ci-dessus), la même cour a conclu que «l’utilisation extensive d’informations secrètes de la part des tribunaux chargés de réexaminer le statut de combattant, associée à l’impossibilité pour le détenu d’examiner ces informations et à l’interdiction de bénéficier de l’assistance d’un avocat empêchent le détenu d’avoir une connaissance suffisante des fondements factuels de la détention et le privent de l’opportunité d’attaquer en droit l’incarcération. Ces éléments sont suffisants en eux-mêmes pour constater une violation des garanties de procédure».
Conclusions préliminaires 33. Le rapporteur convient du jugement dans l’affaire Hamdan, dans la mesure où il a trait à la période où les Etats-Unis étaient en guerre en Afghanistan. Les Etats-Unis ont agi illégalement en refusant de reconnaître le statut de PG du détenu et en ne réunissant pas des «tribunaux compétents» pour déterminer cette question72. Plus généralement, le rapporteur est également d’accord avec la décision dans l’affaire «In re Guantánamo detainee cases» selon laquelle des garanties de procédure minimales ne sont pas fournies. Il considère aussi que les commissions de revue administrative sont même plus inadéquates à ce titre.
ii. Interdiction absolue de la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants 34. L’interdiction de la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants est jus cogens et se trouve codifiée dans l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques; l’article 10 de ce pacte stipule que toute personne privée de sa liberté doit être traitée avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine. Les Conventions de Genève contiennent également de nombreuses dispositions pertinentes73. 35. Les termes «peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants» ne sont pas définis dans le PIDCP. Le rapporteur considère que ces termes devraient être interprétés suivant principalement leur sens ordinaire, en conformité avec l’article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités. Le Comité des droits 72. Le conflit armé international en Afghanistan ayant désormais pris fin, tous les détenus doivent dorénavant bénéficier des protections normales du droit international des droits de l’homme, quel qu’ait été précédemment leur statut au regard du droit international humanitaire. 73. Voir article 3 commun; articles 13, 14, 17, 20, 46 et 87 CG III; articles 27, 32, 37 et 127 CG IV; articles 10 et 75 du Premier Protocole additionnel de 1949 (Protocole I); et articles 4, 5 et 7 du Second Protocole additionnel de 1949 (Protocole II). L’article 75 du Protocole I est largement considéré comme représentant le droit coutumier international (voir Matheson, Michael J., «The US position on the relation of customary international law to the 1977 Protocols», 2 AM. U. J. INT’L L. & POL’Y 415).
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de l’homme des Nations Unies, dans son Observation générale no 20, a donné des indications supplémentaires, en constatant que l’article 7 «concerne non seulement des actes qui provoquent chez la victime une douleur physique, mais aussi des actes qui infligent une souffrance mentale» (Il a constaté aussi que «l’emprisonnement cellulaire prolongé d’une personne détenue ou incarcérée peut être assimilé aux actes prohibés par l’article 7».). En ce qui concerne l’article 3 de la CEDH, la Cour européenne des Droits de l’Homme a conclu que, pour constituer une violation, un mauvais traitement «doit atteindre un minimum de gravité», appréciée par référence à «l’ensemble des données de la cause, notamment de la dureté du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge, de l’état de santé de la victime74». 36. La torture est définie en droit international par l’article 1 de la Convention des Nations Unies contre la torture comme «tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d’un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis, de l’intimider ou de faire pression sur elle ou d’intimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu’elle soit, lorsqu’une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. Ce terme ne s’étend pas à la douleur ou aux souffrances résultant uniquement de sanctions légitimes, inhérentes à ces sanctions ou occasionnées par elles». 37. Le 16 avril 2003, le secrétaire à la Défense, M. Rumsfeld, a approuvé une liste de «techniques de contre-résistance utilisées pour faciliter les interrogatoires des détenus de Guantánamo Bay». Ce document a clairement établi l’approbation de l’administration du fait que certaines des techniques pouvaient violer les Conventions de Genève. Les techniques approuvées, applicables simultanément et cumulativement, incluaient ceci: le renforcement significatif de la peur des détenus (par utilisation de moyens non définis75), la manipulation alimentaire (par exemple la privation partielle de nourriture et d’eau), les manipulations environnementales (par exemple le réglage de la température ou l’introduction d’une odeur déplaisante), la «régulation» du sommeil (par exemple l’inversion des cycles entre le jour et la nuit, sans privation de sommeil), l’isolement, avec autorisation explicite de périodes pouvant aller jusqu’à trente jours et autorisation implicite de 74. B. c. France, jugement du 25 mars 1992. 75. Une instruction précédente a autorisé le recours à des chiens pour terroriser les détenus (voir ci-dessous).
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périodes plus longues, et la persuasion des détenus que les interrogateurs proviennent d’un pays autre que les Etats-Unis. La phrase finale stipule que rien dans ce mémorandum ne restreint d’une manière quelconque l’autorité des forces américaines quant au maintien de l’ordre et de la discipline parmi les détenus76. 38. Un mémorandum du Département de la justice du 1er août 2002 énonce les conclusions suivantes: i.
si la souffrance est physique, elle doit être de l’ordre de celle qui accompagne de graves dommages physiques, comme l’arrêt d’un organe, la dégradation des fonctions corporelles ou même la mort;
ii.
une «souffrance mentale sévère» implique qu’il subsiste un dommage psychologique d’une durée significative;
iii.
même si la personne (accusée d’être un tortionnaire) sait que ses actions vont susciter une grande souffrance, si son but n’est pas de la provoquer, on ne peut pas lui imputer l’intention spécifique (de torturer), même s’il agit de mauvaise foi;
iv.
les poursuites engagées pour des actes de torture commis dans le cadre de la «guerre mondiale contre la terreur» ont été stoppées au motif qu’elles représentaient des violations inconstitutionnelles à l’autorité du Président de mener la guerre77.
39. De l’avis du rapporteur, cette analyse présente plusieurs lacunes graves, que l’on peut mettre en lumière par une comparaison avec la jurisprudence européenne: 76. Ce document a remplacé une précédente instruction du 2 décembre 2002 qui avait approuvé une autre liste de techniques incluant: l’usage de positions de stress pendant une durée maximale de quatre heures (Rumsfeld a remis en cause cette durée, affirmant que lui-même restait debout huit à dix heures par jour); la privation de lumière et les stimuli auditifs; le cagoulage; des interrogatoires durant vingt heures; la suppression de tous les éléments de confort (y compris les objets religieux); le retrait des vêtements; le rasage obligatoire; le recours aux phobies individuelles (par exemple la peur des chiens) pour déclencher le stress; et l’usage de contacts physiques légers et non préjudiciables à la santé, tels que les empoignades, des coups portés avec le doigt sur la poitrine, et des bousculades légères. Tout en n’autorisant pas l’emploi de scénarios visant à convaincre le détenu que lui ou sa famille encourt sous peu la mort ou des conséquences extrêmement pénibles, l’exposition au froid ou à l’eau froide, le recours à des serviettes humides ou à de l’eau ruisselante pour déclencher une fausse sensation de suffocation; il a été déclaré que ces techniques peuvent être légalement applicables. 77. Le «Mémorandum pour Alberto R. Gonzales, conseiller du président, Re: Standards of Conduct for Interrogation under 18 U.S.C. ss.2340-2340A», 1er août 2002: le 18 U.S.C. ss.2340-2340A contient les dispositions juridiques nationales américaines contre la torture.
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i.
le niveau de douleur et de souffrance requis est beaucoup trop élevé. Pour sa part, la Cour européenne des Droits de l’Homme considère comme torture des «souffrances très graves et cruelles78»;
ii.
elle met en œuvre un critère inadéquat quant à l’intention de la personne responsable des mauvais traitements. La CEDH parle de «traitement inhumain délibéré79»;
iii.
par ailleurs et sur ce même point, il s’ensuit que l’évaluation de la «sévérité» est faite par référence à la victime, ce qui lui confère un caractère relatif: «elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge, de l’état de santé de la victime, etc.80»;
iv.
la décision de la Chambre des Lords britannique dans l’affaire Pinochet laisse entrevoir que l’immunité contre les poursuites dont bénéficient même les chefs d’Etats en activité ne peut s’étendre à des crimes internationaux tels que des actes de torture81. En tout état de cause, l’immunité est liée au statut personnel du Président Bush en tant que chef de l’Etat et ne peut s’étendre à d’autres responsables, même s’ils agissent directement sous les ordres du Président82.
40. Un deuxième mémorandum du Département de la justice, daté du 30 décembre 2004, a néanmoins remplacé celui d’août 2002. Reconnaissant implicitement le caractère impropre du conseil précédent, ce second mémorandum diffère sur plusieurs points essentiels: i.
concernant la signification de la notion de «douleur ou de souffrances aiguës» il évoque la torture comme une pratique extrême, délibérée et exceptionnellement cruelle, et énonce qu’il n’est pas d’avis que le Congrès ait cherché à évoquer uniquement les conduites impliquant des douleurs atroces et horribles. Il a également conclu que la question cruciale est le degré de douleur et de souffrance que le prétendu tortionnaire cherchait à infliger, et avait infligé, à la victime. Plus le calvaire est intense, long et odieux, plus il y a de chances que l’acte s’apparente bien à de la torture. Par ailleurs, dans certaines circonstances, des souffrances physiques aiguës peuvent relever de la torture même en l’absence de douleur physique aiguë. A l’évidence,
78. Irlande c. Royaume-Uni, arrêt du 18 janvier 1978, paragraphe 167. 79. Ibidem. 80. Selmouni c. France, arrêt du 28 juillet 1999, paragraphes 100-101. 81. La Reine c. le juge professionnel métropolitain de Bow Street et autres, pour le compte de Pinochet Ugarte (sur intervention d’Amnesty International) (no 3), [1999] 2 WLR 827, HL. Voir aussi article 27, Statut de Rome de la Cour pénale internationale. 82. Voir les articles 2 et 4, Convention contre la torture, et l’article 33 du Statut de Rome.
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la notion de torture a été élargie par rapport au mémorandum précédent (voir ci-dessus); ii.
en droit national américain, la douleur ou la souffrance mentales prolongées étaient synonymes d’un certain dommage ou de blessures mentales causés par ou résultant de l’un des actes prescrits dans le statut et poursuivis durant une période prolongée. Le fait d’employer le mot «certain» au lieu du mot «significatif» est à nouveau la preuve d’un élargissement de la notion de torture (voir ci-dessus);
iii.
l’intention spécifique doit être différenciée du motif. Aucune «bonne raison» ne justifie le recours à la torture. Ainsi, le motif avancé par un défendeur (par exemple la protection de la sécurité nationale) n’est pas pertinent. L’intention spécifique de commettre un acte donné peut être retenue, même si ce défendeur ne devait passer à l’acte que sous condition. Ainsi, le fait qu’une victime ait évité la torture en coopérant avec le tortionnaire n’autorise pas pour autant la commission d’actes constituant par ailleurs une torture;
iv.
le mémorandum de décembre 2004, en remplaçant celui d’août 2002 «dans son intégralité», quoique omettant tout réexamen des pouvoirs du Président en tant que commandant en chef et des moyens potentiels de dégager sa responsabilité, retire ces points du mémorandum précédent. Ce retrait repose sur le fait que l’examen des limites d’une telle autorité serait en contradiction avec la directive présidentielle sans équivoque demandant au personnel américain de ne pas recourir à la torture83.
41.
En revenant sur les positions précédentes, le ministre de la Justice (Attorney General) des Etats-Unis, Albert R. Gonzales (qui avait approuvé la note sur la torture d’août 2002 – voir ci-dessus), lors de ses auditions de confirmation au sein de la Commission judiciaire du Sénat, a dit que la convention contre la torture ne prévoit pas d’interdiction des traitements cruels, inhumains ou dégradants à l’égard des étrangers à l’étranger. De plus, il a conclu que des techniques extrêmes, telles que la simulation de noyade, les fausses exécutions, l’usage de chiens menaçants, celui de capuches, la nudité forcée, l’injection de force de drogues et les menaces d’être envoyé dans un autre
83. Par exemple, la déclaration du Président à l’occasion de la Journée internationale des Nations Unies en soutien aux victimes de la torture, 26 juin 2004: «Nous enquêterons et poursuivrons tous les actes de torture et nous engageons à prévenir les autres peines cruelles et inhabituelles dans tous les territoires sous notre juridiction. Il est demandé au personnel américain de se conformer à toutes les lois américaines, y compris à la Constitution, aux statuts fédéraux, y compris à ceux interdisant la torture, ainsi qu’à nos obligations découlant des traités en matière de traitement des détenus» (traduction non officielle).
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pays pour y être soumis à la torture «pourraient être admissibles dans certaines circonstances84». 42. Il est donc clair que l’orientation officielle prise dans son ensemble contient certaines ambiguïtés troublantes, des incohérences et des omissions85. Il était prévu au départ non pas d’empêcher les mauvais traitements interdits au plan international, mais de permettre et même d’encourager des formes moins graves d’abus. Prévenir l’excès de ces abus n’était que le but secondaire. A l’évidence, l’orientation officielle ne fournit pas de garde-fou en matière de conditions de détention et de techniques d’interrogatoire assimilables à des tortures ou à des traitements ou peines cruels, dégradants ou inhumains. Pour un non-juriste, la formulation des documents officiels peut sembler accorder une autorisation implicite, voire donner des instructions pour l’emploi de conditions et de techniques qui, aux termes de la loi, seraient assimilables à ces mauvais traitements. Toutefois, davantage de preuves sont nécessaires pour démontrer l’emploi effectif de telles pratiques. Les paragraphes suivants reprennent des informations sélectionnées liées aux formes les plus extrêmes de mauvais traitements, évoquant des situations assimilables à de la torture au sens de la définition de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants: de l’avis du rapporteur, ces situations doivent être considérées dans leur ensemble et non comme une série d’incidents séparés ou isolés86: i.
Jamal Al Harith a décrit des séances d’interrogatoire de quinze heures, au cours desquelles il était attaché par de «longs fers» qui l’obligeaient à rester accroupi ou agenouillé et qui étaient si serrés qu’il en saignait. Au cours des interrogatoires, des menaces étaient proférées envers sa famille. Parfois, pendant de longues périodes, il était également menotté «court» dans des positions de stress inconfortables. Des chiens sans muselière étaient introduits dans la cage où il était détenu et incités à aboyer férocement. Il était soumis alternativement à des températures extrêmes et privé de sommeil par de puissants projecteurs et un bruit assourdissant. La nourriture et l’eau étaient insuffisantes. Il a été placé deux fois à l’isolement, dans des conditions encore plus extrêmes, y compris dans le noir absolu et privé du plus strict nécessaire, tels que des toilettes ou le Coran. A une reprise, ayant refusé une injection non identifiée, il a été sévèrement battu par des membres de la force de
84. «A degrading policy», Washington Post, 26 janvier 2005. 85. Voir les mémorandums de Rumsfeld sur «les techniques de contrerésistance» et le mémorandum du Département de la justice du 1er août 2002 sur les normes de conduite des interrogatoires, ci-dessus. 86. En préliminaire, il convient de rappeler que le but primordial de la détention à Guantánamo Bay est l’interrogatoire, avec un régime conçu dans son ensemble pour faciliter l’obtention d’informations.
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réaction extrême. Tout au long de sa détention, il n’a eu aucun accès à sa famille, à un représentant légal ou à un tribunal pour contester la légalité de cette détention87; ii.
Shafiq Rasul, Asif Iqbal et Rhuhel Ahmed ont rédigé une déclaration synthétique décrivant le traitement qui leur a été infligé. Rhuhel Ahmed et Shafiq Rasul indiquent tous deux avoir été violemment battus à leur arrivée. Asif Iqbal et Shafiq Rasul déclarent avoir été forcés, à leur arrivée, de rester assis en plein soleil pendant des heures, sans eau suffisante, à la suite de quoi Asif Iqbal a été pris de convulsions. Au cours des premières semaines, Asif Iqbal et Shafiq Rasul ont été enfermés dans des cages de deux mètres sur deux, sans possibilité d’exercice, et n’ont bénéficié que d’une seule douche rapide par semaine. Ils ont été exposés à la lumière directe du soleil durant la journée et à celle de puissants projecteurs la nuit. Dans ce contexte, ils ont également subi des interrogatoires dans des conditions extrêmes, au cours desquels les détenus étaient enchaînés. Lorsqu’ils tombaient, ils étaient battus à coups de pied et de poing. Dans les bâtiments permanents du camp Delta, les détenus continuaient d’être exposés au soleil et à la pluie. Il régnait une atmosphère permanente de peur et de stress, les détenus n’avaient aucun recours contre les mauvais traitements et étaient constamment exposés aux mauvais traitements des autres. Les trois détenus ont réitéré les propos de Jamal Al Harith, affirmant avoir été frappés par la force de réaction extrême pour avoir refusé une injection non identifiée. Lors d’une série d’interrogatoires, Shafiq Rasul a été enfermé dans une cellule d’isolement répugnante, où régnaient une chaleur accablante la journée et un froid glacial la nuit. Au cours de cette période, il a été enchaîné à une occasion dans une pièce, durant six ou sept heures, dans une position de stress, à la suite de quoi il a été dans l’incapacité de marcher et a souffert de violentes douleurs dorsales. A d’autres périodes d’enchaînement, il subissait une assourdissante musique «heavy metal». On lui disait que, s’il ne reconnaissait pas les allégations portées contre lui, il serait placé à l’isolement durant douze mois, jusqu’à ce qu’il «craque». Asif Iqbal a été placé à l’isolement dans une cellule dont on lui a dit qu’elle avait été occupée auparavant par un détenu souffrant de problèmes de santé mentale, qui avait tout barbouillé d’excréments, d’où la puanteur qui y régnait. Au cours des cycles d’interrogatoires, il a dû subir de la musique assourdissante et des éclairages stroboscopiques, il a été enchaîné dans des positions de stress et menacé d’être battu. Rhuhel Ahmed décrit un traitement similaire. Les trois mentionnent des tentatives de suicide de la part de nombreux détenus et le fait qu’au
87. Détenu britannique; voir document AS/Jur (2005) 01, minutes de l’audition tenue par la commission à Paris, le 17 décembre 2004.
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moins cinquante détenus souffraient de problèmes mentaux très graves, ce qui n’empêchait pas la poursuite de leurs interrogatoires. A la suite des mauvais traitements subis, Shafiq Rasul souffre de douleurs dorsales et aux genoux, et Rhuhel Ahmed de dommages irréversibles à la vue, le traitement simple lié à son état de santé préexistant lui ayant été refusé88; iii.
Tarek Dergoul confirme les allégations de mauvais traitement à l’arrivée et l’exposition des détenus à des températures extrêmes. Il ajoute que ceux qui l’interrogeaient l’ont menacé de l’envoyer au Maroc ou en Egypte, où il serait torturé. A une reprise, ayant refusé une fouille de sa cellule, des membres de la force de réaction extrême sont venus et l’ont agressé. Ils lui ont projeté du poivre en poudre dans les yeux, lui ont enfoncé les doigts dans les yeux, lui ont frappé la tête contre le sol, l’ont roué de coups de pied et de poing, et lui ont plongé la tête dans les toilettes. Une autre fois, durant une période où il était placé à l’isolement, il a été frappé jusqu’à perdre connaissance. Depuis lors, il souffre de cauchemars et de flash-back, de dépression, de pertes de mémoire et de migraines89;
iv.
Moazzem Begg a indiqué avoir subi des sévices physiques et avoir été déshabillé par la force de manière dégradante. Au cours de son interrogatoire, il a été soumis à la torture et à des menaces de torture et de mort, dans un environnement général de peur provoquée par les hurlements terrifiants de ses compagnons de détention confrontés aux mêmes méthodes. Pour lui, le point culminant a été la mort de deux de ses codétenus entre les mains du personnel américain, décès dont il a été en partie témoin90;
v.
Martin Mubanga a également affirmé avoir été enchaîné si longtemps qu’il a uriné sous lui, puis il a été forcé de nettoyer sa propre urine. Au cours de l’interrogatoire, il a été menacé et l’un de ceux qui l’interrogeaient lui a marché sur les cheveux. Il a également été soumis à des températures extrêmes91;
vi.
Mamdouh Habib a mentionné des sévices physiques, sa tête a été frappée contre le sol, il a subi des humiliations sexuelles et des sévices psychologiques,
88. «Déclaration synthétique» des détenus britanniques Shafiq Rasul, Asif Iqbal et Rhuhel Ahmed, 26 juillet 2004; voir http://www.cageprisoners.com/dn_files/200408041051220. pdf 89. Témoignage de Tarek Dergoul, détenu britannique, dans l’affaire R (à la requête de Feroz Abbasi et Martin Mubanga) c. secrétaire d’Etat au Foreign Office et secrétaire d’Etat du ministère de l’Intérieur. 90. Lettre du 12 juillet 2004; détenu britannique. 91. The Guardian,«Guantánamo torture and humiliation still going on, says shackled Briton», 11 décembre 2004; détenu britannique.
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par exemple la présentation de la photo semblant montrer sa femme, nue, avec Oussama ben Laden92; vii.
les avocats de Omar Khadr, âgé aujourd’hui de 18 ans mais de 15 à l’époque de sa capture en Afghanistan, déclarent qu’il a été régulièrement enchaîné dans une cellule d’isolement durant de longues périodes. S’il s’oubliait, les gardes versaient sur lui du liquide de nettoyage parfumé au pin93;
viii.
un détenu britannique a affirmé à son avocat qu’il avait été torturé, suspendu à une barre par des menottes pendant de longues périodes, jusqu’à ce que les menottes lui entaillent les poignets, une technique connue en Amérique du Sud sous le nom de strappado94;
ix.
l’avocat de onze Koweïtiens a évoqué les sévices dont ils ont été victimes: ils ont été suspendus par les poignets ou les chevilles et battus, parfois à l’aide de chaînes, sodomisés et soumis à des électrochocs95;
x.
un mémorandum édité par le FBI, qui semble dater du 22 mai 2002, contient la traduction d’un entretien avec un détenu qui affirme avoir été battu jusqu’à l’inconscience à trois ou quatre reprises lors de son séjour au camp Delta. Plusieurs gardes sont entrés dans sa cellule et, sans raison, lui ont craché dessus et l’ont injurié. Les gardes l’ont traité de «fils de pute» et de «bâtard», puis de «fou». Il s’est couché sur le ventre pour se protéger. Un militaire a sauté sur son dos et a commencé à le frapper au visage jusqu’à ce qu’il perde connaissance, tout en indiquant le battre parce qu’il était musulman et que lui était chrétien. La victime a évoqué également la présence d’une gardienne qui l’a, elle aussi, frappé et a cogné sa tête contre le sol de la cellule96.
43. Le FBI a exprimé à plusieurs reprises ses préoccupations quant aux techniques d’interrogatoire employées à Guantánamo97: 92. New York Times, «Detainee says he was tortured in US custody», 13 février 2005; détenu australien. Concernant le large usage d’humiliations sexuelles en tant que technique d’interrogatoire, voir Associated Press, «Sex used to break detainees: report», 28 janvier 2005. 93. New York Times, «Canadian was abused at Guantánamo, lawyers say», 10 février 2005; détenu canadien. 94. The Observer, «Guantánamo Briton “in handcuff torture”», 2 janvier 2005; détenu britannique (nom non divulgué en raison des restrictions dont fait l’objet son avocat). 95. New York Times, «Lawyer says US forces abused Kuwaiti prisoners», 8 février 2005. L’administration américaine a rejeté ces plaintes, affirmant qu’il est important de noter que les manuels d’entraînement d’Al-Qaida insistent sur la tactique consistant à faire de fausses allégations. 96. Mémorandum obtenu par l’American Civil Liberties Union (ACLU) (voir ci-dessous). 97. Sauf indication contraire, voir ACLU, «FBI E-mail refers to Presidential Order authorizing inhumane interrogation techniques», 20 décembre 2004.
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i.
dans un mémorandum daté du 5 décembre 2003, un agent du FBI s’est plaint des «techniques de torture» utilisées par les enquêteurs du Département de la défense se faisant passer pour des agents du FBI. Le 12 juillet 2004, un agent du FBI a confirmé avoir observé des traitements non seulement très agressifs, mais aussi bouleversants à titre personnel;
ii.
des documents datés du 30 juin 2004, 13 juillet 2004 et 14 juillet 2004, ainsi qu’un mémorandum non daté font diversement référence à l’emploi de musique assourdissante, de lumière crue ou stroboscopique et d’intimidation à l’aide de chiens;
iii.
le mémorandum du 30 juin 2004 décrit comment un agent du FBI a vu un détenu assis sur le sol, enroulé dans un drapeau israélien, dans une salle d’interrogatoire où résonnait une musique assourdissante et éclairée de lumières stroboscopiques;
iv.
le courrier du 14 juillet 2004 mentionnait des interrogatoires extrêmement agressifs, par exemple une femme menant l’interrogatoire qui saisissait les testicules du détenu ou lui retournait les pouces, ainsi que des traumatismes psychologiques extrêmes causés par un isolement de trois mois dans une cellule inondée de lumière98;
v.
dans un mémorandum du 2 août 2004, un agent du FBI a affirmé qu’à plusieurs occasions il a pénétré dans des salles d’interrogatoire et y a trouvé un détenu allongé sur le sol, enchaîné aux pieds et aux mains en position fœtale, sans siège, sans nourriture et sans eau. Le plus souvent, le détenu avait uriné et déféqué sous lui et était resté dans cette situation pendant dix-huit ou vingt-quatre heures, voire plus. A une reprise, l’air conditionné avait été réglé à un tel niveau et la température était si basse dans la pièce que le détenu, pieds nus, grelottait de froid. Lorsqu’il a demandé des explications aux gardes de la police militaire, on lui a répondu que les interrogateurs de la veille avaient ordonné ce traitement et que le détenu ne pouvait pas être déplacé. A d’autres occasions, la climatisation avait été coupée, provoquant dans la pièce privée de ventilation une température de plus de 100 °F (soit 38 °C). Le détenu gisait là, encore inconscient, avec un amas de cheveux à côté de lui. Apparemment, il s’était arraché les cheveux luimême au cours de la nuit. A une autre occasion, non seulement la chaleur était insupportable mais des haut-parleurs diffusaient une musique rap assourdissante, cette situation durant depuis la veille et le détenu étant enchaîné aux pieds et aux mains en position fœtale sur le sol carrelé.
98. CNN, «FBI reports Guantánamo “abuse”», 8 décembre 2004.
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44. Un article du New York Times, préparé sur la base d’entretiens avec des gardes militaires, des agents de renseignement et d’autres membres du personnel de Guantánamo, décrivait une procédure courante: les prisonniers qui refusaient de coopérer étaient contraints de retirer leurs sous-vêtements, de rester assis sur une chaise, enchaînés aux pieds et aux mains à un anneau fixé dans le sol et subissaient des lumières stroboscopiques et une musique de rock et de rap bruyante diffusée par deux haut-parleurs tout proches, alors que la climatisation était poussée à l’extrême. Ce traitement était destiné à placer les détenus dans une situation hautement inconfortable, car ils étaient habitués à des températures élevées. Ces séances pouvaient durer pendant quatorze heures, entrecoupées de pauses. «Je les ai libérés», disait l’officier. Une autre personne habituée à cette procédure a affirmé que les détenus sortaient tout chancelants. Ils retournaient dans leur cellule et étaient totalement «sonnés99». 45. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), qui travaille habituellement par l’intermédiaire de rapports confidentiels adressés aux gouvernements, a exceptionnellement rendu publiques ses préoccupations quant au traitement des détenus de Guantánamo. En octobre 2003, à la suite d’une visite d’inspection, le chef de l’équipe a déclaré que ces détenus ne pouvaient pas être maintenus indéfiniment dans cette situation. L’absence de cadre juridique clair et son impact très négatif sur la santé physique et mentale des détenus sont devenus une préoccupation majeure100. En janvier 2004, le comité a noté une grave détérioration de la santé psychologique d’un grand nombre de détenus101. Un communiqué de presse du 30 novembre 2004 déclare que «le CICR reste préoccupé par le fait que des problèmes importants concernant les conditions d’internement et le traitement des personnes se trouvant à Guantánamo Bay n’ont pas encore pu être traités de manière adéquate102». 46. Fin novembre 2004, de nombreux médias ont rapporté des fuites relatives à un mémorandum du Gouvernement américain concernant un rapport confidentiel du CICR. Selon ce mémorandum, le CICR a déclaré que les traitements infligés aux détenus à Guantánamo étaient «équivalents à la torture» et qu’un rapport confidentiel précédent du CICR avait laissé entendre que les détenus étaient soumis à la «torture psychologique». Le rapport sous-jacent du CICR avait apparemment conclu que le système mis en place à Guantánamo visait à rendre les 99. New York Times, «Broad use of harsh tactics is described at Cuba base», 17 octobre 2004. 100. New York Times, «Red Cross criticizes indefinite detention in Guantánamo Bay», 10 octobre 2003. 101. CICR, «Guantánamo Bay: le point sur le travail du CICR en faveur des internés», Le point sur les activités, 30 janvier 2004. 102. CICR, «L’action du CICR à Guantánamo Bay», communiqué de presse, 30 novembre 2004.
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Guantánamo
détenus totalement dépendants de leurs interrogateurs, à travers notamment des actes humiliants, l’isolement, des températures extrêmes et l’usage de positions forcées. La construction d’un tel système, dont l’objectif déclaré est la récolte d’informations, ne peut être considérée autrement que comme un système intentionnel de traitement cruel, inhumain ou dégradant et à une forme de torture103. 47. Lors de son audition du 17 décembre 2004, la commission a entendu le Dr James MacKeith, éminent psychologue légiste et membre de la Commission britannique de révision des affaires pénales, qui a participé étroitement au rapport détaillé sur les terroristes suspectés soumis à une détention d’une durée potentiellement indéfinie au Royaume-Uni. Le Dr MacKeith a fermement conclu que ceux qui ont subi l’expérience de la détention à Guantánamo ont beaucoup plus de probabilité de souffrir de maladies mentales graves que les détenus en Angleterre, car la plupart d’entre eux en ont été gravement traumatisés; les dommages et les maladies causés persisteront probablement un certain temps, peut-être même indéfiniment104. Six experts des droits de l’homme de la Commission des Nations Unies pour les droits de l’homme ont déclaré que les conditions de détention, en particulier pour les personnes placées en isolement, exposent les détenus à des risques importants de détérioration de leur état psychique, voire à des apparitions de symptômes psychiatriques irréversibles105. Selon un rapport de janvier 2004, jusqu’à septembre 2003, le nombre officiel de tentatives de suicide était de 32. Même si ce nombre avait baissé depuis cette date, cela est dû au fait que beaucoup des tentatives ont été reclassifiées comme «comportement autodestructif prétextieux». Il y avait eu 40 incidents de ce type en six mois. Le chef de l’équipe médicale (Chief Surgeon) à Guantánamo avait indiqué que la dépression était la maladie la plus courante parmi les détenus, dont plus d’un sur cinq prenaient des antidépresseurs; et un professeur de psychiatrie légale, qui avait passé une semaine à Guantánamo à la suite d’une invitation du Pentagone, avait dit qu’il serait difficile d’imaginer un groupe de personnes plus stressées106.
Conclusions préliminaires 48. Le rapporteur conclut qu’il ne peut y avoir aucun doute sur le fait que la plupart des détenus, si ce n’est tous, sont soumis à des traitements et peines cruels, inhumains et dégradants, et que de tels mauvais traitements sont systématiques et font même partie de la politique officielle. Par ailleurs, compte tenu de la durée 103. New York Times, «Red Cross finds detainee abuse in Guantánamo», 30 novembre 2004. 104. Voir document AS/Jur (2005) 01. 105. «Des experts de l’Onu expriment à nouveau leur préoccupation s’agissant de la situation des détenus de Guantánamo», communiqué de presse, 4 février 2005. 106. «Operation Take Away My Freedom: inside Guantánamo Bay on trial», Vanity Fair, janvier 2004.
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