ALIÉNOR DEBROCQ É V E LY N E M A R Y CotCotCot éditions
à Irène et Hortense – Aliénor Debrocq à Selma – Évelyne Mary
Texte : Aliénor Debrocq Illustrations : Évelyne Mary Relecture : Anne-Soazig Brochoire Stagiaires : Amandine Plees, Irene Fattori Livre imprimé en Europe sur papier issu de forêts gérées durablement ISBN 978-2-930941-39-4 Dépôt légal : février 2022 © 2022 CotCotCot éditions – Des Carabistouilles SPRL www.cotcotcot-editions.com 4
A lié n o r D e b ro c q & Éve l y n e M a r y
BULLDOZER
C ot C ot C ot é d i t i o n s
Le jour où nous avons trouvé le chat est le jour où Nancy a annoncé sa décision de partir. Je ne peux pas l’oublier, car, sans ça, maman n’aurait jamais accepté que nous le gardions. Nous attendions son retour, Lucy et moi, assises sous le porche, le minuscule chat roulé en boule entre nous deux. Il avait englouti tout ce que nous avions trouvé dans le frigo : du lait, un peu de roastbeef, et même un dessert au soja. Lucy voulait l’appeler Nestor, mais je lui répétais que ce chat ne pouvait pas être un mâle parce qu’il était tricolore et que seules les femelles le sont. Question de génétique. Mais elle ne comprenait pas encore ce que « génétique » veut dire et maman dit que je dois être un peu plus patiente avec ma petite sœur.
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Nous avons attendu maman plus longtemps que prévu, mais pas suffisamment pour être vraiment inquiètes. Nous savons qu’elle a tendance à rentrer tard quand elle travaille au potager avec Nancy. « Produire ses propres légumes est devenu une arme citoyenne pour lutter contre la crise et se réapproprier le territoire », répètent-elles souvent en chœur. Nous nous inquiétions surtout pour le chat, que maman ne voudrait certainement pas garder. C’était une soirée du début de l’automne et le soleil nous chauffait les épaules. Lucy caressait doucement la tête du chaton du bout de l’index. Je lui avais dit de le laisser se reposer et, pour une fois, elle m’avait écoutée. Nous avons finalement vu maman arriver sur son vélo. Très vite, j’ai compris que quelque chose n’allait pas, parce qu’elle l’a déposé dans l’allée sans se préoccuper de le ranger dans le garage. Quand elle s’est approchée de nous, j’ai vu qu’elle avait les yeux rouges. Ça ne pouvait pas être à cause du vent, car il n’y en avait pas du tout ce soir-là. Lucy, elle, n’a rien remarqué. Elle attendait, les yeux écarquillés, que je prononce les mots que nous avions répétés
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pour tenter d’amadouer maman et garder le chat. Je voyais sa bouche entrouverte, ses mains serrées l’une contre l’autre comme si elle s’apprêtait à pleurer. Je voyais surtout l’air désemparé de maman, sa paupière gauche qui se crispait à intervalles réguliers, et je savais que ça n’était pas bon signe, que ce n’était pas le moment de parler du chat. Mais Lucy m’a poussée du coude, alors je me suis décidée. Maman a hoché la tête distraitement, a passé une main dans les cheveux de ma sœur avant de baisser les yeux vers le chat, qui s’était mis à mordiller sa sandale en toile, puis elle a dit : « C’est une femelle, comment allons-nous l’appeler ? » Plus tard, ce soir-là, alors que Lucy dormait déjà, je me suis glissée dans le corridor. Elle et moi, on aime bien jouer à espionner les gens, on fait ça très souvent. C’est facile parce que la plupart des maisons du quartier sont en bois, et les fenêtres ferment mal. Les jardins ne sont séparés que par des haies ou des palissades pleines de trous, ce qui nous facilite la tâche. Cette fois-ci, ce n’était pas un jeu. Je me suis
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faufilée jusqu’au salon et j’ai écouté, par la fenêtre restée ouverte, papa et maman qui discutaient sous le porche. Comme tous les soirs, papa fumait une cigarette roulée et je pouvais sentir l’odeur trop forte, âcre du tabac. J’ai réalisé que maman en fumait une aussi – ce qu’elle n’a jamais fait depuis que je suis née. En tout cas pas devant moi. Ils parlaient du départ de Nancy et Bob. Maman disait que leur décision était prise. « Nancy a appris que son établissement allait fermer à la fin de l’année. Le gouvernement ne veut plus financer d’école dans leur quartier. Ils parlent d’en ouvrir de nouvelles, là où les banques réinvestissent. Plus près du centre. Cette fois, c’est sûr, elle va perdre son emploi », a-t-elle déclaré d’une toute petite voix. « Mais voyons, ils ont le meilleur taux de réussite de tout Midtown ! a répliqué papa. La moitié des élèves qui sortent de là vont à l’université ! Ils ne peuvent pas mettre des centaines d’adolescents dehors ! » Maman a eu un petit rire sans joie, comme elle a parfois quand elle écoute la radio en faisant la vaisselle : « Tu crois vraiment que ça va les arrêter ? » Papa a soupiré, mais n’a rien ajouté, tandis que
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maman répétait : « Que va-t-on faire, mais que vat-on faire ? » J’ai entendu papa se lever, faisant grincer le bois sous son poids. Il s’est approché d’elle, puis ils n’ont plus fait que chuchoter dans le noir. J’étais abasourdie et j’avais froid. Je suis remontée à l’étage sans un bruit. Sur le palier, devant la porte de notre chambre, Nestor dormait sagement, dans un vieux cageot que Lucy avait garni de chiffons…
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Nancy est la meilleure amie de maman. Elles se sont rencontrées il y a des années et des années, quand maman a quitté l’Europe pour venir étudier ici. Elle ne connaissait personne et parlait mal la langue du pays, alors Nancy l’a aidée et elle est devenue une des meilleures étudiantes de son université. C’est Nancy qui a présenté papa à maman. Le coup de foudre a été réciproque. Elle a trouvé qu’il ressemblait à Clint Eastwood et lui, qu’elle était le sosie de Catherine Deneuve. Ils ne se sont plus quittés. Après leurs études, Nancy a déménagé pour vivre avec Bob, son fiancé, qui travaillait comme ingénieur dans une usine automobile. Papa et maman ne connaissaient rien aux voitures, mais papa voulait défendre les droits des plus démunis, et maman, apprendre à lire aux enfants, alors ils ont suivi Nancy et ont fait comme elle et Bob : ils ont acheté une maison et ils se sont mariés. Mais ce n’était pas la même chose, parce que mes parents s’aiment d’un véritable amour de cinéma, tandis que Nancy et Bob se disputent tout le temps. Nancy habite à trois blocs seulement de chez nous. Elle et maman enseignent dans deux écoles
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différentes, mais, pour le reste, elles font tout ensemble et, surtout, elles s’occupent du potager. Ce projet de jardin collectif, ça a commencé comme une blague, puis c’est devenu un truc très sérieux dont il ne faut pas rire devant maman, sinon elle s’emporte. Pour elle, l’agriculture urbaine, c’est l’avenir. On est comme ces pionniers qui ont fondé la ville au milieu de nulle part, il y a trois siècles : on doit travailler la terre pour tout recommencer. On a besoin de nouvelles énergies et de nouvelles idées, de renouer avec nos racines pour bâtir une société nouvelle et éviter d’autres crises.
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POSTFACE
Shrinking city ou le déclin économique et démographique de Détroit Détroit (prononcer « ditroyte », en américain) est la ville principale de l’État du Michigan, aux États-Unis. Depuis 1950, sa population a diminué de moitié, laissant des pans entiers de la ville à l’abandon. Les délocalisations industrielles et la crise des crédits immobiliers sont passées par là, forçant les autorités locales à déclarer faillite en 2013. Du jamais vu ! Désormais, la ville tente de renaître de ses cendres, entre réduction des services publics et spéculation de quelques investisseurs privés. C’est également un terrain de lutte pour les activistes de gauche et la communauté afro-américaine, qui ressent plus que jamais la « suprématie blanche ». Des tentatives de développement d’autres modèles
socio-économiques
(notamment
l’agriculture
urbaine)
émergent cependant ici et là, permettant de croire en des lendemains qui chantent. Essor de l’industrie automobile pendant les Trente Glorieuses Fondée en 1701 par le Français Antoine de Lamothe-Cadillac, Détroit devient au début du XXe siècle un important centre industriel dans la région des Grands Lacs. La production automobile mondiale est en plein essor, notamment grâce au travail à la chaîne mis en place par le constructeur Henry Ford.
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Également connue sous le nom de Motown ou Motor City, Détroit devient en peu de temps la capitale de l’industrie automobile, les sièges sociaux des Big Three – General Motors, Ford et Chrysler – étant installés là. Si la ville voit sa population croître de quelques 285 000 à plus de 1,5 million dhabitants entre 1900 et 1930, la crise économique de 1929 amorce le lent déclin économique, industriel et démographique de Détroit. Globalisation et désindustrialisation dès les années cinquante Les
constructeurs
automobiles
entament
un
mouvement
de
délocalisation de leurs sites de production dès les années cinquante. La population de Détroit baisse tandis que de nombreux AfroAméricains, pauvres, arrivent du Sud au moment de la « grande migration ». En 1967, la ville vit des émeutes sanglantes, résultat des violences policières et des inégalités raciales de plus en plus profondes. À loccasion de la sortie du film Detroit de Kathryn Bigelow, André Kaspi, historien et spécialiste des États-Unis, explique que « ce ne sont pas de simples manifestations : on saccage, on pille, on tue. Cest une sorte de révolution. » On observe alors un premier exode urbain, nommé le white flight (« lenvol blanc ») : les blancs fuient pour les banlieues riches, contribuant un peu plus à la dégradation du centre-ville et à différentes formes d’exclusion sociale. Lannée 1973 voit ainsi lélection du premier maire noir, Coleman Young.
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Crise des crédits hypothécaires en 2008 À l'été 2007, certains établissements financiers notent une dégradation inquiétante des remboursements des prêts hypothécaires à risque (subprime mortages en anglais). Les emprunteurs sont souvent des familles à maigres revenus, à qui on a prêté de largent à des taux plus élevés que le marché. La crise financière et bancaire devient rapidement
mondiale.
Elle
touche
très
fortement
lindustrie
automobile, déjà bouleversée par les changements dans les habitudes de consommation des Américains et les différentes crises pétrolières. Ford résiste plutôt bien, mais le groupe General Motors est nationalisé par ladministration Obama et Chrysler reçoit une aide gouvernementale massive, leur évitant ainsi la banqueroute. En 2008, Détroit devient, malgré elle, le symbole de l’effondrement des villes américaines. Les quartiers sont dévastés par les saisies immobilières et le chômage. Les impôts ne rentrent plus : lagglomération se déclare en faillite avec près de 18,5 milliards de dollars de dettes. Les autorités locales ne sont plus en mesure de financer les services publics (écoles, hôpitaux, transports publics, bibliothèques). LÉtat du Michigan reprend le contrôle des finances de la ville en nommant un coordinateur durgence. La désertification industrielle contribue à une chute démographique accélérée. En 2020, Détroit ne compte plus que 639 000 habitants, parmi lesquels environ 80% sont afro-américains et 8% latinoaméricains. Le chômage frôle les 50% dans certains quartiers, les jeunes hommes noirs étant les plus touchés.
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Le rétrécissement du centre urbain Délabrement des maisons, trafic de drogue, insécurité, coupes budgétaires dans les services publics… Certains quartiers sont laissés à l’abandon et à la mainmise des spéculateurs immobiliers, qui achètent des terrains en ruine pour une bouchée de pain. Élu en 2013, le maire Mike Duggan avait promis à ses électeurs le retour de résidents, mais les résultats du recensement de 2021 montrent une diminution de la population de près de 10 % depuis 2010. On parle de shrinking city (littéralement, « une ville qui rétrécit ») pour décrire une ville dont la démographie décroît fortement. La théorie du ruissellement en question Les politiciens de tous bords évoquent souvent la théorie du ruissellement pour légitimer certains investissements, dont seule une partie privilégiée de la population va en réalité bénéficier. Engager des centaines de millions de dollars dans la construction d’un stade flambant neuf devait permettre l’afflux de capitaux, la création de nouvelles activités et commerces. Or, ce sont toujours les mêmes qui tirent avantage du système. Avec l’arrivée de nouvelles entreprises, les chantiers se multiplient (tramway, stade…) grâce à des fonds publics et privés, principalement de la famille Ilitch, fondateurs de Little Caesars Pizza et propriétaires des Tigers de Détroit, ou du promoteur immobilier Dan Gilbert. La ville est en transition, en cours de gentrification, menant à de fortes migrations de certaines classes sociales. Certes, Downtown se revitalise, mais les observateurs notent aussi qu’un nombre croissant d’habitants noirs quittent la ville. Les jeunes Blancs éduqués et à hauts revenus sont de retour : les loyers en forte augmentation poussent les
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populations pauvres toujours un peu plus loin du centre. Il est ainsi de plus en plus difficile de trouver une maison à moins de 350 000 dollars à lachat ! Quel futur pour Détroit et ses habitants ? Détroit est une ville pauvre à majorité noire. La municipalité est devenue terrain de spéculation pour les uns, laboratoire de nouveaux modèles de société et terrain de lutte pour d’autres, qui résistent tant bien que mal. Le système actuel reste malgré tout profondément inégalitaire : les minorités ont plus de difficultés à trouver un travail ou des financements pour leurs projets. Des habitants ont commencé à planter des potagers dans les ruines de la ville désertée pendant la crise. Pour eux, reprendre possession de la terre est un acte politique contre le capitalisme. Constater que le pouvoir et les ressources demeurent le privilège dune minorité blanche a créé une colère sourde, qui pousse de nombreux citoyens à entreprendre. Ladministration de la ville nest désormais plus sous la tutelle du Michigan, mais un comité dÉtat est chargé de surveiller les comptes de près. Les défis restent nombreux et les résultats encore incertains. Gageons que Détroit sera de nouveau prospère et deviendra plus inclusive dans un avenir proche !
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Bien avant ma naissance, on appelait Détroit « Motor City ». C’était la capitale de l’automobile, du progrès ! Aujourd’hui, des quartiers entiers sont démolis. Les habitants, menacés d’expulsion. Alors, j’ai décidé d’agir…
Combat 02 ISBN 978-2-930941-39-4 13,50 €