre 1932 sous la direction de Mario Duliano, auquel il avait été confié par Émile Richard (Cf. “Scenario”, Notizie, septembre 1932). Une autre nouvelle de 1921 attribue à D’Annunzio l’envoi d’un sujet au grand réalisateur américain David Wark Griffith.

(31) Deux films de l’Itala figurent au programme inaugural du plus grand cinéma du monde, l’Hippodrome, qui ouvrit à Paris, place Clichy, à la fin de 1908: La faute d’un père, La culture du riz en Italie (Cf. G. Sadoul, op. cit., Tome 2, p. 401). Le premier grand problème que la cinématographie dut résoudre après sa naissance fut celui de la fixité des images sur l’écran, qui dépendait de la délicate et difficile opération de la perforation. Jusqu’en 1908 environ, chaque fabricant de pellicules avait son propre format de perforation et il fallait appliquer des réducteurs aux machines de projection. Giovanni Pastrone, révolutionnant les systèmes utilisés jusqu›alors, trouva un nouveau procédé, qui fut ensuite adopté universellement, pour obtenir la plus haute précision de poinçonnage dans les passages successifs de la pellicule du négatif au positif. La première marque de fabrique de l’Itala Film, dessinée par le peintre turinois Borgogno, consistait en un cartouche avec le mot “Fixité” brandi par une dame prospère. Rappelons également deux règles à calcul inhérentes à la perforation de la pellicule négative et positive, conçues par Francesco Margiunti durant son séjour comme mécanicien à l’Etna Film de Catane et conservées elles aussi au Musée du cinéma de Turin. Il n’existe pas encore en Italie d’histoire de la technique cinématographique, alors qu’il faudrait garder le souvenir avec une plus grande ampleur de tous ceux qui en Italie implantèrent des ateliers pour la réparation des premières machines de prise de vues et de projection, qui arrivaient de l’étranger, et des premiers dispositifs pour la perforation et l’impression des pellicules, en améliorant leur fonctionnement avec des astuces géniales, et en fabricant par la suite des appareils italiens (même pour les films en couleur et pour les films stéréoscopiques). Parmi ces techniciens rappelons Filoteo Alberini, les frères Lamberto et Azeglio Pineschi, Dante Santoni à Rome; Giuseppe Bianco constructeur de très bonnes poinçonneuses et métreuses de pellicule, le mécanicien Brero qui a créé une machine de prise de vues, comme également l’opérateur Pietro Marelli, l’ingénieur Gaetano

De Giglio, la firme Pozzo e Manina à Turin; la Fumagalli e Pion, la Prévost, la Zanotta à Milan, ainsi que de très nombreux titulaires de brevets italiens pour des inventions, méthodes, perfectionnements, procédures, dispositifs, systèmes pour l’industrie cinématographique.

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(32) À Vittorio Calcina nous devons le Cine Parvus, le premier ensemble d’appareils pour le format réduit construits en 1911 (conservés maintenant au Musée du cinéma de Turin) qui ne put être exploité commercialement après son perfectionnement définitif car survint la guerre mondiale.

(33) À Naples on alla même jusqu›à interroger sur la crise du cinéma Arturo Labriola, professeur d›économie politique à l›École d’études commerciales napolitaine. Il déclara: “L’industrie prospérera d’autant plus qu’on en aura prouvé l’utilité. J’ai une bonne opinion du cinématographe et je voudrais le voir élevé sans tant de scènes comiques finales. Reproduisez-nous nos grandes galeries d’art. Faites défiler sous nos yeux les Offices, Brera, les Musées du Vatican, le Louvre, le British Museum... Les écoles auront besoin de vous”.

(34) U. Pierantoni, Cinema e teatro, in “Il Tirso”, Rome, 15 août 1909.

(35) Annoncée au début de 1909, elle ferma en décembre et la remise des prix eut lie en 1910. Le comité exécutif était composé de Edoardo Banfi président, G. Bistolfi, G. Brioschi, L. Grabinski Broglio, Dino Coen, Ulisse Cermenati, Ferruccio Foà, Gualtiero I. Fabbri, Achille Lanzi, Luigi Marone, Ercole Pettine, Antonio Rovescalli, Antonio Rubino, Pietro Tonini, Bernardino Viviani, Aldo Lucchini, Armando Vay, Giuseppe Franquinet. Les maisons qui furent récompensées par la médaille d’or furent la Saffi Comerio pour un Saggio del poema dantesco (en cours de préparation), Ugo e Parisina, Dall’alba al tramonto; l’Ambrosio pour Nerone, La caccia al leopardo, L’industria del legno nel Cadore; la Cines pour Macbeth; l’Eclipse de Paris pour Leggenda del violino, L’isola (scènes prises sur le vif); la “ Lux “ de Paris pour Un dramma sotto il Comitato di salute pubblica et Infortunio di un invalido; l’ Éclair de Paris pour La collana della vergine e Arcangelo (scènes prises sur le vif); la Vitagraph (Amérique) pour Il cammino della croce, La principessa misteriosa, Il Niagara d’inverno, l’Aquila pour Onore e vita; l’Itala qui avait envoyé, hors concours, des pellicules synchronisées. D’autres prix étaient allés à la Latium pour II crocifisso d’ottone, à la Adolfo Croce e C. pour Trento pittoresca, à la Unitas de Turin, à la Pasquali e Tempo .

(36) Par une circulaire préimprimée à laquelle était joint un formulaire pour commander des copies des pellicules (les arrhes à verser étaient de 50 lires) la Maison Manifatture cinematografiche Adolfo Croce & C., avec des établissements 19 Via Carlo Ravizza et 40 Via Vittoria Colonna, informait son aimable clientèle qu’elle s’était adjugé l’exclusivité du filmage exceptionnel du Premier circuit aérien international de Brescia, une “nouveauté sensationnelle”:

“En vertu d’accords spéciaux pris avec le Comité d’organisation, aucune autre maison de production de pellicules cinématographiques ne pourra couvrir cet intéressant événement, l’accès étant formellement interdit à toute personne extérieure dans les enceintes fermées et dans les hangars avec des appareils cinématographiques... Le Circuit aérien de Brescia n’a pas besoin de présentation, tout le monde connaît l’extraordinaire importance qu’a cet événement, auquel concourent les plus célèbres aviateurs avec les appareils les

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plus célèbres. Pour prouver son intérêt exceptionnel, il suffit de citer le nom de certains d’entre eux: Blériot, le vainqueur de la traversée de la Manche, Latham, Farman, Delagrange, les lieutenants Calderara, Savoia, Monsieur Carlo Moucher et beaucoup d’autres encore... ”.

(37) F. Liberati, Venti anni di palcoscenico, Rome, 1937, p. 128 et suiv.

(38) Voir D. Meccoli, La fiera della vanità, “Cinema”, Rome, 25 décembre 1939, n° 84. Arrigo Frusta, le Turinois Sebastiano Ferraris, qui va bientôt publier ses souvenirs cinématographiques, a écrit en 14 ans 319 sujets de films. En 1912 les adaptations cinématographiques de Les derniers jours de Pompéi (2e édition) et des Fiancés lui furent payées mille lires chacune.

(39) Voir M. A. Prolo, Un operatore italiano in Russia, “Cinema”, Rome, 10 septembre 1941, n° 125.

Dans le volume publié à Moscou en 1945 par la Goskinoisdat, sous la direction de l’Institut cinématographique de l’État: Les films artistiques de la Russie prérévolutionnaire de Venjamin Vicnevskij, figurent les films suivants, auxquels a collaboré Vitrotti comme opérateur. J’ajouterai entre crochets les données qu’il m’a fournies en 1941. Il manquer à la liste russe le métrage de Trahison (350 m), La Fiancée du Tsar (1910, 441 m) et Ivan le Terrible de 1911.

1909 (19 décembre), La Fontaine de Bakhtchissaraï , 180 m, production Gloria Moscou, reproduction tirée du poème homonyme de Pouchkine, réalisateur J.A. Protazanov, opérateur G. Vitrotti, interprètes V. Sciaternikov, M. Korolieva, E. Uvarova [1910].

Le démon, 425 m [348], édition Thieman e Reinhardt, adaptation de Lermontov ou plutôt de l’œuvre de Rubinstein, avec l’accompagnement de laquelle le film était joué, adaptée de I. Khoudiakov, réalisateur et opérateur G. Vitrotti, interprète M. Tamarov.

Trahison, adaptation de la comédie de Sumbatov-Yuzhin, production “ Thieman et Reinhardt “, Moscou, réalisateur et opérateur G. Vitrotti.

1911 (15 février) [1910], Le Prisonnier du Caucase, 385 m [306], adaptation du poème homonyme de Pouchkine, production “ Thieman et Reinhardt “, réalisateur et opérateur G. Vitrotti, interprète M. Tamarov, musique de César Cui, adaptée par I. Khoudiakov.

1912 (7 janvier) [1911], Le Chant du sage Oleg [Le prince Oleg], 285 m, production “Thieman et Reinhardt”, seconde adaptation de la ballade homonyme de Pouchkine à l’occasion du millénaire de la naissance du prince Oleg. Scénariste et réalisateur J.A. Protazanov, opérateur G. Vitrotti, interprètes S. Tarassov et J.A. Protazanov.

1911 (8 octobre), La Chanson du forçat, 380 mètres [325], édition “ Thieman et Reinhardt “, Moscou, ‘visualisation’ de la chanson “ Il y avait des jours heureux, autrefois “, le premier film notable de J.A. Protazanov (scénariste et réalisateur) ; opérateur G. Vitrotti, interprètes N. Saltikov, V. Sciaternikov, M. Korolieva. Adaptation musicale de I. Koudiakov d’après des notes prises en Sibérie par Hartenwald.

1911 (10 novembre), Rogneda (Le pillage des Polovetz), 430 mètres [359], production

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“ Thieman et Reinhardt “, Moscou, adaptation de la comédie homonyme d’Amfiteatrov, scénariste A. Amphiteatrof, réalisateur V. Krivcov, opérateur G. Vitrotti, interprètes E. Uvarova, Voinov, V. Kvanin, J.A. Protosanov.

1912 (24 janvier) [1911], Anfisa, 860 mètres [981], première adaptation cinématographique d’une œuvre d’Andreev, production “ Thieman et Reinhardt “, Moscou, scénariste L. Andreev, réalisateur J.A. Protosanov, opérateur G. Vitrotti, interprètes E. Roschina-Insarova, V. Maximov, E. Uvarova, V. Sciaternikov, Glazunova, V. Kvanin, A. Grill, E. Devlet, A. Sapieghin.

1912 (4 septembre), Le cadavre n° 1346, 700 mètres, production “ Thieman ey Reinhardt “, Moscou, réalisateur V. Kriczov, opérateur G. Vitrotti, interprètes V. Maximov, M. Goriceva, M. Tamarov.

1913 (7-28 octobre), Les clefs du bonheur, 4 700 mètres, adaptation du roman homonyme d’A. Verbitzkaja, production “Thieman et Reinhardt”, Moscou, scénaristes V. Verbitzkaja et V. Toddi, réalisateurs V. Gardin et J.A. Protazanov, opérateurs Meyer, Levitzky et G. Vitrotti, interprètes V. Maximov, O. Preobragenskaja, M. Troianov, A. Volkov, Koiranski, V. Sciaternikov, Jasmin, E. Uvarova, V. Gardin, Tovarski. Ce film fut tourné en Italie.

(40) Voir U. Gentili, Ghione e il suo 103° film, “Film”, Rome, 21 mai 1938; Lo Duca, Ghione l’avventuroso, “Cinema”, Rome, 10 janvier 1941, n° 109 ; F. Soro, Splendori e decadenza di Za la Mort, “Cinema”, Rome, 10 janvier 1938, n° 37. C’est à Ghione, mort à Turin le 8 janvier 1930, que l’on doit une des premières tentatives d’histoire de la cinématographie italienne: Le cinéma italien par E. G., traduction de Carlo Zappia, in “L’art cinématographique”, Vol. VII, Paris, Alcan, 1930.

(41) Réponse au référendum cinématographique du “Nuovo Giornale” de Florence, 21 octobre 1913.

(42) À Naples le film fut projeté au Mercadante et il fut donné un caractère solennel à l’inauguration. Parmi les invités illustres il y eut Benedetto Croce et Roberto Bracco. Matilde Serao publia dans le “Giorno”un compte rendu enthousiaste. Une autre maison de production italienne parmi les mineures voulut réaliser une adaptation du Purgatoire de Dante qui fut selon les chroniques de l’époque quelque chose d’extraordinaire. Les pécheurs étaient en caleçons de bain; au-delà des flammes, les avares et les prodigues faisaient rouler des sacs pleins de papier qui a un moment donné laissaient échapper le rembourrage et Paolo et Francesca, gesticulant comme deux jongleurs, s’inclinaient devant un public hypothétique.

CHAPITRE II

(1) Le jury, présidé par le sénateur Pio Foà, était composé en dehors de l›inventeur du cinématographe et d’un des plus illustres photographes français, de Cesare Schiapparelli, Alberto Grosso, Andrea Marchisio, Angiolo Pochintesta, du comte Emanuele Costa di Polonghera, Annibale Cominetti. La distribution des prix eut lieu le 13 octobre 1911.

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(2) Ce n’est qu’en 1912, quand Adolph Zukor, imprésario cinématographique de New York, après avoir acheté Les Amours de la reine Élisabeth réalisé par Mercanton à Paris en 1912 avec Sarah Bernhardt, s’accorda avec l’imprésario théâtral Daniele Frohmann et avec le technicien et opérateur Edwin S. Porter, et décida des acteurs de théâtre à poser pour le cinéma, fondant la Famous Players Films Company. La production américaine à proprement parler commence alors, et le premier film important de la maison fut The Prisoner of Zenda avec James K. Hackett.

(3) G. I. Fabbri, Un grido di dolore, in “La cinematografia italiana ed estera”, Turin, 15 mai 1911, p. 1250.

(4) Cela a toujours été un problème essentiel et plus d’une fois on tenta de le résoudre avec des concours. Déjà en 1907 “II cinematografo” de Naples lançait un concours permanent pour les meilleures idées sur la production de scènes ou de vues servant entre autres aux reconstructions historiques ou aux scènes comiques: le premier prix était de 100 lires, le deuxième de 50 lires et le troisième de 25 lires.

(5) Cf. G. Sadoul, op. cit., Tome 2, p. 393-395.

(6) En 1922 les genres les plus courants étaient: drame passionnel, drame, aventure, comédie, filons inspirés de pièces de théâtre, chansons, nouvelles, fables, romans, à grand spectacle, action, épisode historique, fable héroï-comique, vision, scènes de la vie réelle, poésie, poésie populaire comique en vers, récit, tragédie, fantastique.

(7) On doit à l’Italien Giuseppe Becce, sous le pseudonyme de Kinotek, la première publication d’un vaste répertoire de toutes les pièces de musique classique utilisables pour l’accompagnement musical des films muets. Cf. P. Schaeffer, L’élément non visuel au cinéma, in “La Revue du Cinéma”, Paris, septembre 1946, et G. Morelli, La musica e il cinematografo, in “Bianco e Nero”, Rome, juillet 1931.

(8) Cf. F. Fertile, Ancora su Guido Gozzano cineasta, in “Bianco e Nero”, Rome, janvier 1939, p. 78. Il n’y a pas à ma connaissance d’adaptation de la comédie de Ciconi montée par Ambrosio, en dehors de celles de la Latium, de la Milano et de l’Itala (sous le titre: Amore d’oltre tomba). Voir principalement M. Gromo, Guido Gozzano cineasta, in “La Stampa”, Turin, 24 mai 1932; M. A. Prolo, Torino cinematografica prima e durante la guerra, in “Bianco e Nero”, Rome, octobre 1938; E. Zanzi, Guido Gozzano poeta del film, in “Gazzetta del Popolo”, Turin, 26 avril 1927.

(9) C. Casella, Poesia e cinematografo. Conversando con il poeta Guido Gozzano, in “La vita cinematografica”, Turin, 20 décembre 1910.

(10) Cf. R. Gozzano, Guido Gozzano e il cinematografo, in “Film”, Rome, 11 mars 1939. La rédaction du scénario du film San Francesco est dans le vol. V des Opere du poète publiées par Treves en l938.

(11) Rappelons pour sa touchante candeur l’initiative de Cines, qui en 1911 envoya

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un de ses opérateurs, Silvio Cocanari, filmer dans les principales villes d’Italie les familles de ceux qui combattaient en Tripolitaine et en Cyrénaïque. À Rome 4 000 personnes se présentèrent, à Milan 16 000. À Florence, plus d’un millier, qui fut divisé selon les corps auxquels appartenaient leurs proches: cavalerie, bersagliers, grenadiers etc. Il y en avait dans le groupe qui agitaient leur mouchoir, d’autres la dernière lettre reçue, d’autres encore un panneau “Reviens vite”, quelqu’un avait écrit sur le ruban de son chapeau “ Je t’attends le plus tôt possible”.

(12) En Italie aussi on en tourna un. Ruggero Baldus l’affirmait dans la “Cinematografia italiana ed estera” du 15 septembre 1916:

“Je me souviens avoir assisté il y a quelque temps à la projection d’une pellicule qui reproduisait (?) la bataille de Tripoli. Elle avait été produite par une maison que je ne nommerai pas parce qu’elle semble avoir entrepris de faire du bon travail et de progresser sérieusement. La marmaille mal élevée et ridicule embauchée qui sait selon quel critère et très mal équipée avec des vêtements militaires disparates et mal distribués, gesticulait grotesquement et puérilement sur l’écran; un fouillis de pantins qui devaient représenter la bataille féroce et la charge des bersagliers. Chaque… guignol essayait d’attirer l’attention du spectateur sur son interprétation louable… Comme cela se fait, pour obtenir l’effet d’une masse imposante à partir de quelques dizaines d’hommes employés sur la ‘scène’, les groupes qui disparaissaient rentraient tout de suite après sur scène, de sorte que les figurants qui retournaient semblaient être la continuation des groupes qui étaient déjà passés à l›écran. Sur la pellicule en question, ce mouvement était organisé et conduit d’une manière si maladroite que le public comprit le truc et en sourit, non pas, certes, pour manifester sa satisfaction… Le comble — et pour cela il faut féliciter le metteur en scène qui à cette heure-ci sera déjà à mi-chemin dans sa brillante carrière — le comble était offert par l’effet pathétique sentimental de notre beau Vésuve, d’où jaillissait une fumée noire, qui dominait majestueux, façonné par un sculpteur grec, toute la scène... coloniale !”.

(13) On en publia en 1914 une édition in-quarto chez les Frères Treves, illustrée par 78 tableaux du film de Guazzoni, réimprimée en 1926 à l’occasion du nouveau Quo vadis?.

(14) “Nous avons trouvé une vertu nouvelle dans cet artiste novice au cinématographe: la spontanéité, le manque de tout artifice, l’absolue indifférence à l’objectif, le naturel absolu. Zacconi dans le personnage de Padre a été vrai! Et cette vertu n’est pas facile à trouver dans tous les acteurs du cinéma en général. Ajoutons à ceci (que soit loué celui qui a dirigé le film) que les autres acteurs, comme pris d’un esprit d’émulation, d’un désir d’assister dignement le Grand, étaient différents de l’ordinaire, très efficaces sans exagération, corrects et expressifs. Testa, Casaleggio, Ravel, Mme Lidia Quaranta, tous les autres sans exception, nous ont donné une preuve de plus de leur art, et une preuve merveilleuse. Inutile de parler de la grandeur des décors: citons seulement la richesse, la nouveauté et l’immensité du grand escalier sur lequel se déroulent les scènes de l’incendie...”. In “La vita cinematografica”, Turin, 15 novembre 1912, p. 58.

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(15) Ambrosio intenta un procès contre Pasquali, qui se tint au Tribunal de première instance de Rome le 9 octobre 1913, avec comme expert artistique Aristide Sartorio (qui déclara préférer l’adaptation de Pasquali), et avocat défenseur entre autres le député Salvatore Barzilai. Après huit heures de débats fut rendu un jugement absolutoire. Suivit le 2 novembre le jugement de cassation, rédacteur Santoro, pour le procès opposant Eugenio Checchi et l’Ambrosio Film, car celle-ci avait produit un film, II pianoforte silenzioso, plagié du drame en un acte publié par E. C. dans le “”Secolo XX” d’octobre 1909 et que l’étudiant Mario Bori avait vendu à l’Ambrosio comme un sujet original écrit par lui.

L’expert du parquet fut Ferdinando Martini, qui déclara dans son expertise: “ La cinématographie, indépendamment du moyen spécial ou de la procédure mécanique de son exécution, est essentiellement représentation ou reproduction figurative d’une œuvre de l’esprit, littéraire ou artistique, que l’on fait revivre devant les yeux dans un spectacle public par une rapide succession de figures, de personnes et de faits, éloquents sans paroles ; c’est un art scénique figuratif… qui peut représenter ou produire une œuvre originale de l’esprit, littéraire ou artistique, adaptée à un spectacle public. De cette façon, en changeant la partie extrinsèque et sensible de la forme et laissant la partie extrinsèque de la pensée exprimée dans l’œuvre originale et qui en est l’essence, il se forme un travail qui peut parfois avoir une partie de forme propre, ses propres qualités et ses propres défauts, mais, dans l’essence et dans l’effet des émotions qu’il peut déterminer dans un spectacle public, il est une reproduction de l’œuvre originale et il peut constituer une contrefaçon “.

Il s’ensuivit une amiable composition entre les deux parties car Eugenio Checchi reconnut la bonne foi du directeur du bureau des sujets d’Ambrosio, Arrigo Frusta, et dut admettre à son tour avoir pris le sujet de son drame dans une nouvelle de De Renzis.

La loi 114 du 4 octobre 1914, ratifiant la Convention de Berne revue à Berlin le 13 novembre 1908, établit ensuite que les auteurs d’œuvres littéraires, scientifiques, artistiques, avaient le droit exclusif d’autoriser la reproduction et la représentation publique de leurs œuvres au moyen de la cinématographie et systèmes assimilés.

En 1915 la Pasquali fut accusée d’avoir contrefait dans Tempesta d’anime la comédie d’E. A. Butti I giganti ed i pigmei représentée en 1903; toujours en 1915 la Caesar poursuivit la Tiber pour la reproduction de la Signora dalle camelie; en 1916 fut plaidée l’affaire Italo Mario Palmarini contro la Film d’arte italiana qui avait tourné un film, Le scarpine rotte, sur un sujet d’Antonio Rasi, tiré de la nouvelle La scolta publiée par Palmarini dans la “Nuova Antologia” du 16 mai 1906; en 1917 il y eut la mise en demeure de la Caesar à la Megale pour I misteri di Parigi que la Megale intitula ensuite Parigi misteriosa, et tout l’enchevêtrement de procès pour l’adaptation de la Cavalleria rusticana montée simultanément par la Tespi et la Flegrea.

La Tespi avait acheté les droits à Giovanni Verga, la Flegrea à la maison Sonzogno. La Flegrea mit en demeure la Tespi, la Tespi se porta en justice contre Verga, Verga cita devant les tribunaux la Tespi, Mascagni intervint et assigna Sonzogno, Verga et la Flegrea. Le jugement, reconnaissant à Verga exclusivement les droits sur son sujet, le déclara défaillant envers la Tespi, déclara illégale la concession de la Sonzogno à la Flegrea, et condamna

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Mascagni pour son intervention, qui avait aggravé les dépens.

En 1921 Annie Vivanti poursuivit l’Unione cinematografica italiana parce que le film Piovra avec Francesca Bertini, sur la tragédie de Maria Tarnowska, était l’adaptation de son roman Circe, mais on en vint à une composition.

(16) Ferruccio Sacerdoti, in “Cinefono”, Naples, janvier 1914.

(17) En avril 1913 avait été fondée à Turin la Leonardo Film avec un théâtre de prise de vues dans la villa de la comtesse Cappello, 47 Via Sagra San Michele, avec un double but  la production de sujets dramatiques, pédagogiques et scientifiques diffusant parmi le public la connaissance directe des grands événements historiques et “la vision limpide et précise des expériences et des résultats des sciences physiques et chimiques et de leurs applications industrielles”. Elle se proposait en outre de promouvoir la culture italienne avec un vaste programme de reproduction artistique des beautés naturelles et des monuments les plus illustres. Le programme fut signé par des personnalités de l’art et des sciences telles que Oreste Calabresi, Giacomo Grosso, Domenico Oliva, Annibale Rigotti, Romolo Ubertalli, Piero Giacosa, Modesto Panetti entre autres. Les directeurs artistiques étaient Giuseppe Pinto et Luigi Maggi, les opérateurs Guido Ciotti et Giovanni Vitrotti. Les premiers films sortirent en 1914.

(18) J. Comin, Ma L’amor mio non muore, in “Bianco e Nero”, Rome, avril 1937, p. 98.

(19) Id., p. 99.

(20) “On peut dire que 1913 est l’année cruciale pour le développement de la cinématographie dans le monde entier, et dans ce cadre l’année des plus grands succès pour l’Italie, celle où l’Allemagne commence à trouver sa voie, tandis que la France perd du terrain, enfin, l’année où le panorama cinématographique mondial commence à prendre des aspects bien définis qui à eux seuls suffisent à déterminer les lignes de développement futures dans les années suivantes. Le monde compte maintenant 100 000 cinématographes: seulement aux États-Unis il y en a 10 000, la cinématographie américaine à elle seule emploie 250 000 personnes et a un capital global d’environ 425 000 000 de lires, encaissant tous les ans dans ses salles une moyenne de 275 millions de lires: et si Cines et Ambrosio en Italie se limitent à payer 20 % à leurs actionnaires, d’autres maisons commencent à les récompenser avec un dividende annuel de 50 %, comme la Nordisk...”

(J. Comin, op. cit., p. 99).

(21) “Les actrices consciencieuses, belles, élégantes, comme Lyda Borelli qui au théâtre connaissent un triomphe incontesté et bien mérité, ne répondent pas encore aux exigences du cinématographe, quoiqu’en disent tous les référendums de ce monde et tous les éloges de leurs admirateurs. Lyda Borelli possède l’âme d’une artiste cultivée et intelligente, mais elle ne connaît pas la technique pour obtenir un réel effet à l’écran. Les exagérations des poses anguleuses, la contraction marquée de certains muscles, la constante

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démarche ondoyante, le sourire qui veut à tout prix faire admirer la rangée parfaite de ses petites dents, constituent de tels défauts qu’ils rendent la bonne actrice du théâtre une médiocre actrice de cinéma. Ceux qui ont suivi les divers travaux cinématographiques de la Borelli auront remarqué qu’une salle qui se remplissait les premiers soirs d’une projection sous l’emprise irrésistible du nom de l’actrice et de l’habile stratégie publicitaire, se vidait un soir après l’autre: et ils auront aussi observé que tandis que dans Ma l’amor mio non muore l’intérêt du public, sa curiosité, son affluence furent énormes, dans les productions suivantes et en dernier lieu La donna nuda, seuls quelques admirateurs tenaces résistèrent au poids de ces productions où l’actrice pourtant si admirée perdit de son charme, se montrant encore non préparée à l’art du cinématographe “. Ainsi écrivait L. Romano Scotti dans la “Tecnica cinematografica” (Turin, aoû 1914). Il fait allusion au référendum du journal “Film” de Naples dans lequel Francesca Bertini reçut 759 voix, Lyda Borelli 757 et Maria Carmi 365.

(22) Le livret cinématographique publicitaire de l’Histoire d’un Pierrot fut rédigé par Tommaso Sillani avec des illustrations d’Aleardo Terzi et de Tito Corbella et fut distribué à la “première” du film, qui fut l’occasion de la transformation stable du théâtre Apollo de Rome en cinématographe. Le théâtre Alfieri de Turin inaugura son premier écran le 21 mars 1914.

(23) Cf. U. Barbaro, L’Histoire d’un Pierrot, in “Bianco e Nero”, Rome, janvier 1937.

(24) “Il se déplaçait avec le sifflet de commandement dans sa poche de poitrine et de temps à autre on entendait un son aigu à percer les tympans. Mais le sifflet était encore l’unique métal qui garnissait ses poches. Les autres, plus courants et mieux considérés, s’obstinaient à le délaisser. Et alors il inventait les expédients les plus subtils pour battre monnaie. Il avait le discours persuasif, une certaine grâce grossière, pudibonde et gasconne qui eût arraché une avance au plus coriace des administrateurs”. Renato Simoni, Gli assenti, Milan, s. d., p. 143.

(25) La Savoia réalisa en 1913 des films importants comme Giovanna d’Arco, In hoc signo vinces, Il pane altrui d’après Tourghéneff, Il cadavere vivente d’après Tolstoi et La grande audacia, où il y avait une course-poursuite dramatique avec une automobile pourchassée par un avion (l’aviateur Bobba était accompagné de l›opérateur Augusto Navone) et des espions qui se battaient sur le toit d’un train lancé à une vitesse vertigineuse. En juin 1913 la Savoia avait loué le Stadium pour tourner In hoc signo vinces. Elle avait engagé comme figurants, pour trois lires chacun, un groupe important d’ouvriers en grève. Le réalisateur Oxilia qui donnait les ordres avec un drapeau blanc, dut louvoyer entre les opinions politiques du moment pour modérer l’élan des figurants, qui saluèrent avec de nombreux sifflets l’arrivée des prétoriens sur le lieu du tournage.

(26) Quelques semaines avant de mourir Sandro Camasio avait écrit une comédie, L’amante del cuore, qu’il laissa inachevée et que son ami Nino Berrini compléta. Elle fut

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jouée par Alfonsina Pieri et Amedeo Chiantoni lors de la soirée commémorative en l’honneur de Sandro Camasio au Carignano de Turin le 27 avril 1914. C’était un épisode de vie cinématographique. Un metteur en scène tombe amoureux d’une actrice et veut l’épouser, mais celle-ci préfère être entretenue par un homme riche: le besoin d’argent est plus fort que l’amour. Peut-être était-ce une récente expérience ? Et le final de la comédie aurait-il été celui qui ferma tragiquement la vie de Camasio?

(27) “J’ai fait sa connaissance chez Cines il y a quatre ans. À l’époque, moi je commençais, lui était déjà une personnalité du théâtre, de la littérature, du journalisme, du cinématographe. Poète éminent, auteur des plus acclamés, metteur en scène de grande valeur, homme du monde recherché et apprécié. Nino Oxilia faisait son entrée dans la cinématographie, précédé de la clameur de son nom et de l’immense succès d’Addio giovinezza. Je me souviens que lorsqu’on me l’indiqua je fus surpris par son air juvénile, peutêtre trop juvénile, dont on n’aurait su dire où il y avait plus de bonté ou plus d’intelligence. Oxilia était un homme sincère. Il avait l’âme dans le regard, le cœur dans la voix, tous y pouvaient lire à leur guise...

Il riait souvent et de plaisir et lorsqu’il riait, son sourire s’éclairait tout entier de la lumière de ses grands yeux très doux qui confessaient ainsi en riant son immense bonté… Nino Oxilia s’était donné sans hésitation et sans méfiance avec la ferveur d’une grande foi, il avait consacré les meilleures énergies de son infatigable activité industrieuse, de son talent vif et profond “ (Augusto Genina, Ricordo, in “Cine-Gazzetta”, Rome, 6 décembre 1917).

“Nino Oxilia par son tempérament n’appartenait ni à la catégorie des metteurs en scène de films historiques ni de films policiers ou rocambolesques; il dirigeait, d’ordinaire, l’exécution de sujets techniques ténus et sentimentaux, avec une légère teinte comique, des sujets desquels Addio giovinezza! était le type par excellence et qui reflétaient ses sentiments, son caractère, son tempérament. Parce qu’au fond Nino Oxilia n’était ni un dramaturge ni un directeur artistique cinématographique ; c’était un poète, qui avait appliqué sa poésie aux comédies et aux pellicules” (Giovanni Livoni, Il tragico fato, ibidem).

“Cette chose même trop pauvre et en rien romantique qu’est le cinématographe fut honorée du génie et de l’activité de ce poète, qui ne la traita jamais avec mépris, mais plutôt avec amour et avec une foi très sincère. Par conséquent il parvint à ne pas se diminuer, aucunement, en traitant une matière souvent vulgaire, mais il sut même ennoblir cette matière, en y transfusant une grande partie de son noble art. Le cinématographe lui doit une gratitude éternelle, pour tout ce qu’il a fait avec son travail quotidien pendant des années, pour l’élever du niveau bas de ses origines purement mécaniques et commerciales. Et un jour si le théâtre muet italien est du vrai art et de la vraie poésie, le nom de Nino Oxilia devra être rappelé comme celui d’un précurseur, car en vérité très peu aujourd’hui, et peut-être pendant longtemps, sont dignes d’être appelés même vaguement ses disciples “ (Ottavio Di Nissim, In memoria di N. O., “In penombra”, juillet 1918, p. 58-59).

Voir principalement de N. O. l’article Attori che non parlano, in “La lettura”, Milan,

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août 1914 ; et les réponses aux référendums du “Il tirso”, Rome (14 février 1916) et de “La donna”, Turin (mai 1916).

En janvier 1919 à Rome, au Palais Margherita, siège d’un hôpital de la Croix-Rouge, se tint une commémoration intime et digne de Nino Oxilia avec Addio giovinezza! représentée dans le petit théâtre du palais, exclusivement pour les blessés, par Maria, Diomira et Bianca Jacobini, Alberto Collo, Franco Pontieri, tandis que Fausto Maria Martini commémorait Oxilia à l’Argentina, avant de jouer cette comédie.

(28) Le lauréat fut Amerigo Scarlatti, originaire de Plaisance mais qui vivait alors à Turin, bibliographe expert et brillant vulgarisateur, avec II tesoro di Rampsinite, dont la réalisation fut empêchée par le déclenchement de la guerre mondiale. Il fut publié par la suite comme roman sous le titre II tesoro inviolabile d’abord dans “Minerva”, où Scarlatti tenait la rubrique Et ab hic ab hoc, puis dans un volume de 1927 comme roman historique égyptien de l’époque des pharaons.

(29) Sebastiano A. Luciani, musicien et historien de la musique, homme de lettres et cinéaste, en dehors des très nombreux articles disséminés dans les revues littéraires de ces 30 dernières années, écrivit Verso una nuova arte, Rome 1921, L’antiteatro, éd. La Voce, 1928, et II cinema e le arti, Ticci, Sienne, 1943.

(30) Elle fut suivie d’une autre le 21 avril, tout aussi importante.

(31) Voir G. Giliberti, Legislazione italiana per la cinematografìa, Sienne, 1942.

(32) Le numéro de censure des vieilles pellicules ne sert donc pas à établir leur date. Dans l’anthologie Vent’anni d’arte muta du comte Franco Mazzotti Biancinelli, avec une préface d’Emilio Scarpa, Milan, 1940, sont attribuées à 1908 les deux pellicules Pasquali de 1913 I due sergenti et Carabiniere (qui deviennent dans G. Sadoul, op. cit., Tome 2, p. 594, Les deux sergents des carabiniers) du fait du bas numéro de leur visa de censure. Il ne compte pas. En effet Cabiria, qui est de 1914, a le n° 3035, tandis que II terremoto calabro-siculo de la maison Croce, qui est de 1908, a le n° 7863

(33) En Italie dans les années 1939-40 il existait 4 128 salles de cinéma. Cf. Almanacco del cinema, Rome 1939, les statistiques.

CHAPITRE III

(1) Voir M. Gromo, Ascesa del cinema subalpino (1904-1914), in “Scenario”, Rome, juin 1933; An., Vita laboriosa e geniale di Giovanni Pastrone, in “Film”, Rome, 4 février 1938 et suiv.; C. Caudana, Cabiria, in “ Lo Schermo”, Rome, 1936 ; C. Pavolini, Revisione di Cabiria, in “Cinema”, Rome, 25 mai 1948, n° 46.

(2) “Cher Maître, au risque d’être pris par une oreille et que cette lettre soit jetée dans la corbeille nous ne pouvons plus temporiser et devons avouer que nous sommes des cinéastes, et nous vous demandons de bien vouloir nous excuser si en nous présentant nous avons caché notre véritable nature sous un pli anonyme.

Ce n’est pas la lâcheté qui nous a poussés à ce subterfuge, mais la connaissance des torts de nos semblables qui, il n’y a pas longtemps, maltraitaient votre œuvre et votre

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grand nom. Bref, nous aurions à l’esprit un projet qui pour vous serait d’un grand profit et d’un dérangement MINIMUM et de nature à ne pas porter atteinte à votre nom. Voudriez-vous, à votre aise, nous autoriser à venir là vous le soumettre?

Avec notre plus profond respect (etc...)

Turin, le 30 juin 1913”.

Cf. T. Antongini, Vita segreta di Gabriele D’Annunzio, Milan, 1938, p. 174. Voir dans la Liste les précédentes adaptations d’œuvres de D’Annunzio.

(3) Cf. An., Vita laboriosa e geniale di G. P., in “Film”, Rome, 25 février 1939.

(4) Les détails du séjour de Giovanni Pastrone à Paris, en attendant les intertitres, sont inventés

(5) Sur l’éclairage au temps du muet voir: C. Montuori, Dal teatro a vetri all’illuminazione artificiale, in “Cinema”, Rome, 10 mai 1937, n° 23.

(6) Le carrello fut breveté le 5 août 1912, tel qu’il résulte de la copie du brevet qui se trouve parmi les reliques du Museo del Cinema de Turin. Voir Francesco Berti, Il carrello, in “Cinema”, Rome, 10 juillet 1936, n° 1.

(7) La première de Cabiria à Rome eut lieu le soir du 22 avril. Pendant la journée, l’aviateur de Trieste Giovanni Vidner qui s’était fait connaître dans le raid aérien TriesteRome, vola quatre fois au-dessus de Rome en lançant des tracts qui annonçaient Cabiria. Vidner télégraphia ensuite à d’Annunzio se disant “ heureux que ses efforts et son appareil, portant l’étendard de Trieste, ait pu servir à préparation le meilleur succès de l’œuvre d’un Italien “.

C’était la première fois que l’on utilisait l’avion pour la publicité d’un film. Le lancement publicitaire de Cabiria fut grandiose. Entre autres, un petit nombre d’exemplaires des intertitres de D’Annunzio furent imprimés et distribués en trois formats différents. Celui in-folio, de 45 pages, avait de grandes marges, des titres gravés et des lettrines en rouge et noir.

(8) Cf. Tullio Nelli, La cinematografia elevata ai fastigi dell’arte: Cabiria, in “La Tribuna”, Rome, 21 juin 1914.

(9) Dans la rubrique Libero corde fabulari de “II maggese cinematografico” (Turin, 25 avril 1914). La première de Cabiria à Turin avait eu lieu le 18 avril au théâtre Vittorio Emanuele, qui avait inauguré les projections cinématographiques le 4 juillet 1912 avec La nave, une adaptation de l’Ambrosio Film.

L’annonce suivante fut publiée dans “La Stampa”: “Théâtre Vittorio Emanuele. Ce soir à 20h45 Cabiria, vision historique du IIIe siècle av. J.-C. de Gabriele D’Annunzio, produite par l’Itala Film de Turin. Le spectacle commence avec l’Invocation à Moloch: Symphonie du feu du Maestro Ildebrando Pizzetti. La musique restante fut expressément adaptée par le maestro Manlio Mazza, qui dirige l’orchestre de 80 professeurs et 70 choristes du théâtre Regio. M. Giovanni Comune baryton, Giovanni Vigo, opérateur”.

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(10) Il fut appliqué aussi un démarreur à la machine de prise de vue pour que la manivelle tourne à un rythme constant. Ceci fut critiqué par Anchise Brizzi dans l’“Albo di cinematografìa”, périodique de Catane de juin-juillet 1915.

(11) Cf. C. Pavolini, Adaptation de Cabiria, in “Cinema”, Rome, 25 mai 1931, n° 46.

(12) Cf. U. Barbaro, La VII Esposizione di Venezia - I film italiani, in “Bianco e Nero” Rome, septembre 1939 et préface et notes par V. Poudovkine, Film e fonofilm, Rome, Le Edizioni d’Italia, 1935.

(13) Deux négatifs furent tournés simultanément avec deux machines différentes, soit 9 000 mètres de pellicule. Le négatif numéro 1, avec les morceaux de film mieux réussis, resta en Italie; le numéro 2 fit le tour du monde, puisque, pour éviter les frais de douane élevés, on l’expédiait pour en tirer des centaines de positifs dans les villes les plus importantes.

(14) La Morgana Film fut fondée à Catane en mai 1914. Le premier film, Capitan Bianco, dont les extérieurs furent tournés en Tripolitaine, fut imaginé par Nino Martoglio, de Catane, et incarné par Giovanni Grasso, de Catane. Nino Martoglio, déjà connu comme dramaturge vériste, et à l’époque directeur artistique chez Cines, avait déclaré au référendum déjà cité du “Nuovo Giornale” de Florence (20 novembre 1913): “ … Les sujets historiques, surtout de l’époque romaine et du Moyen Âge m’attirent irrésistiblement; mais j’aime aussi beaucoup, et je me réjouis de voir que le public aussi les aime, les sujets de genre intime, avec peu de personnages, projetés en gros plan, avec des artistes de bon niveau, aux masques expressifs, et je dirais même parlants. Et puis j’aime aussi les sujets, rustiques ou non, de drames qui se déroulent en plein air, dans nos beaux paysages, dans nos superbes villas, au milieu des troupeaux au pâturage, entre les bois et les rivières, les plaines et les lacs. Le paysage donne une sensation de bien-être qui dilate les poumons. Pour un metteur en scène et pour les acteurs c’est une fête que de pouvoir jouer et poser en pleine campagne, c’est un repos du corps et de l’esprit, tout comme pour le spectateur c’est à la fois reposant et une joie pour les yeux”.

(15) “Gazzettino di Venezia”, 2 février 1914.

(16) Elle s’appelait Norina Gilli et était de Florence. Elle épousa l’écrivain Karl Wollmoeller, auteur de la pantomime Das Mirakel qui fut mise en scène par Max Reinhardt, dans laquelle Maria Carmi joua le rôle de la Religieuse, l’anonyme après avoir été à Londres la femme de Potiphar dans le ballet de Richard Strauss La légende de Joseph. Elle travailla pour Savoia, Cines, Morgana, Monopol, et à l’entrée en guerre de l’Italie elle alla à Berlin, où elle interpréta quelques films du scénariste roumain Victor Eftimion.

Karl Wollmoeller fut le traducteur en allemand des œuvres de Carducci, Pascoli, D’Annunzio. Il traduisit aussi les intertitres de Cabiria pour l’édition allemande du livret. Cf. R. Giani, Carminati, il capitano della Duse, in “Cinema”, 25 janvier 1943 n° 159 ; M. A. Prolo, Maria Carmi, Wollmoéller, in “Cinema”, 25 avril 1942 n° 140. Anton Giulio Braga-

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glia en 1942, à la suite de mon article, m’envoya aimablement les nouvelles suivantes: “ Maria Carmi a actuellement une école d’art dramatique à New York ; elle est maintenant Princesse Machabelli. Maria Carmi a été la prima donna de Max Reinhardt au Grosse Schaulspielhaus et elle est la célèbre protagoniste de la féerie colossale dramatique ou mystère profane Das Mirakel qui a été joué pendant plusieurs années à Berlin Munich etc. Après ces succès elle vint à Rome nel 1922 et pendant toute l’année 1923 elle resta au théâtre des Indipendenti. Sa plus importante réalisation dans mon théâtre fut All’uscita de Pirandello, une nouveauté absolue. Nous vendâmes les places à 100 lires chacune. Puis Reinhardt alla en Amérique faire du cinéma et je fus invité à monter en Amérique Das Mirakel. Ce fut alors qu’il fit venir de Rome Maria Carmi pour l’interpréter, et elle y resta”.

(17) U. Barbaro, Un film d’un quarto di secolo fa, in “Scenario”, Milan, 1936, n° 68; idem, Vecchi film in museo: “Sperduti nel buio”, in “Cinema”, Rome, 25 avril 1939.

(18) F. Felix, L’ennoblissement des films, in “La fotografia artistica”, Turin-Florence, 4 octobre 1914.

(19) Pier di Castello, L’arte di porgere nella cinematografia, in “La vita cinematografica”, Turin, 30 mai 1914.

(20) Cf. A. Gentili, Il retroscena del cinematografo, in “La Nazione”, Florence, octobre 1914.

(21) George Kleine put projeter le film Madame Du Barry au Candler Theatre di New York seulement le 13 janvier 1915.

(22) En août 1916, après avoir vu le film au Vaudeville de Paris, Léon Daudet écrivait dans l’“Action française”:

“Jules César est un film italien. J’ai déjà fait cette remarque pour Cabiria et pour Maciste, que les films italiens sont à l’heure actuelle les mieux ordonnés, les plus intéressants et aussi les plus somptueux. Ils sont certainement agencés par un très grand artiste, par un homme qui sait faire manœuvrer les foules, leur ôter toute raideur, les débarrasser de toute convention. Les foules qui évoluent dans Jules César et qui comportent plusieurs centaines de figurants, donnent une extraordinaire impression de réalité, qu’il s’agisse de guerriers en marche et en bataille, ou bien de Romains se bousculant autour du triomphe du dictateur, ou bien, de furieux vengeant la mort du divin Jules... Dans l’ensemble comme dans le détail, la mise au point de ces tableaux historiques est parfaite.

“Le clou, c’est la scène de l’assassinat. Elle est plus complètement réussie que toutes celles que j’ai vues, aux représentations du Jules César de Shakespeare soit à Londres soit par les Meiningen, soit à Paris. Ce grand moment des races latines, monté par des Latins, étreint l’âme. Le détail en est scrupuleusement conforme à la tradition historique, tragiquement réglé et d’un effet irrésistible. J’aime beaucoup aussi le discours véhément de Marc Antoine, discours sans paroles, cela va sans dire, mais dont nous pouvons suivre le phases et les effets sur les visages anxieux, puis douloureux, puis furieux des auditeurs.

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On croit entendre de période en période le ‘ce sont des Hommes honorables’ de Shakespeare “.

(23) U. Barbaro, Film e fonofilm de V. Poudovkine, Rome, Le Edizioni d’Italia, 1935.

(24) G. Papini, Ercole Luigi Morselli, in “La lettura”, Milan, 1er mai 1921.

(25) Citation reproduite dans “La vita cinematografica”, Turin, 7 mai 1915, p. 53.

(26) Citation reproduite “La cinematografia italiana ed estera”, Turin, 15 avril 1915.

(27) Cf. R. Bracco, La cinematografia, Francesca Bertini, Giovanni Grasso ed io, in “Comoedia”, Milan, 15 juin -15 juillet 1929.

(28) Dans une interview d’avril 1915 la Borelli avait déclaré: “Je me laisse filmer et j’arrive même à y mettre un certain enthousiasme”. C’est peut-être pour cela que la Bertini, qui au contraire s’imposait à la caméra, fut beaucoup plus significative qu’elle comme artiste de cinéma.

(29) Elle fut publiée dans un petit livre, La crociata degli innocenti, édité par Musical Films, Milan, Stabilimento Grafico Industriale G. Mediana & C. (1915) in-octavo, p. 36, n° 13, illustrations et un résumé de l’action en français.

(30) A. Dondeno, L’emigrante, in “Il Tirso al cinematografo”, Rome, 7 avril 1916.

(31) Cf. “Il Tirso al cinematografo”, Rome, 20 décembre 1915.

(32) Un autre fait alarmant se produisait entre-temps. Quelques journaux cinématographiques publiaient avec une légèreté inqualifiable une annonce commerciale: “Achetons comptant pellicules avariées etc. Tous lots de vieux films, pellicules avariées inutilisables, découpures, morceaux de vieux celluloïd etc. offerts à... Zürich, Suisse”. Dans le “Tirso” et dans d’autres revues on demanda au gouvernement qui, comme c’était déjà le cas en Angleterre, laquelle avait imposé des restrictions extrêmement sévères pour l’exportation des pellicules dans les pays neutres, que l’on distingue aussi en Italie les pellicules neuves de celles qui auraient pu être destinées par les ennemis à la fabrication d’explosifs.

(33) Le 1er novembre 1915 avaient été promulguées de nouvelles dispositions pour l’exportation des pellicules afin d’empêcher toutes celles qui pouvaient compromettre la défense ou discréditer la bonne renommée de l’Italie ou en tout cas nuire aux intérêts de la nation, ou qui pouvaient contenir ne serait-ce que dans quelques tableaux seulement (liés ou non à des actions dramatiques) des vues de plages, bâtiments, villes ou autres de n’importe quelle localité d’Italie susceptible en tout cas d’intéresser la défense de l’État. Elles comprenaient par ailleurs une déclaration qui, probablement interprétée par des personnes incompétentes, donna lieu à qui sait combien d’erreurs: “Il est utile ici de déclarer que cette révision extraordinaire, à ne pas confondre avec la révision ordinaire pour la représentation publique du royaume, non seulement et n’est absolument pas exempte de taxes, même d’enregistrement, mais que, étant destinée à des finalités différentes, elle

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peut même se dispenser de quelques-unes des conditions qui sont demandées par la censure intérieure. En d’autres termes, dans le cas d’une pellicule dont la représentation ne pourrait être permise à l›intérieur, l’exportation peut parfaitement être autorisée”. Fabrizio Romano dans un article, La guerra d’Italia e la cinematografia (in “La cinematografia italiana ed estera”, Turin, 15 juillet 1916) observait qu’on eût dit que le cabinet Salandra se proposait de tuer l’industrie cinématographique italienne: une censure absurde, idiote, insupportable, mettait le pays en état d’infériorité face aux producteurs étrangers, tandis que les interdictions, taxes, intimidations en tous genres entravaient l’exportation, ce qui aggravait les tristes conditions de l’Italie sur le marché international. Ajoutons que l’importation des pellicules étrangères se faisait avec une facilité extraordinaire. Et à l’époque l’Amérique en profita largement.

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(34) D. Angeli, Cinematografia di guerra, in “Il Marzocco”, Florence, 25 juin 1916.
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126 Introduction ..................0 Chapitre 1 ..................0 Chapitre 2 ..................0 Chapitre 3 ..................0 Notes ...................0 Sommaire ...................0

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