Construire à Venise —
Les stratégies de construction et de développement urbain au sein du système lagunaire vénète
Construire à Venise —
Les stratégies de construction et de développement urbain au sein du système lagunaire vénète
Enoncé théorique du projet de Master Konstantinos Dell’Olivo 2011
Fonder une ville dans la lagune Mythes fondateurs Le développement d’une ville inspire tout un imaginaire d’événements et de raisons, qui ont poussé une population à s’installer à un endroit donné. Quand on pense par exemple à la création de la ville de Rome, on y retrouve le mythe fondateur le plus connu et le plus spectaculaire. Le mythe met en place toutes les conditions pour que le lieu d’établissement soit lié à un héritage culturel qui vient d’ailleurs. En l’occurrence, Rome se voit comme descendante légitime de la ville de Troie, à travers le récit de l’Enéide du poète Virgile. Le mythe fondateur peut également donner une justification à la présence d’un centre urbanisé et d’une population à un lieu donné, par l’intégration de données géographiques au sein du mythe. Cet imaginaire tente donc de répondre à la question du « pourquoi », et ce sont ces réponses qui servent de fondement à un imaginaire collectif. Le mythe fondateur semble de prime abord d’une importance secondaire, ainsi qu’un raisonnement dépassé. Mais on se rend compte que même de nos jours l’importance qu’on attribue au mythe fondateur peut être d’une haute importance. Il suffit pour cela de considérer le conflit autour de la cité de Jérusalem ainsi que toute la région qui l’entoure, et qui est encore d’actualité aujourd’hui. Le lien qu’une ville entretient avec son contexte culturel est donc pour son développement tout aussi important que le contexte physique et naturel. Ainsi le mythe fondateur d’une ville peut donner des raisons à son existence pour un imaginaire collectif, qui vont au-delà de la simple stratégie d’implantation. À Venise, le mythe fondateur de la cité semble donner toute une série de réponses, pour expliquer la présence d’une population à un endroit qui paraît très improbable pour l’émergence d’un centre urbanisé et le développement d’une culture tout entière. La date de la création de Venise
Canaletto, Eglise de San Giacomo di Rialto, 1725
est décrite, selon les chroniques d’Altino, comme étant le 25 mars 421. 1 La précision avec laquelle nous est rapportée la date de la fondation de Venise est si remarquable, qu’on en vient à se questionner sur les raisons d’une telle précision. Cette date coïncide, selon la légende, avec le commencement de la construction de l’église de San Giacomo di Rialto. Mais en réalité, cette église est de construction plus tardive. Elle se situe sur l’archipel de Rivo Alto, et plus précisément dans ce qui deviendra plus tard le quartier du Rialto. Le contenu du mythe de fondation attribue donc à l’église de San Giacomo di Rialto, et par ce fait aussi à l’ensemble du quartier, le point et le moment zéro de la croissance de la ville de Venise. L’explication de ce fait peut se retrouver peut-être à nouveau dans la justification d’un lieu d’implantation par rapport à un autre, bien qu’en analysant l’histoire de la ville de Venise on se rend compte que le début de la croissance ne s’est pas fait à partir de l’archipel de Rivo Alto, mais elle est ancrée dans la mémoire collective à cet endroit par le biais du mythe. Le 25 mars est également le jour de l’Annonciation à la Vierge de la naissance de Jésus. Toujours selon la légende, ce même jour un ange aurait annoncé à Saint-Marc, lors de son passage dans la lagune de Venise, que son corps allait reposer à cet endroit. La vierge devenant la protectrice de Venise, et Saint-Marc devenant son saint patron, l’argumentaire du mythe ancre donc trois fois la naissance de la ville au quartier du Rialto à un moment précis. Quand on observe, que l’histoire de Venise se compose de plusieurs déplacements du coeur de son pouvoir politique, les besoins d’un argumentaire dans le mythe tendant à proposer une localisation précise, mettrait plutôt en évidence que le choix de l’implantation de la ville au sein du contexte lagunaire n’a pendant longtemps pas été clairement défini.
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.15, Paris, 2002, Ed. Phaidon
1
La Fondation Fonder une ville, c’est: « prendre l’initiative de construire 2», c’est le moment instigateur qui pousse le projet d’établissement à se lier à un territoire. À l’échelle du territoire, les rapports qu’un centre urbanisé entretient avec son contexte sont souvent dictés par les exigences d’une stratégie d’implantation qui favorise la protection de la cité. Il s’ensuit qu’on trouve d’ordinaire le cœur historique d’une ville à l’intérieur d’une boucle d’une rivière où sur les hauteurs d’une colline, bénéficiant de cette manière du contexte naturel. Il est difficile aujourd’hui de suivre le raisonnement de toute une population, qui a décidé à un moment donné de quitter la terre ferme au bénéfice de son établissement sur une série de petites îles, séparées de la terre ferme par une étendue d’eau peu profonde. Suivant les affirmations d’une recherche de protection par une population dans la stratégie d’implantation d’une ville, on peut donc admettre que le choix de quitter la terre ferme pour s’installer au milieu de la lagune est justifié par le fait que l’eau représentait à l’époque un élément protecteur. « Les digues naturelles des îles en longueur qui séparent la lagune de la mer réussissent à défendre les îles mineures à l’intérieur de la lagune, où s’est formée la ville, à la sécurité de la violence de la mer qui tend à détruire toutes les défenses de la côte les jours de tempête […] Venise naît depuis une position intermédiaire de défense entre la mer et la côte : il suffit de peu de miles de distance de la mer pour offrir aux bateaux la sécurité d’un port naturellement établi, et depuis la partie opposée de la ville un peu plus de deux miles d’eau sont suffisants pour l’isoler contre n’importe quelle attaque ennemie, comme si la
Le petit Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, 1985 2
Situation de l’environnement lagunaire à la fin de l’Empire romain. En gris foncé sont mis en évidence les zones lagunaires (Plan: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, p. 38, Venezia 1977)
lagune constituerait un immense fossé autour d’un château fort. 3» Des documents historiques de l’époque attestent que la lagune a été peuplée par des populations ayant fui la terre ferme lors d’invasions barbares lors du déclin de l’Empire romain. Ce refuge définitif s’expliquerait par la position de la lagune à l’extrémité nord de la péninsule italienne. Les Alpes qui bordent cette région sont le dernier obstacle naturel qui s’opposerait à l’avancée d’un envahisseur à travers la péninsule. En cas d’invasion, l’eau semble donc l’ultime refuge pour la population avoisinante de la lagune, tout en profitant également d’une certaine protection de la mer. Malheureusement, on ne peut pas être sûr de la véracité de ces documents, puisque ce sont des chroniques réécrites entre le neuvième et le dixième siècle, et peuvent avoir servi à des fins politiques de l’époque. 4 Venise se considère comme étant la nouvelle Rome, descendante légitime de sa culture. Ainsi, le transfert de la résidence épiscopale depuis Aquilée à la cité de Grado lors de l’invasion d’Attila, donne un motif à cette théorie, puisque Aquilée était la capitale de la dixième région romaine. 5 Grado et Venise entretiennent des liens très étroits, presque fusionnels. C’est ainsi que la descendance de Rome se retrouve ancrée dans les fondements de l’imaginaire collectif portant sur l’histoire et la naissance de la ville de Venise. Par contre, les anciennes cités romaines de la dixième région n’ayant pas été totalement détruites lors du retrait des envahisseurs, on ne peut expliquer le peuplement de la lagune par la fuite et l’abandon total des anciennes cités. Aujourd’hui,
Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 38 s, Venezia 1977 3
Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture, chapitre II, Boulogne-Billancourt, 1971 4
op. cit. Guido Perocco et Antonio Salvadori, p. 32
5
Jesolo
Torcello
Venise
Chioggia
l’archéologie a donné des réponses quant au peuplement des îles de la lagune du temps de l’Empire romain. Les îles étaient déjà colonisées par des pêcheurs, des agriculteurs qui exploitaient la terre fertile des petites îles lagunaires, et d‘exploitants de marais salants. 6 La base d’une urbanisation de la lagune étant ainsi donnée par cette population, on peut alors s’imaginer que la menace répétée d’invasions du territoire de la dixième région romaine a pu motiver un abandon progressif des anciens centres de pouvoir, au bénéfice du développement de la lagune. Mais en aucun cas on ne peut admettre que cet abandon ait été total et rapide.
Géomorphologie de la lagune Lecture du territoire Pour comprendre les liens qu’entretient la ville avec le territoire, il est important de prendre en considération le contact physique avec le sol, puisque dans la définition, fonder signifie également : « établir sur des fondations un ouvrage dont entreprend la construction.7» La solidité du terrain est primordiale, puisqu’elle supporte toute la cité. « C’est pourquoi de toutes les fautes que l’on peut commettre en bâtissant, il n’y en a point de si dommageables que celles des fondations, parce qu’elles entraînent avec soi la ruine
Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 39, Venezia 1977 6
Le petit Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, 1985 7
Vue panoramique de la baie de Manhattan (Photo: Wikimedia Commons)
San Giorgio Maggiore (Photo: Denise Fontaine)
entière de l’édifice, et qu’on ne saurait y remédier sans une très grande peine. À tel point que l’architecte y doit apporter tout le soin et toute la diligence possibles, car, bien que parfois l’on trouve les fondations naturellement, il arrive que l’art soit nécessaire. 8» Cette définition est valable pour l’édifice comme pour la ville, puisqu’elle est forgée par l’assemblage de la plus petite unité constituante qu’est l’édifice, et son caractère est à l’image des liens que ces derniers entretiennent entre eux. Analyser la nature du sol sur lequel s’est implantée une ville, c’est acquérir une clé de lecture supplémentaire qui permet d’approfondir la compréhension du processus et de la stratégie de son développement. Il suffit pour cela de prendre en considération la comparaison qui a été faite de la situation urbanistique de Manhattan avec celle de Venise, afin de comprendre l’importance d’une lecture du sol. À Venise, « le voyageur un peu attentif est toute de suite frappé par la fragilité du terrain duquel émerge la ville, fragilité qui conditionne toute la structure urbanistique de Venise conservée intacte malgré tout, presque par contraste, pendant autant de siècles. […] À New York le même voyageur serait par contre frappé par la solidité du terrain rocheux, à dos de mule, duquel émergent les imposants édifices de Manhattan : un terrain qui s’élance avec force dans la mer, entre la baie et le cours de la rivière qui l’entoure. Il semble que le terrain de New York, par sa solidité rocheuse, puisse justifier l’audace des structures architectoniques de la ville, toutes élancées dans le sens vertical en contraste avec la perspective longitudinale de la mer. Pendant qu’à Venise la nature suggère d’ellemême la fragilité des édifices sortis de toutes les époques variées. 9» Andrea palladio, Les quatre livres de l’architecture, p.29, trad. Roland Fréart de Chambray, Ed. Flammarion, Paris, 1997 8
Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 39, Venezia 1977 9
Campanile de San Giorgio dei Greci (Photo: Konstantinos Dell’Olivo)
Campanile de Santo Stefano (Photo: Denise Fontaine)
Campanile de San Martino Vescovo (Photo: Denise Fontaine)
Suivant cette lecture, il est très aisément compréhensible que le sol constitue la base qui dicte les règles qui définiront l’architecture de la ville. Impossible d’imaginer un quartier d’affaires s’étendant en sens vertical, avec des bâtiments semblables à ceux de Manhattan, au milieu de la lagune. La nature du lieu donne les mesures et l’échelle pour l’architecture. La configuration urbaine de la ville de Venise se voit imposer une ligne invisible par la constitution du sol, qui définit une sorte de gabarit maximum pour toutes les constructions courantes. Bien sûr il existe des exceptions, comme les nombreux clochers d’églises qui par leur hauteur tentent d’échapper aux règles établies par la fragilité du terrain. Les campanili, sont attenants aux églises, mais y sont souvent dissociés, et par leur masse importante qui se trouve concentrée sur une petite surface, ils représentent une charge importante pour le terrain instable. Outre le problème du tassement du terrain et de l’affaissement du clocher dans celui-ci, ce tassement peut se faire de manière inégale sous le clocher, ce qui a fait pencher un certain nombre de campanili. Dans la lagune de Venise, les exemples les plus impressionnants d’un tel phénomène sont la tour de Santo Stefano, la tour de San Giorgio dei Greci et le campanile de San Martino Vescovo, qui par leur inclinaison respective tentent de braver les lois de la gravité. Le campanile de Saint-Marc qui culmine à une hauteur d’environ cent mètres s’efforce de constituer l’affirmation que l’art de bâtir peut surpasser les lois imposées par un terrain fragile. Ceci naturellement en déployant des efforts considérables. Malheureusement, beaucoup de campanili se sont effondrés, et ainsi aussi celui de Saint-Marc le 14 juillet 1902 10, ce qui met quand même en évidence un équilibre précaire entre l’art de bâtir et la fragilité du terrain, sur lequel s’est implantée la ville, ainsi que l’importance du
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.51, Paris, 2002, Ed. Phaidon
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Terres marecageuses appartenant à la fois à la terre et au domaine maritime et fluvial (Photo: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, p. 36)
île typique du paysage lagunaire: barena (Photo: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, p. 36)
besoin de compréhension de la constitution géologique de la lagune.
Entre la terre et l’eau La lagune de Venise se définit comme une : « étendue d’eau de mer comprise entre la terre ferme et un cordon littoral, généralement percée de passe.11» Elle a une forme de demi-lune, une longueur de quarante kilomètres sur une largeur d’environ dix kilomètres. L’archipel de Rivo Alto, sur lequel s’est développée la ville de Venise, est séparé de la terre ferme d’une bande d’eau de mer de quelques kilomètres de large. Il est formé par une multitude d’îles qui émergent de l’eau seulement de quelques dizaines de centimètres, séparées entre elles par des canaux d’eau sinueux qui ont une largeur plus ou moins importante. Ces îles sont communément appelées lais, ou barene en Vénitien. L’étymologie du mot lais venant de laisser ou relâcher, nous indique que c’est une partie de la terre qui ne lui appartient plus, mais qui n’est pas non plus submergée par les eaux, et n’appartient donc non plus totalement au domaine maritime ou fluvial. En considérant ce phénomène de la lagune, comment définir son appartenance ? Estce un espace qui appartient à la mer ou la terre ? Comment définir le lieu où se termine le continent et s’ouvre la vaste étendue maritime? Le Canal Grande, véritable artère qui traverse la ville par sa forme caractéristique de ‘S’ renversé, pourrait renvoyer la situation de Venise à l’image d’un coeur historique d’une ville européenne traversée par un cours d’eau sinueux, si on prend soin de l‘isoler de son contexte par une transposition imaginaire. Il s’ensuivrait que le Canal Grande serait comparable à la Tamise traversant la ville de Londres, la Seine traversant
Le petit Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, 1985 11
Mise ‘hors contexte’ du Canal Grande (Photo: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, p. 47)
Paris, le Danube parcourant le coeur de Prague, etc. En effet, cette comparaison n’est pas aussi absente de fondement qu’elle en a l’air, puisque le cours du Canal Grande s’insère dans le tracé d’un ancien bras de fleuve, probablement de celui du Brenta. 12 Le canal se trouvant à des kilomètres de la terre ferme, détachée du continent et entourée d’une eau avec un degré de salinité assez forte pour la qualifier d’eau de mer, ne peut pas être qualifié de fleuve sans faire émerger des questions sur la détermination de la limite entre la terre ferme et la mer. Le fleuve étant un élément incontestablement continental, cela signifie que la lagune a été, ou du moins en partie, une zone émergée à un certain point de l’histoire territoriale. À la partie septentrionale de la mer Adriatique, le contact entre la terre ferme et la mer est une limite floue et insaisissable, où le flux et le reflux des eaux salines de la mer se mêlent au mouvement continu des eaux douces continentales. Ce point de contact, la ligne de limite virtuelle entre le solide et le liquide se transforme à travers les siècles pour créer des espaces à part entière, qui s’ouvrent et modifient continuellement leur apparence pour se referment et se recréer selon le rythme incessant des changements géologiques. « Cette condition d’origine précède toute autre analyse sur la ville : toutes les mesures d’espace sont suggérées par le rapport qu’il y a entre le solide du terrain et le fluide de l’eau, qui avec son miroitement tend à donner une dimension illusoire à la réalité. 13» Le passé du Canal Grande constitue peut-être l’indice le plus marquant à Venise pour rendre visible que la lagune est un système en constante évolution, se trouvant à la lisière de la terre ferme et baignée simultanément par les eaux de la mer Adriatique, et Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume primo, trad. de l’italien, p.157, Ed. Electa, Milano, 1983 12
Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 37, Venezia, 1977 13
Barene vers Burano: La ligne de limite insaisissable entre l’eau et la terre (Photo: TeleAtlas, 2012)
appartenant par conséquent à la fois au domaine maritime et à la terre ferme. Ceci étant renforcé en outre par le fait que l’architecture de la ville suggère un traitement du canal qui est à la fois marine et fluvial.
Évolution géomorphologique de la lagune Les conditions pour la création de cet espace lagunaire, sont dues « à la faible profondeur du fond marin dans toute la haute Adriatique, à l’intensité des courants sur le fond en pente très douce, à l’abondant apport de dépôts, ainsi qu’à l’existence de marées qui sont les plus amples des mers qui baignent la péninsule italique et dont le flux et reflux maintiennent ouverts les graus (porti) et creusent des chenaux. 14» L’érosion du territoire par les eaux fluviales entraine des dépôts alluvionnaires vers la mer, où cette action est amplifiée ou contrastée par le mouvement séquentiel des marées. C’est ainsi que le point de contact entre ces deux eaux se voit façonné au gré de leurs péripéties mutuelles. La lagune est par nature un système en équilibre instable, 15 régi par l’interaction entre les trois forces: l’érosion, le transport et le dépôt de matière. Au fil des siècles, la situation de la lagune se meut à l’intérieur de l’espace défini par ce triangle des forces, sa position étant induite par les circonstances géologiques et climatiques. La formation de la lagune de Venise a été soumise à six grandes étapes de transformation géologiques ces derniers vingt mille ans, qui l’ont façonné pour lui donner son apparence contemporaine. La lagune
Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 37, Venezia, 1977 14
Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture, chapitre I, Boulogne-Billancourt, 1971 15
Ouest
Bassin lacustre
1
2
3
Lagune primitive
4
5
Lagune actuelle
6
Végétaux ou dépôts tourbeux récents de barena
Sediments non consolidés
Sables côtiers et limons lagunaires
Sediments surconsolidés: caranto
Dépôts marécageux
Sediments continentaux
Est
vénète se trouve à l’endroit de l’ancien delta du fleuve Pô. Ce delta, il y a environ dix-huit mille ans, durant la période des dernières glaciations, se présentait comme un environnement marécageux et fluvial, interrompu par des étendues d’eau douce de plus ou moins grande dimension. Entre les lacs et les bras méandreux des fleuves parcourant le marécage pour se déverser dans la mer, se déployaient les lais, où s’accumulaient les dépôts tourbeux lors des inondations du territoire. 16 Si l’on ne prend pas en considération la condition maritime de cet endroit, cet environnement aurait pu ressembler fortement au Grand-Marais, qui façonnait de la même manière le territoire du Seeland en Suisse, avant les grandes interventions lors des corrections des eaux successives. Au début de la fin de la dernière ère glacière, la fonte des glaciers mobilisant une immense masse d’eau depuis les Alpes et parcourant la plaine du Pô jusqu’à la mer Adriatique, l’érosion qui a accompagné ce phénomène a provoqué sur le site de la lagune « un intense alluvionnement, avec formation de grands dépôts, de cônes de déjection, de couches de cailloutis. 17» La lagune s’est alors recouverte d’une couche de sédiments non consolidés tendant à combler toutes les zones qui étaient occupées par les eaux auparavant. Les dix mille années qui ont suivi les fortes alluvions de la lagune ont renvoyé la lagune à son statut initial, un environnement fluvial et marécageux.18 Les sédiments qui avaient été déposés par les alluvions se sont retrouvés dans la partie émergée de l’environnement marécageux, formant un sol appelé caranto, « composé soit d’argile soit
Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume primo, trad. de l’italien, p.159, Ed. Electa, Milano, 1983 16
Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture, chapitre I, Boulogne-Billancourt, 1971 17
op. cit. Wladimiro Dorigo, p.159
18
de limon [...], certifiant une formation continentale émergée, préservée d’invasions transgressives marines, et capable de signaler mis à part la présence de phénomènes érosifs, également ceux de forte intensité de caractère fluvial.19 » Ce sol est donc aujourd’hui présent sur les parties de la lagune qui n’ont pas subi de fortes érosions par les eaux. Il s’impose de s’attarder un moment sur cette période du développement géologique de la lagune, puisque c’est elle qui forme aujourd’hui la base la plus importante pour comprendre l’émergence d’une urbanisation dans la lagune. Le caranto fait partie des argiles surconsolidées, c’est-à-dire « quand outre le processus d’un normal accroissement des dépôts, l’entière formation argileuse a subi d’ultérieures pressions produites par des charges (par exemple des glaciers) au cours de son histoire géologique, charges qui ont augmenté la compacité de l’argile en réduisant son contenu en eau. [...] Une sensible consolidation progressive se produit aussi lorsque les dépôts émergent de l’eau. Ceux-ci en effet, en rentrant en contact avec l’air, subissent une lente évaporation de l’eau qui remonte dans les pores par des phénomènes de capillarité: il se produit ainsi une consolidation qui par contre, d’ordinaire, est inférieure à celui produit de pressions préexistantes. 20 » Le caranto prend la fonction la plus importante dans les strates géologiques du sol de la lagune pour le développement de Venise, puisque c’est lui qui a rendu possible la coexistence de l’architecture avec l’élément liquide. L’apparition d’une urbanisation de la lagune aurait pu voir le jour seulement difficilement sans le caranto, pour la raison que c’est cette couche d’argile limoneuse qui a été recherchée pour établir des fondations, étant donné que c’est elle qui Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume primo, trad. de l’italien, p.164, Ed. Electa, Milano, 1983 19
Carlo Cestelli Guidi, Geotecnica e Tecnica delle Fondazioni 1, trad. de l’italien, p.84, Ed. Hoepli, Milano, 1987 20
forme au moment présent la couche la plus solide du sous-sol lagunaire. Les changements climatiques induits par la période postglaciaire ont des répercussions sur les mers. Les oscillations du niveau des mers augmentent sensiblement le niveau maximal par l’apport de l’eau de la fonte des glaciers, occasionnant, il y a six mille ans, la première ingression marine dans le site de la lagune vénitienne. 21 La situation de la lagune se meut, dans le triptyque des forces la modelant, cette fois du côté maritime. Il se crée une sorte de lagune primitive, où la tendance alluvionnaire des fleuves sur le site est cette fois contrastée par un apport beaucoup plus grand de sédiments et sables d’origine marine dans la lagune, 22 par les mouvements des courants marins de l’Adriatique. Le mouvement des courants fluviaux s’opposant aux courants marins fait naître au centre de leur site de confrontation les cordons littoraux, qu’on qualifie de lidi. La lagune de Venise n’est pas un cas isolé, en effet il se crée une multitude de lagunes d’Aquilée à Ravenne, et l’action des eaux sur le territoire étant par définition quelque chose de mobile et de variable, les différences d’intensité du côté maritime et fluvial, poussent et repoussent les cordons littoraux ailleurs, et la tendance alluvionnaire des fleuves comble cet interstice entre les lidi et la terre ferme. Quand elles sont comblées, il se forme d’autres lagunes, plus en avant. Ces lagunes sont rapportées par Pline comme étant les « sept mers », ce qui illustre la distribution courante des lagunes façonnant la partie septentrionale du littoral Adriatique. 23 Les lidi se retrouvent interrompus à plusieurs endroits. L’emplacement
Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume primo, trad. de l’italien, p.159, Ed. Electa, Milano, 1983 21
ibid.
22
Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture, chapitre I, Boulogne-Billancourt, 1971 23
Système fluvial alimentant la lagune (Illustration: Prof. Christian Gilot)
Système de canaux disposées en artères à travers la lagune (Illustration: Wladimiro Dorigo, Venezia Origini)
de ces graus ou porti est d’une importance capitale, car c’est par ces endroits que les eaux continentales se confrontent aux eaux marines. C’est la porte d’entrée pour l’eau des marées hautes, et la porte de sortie pour l’eau des marées basses et les eaux fluviales. L’action érosive et de transport de matière que ces mouvements impliquent se fait en relation directe avec les porti. C’est ainsi que se façonne le sous-sol lagunaire à partir de ces ouvertures et creusent les canaux principaux de la lagune, en créant autour de ceux-ci ce réseau caractéristique de canaux, dont la forme et sa géométrie s’avoisinent à celle d’images géométriques fractales. La phase qui suit l’ingression marine et qui marque le site de la lagune est régie par une régression du niveau de la mer, il y a environ trois mille ans à quatre mille ans, et qui favorisent le retour d’un environnement marécageux. 24 Cet environnement se développe au rythme incessant des variations climatiques pour devenir cet espace de la lagune vénète qu’on est habitué à rencontrer actuellement, et que l’homme a pris soin de stabiliser à la situation qui lui convient le mieux.
Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume primo, trad. de l’italien, p.159, Ed. Electa, Milano, 1983 24
Stratégies de construction L’équilibre précaire de l’architecture lagunaire « Il y a fondations naturelles [...], d’elle-même suffisantes pour soutenir une masse de bâtiment si grande est-elle, dans l’eau comme sur la terre. Mais si la nature ne les fournit pas, il faut recourir à l’art. 25 » La lagune ne fournissant pas de fondations naturelles stables, du fait de l’instabilité du terrain où s’est implantée la ville de Venise, il s’impose de s’intéresser à la manière avec laquelle a été résolu le problème de la construction d’édifices au sein même de la lagune. Afin de comprendre les techniques de construction en milieu aquatique, il convient d’établir une coupe représentative à travers le sol instable de la lagune, qui va reprendre les charges de la construction. Vu les explications géologiques, on comprend aisément que les conditions du sous-sol ne sont pas également réparties à travers la lagune, mais est au contraire différentes à chaque endroit. Même si à travers la lagune les couches de sol ont de fortes similitudes du fait de l’histoire géologique commune, leur dimension verticale, la profondeur dans le sol des différentes couches, et leur constitution peut varier. Néanmoins, il existe sept couches caractéristiques dans la constitution du sol lagunaire. Selon l’endroit dans la lagune, on retrouve une couche plus ou moins profonde d’eau d’une salinité variable, selon si on se trouve près d’une embouchure d’un fleuve ou d’une ouverture du cordon littoral. Dans les zones d’absence d’eau, on retrouve les terrains émergés, dépasse Andrea palladio, Les quatre livres de l’architecture, p.29, trad. Roland Fréart de Chambray, Ed. Flammarion, Paris, 1997 25
1 Eau 2 Barena 3 Boue de fond de lagune ou sédiments alluvionnaires 4 Caranto 5 Nappe phréatique 6 Dépôts de tourbe 7 Poches de gaz naturel
Stratigraphie du sol lagunaire (Coupe: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, p. 340, Venezia, 1977)
de quelques dizaines de centimètres les eaux, les îles ou barene. En dessous de ces deux couches se trouve une couche de boue de fond de lagune, ou bien du terrain alluvionnaire de report de matière. Il peut s’agir de sédiments continentaux ou de sables et limons maritimes. En dessous de cette couche se trouve celle de la base pour la construction, le caranto. La couche de caranto se pose sur un terrain imprégné d’eau, la nappe phréatique, qui elle-même, est posée des dépôts de tourbe qui est parsemée de poches plus ou moins étendues de gaz naturel (méthane). 26 On se rend compte que la coupe à travers le terrain typique de la lagune met à jour en elle tous les problèmes que rencontre l’architecture lagunaire. En sachant que le caranto se trouve être le sol recherché pour la construction, il se pose déjà le problème de son emplacement. Étant composé d’une argile limoneuse surconsolidée, mais se trouvant sous l’eau ou la terre, le premier problème est intrinsèque à sa définition: la consolidation de l’argile par séchage prolongé s’annule partiellement par l’immersion dans l’eau, qui fait gonfler l’argile et la ductilité provoquée en diminue son aptitude à recevoir des charges. 27 La durée du contact avec l’eau devient donc déterminante pour établir sa solidité. Il est important de relever le fait que « la couche de caranto n’est pas toujours homogène et présente alors une résistance parfois inégale.28» Le deuxième problème réside dans la profondeur de cette couche. L’accessibilité limitée ou difficile, requiers des solutions complexes pour y fonder une assiette constructive. Le troisième grand problème
Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 340, Venezia, 1977 26
Carlo Cestelli Guidi, Geotecnica e Tecnica delle Fondazioni 1, trad. de l’italien, p. 84, Ed. Hoepli, Milano, 1987 27
op. cit. Guido Perocco et Antonio Salvadori, p. 340
28
se retrouve dans le fait que « la strate de caranto, par elle-même non totalement rigide, s’appuie sur des strates élastiques ou compressibles, comme la zone des nappes phréatiques et les dépôts de tourbe ou de gaz naturel. 29» C’est ainsi que la pression qu’exerce « le poids des bâtiments, directement ou indirectement, sur les couches de caranto, [...] qui présente une résistance plutôt modeste en comparaison avec des terrains pour des fondations d’autres lieux, 30» se transfère encore sur des couches beaucoup plus instables. Il s’ensuit que les charges des bâtiments sur ces couches instables ont un effet de tassement, ce qui se traduit par un affaissement du terrain d’environ deux centimètres tous les dix ans. L’explication du tassement par charge excessive étant une hypothèse, on pourrait aussi en attribuer une partie à des phénomènes d’ordre naturels. On a par contre la confirmation que ce phénomène se trouve en outre amplifié par l’exploitation de la nappe phréatique et les poches de gaz naturel, par des expériences vécues sur d’autres sites d’exploitation du sous-sol naturel.31 L’extraction de gaz et d’eau en de plus en plus grands volumes, pour les besoins de l’industrie, de la population et des commerces, pose le problème d’un cercle vicieux dans le développement de la lagune: Plus la lagune se développe traditionnellement, sans prendre en compte les principes du développement durable, plus elle risque de voir disparaitre son environnement architectural, s’affaissant et s’immergeant ainsi de plus en plus rapidement dans l’eau.
Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 340, Venezia, 1977 29
ibid.
30
Le courrier de l’UNESCO, article «Les mille paradoxes de Venise» dans «Sauver Venise», Paris, 1968 31
Fonder des constructions sur ce sol qui se trouve en interaction constante avec les forces de la nature et les agissements de l’homme, c’est opposer directement la dimension statique de l’architecture au dynamisme des processus naturels; confronter la rigidité et la durabilité à la plasticité et à l’environnement en constante et rapide évolution. Ce dialogue à la lisière de l’impossible, les deux discours se trouvant aux antipodes l’un de l’autre, a donné lieu à une urbanisation en équilibre précaire avec son environnement rendu possible grâce à la mobilisation d’une force innovatrice et de travail incroyable pour la résolution technique des problèmes constructifs.
Fondations primaires Au début de l’urbanisation vénitienne, les fondations d’un édifice étaient très rudimentaires. On procédait à une fouille peu profonde dans la couche alluvionnaire, afin d’y poser deux couches croisées de planches en bois, appelé zattaron, pour constituer une plate-forme sur laquelle on construisait les murs. 32 Il faut savoir que les premières maisons de la lagune étaient construites en bois. « Simples, leurs structures ressemblaient à des huttes, avec des charpentes en bois, des toits en pente et un revêtement en chaume d’osier provenant des bords de la lagune.33 » Ces maisons étaient donc posées sur une fondation relativement instable, puisqu’elle ne se posait pas sur la couche de caranto, mais située au-dessus et sur la couche plus ou moins élastique d’argile et de sédiments alluvionnaires. « Les édifices de Venise, et de
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.51, Paris, 2002, Ed. Phaidon
32
op. cit. Richard Goy, p.46
33
la lagune en général, construits sur un fond de nature aussi instable, et sur des structures de fondations faites en bonne partie de bois, au lieu de s’appuyer sur le terrain on peut dire qu’ils flottaient par dessus.34 » Il est intéressant de remarquer la proximité de l’architecture lagunaire des débuts de son urbanisation avec l’architecture navale. Ces premiers édifices étaient construits « avec une technique constructive assez proche à celle des bateaux. 35» Il semble que le fait de quitter la terre ferme sur des embarcations au profit d’une installation sur des territoires entourés d’eau ait été traduit d’une manière très littérale dans le langage architectural. L’architecture lagunaire primitive peut donc se comparer quelque peu à la version statique d’un navire. Ce premier réflexe n’est en aucun cas déraisonnable vu l’environnement lagunaire instable et son sol de fondation relativement élastique. C’est pourquoi il fallait développer une technique de construction qui pouvait répondre à cet environnement, où les forces qui agissent sur un édifice peuvent varier constamment, et qui pouvait en même temps être légère en permettant à l’édifice de se déformer sans provoquer la rupture. L’architecture navale est la plus apte à répondre à ces données de base, parce qu’en restant légère, elle doit répondre à une déformabilité plus importante, induite par le contact avec l’élément liquide qui engage des forces dynamiques de plus grande ampleur. 36 Il faut d’autant plus se rendre compte que les barene et îles de la lagune « ne s’élèvent que légèrement au-dessus du niveau des marées normales les plus hautes et elles sont - et ont toujours
Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 340, Venezia, 1977 34
ibid.
35
ibid.
36
Stratigraphie des fondations de la façade mÊridionale de San Marco (Coupe: Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume secondo, p. 370, Ed. Electa, Milano, 1983)
été - inondées de temps en temps par des marées exceptionnelles. 37» Il est donc aisément compréhensible que l’établissement en ces lieux ait été accompagné par une technique de construction proche de celle des navires, puisque l’architecture lagunaire résidait parfois, et toujours d’ailleurs, au sens propre de l’expression « les pieds dans l’eau ».
Système constructif des fondations Avec le développement d’une expression architecturale plus lourde et complexe, il a fallu inventer de nouvelles techniques de fondation, qui pouvaient assurer la stabilité des édifices à travers le temps. Pour cela, la première condition se trouvait dans le fait qu’il fallait atteindre la couche plus stable du caranto pour fonder les édifices. Palladio nous rapporte les leçons tirées par l’expérience de la construction dans des conditions aussi difficiles que sur le site de la lagune : « Si l’on avait à bâtir dans l’eau [...] on creuserait jusqu’à ce qu’on ait trouvé un fond solide et bien stable ; ou bien, si cela était difficile, on fouillerait un peu dans le sable ou dans la glaise afin d’y planter des pilotis de pieux de chêne dont les pointes aillent jusqu’à la bonne terre, et sur cette fondation ainsi préparée on pourra bâtir. 38» Effectivement, l’architecture vénitienne comportait deux manières de fonder les édifices suivaient ce principe fondamental d’une fondation indirecte. La première manière comportait de planter deux ou trois rangées de pieux, appelées tolpi 39en Vénitien, d’une longueur de
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.51, Paris, 2002, Ed. Phaidon
37
Andrea palladio, Les quatre livres de l’architecture, p.30, trad. Roland Fréart de Chambray, Ed. Flammarion, Paris, 1997 38
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.51, Paris, 2002, Ed. Phaidon
39
Technique constructive de fondation (Illustration: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltĂ di Venezia, p. 339, Venezia, 1977)
trois à cinq mètres sous les principaux porteurs. Le bois utilisé pour les pieux était principalement soit du bois de mélèze ou du chêne rouvre. Ces deux essences d’arbres étaient sélectionnées pour leur durabilité et leur forte résistance. L’extrémité des pieux était affutée afin de les planter plus facilement dans la couche de caranto.40 Palladio nous renseigne sur le fait que les rangées de pieux étaient plantées si près l’une de l’autre de manière de rendre impossible de planter un pieu supplémentaire entre elles. En outre, il était important de garder la couche de caranto intacte pour préserver sa dureté et son aptitude à supporter les charges. Il fallait donc prendre soin de ne pas frapper les pieux avec trop de violence, mais au contraire d’enfoncer les pieux dans la couche porteuse par une multitude de petits coups répétés.41 Les bâtisseurs de l’époque étaient donc tout à fait en connaissance de la fragilité de cette couche de caranto. Les pieux étaient plantés à l’aide d’un marteau-pilon qu’on appelait mazzuolo, et qui était frappé sur les pieux par deux hommes vu son poids et la difficulté de la tâche.42 Les rangées de pieux n’étaient pas seulement plantées sous le pourtour de l’édifice, mais également sur les murs de refend ainsi au milieu du bâtiment, dans le but que tout l’édifice réagisse de la même manière avec son environnement et qu’il y ait une descente des charges homogène sur les fondations. Au cas contraire on prenait le risque de voir les murs porteurs à l’intérieur du bâtiment s’affaisser plus que ceux du pourtour de l’édifice.43 Vu qu’il s’agissait d’une opération extrêmement coûteuse et difficile, il est donc aisément compréhensible
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.51, Paris, 2002, Ed. Phaidon
40
Andrea Palladio, Les quatre livres de l’architecture, p.30, trad. Roland Fréart de Chambray, Ed. Flammarion, Paris, 1997 41
op. cit. Richard Goy, p.51
42
op. cit. Andrea Palladio, p. 30
43
Technique de pose des pieux (Illustration: Aquarelles de Giovanni Grevembroch)
que lors d’une reconstruction complète d’un édifice on réutilisât l’intégralité ou une bonne partie des anciennes fondations, et donc les grandes lignes du plan: « à la Ca’ d’Oro, par exemple, Marin Contarini réutilisa la plupart des pieux de l’ancien palais [...] ; dans la même période, Santa Maria della Carità fut érigée sur les fondations de l’ancienne église.44» Ceci s’explique par le fait que les fondations étaient bien mieux conservées que le reste du bâtiment. Les pieux n’étant jamais au contact de l’air, le processus de décomposition naturelle se voyait donc arrêté et au lieu de se dégrader ils subissaient avec le temps une minéralisation, en augmentant ainsi considérablement la résistance du bois.45 La deuxième manière de fonder indirectement un édifice était appliquée si la couche de caranto se trouvait trop profondément enfouie dans le sol et que les pieux ne le pouvaient donc pas atteindre uniformément ou parfois même pas du tout. Pour résoudre le problème, on plantait des pieux sous l’intégralité de la surface de l’édifice. Le périmètre était isolé et fermé par une palissade de pieux qui se trouvait remplie par une disposition concentrique de pieux jusqu’au centre. Cette technique, extrêmement gourmande en pieux était utilisée surtout pour des édifices très lourds ou de grande ampleur. On retrouve ce type de fondation sous les campaniles, comme celui de la place Saint-Marc, ou bien pour des églises de grande dimension. 46 L’église la plus connue ayant été fondée de cette manière est sans aucun doute la basilique Santa Maria della Salute, projetée par l’architecte Baldassare Longhena, qui reposerait selon la légende sur une
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.51, Paris, 2002, Ed. Phaidon
44
Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 340, Venezia, 1977 45
ibid.
46
RelevĂŠ de la pose du zattaron et des fondations en pierre (Coupe: Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume secondo, p. 398, Ed. Electa, Milano, 1983)
forêt de pieux de bois d’un nombre avoisinant le million de pieux. 47 La base de la fondation d’un édifice constituée par l’une ou l’autre technique de disposition des pieux ne formait pas les fondations complètes. Les tolpi, malgré leur disposition dense n’étaient pas encore aptes à recevoir la maçonnerie de l’édifice. Pour la répartition des charges sur les pieux, la stratégie adoptée était la pose d’une plateforme de deux strates de planches épaisses et entrecroisées de bois de mélèze, qu’on faisait reposer sur la tête des pieux. 48 Cette plate-forme formait l’assise pour les murs de l’édifice, qui pouvait répondre aux différences de densité et de charges du mur par le pouvoir de flexion de ce tissage de bois, répartissant ainsi les charges sur les pieux de manière plus harmonieuse. Le risque était que les différences dans les charges d’un mur allaient provoquer un affaissement hétérogène du terrain ou des pieux dans le terrain, ce qui aurait eu comme conséquence la fissuration du mur ou sa ruine dans les cas les plus extrêmes. La construction sur le terrain lagunaire pose en outre un problème supplémentaire inhérent à la composition du sol : le contact permanent des fondations avec l’eau provoque des remontées d’eau dans la maçonnerie si on n’ajoute aucune couche d’étanchéité. La stratégie constructive qui était adoptée par la construction lagunaire était la pose d’un mur d’épais de blocs équarris en pierre d’Istrie sur le radeau en bois. Des fouilles de 1867 près des fondations méridionales du palais ducal attestent la présence de ce mur dans un relevé de la stratigraphie du sol, qui était composé de quelques strates de blocs de pierre et légèrement incliné vers l’intérieur. S’élevant un peu au-dessus du niveau de la marée
Prof. Andrea Rinaldo
47
Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 340, Venezia, 1977 48
haute commune et étant donc le seul élément en contact permanent avec l’eau, il assurait de cette manière la fonction de couche d’étanchéité pour isoler le reste de l’édifice du contact avec l’eau, en limitant les remontées d’eau par capillarité. 49 Cette fondation tripartite, répondant en même temps aux questions de stabilisation du terrain, de répartition des charges sur le sol et proposant également une solution pour l’étanchéité, constituait dès lors une bonne base pour recevoir la maçonnerie du reste de l’édifice, qui était généralement constitué en briques de terre cuite.
La question de la matière La position de la ville au sein de la lagune a permis à l’architecture vénitienne de profiter de la protection naturelle du site pour le développement d’un autre type de langage architectural que sur la terre ferme. Pendant que le souci majeur pour l’architecture continentale de l’époque se trouvait dans la protection par l’accumulation de masse, c’està-dire la garantie d’une sécurité établie par une lourde fortification des sièges du pouvoir, la massivité du mur continental se trouvait contrastée par l’architecture vénitienne, exprimant au contraire la légèreté et une certaine transparence du mur, par la célébration de l’ouverture. La protection garantie par la lagune a ainsi permis de fortes diminutions de masse dans la construction des murs, au bénéfice d’une moindre sollicitation des fondations par la charge du bâtiment. 50 La diminution de la masse du mur était aussi nécessaire pour ne pas surcharger les fondations de l’édifice. Une masse trop lourde sur les fondations aurait Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume secondo, trad. de l’italien, p. 370, Ed. Electa, Milano, 1983 49
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.46, Paris, 2002, Ed. Phaidon
50
provoqué un affaissement rapide de l’édifice, ou bien sa ruine à cause du tassement du terrain. C’est pourquoi nombreux édifices lourds, par exemple le campanile de Saint-Marc ou le palais ducal, se retrouvent dans la situation d’avoir vu disparaitre leur niveau zéro originel sous la terre. Malgré le tassement continuel et peut-être en partie naturel du sol de la lagune, les édifices lourds se sont affaissés beaucoup plus vite dans la mer. C’est ainsi qu’il peut y avoir entre l’ancien sol et le sol actuel une différence de plusieurs dizaines de centimètres. Lors des fouilles sur le palais ducal, citées plus haut, on a même découvert deux anciens revêtements du sol de la piazzetta qui ont été enfouis dans le sol, qui attestent que le niveau zéro des bâtiments a dû être continuellement redéfini et retravaillé. 51 Pour aller à l’encontre du problème de la masse, l’épaisseur du mur était diminuée à mesure où le mur s’élevait. 52 Cette technique était répandue pour décharger les fondations du poids de l’édifice, et découle du fait que les charges sur le mur diminuent au fur et à mesure qu’on se rapproche du toit, et que le mur a donc besoin d’une épaisseur toujours plus petite pour reprendre les charges en s’éloignant des fondations. Il était ainsi possible de construire des édifices de plus grande hauteur tout en étant plus économique. Pour décharger les fondations, la manière la plus simple est la suppression de matière dans le mur. Ainsi, l’expression du palais vénitien est très axée vers la transparence, par l’utilisation de nombreuses ouvertures et loggias, représentatives du fait que Venise se situe dans un environnement bénéficiant d’une protection naturelle. C’est ce qui a suscité le développement et « une utilisation massive de vitrages, notamment pour les palais de la fin du Moyen Âge. [...] Les Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume secondo, trad. de l’italien, p. 370, Ed. Electa, Milano, 1983 51
Andrea Palladio, Les quatre livres de l’architecture, p. 38, trad. Roland Fréart de Chambray, Ed. Flammarion, Paris, 1997 52
Façade mÊridionale du Palais des Doges (Photo: Wikismedia Commons)
nombreux fourneaux de Murano produisaient des verres à vitre en très grandes quantités et à très bon marché [...], à une époque où le verre à vitre restait un luxe dans toutes les autres grandes villes d’Europe. 53» On peut également observer une inversion du plein et du vide, très caractéristique à Venise, dont le modèle est sans conteste le palais ducal. Les édifices médiévaux exhibaient sur la terre ferme une base plutôt robuste et fermée, exprimée parfois avec un bossage rustique à la base et de petites ouvertures au rez-de-chaussée, et s’ouvrant un peu plus vers le haut, comme c’est le cas, par exemple, pour le Palazzo Pitti à Florence. Mais à Venise ce cas se trouvait inversé, par l’absence de masse vers la base, donnant à l’architecture une image illusoire de masse suspendue dans le vide, tendant à se rapprocher de l’idée semperienne du mur comme l’expression d’un textile suspendu.
Stratégies pour une architecture évolutive : la déformation La proximité de l’architecture primaire vénitienne avec l’architecture navale n’était pas seulement perceptible dans les fondations, mais on retrouve des similarités dans l’ensemble des techniques de construction des édifices. Ceci est dû au fait que les forces dynamiques de l’environnement qui agissent sur les fondations se répercutent sur l’entier de la construction d’un édifice. Comme la contrainte d’un navire à se déformer en vue de suivre le dynamisme de la force de l’eau, l’aptitude d’un mur à se déformer, en vue de suivre les mouvements incessants induits par l’instabilité du terrain, était et est toujours une préoccupation majeure dans la construction Vénitienne. C’est pourquoi il est important que dans les techniques de construction soit prise en compte la donnée de Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.53, Paris, 2002, Ed. Phaidon
53
Palazzo Dario (Photo: Wikismedia Commons)
l’élasticité du mur, ce qui s’est traduit dans l’utilisation de matériaux de construction assez souples, comme le bois ou les murs en brique. «L’édifice vénitien est dans une certaine manière tel un organisme vivant qui participe à l’instabilité des conditions environnementales en s’y adaptant. Ainsi, les déformations qu’on observe aussi souvent dans l’ensemble de l’architecture vénitienne ne sont pas des défauts proprement dits, mais la caractéristique d’un organisme qui, pour sa défense, est contrainte à céder aux forces induites par l’environnement en se pliant graduellement, plutôt que de provoquer la rupture définitive. 54» Il est vrai qu’en observant l’état actuel de l’environnement bâti à Venise, on se rend compte que pratiquement aucun édifice n’est totalement droit. Les murs se plient et se gonflent et ne laissent à Venise aucune place au rectiligne, à l’équerre et à la surface plane. Il suffit pour cela de visiter par exemple la façade du Palazzo Dario le long du Canal Grande, pour se rendre compte que l’inclinaison des murs présente parfois des édifices comme des châteaux de cartes prêts à s’effondrer. Mais à Venise il est tellement ordinaire de voir l’architecture en lutte perpétuelle avec son environnement, mais qui contre toute attente a su braver l’épreuve du temps, que même l’inclinaison vertigineuse des campaniles de la tour de Santo Stefano, la tour de San Giorgio dei Greci et le campanile de San Martino Vescovo n’étonnent plus personne. L’homme s’étant accoutumé aux changements conditionnés par une architecture en équilibre précaire avec une nature instable, ce fait s’est traduit dans le langage de l’architecture en employant lors de l’exécution des travaux de construction des matériaux adaptés à des changements de nature aléatoires, mais probables et même fréquents.
Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 356, Venezia, 1977 54
Eglise du RĂŠdempteur (Photo: Wikismedia Commons)
Stratégies pour une architecture évolutive: le bois, la brique et le détail de construction L’architecture du début de l’urbanisation vénitienne était façonnée par l’utilisation du bois. C’était un matériau léger et souple, qui répondait donc très bien si à la facilité de transport sur le site de l’archipel de Realtine ou les autres îles de la lagune, qu’à la nécessité de déformation induite par le terrain. C’est pourquoi l’utilisation du bois pour la construction d’édifices à Venise était extrêmement prononcée jusqu’au XIe siècle.55 Il était utilisé pour tout type d’édifices: des bâtiments d’habitation, des ponts ou même des églises. On peut donc dire qu’au départ, la ville de Venise se matérialisait pour ainsi dire entièrement par le bois. L’utilisation massive du bois dans l’architecture vénitienne peut expliquer les nombreux incendies qui ont menacé et détruit des parties entières de la ville pendant des siècles. Peu à peu, la construction d’édifices en bois a été abandonnée au bénéfice de l’utilisation de la brique en terre cuite. Pour la construction au sein de la lagune c’est le matériau de construction le plus apte à répondre aux besoins d’un environnement dans un équilibre instable. Il était plus durable que le bois, qui souffrait de l’humidité et des agressions du sel, et était surtout beaucoup plus léger que la construction en pierre. « Venise devint ainsi la cité de briques qu’elle est aujourd’hui, ce qui surprend souvent les visiteurs remarquant surtout de majestueuses façades en pierre et en marbre de nombreux palais et églises. Presque toutes ces façades sont soutenues par de solides murs de briques rose orangé assez doux, et même sur des monuments tels que le Redentore et San Giorgio Maggiore, conçus par Palladio, une grande partie de la Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.46, Paris, 2002, Ed. Phaidon
55
Navire vénitien Venetia MD, Jacopo de Barbari
Détail constructif des rames (Illustration: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, p. 341, Venezia, 1977)
structure est une maçonnerie de briques parfaitement visible et assumée.56» Les murs en brique sont souvent recouverts d’un enduit à base de poussière de briques, qui donnent à Venise cette couleur caractéristique, mélangé entre le blanc de la pierre et le rose orangé de la brique. Lors de l’édification d’un mur, les briques de terre cuite étaient liées entre elles par un mortier de chaux qui était mélangé avec une grande proportion de chaux, rendant ainsi le mortier plus tendre. Ce fait augmentait considérablement la capacité du mur à se déformer, et de cette manière à répondre aux différents mouvements mineurs dus à l’instabilité du terrain, comme les phénomènes d’affaissement ou de tassement, sans pour autant mettre en péril l’ensemble de l’édifice ou de provoquer sa ruine. 57 Pour augmenter encore plus l’élasticité et la capacité de déformation du mur, on introduisait dans ce tissage minéral des éléments en bois, formant une interruption horizontale du mur. Cet élément forme une similarité de plus de l’architecture vénitienne à la construction navale et rappelle les éléments de la charpente d’un navire en bois. En outre, ces pièces de bois étaient appelées communément des reme, des rames de bateau. Par contre l’origine de ce mot peut avoir plusieurs raisons : soit, il s’agissait au début de vraies rames de galères en bois utilisés pour construire les murs, où bien elles étaient faites des mêmes pièces de bois qu’on utilisait pour les façonner. Les rames, étant l’élément par excellence ayant la fonction de résister à des forces de flexion importantes et continuelles, peuvent nous mettre sur la voie d’une explication lors de leur utilisation dans la maçonnerie des édifices vénitiens. « Les rames assuraient la fonction de liant général de la maçonnerie du mur, et avec leur élasticité, elles servaient à absorber d’éventuels affaissements
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.46, Paris, 2002, Ed. Phaidon
56
ibid.
57
Schema des forces agissant sur une structure architecturale et navale (Illustration: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltĂ di Venezia, p. 342, Venezia, 1977)
partiels et à distribuer d’une manière plus uniforme les charges agissant sur le mur; les rames ont donc une fonction analogue à celle des fers d’armature dans les constructions contemporaines en béton armé. 58» Dans un navire, des poutres transversales stabilisent ses parois qui se trouvent en contact avec l’eau, et forment en même temps la structure capable d’accueillir les ponts. Certaines églises vénitiennes, comme S.S Giovanni e Paolo, S. Donato à Murano, S. Giacomo Dall’Orio, S. Stefano et d’autres exemples, présente des poutres qui se placent à l’intérieur des arches et qui traversent les nefs à la base des voûtes.59 La similarité de l’architecture avec la construction navale est donc encore plus frappante pour les constructions religieuses. Ces poutres sont généralement posées sur les chapiteaux des colonnes et des pilastres. Cette disposition précise nous indique que les poutres ont une fonction importante, puisque le chapiteau d’une colonne est toujours la base d’un arc ou l’emplacement sur lequel se pose une architrave. Cette poutre fixée dans la maçonnerie est bien trop petite pour prendre la fonction d’une architrave, mais est beaucoup plus grande qu’un simple tirant métallique, qui se placerait à cet endroit pour reprendre les poussées exercées par les arcs et les voûtes. Les poutres ont la même fonction que celle des poutres transversales d’un bateau ; elles stabilisent par leur grand nombre l’ensemble de l’édifice en reprenant non seulement les poussées induites par la charge de l’édifice lui-même, mais également les poussées induites par les mouvements dus par l’implantation de l’édifice sur un sol instable. « Ces poutres horizontales qu’on voit dans les églises de Venise, ont comme on sait la fonction de tirants pour éliminer les poussées des arcs, mais ont aussi la
Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 341, Venezia, 1977 58
ibid.
59
Eglise de SS. Giovanni e Paolo (Illustration: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltĂ di Venezia, p. 344, Venezia, 1977)
fonction plus générale de couture qui, avec une espèce de tissage, tient lié l’ensemble de l’édifice, qui peut ainsi subir sans dommages de petits affaissements partiels. Il n’est pas exclu que quelques-unes de ces poutres, au lieu d’être sujettes à des forces de traction, se retrouvent dans quelque cas comprimé par des forces latérales imprévues.60» Étant parfois même amené à répondre à des forces de compression, ce fait donne l’explication de l’aspect d’un tirant métallique surdimensionné pour ces poutres, qui sont souvent très richement décorées. Cette technique de construction permet de raidir l’ensemble de l’édifice à l’image d’une cage, et peut ainsi renoncer à l’édification de grands arcs-boutants. Les arcboutants sont de toute manière inadaptés à un terrain instable, puisqu’elles perdent leur utilité pour le cas d’un déplacement des lignes de force en dehors du matériau de l’arc, qui pourrait très probablement résulter d’un mouvement de terrain. Ces poutres font donc partie intégrante de la structure de l’église en y tenant un rôle important, et rapprochent l’architecture religieuse encore plus à l’expression d’une charpente navale. On peut également remarquer dans certaines églises l’expression de son plafond en tant que carène de navire renversée. Bien qu’on pourrait imaginer qu’il s’agisse de l’expression stylisée d’une toiture primitive, donnée par une embarcation qui a été retournée pour former un abri lors de l’implantation d’une population au sein de la lagune, ou l’adaptation d’un système constructif emprunté de la construction navale, qui exprimerait un lien direct entre la construction d’édifices et de navires, on se rend compte que ce type de couverture n’est en réalité pas l’expression d’une structure, mais un revêtement qui ne suit pas la
Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 346, Venezia, 1977 60
L’Arsenal Venetia MD, Jacopo de Barbari
logique constructive donnée par une toiture simple à double versant.61 En analysant les différentes parties d’un édifice, on se rend compte qu’il y a un matériau qui est omniprésent, et qui se trouve être le bois. Malgré le fait que Venise ait renouvelé son expression architecturale par l’utilisation de la brique pour plusieurs raisons, la construction vénitienne a laissé une grande place à l’utilisation du bois. On a vu que le bois est utilisé dans les fondations, il se mêle au tissage de la maçonnerie, prend des fonctions pour assurer la stabilité d’un édifice et outre tous ces exemples, il y a de nombreuses autres affectations pour le bois dans la construction vénitienne. L’industrie du bois pour la construction navale, situé surtout dans l’Arsenal, était infiniment importante durant toute l’histoire de Venise. Ce grand parc industriel de grande envergure que constituait l’Arsenal favorisait l’innovation par la présence d’une multitude de corps de métiers au même endroit. Il se peut alors que les avancées technologiques dans le domaine de la construction navale aient eu des répercussions sur le domaine du bâtiment62, quand on constate que le bois a été utilisé pour donner des réponses à presque toutes les questions de la construction qui ont posé des problèmes techniques et qui ont incité à la fois à la réflexion et à l’innovation. Le bois était également utilisé pour résoudre le problème posé par les planchers des étages supérieurs. Le problème se situe dans le fait que les mouvements de terrain exercent leurs forces sur l’ensemble des parties de la construction. Parfois de manière directe, comme pour les murs, mais aussi de manière indirecte. C’est ce qui est le cas pour les planchers, car les mouvements dynamiques induits par l’instabilité du
Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 346, Venezia, 1977 61
op. cit. Guido Perocco et Antonio Salvadori, p. 348
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Plancher vĂŠnitien (Illustration: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltĂ di Venezia, p. 350, Venezia, 1977)
terrain se répercutent sur les planchers de manière indirecte ; en fait, ils subissent et sont contraints de suivre les déformations des murs. Un mur qui n’est pas en équerre avec un autre, ou bien qui tend à pencher d’un côté ou d’un autre n’influe pas de manière significative sur la perception de bienêtre que ressent un habitant d’une maison. Mais en contrepartie, l’expérience qu’on a si des forces extérieures font pencher un plancher sur un ou plusieurs côtés provoque un grand sentiment d’inconfort pour un utilisateur ou un habitant. L’habitant a besoin d’un sol qui subit les plus petites déformations possible, c’est pourquoi il faut porter une attention particulière à la manière dont on projette un plancher. Il est nécessaire qu’il ait la capacité de suivre les mouvements probables des murs. Le confort de l’habitant est certes une préoccupation majeure, mais il ne faut également pas oublier qu’un plancher en lien avec deux murs qui sont sujets à se déformer de manière indépendante peut de cette manière avoir à réagir simultanément à des forces de traction et de compression, ce qui peut provoquer la rupture du plancher pour les cas les plus extrêmes, ou au moins des déformations de grande envergure. « Les planchers typiques se composaient de grandes poutres équarries, parallèles, très rapprochées.63» Les poutres étaient, comme pour les fondations, toujours en bois d’essences très résistants et durables, comme le bois de mélèze ou le chêne. Plusieurs techniques de construction étaient adoptées pour la mise en place des planchers, dans le but de s’opposer aux mouvements des murs ou pour porter une attention à la descente des charges sur les fondations. La caractéristique principale du plafond vénitien était la démultiplication des poutres principales. La grande densité créée par un très faible espacement entre les poutres était sans doute mise en place pour charger les murs de manière la plus uniforme
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.52, Paris, 2002, Ed. Phaidon
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Poutres avec barbacani (Illustration: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltĂ di Venezia, p. 350, Venezia, 1977)
possible, dans le but d’avoir une descente des charges homogène sur les fondations. Le problème auquel répondait ce système est l’écartement de la possibilité d’un affaissement hétérogène du mur, dû aux différences des forces exercées sur le mur par le grand intervalle entre les charges du plancher. La technique constructive adoptée dans le plancher pour répondre aux mouvements des murs était très astucieuse, puisqu’elle permettait un mouvement entre le mur et le plancher ; il y avait donc une dissociation entre ces deux parties de la structure, pour pallier les déformations des murs. Les poutres s’appuyaient « sur une poutre adossée à la paroi, soutenue elles-mêmes par des consoles en pierre encastrées dans le mur; de cette manière la tête des poutres du plafond ne pénètre pas dans la maçonnerie du mur, laissant intacte sa consistance; ainsi, les travées ont aussi moins la possibilité d’absorber l’humidité présente dans les murs. 64» Il existe également une autre manière de poser le plancher sur les murs, qui se trouve être moins sophistiquée que celle énoncée ci-dessus, mais qui a déjà une approche constructive qui permet de distribuer les forces sur le mur et les fondations, mais qui ne permet pas une indépendance complète entre le mur et le plancher. Dans ce cas les poutres étaient directement posées sur le mur, mais elles n’étaient pas directement en contact avec le mur, mais posées sur les reme, les pièces de bois encastrées dans la maçonnerie du mur déjà énoncées plus haut. Ainsi la force exercée sur le mur se trouvait distribuée sur l’ensemble du mur, mais les poutres du plancher se trouvant encastré dans le mur, il n’était donc pas solidaire de celui-ci comme pour l’autre exemple. « Si les travées étaient particulièrement grandes, par exemple dans les grandes salles du palais des Doges, alors les poutres de plancher prenaient parfois appui sur des consoles en bois appelées barbacani. Ces Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 353, Venezia, 1977 64
consoles s’appuyaient sur les murs latéraux ou sur une rangée de colonnes, réduisant dans les deux cas l’écartement effectif des poutres elles-mêmes.65» Les barbacani sont donc également une solution technique pour alléger la structure. Les solutions techniques pour pallier les mouvements du terrain étaient présentes jusque dans les plus infimes détails techniques, comme les revêtements des planchers capables de suivre les déformations. Naturellement, toutes ces dispositions ne suppriment pas totalement les déformations, mais permettent de les limiter en amortissant leur effet. C’est en analysant tout ces cas spécifiques, qu’on peut affirmer la véracité de la définition de l’édifice vénitien comme un organisme vivant, citée ci-dessus, et qui réagit aux changements de son environnement. Les techniques de construction vénitiens ont toujours réagi aux actions de la nature, conditionnées par le comportement instable de l’environnement lagunaire, en donnant des solutions techniques précises à chacun des problèmes posés. C’est pourquoi on peut vraiment qualifier l’architecture lagunaire comme un système à part entière, en constante évolution, et à la recherche du meilleur rapport possible dans cet équilibre précaire qu’elle maintient avec la nature. « Venise est une ville qui est née adulte 66» Le cas de Venise illustre bien le fait que l’homme est capable d’efforts démesurés pour le développement et la sauvegarde de sa culture et de son environnement architectural. Le développement d’un langage architectural exhibant une plus grande stabilité, a fait passer Venise Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.52, Paris, 2002, Ed. Phaidon
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Elena Bassi dans Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 336, Venezia, 1977 66
par l’inévitablement abandon de la construction en bois. Venise est ainsi passée par trois étapes décisives dans sa matérialisation. Après la première période de construction en bois, on assistait à la substitution progressive du bois par une construction en briques. On a toutefois pu constater, par les explications précédentes, la persistance du bois dans la construction malgré un abandon apparent. Enfin, Venise a assisté à la phase du mélange entre la pierre et la brique. La pierre est le matériau qui exprime le plus la notion de durabilité. Si on considère ce fait, la troisième phase se voyait donc être une déclaration physique pour afficher une stabilité de la cité de Venise. « Peu à peu la ville s’étendait, s’enrichissait et s’embellissait, ce qui imposa de trouver des pierres pour orner les principaux monuments et en accroître le prestige.67» Cet espace urbanise qui s’est développé dans la lagune, malgré l’expression de sa fragilité et sa position entre deux éléments, a su forger sa force dans cette fragilité et a su faire de cette position un atout. Les stratégies de construction ont joué un grand rôle dans le développement de la cité, car c’est son architecture qui a permis l’affirmation d’une culture « dans un environnement physique aussi dépourvu en matériaux fondamentaux de construction que Venise.68» Le bois, la brique, la pierre; il est vrai que l’énumération de ces trois matériaux qu’on rencontre partout et en grande quantité à Venise nous interpelle puisque ça pose la question de l’origine des matériaux et surtout de son transport sur le site de la lagune. Même si la situation de base est loin d’être optimale, Venise a réussi à profiter des avantages offerts par cet environnement aquatique. Le transport de matériaux de construction par voie maritime se trouvant facilité par rapport à un transport terrestre,
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.47, Paris, 2002, Ed. Phaidon
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op. cit. Richard Goy, p.46
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Bois BELLUNO
Métaux
Bois
FELTRE
TREVISO
Marbre
Argile
Argile
Marbre Bois
Sable Pierre d’Istrie
Provenance des matériaux de construction pour Venise
Venise a pu profiter de cette situation pour rapporter une multitude de matériaux sur le site de la ville, même si le transport restait quand même extrêmement difficile et onéreux dans la mesure où les matériaux provenaient souvent de lieux très éloignés par rapport à la lagune. C’est ce qui a permis à la ville de Venise de constituer cette richesse des matériaux dans son expression architecturale, qui la caractérise aujourd’hui. « Au cours des premiers siècles, on exploita les forêts de pins naturels du littoral côtier sablonneux. Mais on s’aperçut vite d’une part que leur étendue était limitée et d’autre part qu’elles remplissaient une fonction écologique essentielle de prévention de l’érosion côtière. Les troncs furent donc conservés avec soin et le bois de construction fut obtenu à partir de deux autres sources : les collines d’Istrie et les vastes forêts des hautes terres de la Vénétie du Nord et du Frioul [...]. De grands radeaux de rondins descendaient les fleuves de la Terre ferme [...] et traversaient les lagunes en flottant jusqu’à la ville.69» Ainsi, à travers les siècles des millions d’arbres ont été coupés pour être emmenés sur le site de la lagune. L’argile pour la brique provenait de la plaine alluvionnaire qui entourait la ville et était cuite dans des fourneaux à l’intérieur même de la ville. 70La pierre provenait de plusieurs sites. La pierre blanche d’Istrie était la plus communément utilisée. « La réserve de pierres de construction la plus proche et de loin la plus importante était la péninsule rocheuse d’Istrie, de l’autre côté du golfe vénitien [...] Au fil des siècles, des navires de cargaison aménagés à cet effet transportèrent de grosses quantités de pierre depuis ce côté du golfe jusqu’à la capitale. Prise souvent à tort pour du marbre, la pierre d’Istrie est un calcaire blanc assez dur et solide,
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.47, Paris, 2002, Ed. Phaidon
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Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 338, Venezia, 1977 70
plutôt facile à manier et adapté à divers usages.71» Elle était utilisée dans la construction d’édifices tout comme pour la construction des digues de protection appelées murazzi, qui sont constituées d’énormes quantités de blocs de pierre. 72 Pour les édifices de prestige, on retrouve l’utilisation de plusieurs types de marbres, provenant de sources d’Orient et de la péninsule italienne. « Le marbre le plus courant était la brocatelle rouge orangé de Vérone [...] La brocatelle était souvent utilisée pour créer un contraste avec la pierre calcaire d’Istrie, notamment pour le pavement.73 » Cette liste de provenances des matériaux engendre un dessin en forme de toile d’araignée autour du centre de la lagune, qui indique les multiples liens qui étaient nécessaires à la construction et à l’entretien de la cité de Venise. En plus de ces liens, la construction de Venise était alimentée par des matériaux récupérés d’autres villes. « Peu après l’effondrement de l’Empire romain d’Occident, les cités romaines d’Aquilée, d’Altino et d’autres avaient été pillées afin de récupérer des matériaux de construction. 74» Petites briques romaines, colonnes, chapiteaux ; les anciennes cités romaines devenaient les carrières de Venise. Ainsi, de grandes quantités de matériaux étaient récupérées et transportées sur le site de la ville de Venise. Plus tard, on alla même jusqu’à piller les marbres « dans les monastères abandonnés et en ruine de la lagune du Nord, en particulier autour de Torcello, puisqu’il ne restait plus rien dans les ruines romaines d’Altino et d’Aquilée. La malaria et l’ensablement des canaux avaient provoqué le déclin dramatique de ces
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.47, Paris, 2002, Ed. Phaidon
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Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 338, Venezia, 1977 72
op. cit. Richard Goy, p.47
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op. cit. Richard Goy, p.46
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îles, auparavant riches et peuplées, et il restait beaucoup de matériaux à réutiliser. Le célèbre couvent de San Zaccaria, reconstruit après 1456, fut l’un des nombreux nouveaux projets de la fin du XVe siècle qui recyclaient de la pierre en provenance de ces sources.75» Ces deux phénomènes se retrouvent résumés par l’affirmation d’Elena Bassi: «Venise est une ville qui est née adulte.76» Il est vrai que toute la ville de Venise a été construite par des matériaux de base ou de récupération qui venaient d’ailleurs, ainsi que par des techniques fondamentales de construction lagunaires qui avaient déjà été expérimentés antérieurement sur d’autres sites de la lagune plus anciens que Venise, comme Grado, Caorle, Jesolo, Torcello, Malamocco ou Chioggia.77 Mais même si Venise se trouve être l’artifice d’héritages et de matériaux venus d’ailleurs, leur mélange et leur évolution, sur ce site isolé que constitue l’archipel de Venise, a crée un espace unique à l’expression incomparable.
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.48, Paris, 2002, Ed. Phaidon
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Elena Bassi dans Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 336, Venezia, 1977 76
Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 336, Venezia, 1977 77
Stratégies de développement de la lagune Le mythe de l’équilibre Le développement d’une urbanisation lagunaire est attesté par la plupart des sources comme un processus en équilibre avec son environnement, bien que cet équilibre soit plutôt précaire et que l’architecture ait la nécessité de s’adapter aux nombreux changements induits par l’instabilité de la nature. Ce qui frappe un observateur dans l’analyse de l’urbanisation de la lagune est que le facteur de l’environnement a été plus ou moins stable durant le millénaire de son histoire. L’analyse de la géomorphologie de la lagune a par contre démontré que le système naturel que constitue la lagune subi de perpétuels changements. Ainsi, on remarque également que les « sept mers » rapportées par Pline, qu’on a déjà évoquées plus haut, indiquent que lors de l’Empire romain il existait plusieurs systèmes lagunaires. Mais ils ont tous presque disparu ou totalement disparu, sauf la grande lagune vénète. L’histoire de la géomorphologie des lagunes nous a appris que les lagunes se créent et se défont, au rythme des temps géologiques. C’est ce qui fait évoquer la question : pourquoi la lagune vénète se trouve toujours intacte, alors que les autres tendent à succomber aux variations climatiques et géologiques depuis les derniers millénaires et à disparaitre, pour peut-être se recréer lors d’un autre temps climatique? Les lagunes de l’Adriatique, hormis la lagune vénète, ont suivi ces derniers millénaires le cas de figure le plus fréquent de l’interaction entre les forces modelant le territoire lagunaire : Celui-ci est atteint « lorsque l’apport des fleuves est en excédent, les lagunes tendent à se combler. 78» Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture, chapitre I, Boulogne-Billancourt, 1971 78
Flux de sÊdiments au sein de la lagune (Photo: Andrea Rinaldo, Il governo dell’acqua, p.100, Venise, 2009, Ed. Marsilio)
Le dépôt alluvionnaire naturel qui se dépose par l’action des fleuves au point de contact avec l’étendue maritime se voit donc responsable d’un remplissage continuel du bassin de la lagune. Les péripéties des fleuves font varier considérablement l’intensité de ce dépôt naturel, rendant le phénomène plus ou moins rapide et visible. La réponse à l’absence de participation, ou en tout cas la diminution considérable de participation de la lagune vénète à ce phénomène naturel depuis son urbanisation, nous indique que l’être humain doit avoir sa part de responsabilité dans l’atténuation de ce processus. En effet, l’être humain est bien intervenu pour garder la lagune dans un état qui lui convenait. « En dix siècles de son histoire, Venise a eu à résoudre beaucoup de problèmes, mais il y en un sur celui elle a toujours jalousement veillé et sur lequel elle n’a jamais accepté des dérogations et des compromis: l’intangibilité de la lagune, donc le respect et le maintien de son équilibre naturel [...] Quand au XVIe siècle [...] s’est profilé le danger que les fleuves Brenta, Sile et le Piave entassent la lagune en charriant leur limon, les vénitiens, les grands Vénitiens d’antan, ont détourné le cours de ces trois fleuves en dehors de la lagune avec les pauvres moyens techniques à disposition, toujours pour sauver l’équilibre naturel de la lagune.79» Si on observe la faculté d’adaptation de l’architecture lagunaire aux actions induites pas l’instabilité de son environnement et les travaux entrepris pour détourner les fleuves, comment peut-on admettre la définition d’équilibre ; reconnaître la lagune comme système en équilibre et l’architecture en équilibre avec elle? L’équilibre précaire qui est souvent évoqué est peut-être le point d’accroche pour admettre que la lagune ne fait elle-même pas partie intégrante d’un concept d’équilibre naturel. I. Montanelli, Tutto Montanelli su Venezia dans Andrea Rinaldo, Il governo dell’acqua, trad. de l’italien, p.139, Venise, 2009, Ed. Marsilio 79
Les Vénitiens ont, à partir du XVIe siècle, tout mis en oeuvre pour que la lagune et son architecture exposent la notion de stabilité. Cependant, les évolutions de la lagune s’opposent par la nature de sa condition à cette définition. « Est-ce qu’il est sensé de considérer dans la dynamique des systèmes complexes, ouverts aux apports d’énergie et de matière, la notion générale d’équilibre? La figure rhétorique de l’équilibre naturel incombe sur nous parce qu’elle est facile et intuitive. L’image d’une nature statique qui, forcée par des agents divers, bloque son évolution dans un état qui se trouve être préférentiel pour elle suggère aussi l’idée que cet état, par voie de principe, puisse être conservé.80» La lagune telle qu’on la rencontre aujourd’hui, est façonnée et maintenue dans un état d’artifice, pour répondre aux besoins d’une population résidente, mais n’appartient plus du tout à un environnement libre de se transformer et de suivre le rythme des changements climatiques et géologiques. Or, la lagune est faite que de transformations continuelles et est l’expression par excellence de l’éphémère, du mouvement et de l’évolution ; c’est l’espace mi-maritime, mi-terrestre, qui se trouve dans une éternelle attente pour basculer intégralement dans l’un ou l’autre composante de la nature. « Peut-être alors qu’en général on peut vraiment affirmer que c’est justement l’équilibre qui n’existe pas dans la nature, malgré les fréquentes affabulations qui le mettent en cause. Le monde naturel est infiniment loin d’un équilibre statique et mort. La mort seule est l’expression d’un équilibre parfait. La vie et le monde autour de nous s’organisent d’eux-mêmes en de multiples états divers et mutables vers lesquels est poussée inéluctablement la dynamique du système [...]81» P. Bak, How nature works. The science of Self-Organized Criticality, dans Andrea Rinaldo, Il governo dell’acqua, trad. de l’italien, p.27, Venise, 2009, Ed. Marsilio 80
Jacques Monod, définition darwinienne de l’évolution, dans Andrea Rinaldo, Il governo dell’acqua, trad. de l’italien, p.34, Venise, 2009, Ed. Marsilio 81
L’urbanisation de la lagune entretient donc un discours paradoxal avec son environnement, puisque son architecture est basée sur des techniques de construction intégrant la notion d’adaptabilité à la nature du lieu, et simultanément la lagune est « sujette, à travers les siècles, de continuelles, très couteuses et gigantesques interventions, radicalement modifiée et maintenue dans sa structure actuelle de manière complètement artificielle par des transformations déterminantes opérées par l’homme.82»
La lagune façonnée à l’idée de Venise Si les grands travaux de transformation de la lagune par le détournement des fleuves ont tenté de figer l’évolution continuelle de la lagune dans un état artificiel, elles ont aussi « marqué un pas décisif envers la définition précise des limites entre la terre et l’eau [...] 83» Les travaux de détournement des principaux fleuves étaient régis « par le besoin d’éloigner l’eau des rivières de la lagune, et de diviser le système fluvial de la terre ferme en deux systèmes distincts: celui du Brenta-Bacchiglione vers le côté méridional, et celui du Piave-Sile vers la partie septentrionale de la lagune. Tout ceci a révélé la persistante détermination de la sauvegarde des intérêts [...] de Venise, même si au long terme cette politique [...] a perturbé la balance hydrogéologique de vastes étendues qui bordaient la lagune.84» Andrea Rinaldo, Il governo dell’acqua, trad. de l’italien, p.141, Venise, 2009, Ed. Marsilio 82
Salvatore Ciriacono, Building on water, trad. de l’anglais, p.118, New York, 2006, Ed. Berghahn 83
op. cit. Salvatore Ciriacono, p.115
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Le problème que constituaient les alluvions et un possible ensablement de la lagune était la perte de protection de la ville. Il faut se rappeler que Venise est probablement la seule ville d’Europe, qui n’a jamais eu de grandes enceintes fortifiées. 85 L’ensablement progressif de la lagune par les sédiments alluvionnaires aurait permis de créer des liens par la terre entre Venise et la terre ferme et de constituer de cette manière une porte ouverte pour des envahisseurs. Pour Venise, l’eau a toujours été considérée comme élément protecteur. Ceci, bien qu’il y ait un lien émotif paradoxal avec l’eau qui constitue à la fois un élément protecteur et un élément destructeur ainsi qu’une menace permanente pour la ville. Afin de comprendre la place d’extraordinaire importance que l’eau de la lagune a tenue dans l’esprit vénitien, il suffit de lire le discours dogmatique qu’a écrit l’humaniste Givan Battista Cipelli, connu sous le nom d’Egnatius, à la magistrature des eaux à Venise: « Venetorum urbs divina disponente providentia aquis fundata, aquarum ambitu circumsepta, aquis pro muro munitur. Quisquid igitur, quoque modo, detrimentum publicis aquis inferre ausus fuerit, ut hostis patriae iudicetur, nec minori plectatur poena quam qui sanctos muros patriae violasset. Huius edicti ius ratum perpetuumque esto. » « La ville de Venise, par le vouloir de la divine providence (a été) fondée dans les eaux, tout autour entourée des eaux, munie d’eaux comme mur (d’enceinte). Donc, quiconque, par un moyen quelconque, osera de causer un dommage aux eaux publiques, sera retenu ennemi de la patrie, et ne sera pas puni avec une peine inférieure à celle (infligée) à
G. Caniato, Between salt and fresh waters, dans Flooding and Environmental Challenges for Venice and its Lagoon: State of Knowledge, p.8, Cambridge, 2005, Ed. C. A. Fletcher et T. Spencer 85
celui qui viole les saints murs de la patrie. Ceci soit la loi pour toujours. 86» Les eaux de la lagune, en substituant de lourdes fortifications autour de la ville, sont devenues en quelque sorte le mur infranchissable qui se place tout autour de Venise. C’est pourquoi les travaux de détournement et de protection de la lagune de grande envergure deviennent plus facilement compréhensibles. On voit donc que l’intangibilité des eaux de la lagune est effectivement un discours sans compromis dans l’esprit des Vénitiens du Moyen Âge. Un autre problème majeur, engendré par l’apport de sédiments dans la lagune, motivait de la même façon de tels travaux : les marécages qu’engendraient les alluvions provoquaient une menace d’épidémies de la maladie du paludisme. On voulait également à tout prix éviter la réitération de l’histoire qui avait provoqué le déclin dramatique des îles de la lagune septentrionale, à cause de la malaria et l’ensablement des canaux, fait qui a déjà été énoncé plus haut, et qui a motivé les Vénitiens à des pillages de matériaux de construction dans cette partie de la lagune. C’est un point qui a pu influer lors du début des travaux de transformation, qui ont commencé avec le détournement de l’embouchure du fleuve Brenta. Elle se trouve à la localité de Fusina et était en lien avec le réseau de canaux qui passait par le grand Canale della Giudecca pour se déverser à la Porto di Lido. Les alluvions du Brenta auraient donc provoqué des alluvions devant l’île de la Giudecca, ce qui était impensable pour les Vénitiens d’antan. On a alors débuté des travaux de digues devant l’embouchure du Brenta en 1324,87 pour qu’il verse la
G. Caniato, Between salt and fresh waters, dans Flooding and Environmental Challenges for Venice and its Lagoon: State of Knowledge, p.8, Cambridge, 2005, Ed. C. A. Fletcher et T. Spencer 86
Andrea Rinaldo, Il governo dell’acqua, trad. de l’italien, p.141, Venise, 2009, Ed. Marsilio 87
Détournement de l’embouchure du Sile et du Piave
Détournement de l’embouchure du Brenta
Détournement de l’embouchure du Brenta et du Bacchiglione
majeure partie de ses eaux dans le réseau de canaux qui se verse dans la mer par le Porto di Malamocco. Ce type de transformation n’est pas aussi spectaculaire que les successives, mais il est important puisqu’il marque le début de cette longue série de détournements à travers l’histoire de la lagune. Il est également important, puisqu’il comporte une erreur de jugement ; la protection de l’archipel de Venise s’est avérée au détriment du Porto di Malamocco, qui recevait maintenant l’ensemble du limon du Brenta. Après ce début d’expérience, à partir de 1540 la nouvelle solution adoptée était de détourner systématiquement les embouchures en dehors de la lagune. Ainsi, on détourna l’embouchure du fleuve Bacchiglione dès cette année dans la lagune du Brandolo, en dessous de Chioggia.88 En 1598, on réalisa le Taglio del Po à Porto Viro. On a ici procédé à deux opérations, le premier étant la création d’un canal de détournement des eaux du delta du Po vers le Sud, et l’endiguement de l’ancien bras du Po, qui dirigeait ses eaux vers la lagune de Venise. Ceci était fait dans le but d’empêcher les remontées de matériaux alluvionnaires depuis le delta du Po par les marées jusque devant la les cordons littoraux bordant la lagune, ou même jusque dans la lagune elle-même. 89 À partir de 1610 90 on a assisté à la réalisation de la plus grande opération de détournement, qui s’est matérialisée par le détournement définitif du fleuve Brenta dans la lagune du Brandolo, au même endroit que la nouvelle embouchure du Bacchiglione, en formant le bras du Brenta : le Brenta Novissimo. La dernière grande opération de détournement était celui de l’embouchure Salvatore Ciriacono, Building on water, trad. de l’anglais, p.112, New York, 2006, Ed. Berghahn 88
Andrea Rinaldo, Il governo dell’acqua, trad. de l’italien, p.141, Venise, 2009, Ed. Marsilio 89
Flooding and Environmental Challenges for Venice and its Lagoon: State of Knowledge, p.449, Cambridge, 2005, Ed. C. A. Fletcher et T. Spencer 90
La lagune avant et après le dÊtournement du Piave-Sile (Illustration: Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume primo)
du Piave et du Sile, tous deux redirigés simultanément à partir de 1683. 91 «Ces opérations de détournement ont permis de maintenir l’intégrité du bassin lagunaire qui, isolant Venise, lui a donné plus de protections et de défenses. Par contre, ils ont éliminé l’énorme quantité de matériel solide qui modelait d’origine la lagune. [...] Inversant la tendance d’ensablement et en la maintenant propre et parcourue de courants vifs, ces interventions ont destiné la lagune à la transformation en un bras de mer.92» Le détournement du système fluvial Brenta-Bacchiglione a permis de vérifier l’hypothèse du remplissage probable et progressif de la lagune par des dépôts alluvionnaires, puisqu’ils ont rempli de sédiments de manière très rapide l’endroit de leur nouveau point de contact avec la mer avec des sédiments alluvionnaires. En l’espace de quelques années, l’eau de la lagune du Brandolo s’est vue disparaitre, repoussée par les sédiments des deux affluents. Les grandes transformations de détournement des embouchures des fleuves qui alimentaient la lagune ont donc permis de la protéger sur le côté de la terre et surtout des péripéties des eaux fluviales. En considérant la position de la lagune, on peut supposer que la deuxième grande intervention de l’être humain sur le système de la lagune devait se trouver du côté de la mer Adriatique, puisque le flux et le reflux des eaux maritimes, les marées et les tempêtes étaient depuis toujours considérées comme de potentielles menaces sur « l’équilibre naturel » de la lagune, ou plutôt sur l’état d’artifice dans lequel l’être humain a voulu figer son environnement. La problématique de la protection de la lagune par les eaux de la mer était en partie résolue par les « défenses dans la mer, ou bien les renforts des cordons littoraux du
Andrea Rinaldo, Il governo dell’acqua, trad. de l’italien, p.141, Venise, 2009, Ed. Marsilio 91
op. cit. Andrea Rinaldo, p.142
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XVIIIe siècle ( les murazzi ) dans le but de protéger les minces lidi de l’ingression des eaux de mer par les marées - le même phénomène qui avait conditionné à la base la formation de la lagune.93» Dans le but de protéger les cordons littoraux, on avait amassé d’énormes quantités de blocs de pierre d’Istrie pour s’opposer à l’action destructrice des marées et des tempêtes. Ceci était complété plus tard par l’ajout de digues de protection des ouvertures entre les cordons littoraux. Le constat, que la seule fortification de grande dimension de la lagune se trouve non pas face à un potentiel envahisseur, mais face à un phénomène naturel, nous démontre encore une fois toute l’importance de l’eau de la lagune pour les Vénitiens. Ce fait se trouve amplifié par le tracé des détournements des fleuves, comme ceux en forme de tranchées, perpendiculaires aux cours des affluents de la lagune, ou le tracé particulièrement singulier du Brenta Novissimo, qui suit de près la morphologie de la lagune et qui renvoient paradoxalement à l’image de douves entourant un château fort. C’est ainsi que surgit l’idée qu’on ne peut pas analyser la ville de Venise sans considérer l’ensemble de son environnement, dans lequel la ville, l’eau et les îles interagissent en tant qu’éléments appartenant à un système global qui est celui de la lagune vénète. « Même aujourd’hui, Venise et sa lagune devraient être considérés comme une seule entité (comme il était d’usage d’antan), et l’ancienne capitale comme le centre d’un système productif, commercial et résidentiel plus large, dans lequel l’eau pourrait être comparée à la ceinture verte qu’on retrouve communément dans d’autres zones métropolitaines majeures.
Andrea Rinaldo, Il governo dell’acqua, trad. de l’italien, p.142, Venise, 2009, Ed. Marsilio 93
Non comme un désert liquide, mais une partie essentielle d’une ‘cité diffuse’, avec les canaux considérés comme des boulevards et les lagons comme des champs, qu’on peutf réquenter comme le Hyde Park à Londres ou le Central Park à New York.94»
La lagune de Venise face aux polders néerlandais « Jusqu’à la fin du XVIe siècle, une grande partie des Pays-Bas actuels, et plus exactement la région au nord d’Amsterdam et celle au sudouest du Zeeland est un mélange complexe d’eau et de terres. Des fleuves, des lacs, des marais, des îles forment le paysage. Une grande partie de la masse d’eau européenne se jette ici dans le réservoir de la mer du Nord pénétrant dans ce paysage de deltas poussé par de forts courants.95» Cette description des Pays-Bas du Moyen Âge nous rappelle tout de suite la condition d’origine de la lagune de Venise. En effet, les deltas formés par les plus grands affluents de la mer du Nord, principalement le Rhin et la Meuse, forment un grand paysage qui est assez proche de celui des lagunes de l’Adriatique septentrionale. Le dépôt de sédiments apportés par les alluvions des fleuves crée un paysage d’îles et de marais, où l’eau se mêle avec ses bras méandriques à la terre fragile et fraîchement formée. La différence majeure entre la condition géologique primaire néerlandaise et vénitienne est que la mer du Nord par l’action des fleuves a créé de grands cordons littoraux avec
G. Caniato, Between salt and fresh waters, dans Flooding and Environmental Challenges for Venice and its Lagoon: State of Knowledge, trad. de l’anglais, p.7, Cambridge, 2005, Ed. C. A. Fletcher et T. Spencer 94
L. Felder, Formen der Landnahme. Neues Land in den Niederlanden, dans V. Mangeat, III Amsterdam: Le pouvoir de la commune et du peuple, p. 7, Lausanne, 2006 95
Plan et coupe de la polderisation des Pays-Bas (Illustration: V. Mangeat, III Amsterdam: Le pouvoir de la commune et du peuple, p. 7, Lausanne, 2006)
des zones marécageuses de très grande envergure, et qui ne permettent donc pas l’établissement d’un système lagunaire tel qu’on le rencontre à Venise. Cependant, ces deux écosystèmes présentent de fortes similarités quant à la constitution géomorphologique de leur environnement si on fait abstraction de la différence de taille entre l’un et l’autre système. La comparaison entre la lagune vénète et la région au nord d’Amsterdam s’avère de grand intérêt du fait que, tout en ayant à disposition un territoire qui se ressemble dans les deux cas et qui se trouve dans une condition d’origine qui ne se prête pas pour une urbanisation, ces deux territoires ont subi une forte pression urbanistique. Ce qui se révèle d’un intérêt majeur pour une analyse, est que dans les deux cas l’approche pour la bonification du territoire pour l’accueil d’une urbanisation et de surfaces agricoles est totalement divergente. La divergence se trouve surtout dans le rapport que la cité de Venise et les Pays-Bas entretiennent avec l’élément liquide. « Au XVIIe siècle [...] s’entame un grand déploiement de conquêtes territoriales. De grandes surfaces d’eau sont entourées de digue, isolées des courants, asséchées à l’aide de pompes dont l’énergie provient des éoliennes, et maintenues à sec par une série de fossés disposés orthogonalement. Encore aujourd’hui, cette structure d’assèchement dessine avec une impressionnante netteté le parcellaire.96» Tandis que l’approche vénitienne se focalise sur la sauvegarde sans compromis des eaux de la lagune et sur la bonification des territoires marécageux existants tout comme des territoires facilement accessibles, la démarche conceptuelle des Pays-Bas se dirige vers une évacuation rigoureuse des eaux pour la bonification de territoires submergés. Il faut également garder en mémoire la divergence d’utilité des deux assainissements : les travaux d’assainissement de la lagune sont principalement orientés vers L. Felder, Formen der Landnahme. Neues Land in den Niederlanden, dans V. Mangeat, III Amsterdam: Le pouvoir de la commune et du peuple, p. 7, Lausanne, 2006 96
la protection de la cité par les envahisseurs et les maladies provoquées collatéralement à l’ensablement de la lagune, alors que ceux des PaysBas sont motivés par un besoin de surface agricole et d’habitation. L’évacuation des eaux permet de faire apparaître un sol très riche en nutriments, présents dans les dépôts alluvionnaires, pour l’utilisation comme terre arable ou constructible, qui se trouvait être submergé par les eaux. Les territoires ainsi gagnés sont appelés polders. « À côté de l’obtention de terres grâce aux polders, trois gigantesques ouvrages d’art en particulier modifient le paysage domestiqué hollandais: le barrage, le canal et l’écluse. Ils démontrent de façon exemplaire comment ce type d’intervention peut interférer sur la nature même d’un paysage en modifiant les rapports de force et comment ils mettent en route des procédés d’annexion territoriale parfois imprévisibles [...] Les trois types d’ouvrages assurent la transition terre-eau, dedans-dehors. La force de l’eau est contrôlée, dirigée. Des territoires inhospitaliers sont désormais préparés, prêts à être bâtis.97» À l’instar des travaux d’assainissement de la lagune vénitienne par les détournements des embouchures des fleuves et la construction de canaux de déviation des eaux fluviales, les travaux de bonification de territoires néerlandais entiers mettent en oeuvre tout un imaginaire de solutions techniques complexes et d’une très grande envergure. Pour comprendre l’importance des travaux d’assainissement néerlandais, il suffit de comparer la surface bonifiée à la surface totale du pays: « Sur les 3’670’000 hectares de leur pays, 600’000 hectares ont été arrachés depuis le Moyen Âge à l’emprise des eaux marines et lacustres.98» En comparaison avec ces territoires bonifiés, la lagune de
V. Mangeat, III Amsterdam: Le pouvoir de la commune et du peuple, p. 7, Lausanne, 2006 97
op. cit. V. Mangeat, p. 9
98
Plan schĂŠmatique du Nord-Ost polder (Illustration: V. Mangeat, III Amsterdam: Le pouvoir de la commune et du peuple, p. 7, Lausanne, 2006)
Venise ne mesure que 55’000 hectares. Durant leur histoire, les PaysBas ont donc bonifié la surface correspondante à dix lagunes vénètes. À cela il faut ajouter tous les ouvrages de grande dimension qui ont été bâties dans les Pays-Bas pour la gestion de l’eau marine et fluviale : le plus important de tous, qui sont déjà de taille et d’importance non négligeable, est « un mur de terre de 30 kilomètres de long qui sépare la mer du Nord de l’Ijsselmeer et rend enfin ce territoire ‘polderisable’.99 » Cependant, une différence fondamentale subsiste entre les travaux d’assainissement des deux cas de figure analysés : À Venise, les travaux d’assainissement tentent de figer le développement de la lagune dans un état d’artifice qui l’élève en quelque sorte sur un piédestal se plaçant pour ainsi dire hors contexte, dans un périmètre qui se visualise par la délimitation des murazzi et surtout par le tracé des fleuves détournés. À l’intérieur de ce système par contre, la morphologie des espaces et l’organisation des parties urbanisées sont toujours définies par les aléas des interactions entre les multiples éléments constitutifs de la nature. Les polders par contre, comme beaucoup d’interventions humaines ayant planifié de très grands espaces en de très courtes durées, se caractérisent par des espaces fortement géométrisés. « Le paysage frappe par son aspect géométrique. À l’extrémité nord du polder du nord Est, par exemple, l’exploitation type forme une seule parcelle de 800 mètres de long sur 300 mètres de large; les deux grands côtés donnent sur des drains, un des petits côtés donne sur le canal principal et l’autre petit côté sur une route où s’alignent les maisons fermières. Un tel dispositif permet de traiter en même temps, de façon cohérente la voirie, le drainage, le parcellaire et l’habitat [...] La structure urbaine qui en résulte est très claire : tissu dense découpé par un réseau de canaux fortement hiérarchisés V. Mangeat, III Amsterdam: Le pouvoir de la commune et du peuple, p. 7, Lausanne, 2006 99
permettant une distribution économique et logique de l’espace.100» Les besoins de la ville néerlandaise, et surtout d’Amsterdam, évoluant de l’agriculture vers l’urbanisation, son architecture ne se trouve pas régie par la nature, mais bien par les tracés réguliers et géométrisés qu’impose la stratégie d’assainissement imaginée par la main de l’homme, contrastant de ce fait encore aujourd’hui avec l’architecture urbaine de Venise, qui se trouve définie par le tissu méandrique et irrégulier des canaux crées par le mouvement de la nature. L’assainissement des territoires autour d’Amsterdam, se situant en dessous du niveau de la mer, nécessite donc en permanence un système complexe de technologies, tel que des pompes d’évacuation des eaux pour les eaux usées et les eaux de surface, tout un processus d’interactions entre des écluses réglant le débit des eaux de surface et renouvelant les eaux de surface sur le territoire, ainsi que des digues complexes. Les stratégies d’assainissement néerlandais se mettent en place pour permettre de survivre dans le territoire, tandis que le cas de Venise se caractérise par des dispositions pour permettre au territoire de survivre.
V. Mangeat, III Amsterdam: Le pouvoir de la commune et du peuple, p. 9 ss., Lausanne, 2006 100
Le développement de Venise L’abandon progressif des anciennes cités romaines à la chute de l’Empire romain, et l’implantation d’une population toujours plus importante dans l’environnement lagunaire marque le début du développement de la ville de Venise. L’histoire de l’urbanisation de Venise ne se trouve pas être un cas très commun, puisque la ville de Venise ne s’est pas fondée en un lieu pour s’y développer et devenir la cité qu’elle représente aujourd’hui, mais elle a, d’une certaine manière, migré à travers la lagune selon un itinéraire particulier afin de s’implanter à l’endroit où elle se trouve maintenant. Bien entendu, en parlant d’un itinéraire c’est une allusion au déplacement du coeur d’un pouvoir représentatif, puisque par définition la ville est liée à un endroit précis. Ce pouvoir représentatif n’est peutêtre pas important de prime abord, mais il est toujours l’expression d’un groupement de personnes défendant des intérêts communs, et qui donnent à l’emplacement de ce pouvoir un statut central, autour duquel se forme à travers le temps une pression urbanistique qui pousse à la construction d’édifices, qui en s’accumulant et se densifiant forment la future ville. Malgré la date de fondation, rapportée par les chroniques d’Altino, se situant précisément le 21 mars 421, on peut avec davantage de certitude établir « que l’implantation territoriale et politique des Byzantins dans la zone des lagunes commence avec la crise du milieu du VIe siècle et l’installation des Lombards en terre ferme en 568. 101» Au moment de cette crise, on peut constater un mouvement de population vers différents lieux de la lagune. En effet, nombreux sont les habitants des villes de la terre ferme bordant la lagune qui se dirigent vers les villages les plus proches de la lagune. « Les populations des centres romains de Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture, chapitre II, Boulogne-Billancourt, 1971 101
Migrations vers la lagune (Illustration: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 35, Venezia, 1977)
la région du Veneto se transfèrent souvent dans les centres plus sûrs le long des lagunes de la côte Adriatique, étendues sans interruption entre Cavarzere et Grado. Les habitants d’Este, Monselice et Padoue se réfugient surtout à Chioggia ; les Padouans se transfèrent également à Malamocco, un antique port de Padoue ; les habitants d’Altino passent la courte distance de la lagune qui les séparant de Torcelle pour s’y installer; les populations d’Oderzo se transfèrent dans les centres lagunaires d’Eraclea et Jesolo ; celles de Concordia passent à Caorle ; les habitants d’Aquileia traversent la lagune jusqu’à Grado.102» La nature hétérogène des déplacements simultanés de populations sur les îles de la lagune a généré un tissu complexe de villages dispersés à travers l’environnement lagunaire. À partir de cette situation de dispersion générale émergeait alors la nécessité de regrouper les différents centres urbains dans le but de former une seule unité représentative avec un seul coeur politique à sa tête. Au début de l’histoire vénitienne, les deux centres de Grado et d’Eraclea étaient de très grande importance pour l’implantation d’un pouvoir représentatif. À travers les différentes luttes de factions et la succession de plusieurs familles dans l’accès à un pouvoir global sur la lagune, il s’est formé la migration, citée ci-dessus, du centre de ce nouveau pouvoir représentatif. L’instabilité du pouvoir au sein de la lagune est peut-être due au fait que le Doge était alors encore nommé par Byzance, ce qui démontre encore une dépendance manifestement forte des cités lagunaires envers son autorité administrative. L’avantage donné par le site de la lagune est sans aucun doute la difficulté d’atteindre les centres urbains et leur dispersion à travers la lagune. De ce fait découle l’émergence progressive d’une lagune Venise autonome avec une indépendance croissante envers les autorités byzantines, bien qu’ils Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 35, Venezia, 1977 102
reconnaissent son autorité en adoptant leurs lois. Il se peut que ce fait soit à la base de la concentration sur son propre développement par les différents changements d’implantation de l’autorité politique. D’Eraclea on a vu se transférer le coeur du pouvoir politique vers le cordon littoral formé par le lido de Malamocco, qui tient à son origine une lutte de faction. Puis, en 811, le siège du pouvoir politique s’est définitivement installé sur l’archipel de Rivo Alto.103 Les jeux politiques entre l’Empire byzantin et les Lombards, avec l’implication de Venise, ont généré plusieurs affrontements qui se sont enfin stabilisés en une situation où Venise se voyait occuper la position de l’exact point de contact entre les deux. Cette position entre deux pouvoirs formait alors en quelque sorte une porte entre Byzance et l’Europe. Cette position stratégique a été adoptée par les Vénitiens et s’est stabilisée jusqu’au déclin de son pouvoir. Il n’est pas difficile de s’imaginer que Venise s’est toujours complue dans ce rôle, puisque sa condition d’origine se situe déjà à la limite entre la terre et l’eau. Parallèlement à l’archipel de Rivo Alto se développe le centre de Torcello, qui se voit devenir le centre économique principal de la lagune. 104 L’activité économique se place toujours dans le secteur du commerce par voie maritime, qui découle de sa position stratégique. L’activité économique se voit devenir le moteur d’une urbanisation importante. En 827 s’établit un fait important pour Venise, qui se trouve être l’arrivée des reliques de Saint Marc105 sur l’archipel de Rivo Alto. Derrière cette relique se cache un aspect symbolique qui renseigne sur l’état
Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture, chapitre II, Boulogne-Billancourt, 1971 103
Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture, chapitre III, Boulogne-Billancourt, 1971 104
ibid.
105
d’indépendance de Venise envers l’Empire byzantin. Il se trouve que l’arrivée des reliques de Saint Marc définit le nouveau saint patron de la ville émergente de Venise, et qui se substitue donc à l’ancien saint patron byzantin Saint Théodore. L’aspect de cette dualité entre un saint patron romain et un saint patron byzantin renvoie de manière claire une image de Venise se trouvant en équilibre entre la culture de l’Occident et l’Orient, tout comme son environnement se situe en équilibre entre deux éléments. Les deux colonnes monumentales ornées de statues à l’effigie des deux saints patrons, qui ont été disposés devant le palais ducal sur la piazzetta par commande du doge Sebastiano Ziani en 1172, forment par leur disposition une porte symbolique sur la ville et affirment donc l’hypothèse d’une expression intentionnellement biculturelle. Il s’agit presque de l’exposition d’une célébration de sa place entre deux cultures, entre deux éléments et au croisement de plusieurs pouvoirs politiques. Naturellement il s’agit en même temps aussi d’une démonstration habile dans le but de démontrer l’absence de la nécessité de fortification de la ville, par l’expression fragile et élancée de ces deux colonnes. L’arrivée des reliques de Saint Marc est probablement aussi la définition d’une situation centrale autour du palais des doges, ou la déclaration d’un point zéro de la lagune, qui permet d’ancrer à cet endroit le pouvoir politique et l’urbanisation comme phénomène collatéral. C’est pourquoi l’échange du saint patron se retrouve probablement intégré dans le mythe fondateur de la ville de Venise, comme déjà exposé, pour ancrer cet archipel en tant qu’unité urbaine de référence pour le développement de la lagune. Depuis l’arrivée des reliques sur l’archipel de Rivo Alto à l’endroit de la place de Saint-Marc, « la concentration de l’habitat de la classe dirigeante autour du « Palatium » ducal accroît rapidement le caractère
de chef-lieu de l’agglomération.106» Malgré la définition de ce point de référence, l’aspect de Venise est encore très loin de ce qu’on a l’habitude de voir de nos jours. « Du noyau de Rialto dont il n’est pas possible de définir le périmètre, il reste le souvenir des marécages et des «piscines» d’eau saumâtre [...] Devant le palais et l’église, la place est limitée par un canal et entourée de vignobles et de jardins.107» L’image de cette place centrale du pouvoir politique nous indique pourquoi il était nécessaire de donner des justifications à sa présence en ces lieux. Venise en tant que ville a commencé son développement urbain en bonifiant par comblement une île de l’archipel après l’autre. Le sol constructible est ainsi soustrait mètre carré par mètre carré à la domination par les eaux. « La bonification des terrains vaseux et l’assèchement des marécages se poursuivent en même temps que le creusement de nouveaux canaux [...] L’habitat et la voie publique gagnent en complexité : aux canaux, de tracé naturel, viennent s’ajouter les « calli » (l’appellation des rues vénitiennes) aménagées par les riverains pour les besoins d’accès.108» Le territoire donne donc en quelque sorte déjà les grandes lignes de la future Venise par la disposition de ses îles. « On détermine ainsi à Venise, dès son émergence, une disposition qui ne suit pas un développement urbanistique normal, centralisé, c’està-dire selon un système organique d’un unique tissu architectonique d’édifices, mais une disposition aléatoire, conditionné d’îles émergentes
Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture, chapitre III, Boulogne-Billancourt, 1971 106
Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture, chapitre IV, Boulogne-Billancourt, 1971 107
ibid.
108
PossibilitÊs d’agrandissement de Venise selon la distribution du caranto (Illustration: Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume primo, p. 197)
dans des lieux plus sûrs et protégés. 109» Le territoire joue donc un rôle primordial pour le développement urbanistique de la ville de Venise, puisqu’elle pose dès son implantation les limites naturelles à son expansion par la disposition naturelle du terrain constructible ou constructible après bonification par comblement. Les zones constructibles se situent sur les surfaces émergentes de l’archipel Realtin, bien qu’elles nécessitent toutefois toute une procédure technique de consolidation des fondations. Les surfaces qui peuvent être bonifiées se situent partout où la constitution du sol relève une couche suffisante de caranto, permettant l’implantation de fondations pour la ville, et qui ne se trouvent pas immergée trop profondément dans les eaux lagunaires. En effet, c’est la disposition naturelle à travers la lagune et l’accessibilité de la couche de caranto qui définit précisément les paramètres pour l’urbanisation vénitienne. Cette couche ne se trouve pas partout dans l’espace lagunaire, et s’est retrouvée érodée ou n’a jamais réussi à se former aux emplacements des canaux de plus grande dimension. Ainsi, le Canal Grande, par exemple, ne pourra par définition jamais accueillir une construction, puisque le sol ne le permet pas. Il se dessine donc un plan d’urbanisation possible à travers la lagune, dont l’importance se limite aux dispositions géomorphologiques de la lagune.110 C’est pourquoi on retrouve l’importance de voir Venise non seulement par ses plans d’urbanisme, mais d’y superposer simultanément les plans des canaux immergés et invisibles en surface, mais qui ont ce rôle capital de définir le visage de la ville. C’est un fait qu’on rencontre surtout au début du Moyen Âge, où Venise est toujours systématiquement représentée avec les principaux canaux. Par contre on ne sait pas si c’est Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 37, Venezia, 1977 109
Wladimiro Dorigo, Venezia Origini, Volume primo, trad. de l’italien, p. 197, Ed. Electa, Milano, 1983 110
dû à un aspect pratique pour relever les principales voies navigables, où si c’est effectivement la conscience que le territoire vénitien peut seulement se développer en harmonie avec ce tissu complexe de canaux naturels. La construction reconnaît rapidement ces limitations naturelles à l’expansion urbaine de Venise, ce qui génère dès le début de son développement un tissu urbain très dense. C’est surement ce qui est à l’origine des nombreux incendies qui ont détruit des parties entières de la ville, ce fait se trouvant amplifié par une architecture principalement en bois. Cependant, on retrouve deux centres qui subissent les plus grandes pressions urbanistiques et qui se développent vite de manière dense: il s’agît de Saint-Marc, avec le palais des doges et son église accolée, et de Rialto. En effet, l’importance de ces deux centres provoque une densification de la population, ce qui est surtout dû à l’implantation des nombreuses grandes familles qui se disputaient le pouvoir de la ville. Au début du XIIe siècle, on assiste par l’implantation du bâtiment de la Monnaie, à l’implantation du premier bâtiment public sur le quartier du Rialto, montrant bien l’importance de cette partie de la ville, et le lien proche qu’elle tient avec le développement de la zone autour de Saint-Marc, du fait de con caractère administratif. L’implantation de la boucherie de la ville indique aussi une prédisposition à une zone commerciale. Cette importance découle aussi du fait que la surface du marché de quartier du Rialto s’est vue devenir une zone publique dès le XIe siècle. Au même moment, on assiste à la construction de l’Arsenal sur la partie orientale de la ville. Cette grande machine de production industrielle était probablement le seul endroit de Venise ayant été fortifié, même si ce n’est que de façon légère. Même si ces deux centres se peuplent le plus rapidement, en général on assiste à une situation urbaine qui se confirme en se construisant et se complexifie.
Le XIIe siècle était probablement le moment le plus décisif dans le développement de la ville de Venise, qui se révèle non seulement par son architecture, mais également par son pouvoir politique. « Elle aura été une Venise ayant émergé de l’élévation du commerce au niveau d’une affaire d’État, elle se sera remodelée en une commune, en ayant toujours eu un Doge à la tête de son pouvoir, mais dont les pouvoirs auront été limités par les Conseils ; elle aura déployé des efforts considérables pour accéder au statut ‘stato da mar’ à travers la domination des eaux du golfe et le contrôle ou la possession des points portuaires stratégiques et des voies de transit ; elle aura été une Venise en profonde transformation en ayant opéré également une rénovation et une réorganisation radicale de sa propre configuration urbaine ; elle aura accompli tous ces exploits à partir de la moitié du XIIe siècle.111» Les différentes actions politiques et commerciales avaient permis d’accumuler les richesses pour réaliser toute une série de transformations urbaines majeures. En effet, ces développements urbanistiques avaient comme instigateur et commanditaire le doge Sebastiano Ziani, en majeure partie au cours de ses années à la tête du gouvernement, plus précisément de 1172 à 1178. Les majeures préoccupations urbanistiques du Doge étaient surtout dirigées vers le quartier de Saint-Marc. Ainsi il commandita le réaménagement de la place de Saint-Marc, par un agrandissement conséquent de son ancienne configuration. Pour cela, il avait fait combler un canal, le rivus Batarius ainsi que déplacer l’intégralité de l’église de Santi Geminiano e Mena qui se trouvait face à la basilique de Saint-Marc. Autour de cette place, il avait fait construire les bâtiments des ‘Procuratie’ en éliminant plusieurs bâtiments avec le but d’isoler le campanile. Enfin, il avait fait ériger les deux colonnes déjà énoncées ci Ennio Concina, Storia dell’architettura di Venezia, dal VII al XX secolo, trad. de l’italien, p. 51 ss., Milano, 1995, Ed. Electa 111
Sestieri de Venise (Illustration: Guido Perocco / Antonio Salvadori)
dessus. 112 Les interventions du doge Sebastiano Ziani sont importantes du fait qu’ils constituent l’une des rares vraies rénovations urbaines. Au même moment s’était produit un événement important pour l’ensemble de la ville de Venise : « La répartition du sol urbain en six quartiers (appelées sestieri) de part et d’autre du Grand Canal : trois ‘de Citra’ (San Marco, Cannareggio, Castello), trois ‘de Ultra’ (Dorsoduro, San Polo, Santa Croce), avec à leur tête des magistrats choisis parmi les membres du Conseil des Sages. Significatif du point de vue de l’urbanisme, ce fait concrétise une phase d’aboutissement du plan urbain qui s’articule en unités morphologiques et sociales.113» On peut dire qu’au niveau urbanistique, à partir de 1150, la structure globale de la ville de Venise est clairement définie.114 «La bonification a effacé les anciens îlots de la lagune pour aboutir à la nouvelle configuration des îles séparées par d’étroits canaux.115» Il s’impose de s’attarder sur un fait avenu entre la fin du XIIe et le début du XIIIe siècle. À l’issue de la quatrième croisade, Venise s’est vue devenir une puissance coloniale en dominant « un quart et demi de l’Empire de Romania.116» Au moment du partage de Byzance en 1204, « à la suite de la conquête de Constantinople, Venise fut confrontée à un curieux dilemme : transférer ou non à Byzance la capitale d’un état englobant désormais des territoires en Dalmatie, dans la mer Égée et même
Ennio Concina, Storia dell’architettura di Venezia, dal VII al XX secolo, trad. de l’italien, p. 54, Milano, 1995, Ed. Electa 112
Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture, chapitre VI, Boulogne-Billancourt, 1971 113
op. cit. Egle Trincanato, chapitre VII
114
ibid.
115
ibid.
116
en mer Noire. 117» Cette affirmation, bien qu’il s’agit apparemment d’une vision hypothétique de certains historiens, pousse malgré à la réflexion. L’histoire de Venise s’est bâtie sur une suite de migrations de son pouvoir politique qui ont toujours été l’expression d’une recherche stratégique : le retrait dans la lagune était motivé par la stratégie de protection par un envahisseur, la dualité entre les centres d’Eraclea et de Grado à la recherche d’un pouvoir unique, le déplacement vers Malamocco qui avait été motivé par des luttes de factions et une meilleure protection à cause de son éloignement de la terre ferme, et finalement le déplacement à l’emplacement actuel de Venise, qui était l’accomplissement d’une recherche fructueuse pour un lieu offrant à la fois la protection d’un envahisseur, la protection des phénomènes naturels et une bonne accessibilité navale. On pourrait alors bien s’imaginer que cette affirmation hypothétique présente un fondement véridique. L’image de Venise pourrait se comparer à l’organisme d’une amibe. Ces protozoaires se déplacent grâce aux multiples déformations de leur cytosquelette, se dirigeant ainsi vers une source de nourriture qu’ils ingèrent par l’incorporation dans leur organisme. C’est un phénomène qui rappelle les différents mouvements de la ville de Venise à travers l’histoire. L’ingestion de territoires entiers, ses déplacements, le transport de matériaux de construction et le pillage d’anciennes cités pour les incorporer dans cet organisme que constitue Venise, révèle une nature analogue à celle d’une amibe. Ainsi, le commentaire de Le Corbusier sur la cité de Venise : «cette magnifique machine fonctionnante118 », prend tout son sens en la considérant non seulement comme une ville, mais comme un organisme
Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture, chapitre VI, Boulogne-Billancourt, 1971 117
Leonardo Benevolo, Histoire de la ville, p.191, Marseille, 1975 Ed. Parenthèses
118
entier, un système qui évolue, se transforme et s’adapte pour sa propre survie. Ce fait se révèle d’autant plus véridique par les considérations relevées dans ses techniques de construction générant des architectures évolutives, capables de s’adapter et de subir des transformations mineures. Venise a donc besoin d’être en contact permanent avec des interlocuteurs externes, des territoires qui génèrent du commerce et qui lui permettent d’accumuler des richesses. Les multiples liens que tient Venise avec l’extérieur se voient devenir une nécessité pour sa survie et son évolution, et se traduisent dans l’architecture par l’affirmation d’une image de stabilité de la cité. Ainsi, la Sérénissime devient l’expression même d’un commerce et d’un échange florissant. Le problème se pose à la chute de ces liens commerciaux et des relations de domination envers des territoires, puisque Venise ne peut donc plus s’appuyer sur son commerce et l’absence de liens commerciaux se transforme en mise en siège militaire de la ville auquel elle ne peut que succomber du fait de sa position isolée. Encore une fois ces cas de figure présente de fortes ressemblances avec l’organisme protozoaire de l’amibe, qui ne peut survivre que par l’ingestion de cellules solides ou organiques en se déplaçant et se déformant. Une amibe maintenue dans un état statique est vouée à une mort certaine, ce qui est tout aussi néfaste pour le développement de la ville de Venise. La profonde connaissance de la problématique de ce cas de figure par les acteurs politiques se retrouve dans leur réaction envers une politique d’expansion de son territoire vers la terre ferme à partir du XVe siècle, pour couvrir en quelque sorte ses arrières en cas de pertes de territoires coloniaux ou de positions commerciales stratégiques, notamment à travers la rivalité avec la puissance maritime de Gènes.119 Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture, chapitre IX, Boulogne-Billancourt, 1971 119
Jacopo de Barbari, Venetie MD
La première représentation globale de Venise a vu le jour avec le plan en perspective de Jacopo de Barbari, intitulé ‘Venetie MD’, qui décrit la situation urbaine de la ville en 1500. On remarque l’étonnante proximité entre la Venise du début du XVIe siècle avec la Venise contemporaine. « On y voit, entre autres, apparaître les éléments fondamentaux d’un plan d’ensemble, au moins partiellement intentionnel [...] il s’agit d’une distribution entre espaces libres plus ou moins étendus, les campi, et rues étroites et sinueuse, les calli, qui se trouve déterminée par une architecture très variée tant par la diversité des volumes que par celle des usages.120» On peut y apercevoir les nombreux palais des patriciens, ayant accédé à la richesse par le commerce ou par leur statut social. Ce palais est toujours appelé casa avec « trois grands types de construction; le premier, à plan en U avec salle centrale rectangulaire et ailes symétriques; le second, à plan en L avec salle rectangulaire perpendiculaire à l’autre aile; enfin, un troisième type rectangulaire avec salle principale en T ou L. Dans tous les cas, des cours ceintes de murs dans lesquelles débouchent parfois d’élégants escaliers extérieurs qui conduisent aux étages viennent compléter l’ensemble. 121» À part le programme du palais patricien, Venise a également vu apparaître un programme particulier qui est celui du fondaco. Cette maison entrepôt est un type architectural qui rappelle les préoccupations urbaines contemporaines. Du fait de la grande densité de construction à Venise ce type d’édifice prend plusieurs fonctions à la fois : Celle d’entrepôt au rez-de-chaussée, de bureaux, et comporte sur son dernier étage une demeure. C’est la manifestation médiévale d’une mixité urbaine au sein d’un seul édifice, et ressemble donc de très
Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture, chapitre X, Boulogne-Billancourt, 1971 120
op. cit. Egle Trincanato, chapitre VI
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Gentile Bellini, Le miracle de la Croix
Maisons populaires en sĂŠrie Ă la Giudecca (Corte dei Cordami) (Photo: Elena Bassi, Palazzi di Venezia, p.43, Venezia, 1976)
près aux programmes comportant de la mixité urbaine au sein des villes contemporaines. La densité semble donc être l’élément instigateur qui motive une recherche de mixité au sein d’un édifice urbain, puisque c’est la densité qui fait apparaitre son besoin dans les préoccupations architecturales actuelles et se trouve donc être le lien entre les deux cas de figure. Une des particularités de l’architecture urbaine vénitienne se trouve également dans les maisons populaires, celles des pêcheurs, mariniers, manoeuvres. Il se trouve que ces habitations ont l’usage d’être des habitations en série. Ce fait nous est rapporté par l’intermédiaire de la peinture du XVe et du XVIe siècle, où sur certains tableaux on voit apparaître ce genre d’habitation, par exemple sur ‘le Miracle de la Croix’ de Gentile Bellini.122 Comment expliquer le procédé de l’architecture en série? Est-ce une manifestation d’un pouvoir politique régulateur qui a permis à un moment donné l’accession facilitée à un domicile pour la classe populaire des différents corps de métiers sur leur territoire, par des plans d’ensemble divisés en cellules pour faciliter la planification et l’exécution rapide des projets d’habitation? En effet, on retrouve déjà un début de planification de ce type dans le fait que la République Sérénissime a délibéré en 1346 de garantir l’accès à un logement à de nombreuses familles « ayant mérité de la patrie (et qui abouti à) la construction des logements de la Marinarezza dans le quartier du Castello pour les marins et les ouvriers de l’Arsenal. 123» Ce logement social est peut-être l’expression de la richesse de la cité de Venise, où bien il s’agit d’une profonde compréhension de la part des acteurs politiques du rôle important que joue chaque composante de la société dans le bon
Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture, chapitre VI, Boulogne-Billancourt, 1971 122
op. cit. Egle Trincanato, chapitre VIII
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fonctionnement d’une cité qui se trouve déjà physiquement restreinte par le territoire. On retrouve également une grande construction de maisons en série populaires et même bourgeoises au XVIe siècle, construites en guise de bienfaisance par la Procuratia de Saint-Marc. Les sestieri de Dorsoduro et de Castello « se couvrent de bâtiments disposés en dents de peigne le long de calli assez larges.124», ce qui va à l’encontre de cette hypothèse. Le fait le plus important est cependant son aspect technique. L’idée de la maison en série se retrouve sans aucun doute également influencée par les expériences faites à l’Arsenal. Comme déjà énoncé plus haut, l’Arsenal constitue une sorte de parc industriel primaire, et les nombreux liens qui ont déjà été soulevés entre l’architecture et l’art naval permettent de se questionner sur les liens qu’ils entretiennent. La production navale à grande échelle est à Venise l’expression même d’une production en série. Sans aucun doute cette production a donné lieu à une standardisation des entités qui y sont impliquées, comme la longueur des poutres, l’épaisseur des planches, etc. Il se peut que ces expériences auraient permis d’établir une compréhension sur la rapidité de construction et de la baisse des coûts qui aurait pu influencer la production architecturale de masse. On peut également noter dans l’architecture populaire une certaine régularité de la longueur des travées entre les murs et donc entre les poutres, qui soulève encore une fois la question d’une production standardisée. Bien qu’il ne s’agit que d’un discours hypothétique, on peut toutefois remarquer des indices qui tendent à l’affirmer, comme la précocité de procédés purement industriels telle que la construction en série.
Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture, chapitre XI, Boulogne-Billancourt, 1971 124
La conservation face à l’évolution Malgré tous les programmes et techniques de construction avantgardistes, le système d’urbanisme amphibie de la ville de Venise se révèle plutôt statique. À travers l’histoire, Venise connaît une colonisation de son espace urbain, une densification des son espace, mais une fois ce système urbain établi, il devient plutôt statique sur le plan de l’urbanisme. Le problème vient des fondations. Par l’enfoncement des pieux de fondation, les commanditaires d’édifices font littéralement enfoncer une empreinte physique d’un fragment de plan urbain vénitien dans les couches du sol lagunaire. On s’aperçoit, comme déjà énoncé plus haut, que les propriétaires d’édifices vétustes préfèrent réutiliser les anciennes fondations pour sa rénovation, puisqu’elles sont de nature plus durable que les édifices eux-mêmes et présentent une complexité de mise en oeuvre et donc un prix de construction très élevé. On peut donc observer que le développement de la ville se déroule comme un jeu d’échecs, dont la condition naturelle du sol et les techniques complexes de mise en oeuvre des fondations posent la base de l’échiquier urbain, forçant l’urbanisation à faire des déplacements limités et donnant ainsi à l’urbanisation vénitienne cet aspect statique. Cette hypothèse retrouve son affirmation par le fait que même lors de grands incendies détruisant de grandes parties de la ville, elle se trouve systématiquement reconstruite d’une forme urbaine presque identique à celle d’avant. C’est ce qui arrive par exemple lors de l’incendie du 10 janvier 1514, détruisant pratiquement toute l’île du Rialto. « Le désastre offrait, en principe, à la Signoria, la chance providentielle de rénover tout le quartier qui souffrait depuis longtemps de sérieux problèmes de congestion et de manque d’espaces publics [...] On pouvait désormais envisager un réaménagement du Rialto, un élargissement des rues et de la Piazza centrale ainsi que la construction d’édifices plus prestigieux qui
remplaceraient les logements surpeuplés.125» Malgré cela, le projet « n’était pas novateur puisqu’il conservait presque complètement le quadrillage d’origine des rues 126» Cette attitude conservatrice vient outre le fait des fondations aussi d’un aspect financier, vu que la rapidité de reconstruction et de percevoir à nouveau des loyers était une préoccupation fondamentale. Cependant on peut à partir le XVIe siècle constater une attitude conservatrice de plus en plus prononcée accompagnée d’un protectionnisme généralisée des Vénitiens envers leur cité. À la source de ce problème la perte progressive de ses positions stratégiques entre le monde oriental et occidental, la perte progressive du statut de cité charnière singulière entre deux cultures. « À partir de ce moment, Venise substitue au prestige perdu, à la suprématie en Orient et sur mer, un nouveau mythe, celui de son image : culte de la sagesse et de son gouvernement, culte de la liberté et d’une justice égale pour tous, culte d’une vie en toute quiétude dans le respect de la religion et de la richesse; elle vivra de ce mythe jusqu’à la fin, se fiant à l’habileté diplomatique de sa classe dirigeante.127» On retrouve des commentaires d’ambassadeurs qui y ont séjourné, par exemple celui de Charles VIII et qui la définit comme la ville « la plus triomphante que je n’aie jamais vue.128» La perte progressive d’influence et de sa position primordiale pour le commerce alimente l’attitude protectionniste, qui s’explique par le fait que Venise, tel l’organisme protozoaire, avec lequel on a pris la liberté de comparer la ville et qui se trouve sans capacité de mouvement
Richard Goy, Venise / la ville et son architecture, p.101, Paris, 2002, Ed. Phaidon
125
op. cit. Richard Goy, p.48
126
Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture, chapitre X, Boulogne-Billancourt, 1971 127
ibid.
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et de nourriture, elle se trouve piégée par sa position édifiée sur le partage, le commerce et la conquête territoriale. Le protectionnisme grandissant ne signifie pas l’absence de projets de construction, car le nombre de réalisations publiques affirme le contraire. Les réalisations telles que l’église du Redentore de Palladio, les réalisations de Sansovino comme la Monnaie ou la bibliothèque Marciana, l’église Santa Maria della Salute de Longhena, ou encore les travaux de réorganisation de l’Arsenal par Sanmicheli, réalisent le voeu des commanditaires publiques de « représenter ce que Venise doit être pour l’histoire, le symbole de la liberté, de la justice, de la richesse des nobles aspirations et de la culture triomphante.129 » On remarque que cette attitude n’anime pas seulement les actions à tête du gouvernement, mais également ceux qui émanent du milieu de l’aristocratie patricienne, bien qu’elles se produisent surtout à partir du XVIIe siècle avec le renouvellement des édifices d’apparat. Venise acquiert donc une sorte de regard qui se focalise sur elle-même et qui a comme but ultime la recherche de sa pérennité. Au déclin de la République par la perte de son Empire colonial, et de différentes tensions politiques, la République persiste dans son attitude conservatrice. «La République se montre incapable de se transformer et persiste à se percevoir comme une cité État à qui sont soumises les autres agglomérations urbaines et les campagnes.130 » C’est ce qui va accélérer son déclin jusqu’à l’occupation par Napoléon Bonaparte en 1797 et la fin de la République. Le développement de l’industrialisation développe le chemin de fer qui se révèle être beaucoup moins coûteux que le
Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture, chapitre XI, Boulogne-Billancourt, 1971 129
op. cit. Egle Trincanato, chapitre XIII
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transport par voie maritime.131 C’est qui provoque immédiatement une dépendance de la ville de Venise à la terre ferme, et ce qui engendre rapidement un renversement du pouvoir de décision qui migre de Venise au centre d’expansion industriel puisque les industries grandissantes sur la terre ferme bordant la lagune gagnent toujours plus d’importance. Il se peut que pour contrebalancer ce fait on assiste à l’établissement de la gare maritime, cet énorme complexe portuaire à la fin du XIXe siècle, ce qui se révèle plutôt anecdotique en comparaison avec la croissance des industries sur la terre ferme à Venise Mestre. À cause de la pression du pouvoir des industriels pesant sur les autorités vénitiennes au XIXe siècle, la ville et la terre ferme subissent rapidement une crise du plan d’aménagement «La crise du Plan engendre donc un véritable marasme pour Venise et sa Municipalité, en les privant de l’instrument du développement. Son inefficacité est d’ailleurs telle qu’il est, depuis quelques années, menacé d’être frappé de nullité par le Conseil d’État. 132 » En parallèle avec l’expansion territoriale massive et assez désorganisée de la Venise de la terre ferme, le coeur historique de Venise se cloître dès lors «dans le blocage de toute activité dans le domaine du bâtiment.133» La conservation l’élève depuis au rang d’objet, ce qui provoque une absence de renouveau de la ville qui subit son nouveau statut. Ce protectionnisme très prononcé est le signe pour une très forte pression au niveau urbain. Les nouveaux modes de vie sont incompatibles avec le coeur historique actuel de Venise, qui persiste dans cette unité du Moyen Âge, comme les systèmes de transports insuffisants pour
Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture, chapitre XIV, Boulogne-Billancourt, 1971 131
op. cit. Egle Trincanato, chapitre XVI
132
ibid.
133
Urbanisation industrielle massive de la terre ferme (Illustration: Egle Trincanato, Venise au fil du temps: Atlas historique d’urbanisme et d’architecture, chapitre XIV)
la ville ou des conditions de vie et de travail difficiles. C’est ce qui a provoqué une migration de la classe populaire de Venise à Venise Mestre. Il y a un phénomène récurrent en architecture, dès qu’il y a une situation d’exception comme celle de Venise, qui présente une problématique majeure, et c’est celui de la projection d’idées et de solutions. Depuis le début du XXe siècle on assiste à une immense production d’idées autour de la problématique de Venise, comme des projets de Frank Lloyd Wright, Le Corbusier, d’Aldo Rossi et Rem Koolhaas auxquels s’ensuivent beaucoup d’autres.
Il y a même des projets polémiques, comme l’image de Superstudio proposant de paver le Canal Grande, ou d’autres encore. La particularité de tous ces projets est toujours la même, qui est celle de ne rester qu’un projet fictif à cause du protectionnisme vénitien. Analyse urbaine de la zone autour du Campo di S. Marina La zone qui entoure le campo di S. Marina est un cas de figure urbain typique pour la ville de Venise et se prête donc bien pour une analyse. Le campo est l’appellation pour une place en général rectangulaire, de dimension plutôt modeste, ayant une église sur son côté le plus long et ayant quasiment systématiquement un accès à un rio. Cette appellation vient surement du fait que le campo était probablement un champ cultivé. Ce qui frappe instantanément est le fait que l’ancienne église de S. Marina qui a maintenant disparu se situe sur une portion du territoire qui se trouve être entouré d’eau. Il s’agit donc en quelque sorte d’une île, même si elle n’est séparée que de quelques mètres du reste de la ville. Ces îles urbaines sont la principale constituante de la ville de Venise, puisque toute la ville est fragmentée par cette disposition d’îles
ĂŽles urbaines Ă Cannareggio
de plus ou moins grande dimension. Il existe quatre grandes familles d’îles qui forment la ville de Venise: « La première [A], la plus simple et fréquente, est constituée d’îlots d’édifices de forme rectangulaire, d’habitude très allongée; les rectangles sont disposés transversalement [...] Le deuxième type [B][...] est constitué d’une île ou d’une portion de terre très allongée comprise entre deux rii, presque parallèles; l’île est parcourue longitudinalement par une calle principale, de laquelle partent nombreuses petites calli dans le sens transversal [...] Le troisième type [C] peut être considéré comme une variante du deuxième type [...] avec deux rii qui convergent vers un autre plus large. Cette île est traversée d’une longue calle longitudinale qui se termine en impasse. Cette disposition génère des densités urbaines très fortes, parfois même excessives [...] Le quatrième type [D] peut être reconnu par une île où en un groupement d’îles qui gravitent autour d’un campo.134» On peut donc dans notre cas très bien reconnaître le quatrième type d’île urbaine, par sa forme caractéristique, son campo et la petite île sur sa partie orientale qui gravite autour de la plus grande. Cette petite île est liée par la grande, du fait qu’une de ses calli est directement rattachée avec le campo di S. Marina. On note également la présence d’une deuxième place, de plus modeste dimension sur la plus petite île qui se caractérise comme campiello. Cette appellation indique un espace public qui a une forte connotation communautaire et s’avoisine plutôt à une cour, ce qui est renforcé par le fait que le campiello est quasiment toujours situé dans une impasse. Autour d’une apparente disposition organique des édifices, on peut soulever un point important qu’on retrouve très souvent à Venise, qui se caractérise par le fait de disposer les murs porteurs perpendiculairement par rapport au rio. Cette règle non écrite donne lieu à une régularité
Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 277 ss., Venezia 1977 134
Premier type d’île urbaine (Illustration: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 277 ss)
Deuxième type d’île urbaine (Illustration: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 277 ss)
Troisième type d’île urbaine (Illustration: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 277 ss)
Quatrième type d’île urbaine (Illustration: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 277 ss)
impressionnante du plan de l’île urbaine, malgré son caractère organique. L’organisation du rio se retrouve à travers quatre cas de figure, dont on relève que deux sur ce plan: Pendant que le premier cas de figure est celui du canal bordé par deux rangées de maisons, le deuxième a un côté du rio qui se trouve aménagé pour une viabilité terrestre, qui s’appelle fondamenta, et le troisième cas de figure est celui du canal bordé par une fondamenta sur chacun de ses côtés. Le dernier cas de figure est celui du rio comblé qui retrouve de ce fait l’appellation de rio terrà.
Les trois types de fondamenta
Cette organisation des canaux et des rues soulève probablement le point le plus singulier de Venise qui se trouve être celui de la présence d’une double viabilité à Venise. La particularité est qu’il est possible de parcourir toute la ville de Venise avec soit le système par voie d’eau ou par voie de terre. Cependant, malgré l’apparent dédoublement des voies de transport, on remarque immédiatement que ces deux systèmes sont en réalité complémentaire, puisque l’un dessert des espaces que l’autre ne peut pas desservir. Ces deux systèmes de viabilité parallèlement disposés soulèvent quand même nombreuses questions. On remarque que les deux systèmes se recoupent seulement sur trois endroits: la fondamenta, la calle en impasse sur un rio, et les nombreux ponts qui traversent les canaux. Parfois il arrive qu’un campo s’ouvre également sur un rio, mais ce n’est pas l’exemple le plus courant, il s’agit le plus souvent d’une fondamenta qui s’élargit assez pour générer un petit espace public. En effet, cette disposition de la viabilité se présente comme si les trottoirs côtoyaient les rues, rendues inaccessibles par un trafic trop intense, seulement à quelques endroits en ne desservant pas les mêmes endroits par la rue et le trottoir. Est-ce qu’on peut aujourd’hui encore admettre une telle disposition de la viabilité en terme d’habitabilité? La difficulté du transport, déjà privé d’un moyen de transport rapide, se trouve en plus congestionnée par la difficulté de cohabitation avec ces deux systèmes de viabilité, qui l’un comme l’autre desservent des habitations d’une densité parfois excessives. On observe la forte densité surtout par le manque d’espace public terrestre au sein de la ville, qui se caractérise très souvent par des petites ruelles sombres et parfois sans issue. Alors on peut effectivement se poser la question si une plus grande utilisation de la technique du comblement des canaux était en mesure d’offrir d’avantages de confort. Ainsi, l’image de Superstudio présentant le Canal Grande en tant que rio terrà prend tout son sens. Naturellement, le Canal Grande ne se présentera jamais d’une telle
Les deux systèmes de viabilité de Venise (Illustration: Guido Perocco et Antonio Salvadori, civiltà di Venezia, trad. de l’italien, p. 277 ss)
manière, mais l’attitude polémique face au problème des transports soulève une vraie problématique, qui est celle de la desserte difficile d’espaces urbains parfois très denses et le manque généré d’espaces publics. Possibles voies futures La capacité d’imagination est celle qui a permis de générer des villes singulières telles que Venise. Des millions de touristes admirent aujourd’hui en quelque sorte les vestiges d’une culture qui a imaginé un mode de vie différent des autres villes de son époque. C’est dans cette capacité d’imagination, d’innovation et d’évolution et surtout dans sa grande faculté d’adaptation que le système lagunaire a puisé sa force pour devenir un Empire sur la ligne médiane entre deux éléments, entre deux cultures et dans un environnement à la lisière de l’impossibilité d’urbanisation. Malgré la fragilité apparente de ses structures architecturales, prise en joue par la force des éléments et les aléas de la nature, et implantés sur un sol de constitution instable, elles ont su s’adapter par le développement de techniques de construction en écoute avec les lois régies par la nature du territoire. La lagune a toujours imposé ses limites à la construction, par les différences de ses constitutions, par ses canaux et le transport de matière solide, jusqu’à ce que l’homme intervienne pour la façonner selon ses désirs et en l’élevant au statut d’artifice. C’est ainsi que la lagune entière s’est vue devenir le théâtre d’une urbanisation à travers laquelle les différentes tentatives d’établissement et le mouvement impliqué à travers la lagune ont contribué à définir un point central regroupant les différentes nécessités d’une culture en un lieu précis. Cette lagune est devenue le berceau qui a donné vie à l’entité vivante que constitue la ville de Venise: un organisme en perpétuel changement et en continuelle adaptation durant son développement. Elle a généré une force extraordinaire en quittant ce berceau imaginaire par des
Le Figaro Magazine, 8.2.1986
mouvements organiques à travers le monde, toujours en lien avec une stratégie matérielle ou économique, telle une amibe se nourrissant par la déformation de son enveloppe cellulaire. C’est pourquoi il est important que cette ‘magnifique machine fonctionnante’ que représente Venise soit non seulement considéré comme un système entier, mais qui englobe également l’espace plus large qui l’entoure et qui est celui de la lagune. Malgré cet aspect organique et vivant de la ville de Venise, elle s’est développée de manière toujours plus statique, ce qui à mon avis a contribué à sa chute. Le conservatisme et le protectionnisme qui en sont découlé ont créé ce climat d’artifice dans lequel s’est piégée l’ensemble de la ville dans une attitude du non agir en attente du retournement du sens de l’histoire envers le passé. La constante vision introspective et l’abandon d’une vision globale ont permis à une urbanisation industrielle massive et excessive de prendre le dessus sur une partie de la lagune et également sur une grande partie du coeur historique lui-même en y agglutinant des programmes de l’industrie, dans laquelle je compte également celle du tourisme, et sortis du domaine de l’utile pour l’industrie, mais non du nécessaire pour la ville. Le développement est nécessaire à tous les niveaux pour que Venise devienne une ville moderne et habitable. C’est ainsi qu’il faut reconsidérer son état, en abandonnant le dogme de l’intangibilité de ce coeur historique, et en imaginant de nouvelles solutions innovatrices ou en s’inspirant des leçons très riches que Venise a su tirer se son développement primaire, pour arriver à une rénovation urbaine efficace ou un développement de la ville dans le sens de l’extension et de la croissance. Il y a que ces deux solutions pour faire revivre efficacement la ville de Venise, car la constitution géomorphologique de la lagune rend impossible une densification ultérieure du tissu urbain. L’image la plus inspirante pour un développement de la ville a été donnée par Palladio, dans sa réalisation de la basilique de San Giorgio
Dallage de San Giorgio Maggiore (Photo: Prof. Christian Gilot)
Maggiore. Malgré un plan désaxé par rapport à la piazzetta de San Marco, le dessin du dallage crée un lien envers celle-ci et vers le Canal Grande, qui évoque ainsi un sol continu de Saint-Marc jusqu’à l’île de San Giorgio Maggiore. Cette particularité nous ramène à la considération que l’eau de la lagune pourrait recevoir le statut d’espace public, énoncé plus haut. Quand on observe toute la richesse architecturale qui s’est générée par la suppression des fortifications dans les villes européennes, en prenant l’exemple de la ville de Vienne, où l’espace occupé par les fortifications a été investi par des architectures remarquables, comment ne pas également penser à Venise, pour laquelle sa ceinture aquatique a toujours été synonyme de protection? Les questions restent ouvertes pour le futur, qui je l’espère tentera d’apporter des solutions pour un développement urbain qui prenne en compte non seulement les nouveaux liens physiques avec la ville, mais en évoquant simultanément celles avec son héritage. Cet héritage ne se retrouve pas dans l’artifice et le statique de la Venise touristique, mais en un organisme à part entière dans un système lagunaire plus large.