MILLE A R BRES CAROLINE LAMARCHE AURÉLIA DESCHAMPS
CotCotCot éditions
Texte : Caroline Lamarche Illustrations : Aurélia Deschamps Relecture : Anne-Soazig Brochoire Stagiaire : Irene Fattori Livre imprimé en Belgique sur papier issu de forêts gérées durablement et d’autres sources contrôlées ISBN 978-2-930941-26-4 Dépôt légal : février 2022 © 2022 CotCotCot éditions – Des Carabistouilles SPRL www.cotcotcot-editions.com
C a ro li n e L a ma rc h e & A u ré lia D e s c ha m p s
Mille ARBRES
C ot C ot C ot é d i t i o n s
1 Avec le projet d’autoroute, le monde se rétrécit pour ma grand-mère Mariette. Un peu comme si la mort avait décidé de prendre de l’avance. De détruire tout ce qui a fait sa vie. Pourtant, Mariette n’est pas très vieille, elle est normalement vieille, son visage serait même plus jeune que la moyenne des grands-mères, et sa voix, au téléphone, est si claire qu’on dirait une adolescente. Simplement, cette voix est plus lente que celle des petites amies de mes copains. C’est la voix de quelqu’un qui a eu des chagrins et des expériences, une voix qui prend enfin son temps, ce qui n’est pas tellement fréquent à notre âge.
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Hier, quand je l’ai appelée, elle m’a dit : — Bonjour mon François. Tu vas bien, mon chéri ? Alors tu veux venir me voir à vélo ? Formidable ! Mais c’est loin, et tu n’es pas obligé, tu sais. Joue avec tes amis, tu verras bien après. Jouer, non plus, n’est pas tellement fréquent à notre âge. On reste assis contre un mur, en ville, et on discute, tantôt avec les filles, tantôt sans (moi toujours sans, en tout cas). Parfois, Diane passe à vélo et elle crie : — Toujours à discuter ? On ne dit rien, un peu vexés, on la regarde passer en pensant qu’elle est craquante, dans son mini-short et son t-shirt trop court. Pour moi elle est très belle, avec ses yeux de chat, des yeux rieurs qui réfléchissent, aussi. Rire et réfléchir, ça va bien ensemble, on dirait. Puis, vers le soir, elle repasse dans l’autre sens. — Toujours à discuter ? Alors l’un de nous, plus téméraire, réplique : — Et toi, t’as fait quoi, toute seule comme d’habitude ? — J’ai été jusque chez mon père, là-haut.
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Les parents de Diane sont séparés. Sa mère a trouvé plus pratique de vivre en ville, comme mes parents, et son père a déménagé sur la colline, pas très loin de chez Mariette, justement, au bord de la forêt communale. Ce qui fait que, Diane, je la croise en ville et je la croise sur la colline et on se dit parfois un peu plus que trois mots. — Là-haut ! dit une fille. Mais c’est loin ! Diane nous regarde, un peu narquoise, un pied au sol, l’autre sur la pédale de son vélo, comme si elle était prête à repartir. — En pédalant bien, par la route de la vallée puis par le raidillon, j’y arrive en moins d’une heure. Tiens, salut François ! Mes joues deviennent toutes chaudes. Je coasse : — Salut… — Une heure ! coupe Fred avec sa voix bien plus grave que la mienne. Et revenir, encore ! Fred nous dépasse tous d’une tête, il veut sûrement s’attirer les bonnes grâces de Diane. Mais elle, pas du tout impressionnée, répond : — Et alors ? Tu es mou du genou, ou quoi ?
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C’est la seule des filles à avoir une voix aussi claire que ma grand-mère Mariette. Simplement, Diane, contrairement à ma grand-mère, ne m’appelle pas « mon chéri », ce qui, dans un sens, est dommage. Et puis, à l’œil nu, il y a mille différences. Diane a des mollets de sportive, un visage lisse et rose, elle n’a pas encore des rides d’expression, comme on dit, même si, de l’expression, elle en a tellement dans les yeux qu’elle sera sûrement, un jour, aussi ridée que ma grand-mère. Diane fait du vélo toute la journée, elle sort de la ville et elle monte chez son père, elle connaît tous les recoins de la vallée, tous les sentiers, tandis que ma grand-mère Mariette, qui a remisé sa bécane depuis des lunes, est toute cassée. Quand elle lève les bras, c’est comme des candélabres. Je veux dire que ses épaules coincent à un certain niveau, elle a mal et elle ne peut pas aller plus haut que ça. C’est parce qu’elle a planté plus de mille arbres, et qu’elle les a élagués, aussi, avec grand-père, qui est mort sur le grand tilleul.
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Mort sur un arbre, ça peut paraître bizarre. Moimême, je n’ai pas très bien compris comment c’est arrivé. On a dit : « Un accident. Il est tombé de l’arbre. » Pas n’importe quel arbre, d’ailleurs. Le plus vieux, celui qui pousse au fond de son jardin, à la limite de la forêt communale. Il y a longtemps, avant la Révolution, cette forêt appartenait à des moines qui ont dû s’enfuir, pour ne pas être guillotinés, je crois. En tout cas, le grand tilleul a connu la Révolution. Il était tout jeune à l’époque. Maintenant, il est immense, majestueux, un peu décati par endroits, avec des ramifications intéressantes. Les gens dici le nomment « l’arbre-bateau », parce qu’il se situe au point le plus haut de la région, comme un navire prêt à se lancer sur la mer du paysage. Est-ce comme ça que grand-père est mort ? Comme un capitaine qui perd l’équilibre et qui tombe dans la mer, une mer qui serait le paysage, ce paysage qu’il aimait tant ?
2 — L’autoroute, elle va passer sur l’arbre-bateau ? — L’arbre-bateau ? — Le vieux tilleul au bout du jardin de Madame Mariette. — Non. Juste devant. Sur le sentier communal. Madame Mariette aura le nez dessus. — Avec le bruit, les lumières, la pollution. — Et nous, tu crois que ce sera mieux ? Et les gens de la vallée, qui seront juste sous le viaduc ? Et ceux de la colline d’en face, qui auront la rocade sous leurs fenêtres ? Les gens du lotissement discutent souvent de l’autoroute. Ils ne savent pas très bien à quoi s’en tenir, si elle se fera ou pas, mais ils sont contre, c’est
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sûr. Eux, contrairement à mes grands-parents et aux anciens villageois, ce sont des nouveaux arrivants. Ils vivent dans des villas neuves, non loin de la forêt qui existait déjà à la Révolution. Depuis que les moines sont partis, les gens d’ici se sont toujours décarcassés pour veiller sur ces bois. De génération en génération, tout le monde plantait de jeunes arbres, coupait les plus vieux, se servait en bûches pour le feu : une vraie protection communautaire. Par exemple, mes grandsparents, eux, année après année, ils ont planté mille arbres. Et élagué le vieux tilleul, pour qu’il tienne encore quelque temps sans se casser la figure. Aujourd’hui, les gens le voient de loin, l’arbrebateau. Il paraît qu’on le voit même de la colline d’en face ! Un tilleul âgé de deux cent cinquante ans, qui a vu plusieurs guerres et qui continue à observer le ciel, planté au bord du paysage. Et, comme sil était là en exemple, les nouveaux arrivants plantent à leur tour des arbres en espérant qu’ils deviendront aussi grands et que l’autoroute ne passera pas dessus. Et les habitants se réunissent une fois par semaine chez le père de Diane, pour discuter de cette autoroute et
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mettre au point des tracts, des pétitions, des marches de protestation, bref, des actions de résistance pour sauver la forêt. Ça représente énormément de travail sans garantie de résultat, puisque le ministre des Travaux publics et son ingénieur en chef répètent dans les journaux qu’ils veulent cette autoroute, quelle est absolument nécessaire, vu quil y a de plus en plus de voitures. Alors cest dur, pour les citoyens ordinaires, d’attirer l’attention des journalistes pour proposer autre chose. Surtout que le maire a envie de cette autoroute. Il dit que cela va amener de plus en plus de passage et de commerces dans la commune et que ce sera tout bénéfice pour ses projets d’immeubles et de supermarchés. Donc, parfois, les gens se découragent. Mais, quand ils se découragent, il y a toujours quelqu’un pour dire : — Hé, ho, écoutez, il faut qu’on continue pour celui qui est mort dans son arbre ! Parce qu’il est mort, grand-père, il paraît, à cause de l’autoroute. Qu’est-ce que les gens entendent par là ? J’aimerais bien le savoir. Mais de ça, Mariette, elle nen parle jamais. Elle ne vient pas non plus aux réunions
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de l’association « Non à l’autoroute », fondée par le père de Diane. Pas parce qu’elle connaît Prévert, l’ingénieur en chef qui pilote ce projet d’autoroute. Pas non plus parce qu’elle le voit tous les dimanches à la messe, Prévert, et qu’elle le salue poliment en le voyant bien fier, bien élégant, entouré de sa femme et de ses trois enfants. Pas parce qu’il a un nom de poète, cet ingénieur. Simplement parce qu’elle a déjà dit ce qu’elle avait à dire et fait ce qu’il fallait, dans une lettre qu’elle lui a envoyée après la mort de grandpère. La lettre disait :
Monsieur l’ ingénieur en charge du projet de la future autoroute, notre forêt communale existait déjà avant la Révolution. Depuis le départ des moines qui en prenaient soin, c’ est toute la population qui a planté des arbres, ce qui permet aux habitants de la colline d’ en face comme à ceux de la ville de jouir d’ un paysage remarquable. Moi-même avec mon mari, nous avons planté mille arbres. La réalisation de l’autoroute détruira tout cela. Autrement dit, ce que les guerres n’ ont pas réussi 15
à détruire, ce que les hommes ont, de siècle en siècle, continué à embellir, va subir une atteinte mortelle par la destruction de l’ environnement. Sans mentionner le fait que je serai aux premières loges, un véritable balcon sur l’ autoroute et son bruit. Que direz-vous aux générations à venir ? Comment justifier vis-à-vis de nos enfants et petits-enfants la destruction de ce paysage ? Elle a reçu, en réponse, une lettre polie de l’ingénieur Prévert : Madame, Mes
services
ont
bien
reçu
votre
courrier.
L’autoroute est inévitable. Mais soyez assurée que le maximum sera fait pour préserver votre tranquillité.
Mariette, la tranquillité, elle s’en fout, puisqu’elle ira bientôt rejoindre grand-père quelque part dans la mort, cette contrée inquiétante dont personne n’est revenu pour nous dire à quoi ça ressemble. C’est
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préserver le paysage vivant qu’elle veut, et en faire bénéficier tout le monde, et surtout les enfants de la ville, comme moi. Autrement dit, l’avenir la préoccupe, malgré son grand âge.
Une future autoroute menace la vallée. Pour sauver un tilleul séculaire, François et son amie Diane rejoignent, d’une manière originale, le combat des riverains contre ce projet destructeur.
Combat 01 ISBN 978-2-930941-26-4 13,50 €