Les Pensées du projet ; l’architecture comme discipline Elie Cordier
La ligne comme mode de composition Il ponte e la città
École Nationale Supérieure d’Architecture de Grenoble Mémoire de PFE
2020
La ligne comme mode de composition Il ponte e la città Mémoire de Projet de Fin d’Études Parcours Recherche
Elie Cordier Les Pensées du projet ; l’architecture comme discipline Sous la direction de Dominique Putz École Nationale Supérieure d’Architecture de Grenoble 2020
Je remercie chaleureusement l’ensemble de l’équipe enseignante du master, ne serait-ce que pour le cadre pédagogique qu’ils m’ont offert. La simple existence de ce master dans l’École d’Architecture de Grenoble est déjà une chance exceptionnelle. Je remercie tout particulièrement Dominique Putz, pour son suivi, ses critiques directes et franches, et Jean-Pierre Vettorello pour ses bons conseils. Je souhaite aussi remercier les membres de ma famille. Mes grands-parents et mon oncle, Stéphane, qui ont largement contribué au financement de mes études, depuis le premier jour, et même avant ! Je remercie également mes parents, pour leur soutien, et notamment ma mère, pour son accompagnement dans mon travail de recherche et son aide précieuse sur la maquette. La plupart des îlots sont de sa main, et d’une exécution remarquable. Par ailleurs, je tiens à remercier le photographe Robens De Almeida, le FabLab Ben, et Perceval Express qui a acheminé la maquette jusqu’à Grenoble. Et enfin, un grand merci à Pablo, Laurette, et Antonin pour leur soutien moral et leur aide.
Sommaire 7
Avant-propos
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I. La ligne comme mode de composition
11 Introduction et exposé de la problématique 11 Introduction 12 Lignes 13 Formes linéaires 14 Kandinsky 15 Développement 19 Approche topologique : le parcours linéaire de la forme 19 Continuités 21 Partage du plan 22 Angles et courbe 23 Creux 23 Épaississement 25 Point d’inflexion et point de vue 27 La ligne, une figure topologique 29 Approche architectonique : les modes de composition linéaires 29 Éléments et dispositifs linéaires 32 Altération d’un dispositif potentiellement linéaire 34 Disposition linéaire d’éléments 37 Composition par soustraction linéaire 37 D’autres modes de composition 38 Synthèse des modes de composition
43 Approche analytique : quelques études de cas 43 Scuola Media de Morbio Inferiore, 1972 51 Logements à Gifu, 1994-2000 57 Tribunal de Lerida, 1985-1990 63 Les maisons de John Hejduk, 1968-1974 67 Bains publics de Bellinzone, 1968-1970 73 Résidence Alcácer do Sal, 2010 77 Conclusion 79 II. Il ponte e la città 81 Critique : lecture de la ville de Côme 81 Déceptions 83 Considérations urbaines 87 Le pont 87 Limite 89 Baie 91 Treillis 93 La ville 95 Digue 107 Capitainerie 117 Gare 123 Rampe 129 Bibliographie
Avant-propos
Arrivant au terme de mon parcours d’étudiant, un regard en arrière et des premiers pas dans la recherche en architecture éclairent ma compréhension de ce que sont les études d’architecture et la recherche. L’école, comme j’aime à le répéter, ne nous forme pas à être des architectes, elle nous apprend à penser comme tels. L’enseignement du projet et la production théorique nous aident à penser et comprendre ce que l’on fait intuitivement. Apprendre à comprendre ce que l’on fait, autant, sinon plus, qu’apprendre à faire. C’est avec cette idée en tête que j’ai décidé de travailler sur le thème de la ligne. Tout au long de mes études, j’ai eu tendance à répondre aux problèmes qui m’étaient posés par une simple ligne, avec plus ou moins de succès. Avoir grandi dans une longère normande, habitation de 4 à 6 mètres de large sur une vingtaine de mètres de longueur, n’est sans doute pas étranger à ce tropisme. Ma vision de l’architecture s’est, elle aussi, précisée. Je pense que le projet d’architecture doit se donner comme objectif de résoudre les problèmes d’un lieu, et de les résoudre par la forme, et que leur résolution consiste à faire de la ville, donner une forme au vide, à l’espace public, à l’espace gratuit. C’est pour cette raison qu’une recherche formelle, en l’occurrence sur un mode de composition très spécifique, la ligne, me semble particulièrement pertinente. Considérer la place de l’architecte dans la société est aussi ce que ces six années d’études tendent à me faire voir. Or, je crois que si l’architecture est une discipline autonome, le savoir faire exclusif à l’architecte est celui de donner une forme au vide. « Architecte, occupe toi de la forme, c’est en elle que tu trouvera l’Homme » nous dit Snozzi. Ce travail tente modestement de contribuer aux connaissances sur la forme et ses modes de compositions.
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I. La ligne comme mode de composition
Introduction et exposé de la problématique
Introduction La longueur est une forme singulière de l’architecture. Elle nous renvoie immédiatement à l’idée de linéarité, et donc de ligne. Et des exemples de lignes en architecture, il y en a. Que ce soit dans sa manifestation la plus archaïque, comme la grande muraille de Chine, infrastructure hors du commun qui délimite ce qui appartient à la Chine de ce qui lui en est étranger, le Sanjusangen-do, « temple aux mille statues », à Kyoto, et ses trente-trois travées, ou bien, plus proche de nous, les longues barres comme celle du Haut-du-Lièvre à Nancy, les spécimens sont multiples.
Fig. 2
Figure 1 Le temple Sanjusangen-do, à Kyoto (photo)
Dès l’instant que l’on a cité ces exemples, la diversité des fonctions de la ligne apparaît clairement. Elle peut se comporter comme une limite, voire même comme une frontière, dans le cas de la grande muraille de Chine, et cela sous-entend qu’elle peut à la fois inclure et exclure. Ainsi, si l’on trouve des utilisations heureuses de cette qualité, comme le mur de soutènement d’Eduardo Souto de Moura, à Matosinhos, qui sépare, avec une clarté salvatrice, ce qui est de l’ordre de la plage, de ce qui relève de la promenade, on se doit de
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citer également des mobilisations de la ligne plus cyniques, et parfois désastreuses, comme les innombrables murs dressés entre les peuples, et l’exemple de Berlin est, à ce titre, un des plus significatifs. La ligne, perpendiculaire à une vue, produit à la fois les logements Pedregulho, d’Affonso Eduardy Reidy, à Rio de Janeiro1, mais aussi la Corviale2, à Rome, ligne longue s’il en est, tellement longue qu’elle fonctionne comme une ville autonome, avec son propre ramassage scolaire, ses propres commerces et services publics, réunis au quatrième étage. Avant d’exposer les objectifs de cette étude, il convient de définir les notions que nous allons mobiliser. Comme la forme linéaire se rapporte à la ligne, et compte tenu du caractère fondamental de l’idée de ligne, nous commençons par un rappel de cette notion. Lignes La notion de ligne apparaît dans plusieurs champs disciplinaires tels que l’art, et notamment la peinture, les mathématiques, avec la géométrie, et trouve plusieurs sens dans son approche architecturale. En géométrie, elle est une « longueur sans largeur »3 et possède deux extrémités, qui sont des points. Le terme rectiligne caractérise un angle entre deux lignes de même direction. On différencie la ligne droite, aussi appelée segment de droite, la plus courte qu’il existe entre deux points, de la ligne courbe. En art, le terme de ligne revêt plusieurs sens. Son premier est emprunté à la géométrie, pour désigner le tracé. Une ligne est alors la même chose qu’en géométrie, à ceci près qu’elle a une épaisseur, celle du médium qui permet de la coucher sur le support. Elle prend une dimension graphique. Au sens figuré, les lignes d’une œuvre caractérisent son aspect, son style, et peuvent aussi décrire l’effet général produit par la composition des différentes parties d’une œuvre. Affonso Eduardo Reidy, Immeuble Pedregulho, Rio de Janeiro, Brésil, 1948.
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Mario Fiorentino, Corviale, Rome, Italie, 1975-1982 Euclide, Éléments : Livre 1er - Définitions, Postulats, et Notions Communes, 300 av. J.-C.
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Figure 2 Eduardo Souto de Moura, Plage Marginal, Matosinhos Sul, Portugal, 2002 (photo Luís Ferreira Alves) Figure 3 Mario Fiorentino, Corviale, Rome, Italie, 1975-1982 (photo ResearchGate)
INTRODUCTION ET EXPOSÉ DE LA PROBLÉMATIQUE
On parle alors de « beauté, pureté des lignes »4. Cette distinction existe en architecture, comme le souligne Antoine Chrysostome Quatremère de Quincy dans son dictionnaire : « Comme on dit qu’une figure, un groupe, un tableau, un fond de paysage ou de décoration offrent des lignes simples ou compliquées, claires ou confuses, grandes ou minutieuses, on dit de même en architecture qu’un plan ou une élévation ont de belles lignes ou non. Cela signifie que le parti pris par l’architecte a été ou non conçu et rendu de manière à se développer facilement et agréablement, à offrir un ensemble clair et d’un effet simple » 5.
Ces conceptions définissent un objet immobile, mais Wassily Kandinsky envisage la ligne comme étant le déplacement d’un point dans une direction. « Quand une force venant de l’extérieur fait mouvoir le point dans une direction déterminée, se crée la première espèce de ligne qui maintient, inchangée, la direction prise »6. Dans sa conception, la ligne serait donc un mouvement et sa forme admettrait un parcours. 13
Formes linéaires Dans cette étude, ce sont les formes architecturales linéaires qui nous intéressent, c’est à dire les formes qui ont rapport aux lignes, qui se traduisent par des lignes. Pour que l’on puisse traduire une forme par une ligne, il faut que son emprise, ses contours, puissent être simplifiés à leur expression la plus simple, la plus élémentaire, et que celle-ci soit une ligne. Cette expression doit être la manière la plus évidente de schématiser la forme en un idéogramme. Pour qu’une forme soit linéaire, on ne peut pas dissocier la ligne, que l’on étudie, d’une autre dimension, forcément plus étroite. Ainsi, si les lignes sont caractérisées par une longueur, en architecture, elles ont aussi une épaisseur, nécessaire à leur matérialisation dans l’espace, à leur existence en tant que formes. Le rapport entre cette épaisseur et la longueur doit générer un certain élancement horizontal, pour que l’on puisse parler de linéarité. Ces proportions sont sujettes à l’interprétation, et le moment où l’on passe d’une forme linéaire à une autre espèce de forme relève du jugement de chacun. La hauteur est la troisième composante de l’espace et de la forme architecturale, avec la longueur et la profondeur, que nous avons désigné par le terme d’épaisseur. Nous la laissons volontairement de côté, le choix d’étude se portera sur la ligne horizontale. Il faut noter qu’une forme peut être dite linéaire même si elle n’est pas rectiligne. La ligne droite n’est qu’une famille de ligne parmi Lavedan, Pierre, Qu’est-ce que l’urbanisme ?, TaffinLefort, 1926. 5 Quatremère de Quincy, Antoine Chrysostome, Dictionnaire historique d’architecture comprenant 4
dans son plan les notions historiques, descriptives, archéologiques, biographiques, théoriques, didactiques et pratiques de cet art, Tome Second, Paris, 1832.
6 Kandinsky, Vassily, Point et ligne sur plan, Gallimard, 1991, p. 68.
LA LIGNE COMME PROJET D’ARCHITECTURE
d’autres. On appellera donc forme linéaire toute forme qui suit un parcours linéaire, qui suit une ligne. Certaines formes continues admettent des discontinuités en leur sein. Ceci nous amène à un rapprochement avec la théorie de Kandinsky. Kandinsky Dans son ouvrage Point et ligne sur plan, Wassily Kandinsky propose une analyse et une classification des lignes7.
Comme nous l’avons cité plus haut, le cas le plus simple est celui d’une seule force qui s’exerce sur un point. Cela donne une ligne droite, dont la direction et la tension sont conférées par cette unique force. Si une seconde force s’exerce après la première, et dévie le point de sa trajectoire, la ligne brisée apparaît, et avec elle un angle. Mais si cette force s’exerce dans le même temps que la première, alors naît la ligne courbe. La ligne brisée et la ligne courbe sont toutes deux issues de la ligne droite, et sont elles-mêmes à l’origine de variantes. Cette conception hiérarchisée de la ligne est schématisée dans le diagramme ci-dessous. Point Action d’une force
Ligne droite Action de deux forces Alternatives Simultanées
Kandinsky, Vassily, Point et ligne sur plan, Albert Langen éditeur, Munich, 1926.
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Ligne courbe
Ligne ondulée libre
Action de plus de deux forces
Ligne ondulée géométrique
Ligne brisée
Ligne brisée compliquée
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Pour lui, la ligne est la manifestation du déplacement d’un point. Deux composantes caractérisent le mouvement de ce point : sa tension et sa direction. Elles résultent des forces qui lui sont appliquées. Pour décrire les formes linéaires, l’auteur s’appuie sur le nombre de forces et la manière dont elles s’appliquent. Toutes les formes linéaires peuvent être ramenées à l’action d’une seule force, ou bien de deux forces. Elles s’appliquent soit de manière continue, c’est à dire simultanément, soit de manière alternative, c’est à dire les unes après les autres.
Diagramme des types de lignes selon Kandinsky
INTRODUCTION ET EXPOSÉ DE LA PROBLÉMATIQUE
L’angle constitue, pour Kandinsky, « la promesse du plan »8. Il génère du plan, contenu entre les deux lignes qui le constituent et admet également une tension. Ainsi, l’angle aigu est défini par une tension plus grande d’autant qu’il est aigu, et par une « conquête du plan » moins complète. À l’inverse, plus un angle est obtus, plus sa tendance vers une « conquête du plan » sera complète, et moins sa tension sera aiguë9. Il y a là une transposition en architecture qui peut s’opérer. Là où Kandinsky parle de plan, nous pouvons choisir de parler d’espace. Il faut néanmoins noter que cette analogie ne peut pas s’appliquer à toute la théorie de Kandinsky. En effet, le plan auquel il se réfère est horizontal, il n’a que deux dimensions. L’espace architectural, lui, a bien trois dimensions, traduites par les trois composantes que nous avons évoquées plus haut : une longueur, une profondeur, une hauteur. Ainsi, quand il différencie les horizontales des verticales, cela n’a aucune importance pour nous, car il se situe sur un plan qui, pour nous, est entièrement horizontal. La verticale correspond, dans l’espace, à la hauteur, et n’est pas montrée dans la représentation en plan ; elle apparaît en coupe. Développement Ce qui nous intéresse, c’est de mettre en évidence certaines qualités architecturales obtenues par la linéarité d’une forme. L’ambition de ce travail réside dans la volonté de donner un cadre théorique aux formes architecturales qui suivent un parcours linéaire. Existe-t-il des principes qui régissent la linéarité de la forme architecturale ? Si tel est le cas, quels sont-ils ? Sans tomber dans l’écueil de donner des « recettes » pour « faire de la forme linéaire », nous déconstruirons plutôt les « ingrédients », énoncerons leurs propriétés, et analyserons des exemples de leur utilisation. Nous tenterons de montrer que la ligne est bien plus qu’une forme géométrique ; qu’elle est une forme architecturale et un mode de composition, avec ses propres règles. Pour y répondre, nous approcherons d’abord la ligne dans sa dimension topologique. Puisque la forme linéaire se réfère à une ligne, nous commencerons par une exploration de la ligne seule, pour elle-même, sans architecture. Nous nous appuierons notamment sur le travail de Kandinsky, avec, toutefois, un regard d’architecte, car les prérequis établis ici devront servir par la suite à étendre les principes linéaires à l’étude des éléments et dispositifs d’architecture. Regarder la ligne sans architecture, mais avec un œil d’architecte. L’idée est de déterminer ce dont la ligne est capable, quelles sont ses qualités intrinsèques, et ce qui fait d’elle une figure topologique. Il faudra ensuite s’écarter des conceptions purement géométriques pour étudier, de manière empirique, les incarnations de la ligne en architecture. Dans Kandinsky, Vassily, Point et ligne sur plan, Gallimard, 1991, pp. 82-83.
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Ibid., p.84.
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une série de manipulations théoriques, nous essaierons de montrer comment des éléments, des dispositifs et des organisations peuvent être linéaires, et en quoi ils constituent des modes de composition linéaires. Enfin, nous mènerons quelques études de cas afin de vérifier l’hypothèse avancée, et de mettre en avant les liens qui existent entre ces modes de composition et l’expérience architecturale, la lecture d’un paysage, d’un territoire, la manière de faire de l’espace avec une ligne. Ainsi nous aurons montré que la ligne, au delà de sa dimension géométrique, est une forme architecturale, une notion d’architecture que nous souhaitons préciser, un mode de composition singulier.
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Approche topologique : le parcours linéaire de la forme
L’étude de la ligne seule, sans considération architecturale, doit nous permettre de mettre en évidence les vertus de la ligne pure. Nous étudions ici les caractéristiques propres à la ligne selon quatre axes : les continuités de la forme, le partage induit la confrontation d’une ligne à un plan, l’apparition d’un plan promise par l’angle et la courbe, c’està-dire par la déformation d’une ligne droite, et la notion d’épaisseur, qui nous conduira à donner sa dimension architecturale à la ligne. L’objet de ce chapitre est de nommer plus précisément ces propriétés, qui diffèrent selon la forme des lignes. Nous prendrons appui sur la théorie de Kandinsky, développée dans son ouvrage Point et ligne sur plan1. L’exercice de schématisation sera semblable à celui mené par l’artiste. Continuités Les forces qui s’appliquent à un point et qui font dévier de sa trajectoire la ligne droite peuvent s’exercer de deux manières : soit alternativement, soit simultanément. Cela crée deux espèces de lignes. Les poussées alternatives génèrent des lignes brisées, et les poussées simultanées des lignes courbes. La schématisation de quatre projets Figure 4 Application continue d’une seule force dans une unique direction aboutissant à la ligne droite Figure 5 Application alternative de plusieurs forces dans des directions différentes aboutissant à la ligne brisée Kandinsky, Vassily, Point et ligne sur plan, Albert Langen éditeur, Munich, 1926.
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décrivant respectivement une ligne droite, deux lignes courbes et une ligne brisée font ressortir différents niveaux de continuité. La ligne droite n’est perturbée de sa trajectoire par aucune autre force, elle constitue donc une continuité absolue car son parcours est entièrement maintenu. C’est le cas, par exemple, dans le mouvement décrit par le projet de collège de Mario Botta, à Medio Inferiore2. La ligne brisée, qui est la manifestation de l’application alternative de forces, est l’expression d’une discontinuité. Le projet de maison de retraite de Manuel Aires Mateus est transcrit par une ligne brisée six fois3. C’està-dire que le point est dévié six fois de sa trajectoire par des forces qui s’exercent selon un enchaînement chronologique. Pour autant, il s’agit bel et bien d’une seule ligne, un seul élément, un seul tracé continu. On peut donc parler de continuité discontinue ou partielle, une continuité qui admet des ruptures mais conserve son intégrité formelle. Ce type de continuité confère à la ligne du contraste. 20
Figure 6 Application de plusieurs forces continues aboutissant à une ligne courbe Figure 7 Application de plusieurs forces continues aboutissant à une courbe libre
Quand les forces s’exercent en même temps, cet enchaînement n’existe pas. Pour autant, le parcours de la forme est dévié par ces poussées. Dès lors, il ne s’agit ni de continuité absolue du parcours, ni de continuité partielle. Ce type de continuité constitue une troisième famille, car elle génère une régularité sans pour autant être rectiligne. Nous pouvons l’appeler continuité persistante. Cette continuité admet différents degrés d’intensité selon que le parcours rectiligne est globalement maintenu ou pas. Ainsi les logements de Francisco Saenz de Oiza, à Madrid4, et ceux de Affonso Eduardo Reidy, à Rio de Janeiro5 , témoignent de deux niveaux différents de continuité. Le parcours du premier dévie, en s’enroulant sur lui-même, car la poussée est toujours plus forte à l’extérieur de la ligne, ce qui provoque l’enroulement ; alors que celui du second est globalement maintenu, bien que dévié de sa trajectoire, car les poussées venant d’un côté ou de l’autre sont équilibrées. Ceci nous amène à différencier le parcours de la forme, qui décrit le chemin global dessiné par la direction de la ligne, de la trajectoire du point, qui correspond au déplacement du point à un moment précis.
Mario Botta, Scuola Media, Medio Inferiore, Suisse, 1972.
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Manuel Aires Mateus, Maison de retraite, Alcácer do Sal, Portugal, 2010.
3
Francisco Saenz de Oiza, El Ruedo, Madrid, Espagne, 1989.
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Affonso Eduardo Reidy, Immeuble Pedregulho, Rio de Janeiro, Brésil, 1948.
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LE PARCOURS LINÉAIRE DE LA FORME
Partage du plan Poser une ligne sur un plan conduit à le séparer en deux parties se trouvant d’un côté et de l’autre de cette dernière. Cela met en évidence le fait que la ligne a deux côtés. Au regard des parcours que suivent les projets de Reidy et Aires Mateus, par exemple, la ligne trace la séparation entre deux nouveaux plans, plus ou moins équivalents, ou, en tous les cas, de même nature. Le poché gris signifie un côté, le blanc l’autre. Les deux nouveaux plans se trouvent de part et d’autre de la ligne. Avec un vocabulaire d’architecte, nous pouvons qualifier cette séparation de bipartition dehors/dehors, tant la ligne entretient des relations équivalentes avec les deux côtés. On discerne déjà la présence de l’idée de bordure dans la ligne. La ligne porte en elle une qualité de limite. Mais cette équivalence entre les deux parties du plan n’est pas strictement égalitaire. Elle l’est dans le cas de la ligne droite, par exemple dans les vestiaires de Livio Vacchini6. La maison de retraite d’Aires Mateus donne à voir une bipartition du plan bien plus contrastée. On voit nettement qu’il y a pénétration du poché gris dans l’espace blanc, permis par le creux de la ligne brisée. De la même façon, les ondulations de la ligne des logements de Reidy se retrouvent dans les formes des plan qu’elle sépare. Figure 8 Application d’une ligne droite sur un plan aboutissant à un partage égalitaire de ce dernier Figures 9 et 10 Application de lignes courbe et brisée sur un plan aboutissant à son partage différencié Figure 11 Application d’une ligne ondulée selon un mouvement d’enroulement sur un plan aboutissant à son partage de nature intérieure/extérieure
Une autre forme de partage apparaît lorsque la ligne se replie sur elle-même, comme le fait celle du projet de Saenz de Oiza, à Madrid. La figure de l’enroulement confère aux deux côtés de la ligne des qualités différentes. Elle a, désormais, une bordure intérieure et une bordure extérieure. La relation devient intérieure/extérieure. L’enroulement suffit, à lui seul, à créer une intériorité. Le creux de la ligne brisée d’Aires Mateus amorce cette opposition intérieure/extérieure, mais n’est pas assez appuyé pour la faire complètement émerger. Il faut déformer le projet pour qu’elle apparaisse entièrement.
Livio Vacchini, Lido comunale, Ascona, Suisse, 1980-1986.
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Angles et courbe
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Une ligne seule fait naître un plan quand elle se plie ou se courbe assez pour se refermer sur elle-même et délimiter une surface. Mais avant cela, le nouveau plan en formation apparaît plus ou moins clairement dans l’angle ou la courbe. La « promesse du plan » est contenue, selon Kandinsky, dans l’angle obtus. En fait, le plan émerge avec l’angle, mais l’angle obtus présente une « conquête du plan » plus grande que l’angle aigu. Kandinsky le dit ainsi : « Le passage au-delà de l’angle droit conduit à la diminution de la tension et la tendance vers la conquête du plan augmente en proportion »7. Avec moins de clarté, il suppose également que la courbe abouti à créer du plan, puisqu’elle tend à devenir un cercle. Nous pouvons effectuer une transposition entre le plan et l’espace architectural : plus la promesse du plan est grande, plus celle d’espace le sera. L’espace dont nous parlons ici est un espace en devenir, puisque nous nous situons dans une analyse graphique de la question ; il apparaîtra réellement avec la matérialisation de la ligne en architecture. Figure 12 Définition de la zone inaccessible de l’angle aigu par l’inscription d’un cercle dans son ouverture. La zone inaccessible est grande.
L’angle, parce qu’il est défini par deux lignes droites, a la capacité d’enserrer un espace. Plus l’angle est grand, plus cet espace est généreux, jusqu’à l’angle plat. Placer une figure circulaire dans l’angle nous permet de mettre en évidence l’existence d’une zone inaccessible. Cette zone diminue à mesure que l’angle s’ouvre. Plus l’angle est aigu, plus elle est grande. On peut qualifier cette zone inaccessible d’espace perdu. La courbe porte en elle une continuité de nature différente de celle de l’angle. Elle reste totalement contiguë à l’espace qu’elle génère. L’ouverture d’un angle, quel qu’il soit, devient de plus en plus petit à mesure que l’on se rapproche de son sommet. À l’inverse, la courbe accompagne la modification de trajectoire de la ligne de manière continue. Avec la courbe, la zone inaccessible à la figure circulaire grise n’existe pas. Cela signifie que la totalité de l’espace généré par la courbe est accessible à n’importe quelle figure.
Kandinsky, Vassily, Point et ligne sur plan, Gallimard, 1991, p. 85.
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Figure 13 Définition de la zone inaccessible de l’angle obtus par l’inscription d’un cercle dans son ouverture. La zone inaccessible est plus réduite. Figure 14 Définition de la contiguïté de la courbe par l’inscription d’un cercle dans son ouverture. La zone inaccessible disparaît.
LE PARCOURS LINÉAIRE DE LA FORME
Figure 15 Champ d’espace généré par le creux de la ligne Figures 16 et 17 Manipulations du creux aboutissant à un champ d’espace plus défini Figure 18 Champ d’espace généré par le creux de la ligne Figure 19 Manipulation du creux aboutissant à un champ d’espace plus défini
Creux La déformation d’une ligne droite crée un creux qui a la capacité de contenir un espace. Sa forme se rapporte, plus ou moins clairement, à une figure fermée. Plus le creux tend à devenir cette figure fermée, plus une intériorité forte apparaît. Ainsi, la succession d’angles obtus de la maison de retraite d’Aires Mateus fait apparaître un creux dans lequel s’insère un espace. Un début d’intériorité naît ici, d’intensité toute relative puisque le creux est encore largement ouvert vers l’extérieur. Si on le modifie de manière à obtenir un creux plus fermé, l’espace qu’il produit sera plus délimité, contenu et l’intériorité sera plus intense. Ceci nous amène à distinguer le creux ouvert du creux fermé. Le creux fermé délimite, avec clarté, ce qu’il contient de ce qui lui est étranger. Le creux ouvert admet une ambiguïté dans sa manière de délimiter l’espace : ce qu’il contient glisse vers ce qui lui est étranger. Le creux est aussi caractérisé par sa tendance à maintenir le parcours de la ligne, ou à le déformer. La manipulation du projet de Sejima8 nous montre qu’un creux ouvert délimite mieux l’espace quand il maintient le parcours de la ligne que lorsqu’il le déforme. La forme initiale présente une modification du parcours, initiée par la dernière ligne droite, qui a pour effet d’emmener la ligne brisée dans une direction nouvelle. En conséquence, l’espace produit par le creux est emmené vers l’extérieur. L’intériorité est altérée, incomplète. Pour la retrouver, il faut tronquer la dernière ligne droite, en vue de la ramener à l’aplomb de l’origine de la ligne. Épaississement Comme nous l’avons dit précédemment, la ligne est la traduction d’une forme linéaire qui a une épaisseur. La longueur est rendue lisible par l’épaisseur de cette forme. « Bien qu’une ligne ne possède théoriquement qu’une seule dimension, elle doit avoir une certaine valeur d’épaisseur pour être visible. Elle est perçue comme une ligne simplement parce que sa longueur est supérieure à sa largeur. La nature d’une ligne, qu’elle soit droite
Kazuyo Sejima, Immeuble de logements, Kitagata, Japon, 1994-2000.
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ou sinueuse, grasse ou sèche, est déterminée par notre perception du ratio de la longueur par rapport à sa largeur, son contour, et son degré de continuité. »9
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L’épaississement de la ligne instaure une ambiguïté entre ligne et surface, comme le souligne Kandinsky en posant la question : « À quel moment disparaît la ligne en tant que telle, à quel moment prend naissance la surface ? », sans y apporter de réponse. Pour lui, cela revient à être capable de définir le moment où le fleuve devient mer. Il ajoute « [qu’une] distinction universellement acceptée entre ligne et surface est momentanément impossible – fait qui correspond peut être à l’état peu avancé de la peinture, à son caractère embryonnaire, à moins qu’il ne soit déterminé par la nature même de cet art. »10 Pour nous, la chose est claire : il n’y a pas d’architecture sans épaisseur. Nous prenons la ligne comme objet théorique pour parler d’architecture et son épaisseur nous fait basculer dans le champs de la forme architecturale. L’impossible distinction entre ligne et surface est le problème de la peinture. La ligne doit donc s’épaissir pour devenir architecture, en conservant ses caractéristiques pour rester une forme linéaire et pouvoir être une architecture de la longueur. La première de ces caractéristiques est un certain élancement, c’est-à-dire, un rapport entre longueur et largeur qui soit tel qu’un effet de longueur se dégage de l’objet. L’efficacité de ce rapport est, nous l’avons dit en introduction, soumise à l’interprétation de chacun. Si la forme a un élancement, cela sous-tend qu’elle a une direction, un parcours, qu’elle porte en elle l’idée de mouvement. L’enjeu, pour l’architecture, est de produire des formes suffisamment fines pour exprimer cette notion d’élancement, de mouvements, et donc de ligne, de linéarité et de longueur. C’est sans doute pour cette raison que la barre des logements de Sejima est si fine. En dehors du fait qu’il est plus facile de plier une barre dès qu’elle est peu épaisse, des considérations formelles existent. Les angles droits et, surtout, aigus de la ligne brisée sont les moments où l’écart entre les deux bords s’accentue, et donc où l’épaisseur de la forme sera la plus grande. Il faut donc affiner au maximum la barre pour que la linéarité et l’élancement soient indiscutables.
Si la forme linéaire a deux bordures, qui sont deux lignes, elle doit toujours pouvoir être traduite par une seule ligne. Plusieurs cas s’offrent à nous. Premièrement, l’épaisseur de la forme peut être homogène, c’est-à-dire que les deux bordures sont parallèles, comme chez Sejima, Kandinsky, Vassily, Point et ligne sur plan, Gallimard, 1991, pp. 108-109.
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Figure 20 Forme linéaire et lignes passives du projet de Sejima à Kitagata Figure 21 Ligne active du projet de Sejima à Kitagata Figure 22 Forme linéaire et lignes passives du projet de vestiaire de Vacchini à Ascona Figure 23 Ligne active du projet de Vacchini
LE PARCOURS LINÉAIRE DE LA FORME
voire identiques, comme dans le projet de Vacchini. Alors, traduire la forme par une ligne revient à la décrire par la ligne médiane aux deux bordures extérieures. C’est le cas le plus simple.
Figure 24 Forme linéaire et lignes passives du projet d’Aires Mateus à Alcácer do Sal Figure 25 Ligne active du projet d’Aires Mateus à Alcácer do Sal Figure 26 Forme linéaire et lignes passives du projet d’Aalto au MIT Figure 27 Ligne active du projet d’Aalto
Quand les deux lignes constituant les bords extérieurs de la surface sont différentes, alors la forme admet des variations d’épaisseur. Les bordures de la maison de retraite d’Aires Mateus sont différentes mais semblables. Il s’agit de deux lignes brisées, de parcours et de trajectoire similaires, seules les inclinaisons de trajectoire varient légèrement. Ces variations de trajectoires s’effectuent toujours de manière à ce que les lignes s’écartent progressivement l’une de l’autre, provoquant un épaississement progressif. La synthèse de cette forme, qui reste homogène, est, encore une fois, une troisième ligne, la médiane. Dans la résidence Baker d’Alvar Aalto, la nature des lignes constituant les bords extérieurs de la forme divergent. La première est ondulée, quand la seconde est brisée. On peut, tout de même, ramener la forme à une seule ligne, celle qui nous paraît le mieux traduire sa linéarité. Ici, c’est sans conteste la ligne ondulée qui décrit le mieux le parcours élémentaire de la forme. La ligne brisée est la limite des variations d’épaisseur de la ligne ondulée. Point d’inflexion et point de vue Parallèlement à la théorie de Kandinsky, Paul Klee expose plusieurs considérations sur la ligne, dans ses travaux, qu’il est judicieux d’exposer ici. Tout d’abord, Klee différencie le linéaire actif, intermédiaire et passif. La ligne, quand elle est une promenade, un trajet, est active. Elle correspond à ce que nous avons nommé le parcours linéaire de la forme, d’après la conception de Kandinsky ; elle est la matérialisation graphique du déplacement d’un point. La ligne intermédiaire est celle dont le trajet se referme complètement sur lui-même. Klee nous dit : « Considérée de façon élémentaire (comme action de la main) elle est certes encore une ligne mais, une fois menée à son terme, la représentation linéaire est sur-le-champ relayée par l’image d’une surface »11. La ligne passive est la bordure de cette surface. « Certes, on voit bien des lignes aussi, mais il ne s’agit pas tant d’actes traitant les surfaces que Klee, Paul, Paul Klee, Cours du Bauhaus ; Weimar 1921-1922 ; Contributions à la théorie de la forme
11
picturale, Les Musées de Strasbourg, Hazan, Paris 2004, pp. 40-41.
25
LA LIGNE COMME MODE DE COMPOSITION
de résultats linéaires venant d’actions au niveau des surfaces. La ligne n’est pas faite mais subie. »12 En outre, Paul Klee trace, pour une ligne, sa figure d’accompagnement10. Elle est indispensable pour comprendre le point d’inflexion et le point de vue de Deleuze. C’est d’ailleurs Deleuze qui, en s’appuyant sur Leibniz, l’explique le mieux : « La seconde [figure dessinée par Klee] montre qu’il n’y a pas de figure exacte et sans mélange, comme disait Leibniz pas ‘‘de droite sans courbures entremêlées’’, mais aussi ‘‘pas de courbe d’une certaine nature finie sans mélange de quelque autre, et cela dans les plus petites parties comme dans les plus grandes’’. »13 Deleuze nous dit en substance qu’une figure d’accompagnement existe, sans toutefois en donner l’origine ou les caractéristiques précises. Figure 28 En épais, la ligne active du projet d’Aires Mateus. En moyen, la figure d’accompagnement de cette ligne, avec ses points d’inflexion. En fin, les perpendiculaires aux tangentes à la figure d’accompagnement, qui convergent vers un foyer, le point de vue.
26
C’est pourtant sur cette figure d’accompagnement que se situe le point d’inflexion d’une ligne. A priori, il va de soi que cette considération exclue la ligne droite, qui, par nature, ne marque pas d’inflexion. Cependant, Deleuze nous montre, par un raisonnement que nous ne prendrons pas la peine de retranscrire ici, que même la ligne droite admet une inflexion, matérialisée par l’arc de cercle dont le centre est une extrémité de la ligne, et passant par l’angle droit du triangle rectangle dont elle est l’hypoténuse. Cet arc, appelé « arc d’inflexion », démontre, pour Deleuze, qu’une droite doit « être entremêlée de courbures ».14 Cela signifie qu’une ligne droite, mais aussi qu’une ligne brisée, peut être retranscrite par une courbe libre d’accompagnement. Le point d’inflexion sera situé sur cette courbe, à chaque fois que la bordure changera d’orientation concave vers une orientation convexe et vice versa. L’existence de ce point d’inflexion nous oblige à admettre Ibid. Klee, Paul, Théorie de l’art moderne, Médiation Denoël, 1964, pp. 73-74.
12 13
Deleuze, Gilles, Le Pli, Éditions de Minuit, Paris, 1988, p. 20. 12 Ibid. p. 24. 14
LE PARCOURS LINÉAIRE DE LA FORME
une seconde conception de la ligne, non plus comme la trace du déplacement rationnel d’un point, mais comme forme définie par des points statiques, extérieurs à elle. À l’intérieur des concavités de cette figure d’accompagnement, c’est à dire, entre deux points d’inflexion, on peut tracer les perpendiculaires aux tangentes à la courbe. Elles se réunissent en un « foyer » que Deleuze nomme le point de vue. La densité de ce foyer peut être mise en relation avec ce que nous avons appelé le creux, et l’intériorité qu’il génère. Sur la ligne du projet de Aires Mateus, on voit clairement que le point de vue le plus dense correspond au creux le plus accentué et à l’intériorité la plus définie. Si l’on reprend la manipulation sur le creux que nous avions faite plus haut, il semble que le foyer soit plus vaste, et plus orienté que dans la forme originelle de la ligne. Les principes d’un lien entre le point de vue de Deleuze et l’intériorité contenue dans un creux ne sont pas établis intuitivement, bien que ce lien semble exister. 27
Figure 29 Même représentation que précédemment, mais avec la manipulation de resserrement du creux sur le projet de Aires Mateus. La nature du foyer du creux principal change. Le point de vue est plus étendu, moins focal mais largement contenu dans la partie droite du creux.
La ligne, une figure topologique La ligne est une figure topologique dont nous avons exposé les principes selon plusieurs conceptions. Là où l’approche kandinskienne décrit avec clarté la forme et est relativement intuitive à spatialiser, la confrontation avec la théorie de Klee, reprise et extrapolée par Deleuze semble pouvoir conceptualiser l’invisible, dans la ligne. Cette figure topologique doit s’incarner dans des éléments d’architecture, et selon des modes de composition spécifiques, pour pouvoir, elle-même, être considérée comme un mode de composition d’architecture fondamental, du quel découleraient des principes architectoniques. En d’autres termes, si nous venons, ici, de montrer que la ligne est une forme géométrique complexe, il convient de prouver qu’elle est une forme architecturale.
Approche architectonique : les modes de composition linéaires
Pour qu’un objet architectural soit linéaire, il faut qu’il organise les parties qui le composent selon un parcours linéaire dont nous avons défini les règles et les propriétés précédemment. Cette affirmation nous invite à observer les éléments d’architecture connus, dans leur dimension linéaire, les dispositifs qu’ils forment, et les dispositions qu’ils permettent d’organiser linéairement. Si la ligne est un mode de composition architecturale, alors il existe des modes de composition linéaires. L’objet de cette approche architectonique est de nommer ces modes de composition, d’en extraire les propriétés architecturales, et d’ouvrir la voie à une étude plus poussée de certains d’entre eux. Ce travail étant infini, car les variations possibles des systèmes le sont également, nous nous limiterons à des séries de manipulations expérimentales, que nous commenterons. Nous nous appuierons, pour cela, sur l’ouvrage de Francis D.K. Ching, Architecture, Forme, Espace, Organisation1, qui décrit, avec une très grande précision, les propriétés spatiales de configurations d’éléments architecturaux. Éléments et dispositifs linéaires Un élément d’architecture est linéaire dès lors qu’il défini un plan continu le long d’un parcours linéaire horizontal. À cet égard, le mur et la dalle sont les éléments linéaires par excellence, puisqu’ils sont une paroi, dont l’unique composante horizontale ou verticale file le long d’un parcours linéaire. On conviendra assez facilement que ces éléments ont la capacité évidente de suivre n’importe quel type de parcours linéaire, qu’il définisse une ligne droite, brisée, ondulée, courbe libre. Ils sont des éléments fondamentalement linéaires. Ching, Francis D.K., Architecture, Forme, Espace, Organisation, Eyrolles, 2019.
1
29
LA LIGNE COMME MODE DE COMPOSITION
Le mur. Pour Francis D.K. Ching, « le plan vertical unique structure
Figures 1, 2 et 3 Représentations en axonométrie, plan et coupe de l’élément mur. Le mur organise le plan selon son axe. Sans composante horizontale, il ne défini pas de champ d’espace.
La dalle. Le plan horizontal défini un champ d’espace linéaire,
Figures 4, 5 et 6 Représentations en plan, coupe et axonométrie de l’élément dalle. La dalle n’oriente pas le plan, car elle n’a pas de composante verticale. En revanche, elle défini un champ d’espace.
l’espace auquel il fait face » . Mais si l’on décontextualise cet élément, on peut le lire comme un objet qui partage l’espace de part et d’autre de son axe, c’est-à-dire de son parcours linéaire, sans définition d’un champ d’espace3. Le plan est orienté selon son axe, mais l’épaisseur du parcours n’est pas définie. On peut parler d’orientation linéaire, ou axiale. 2
30
développé soit au dessus, soit au dessous de celui ci, sans orientation du plan. La dalle dessine un pourtour qui confère au parcours linéaire une épaisseur. Mais l’absence de composante verticale élimine l’orientation du plan. À l’inverse du mur, la dalle délimite l’espace, mais sans l’orienter. Le rapport entre le champ d’espace et ce qui est autour reste le même, uniformément, sur toutes ses faces. L’orientation de l’espace est neutre. La volumétrie, puisque linéaire, est orientée, mais pas le plan.
Des combinaisons de ces deux éléments primaires enrichissent et précisent les définitions spatiales d’un objet linéaire. La première d’entre elles consiste à établir un second plan, parallèle au premier. Entre deux murs. Si l’on double l’élément mur, un espace naît entre. Le champ d’espace est désormais défini, et son orientation selon le parcours linéaire conservée. Ching l’expose très clairement : « Deux plans verticaux définissent un volume Ibid., p.135. Ching suppose ici qu’un espace fait face au mur qu’il décrit. Nous nous
2 3
intéressons au mur en tant qu’élément ex nihilo, il ne fait, pour l’instant, face à rien.
Figures 7, 8 et 9 Représentations en plan, coupe et axonométrie de l’entre deux murs. Le champ d’espace est défini assez clairement dans l’espace entre les deux murs. Le plan est orienté avec insistance dans le sens du parcours linéaire.
LES MODES DE COMPOSITION LINÉAIRES
d’espace orienté de manière axiale vers les deux ouvertures offertes par la configuration »4. On observe, dans cette figure, les prémisses de la définition d’un dedans par rapport à un dehors, atténuée par l’absence de plan horizontal jouant le rôle de couverture. Entre deux dalles. Ching appelle la seconde
Figures 10, 11 et 12 Représentations en axonométrie, plan et coupe du dispositif de l’entre deux dalles. Le champ d’espace est confirmé par le plan superposé. Toujours pas d’orientation du plan.
Fig. 13, 14
Cf. p. 34
Figures 13, 14, 15 et 16 Axonométrie de quelques configurations offertes par l’équerre et le U
dalle le « plan superposé ». Cette superposition a pour effet de définir « un volume entre le plan supérieur et le plan inférieur »5. Le champ d’espace généré par le plan inférieur est confirmé par le plan superposé, et le volume abstrait contenu entre les deux apparaît, accompagné, là aussi de l’amorce de la définition d’un dedans. La suite logique consiste à combiner un plan horizontal avec un plan vertical. L’équerre. La combinaison d’un plan vertical avec un plan horizontal
suivant un angle droit aboutit à la création d’une équerre, en coupe. Les propriétés du mur et celles de la dalle sont, elles aussi, combinées. Ainsi, le champ d’espace est défini par le plan horizontal, qu’il soit joint à la partie supérieure ou inférieure du plan vertical. Le plan est orienté, mais avec une prépondérance pour la transversale par rapport au parcours linéaire. Nous nommons cette orientation, orientation transversale. Elle suppose un adossement au mur.
Le U. En coupe, la combinaison de deux murs et d’une dalle, ou bien de deux dalles et d’un mur, forme un U. Si les deux plans parallèles verticaux sont identiques, alors la configuration conserve des propriétés très semblables à l’entre deux murs. Le plan est d’orientation linéaire et le champ d’espace est défini latéralement par les murs parallèles. En revanche, si l’un des murs est plus bas, alors le plan gagnera une composante transversale. Si les deux plans identiques sont horizontaux, alors le plan sera d’orientation majoritairement transversale, comme dans la configuration de l’équerre, mais avec plus d’insistance. Raccourcir une des deux dalles permet de faire varier le rapport entre le champ d’espace défini et la définition du dedans/dehors.
4 5
Ibid. Ibid., p.111.
31
LA LIGNE COMME MODE DE COMPOSITION
Le tube. Deux composantes verticales jointes
à deux composantes horizontales forment un tube. Le tube exacerbe la définition d’un dedans/ dehors, par la définition presque complète du champ d’espace, et l’orientation du plan sera exclusivement linéaire. Mais, pour que cette disposition puisse-t-être continue, théoriquement à l’infini, il faut percer le dispositif pour l’éclairer. Le tube, puisqu’il ne peut pas se prolonger à l’infini sans être manipulé, couplé à d’autres dispositifs, ne constitue pas un dispositif linéaire absolu. Il faut procéder à une altération du dispositif pour valider sa dimension linéaire. Il est un dispositif potentiellement linéaire.
32
Ceci nous amène aux questions des percements, de la définition des angles, et des combinaisons possibles des dispositifs que nous venons de lister. Nous étudions ces questions sur la base de manipulations du tube, puisqu’il les exige pour être prolongé.
Figures 17, 18 et 19 Représentations en plan, coupe et axonométrie du dispositif du tube. Le champ d’espace est très clairement défini et le plan extrêmement orienté linéairement.
Altération d’un dispositif potentiellement linéaire L’altération d’un dispositif potentiellement linéaire lui offre la possibilité de le dérouler, indéfiniment, selon un axe. Cette opération est délicate car elle doit préserver l’intégrité formelle du dispositif pour être valable. De plus, la capacité de ce mode de composition à suivre les inflexions du parcours linéaire doit être vérifiée, car elle n’est pas aussi évidente que dans le cas d’un dispositif linéaire. Percement. La problématique posée par le dispositif du tube nous
interroge sur la manière de percer une ligne et les conséquences de ces percements sur la linéarité. Ce mode d’altération va à l’encontre du caractère linéaire du tube. Le percement est une anomalie linéaire, il est défini transversalement à la ligne ; sa définition n’est pas la même tout le long du dispositif. Le mode de percement permet d’introduire une rythmique à l’espace et d’amplifier ou non l’effet linéaire du volume. Pour que la lecture du percement soit celle d’un trou dans un plan vertical ou horizontal, il faut qu’il soit suffisamment espacé du percement voisin. La distance doit être a minima supérieure à l’épaisseur du mur. Plus elle est grande, plus la lecture d’un trou
Figure 20 Axonométrie de l’altération du tube par percement. La régularité des percements affecte fortement l’intégrité du dispositif. Ce n’est plus un tube. Figure 21 Axonométrie de l’altération du tube par des percements aléatoires. L’intégrité est préservée. Les percements confèrent au plan une orientation transversale sur la face percée. Figure 22 Axonométrie de l’altération du tube par des percements aléatoires sur plusieurs faces. Percer un plan horizontal offre une définition plus riches des champs d’espace.
LES MODES DE COMPOSITION LINÉAIRES
Figures 23, 24 et 25 Représentations en axonométrie du même percement dans une ligne brisée et dans une ligne courbe. Ces manipulations mettent en évidence l’adéquation du percement avec n’importe quel type de parcours linéaire.
dans un mur sera évidente. Un percement en bande aura tendance à accentuer la dimension linéaire perceptible d’un volume, tandis qu’un percement vertical aura tendance à la réduire. Plus la taille et la forme des percements variera, plus l’intégrité du volume linéaire sera préservée. De la même manière, moins le volume sera percé, plus l’intégrité formelle de la ligne sera préservée. Percer un dispositif introduit une orientation transversale dans le plan. Plus il est percé, plus cette orientation prendra de l’importance par rapport à l’orientation linéaire du tube. Un percement qui rejoint un des deux plans horizontaux du tube peut générer un nouveau champ d’espace. Ces observations se vérifient par des manipulations sur le dispositif du tube. La définition des angles. L’altération des angles du tube, contraiFigures 26 et 27 Coupe et axonométrie du tube dont une paroi est laissée vide à l’approche de l’angle, et dont un angle est arrondi. La surface verticale arrière et la surface horizontale supérieure sont confondues, ce qui a pour effet d’orienter le plan et la volumétrie toute entière, transversalement, vers la face opposée. Figures 28 et 29 Axonométries d’un tube dont soit l’une, soit les deux parois n’atteignent pas l’angle. Dans le premier cas la définition du champ d’espace est fragilisée, et le plan vertical domine, dans le second, le champ d’espace gagne une dimension diagonale.
rement au percement, est un mode d’altération linéaire ; elle peut être continue le long du dispositif, et donc, le long du parcours linéaire. « Si l’on introduit un vide sur un des côtés de l’angle de la configuration, la définition du champ en sera fragilisée. Les deux plans seront isolés l’un par rapport à l’autre et l’un d’eux donnera l’impression de passe devant et de dominer visuellement. »6
Ching évoque ici le champ spatial en plan d’une configuration en L, mais nous pouvons reporter son observation sur la coupe d’un dispositif linéaire. Il dit également que si l’ouverture se prolonge sur les deux côtés de l’angle, sa perception s’organisera en diagonale par rapport à lui. Ceci est, encore une fois, transposable à la coupe d’un dispositif linéaire. Ajoutons que l’on peut faire varier l’épaisseur d’une des deux parois en vue de modifier la qualité de lumière entrant dans le dispositif. De la même manière que lorsque l’on perce un dispositif, faire varier la définition d’un ou de plusieurs angles oriente le plan, en ajoutant une composante transversale. Ces observations se vérifient par des manipulations, notamment en maquettes.
6
Ibid., p.148.
33
LA LIGNE COMME MODE DE COMPOSITION
Alternance du dispositif. Pour éclairer un dispositif tel que le tube, on
34
peut le combiner, dans son orientation axiale, avec d’autres dispositifs. Enlever une portion complète de plan vertical dans un tube revient, par exemple, à lui associer un U horizontal. En combinant le dispositif du tube à un autre dispositif, on obtient un nouveau dispositif linéaire. Ce nouveau système est de nature alternée et non plus continue. L’infinité des configurations permises par ce type de manipulation nous oblige à n’en expérimenter que quelques unes, et d’expliquer quelles sont leurs singularités en tant que lignes.
Figures 30, 31 et 32 Représentations en axonométrie, plan et coupe du dispositif du tube associé à un U. La configuration offre un nouveau champ d’espace, au centre, défini par l’ouverture supérieure. Figures 33, 34 et 35 Représentations en plan, coupe et axonométrie de l’entre deux murs, interrompus et partiellement couvert par des dalles.
Disposition linéaire d’éléments Un élément non linéaire peut être répété à l’infini, de manière plus ou moins continue, selon un parcours linéaire. Mais, à l’inverse du mur ou de la dalle, les éléments autonomes répétés n’absorbent pas de manière continue et univoque les déformations éventuelles du parcours. La définition du plan n’est pas continue par nature, elle varie selon la posture adoptée. « La simple répétition d’éléments ressemblants ou similaires, s’ils sont suffisamment continus, peut être perçue comme une ligne. Ce type de ligne possède des qualités de texture intéressantes. »7
Le poteau, la colonne. Le poteau et la colonne seuls ne peuvent pas être considérés comme des éléments linéaires. Mais leur répétition selon un axe, quelle qu’en soit sa nature, forme une colonnade, qui, elle, peut l’être. La colonnade est semblable au mur, dans la mesure où elle oriente le plan de la même manière (linéaire), mais partage l’espace avec moins de clarté. Comme toute composante verticale, elle ne suffit pas, à elle seule, à définir un champ d’espace. La définition de la texture de la ligne dépend de l’espacement entre ces éléments répétés.
7
Ibid., p.9.
Figure 36 Représentation en axonométrie de la colonnade selon un parcours linéaire droit puis courbe
LES MODES DE COMPOSITION LINÉAIRES
Figures 37, 38 et 39 Représentations en axonométrie de la répétition linéaire d’un portique transversalement disposé sur une ligne droite, brisée et courbe.
Le portique. Le portique peut être répété dans le sens longitudinal
de la ligne. Alors, il confère à la ligne une certaine texture et une épaisseur qui génère un champ d’espace, délimité par les poteaux. Ce type de système se pliera moins facilement aux exigences d’un parcours linéaire brisé, car la différence de longueur entre les bordures convexe et concave de la ligne induira des ruptures dans la définition des champs d’espace. Une courbe ondulée ou une courbe libre, dans laquelle la déformation des bordure est continue, se répercutera sur la répétition des portiques avec plus de lisibilité. Les champs d’espace définis par les poteaux seront déformés avec plus d’homogénéité, mais le rythme scandé par les poteaux variera selon sa position sur une courbe convexe, concave, ou sur une ligne droite.
Le système poteaux poutres. Quand un portique est répété selon
une grille, il forme un système poteaux poutres. Ce système peut être déployé selon une ligne et possède les mêmes propriétés de déformation que la répétition du portique, avec ceci de différent que la présence d’une poutre, suivant le parcours linéaire sur chacune des bordures, confère à l’ensemble une définition plus précise du champ d’espace. Dans le cas de l’application de ce système à une ligne brisée, cette poutre devra s’interrompre, à moins que l’inflexion de la ligne ne soit marquée par le poteau. Si le système est interrompu, le champ d’espace sera défini différemment dans l’angle. La rupture de la ligne brisée sera soulignée.
Figures 40, 41 et 42 Représentations en axonométrie de la disposition linéaire, selon une ligne droite, brisée et courbe, d’un système poteaux/poutres. Dans le cas d’une ligne brisée, le système aura tendance à s’interrompre, ce qui a pour effet de marquer la rupture que constitue l’angle, dans un parcours linéaire.
Fig. 43-45
Fig. 46-48
Éléments linéaires répétés. Des éléments linéaires peuvent être utilisés comme non linéaires pour former une ligne. Le mur, s’il est répété transversalement au parcours, forme une ligne dont l’écriture perd en continuité, mais gagne en texture et en rythme. Il en va de même pour la dalle. La répétition de dalles similaires, voire identiques, selon un parcours linéaire forme plusieurs champs d’espace organisés en ligne. Les déformations éventuelles du parcours peuvent être
35
LA LIGNE COMME MODE DE COMPOSITION
Figures 43, 44 et 45 Représentations en axonométrie du mur transversal à la ligne, répété linéairement. Le champ d’espace est traversant. Il s’oriente de manière plus ou moins rayonnante lors d’une inflexion. Dans ce cas, le plan est orienté, du côté concave, vers un centre, et s’ouvre du côté convexe. Figures 46, 47 et 48 Représentations en axonométrie de la répétition linéaire d’un plan horizontal. La dalle absorbe indifféremment tout type d’inflexion de la ligne.
36
absorbés par ces deux éléments de plusieurs manières selon que le tracé présente des discontinuités ou des continuités persistantes. La greffe. Un autre mode de composition par disposition consiste à greffer des éléments dissemblables sur une ligne. Ce mode offre une grande liberté de composition puisque les éléments greffés n’ont rien en commun, si ce n’est l’élément greffant : la ligne. La ligne est, ici, l’élément unificateur de la composition. La linéarité de l’ensemble ne vient pas de la pureté linéaire du dispositif, mais du contraste opéré entre des éléments non linéaires, de formes et de tailles diverses, avec la mise en évidence d’un parcours linéaire qui les réunit d’un seul geste. On peut supposer que ce contraste sera d’autant plus efficace que la ligne est radicalement droite. Le rapport entre l’élément greffant et l’élément greffé peut être étudié par des représentations axonométriques. L’élément greffé peut supporter, accoler la ligne de part et d’autre, être traversé on confondu avec la ligne. Ching évoque ce mode de composition sans le nommer : « L’ensemble d’une organisation linéaire peut être relié à d’autres formes présentes en les liant et les organisant sur toute sa longueur. »8
8
Ibid., p.219.
Figure 49 Axonométrie d’éléments greffés à un dispositif linéaire. Les éléments sont positionnés d’un seul côté de la ligne et l’un d’entre eux est confondu avec la ligne. Figure 50 Axonométrie d’une greffe linéaire par superposition et contiguïté. Figure 51 Axonométrie d’une greffe linéaire par percement des éléments greffés par le dispositif linéaire.
LES MODES DE COMPOSITION LINÉAIRES
Composition par soustraction de matière Ces modes de composition sont définis soit par la mise en place d’un élément linéaire, et éventuellement son altération, soit par la juxtaposition linéaire d’éléments. On peut aussi creuser un volume dont la forme est linéaire. Soustraction transversale régulière. Une des possibilités consiste
Figures 52, 53 et 54 Représentations en axonométrie de la soustraction linéaire, selon une ligne droite, brisée et courbe, d’un système de creux transversal et régulier. Une rupture du système s’opère dans l’angle de la ligne brisée.
à creuser le volume transversalement et régulièrement. Ce système s’apparente à une fragmentation. On obtient alors des fragments massifs de ligne, identiques les uns aux autres. Un espace, orienté transversalement, naît entre deux fragments. Si l’on veut préserver la régularité des espaces dégagés, alors il est impossible de fragmenter les angles d’une ligne brisée. On se retrouvera alors soit avec des fragments plus petits et incomplets dans la largeur de la ligne, si les vides creusés se croisent, soit avec un vide ouvert sur l’extérieur de la ligne. L’angle est donc matérialisé par un plein de taille et de forme différentes des fragments sur les tronçons rectilignes.
D’autres modes de composition On peut supposer que la ligne admet d’autres modes de composition, que nous avons laissés de côté, compte tenu du caractère non exhaustif de cette étude, tels que d’autres formes d’agrégation que la répétition, mais aussi la déformation, le creusement, la fragmentation, etc. On peut par exemple creuser une ligne dans sa longueur, avec d’autres conséquences sur les espaces produits. Le caractère empirique de cette étude sur les modes de composition ne permet pas d’observer les propriétés de système, ni de les rattacher à un mode de composition (par dispositif linéaire, altération, disposition linéaire, ou soustraction), ni encore de combiner plusieurs modes de composition entre eux, car ce travail serait sans fin. Néanmoins, quelques manipulations en maquette peuvent donner à voir un éventail des possibles.
37
LA LIGNE COMME MODE DE COMPOSITION
Composition par dispositifs linéaires
Les éléments linéaires. Les plans
horizontaux et verticaux sont des éléments linéaires par excellence.
38
Les dispositifs linéaires. Les dispositifs linéaires sont les dispositifs issus de la combinaison d’éléments fondamentalement linéaires.
SYNTHÈSE DES MODES DE COMPOSITION
Composition par altération d’un dispositif potentiellement linéaire Les éléments potentiellement linéaires. Quand un dispositif issu de la combinaison d’éléments fondamentalement linéaires ne produit pas un espace architectural, il est qualifié de potentiellement linéaire et doit être altéré pour générer un espace architectural.
Percement. On peut
percer le dispositif pour l’éclairer. Le percement est une altération ponctuelle du dispositif. Cette manipulation peut orienter son plan, offrir des cadrages et une définition plus riche du champ d’espace, mais aussi affaiblir le dispositif.
Définition des angles. Des résultats
similaires peuvent être obtenus par la modification de la définition des angles. Cette altération est linéaire.
Alternance du dispositif. Combiner des
dispositifs entre eux constitue une altération ponctuelle du dispositif.
39
LA LIGNE COMME MODE DE COMPOSITION
Composition par disposition linéaire Répétition linéaires d’éléments non linéaires. Le poteau, la
40
colonne et les dispositifs auxquels ils aboutissent ne sont pas linéaires en tant que tels. Leur disposition selon un parcours linéaire offre une composition en ligne. Certains dispositifs ont moins de facilités que d’autres à absorber les déformations du parcours.
SYNTHÈSE DES MODES DE COMPOSITION
Répétition linéaire d’éléments linéaires.
Le mode de composition par disposition linéaire autorise l’emploi d’éléments, et, on peut le supposer, de dispositifs linéaires.
Disposition en greffe. Opposé à
41
la disposition par répétition, la greffe organise des éléments autour d’une unité linéaire. Ces éléments peuvent être de forme et d’intervalles variables.
Soustraction linéaire. Ce mode
de composition, appliqué à la ligne selon un système de
creusement transmanières de creuser versal, génère des une ligne existent, espaces répétés et elles sont à explorer. interroge la définition des angles. D’autres
Approche analytique : quelques études de cas
Les principes de composition que nous avons évoqués doivent se vérifier dans l’étude de références architecturales. S’ils sont pertinents, alors nous devons pouvoir nous appuyer dessus pour décrire les modes de composition de n’importe quel projet en ligne, et dégager les intérêts de leur mobilisation en réponse à des problématiques posées par leur environnement. La figure topologique qu’est la ligne, et les modes de composition architecturaux dans lesquels elle s’incarne doivent être lus comme une posture singulière de projet. Dans cette partie, nous choisirons des projets pour la diversité des types de lignes et des modes de composition qu’ils reflètent. Certains sont des lignes incontestables, d’autres nous intéresserons pour la potentielle linéarité des dispositifs qu’ils invoquent. Nous présenterons, dans un premier temps, le projet étudié, puis nous mettrons en évidence le type de ligne auquel ils se rattachent, avec plus ou moins d’insistance selon qu’il ait été, ou non, mobilisé précédemment pour démontrer que la ligne était une figure topologique. Ensuite, nous déconstruirons ce qui compose la ligne, en mettant l’accent sur les raisons qui justifient l’emploi de cette figure topologique et de tel ou tel mode de composition. Une telle posture, en architecture, doit forcément produire des situations singulières, et témoigner d’une intention forte, vis à vis d’un site et d’une manière d’habiter. Les projets que nous choisissons d’étudier ici sont fondamentalement linéaires. Scuola Media de Morbio Inferiore, 1972 Ce premier projet du corpus, construit à Morbio Inferiore par Mario Botta, est une ligne droite. Repoussée en fin de parcelle, loin de la rue, elle se développe indifféremment sur toute la longueur de celle-ci, dégageant un grand parc devant, et un espace extérieur, plus intime, dont la lisière du bois constitue la deuxième bordure. En posant une ligne droite à cet endroit, Mario Botta ferme le creux défini par
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LA LIGNE COMME MODE DE COMPOSITION
Figure 1 La façade du projet de Botta à Morbio Inferiore. Un module comprend, de chaque côté de la ligne, deux classes en face à face, réunies au dernier étage par une seule salle, plus grande (photo Mario Borges). Figure 2 La plateforme commune du module. Un escalier dessert un module (photo Mario Borges).
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l’étendue végétale, ce qui suffit à générer un espace dont on voit très clairement les contours. La résultante de ce procédé est que le site est maintenant coupé en deux par le projet. Au lieu d’avoir un parc, qui s’arrête là où commence le bois, on a un parc ouvert, d’un côté de la ligne, et un jardin, entre la ligne et le bois. C’est la capacité d’une ligne à séparer, partager un plan qui est en fonction ici.
Figure 3 Plan du R+1, contenant les salles classiques. Un module comprend quatre salles, centrées, par leurs angles, autour de la plateforme (plan Mario Botta).
L’observation de la façade et de la répétition de joints creux entre les salles de classes laisse à penser qu’il s’agit d’une composition par répétition. Chaque module répété serait composé de quatre salles de classes, organisées en carré dont le centre comprend une portion d’une rue intérieure, par laquelle on monte à une plateforme assurant la distribution des salles. Pour deux salles situées du même côté de la rue intérieure, un vide, centre du module, assure une distance bien sentie entre ces deux espaces qui prennent la lumière l’un face à l’autre. Les élèves, en revanche, se tournent le dos, et regardent le fond de la salle, vers le mur sur lequel est accroché le tableau. Ce mur est interrompu du côté intérieur de la ligne, pour laisser un passage entre les modules, si bien qu’en plan, on est tenté de grouper les salles deux par deux, à cheval sur deux modules. Au dernier étage, une salle prend toute la largeur du module, et réunit ainsi, en façade, les deux classes autour du vide. La répétition en ligne de ces quatre salles, centrées
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Figure 5 La rue intérieure au rezde-chaussée (photo Mario Borges)
Figure 4 La rue intérieure du dernier étage, distribuant les ateliers (photo Mario Borges) Figure 6 Un des accès extérieurs aux modules (photo Mario Borges)
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Figure 7 Un des espaces communs donnant sur la rue intérieure (photo Mario Borges) Figure 8 Un atelier du dernier étage réunissant deux salles d’un même module (photo Mario Borges)
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Figure 9 Coupe transversale dans les salles de classe et la plateforme (dessin de l’auteur) Figure 10 Coupe transversale dans une plateforme (dessin de l’auteur) Figure 11 Coupe transversale dans les salles de classe et les paliers des escaliers (dessin de l’auteur)
autour d’une plateforme commune, est le résultat d’une composition par disposition répétitive d’un dispositif non linéaire, puisqu’organisé autour d’un centre. Un dispositif linéaire est reconnaissable à sa coupe transversale, maintenue inchangée sur tout le parcours linéaire. Ici, le dispositif se résume en trois coupes transversale successives. Toutefois, un autre dispositif, fondamental dans ce projet, introduit la lecture d’une seconde manière de composer la ligne. Il s’agit du shed qui éclaire les vides de la rue intérieure, et pratiquement continu sur toute la ligne. Il s’interrompt seulement au niveau des plateformes, et réunit un module avec son voisin. Sa coupe transversale suffit à exprimer la linéarité de ce dispositif, interrompu ponctuellement. Il est un dispositif linéaire, altéré à intervalle régulier. La poutre de retombée du shed est le seul élément continu sur la totalité du parcours linéaire. Depuis la rue intérieure, elle est visible dans toute sa longueur, ce qui permet de se situer dans le bâtiment. Le shed est primordial, car,
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Figure 12 La poutre de retombée du shed, qui file sur toute la longueur du projet et permet de se situer sur la ligne (photo Mario Borges)
exposé Est/Ouest, il éclaire la rue intérieure toute la journée, avec une lumière changeante. De cette manière, quand on sort de sa salle de classe, à la simple observation de la lumière, on prend connaissance de l’heure, et on sait ainsi dans quelle salle on doit se rendre. La journée défile au rythme de la lumière, grâce au shed, qui donne la notion du temps aux écoliers. C’est un projet dans lequel on n’a pas besoin de montre. C’est, en partie, l’inclinaison particulière d’une ligne droite qui permet ceci. C’est aussi la combinaison de deux modes de composition, l’un par disposition linéaire répétitive de dispositifs non linéaires, dans lesquels on s’arrête, le temps d’une heure de cours, l’autre, directement par dispositif linéaire, qui accompagne le parcours et la déambulation tout au long de la journée d’un élève. Mario Botta permet, grâce à cette ligne, à ses occupants de se situer dans l’espace et dans le temps.
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Logements à Gifu, 1994-2000 Figure 13 Le projet vu depuis la rue, avec ses terrasses dans l’épaisseur de la ligne qui la rendent lisible, et la marque du phasage de la construction (photo El Croquis 92)
La dimension linéaire des logements Gifu Kitagata, de Kazuyo Sejima, est plus qu’évidente. D’emblée, l’étroitesse de la barre (moins de 6 mètres de large) saute aux yeux, accentuée par un parcours linéaire dont la longueur est affirmée (environs 140 mètres de long). La ligne est brisée trois fois. L’édifice est sur pilotis et clos, avec les trois autres projets de l’opération, un angle d’un espace public central. D’un côté, ce qui s’apparente, donc, à un cœur d’îlot, et de l’autre, le tissu urbain de cette périphérie de Gifu, défini par la voirie. Cette ligne brisée maintient globalement sa concavité vers l’espace public. Les trois autres projets font la même chose, et c’est ce qui permet de faire de ce lieu un « dedans ». Le choix de la ligne brisée permet de faire tenir un parcours linéaire de 140 mètres dans une parcelle relativement exigüe. On entre par des escaliers droits qui desservent des coursives, côté intérieur, en passant dans l’espace commun à tous les résidents avant d’arriver chez soi. On emprunte ensuite la coursive de son étage pour rejoindre son appartement. Une ligne si fine est obligatoirement parcourue dans sa longueur, dans le sens de son parcours. Chacun des escaliers dessert l’ensemble des étages et s’enroule le long de la barre, en suivant à la lettre les inflexions de son parcours. Il y a
Figures 14 et 15 La façade intérieure, avec les escaliers et les coursives, et la façade extérieure Figure 16 Plan d’un étage (dessin de l’auteur)
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Figure 17 Vue sur la première phase du projet Figure 18 La façade intérieure, avec les escaliers et, on l’imagine, la diversité des parcours possibles Figure 19 Un appartement avec un séjour en double hauteur contigu à une terrasse (photo El Croquis 92)
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Figure 20 La distribution des pièces d’un logement, entièrement ouvrables sur la façade. Dans cette épaisseur, le lave-mains repoussé dans la distribution représente un compromis difficilement transposable dans un mode de vie occidental (photo El Croquis 92) Figure 21 Une terrasse traversante d’un logement (photo El Croquis 92)
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donc une infinité de parcours possibles, le long de cette ligne, que l’on choisisse de s’enrouler contre la ligne, ou, au contraire, de la parcourir dans son intégralité, toujours dans le même sens. Cette distribution est une rue verticale dans laquelle le parcours est libre.
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Le mode de composition associe un dispositif linéaire, la dalle filante, à la répétition linéaire d’un élément, le mur. Les dalles superposées suivent le parcours linéaire brisé, définissant clairement un champ d’espace entre elles. Ce champ d’espace est compartimenté entre les murs transversaux, qui définissent plus précisément les espaces. Ces murs sont répétés le long du parcours, leur intervalle varie légèrement. Quand il faut séparer deux logements, le mur s’arrête à la façade extérieure, quand il s’agit de séparer deux pièces, il laisse un passage étroit le long de cette même face. Les plans sont ainsi tous orientés dans le sens transversal de la ligne ; chaque pièce regarde vers l’extérieur de la ligne sur lequel elle n’est pas du tout cloisonnée. Les pièces partagent toutes le même rapport à l’extérieur et les mêmes dimensions. Cela permet de donner à chaque espace n’importe quelle fonction. Seules les menuiseries et les remplissages, au dos de la ligne, définissent si l’espace est intérieur ou extérieur. Parfois, ce remplissage n’existe pas, et la pièce devient une terrasse traversante, un trou, très facilement identifiable, dans cette ligne très fine. Parfois c’est la dalle qui s’interrompt, pour dégager une double hauteur et étaler le logement sur deux niveaux. La disposition linéaire répétitive d’éléments, dans ce projet, aboutit à une qualité très recherchée, aujourd’hui, en architecture : la flexibilité, et nous renvoie à l’aphorisme de Luigi Snozzi1 : « Tu cherches la flexibilité ? Continue donc à construire tes murs en
Snozzi, Luigi et Merlini Fabio, L’architecture inefficiente, Cosa Mentale, 2016, p. 37.
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Figure 22 L’entrée d’un des logements et la coursive, comme une rue verticale
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pierres ». Une autre propriété de cette disposition est qu’elle permet à la ligne de se prolonger, car le dernier mur de la disposition forme un pignon sur lequel on peut prendre appui. C’est, d’ailleurs, ce qu’il s’est passé, puisque le projet a été construit en deux phases, deux portions de lignes. Ce système pourrait, dans l’absolu, accueillir une troisième portion de ligne, puis une quatrième, et ainsi de suite.
Figure 23 Système répétitif tel que réalisé dans le projet (dessin de l’auteur) Figure 24 Système répétitif avec prévalence d’une portion de la ligne sur une autre (dessin de l’auteur)
Le système répétitif est défini dans les angles d’une manière différente que ce que nous avons proposé, en guise d’exemple, en approche architectonique. Nous avions proposé l’idée d’une prévalence d’une portion de parcours sur l’autre, dans une ligne brisée. Ici, Sejima tord son système, comme s’il était défini selon une ligne courbe. Elle le déforme, elle fait la « moyenne » des deux inclinaisons du système. De cette manière, les espaces générés dans les angles ne sont plus équivalents à ceux du modèle général, mais ils conservent leur orientation vers l’extérieur de la ligne. Il faut noter que ces pièces sont plus difficilement habitables, mais celles de l’angle rentrant sont très largement ouvertes sur l’extérieur. La version avec la prévalence d’une portion sur l’autre fait naître des pignons à chaque inflexion de la ligne. En plus de produire un objet à l’élégance toute relative, cette proposition marquerait des ruptures très importantes dans le parcours, qui nuiraient à la lecture d’un ensemble homogène, très important dans le projet de Sejima.
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Figure 25 Le tribunal de Lerida, la cathédrale en surplomb (photo Hisao Suzuki)
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Tribunal de Lerida, 1985-1990 Le projet de tribunal de Roser Amadó et Lluis Domenèch s’adosse à la colline du rempart sud est de la cathédrale de la Seu Vella, à Lerida, en Espagne. Cette topographie particulière est terrassée par une série de remparts, sur lesquels s’élève la cathédrale qui surplombe ainsi toute la ville. Ce projet est avant tout un projet de définition de la colline, sans programme. Il redessine la dernière partie de la colline non construite. Par un long mur de soutènement, la différence de topographie entre les orientations Sud et Nord de la colline, et son flanc Est, est rattrapée, générant, de cette manière, deux niveaux plats plutôt qu’une pente. « Une cathédrale sur son acropole, les pentes dévastées d’une colline, la cité en bas coupée de ses hauteurs. Et puis, un projet de réconciliation, sans mièvrerie, pour renouer ville haute et basse sur ses franges délaissées. Tel apparaît le projet de Lluis Domenèch et de Roser Amadó pour la ville de Lerida. »2
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Figure 26 Représentation en axonométrie du tribunal au pied de la colline (dessin Roser Amadó et Lluis Domenech)
Sur la nouvelle interface entre la ville et la colline de la Seu Vella, que constitue le soutènement, s’adosse le tribunal, forme linéaire, dont le parcours, tantôt droit, tantôt ondulé, déploie plusieurs séquences sans rupture. Le parvis suit continuellement la ligne passive du projet, avec des variations d’épaisseur selon que l’on se situe devant une des entrées de l’institution, ou entre deux d’entre elles. Les entrées, justement, sont de grands cylindres verticaux tangents à la ligne passive. À ce titre, elles percent et donc interrompent la surface extérieure linéaire de l’édifice, marquant ainsi, avec force et clarté, les moments de la ligne par lesquels on pénètre dans l’instance. Le plat Pousse, Jean-François, « La ville et son sceau ; Palais de Justice de Lerida, Espagne », Techniques et
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Architecture, n°400, févriermars 1992, p.59
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dégagé au dessus du soutènement aménage une route qui permet de contourner la colline. En aval du mur, le toit plat du projet est inaccessible, plus bas que la route, et revêtu du même parement léger que la façade, comme pour rendre intelligible la distinction entre le nouveau rempart et l’édifice qui s’appuie dessus, mais qui n’en fait pas partie. Cette surface horizontale est percée circulairement, à l’aplomb des dispositifs d’entrée, pour ménager des ouvertures dans le toit. L’idée de surface est toujours présente, observable grâce aux disques inclinés, posés comme des couvercles sur des mats, afin de dégager des ouvertures. Le redessin du plan de rez-de-chaussée nous permet de mettre en évidence la figure de l’adossement, ou du « dos au mur » exprimée ici. Cette figure est développée linéairement par le déploiement de trois couches successives, toutes organisées selon le parcours de la ligne active du projet. La première est le mur épais, celui qui constitue le soutènement de la colline, c’est-à-dire le nouveau rempart. Elle est répétée sous la forme d’un alignement de poteaux, de profilés circulaires, qui, toutefois, ne s’apparentent pas à une colonnade, puisqu’ils ne sont pas disposés à intervalle régulier, certains d’entre eux sont même doublés, et qu’ils s’effacent volontiers au profit d’autres éléments architecturaux qui les percutent, et que le cloisonnement peut
Figure 27 Plan de rez-de-chaussée (dessin de l’auteur)
Figure 28 Vue depuis la colline sur la surface adossée au nouveau rempart (photo Hisao Suzuki) Figure 29 L’accès automobile au parking, dans un cercle, qui marque la fin de la ligne (photo Hisao Suzuki)
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Figure 30 L’accès automobile depuis l’extérieur, comme extrémité de la ligne (photo Hisao Suzuki)
Figure 31 Un dispositif d’entrée, dans un cercle, greffé à l’intérieur de l’élément greffant (photo Hisao Suzuki) Figure 32 L’extrémité Est du tribunal (photo Hisao Suzuki)
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s’effectuer entre deux poteaux. La dernière couche est la surface que nous avons mentionnée plus haut. En plan, elle nous donne la lecture d’un mur percé. Mais l’observation des photographies nous permet de lui donner la qualification de surface, à plusieurs titres. D’abord, le revêtement, un calepinage en marbre blanc, est assemblé de telle manière que son rôle de parement est indéniable. Les joints se superposent, et donc, n’évoquent pas l’empilement stéréotomique d’un vrai mur, les joints creux horizontaux sont exacerbés, et l’épaisseur du matériau est lisible dans les angles. De plus, les menuiseries affleurent la façade, rendant impossible la lecture de l’épaisseur du mur. Cette épaisseur est aussi gommée quand le mur rencontre les galeries verticales, son profilé s’amincit pour camoufler une éventuelle tête de mur, au profit d’une arête saillante. La réinterprétation de la corniche en un élément décollé de la façade accentue encore la perception d’une surface. Le projet peut donc se résumer à une muraille le long de laquelle s’appuie une enveloppe légère, abstraite. Tout ceci constitue
Figure 33 Schéma représentant le dispositif linéaire en plan (dessin de l’auteur) Figure 34 Schéma représentant les greffes sur le dispositif linéaire (dessin de l’auteur)
Figure 35 Vue rapprochée de la façade et du parement de marbre (photo Hisao Suzuki) Figure 36 La passerelle-ascenseur reliant les deux niveaux dégagés par le soutènement (photo Hisao Suzuki)
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le dispositif linéaire qui rend intelligible la figure du dos au mur, celle de la muraille, du soutènement.
Figure 37 Un dispositif d’entrée, son impact dans la façade (photo Hisao Suzuki)
Les figures du cercle et du triangle contiennent respectivement l’accès au parking et la passerelle-ascenseur, et donnent un début et une fin à la ligne, en marquant ses extrémités, sans quoi le parcours linéaire pourrait s’étendre à l’infini le long du rempart sur lequel il prend appui. Il convient de noter que les plans à notre disposition diffèrent de la réalité. En vérité, la ligne s’achève, au sud, en une boursouflure qui s’affine jusqu’à se confondre avec le mur de soutènement. Or, le plan montre une extrémité qui s’affine, certes, mais pas au point de devenir le mur sur lequel la ligne s’adosse. La passerelle-ascenseur de plan triangulaire joue donc le rôle d’extrémité, au même titre que la distribution du parking silo au nord. La ligne ondulée est donc contenue par ces deux figures géométriques primaires. En outre, les dispositifs d’entrée sont des cercles, dans l’épaisseur de la ligne, qui segmentent le dispositif linéaire décrit plus haut sans en altérer le parcours ou l’intégrité. Le dispositif linéaire peut donc admettre des ruptures, des pauses, cela n’entrave pas le comportement linéaire de l’édifice. L’entrée la plus au sud est désignée par la pénétration partielle d’un carré désaxé dans l’épaisseur de la ligne. Le rapport de proportion entre la ligne et le carré rend ce dernier secondaire, voire anecdotique, en comparaison à la forme linéaire qu’il percute. C’est en cela que nous pouvons dire qu’il n’altère pas l’intégrité linéaire de la forme. Ces dispositifs de rupture sont des greffes, des « corps étrangers » dont certaines sont internes à la ligne. La nécessité de ces greffes met en évidence les limites du dispositif linéaire. Indifférent au parcours linéaire, il ne permet pas, à lui seul, de hiérarchiser une ligne. Le dispositif linéaire peut être interrompu par des figures non linéaires qui sont des dispositifs de segmentation ou de provocation envers la ligne sans que cela n’altère l’intégrité de la forme linéaire. La ligne peut être greffée. Des dispositifs non linaires peuvent s’incarner dans la ligne. Nous en avons exposé certains dans l’approche architectonique, l’étude de ce projet les confirme. L’idée de soutènement apparaît liée à celle de linéarité, puisque le mur de soutènement a pour rôle de soutenir la pente, de marquer son horizontalité. En ce sens, les dispositifs organisant la figure du soutènement sont linéaires, c’est à dire qu’ils se développent de manière inchangée le long d’un parcours linéaire quelle qu’en soit sa nature (droit, brisé, ondulé, courbe). Le dispositif linéaire confère une souplesse à la forme qui peut suivre les inflexions d’une topographie.
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Figure 38 Plan de la 3/4 House (dessin de l’auteur)
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Figure 39 Plan de l’Extension House (dessin de l’auteur)
Figure 40 Plan de la Gunn House (dessin de l’auteur)
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Les maisons de John Hejduk, 1968-1974 John Hejduk, architecte américain, a peu construit, mais a produit de nombreux projets de papier, semblables à des recherches théoriques, principalement sur les thèmes du plan à cases et de la ligne. Nous étudierons ici trois d’entre eux, des maisons : la 3/4 House, l’Extension House et la Gunn House qui tire son nom de son plan en forme de carabine. Ces maisons n’étant pas construites, nous nous contenterons de rattacher leur dispositif aux modes de composition que nous avons présentés lors de l’approche architectonique. La 3/4 House est une agrégation de plusieurs figures réunies par la ligne. Ici, la ligne est le dispositif qui organise les figures entre elles. Ces figures lui sont distinctes. Des figures élémentaires en marquent les deux extrémités3. D’un côté, deux carrés, de l’autre un cercle. Ces figures primaires sont rendues autonomes par leur relation avec l’élément filant : elles ne partagent pas d’élément linéaire avec lui. En outre, on peut retrouver la figure de la croix dans chacune d’entre elles, suggérée par une équerre associée à un poteau et à ce qui pourrait être une cheminée. Cette figure, qui peut être qualifiée de statique, en opposition au mouvement contenu dans la ligne, confère aux espaces une fonction différente de celle de la ligne. Ce sont des espaces dans lesquels on s’arrête. La ligne est donc, ici, mobilisée pour distribuer les espaces du projet, d’où sa place, dans la composition, en tant qu’élément unificateur. Au milieu du trajet, la forme libre en excroissance fait figure d’exception. Elle partage un mur avec la ligne, qui se déforme librement pour dégager un espace dans lequel l’idée de mouvement est encore présente. Figure 41 Schéma des figures issues de formes élémentaires mobilisées dans la 3/4 House (dessin de l’auteur) Figure 42 Schéma des relations entre les figures architectoniques et la figure topologique linéaire (dessin de l’auteur) Figure 43 Schéma des figures en croix présentes dans le plan des figures issues de formes élémentaires (dessin de l’auteur)
L’Extension House est singulière dans ce corpus, car elle convoque uniquement le dispositif du mur, plusieurs fois, dans son sens linéaire, Putz, Dominique, La figure architecturale : le projet comme dispositif, Architectures Matérielles [cs. AR], Université de Grenoble, 2013, pp. 87-94.
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Dominique Putz y propose une classification des figures. Les formes géométriques pures constituent les figures élémentaires.
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pour composer une ligne. Cette radicalité linéaire en fait, pour nous, une référence particulièrement pertinente, pour illustrer les principes que nous avons exposés. Elle convoque un élément linéaire, le mur, lequel est répété parallèlement selon une disposition linéaire, générant ainsi des situations ponctuelles d’entre deux murs. Plusieurs champs d’espace sont ainsi définis, tous orientés linéairement. Les dalles, qui sont des couvertures, adossent le plan au mur quand il n’est pas doublé. Le nom que lui a donné Hejduk suggère qu’elle a vocation à s’étendre. Un tel dispositif peut, effectivement, s’allonger indéfiniment selon l’axe linéaire, multipliant, de cette manière, les cours et les patios. Figure 44 Schéma du champ d’espace généré par la dalle dans l’Extension House (dessin de l’auteur) Figure 45 Schéma du champ d’espace généré par les entre deux murs (dessin de l’auteur)
64 Le simple mur recourbé de la Gunn House permet de loger un espace dans le creux de son parcours linéaire. Associé à deux blocs greffés dans la maison, ce creux revêt une intimité que l’on perd si l’on s’essaie à redresser le mur dont la forme a donné son nom au projet. La déformation de ce mur suit une courbe, comme pour accompagner le parcours et la lumière depuis la ligne droite vers le creux, sans marquer de rupture, comme l’aurait fait une succession d’arêtes si le mur était brisé.
Figure 46 Schéma du dispositif linéaire composé par disposition linéaire (dessin de l’auteur)
Figure 47 Schéma du champ d’espace généré par la dalle dans la Gunn House (dessin de l’auteur) Figure 48 Schéma du dispositif linéaire associé à une greffe de deux éléments (dessin de l’auteur) Figures 49 et 50 Manipulation par redressement du dispositif linéaire. La définition d’une intimité disparaît avec le creux (dessin de l’auteur)
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65 Figures 51 et 52 Croquis de recherches de John Hejduk sur la 3/4 House (Centre Canadien d’Architecture ; Fonds John Hejduk, 1974-2000, predominant 1947-1996) Figure 53 Croquis de recherches de John Hejduk sur la Gunn House (Centre Canadien d’Architecture ; Fonds John Hejduk, 1974-2000, predominant 1947-1996)
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Bains publics de Bellinzona, 1968-1970 Figure 54 Le projet de passerelle dans son territoire, la plaine de Bellinzone (photo Aurelio Galfetti)
Figure 55 Croquis de la passerelle dans la continuité d’un trajet débutant à la colline Castelgrande (dessin d’Aurelio Galfetti)
Dessiner le territoire avec une ligne droite. Telle est la leçon d’Aurelio Galletti, Flora Ruchat-Roncati et Ivo Trümpy à Bellinzone. Quand on leur demande des bains publiques, ils construisent une passerelle, qui enjambe la route cantonale pour réunir la ville, la colline Castelgrande, avec sa rivière, le Tessin. Avant de séparer un plan sur lequel on la trace, la ligne relie deux points. C’est cette capacité de la ligne à relier deux choses qui est convoquée ici. Élevée à 6 mètres de hauteur, la passerelle débute son trajet par une pente, logée dans une courbe, pour se poursuivre en ligne droite jusqu’au Tessin. Une fois la route franchie, un premier escalier permet de rejoindre le sol. Ensuite, à deux reprises, le parapet se retourne en équerre, et la dalle de la passerelle le suit pour devenir une rampe qui donne l’accès aux vestiaires, puis, une fois le visiteur changé, au sol et aux bassins. Au bout de la passerelle, un dernier escalier mène aux rives du Tessin.
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Figure 56 Masterplan de Bellinzone. La passerelle est la dernière portion de ligne qui relie la ville au Tessin (dessin d’Aurelio Galfetti). Figure 57 Plan du R+1 (dessin de l’auteur) Figure 58 Plan de toiture (dessin de l’auteur)
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Figure 59 Représentation en axonométrie de la passerelle et du mode de composition par greffe (dessin de l’auteur)
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Quatre entités composent le projet. La passerelle, les rampes, les vestiaires, les bassins. Une seul d’entre eux est fondamentalement linéaire et est commune à toutes les autres : la passerelle. Elle est le dispositif qui impose sa linéarité au projet. Suspendus à elle, les vestiaires sont disposés en fonction de son parcours, à intervalles plus ou moins réguliers et regroupés en trois bandes, entre les rampes et plateformes qui les raccordent à la passerelle. Les plateformes, quand à elles, sont greffées à chaque unité par un dégagement et une coursive par vestiaire. Enfin, les bassins sont disposés de part et d’autre de la ligne, sans contact avec elle, mais selon son axe. Le mode de composition associe un élément unificateur à des greffes. L’élément unificateur, la passerelle, est un dispositif linéaire, une dalle, qui parfois se retourne d’un côté ou de l’autre pour former un garde corps, sur lequel les premiers éléments greffés, les rampes, sont confondus à la passerelle. Les coursives sont les deuxièmes éléments greffés, en périphérie de la ligne, et rattachés ponctuellement à elle par l’intermédiaire du troisième groupe : les vestiaires. La composition est donc plus complexe que le premier coup d’œil ne le laisserait penser. Il s’agit bien d’une composition par association de greffes à une ligne, mais dans une pluralité des relations et des postures de greffes. Les coursives ne sont pas directement greffées à la ligne mais aux vestiaires qui sont eux-mêmes attachés, par le dessous, à l’élément unificateur. Les rampes sont greffées-confondues à la passerelle. Enfin les bassins le sont de manière abstraite, sans contact avec elle. Ils ne partagent que son trajet. Tout ceci confère au dispositif une richesse, sans doute perceptible, dans toutes ses dimensions, au contact direct de l’édifice. Il est difficile de décrire, avec précision, l’expérience architecturale offerte par ce dispositif que nous venons de déconstruire sans le parcourir physiquement, y déambuler ni se laisser surprendre par les situations qu’il produit.
Fig. 59
Figure 60 La passerelle vue depuis les bassins (photo Enrico Cano)
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Figure 61 Vue de la passerelle (photo Aurelio Galfetti) Figure 62 La passerelle vue depuis le parc (photo Enrico Cano)
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Résidence à Alacácer do Sal, 2010 Figure 63 Vue sur la maison de retraite depuis l’espace commun (photo Fernando Guerra)
Figure 64 Plan du R+2 (dessin de l’auteur)
La résidence pour personnes âgées de Manuel Aires Mateus, à Alacácer do Sal, est un grand mur habité qui se déploie en limite de site, face aux bâtiments existants. L’amorce de ce mur naît dans le sol, et coupe la pente dans une ligne brisée jusqu’à l’entrée de la parcelle. Le mur en limite est comme une « forteresse », ou une « façon de lire la topographie du lieu »4. C’est un mur protecteur qui génère un espace extérieur, commun aux résidents, dans le creux formé par la ligne brisée. Le mode de composition utilisé ici est le creusement d’une masse, de ce mur habité. Manuel Aires Mateus commence par donner une forme et une inflexion à ce mur pour que son parcours s’ouvre sur ce qui devient une cour, une placette, un lieu de rassemblement auquel il donne un fond qui cache ce nouveau lieu de la route. Ce mur est ensuite creusé, d’abord transversalement à la ligne, et à intervalle régulier, à chaque fois que c’est possible. Ce sont donc les portions en ligne droite du parcours qui sont ainsi fragmentées équitablement sur toute l’épaisseur du mur habité. Les angles sont laissés pleins, car creuser une faille sur toute l’épaisseur générerait des fragments plus petits et morcelés dans le sens de l’épaisseur. Dans un second temps, ils sont creusés en niches du côté concave. La forme donnée par l’excavation de matière, de ce côté, est ouverte sur l’extérieur. En dégageant des vides, plus ou moins réguliers, dans cette bordure, Manuel Aires Mateus tourne son projet vers le vide commun aux bâtiments de la parcelle. Ceci témoigne d’une conception particulière, assumée par
Aires Mateus, Manuel, in Manuel Aires Mateus, Résidence Alcácer do Sal, Portugal, 2013, Paris, Pavillon de l’arsenal [en ligne], vidéo, disponible [consulté le 20/07/2020].
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Figures 65 à 70 Schémas du mode de composition par soustraction de matière. Le mur épais est d’abord évidé transversalement puis creusé dans sa longueur.
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l’architecte, de ce qu’est une maison de retraite. C’est un lieu duquel on ne sort pas et qui doit donc être un petit village, une communauté, dans laquelle on a encore une vie sociale, et où l’intimité, à l’intérieur, est préservée. L’extérieur est quelque chose dont on doit se protéger et l’intérieur de la ligne devient l’extérieur sur lequel on s’ouvre avec mesure. Une galerie est, ensuite, dégagée dans l’épaisseur de la ligne. Des vides sont ménagés dans certains angles, rendus aveugles, tandis que d’autres accueilleront des cages d’escaliers ou autres services. Enfin, la surépaisseur, à laquelle la galerie est adossée, est affinée, selon des variations d’épaisseur, comme pour affirmer qu’elle n’est pas un mur, mais un reste de matière que l’on a évidée, et creusée de quelques trous supplémentaires. Ces trous donnent un rythme et des cadrages à cette galerie qui résume à elle seule tout le projet. Il y a un lien très ténu entre le parcours linéaire topologique de la ligne et le parcours de l’homme. « La longueur du parcours est la longueur du projet », affirme Aires Mateus. Cette analogie peut être étendue à la trajectoire. La trajectoire du parcours est aussi la trajectoire de la ligne. L’Homme déambule dans le projet selon la trajectoire du point Kandisnkien rendu mouvant par des forces.
Figure 71 Vue de la façade, qui exprime l’idée de creusement, ou tout du moins celle de masse, en accord avec le mode de composition de la ligne (photo Fernando Guerra)
ÉTUDES DE CAS
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Figure 72 Vue de l’arrière du mur habité (photo Fernando Guerra) Figure 73 Le mur habité ouvert sur un espace extérieur dont il constitue la limite (photo Fernando Guerra)
Conclusion
Pour débuter ce travail sur la ligne, il nous était indispensable de commencer par une étude de sa géométrie, afin d’éclaircir les notions dont elle relève. Cette base était nécessaire pour comprendre les incarnations de la ligne dans des éléments et modes de compositions d’architecture, et mettre en évidence sa capacité à engendrer des systèmes architecturaux. L’étude empirique des modes de composition linéaires tente de classifier et de décrire ces systèmes. Bien qu’infinie, cette recherche pourrait être poussée dans une direction particulière. Elle semble par exemple montrer une tendance à la rupture dans la composition linéaire dans l’angle de la ligne brisée, ce qui soulève une question annexe intéressante : comment rendre continue la rupture qu’est l’angle dans la ligne brisée ? La connaissance de la composition par greffe mériterait, elle aussi, d’être approfondie. Abordé en surface, ce mode de composition par association doit pouvoir être défini plus précisément. Quel degré de dissemblances des éléments peut-on greffer à une ligne ? Selon quel parcours linéaire ? Y a t-il un lien entre la longueur de la ligne et la taille des éléments auxquels on l’associe ? Leur espacement ? Leur quantité ? Autant de questions qu’une expérimentation plus poussée de la greffe pourrait éclairer. Mais à partir du moment où l’on accepte qu’une ligne puisse être autrement que droite, ses inflexions et déformations potentielles sont infinies, et ses traductions architectoniques et spatiales le sont aussi. La vérification de l’existence de ces modes de composition et de leurs relations avec la ligne comme objet géométrique a révélé des vertus propres aux formes linéaires dont les dimensions symboliques et spirituelles sont touchantes. L’idée que l’on puisse, par le simple dessin d’un dispositif linéaire, situer l’Homme dans le temps et dans l’espace, sans autre chose que la lumière et la forme, est une idée qui me plaît beaucoup et qui se retrouvera, je l’espère, dans ma production future en tant qu’architecte.
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II. Il ponte e la cittĂ
Critique : lecture de la ville de Côme
Figure 1 Masterplan territoire de la ville de Côme
En 1996, Livio Vacchini débutait sa conférence au Centre culturel suisse, à Paris, par ces mots : « Chaque chose qu’on fait est une critique à quelque chose qui a déjà été fait. Par nous même, ou bien par les autres. Mais surtout par ce que les autres ont fait. N’importe quel architecte, même le plus mauvais, opère, au début, un choix, donc il fait une critique. La critique ne peut être que radicale. On ne peut pas critiquer un peu. On ne peut pas aller à la chasse un peu, tirer un peu sur un faisan. Ou on tire ou on tire pas. »1 Il me semble que l’on peut transposer cette réflexion à la ville, bien que Vacchini désigne par « ce qui a déjà été fait » un édifice. « Ce que les autres ont fait » se rapporte aussi bien à la ville, et dans ce cas, le projet d’architecture peut être envisagé comme une critique du site, et donc comme une analyse. C’est dans cette optique que j’ai mené ce travail sur la ville de Côme, sans distinction entre ce qui serait l’analyse, d’un côté, et le projet, de l’autre en réponse à des constats dressés en amont. J’ai effectué les deux conjointement. C’est par le projet que j’ai orienté ma lecture de la ville. En proposant une solution, on met naturellement en évidence les problèmes. Mais, par souci de clarté, je vais essayer d’extraire du projet ce que j’ai compris de la ville et présenter ma lecture critique, forcément subjective, de la ville, en premier. Déceptions Lors de mon voyage à Côme, je suis arrivé à la ville par son côté est, sur la via Dante Alighieri jusqu’à la Casa del Fascio qui marque l’entrée dans la ville historique. Entre la Casa del Fascio et la Cathédrale Santa Vacchini, Livio, in Conférence de Livio Vacchini, Paris, Centre culturel suisse [en ligne], vidéo, disponible [consulté le 30/06/2020].
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IL PONTE ET LA CITTÀ
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Figure 2 Vue depuis la Place Cavour sur le lac. Le panorama est étranglé par la proximité ressentie de la montagne (photo d’archive)
Maria Assunta, le vide est colonisé par les voitures et le train. Alors qu’on aimerait pénétrer dans la vieille ville par ce vide, face au Duomo, on doit traverser cette épouvantable, mais nécessaire route par un passage piéton rejeté au nord de l’intersection, puis franchir le chemin de fer et arriver sur la place en jouxtant un minuscule jardin/parking qui étrangle la place vers le sud et la divise en deux. La relation géométrique savante entre le Duomo et la Casa del Fascio est perturbée, voire anéantie, par ce jardin, qui n’a pas sa place ici, et par la route saturée d’automobiles et doublée de la ligne de chemin de fer. Cette observation constitue ma première déception à l’égard de Côme. Je pensais me consoler en profitant de la vue qu’offrent les quais sur le lac. Mais là aussi ce fut une déception. D’abord, cette inévitable route interdit un rapport direct de la ville sur sa baie. Elle en fait le tour, ce qui permet de débarrasser le centre historique des automobiles. Elle est bénéfique à la ville, on ne peut pas l’enlever. Elle est là et y restera. Pour autant, ce n’est pas la route seule qui éloigne la ville du lac. Côme, contre toute attente, n’est pas une ville sur un lac, comme peuvent l’être Annecy, Lugano, Locarno ou encore Genève. J’entends par là que la vue ne correspond pas à la représentation habituelle que l’on a d’une vue sur un lac. En fait Côme ne donne pas sur le lac, mais sur une appendice du lac, une toute petite partie de celui-ci. La baie de Côme n’est pas dégagée, le regard ne va pas loin. La montagne semble proche, la vue est rétrécie. On a une vue panoramique sur un paysage qui ne l’est pas. Ceci provoque une sensation d’étouffement, ce qui est extraordinaire pour une vue sur un lac. La ville marque une inflexion dans son extension à la grille romaine historique pour aller chercher la proximité avec la petite baie qui n’est pas tout à fait en face d’elle. Elle a gonflé, partout où les remparts sont tombés et, à l’ouest, a pivoté vers les quais. La grille romaine s’est altérée au fur et à mesure que la ville s’est construite sur elle-même.
CRITIQUE : LECTURE DE LA VILLE DE CÔME
Figure 3 Vue de la ville au début du XXe siècle (photo d’archive)
83 Elle a perdu son uniformité et on s’y repère sans doute moins bien que quand la trame était visible. Il n’y a plus de vues traversantes vers des éléments remarquables qui sont des repères dans la ville. Lors de mes déambulations, il m’était très difficile de me situer, même approximativement, à moins de faire des trajets en ligne droite. Considérations urbaines Des remparts entourèrent autrefois la ville historique, définie par la trame romaine. Aujourd’hui, il n’en existe plus qu’un U : le rempart sud est quasiment intact, remplacé par endroit par la façade d’édifices, le rempart ouest court encore jusqu’à la latitude du Duomo, et du rempart est ne demeure plus qu’une centaine de mètres, à l’arrière de la ville. Ils constituent la limite entre deux villes. À l’intérieur, la ville historique est définie par le bâti ; à l’extérieur, la ville contemporaine est dessinée par la voirie, l’infrastructure. Le choix de représentation met en évidence cette observation, le bâti n’est dessiné qu’à l’intérieur des remparts2. Dans la ville contemporaine, il n’apparaît pas, car ce sont les routes qui sont primordiales. Peu importe la forme du bâti, ce sont elles qui définissent la ville. Et cette limite que constituent les remparts est doublée, justement, de l’infrastructure qui contourne le ville. La route en fait le tour, la voie ferrée la longe à l’est. Ainsi, le rempart ouest est le dossier d’un parc, entre la route et le mur. À l’inverse, à l’est, le rempart est peu présent, et la limite entre les deux systèmes est matérialisée par la voie ferrée. Au lieu de longer la ville par un parc adossé à un mur, on la parcourt, de ce côté, entre une route bruyante et un chemin de fer, sans aucune définition urbaine. Il faut ajouter à cela qu’il est difficile de traverser une voie ferrée, aussi passe-t-on d’une ville à l’autre par 2
Cf. p.80.
quelques passages répartis ponctuellement sur le trajet. Or, la ligne de train ne fait pas obstacle à la vue transversale entre ses deux côtés. Il y a donc une ambiguïté qui s’installe, on ne distingue pas bien la limite entre l’intérieur et l’extérieur de la ville historique. Cette voie ferrée est la fin de la ligne régionale qui relie Milan Cadorna à Como Lago. De l’autre côté de la ville, accrochée à la montagne, une seconde ligne marque un arrêt à Côme. Elle relie Milan Centrale à Chiasso. Les deux lignes sont distinctes sur tout le territoire. Juste au nord de la gare de San Giovanni, une portion d’un ancien viaduc décrit un début de courbe. Ce viaduc amenait le train jusqu’au lac, pour le transport de matériaux, le long d’une courbe de 300 mètres de rayon. La tangente de ce cercle se situe à 600 mètres de la gare Como Lago. Il y a donc deux cercles identiques qui séparent les deux lignes de train. 84
Figure 4 Schéma d’interprétation de la ville de Côme
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Figure 4 Vue depuis la ligne de train au dessus gare de San Giovanni sur l’ancien viaduc (photo d’archive) Figure 5 Vue depuis la gare de San Giovanni sur l’ancien viaduc (photo Brunner & C.) Figure 6 Vue d’avion sur le parc et l’ancien viaduc (photo d’archive)
Le pont
Figure 1 Maquette 1/1000. Vue sur la place du Duomo (photo Robens De Almeida)
Ce projet doit être une prolongation de la recherche théorique, ou, a minima, une mise en application de celle-ci. Il faut donc réussir à interroger le site en posant une ligne, un tracé, qui permettra de mobiliser un mode de composition linéaire. La situation en limite, côté est, de la ville est un bon point de départ. Limite Cette limite est parasitée par les infrastructures que sont la route et la voie ferrée, aucunement pensées comme choses urbaines. De plus, le rempart, quasiment inexistant sur ce tronçon, instaure une ambiguïté entre ce qui appartient à la ville historique et ce qui appartient à la ville « nouvelle ». Il faut donc une nouvelle limite claire à la ville. D’une part, il y a donc cette route qui fait le tour de Côme et la préserve de la circulation automobile, d’autre part, le train qui la longe pour arriver en gare un peu avant le lac. La situation la plus regrettable est la relation, à l’entrée de la ville, entre la Casa del Fascio et le Duomo. La route ne peut pas être déplacée, mais une route seule n’est pas forcément un problème, en témoigne l’autre côté de la ville, où elle borde un parc agréable le long du rempart. Et puis, il est aisé de décider que ce n’est plus la place qui traverse la route, mais l’inverse. On peut faire traverser la place par les automobiles, qui pourraient devoir s’arrêter avant, et laisser passer les piétons. Ce n’est pas vrai pour le train. Si, à pied, on peut traverser une voie ferrée, le train, lui, ne peut pas s’arrêter pour nous laisser passer. C’est pour cette raison que je décide de soulever la voie ferrée. En faisant ça, on simplifie ce qui se passe au sol. Il n’y a plus que la route qui sépare la ville de sa périphérie directe. Le sol sous le Duomo est le même que celui devant la Casa del Fascio. Il est question de clarté de la limite. Cette clarification s’étend sur tout le flanc de la ville.
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Figure 2 Schéma du projet. Le tracé du viaduc, les piles.
Baie Mais pour faire un pont, il faut réunir deux choses. On ne peut pas imaginer placer le train en viaduc pour s’arrêter en terminus au bord du lac. D’autant que la géométrie de la ville nous permet de rejoindre l’ancien viaduc, aujourd’hui tronqué. Le tracé qui permet de faire cela existe déjà, il suffit de prolonger l’arc de cercle de l’ancien viaduc jusqu’à ce qu’il rencontre un second cercle, tangent à la gare Como Lago. Le viaduc doit donc réunir les deux lignes de train. Como Lago n’est plus un terminus, mais un simple arrêt sur une ligne régionale qui va jusqu’à Chiasso. Il faut noter qu’il n’y a qu’une seule voie, les trains ne se croisent qu’en gare, actuellement. À la gare de Como Lago, où ils changent de sens, et à la gare Como Borghi, notamment. Il me semble que la circulation doit continuer à se faire ainsi, sur une seule voie, non seulement parce que l’ancien viaduc est étroit, mais aussi pour que le dispositif reste un élément filant, qui aura un impact bien plus fort dans le paysage d’autant qu’il est fin. Le viaduc traverse la baie dans une grande courbe, sous laquelle la digue et donc le port, sont redessinés. Rabattre le port sur cette nouvelle digue libère les quais des quelques bateaux et de fonctions annexes. Ils ne sont maintenant plus qu’une promenade, on n’y fait plus la queue pour l’embarcadère. En reportant ces fonctions sur la ligne, on libère les quais sans avoir besoin de les redessiner. En outre, l’introduction d’une composante horizontale sur la baie de Côme modifie la vue. On retrouve une appréciation des distances, le lac et son port sont au premier plan, le viaduc au second plan, et la montage recule en arrière plan. En faisant passer un pont dans la baie, on recule la montagne !
Figure 3 Croquis de la vue depuis la place Cavour. La composante horizontale réintroduit une notion de proche et de lointain dans la vue.
Pour que cela fonctionne, il faut que le viaduc reste horizontal sur tout son trajet. Sa hauteur est donc déterminée par l’ancien viaduc auquel il se raccroche. Non seulement cela permet de corriger la vue sur la baie, mais cela met aussi en évidence le léger dénivelé qui marque
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Figure 4 Maquette 1/1000. Vue d’ensemble du projet. Le choix de représentation met en évidence la dualité des systèmes à l’intérieur et à l’extérieur des remparts (photo Robens De Almeida)
la ville de Côme, invisible sans une grande horizontale qui marque la topographie. C’est le même principe que ce que l’on peut observer dans le projet de maison de retraite de Manuel Aires Mateus, ou dans les logements Pedregulho, à Rio de Janeiro, d’Eduardo Affonso Reidy. La ligne dans le paysage révèle la topographie d’un lieu. Ici, la pente est très faible, mais, en maquette, on voit déjà comment l’amorce des montagnes est rendue lisible par le pont. En traversant la baie, ses deux côtés deviennent des berges, dans la prolongation de la ville. Le viaduc enlace la ville, là où les remparts l’ont abandonnée. Il promeut une nouvelle limite à la ville, qui inclut le port. Quand on passe sous le viaduc en bateau, on y entre. La courbe change de sens sur un point d’inflexion qui se situe sur l’axe entre la ville et le tempio Voltiano sur le lac. Cet axe est justement celui qui fait s’infléchir la ville en direction du lac. Le tracé du viaduc rend cette inflexion lisible. Treillis Une fois le tracé posé, il reste encore deux problèmes majeurs posés par le projet. Le pont ne doit pas couper la ville de son lac. Il faut qu’il cadre la vue, sans l’obstruer. Et puis, puisque le train circule dessus, il faut que sa forme permette d’alimenter la locomotive en électricité. Elle doit intégrer les caténaires. À ces deux problèmes, je propose une solution unique : un treillis. Le treillis permet d’avoir des portées suffisamment grandes pour choisir avec précision les points de descentes de charges. Et si le train circule dans une poutre en treillis, et non dessus, alors on peut y intégrer les caténaires sans adjoindre à la forme des verticales qui ne sont pas nécessaires à la vue. La poutre est un élément filant autonome, elle doit donc reposer sur des éléments dissemblables, sur le mode de la greffe, donc. Elle est l’élément filant, linéaire, greffant, auquel on associe des greffes. Et cette dualité d’expression architecturale préserve l’intégrité formelle de la poutre. Ce n’est pas un pont, élément homogène et autonome, mais une composition d’une poutre et de ses greffes qui forment un tout cohérent. La poutre et les poteaux. Le pont et la ville.
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La ville
Figure 1 Masterplan ville représentant le tracé du viaduc et les piles. Le viaduc rétabli la limite à l’est de la ville, qui se prolonge sur le lac pour inclure le port dans la géométrie de la ville.
Figure 2 Maquette 1/1000. Vue depuis le lac. Les deux grandes tours sont les premiers éléments significatifs visibles de la ville de Côme. Cette façade offre une nouvelle identité à la ville et désigne, avec clarté, ce qui appartient au lac et ce qui appartient à la ville.
Puisqu’on opère une distinction entre le pont et ce qui le porte, il faut tâcher de « faire ville » avec les piles qu’on lui accole. La poutre en acier, de profilés en tubes, repose sur de petites tours en briques, des évènements urbains qui sont une critique des situations urbaines dans lesquelles elles prennent place. Elles sont aussi une manifestation d’une composition linéaire sur le mode de la greffe. Le travail en maquette est indispensable, à cet égard car il faut organiser la cohérence de greffes de proportions différentes sur tout le trajet de la ligne. Pour cette raison, le langage adopté est le plus laconique possible. Un tel projet se décompose en plusieurs focus. La digue, la capitainerie, la gare, la rampe.
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Digue La digue est redessinée par le viaduc. Elle est piétonne, on marche sous la poutre. Son côté intérieur est une assise tournée vers le lac. L’accès aux embarcadères se fait par les piles en briques qui soutiennent le treillis. Elles sont percées pour laisser le passage, mais fermées sur le lac. De cette manière, on est invité à continuer notre chemin, ou bien à emprunter les marches qui amènent aux embarcadères. Chaque tour marque leur jonction avec la digue, à l’exception de deux d’entre elles, plus larges, qui arrêtent les deux bras de la digue, au milieu de la grille romaine théorique. Le passage des bateaux se fait dans cette interruption. Elles contiennent des escaliers et ascenseurs, pour rejoindre une passerelle dans une structure suspendue à la poutre et qui permet de passer d’une digue à l’autre. Ces tours sont également plus grandes, d’une quarantaine de mètres au dessus de la digue, pour égaler les trois tours du rempart sud. Le treillis les traverse. Ainsi, la première chose que l’on voit de Côme, quand on arrive par le lac, sont ces deux verticales. Elles indiquent l’entrée de la ville et du port. Avant elles, on est sur le lac, après, on est dans la ville. Cela constitue la nouvelle façade de la ville, sur le lac. Figure 3 Plan de rez-de-chaussée sur la digue. Figure 4 Maquette 1/1000. Vue sur la digue et le port (photo Robens De Almeida)
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Figure 5 Élévation nord de la digue.
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Figure 6 Plan de rez-de-chaussée d’une tour d’accès à la passerelle de la digue. Figure 7 Plan de R+1 d’une tour d’accès à la passerelle de la digue. Figure 8 Plan de R+2 d’une tour d’accès à la passerelle de la digue.
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Figure 9 Élévation nord d’une tour d’accès à la passerelle de la digue. Figure 10 Coupe d’une tour d’accès à la passerelle de la digue.
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Figure 11 Coupe d’une tour d’accès à la passerelle de la digue. Figure 12 Élévation ouest d’une tour d’accès à la passerelle de la digue.
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Figure 13 Coupe d’une tour d’accès à la passerelle de la digue. Figure 14 Élévation sud d’une tour d’accès à la passerelle de la digue.
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Capitainerie La capitainerie est le dernier bâtiment de la ville, avant le lac. Elle se place en soutènement du quai extérieur. De la même hauteur que les tours de la passerelle, elle est, elle aussi, traversée par le viaduc. Mais dans un langage différent. Ce n’est plus un simple trou au milieu de la pile, mais un enchâssement de l’élément filant entre deux murs. Ce dispositif est doublé, à l’extérieur de la poutre. Cet élément est semblable, toutes proportions gardées, à un rail dans lequel coulisse la ligne. Au rez-dechaussée, on trouve les quatre guichets de la billetterie des ferrys dont les départs se font au premier embarcadère. Tous les étages au dessus du viaduc sont entre deux murs, et donc largement ouverts sur le lac d’un côté, et sur la gare de l’autre. Ils contiennent les bureaux de gestion administrative du port de Côme, et des petits vestiaires. En formant un soutènement du quai, côté gare routière, l’édifice dégage une place, où l’on peut aisément faire la queue pour l’achat des billets de ferry.
Figure 15 Plan de rez-de-chaussée de la capitainerie et de l’amorce est de la digue. Figure 16 Maquette 1/1000. Vue sur la capitainerie.
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Figure 17 Coupe ouest du viaduc regardant vers la capitainerie.
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Figure 18 Plan de rez-de-chaussée de la capitainerie.
Figure 20 Plan de R+2 de la capitainerie.
Figure 19 Plan de R+1 de la capitainerie.
Figure 21 Plan de R+3 de la capitainerie. Figure 22 Plan d’étage courant à partir du R+4 de la capitainerie.
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Figure 23 Coupe de la capitainerie dans les bureaux. Figure 24 Coupe de la capitainerie dans les escaliers.
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Figure 26 Élévation de la capitainerie. Figures 27 et 28 Coupe transversale et élévation de la capitainerie.
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Figure 29 Plan de rez-de-chaussée de la gare
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Gare Sur le même emplacement que l’ancienne gare, une longue pile accueille un quai unique. Cette pile reprend le langage de la capitainerie sur ses extrémités, de manière à laisser une vue sur le lac et une vue sur la place. Le treillis s’interrompt, pour libérer l’accès au quai. Cette interruption de la ligne est la manifestation d’un mode particulier de greffe. La poutre s’arrête entre les deux murs des excroissances aux extrémités de la gare. C’est l’élément greffé qui reprend la linéarité du dispositif. Ainsi, l’élément linéaire est comme mis entre parenthèses. Pour autant, son intégrité formelle n’est pas altérée. Le voyageur qui arrive à Côme par cette gare emprunte ensuite un des deux escaliers situés dans les excroissances verticales. S’il se rend au lac, pour poursuivre son trajet en bateau par exemple, il le voit en descendant les marches. La baie se prolonge au niveau inférieur au quai, pour donner l’impression de descendre sur le lac. Celui qui veut se rendre dans la ville prend les autres escaliers et descend sur la place avec le théâtre en vue. Les deux étages intermédiaires contiennent les bureaux et le centre de contrôle des voies se trouve dans la tour sur la place. Dans cette tour, la vue est, là aussi, traversante sur la ville et sur le lac et sa montagne. La gare permet de redessiner ce qui se passe au sol, à plusieurs égards. D’abord, la place est libérée de son petit jardin, et le parking est repoussé dans le rez-de-chaussée de la gare. Entre le rempart et la gare, quelques marches donnent accès à un petit parc. La place reprend une géométrie s’approchant de la symétrie, et le Duomo reprend une place centrale. La place n’est plus orientée vers le sud, mais ouverte sur la Casa del Fascio, le théâtre et la gare. Elle est l’élément commun aux quatre édifices. Une seconde place est ménagée dans un reste de remparts accolé aux hôtels. Une voie sans issue devient une porte de la ville, dans la pile de la gare. En démolissant la maison qui fermait la rue, on dessine une petite place, plus intime, sur laquelle les bâtiments sont maintenant ouverts. Un restaurant, dans la gare, donne sur cette place.
Figure 30 Coupe longitudinale de la gare
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Figure 31 Plan de R+1 de la gare Figure 32 Plan de R+3 de la gare
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Figure 33 Croquis de la vue depuis les quais vers l’escalier côté lac. Figure 34 Maquette 1/1000. Vue sur la capitainerie, la gare et la place, vers la Casa del Fascio (photo Robens De Almeida) Figure 35 Maquette 1/1000. Vue sur la capitainerie, la gare et la place, vers le Duomo (photo Robens De Almeida) Figure 36 Élévation est de la gare
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Figure 37 Plan de rez-de-chaussée de la rampe
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Rampe Pour rejoindre le sol, la poutre prend appui sur une dernière pile, en forme de rampe. Le rapport entre la fin du treillis et le début du sol est le même que de l’autre côté de la ville, où il repose sur l’ancien viaduc. Juste avant la rampe, une dernière tour, haute de 34 mètres, c’est-à-dire à égalité des tours du rempart sud, désormais éloigné de moins de 200 mètres, marque une autre porte d’entrée dans la ville. Elle donne une fin à la Via Indipendenza, seule rue qui traverse encore entièrement la ville historique sans que ses distorsions ne bouchent la vue d’un côté à l’autre. Une fin et un point de repère. Quand on marche dans Côme, on peut désormais se situer par rapport à cette tour que l’on voit quel que soit l’endroit où l’on se trouve dans cette rue. Quant à la rampe, elle court sur toute la dimension du reste de rempart, de manière à ménager un parc entre elle et le mur, à la manière de ce qui existe sur l’autre flanc de la ville. Le parc absorbe la pente par de petits terrassements, qui soulignent le rempart, en lui donnant un socle et le réinscrit dans la géométrie de la ville. Cette orientation est répétée par un alignement d’arbres qui bordent le socle. L’édifice donne à la route une dimension plus urbaine, en élevant une façade contre celle-ci. Les habitants d’en face n’ont plus une voie ferrée en face de leurs fenêtres mais un bâtiment. Ils n’habitent plus face à cette limite informe décrite plus haut, ils vivent dans une rue. À l’intérieur de la rampe, étroite, une série d’espaces en enfilade permet de loger un cabinet médical par exemple. L’organisation en enfilade permet, en effet, de dessiner les espaces de consultations deux par deux. Une salle de consultation partage la salle d’attente avec un module, et les services avec l’autre.
Figure 38 Maquette 1/1000. Vue sur les remparts et la rampe (photo Robens De Almeida)
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Figure 39 Élévation est de la rampe
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Figure 40 Coupe longitudinale de la rampe
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La longueur est une forme singulière de l’architecture. Elle nous renvoie immédiatement à l’idée de linéarité, et donc de ligne. Et des exemples de lignes en architecture, il y en a. Que ce soit dans sa manifestation la plus archaïque, comme la grande muraille de Chine, infrastructure hors du commun qui délimite ce qui appartient à la Chine de ce qui lui en est étranger, le Sanjusangen-do, « temple aux mille statues », à Kyoto, et ses trente-trois travées, ou bien, plus proche de nous, les longues barres comme celle du Haut-du-Lièvre à Nancy, les spécimens sont multiples. L’ambition de ce travail réside dans la volonté de donner un cadre théorique aux formes architecturales qui suivent un parcours linéaire. Existe-t-il des principes qui régissent la linéarité de la forme architecturale ? Si tel est le cas, quels sont-ils ? Sans tomber dans l’écueil de donner des « recettes » pour « faire de la forme linéaire », nous déconstruirons plutôt les « ingrédients », énoncerons leurs propriétés, et analyserons des exemples de leur utilisation. Nous tenterons de montrer que la ligne est bien plus qu’une forme géométrique ; qu’elle est une forme architecturale et un mode de composition, avec ses propres règles. Le projet doit être une prolongation de la recherche théorique, ou, a minima, une mise en application de celle-ci. Il faut donc réussir à interroger le site en posant une ligne, un tracé qui permettra de mobiliser un mode de composition linéaire. C’est aussi et surtout un « instrument de connaissance » et de critique de la ville de Côme que l’on comprend mieux dès lors qu’on la met en confrontation avec une intention de projet.