Mon amie Gabrielle CordĂŠlia
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–1– Salah essayait de boucler sa valise en quatrième vitesse. Il devait absolument mettre les voiles sinon il n’aurait jamais le temps de rejoindre l’arrêt de bus sur la place du village. Tous les lundis matin, c’était la même histoire. Il se promettait de faire sa valise la veille pour éviter de partir en catastrophe le lendemain, mais il finissait toujours par se dire qu’il lui suffisait de régler son réveil une demi-heure plus tôt pour être dans les temps. Sauf que, quand le réveil en question se mettait à sonner à cinq heures et demie, il se rendormait irrémédiablement. Résultat, il se retrouvait à courir dans toute la maison pour récupérer ses vêtements et ses affaires de cours. Alors qu’il retirait ses jeans et serviettes de bain du sèchelinge, il entendit la porte de la laverie s’ouvrir dans son dos. Ne s’y attendant pas, il sursauta et poussa un soupir de soulagement en découvrant sa mère en robe de chambre derrière lui. Il eut un petit rire, ses cheveux noirs et frisés complètement emmêlés lui faisaient comme un casque autour de la tête. Elle avait une peau brune, dont il avait hérité, et des yeux sombres qu’elle frottait machinalement, encore ensommeillée. — Qu’est-ce que tu fais ? Tu pourrais faire moins de bruit…, murmura-t-elle en bâillant. — Mon sac. — Il est presque six heures et demie ! Tu devrais déjà être parti. Je te préviens, il est hors de question que je t’amène au
lycée comme la semaine dernière parce que tu as stupidement raté ton bus. Je t’ai dit de faire ta valise hier soir… — Je sais ! Mais c’est pas en te parlant que je vais aller plus vite, s’agaça l’adolescent en pliant sommairement ses affaires. Sa pile de linge sous le bras, il bouscula sa mère pour sortir de la laverie. — Et pousse-toi un peu, grogna-t-il au passage. — Alors toi, tu ne me parles pas comme ça ! reprit aussitôt sa mère en lui attrapant le poignet. Je ne suis pas ton chien et si tu es en retard, tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même. Pourquoi fallait-il toujours qu’elle le retienne dans les pires moments ? Ne voyait-elle pas qu’il était occupé et déjà en retard ? Évidemment, il fallait qu’elle décide de lui faire la leçon maintenant, ça ne pouvait pas attendre cinq minutes. Elle ne pouvait pas lui faire la causette en même temps qu’il terminait sa valise ? Non, bien sûr que non. — Oui, pardon… Est-ce que tu pourrais avoir l’obligeance de me lâcher pour que j’aille finir ma valise ? déclara Salah non sans insolence. — Et arrête de me répondre ! Elle lâcha le bras de son fils qui se dépêcha de remontrer dans sa chambre. Comme chaque semaine, il savait pertinemment qu’il allait oublier quelque chose. C’était sa troisième année à l’internat, mais il n’avait toujours pas appris à s’organiser. De toute manière, il savait bien que s’il lui manquait un truc, Gabriel serait là pour le dépanner. Sa mère l’avait suivi, elle se tenait dans l’encadrement de la porte avec son blouson noir dans les mains. Il préféra ne pas la regarder pour ne pas être accusé d’insolence, encore une fois. Il ne savait pas exactement ce que sa mère qualifiait d’insolence, mais toujours est-il que c’était le mot qu’elle avait le plus souvent à la
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Mon amie Gabrielle bouche ces derniers mois. — Il faut absolument que tu y ailles, Salah. Tu as pris assez de slips et de chaussettes ? Et tes livres de cours ? Tes classeurs ? Ses questions étaient stupides. Avait-il un jour oublié ses sous-vêtements ? Non, jamais. Comment aurait-il pu les oublier ? Et s’il avait omis d’ajouter un livre ou un classeur, il ne s’en rendrait pas compte avant de défaire sa valise. — Maman ! S’il te plait, laisse-moi terminer tout seul, tu vas me déconcentrer. — Je t’ai amené ton manteau. Allez, tu as fini ? Salah acquiesça et ferma sa valise en prenant le soin d’accrocher un cadenas. Il avait un ami qui s’était fait voler le contenu de son sac une fois, mieux valait être prudent. Ceci fait, il put enfin mettre ses chaussures, passer son sac à dos et prendre le blouson que lui tendait sa mère depuis plusieurs minutes. L’adolescent se sentit sourire malgré lui. — Tu crois que tu vas l’avoir ? S’inquiéta sa mère. — Mais oui, assura l’adolescent alors qu’il n’en savait absolument rien. J’ai envoyé un SMS à Guillaume pour qu’il dise au chauffeur de m’attendre au cas où. Il souleva sa valise par la poignée, elle pesait au moins une tonne. — Tu fais bien. Allez, file. Bonne semaine mon poussin. Pourquoi l’appelait-elle toujours poussin ? Allait-elle continuer toute sa vie ? Il s’imaginait bien à trente ans, toujours surnommé mon poussin. La honte. — Bonne semaine Maman. Après avoir sagement embrassé sa mère et l’avoir laissée ébouriffer ses cheveux bruns, Salah descendit les escaliers à la hâte, encombré par sa lourde valise. Il se promit que vendredi, il ne ramènerait que son trieur avec les derniers cours et pas ses
classeurs tout entiers. De toute manière, il n’était pas du genre à beaucoup réviser. Il s’était dit qu’avec le Bac à la fin de l’année, il allait se mettre très sérieusement au boulot pour décrocher une mention, mais c’était plus facile à dire qu’à faire. Heureusement, il avait encore le temps, ce n’était que le début de l’année. Le trajet jusqu’au bourg du village n’était pas très long, mais sa valise l’encombrait et les anses lui sciaient les mains. Une valise à roulettes, c’était ce dont il rêvait tous les lundis matin et tous les vendredis soir. En aurait-il une avant la fin de l’année ? Cela serait fort étonnant, sa mère lui avait dit que tant que son actuel sac serait en bon état, il n’en aurait pas de nouveau. Salah ne pouvait que serrer les dents et marcher le plus vite possible. Grâce à son ami Guillaume, le bus l’avait attendu. Il mit son bagage dans la soute et remercia le chauffeur. Il alla directement au fond du bus, là où ses amis s’étaient installés. Il serra quelques mains, s’assit à l’extrême gauche de la banquette et mit son sac de cours à ses pieds. — Alors Salah, ton réveil n’a pas sonné ? se moqua Guillaume, le blondinet installé juste à côté de lui. — Si, mais je me suis rendormi, expliqua Salah en soupirant. Guillaume était l’un de ses plus vieux amis, ils se connaissaient depuis la maternelle. C’était ça, les petits villages. Ils avaient eu la chance d’être dans la même classe cette année-là, pour la première fois depuis le collège. Il leur arrivait fréquemment de faire leurs devoirs ensemble le week-end, ou plus précisément dans le bus en début de semaine. — Tu as fait ton exo de physique ? lui demanda son camarade. — Non, désolé. Je crois que j’ai oublié mon manuel chez moi, réalisa Salah en fouillant dans son sac. Tu as le tien ? — Dans ma valise.
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Mon amie Gabrielle — Tant pis, je copierai vite fait sur Gabi à la pause. — Tu as raison, je ferai pareil. En même temps, tout le monde – ou presque – copiait sur Gabriel en physique. Il y avait des moments où ça énervait Salah de voir ses camarades comme des rapaces autour de son meilleur ami, mais pour être honnête, il faisait la même chose. Résultat, il se contentait de lancer un « putain, les mecs, ça se fait pas ! » de temps à autre pour se donner bonne conscience. Gabriel ne semblait pas lui en vouloir. De toute manière, le pauvre était trop gentil pour dire non. Il lui arrivait même de proposer aux autres de copier, c’était dire. Salah sortit une barre de céréales de son sac, sa mère lui en glissait toujours une pour s’assurer qu’il ne meure pas d’hypoglycémie. Pendant ce temps, Guillaume commença à lui raconter son week-end ; il était allé chez Léna, sa petite amie depuis la rentrée, et vu ses joues rouges et son sourire débile, ils n’avaient pas fait que jouer aux cartes. Il avait bien de la chance, surtout qu’en toute objectivité, il n’était pas vraiment gâté par la nature avec son acné et sa petite taille alors que Léna était vraiment mignonne. Elle avait un joli petit visage, une bouche en cœur et des yeux bleus à faire tourner la tête des garçons. Elle et Guillaume n’étaient pas très bien assortis, mais ils semblaient amoureux. C’était tant mieux pour eux. Salah était un peu jaloux et il espérait bien se trouver lui aussi une petite amie. Avec ses grands yeux clairs et son teint hâlé, il faisait craquer les filles depuis la maternelle et il espérait bien que ça allait continuer. Pour une fois que son métissage était à son avantage. Le garçon écouta distraitement son ami en regardant la campagne défiler par la fenêtre. Les champs et les fermes se succédaient, village après village, jusqu’à entrer dans la périphérie de la ville. Après une bonne heure de trajet, le bus s’arrêta enfin devant
le lycée. Salah et Guillaume récupérèrent leur valise dans la soute et se dirigèrent directement vers la bagagerie. Ceci fait, ils purent traverser la cour pour rejoindre le bâtiment où ils avaient cours d’Espagnol. Salah pensait déjà à l’heure de perm' qui suivrait et se demanda combien de lundis il restait avant les vacances. — Les mecs ! lança une voix derrière lui. Attendez-moi ! Reconnaissant la voix de Gabriel, Salah s’arrêta et attendit que son ami le rattrape. Pendant ce temps, Guillaume continua son chemin sans leur prêter attention, comme s’il n’avait rien entendu. Salah lui lança un regard agacé, mais ne le retint pas pour autant. Gabriel était déjà face à lui et ne semblait pas du tout vexé d’avoir été snobé par leur camarade de classe. Ou peut-être était-il simplement habitué. Tout sourire, il donna une brève accolade à son ami avant de marcher avec lui vers le bâtiment C. — Ça va ? Tu as passé un bon week-end ? lui demanda Gabriel. — Tranquille, et toi ? — Comme d’habitude. Mon cousin est venu dimanche, c’était sympa. — Cool, conclut Salah en haussant les épaules. Après quelques secondes de flottement, il remarqua que son camarade avait changé de coiffure. Salah fronça les sourcils. — Dis, c’est nouveau ta tresse là ? En effet, Gabriel avait natté ses longs cheveux noirs. D’habitude, il les laissait détachés et ils lui tombaient jusqu’au milieu du dos, en lui mangeant la moitié du visage. Il refusait de les couper depuis la quatrième. L’adolescent ramena sa natte sur le côté, les joues roses. — Oui, je me suis dit que ça pouvait être joli. Tu trouves que ça fait trop fille ? — Non, c’est bien de voir tes yeux de temps en temps,
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Mon amie Gabrielle plaisanta Salah. En réalité, il jugeait cette idée un peu étrange, presque malvenue, mais il ne voulait pas vexer son ami. — Tant mieux parce que j’aime bien, déclara l’adolescent avec un petit rire. C’était tout Gabriel. Autant du point de vue de son look que de ses manières, il ressemblait à une fille et paraissait s’en amuser. Il avait des traits habituellement considérés comme féminins, un visage très fin, un petit nez en trompette et de longs cils qui attiraient le regard sur ses yeux d’un noir profond. Il allait jusqu’à se mettre du crayon noir autour des yeux pour « les mettre en valeur » comme il le disait lui-même. Comme si cela ne suffisait pas, il portait souvent des vêtements serrés, parfois achetés au rayon fille, et beaucoup de bijoux. Son apparence lui posait pas mal de problèmes ; déjà qu’il était le premier de la classe. Salah ne comprenait pas pourquoi il s’entêtait à cultiver un style aussi ambigu. Heureusement qu’il y avait Victoire et Marion pour l’accompagner dans son délire gothique. Mais elles n’étaient que des filles. Malgré tout, il fallait reconnaître que ce style lui allait bien et à force, tout le monde était habitué. Toutefois, Gabriel en faisait souvent trop et aujourd’hui ne faisait pas exception à la règle. Pour être franc, Salah n’était pas du tout enthousiaste à l’idée de voir son meilleur ami avec une tresse. Il se rassurait en se disant que ce n’était pas non plus un chignon de fille ou une paire de couettes. Ça aurait pu être pire, mais tant qu'à faire, Salah aurait préféré qu'il troque son odeur de tabac froid contre un parfum fleuri provenant du rayon femmes. — Tu crois que la prof sera absente ? demanda Salah sans trop d’espoir. — Tu dis ça toutes les semaines et elle est toujours là. Il va falloir t’y faire.
— Mais l’espagnol, c’est trop chiant. En plus, elle m’a foutu à côté de Fred. — C’est sûr que tu pourrais avoir un voisin plus aimable…, admit Gabriel. Ils arrivèrent au niveau de la salle de cours. Leur professeure n’était pas encore là, les élèves s’étaient agglutinés autour de la porte. Ils étaient presque quarante dans le même cours à cause du regroupement de classes TS1 et TS2. Autant dire qu’il y avait du bruit dans le couloir. Les deux amis s’adossèrent au mur et continuèrent à se raconter leur week-end. — Hé, Pocahontas, c’est mignon ta tresse ! lança un garçon de l’autre classe à l’attention de Gabriel. — Va te faire foutre ! répliqua immédiatement Salah. Gabriel avait légèrement rougi, mais faisait comme si de rien n’était. C’était toujours comme ça, Salah devait le défendre puisqu’il ne réagissait jamais. — Monsieur Pernelle, je vous prie de surveiller votre langage, ordonna leur professeur d’un ton autoritaire. Évidemment, elle était arrivée pile à ce moment-là. — Pardon, madame, grogna l’adolescent sans manquer de fusiller le coupable du regard. Salah savait très bien qu’il était inutile de discuter, et surtout pas avec elle. Il la détestait, elle, son chignon haut et ses blouses à fleurs de mamie. Ce n’était qu’une vieille aigrie de toute manière, elle était capable de le coller quatre heures pour avoir osé remettre en cause son jugement. Il était très bien placé pour le savoir, il avait eu la malchance de l’avoir deux années de suite. Les élèves rentrèrent bruyamment dans la salle de classe. Alors qu’ils passaient la porte, Gabriel poussa un petit cri. — Aïe ! — Qu’est-ce qu’il y a ?
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Mon amie Gabrielle — Quelqu’un m’a tiré les cheveux, maugréa l’adolescent en ramenant sa natte sur son épaule par précaution. Salah regarda derrière eux et ne fut pas surpris de se retrouver nez à nez avec Fred. Un jour, il allait lui arracher son piercing à l’arcade sourcilière et lui casser ses lunettes. Heureusement pour lui qu'il était en TS2 et que leur seul cours commun était l’Espagnol… Le garçon le fixait d’un air innocent, mais il ne trompait personne. — Laisse tomber, murmura Gabriel en se dépêchant de s’installer à sa place au premier rang, à côté d’Olivier, un garçon de leur classe assez discret, mais apprécié pour sa bonne humeur. Salah laissa échapper un soupir. Ce n’était pas subissant en silence que son ami allait réussir à s’imposer. Néanmoins, il ne pouvait pas toujours le défendre. Aussi l’adolescent garda ses insultes pour lui et s’assit à côté de Fred, non sans lui jeter un regard méprisant.
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Jeudi 7 octobre 2004 Cher journal, Je trouve ça vraiment débile de commencer quelque chose par « cher journal ». L’idée même de tenir un journal me paraît stupide en vérité. Mais c’est une suggestion de l’infirmière, pour m’aider à ordonner mes pensées et à comprendre ce qui me tracasse. Comme si elle y connaissait quelque chose… Enfin, c’est un peu son boulot, alors je l’écoute. Ça ne me coûte rien d’essayer. Je commence par « cher journal », faute de mieux. J’aurais peut-être dû ne rien mettre du tout, je verrais à l’usage si c’est ou non nécessaire. La vérité est que c’est un peu le bazar dans ma tête ces derniers temps. On me demande ce qu’il m’arrive, mais je ne comprends pas moi-même ce qu’il se passe. J’aimerais trouver une solution pour arrêter de pleurer en permanence pour rien, pour me sentir bien et ne plus avoir cette impression que le monde entier est contre moi. C’est tellement compliqué. Je pense que c’était une bonne chose pour moi d’aller voir l’infirmière, même si je n’ai pas été capable de tout lui raconter. J’ai pris cette décision après mûre réflexion, et en même temps c’était sur un coup de tête. Disons que j’y pensais depuis le début de l’année, mais je me suis jeté à l’eau du jour au lendemain. Je ne sais pas si c’était une bonne ou une mauvaise idée. Dans les livres, l’infirmière est toujours une belle jeune femme bienveillante et à l’écoute des autres. Je ne crois pas que madame Besnard soit ce type de personne. En plus, je trouve
qu’elle a mauvaise haleine. Est-ce que c’est parce qu’elle est rousse ? On dit que c’est un cliché, mais jusqu’à présent, il s’est souvent vérifié. En même temps, je ne connais pas beaucoup de roux. À part l’infirmière et cette fille au collège à qui on avait offert du déodorant pour son anniversaire. J’avais trouvé ça très drôle à l’époque, maintenant j’ai pitié de cette pauvre fille quand j’y repense. Mais peu importe, c’est trop tard. J’espère que Madame Besnard va m’aider pour de vrai, même si je n’y crois pas trop. J’ai l’impression que personne n’en est capable, mais elle m’a dit que je dramatisais. En tout cas si elle ne peut rien pour moi, je ne sais pas qui le fera. Tout seul, je n’y arrive plus. Il y a trop de trucs dans ma tête. Mes parents ? Je n’ai pas envie de leur parler de ça, ils vont avoir peur et je m’en veux d’être un poids pour eux. Déjà qu’ils n’apprécient guère ma manière de m’habiller. Enfin, surtout Papa. Heureusement qu’il ne me voit pas au lycée, sinon il ferait une crise cardiaque. J’ai conscience que c’est un peu stupide de jouer les ados rebelles de cette manière, mais je pense avoir quand même le droit de m’exprimer et de montrer qui je suis réellement. Je n’aime pas faire des choses en cachette, mais Papa a souvent des réactions excessives, il me fait peur. En même temps c’est normal, je suis enfant unique. Je dois être parfait sur tous les points, pas seulement en cours. Même mes excellentes notes ne suffisent pas. Je suis le premier de la classe, mais j’ai l’impression que ce n’est jamais assez bien. Peut-être parce que mon lycée n’est pas vraiment réputé ? C’est sûr que les gens dans ma classe ne sont pas des lumières, c’est facile d’être le premier. Je crois que Maman aurait préféré que j’aille dans le privé. Encore une fois, c’est ma faute. J’ai fait tout mon collège dans le privé, en toute logique j’aurais dû continuer au lycée. Mais comme je voulais l’option sciences de l’ingénieur, j’ai demandé le seul lycée qui proposait cette option. Papa m’a laissé
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Mon amie Gabrielle faire parce qu’il trouve que c’est un bon choix. Je crois qu’il avait peur que je veuille faire un bac littéraire et que je me retrouve dans une classe de filles. Il a un vrai problème avec ça, j’aimerais tellement trouver le courage de lui dire d’arrêter. Il me stresse, je fais tout ce que je peux pour le rendre fier, mais il a toujours quelque chose à redire. Suis-je vraiment décevant ? Est-ce qu’il regrette de m’avoir pour fils ? Si jamais je lui dis que je me sens mal, il m’ordonnera sûrement d’arrêter de jouer les fillettes, comme toujours, et je ne serais pas plus avancé. Mieux vaut que je ne dise rien pour le moment. C’est tellement compliqué. Comment font les autres pour parler avec leurs parents ? Suis-je le seul à ne rien leur dire ? Madame Besnard dit qu’il faut apprendre à communiquer, mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Est-ce qu’elle, elle communiquait avec ses parents ? C’est gênant, mes parents n’ont pas besoin de savoir que leur fils est un moins que rien qui va finir par rater sa vie (oui je dramatise, mais j’ai le droit, c’est mon journal). Comme si ça ne suffisait pas, j’ai l’impression de ne pas être à ma place. Au lycée, et même rien qu’en TS1, je suis un peu l’OVNI. Je sais que les gens ne m’aiment pas, je ne suis pas stupide. Pourtant, j’essaye d’être gentil ! Trop gentil, selon Salah. Il y a vraiment quelque chose qui cloche chez moi, ce n’est pas possible autrement ! Il paraît que c’est normal de penser ça à l’adolescence, parce qu’on se cherche et qu’on apprend à devenir adulte (enfin du moins c’est ce que j’ai lu dans un de ces guides pour ado au CDI), mais j’ai le sentiment que personne dans mon entourage ne le vit aussi mal que moi. Et surtout pas les autres garçons. Je n’ai jamais vu Salah pleurer par exemple. J’ai peur de lui parler, je ne veux pas qu’il me rie au nez. Il est le seul à être vraiment mon
ami (du moins, je l’espère…). Je crois qu’il m’aime un peu, même s’il ne le dit jamais. Disons qu’il apprécie ma compagnie, sinon il n’aurait pas accepté d’être mon coloc trois années de suite (même par pitié). Mais même si on est amis, je ne pense pas qu’il pourrait comprendre et encore moins m’aider. Il aurait son sourire gêné et me proposerait une partie de babyfoot pour me changer les idées. Ou pire, il essayerait de m’arranger un rencard avec une fille de l’internat. D’ailleurs, il vient de sortir de la douche. Il faut que je range ça. Les journaux intimes, c’est encore un truc de filles. Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? Gabriel
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–2– C’était la pause de dix heures, tous les lycéens étaient sortis de leur salle de classe pour profiter quelques minutes du soleil qui rayonnait ce jour-là. On était déjà à la mi-octobre et il allait faire de plus en plus sombre. Salah aurait souhaité que ce fût l’été toute l’année, et si possible : les vacances d’été toute l’année. Malheureusement, il savait que son rêve ne deviendrait jamais réalité, il fallait travailler à l’école pour plus tard avoir un métier et payer ses factures. C’était « so XXe siècle », comme disait si bien Gabriel. Comme beaucoup de leurs camarades, les deux amis étaient sortis sur la place qui se trouvait devant le lycée pour fumer. Plus précisément, Salah avait suivi Gabriel qui était sorti fumer. Son ami avait commencé l’année précédente et malgré les reproches de Salah, il n’était absolument pas décidé à arrêter. Il avait beau lui répéter qu’il se tuait la santé, il n’y avait rien à faire. Une fois, il l’avait même menacé de le dénoncer à ses parents, mais Gabriel lui avait fait les yeux doux et il avait fini par jeter l’éponge. Après tout, c’était son problème s’il voulait jouer les rebelles. Tant que ce n’était que des cigarettes. Salah s’était assis sur le muret qui clôturait le lycée et s’amusait distraitement avec son téléphone portable. Face à lui, Gabriel, Marion et Victoire discutaient sans réellement lui prêter attention. Ils étaient vraiment bien assortis ces trois-là avec leur maquillage noir, leurs vêtements cloutés et leur frange devant les
yeux. Marion avait même des mèches bleues dans sa longue chevelure. Sa mère disait que c’était un style pour les handicapés de la joie de vivre. Ils parlaient du concert qu’un groupe de métal totalement inconnu qui s’arrêtait prochainement en ville. Ce n’était vraiment pas le genre de musique dont Salah était fan, il préférait le bon vieux rock de ses parents aux gueulards aux cheveux longs. C’était d’ailleurs sans doute pour leur ressembler que Gabriel s’était laissé pousser les cheveux. Il n’était pas sûr que les métaleux soient très portés sur le tressage, mais son ami avait continué à se faire des nattes. Une fille de l’internat lui avait même appris à faire des tresses en épi de maïs. À moins que ce ne soit des épis de blé, quelque chose comme ça. Apparemment, il y avait différents types de nattes. De telles considérations laissaient Salah tout à fait perplexe. — Salah ? L’adolescent releva les yeux. Gabriel le fixait comme s’il attendait une réponse. — Pardon, tu me parlais ? — Je voulais savoir si je pouvais dire à mes parents que je serai chez toi le week-end prochain. Salah fronça les sourcils. C’était bien la première fois que Gabriel lui demandait une chose pareille. Il voulait qu’il mente pour lui, qu’il le couvre ? Il n’était pas vraiment contre, c’était déjà arrivé que Gabriel fasse de même pour lui, mais cela dépendait de la raison pour laquelle il avait besoin d’une couverture. — Pourquoi ? — Pour aller au concert avec les filles. — Tes vieux sont pas d’accord ? — J’avoue ne même pas avoir essayé de demander. Et Papa ne voudra jamais que j’aille dormir chez une fille, expliqua Gabriel en
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Mon amie Gabrielle jetant son mégot. — Un peu chiants, tes parents, constata Marion. — Je n’ai pas vraiment envie de parler de ça. Salah, tu es d’accord ? Évidemment, cela ne plaisait pas du tout à Salah, mais il ne voyait pas en quoi il pouvait y faire quelque chose. Même s’il avait refusé, cela n’aurait pas empêché Gabriel de mentir sans son accord. Et s’il se faisait prendre, son père le tuerait. Refuser, ça revenait à de la non-assistance à personne en danger. Non pas que le père de Gabriel était dangereux, mais… Salah n’avait pas confiance. Il était trop bizarre, trop strict, il avait un air méchant. Et rétrograde, comme si cela ne suffisait pas. C’était le père qui était handicapé de la joie de vivre, pas le fils. — Oui, si tu veux… Mais évidemment si ton père appelle et que mes parents répondent, je ne pourrais pas leur demander de mentir. — Je sais. Il y a peu de chances pour que ça arrive, mais on ne sait jamais. — D’accord. Salah avait l’impression que son ami se laissait beaucoup trop influencer par Marion et Victoire depuis le début de l’année. Il avait toujours été très à cheval sur le règlement, voire un peu trop. Il suffisait de voir la manière dont il bégayait et rougissait lorsqu’il avait le malheur d’arriver à un cours quelques minutes en retard. Il n’était pas un rebelle dans l’âme ; même s’il essayait de se donner un genre, personne n’était dupe. Qu’il défie ainsi l’autorité de son père, même en cachette, était fort étonnant. — Ça va bientôt sonner, on devrait y aller, déclara Salah en regardant son portable. Gabriel ramassa son sac en toile, Victoire recoiffa ses cheveux blonds avec ses doigts, de manière à replacer sa mèche devant ses yeux.
— Ouais, tu as fini ? demanda-t-elle à Marion qui était sur la fin de sa deuxième cigarette. — C’est bon, le prof de maths est toujours en retard. Je termine ma clope et on y va. Salah regarda Gabriel : en temps normal, il aurait décidé de partir sans elle en lui proposant de prévenir leur professeur qu’elle était en chemin. Sauf qu’il resta silencieux. — Et toi Salah, tu veux venir avec nous ? s’enquérit la jeune fille. — Où ça ? — Au concert. — Oui, ça serait génial si tu étais là, s’enthousiasma Gabriel avec un grand sourire. — Je connais même pas le groupe. Et puis, c’est pas trop mon style. Il n’avait vraiment aucune envie de se retrouver au concert d’un groupe de métal amateur, et encore moins de payer pour ça. — C’est pour l’ambiance ! Et après on ira à une soirée chez mon mec. Ça risque d’être énorme. Salah ne connaissait pas bien Marion, mais il avait parfois vu son copain venir la chercher en voiture et il ne lui disait rien de bon. C’était un garçon beaucoup plus âgé, qui allait à l’université et était couvert de tatouages. Il était connu pour organiser des soirées très arrosées. Salah avait un très mauvais pressentiment, d’autant plus que Gabriel ne tenait absolument pas l’alcool. Il préférait ne pas imaginer l’état dans lequel il pouvait être si on lui faisait fumer un joint ou prendre n’importe quoi du même genre. Peut-être devait-il accompagner Gabriel, juste pour garder un œil sur lui ? En même temps, il n’était pas sa mère, il n’allait pas le coller comme un bébé. S’il faisait une mauvaise expérience, peutêtre que ça l’aiderait à grandir. De plus, il n’avait vraiment pas
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Mon amie Gabrielle envie d’aller à ce concert. Salah répondit simplement : — Tant mieux pour vous, mais ça sera sans moi. — Comme tu veux, déclara Marion en haussant les épaules. — C’est dommage, ajouta Gabriel avec une moue déçue. La sonnerie retentit, ils étaient officiellement en retard. Marion écrasa sa cigarette sur le muret et ils purent finalement se mettre en route. Ils traversèrent la cour du lycée d’un pas rapide pour rejoindre le bâtiment des sciences et arrivèrent juste avant que leur professeur ne ferme la porte. Salah et Gabriel s’assirent à leur place habituelle, près de la fenêtre. Les filles étant enfin hors de portée de voix, Salah put chuchoter à son ami alors qu’ils sortaient leurs affaires de cours : — Je peux savoir à quoi tu joues ? — Quoi ? — Depuis quand tu mens à tes parents ? — J’ai dix-sept ans, je suis assez grand pour sortir un peu, grogna l’adolescent en vérifiant que le prof ne les regardait pas. — Seize ans. — Tu n’es pas mon père. Si tu ne veux pas me couvrir, je trouverai autre chose, mais tu n’as pas à m’interdire quoi que ce soit. Salah ne put répondre immédiatement, le professeur ayant commencé son cours. Il attendit un peu et nota ce qu’il avait écrit au tableau avant de continuer à voix basse. — N’empêche que ça craint. J’aime bien Marion, mais son mec a l’air d’un drogué. — Tu dis ça parce qu’il a des dreads ? l’accusa Gabriel. — Mais non… — Je ne comprends pas pourquoi on a cette conversation. Laisse-moi écouter le prof, s’il te plaît. — Comme si tu en avais besoin. C’est de la physique, c’est facile pour toi.
Cette fois, Gabriel ne prit même pas la peine de répondre. Salah dut se résoudre à copier le cours. De toute manière, c’était inutile, Gabriel ne changerait pas d’avis, il pouvait être têtu comme une mule quand il le voulait. Il ne pouvait qu’espérer que tout se passe bien et qu’il lui revienne en un seul morceau. Peutêtre devait-il finalement accepter d’y aller lui aussi, pour garder un œil sur lui. Mais il doutait fortement que sa mère accepte de le laisser aller à un concert de métal et une soirée avec des gens plus âgés qu’elle ne connaissait même pas. Au bout de quelques minutes, Salah remarqua que son ami avait cessé de prendre des notes. Il avait appuyé son front sur sa main et fermé les yeux. Salah le secoua doucement. — Eh, ne t’endors pas, princesse, chuchota-t-il. — Hein ? — Tu avais fermé les yeux. Ça va pas ? — Rien, j’ai mal à la tête. J’ai pas beaucoup dormi. — Tu veux aller à l’infirmerie ? proposa immédiatement Salah, espérant en profiter pour échapper au cours quelques minutes. — Non, c’est bon. — Il faut dormir la nuit, tu sais. — Je fais des insomnies, mais ça va passer. C’est rien. — Si tu le dis. — Salah, Gabriel, je ne vous dérange pas ? lança le professeur à leur intention. Gabriel piqua un fard et reprit son stylo. Salah fit de même et fut vite occupé à essayer de déchiffrer les signes mathématiques qui s’accumulaient sur le tableau. Des maths en cours de physique, il détestait la terminale. C’était dans des moments comme celui-là qu’il regrettait de ne pas avoir fait ES. Quoiqu’il ne soit pas sûr que les cours de sciences sociales l’auraient
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Mon amie Gabrielle passionné davantage. En tout cas, le comportement de Gabriel le laissait perplexe. Il n’était pas habitué à le voir jouer les fortes têtes, mais peut-être n’était-ce pas une si mauvaise chose après tout ? Il avait été bien trop sérieux pendant des années, à présent il avait envie de se rattraper, c’était tout à fait compréhensible. Lui-même n’était pas toujours un modèle de vertu. Salah décida de laisser couler, il n’y avait rien de grave. Le jour où il le surprendrait avec un joint ou une bouteille de vodka à l’internat, là il pourrait s’inquiéter. Il était vraiment trop protecteur avec lui. C’était parce qu’il le considérait un peu comme son petit frère. — Salah, tu as fait ton exercice ? demanda leur professeur en le tirant de ses pensées. — Euh… Discrètement, Gabriel venait de lui passer sa propre feuille d’exercice. Salah la prit comme si de rien n’était et le remercia du regard. Évidemment, il n’avait pas fait ses devoirs. — Au tableau.