A fleur de peau

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Vanina Noël

A Fleur de Peau

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Le petit marteau métallique frappa énergiquement les deux cloches chromées en forme de champignons. Le bruit insupportable qui en résulta eut pour effet de faire surgir de sous les couvertures la main d’un individu à moitié éveillé, qui donna un coup violent sur le réveil, lequel s’effondra au pied de la table de nuit. Depuis environ un mois, Erwan se levait aux aurores, soit une heure indécente pour lui. Et cela ne le mettait pas de bonne humeur. Il n'était du tout lève-tôt mais il avait l’impression que la chape de plomb qui s’était déposée sur sa tête à l’adolescence pour l’empêcher de se lever ne l’avait jamais quitté depuis, et, malgré ses vingt ans déjà passés, c’était toujours le même soupir qui accompagnait le timbre du réveille-matin. Il dut se motiver pour prendre sa douche quotidienne, sachant que depuis quelques semaines l’eau chaude était distribuée par intermittence, au gré des caprices de l’énorme chaudière en fonte qui, en plus d’occuper une place disproportionnée dans la cuisine, avait le très grand défaut de fonctionner à l’électricité. Erwan hurla un peu, par

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intermittence également, mais réussit à se laver à peu près convenablement. Après tout, tout est question d’habitude. Il est intéressant de noter qu'Erwan, qui savait si peu contenir ses émotions et pensées hostiles envers ses congénères humains, était également souvent enclin à se mettre dans des colères invraisemblables contre des objets. Ainsi, il n’était pas rare de le surprendre à insulter un appareil qui refusait de fonctionner, une chaudière qui ne faisait pas son boulot, ou encore une étagère qui l’avait sournoisement cogné en passant. Après quoi il en gardait une rancœur tenace, et rien ne pouvait le réconcilier avec l’objet en question, qu’il continuait à lorgner d’un œil méchant pendant plusieurs jours. Il passa son peignoir, se rendit dans la cuisine, et entreprit la prouesse de se faire couler une tasse de café noir. Cette opération lui prit environ vingt minutes, car, comme il s’y attendait, les plombs sautèrent trois fois avant qu’il puisse obtenir une tasse complète. Il pesta un peu, par habitude, et se promit, comme chaque matin, d’aller au plus tôt s’acheter une bonne vieille cafetière à piston, identique à celle dont il s’était débarrassé tout récemment. C’était d’autant plus énervant qu’il avait acquis ce modèle électrique environ trois mois auparavant, cédant enfin aux injonctions de la réclame : Achetez moderne, achetez électrique ! La révolution est en marche ! Révolution, mon œil. Trois siècles qu’on l’attendait, cette révolution ! Elle avait déjà été annoncée au XIXe, puis au XXe siècle, et devait passer par l’électricité… Le XXIe siècle avait vu des progrès fulgurants dans les domaines des sciences et de la conquête spatiale. Mais à l’aube du XXIIe siècle, rien de bien spectaculaire n’avait ébranlé le quotidien. Certes, on savait concevoir des automates extrêmement 9


sophistiqués, que personne ne pouvait s’offrir et qui, de fait, ne servaient à rien, et que l’on allait voir au musée, en famille, le dimanche après-midi. Parfois l’un d’eux était embauché pour des tâches ingrates, comme l’entretien des locaux, mais on les remarquait peu, car on les faisait travailler de nuit. La médecine n’était pas en reste, on guérissait à peu près toutes les sortes de maladies, et dans les maisons de retraite, passé cent vingt ans, on s’ennuyait ferme, entre les interminables parties de tric-trac et les séances mensuelles de cinématographe. Erwan enfila son pantalon à carreaux sombre, son gilet et noua son foulard de soie. Un rapide coup d’œil à sa montre à gousset lui apprit qu’il était en retard, malgré ses précautions. Il enfila sa redingote, son chapeau, et sortit. La concierge le héla dans l’escalier : — Bonjour monsieur Mclaren, vous avez du courrier ! Elle lui tendit deux réclames, imprimées sur du gros carton où l’encre paraissait à peine sèche. La première encourageait l’installation d’une ligne téléphonique privée, la seconde exhortait à donner son sang, pour sauver sa vie. Erwan bougonna : — Au lieu de toujours sauver des vies, ils pourraient penser à inventer des chaudières qui fonctionnent ! — Je suis entièrement d’accord avec vous, soupira la concierge. Quant au téléphone, il allait y réfléchir. Évidemment, cela pouvait être pratique… à condition que ses amis le possèdent aussi, sinon quel intérêt ? Pour tenter de combler un peu son retard, il préféra le tramway à la bicyclette. Et puis c’était plus prudent, car Erwan était vite distrait, et s’oubliait souvent à contempler le paysage. Sur la route, c’était la pagaille. Quelques 10


automobiles à vapeur crachotaient leur fumée blanche dans la fraîcheur matinale, tandis que les omnibus se frayaient un chemin entre les véhicules et les rares chevaux qui parfois se retrouvaient là comme cheveux sur la soupe. Au loin, on apercevait la tour du Palais Citoyen, majestueuse avec son armature cuivrée qui ressemblait au squelette d’un insecte géant, et ses immenses baies vitrées qui protégeaient derrière leur épaisseur les plus éminents cerveaux du pays. L’Archonte y avait ses appartements, ainsi que ses ministres, qui étaient logés dans les étages supérieurs. Le toit du bâtiment se terminait par une immense antenne-station, d’où partait le rail en forme de spirale qui tournait autour de la bâtisse en s’élargissant à sa base, et qui desservait les stations situées tous les quatre étages. En bas travaillait le petit personnel. Erwan, parce qu’il avait été malin, venait d’être recruté au quarantième étage de la tour, ce qui n’était pas mal pour un début de carrière. Cela faisait un an tout juste qu’il avait changé de voie - auparavant il était informaticien - et quitté Paris, pour venir tenter sa chance à Argondia. C’était une période de recrutement intensif, comme il y en avait peu ; il avait su saisir l’occasion, et avait brillamment réussi les tests. Le tramway marqua un arrêt devant le Palais Citoyen, et Erwan sauta du marchepied, pour monter directement dans le funiculaire qui s’enroulait autour de la tour. La montée était vertigineuse, et plus les wagons s’élevaient, plus le panorama était beau. Erwan espérait avoir une promotion un jour, pour gravir les échelons en même temps que les étages. Pour le personnel du Palais, réussir sa vie signifiait voir le monde du haut du cent cinquante-sixième étage. Au dixième arrêt, Erwan quitta le wagon de verre et entra dans la station qui s’ouvrait sur le quarantième étage. De là11


haut, il pouvait suivre l’avancée des travaux de la grande halle qui allait accueillir bientôt la vingtième édition de l’Exposition Quinquennale. Un coup d’œil à sa montre à gousset… cinq minutes de retard. Ce n’était pas si grave, mais il allait devoir faire des heures supplémentaires. — Bonjour ! Dépêche-toi, tu as du boulot ! C’était Rebecca. Amie avant d’être collègue, Rebecca avait la faculté de briser un peu la froideur de l’anonymat qui régnait dans les bureaux. Erwan poussa la porte de l’unique salle qui occupait l’étage. A perte de vue, d’immenses rangées de bureaux parfaitement alignés s’étendaient, pour couvrir une surface de plusieurs centaines de mètres carrés. De l’entrée, Erwan ne voyait qu’une armée de dos affairés, surmontés d’une tête penchée en avant, tandis que les tacstacs de cinq cents machines à écrire se répondaient en cadence. Selon un rituel immuable, chacun avait sa couleur de papier, et les opérateurs de saisie étaient divisés en trois groupes bien distincts : ceux qui avaient des feuillets verts, ceux qui en avaient des bleus, et les derniers, qui eux, écopaient des feuilles rouges. Le plus extraordinaire, c’est que personne ne savait pourquoi il avait hérité de cette couleur plutôt qu’une autre. En tout cas, les opérateurs étaient répartis de façon organisée, et chaque « feuillets verts » avait devant lui un « feuillets bleus » qui passait ses journées à contempler le dos d’un « feuillets rouges ». Un peu comme une équipe de trois personnes ; une équipe au sein de laquelle personne ne se connaissait, personne ne se parlait, et personne ne savait ce que faisait l’autre. Erwan se glissa jusqu’à son bureau, et, tout en marchant, risqua de temps à autre un discret signe de tête à des collègues qui ne lui rendirent pas. Chaque matin, obstinément, il tentait de saluer. Chaque matin il se butait à 12


la plus froide indifférence. Seule la petite employée du bureau devant lui (l’opératrice sur papier vert de son « équipe ») se retournait parfois pour lui sourire gentiment. Erwan ignorait son nom. Personne ne se parlait jamais. Heureusement, son « feuillets rouges » à lui, c’était Rebecca. Erwan aurait aimé être le boute-en-train qu'il était d'ordinaire, celui se démarque parmi les anonymes, que chacun reconnait, respecte, et à qui l’on sourit, simplement parce qu’il inspire de la sympathie ; malheureusement, il devait avouer être un peu impressionné par les lieux et le silence, si bien qu'il avait choisi de ne pas se faire remarquer, ce qui l’empêchait d’oser chantonner dans les couloirs ou s’adresser ouvertement aux autres comme il le faisait d'habitude. La pile de documents entassés sur son bureau lui parut plus importante que d’habitude ; peut-être s’agissait-il d’une sanction suite à son troisième retard. Il prit une feuille bleue, arma sa machine, et commença à taper les listes qui s’étalaient page après page dans ces dossiers qui n’en finissaient pas de repousser chaque matin au fur et à mesure qu’il croyait en venir à bout. Certes, ce travail, à première vue, paraissait imbécile, et ne consistait qu’à recopier en plusieurs exemplaires des listes de noms classés de façon aléatoire, sans aucun souci alphabétique. Mais lorsqu’on tape des listes au quarantième étage de la tour du Palais Citoyen, même si on ignore totalement pourquoi, alors c’est que ces listes sont de la plus haute importance, Erwan n’avait aucun doute sur ce point. La lumière faiblarde des ampoules nues qui couraient au plafond vacillait, chancelait, s’éteignait parfois. Plusieurs ampoules avaient déjà rendu l’âme. Cela commençait à être vraiment lassant. Il fallait agir, mais tant que le grand 13


Archonte ne prenait aucune décision, ce n’était pas aux citoyens d’intervenir ! Les problèmes électriques devaient pourtant bien le concerner lui aussi, alors qu’attendait-il pour réagir ? Y avait-il seulement une possibilité d’intervenir ? Erwan, bien que travaillant au quarantième étage de la tour du Palais Citoyen, ignorait ce qui causait ces cas très désagréables de surtension. Quelqu’un avait-il seulement la clé du mystère, ou était-ce une énigme pour tout le monde ? Erwan, tout à ses réflexions, avait suspendu un instant son travail. Il fut rappelé à la réalité lorsqu’il sentit braqué sur lui le petit œil mécanique qui surveillait la pièce. Il s’agissait d’une lentille montée sur un tube télescopique fixé au mur, qui effectuait des rotations à cent quatre-vingts degrés pour surveiller la pièce. Son efficacité était relative, car pour balayer l’ensemble de la superficie du bureau, en en scrutant les moindres détails, il lui fallait environ cinq minutes. Mais son effet suffisait amplement à traquer les distraits et les retardataires. Au bout, de l’autre côté du mur, se trouvait un surveillant qui, surveillé par personne, somnolait paisiblement. La cloche sonna l’heure du déjeuner. Erwan avait déjà tapé une vingtaine de listes. Dans un silence de mort, les cinq cents employés du quarantième étage se levèrent comme un seul homme, et se dirigèrent vers le réfectoire, bâtiment froid et impersonnel, où la maigre consolation résidait dans les menus : en effet, chacun avait enregistré ce qu’il aimait, et chaque jour des rations personnalisées, étiquetées, attendaient les employés. Ce jour-là, Erwan découvrit avec satisfaction son plat préféré : du poulet déshydraté avec des frites reconstituées à base de vraies pommes de terre génétiquement améliorées. 14


— Regarde ça ! s’exclama Rebecca tout en mastiquant la nourriture aseptisée du réfectoire. Elle tenait à la main un prospectus muni d’un coupon à remplir et à détacher. — C’est la petite Emilie qui a déposé cela sur les tables. Erwan regarda machinalement la direction que lui indiquait son amie. Elle montrait la petite employée qui travaillait au bureau juste devant elle. Ainsi, elle s’appelait Emilie. Rebecca avait le chic pour tout savoir. Le prospectus en question annonçait le récital prochain de Mélody Pond, la grande chanteuse. En remplissant les coupons et en les déposant dans une urne, on avait une chance de gagner deux places à l’Opéra Central. — L’Opéra Central ? s’étrangla Erwan. Tu te rends compte ? Tu y es déjà allée, toi ? — Non, bien sûr que non ! Il faut y être introduit par l’Archonte lui-même ! — Tu aimes les chansons de Mélody Pond ? — Pas du tout ! Mais je veux bien tenter ma chance pour une place à l’Opéra ! Sans perdre de temps, Erwan sortit son porte-plume à réservoir d’encre et remplit soigneusement les deux coupons. Puis il réfléchit. Cette petite midinette de Mélody devait avoir des relations particulièrement intéressantes pour être autorisée à se produire dans la salle réservée aux plus hautes sphères de la société. Mais ceci ne devait pas l’étonner ; après tout, elle était unanimement adulée par le public. Ce qui intriguait davantage, c’était le rôle de la petite employée de bureau. Qui était Emilie ? Quel lien pouvaitelle avoir avec la maison de production qui dirigeait la carrière de Mélody ? Car enfin, ce n’était pas par hasard qu’elle s’était retrouvée à distribuer ces coupons. 15


Au réfectoire, l’ambiance se détendait un peu. Les tables étaient disposées de façon à ne recevoir que trois convives à la fois, ce qui limitait les conversations trop animées, et le bruit pouvant en découler. Même pendant le repas, il ne fallait pas oublier que l’on était dans un bâtiment officiel de la plus haute importance, et tout était fait pour que règne l’austérité. La pause était de courte durée, et il fallait bien vite se remettre à la tâche. Comme le personnel s’acheminait vers le corridor, les hautparleurs grésillèrent dans tout le bâtiment : — Venez donner votre sang ! Sauvez votre vie ! Présentezvous aux équipes médicales au dix-huitième étage. — Décidément, remarqua Erwan, ils manquent de stocks en ce moment ? — Non, c’est pour un nouveau programme, expliqua Rebecca. Si j’ai bien tout compris, ils prélèvent des poches du sang de chaque citoyen, qu’ils conservent dans un lieu ultra secret. En cas de besoin, ils peuvent ainsi te réinjecter ton propre sang, ce qui élimine tous les risques. — Ils vont avoir de sacrées réserves ! Ils comptent vraiment récolter des échantillons de sang de toute la population ? — C’est l’idée. — Et pour ceux qui refusent ? — Tant pis pour eux. En cas de besoin, ils ne recevront pas de sang. Moi je compte donner le mien sitôt mon travail terminé. Pas toi ? Erwan soupira. — Je suis arrivé en retard, je risque de finir trop tard ce soir. Je verrai cela dans les prochains jours. Par cette dernière phrase, il s’était fait rire lui-même, intérieurement. Aussi procrastinateur que la plupart de ses concitoyens, il avait la lucidité de reconnaître que « les 16


prochains jours »… ce n’était ni demain ni après-demain. La soirée était déjà bien avancée lorsque sa machine à écrire fit retentir sa petite sonnette de fin de ligne pour la dernière fois. Quelque part dans les ruelles sombres, une petite âme en peine errait dans l’obscurité. En frôlant les murs, elle se dirigea vers le beau quartier de la ville, celui que l’on surnommait le Jardin d’Éden. De somptueuses maisons aux dimensions invraisemblables s’érigeaient sur des pilotis hauts de plusieurs dizaines de mètres. On accédait aux portes d’entrée par d’imposants escaliers de marbre qui prenaient racine au sol et s’élevaient impitoyablement, et dont l’ascension semblait une allégorie de l’entrée au paradis. Il faut dire qu’une fois en haut, les riverains n’avaient guère besoin d’en sortir, car les habitations étaient reliées entre elles par des plateformes de verre qui contenaient tout ce dont on pouvait avoir besoin : magasins, centres médicaux, restaurants, piscines, etc. Il s’agissait d’une véritable ville suspendue, destinée à une élite qui bien souvent n’éprouvait jamais de sa vie la curiosité d’en descendre pour voir le reste du monde. Lorsque cela arrivait, il suffisait à cette classe de privilégiés d’emprunter un autogire pour s’épargner la peine de descendre les quelques milliers de marches. Pourtant, il y avait quelques exceptions. De rares exceptions qui tous les jours partaient travailler en ville et tous les soirs devaient gravir ces marches. C’est qu’Emilie ne faisait pas partie de l’élite. Elle était tout juste tolérée parce qu’hébergée chez sa sœur aînée, la célèbre et talentueuse Mélody Pond. Le carillon retentit, la porte tourna sur ses gonds, et un domestique en livrée s’inclina exagérément devant la jeune femme. 17


— Mademoiselle vous attend pour dîner. Emilie, tout en défaisant les rubans de son chapeau, traversa le long couloir dont les tapis moelleux étouffaient le moindre bruit de pas. Puis elle poussa la lourde porte à deux battants qui s’ouvrait sur la salle à manger. La pièce, inutilement grande, était elle aussi habillée de tapis et de tentures. De très hautes fenêtres donnaient sur une terrasse envahie de végétation tropicale. Le lustre de cristal s’ouvrait comme une fleur, et descendait en cascade vers le centre de la longue table rectangulaire encombrée de plats, de bouquets et de bougies. « Mademoiselle » paraissait contrariée. — Ah, te voilà ! Assieds-toi. Elle congédia assez sèchement Norbert, le domestique, qui offrait son aide pour le service, et se saisit elle-même de la louche. Comme elle montrait malgré elle des signes évidents d’exaspération, Emilie finit par demander ce qui n’allait pas. — Ils vont me rendre folle ! Le concert à l’opéra a lieu dans un peu plus de trois semaines, et la production veut modifier le programme du tout au tout ! On veut me faire chanter des textes d’une imbécillité déconcertante, et si je refuse, le concert sera annulé ! — Ils ont le droit de faire cela ? Mélody haussa les épaules tristement. — Bien sûr qu’ils ont le droit. Regarde autour de toi : tout ce luxe, d’où crois-tu qu’il vient ? C’est eux qui m’ont fabriquée, et ils ne me laisseront jamais l’oublier. Sans eux, nous retournons vivre en ville, comme n’importe quel citoyen. Mélody s’apaisa relativement vite, et le reste du dîner fut serein. Après le dessert, le domestique apporta une lettre qui vraisemblablement avait dû être glissée dans la boîte après 18


que le courrier du matin eut été relevé. Mélody déchira l’enveloppe. — Pff ! Qu’ils m’agacent avec leur don du sang ! Emilie, tout en terminant son repas, observait sa sœur du coin de l’œil. Elle était vraiment jolie, malgré la fatigue qui lui tirait les traits. Le regard dans le vide, elle caressait machinalement le petit tatouage qui ornait son poignet, et qui devait lui laisser un goût amer dans la bouche. Pour ceux qui en ignoraient la signification, il ne s’agissait que d’un dessin fantaisiste, ne représentant rien de précis. C’était en réalité un L majuscule dissimulé parmi des arabesques, un L comme Liberté… Belle utopie de sa jeunesse. Mélody sourit tristement et couvrit son poignet de sa manche.

*** De son côté, Erwan avait traîné un peu en rentrant chez lui. A présent que l’agitation de la ville s’était un peu calmée, on l’entendait à nouveau… Ce « bruit ». Ce grésillement insupportable, ce ronronnement incessant. La journée, on parvenait à l’oublier, grâce à l’environnement et au manque de temps ; on était occupé, on pensait à autre chose. Mais le soir, et plus particulièrement durant les nuits d’insomnies, il était impossible d’en faire abstraction. De temps en temps il se rapprochait, puis s’éloignait, et lorsqu’il semblait être tout près, on sentait comme une sensation d’écrasement, une claustrophobie irrationnelle, comme si cette chose nous piégeait et nous tenait sous son emprise. Cela venait du ciel, c’était certain. Peut-être même de l’espace. Erwan pensait que ce n’était pas sans rapport avec les pannes d’électricité.

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Il en était là de ses réflexions lorsqu’un événement le fit sursauter : un homme, en guenilles, hirsute et l’œil hagard, venait de surgir devant lui, et ouvrait grand ses bras comme pour l’empêcher de passer. Il montrait un grand sourire édenté et inquiétant, et se mit à proférer des menaces avec un air de prédicateur : — Repends-toi ! Ton heure est proche ! Ils arrivent, ils sont là ! Tu les entends ? Ils viennent nous anéantir, ils se nourrissent de notre sang, ils croissent à l’électricité ! C’est la fin ! Comme Erwan tentait de l’écarter pour se frayer un passage, l’homme conclut à voix basse, sur le ton de la confidence : — Ne leur donne pas ton sang, surtout ! Erwan rentra aussi vite qu’il le put. Il tenta, tout le long du trajet, de se raisonner et de ne pas donner crédit aux élucubrations de ce vieux fou, mais il fallait reconnaître qu’il y avait de quoi se poser des questions. Et puis cet homme, d’où venait-il ? S’était-il échappé d’un hôpital ? Personne, à l’heure de la technologie et de l’érudition, n’arborait plus cette dentition moyenâgeuse ! Cet homme n’avait-il jamais été soigné ? Une fois chez lui, Erwan fit les cent pas dans son salon afin de se calmer. Puis il sortit de son tiroir sa boîte à animal domestique holographique. Parfois, caresser le pelage de son chat imaginaire l’apaisait, par on ne sait quel mystère. Il prit place derrière le clavier, sélectionna, au milieu de sa ménagerie fantastique, l’élément « chat » et vit apparaître la bonne vieille tête de son fidèle ami Merlin. Mais après dix minutes de jeux, il dut se rendre à l’évidence : même son animal ne le calmait pas, il demeurait rongé par l’anxiété. Il tenta de se raisonner, et, surtout, d'oublier ce que lui disait son instinct : même s'il avait parfois des intuitions surnaturelles, il n'en était pas au point de faire des rêves 20


prémonitoires. Alors se laisser gâcher la soirée par une crainte vague qui ne reposait sur rien… il ne fallait pas faire attention. Les propos de cet homme n’avaient aucun sens. Et puis, d’abord, qui viendrait l’anéantir ? Cela n’avait pas de sens. Et pourtant, il y avait ce bruit… Il y avait cette collecte de sang… Comment expliquer cela ? Erwan eut une très mauvaise nuit.

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Le médecin chaussa son monocle et mit son masque en papier. Avec précaution, les mains enveloppées d’épais gants de coton, il s’approcha de l’enfant et, minutieusement, à l’aide d’une petite pince plate, il arracha une petite cloque qu’il emprisonna immédiatement entre deux lamelles de verre. Puis, après avoir ôté ses gants et les avoir jetés au feu, qui brûlait doucement dans la cheminée malgré la clémence de la température extérieure, il prit place devant la grande table qui servait de bureau à la fillette. Comme il ajustait la lentille du microscope : — Aurez-vous besoin de matériel plus puissant ? Je peux aller vous chercher… — Non, laissez, répondit le médecin, c’est parfait. L’homme de science hocha la tête tristement. Il avait vu juste. Sans plus attendre, il saisit les lamelles de verre, auxquelles il fit suivre le même trajet qu’à la paire de gants. Le verre se mit à crépiter dans l’âtre avant d’éclater brutalement. Puis les deux hommes sortirent dans le corridor. — Alors, docteur ? interrogea l’Archonte, dont la voix

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tremblait. — Alors, c’est bien ce que je craignais. C’est la varicelle. Le sang de l’Archonte se glaça. — Je ne vois qu’une chose à faire, continua le médecin… Il ne termina pas sa phrase, c’était inutile : les deux hommes s’étaient compris. Il récupéra dans l’entrée son chapeau, son parapluie, et s’enfonça dans la nuit. L’Archonte resta seul, debout dans ce couloir froid et immensément vide. C’était comme s’il venait de recevoir un coup de massue qui l’avait aux trois quarts assommé et laissé étourdi. Ce vieil homme, qui avait consacré sa vie à la cité, qui avait fait de son mieux pour le bien-être de ses citoyens, lui qui avait toujours œuvré pour le bien, se démenant corps et âme, quitte à mettre parfois sa vie privée entre parenthèses… La nature, parce qu’elle récompense parfois, lui avait fait don d’un enfant à l’automne de sa vie, mais comme la nature sait aussi reprendre ce qu’elle donne, son épouse était décédée l’année suivante. Et voilà qu’aujourd’hui sa fille, sa pauvre petite fille… quelle injustice ! Dans un siècle où l’on guérissait tout, où le cancer se soignait en une semaine grâce à des pastilles à laisser fondre sous la langue, où les vaccins garantissaient à tout être humain une vie exempte de quasiment tous les tracas de santé existants, il fallait que la varicelle ressurgisse d’un lointain passé et frappe précisément sa petite fille ! Parce que le virus avait été éradiqué depuis des siècles, on ne savait plus comment le soigner, et son fort potentiel de contagion faisait déjà des ravages dans les écoles élémentaires. D’après les vieux livres de la bibliothèque des archives, la varicelle était une maladie terrible, qui provoquait fièvre et démangeaisons, fatigue et maux de tête. 23


Maux de tête ! L’Archonte n’arrivait même pas à imaginer ce que pouvait représenter cette douleur. Et dire que sa petite Lila, d’à peine dix ans, devrait endurer ces souffrances ! On racontait même que les démangeaisons, si elles étaient grattées, pouvaient laisser des cicatrices ! Lila allait être défigurée ! Cela n’était pas envisageable. Sans réfléchir davantage, l’homme se dirigea vers son bureau. Il en ouvrit le tiroir à l’aide d’une petite clé de cuivre, et en sortit un prisme, qu’il posa sur un socle prévu à cet effet. En l’effleurant du bout des doigts, il provoqua l’ouverture de l’objet, et une lumière vive en jaillit. Puis l’Archonte retourna dans la chambre de la petite malade. La fillette, accablée de fatigue, et affublée d’horribles pustules qui lui mangeaient le visage, souriait tristement. — Ne t’inquiète pas, mon enfant. Ils vont venir te chercher. Tu seras vite guérie. Soudain, un bruit étonnant se fit entendre. D’abord sourd et lointain, en quelques secondes il devint omniprésent. L’Archonte ouvrit grand la fenêtre, et encouragea la fillette à le rejoindre. Elle escalada le rebord, et entra dans l’appareil qui venait la chercher.

*** Nous étions dimanche, et Erwan ne voulait pas rater une minute de son repos bien mérité. Il s’interdit de paresser au lit une heure de plus, se leva promptement, et constata avec satisfaction que le temps était beau. Même la douche écossaise ne lui sembla pas si terrible. Il renonça néanmoins à faire fonctionner sa machine infernale, celle qui devait le

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faire entrer dans l’ère du progrès : il prendrait son café noir en ville. Au moment de sortir, il ressentit une petite appréhension : commencer sa journée par une conversation avec la concierge ne l’enchantait guère, et malheureusement, il n’y avait pas moyen de lui échapper. Il tenta de traverser le couloir sur la pointe des pieds, sait-on jamais, à cette heure si matinale, peut-être était-elle occupée à autre chose. — Bonjour monsieur Mclaren ! Vous avez du courrier ! Erwan réprima un soupir. Manqué. — Merci madame Scola. Mais dites-moi, depuis quand le facteur passe-t-il le dimanche ? La concierge rougit un peu. — Elle a dû arriver hier, et je l’aurais mal triée… La vraie raison, il la connaissait. C’est que cette satanée concierge, lorsqu’une enveloppe l’interpellait et que la curiosité était la plus forte, ne pouvait s’empêcher de conserver la lettre, le temps de l’ouvrir à la vapeur de ses chaudrons, d’en prendre connaissance, puis de la refermer et de la remettre le lendemain à son destinataire. Comme la pauvre femme n’avait pas inventé la poudre, il lui arrivait de distribuer le courrier le dimanche en se disant que cela ne surprendrait pas outre mesure. Mais cette fois-ci, Erwan sourit avec satisfaction : ce courrier extrêmement officiel, tamponné par Éden Production, avait été cacheté à la cire, comme on le faisait parfois pour les documents de la plus haute importance. Il vit là une occasion d’obtenir une petite vengeance en jouant un peu avec les nerfs de sa concierge, et décacheta le courrier sous ses yeux. Il en prit rapidement connaissance, et sourit jusqu’aux oreilles tandis que madame Scola tentait un : — Alors ? Ce sont de bonnes nouvelles ? … auquel Erwan ne répondit pas. Il souleva son chapeau, 25


salua bien bas la concierge, et sortit en chantonnant. Il adorait, plus que tout, céder au petit plaisir cynique de taquiner les gens tout en ayant l’air de ne pas le faire exprès. Une fois dehors, il laissa libre cours à sa joie, fit quelques moulinets avec sa canne, et sautilla même un peu. Puis il se rua dans un café. — Bonjour mademoiselle, claironna-t-il à l’attention de la serveuse, je voudrais un café bien serré et l’autorisation d’emprunter votre téléphone. — Je vous en prie, c’est ici. Pour le café, il va falloir s’armer d’un peu de patience. Erwan saisit le combiné chromé, le porta à son oreille et tourna la manivelle. Au bout de quelques secondes, la demoiselle du téléphone lui répondit. — Bonjour mademoiselle, pourrais-je être mis en relation avec le numéro suivant : PAL214 ? Ainsi fut fait. Son correspondant ne mit pas longtemps à répondre… et Erwan put vite constater que la concierge de Rebecca était aussi indiscrète que la sienne. Décidément, est-ce qu’on les recrutait pour leur moralité défaillante, ou est-ce que c’est le métier qui les rendait impolies ? — Madame Rebecca Marie ? Oui, bien sûr, je peux aller la chercher, mais est-ce vraiment important ? Tenez-vous vraiment à la réveiller un dimanche matin pour des broutilles ? Je peux lui transmettre un message si vous préférez… Vous pouvez me faire confiance… — Non, je veux lui parler ! La mégère soupira, puis s’absenta quelques longues minutes. Enfin, la voix de Rebecca se fit entendre à l’autre bout du fil. — Viens vite ! Je t’attends au café de la Grenouille qui danse. Ne perds pas de temps, c’est important. 26


Tandis qu’il raccrochait, la serveuse lui annonça d’un air navré que le café allait mettre un peu plus de temps que prévu à couler, « vous comprenez, à cause des pannes… » — Je sais, coupa Erwan avec un sourire conciliant. J’ai l’habitude. Et il se perdit dans la contemplation de la cafetière qu'utilisait la serveuse. L’appareil était vraiment impressionnant, avec ses tuyaux chromés, sa longue carcasse cuivrée rectangulaire qui couvrait presque la largeur du mur. La serveuse abaissa un bouton poussoir, qui alluma une petite veilleuse rouge, laquelle indiquait que l’eau était en train de chauffer. La veilleuse vacilla plusieurs fois, mais tint bon. La serveuse ajouta les grains de café dans l’entonnoir, et aussitôt le broyeur se mit en action. Mais, alors que de la vapeur d’eau commençait à s’échapper des tuyaux, et que la veilleuse virait au vert, la machine s’arrêta sans préavis, et crachota un peu avant de se taire tout à fait. Si près du but, c’était rageant. Erwan envoya un regard compatissant à la serveuse, qui, aussi têtue qu’appliquée, s’affairait déjà à remettre la machine en marche. Rebecca, qui habitait à côté, arriva sur ces entrefaites. Aussitôt, les deux amis allèrent s’asseoir un peu plus loin, tout en surveillant distraitement les caprices de la machine à café. Rebecca paraissait nerveuse. Le « bruit » était très fort ce matin-là, et Erwan avait déjà remarqué combien cela impactait l’humeur des gens. Chez Rebecca, c’était particulièrement flagrant. — Alors, qu’y a-t-il de si important ? — Regarde ça ! s’écria Erwan, trépignant d’impatience, en sortant de sa poche le courrier reçu le matin même. Rebecca s’en saisit, et, tandis qu’elle lisait, ses yeux s’agrandissaient et s’arrondissaient en une grimace comique 27


qui fit sourire son ami. La serveuse arriva à ce moment, triomphante, tenant entre ses mains la précieuse tasse de café qu’elle déposa le plus délicatement possible sur la table. Puis, se tournant vers Rebecca : — Et pour madame, ce sera ? — Un café, répondit-elle sans lever les yeux. Elle ne sentit pas le désarroi de la jeune fille, qui leva les yeux au ciel tout en soupirant. Rien ne pouvait la distraire du courrier qu’elle tenait entre ses mains. — C’est incroyable ! Tu vas aller à l’Opéra Central, tu te rends compte ! Pour une fois que tu remportes un concours, ça valait le coup ! Tu en as, une chance ! — Tu oublies un détail : j’ai gagné deux places, et tu viens avec moi ! La joie qui s’alluma dans les yeux de Rebecca lui fit un plaisir immense. S’il y avait bien une chose qu’il aimait pardessus tout, c’était faire plaisir aux gens qui lui étaient chers. Les deux amis passèrent la matinée à faire les boutiques afin de trouver une tenue correcte pour un pareil événement. Ils finirent par passer commande chez un tailleur et une couturière qui leur parut sérieux. Puis ils allèrent déjeuner à la Tour du Parc. Ils se présentèrent au guichet du rez-dechaussée, où on leur confirma qu’il restait des places, puis ils se dirigèrent vers l’ascenseur de verre. Là, les deux portiers les firent entrer, refermèrent soigneusement la porte vitrée, puis actionnèrent les deux manivelles qui faisaient tourner les engrenages autour desquels s’enroulaient les câbles qui tractaient l’ascenseur jusqu’au sommet de la tour. Une fois en haut, un autre portier les reçut et les dirigea dans la grande salle. Ils demandèrent une table près de la baie

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vitrée, avec vue imprenable sur le parc. Vu d’en haut, le petit manège de chevaux de bois ressemblait à un parapluie déployé, et le joueur d’orgue de barbarie posté à côté était un point presque invisible. Tout au plus pouvait-on distinguer la grande mare aux canards, qu’on devinait assaillie par les petits enfants, et la gigantesque œuvre métallique qui était l’attraction locale, et qui représentait un télescope hors service, allégorie de la conscience aveugle à l’heure du progrès. C’était un beau dimanche. Rebecca ne tenait pas en place. Elle allait enfin pouvoir visiter l’Opéra Central ! — Quel dommage qu’on aille y écouter la miss Pond ! J’aurais tellement préféré y écouter de la bonne musique ! Soudain, son regard fut capté par quelque chose par la fenêtre. Elle se colla au carreau et s’immobilisa de longues secondes. Intrigué, Erwan l’imita et crut discerner un appareil volant. Sa forme était plutôt inhabituelle, très volumineuse, et ovale. Le soleil se reflétait avec tant de luminosité sur les côtés de la nacelle, qu’on aurait pu croire qu’elle était recouverte de miroirs. L’appareil s’inclina sur le côté, vola en biais quelques instants, puis se redressa et, prenant rapidement de la vitesse, fila comme une pointe de flèche. — C’est un aéronef, finit par dire Erwan. Je ne vois pas ce qui t’intrigue. — Tu plaisantes ? Tu as vu à quelle vitesse il vole ? Puis, murmurant entre ses dents, comme si elle se parlait à lui-même, il remarqua : — Il se passe des choses étranges, en ce moment, dans le ciel ! Cet événement ne fit évidemment pas retomber l’excitation qui déjà le tenait depuis le matin. Il resta un instant à l’affût, 29


puis, comme le serveur s’approchait : — Vous l’avez vu ? demanda-t-elle. Vous l’avez vu, n’estce pas ? Qu’est-ce que c’était selon vous ? — Je ne vois pas de quoi vous parlez, madame. Mais Rebecca ne voulait pas en rester là. On aurait dit qu’un vent de panique soudain l’envahissait, et qu’elle ne se contrôlait plus. Elle se leva et, s’adressant à la salle entière : — Est-ce que quelqu’un a vu cet aéronef ? Est-ce que quelqu’un sait ce qui se passe ? Elle se mit à aller de table en table, posant à chacun la même question. La clientèle semblait gênée par cette femme visiblement en proie à une crise de démence. Erwan aurait souhaité intervenir, mais il ne parvenait pas à raisonner son amie. Rapidement, deux hommes surgis d’on ne sait où la saisirent chacun par un bras et la menèrent vers l’extérieur. Erwan voulut les suivre, mais on l’en empêcha. — Ne vous inquiétez pas, aucun mal ne lui sera fait. Nous avons pour rôle d’écarter les perturbateurs qui importunent notre clientèle, pour les conduire à l’infirmerie. Il n’y avait certes rien de condamnable à cela. Erwan se sentit un peu mal à l’aise, d’autant que tous les regards étaient à présent tournés vers lui. Il ressentit comme un douloureux flash-back venu du fond des temps, le souvenir de ce jour où sa maîtresse tortionnaire, madame Savey, l’avait interrogé devant toute la classe sur un sujet qu’il ne maîtrisait pas. A chaque âge ses petits drames et ses petits inconforts. Transposée au temps présent, la honte infligée enfant par madame Savey était sans discussion possible la même que celle infligée par Rebecca. Il aurait aimé sortir, mais on venait d’apporter son plat et il n’avait pas de raison valable de partir. Il se sentait tellement désolé du désordre occasionné par son amie, qu’il tenta du mieux qu’il put de ne 30


pas se faire remarquer. Qu’est-ce qui avait bien pu se passer ? Ce bruit, ce bourdonnement, à force, rendait fou, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute. Cet aéronef mystérieux, ces prêcheurs improbables qui colportaient la terreur en pleine rue à des heures indues, c’était décidément curieux. Lui non plus n’était pas tranquille, il devait bien l’admettre. Mais il ne fallait pas céder à la paranoïa ambiante. Lorsqu’il quitta la Tour du Parc, Erwan coupa par le jardin public, et décida finalement de s’y détendre un peu. Il respira l’air frais à pleins poumons. Près de lui, des enfants jouaient au ballon. Erwan sourit. Cela faisait du bien de voir autant d’énergie autour de soi ! Quoi de plus stimulant que l’innocence d’un enfant ? Les petits semblaient inépuisables, ils allaient, venaient, couraient, s’interpellaient, sans prendre le temps de souffler. Leurs jeux couvraient un peu le « bruit ». Une petite fille vint s’asseoir à ses côtés, sur le banc. Elle le regarda en souriant, puis tourna la tête et regarda fixement devant elle. Erwan voulut engager la conversation, puis se ravisa et se contenta de l’observer. Elle devait avoir cinq ou six ans. Elle était très mignonne, avec sa jolie robe du dimanche bordée de dentelle. Ses cheveux impeccablement coiffés paraissaient factices tant ils étaient lisses malgré les jeux agités auxquels la petite avait participé quelques minutes avant. Au bout d’un instant pourtant, Erwan ressentit comme un vague malaise. Il ne s’expliquait absolument pas pourquoi, mais cette petite le gênait. Il la regarda à nouveau ; elle tourna vers lui sa jolie tête blonde et lui sourit de toutes ses dents. Rien n’aurait dû le troubler, pourtant il lui semblait que quelque chose clochait. Il se leva et partit. Un peu plus loin, à hauteur de la mare, il tomba sur un autre groupe d’enfants, qui jouaient au loup, avec encore 31


plus d’énergie que ceux qu’il venait de quitter. — Décidément, se dit-il, ces gosses sont inépuisables ! C’est à cela que je vois que je vieillis ! Il rentra chez lui tranquillement, s’installa dans son fauteuil et lut paisiblement son journal tout en écoutant la radio d’une oreille distraite. Le week-end touchait à sa fin, et dès le lendemain il serait à nouveau en train de taper des listes incompréhensibles sur une machine à écrire. Triste métier. — Courage, se dit-il, dans un an ou deux, tu seras peut-être deux étages plus haut ! Une chanson l’éveilla de sa rêverie. Il se précipita vers le poste pour augmenter le volume. C’était Mélody Pond. Elle avait plutôt une jolie voix, il fallait bien l’admettre. La chanson était suivie d’une interview. Bizarrement, pas un mot ne fut prononcé au sujet de son concert prochain à l’Opéra Central. Sans doute jugeait-elle inutile d’en faire la promotion puisque, de toute façon, il n’y avait plus de places. Erwan dîna tranquillement et ne tarda pas à aller se coucher. La journée, malgré tout, avait été riche en émotions. Comme il tardait à s’endormir, il mit à profit un petit exercice de relaxation qu’il avait appris lorsqu’il était plus jeune. Étendu bien à plat sur le dos, il respira lentement, profondément, en comptant les secondes, inspirant avec le ventre… Un mouvement de panique lui fit recracher son air en une fraction de seconde… il avait trouvé ce qui clochait ! Ces enfants, infatigables parce que jamais essoufflés… cette petite fille qui l’avait mis si mal à l’aise… elle ne respirait pas ! Cela paraissait dingue, mais c’était pourtant vrai : aucun mouvement de cage thoracique, à aucun moment sa

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poitrine ne s’était soulevée, elle était restée rigide et immobile comme une poupée ! Peut-on passer plus de deux minutes à courir et jouer au ballon sans que les joues en soient empourprées, sans haleter au moins un peu ? — Bon sang, mais qu’est-ce qui se passe ? Qui sont ces gosses ?

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Les jours qui suivirent, Erwan les vécut avec angoisse. Dès le lendemain, à l’heure du déjeuner, il s’assura d’être parmi les premiers dans la file d’attente afin de pouvoir choisir une table isolée, où il pourrait parler sans être entendu. Rebecca paraissait plus détendue qu’à l’accoutumée. Erwan voulait en savoir plus sur les événements qui avaient suivi l’incident au restaurant. — Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? Raconte ! Ces deux hommes qui sont venus te chercher ? Rebecca balaya l’air de la main, comme si le sujet était de peu d’importance. — Pas grand-chose. Ils m’ont emmenée à l’infirmerie du parc, où un médecin m’a auscultée. Il m’a trouvée une tension anormale, a déclaré qu’en ce moment beaucoup de gens étaient à cran. Il m’a fait une prise de sang pour évaluer de possibles carences et m’a prescrit un petit tranquillisant naturel qui, ma foi, a l’air de bien faire son boulot. — Montre-moi ! Tu l’as sur toi ? Rebecca sortit de sa poche une petite boîte dont l’étiquette portait le logo bien connu d’un laboratoire réputé.

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L’étiquette indiquait une composition des plus saines : camomille, passiflore, et autres fleurs connues pour leur effet apaisant. Les gélules à l’intérieur paraissaient tout ce qu’il y a de plus normal. Erwan rendit la boîte à son amie, qui lui sourit d’un air compatissant. — Tu devrais peut-être en prendre aussi ? Erwan ne savait pas comment lui faire part de ce qu’il avait vu la veille au parc. Rebecca le prendrait certainement pour un fou. Mais, après tout, elle aussi avait montré des symptômes de parfaite paranoïa, et si quelqu’un pouvait le comprendre, c’était bien elle. — Tu sais, hier… — Arrêtons d’en parler, veux-tu ? J’étais sur les nerfs, j’en suis navrée. Il n’y avait rien de particulier dans ces aéronefs, c’est juste que je ne me tiens pas suffisamment informée des progrès de la technologie. — Non, je ne parle pas de cela. Erwan s’approcha du mieux qu’il put, et raconta ce qu’il avait vu. Rebecca commença par éclater de rire. — Tu n’es pas sérieux ! Des enfants qui ne respirent pas ? Puis son visage prit un air grave, et elle parut réfléchir assez intensément. — Ce n’est peut-être pas si idiot après tout. Sais-tu ce que je crois ? Qu’on nous cache les véritables applications de la science moderne. Je pense qu’il se trame un vaste programme de modernisation, que le gouvernement tient secret pour le moment, mais qui ne tardera pas à être révélé au grand public. — Je ne vois pas où tu veux en venir. — Réfléchis ! Ces pannes d’électricité, et cette surcharge dans l’air… c’est signe d’une activité intense qui crée une surtension. Cette activité, que produit-elle ? Des aéronefs 35


nouvelle génération, et des automates tellement parfaits qu’on arrive à les fondre dans la masse ! Cette fois, c’est vrai : la révolution est en marche ! C’est pour cela que l’Archonte ne fait rien, tu penses ! — Mais pourquoi est-ce que tout cela doit rester secret ? — Est-ce que je sais, moi ? Peut-être qu’une guerre se prépare, peut-être que ces inventions incroyables sont élaborées pour servir l’armée, on peut tout imaginer. Dans tous les cas, il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Allez, pense à autre chose ! Dans trois semaines nous serons à l’opéra ! Pas lieu de s’inquiéter ! Erwan sourit malgré lui à cette ineptie : « peut-être qu’une guerre se prépare, il n’y a pas lieu de s’inquiéter »… Il y avait en effet quelque chose de rassurant à voir l’inébranlable sérénité de Rebecca, même si elle la devait à des gélules de passiflore… Rebecca n'était pas quelqu’un de très angoissé, mais lorsqu’elle disait que tout allait bien, on avait de la peine à ne pas la croire. Sans doute avait-elle raison : on était en pleine avancée technologique, et l’élaboration de ces automates absolument parfaits ne devait pas surprendre. Pourquoi leur existence était-elle tenue secrète ? Et s’il s’agissait d’espions, dissimulés dans des corps d’enfants pour rester au-delà de tout soupçon ? Erwan finit par se dire que tant qu’il n’en saurait pas plus, cela ne valait pas la peine de s’inquiéter puisque cela ne ferait pas avancer les choses. Néanmoins, il ne put s’empêcher, en rentrant du travail, de passer par le parc. Là, il prit place sur un banc non loin de la mare et attendit. Il y avait moins d’enfants que le dimanche, et ils jouaient plus calmement. Revenaient-ils de l’école ? C’était probable,

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pour peu qu’il s’agisse de véritables enfants. Au bout d’un certain temps, une mère de famille vint engager la conversation. Elle était vêtue comme n’importe quelle mère de famille, d’une longue robe sombre et d’un petit chapeau penché légèrement sur l’avant de la tête. De son panier dépassaient un ouvrage au tricot et une boîte de gâteaux. Elle avait l’amabilité empressée d’une femme qui s’ennuie beaucoup la journée et qui est heureuse d’engager la conversation avec le premier venu. Ensemble, ils parlèrent de banalités, de littérature et de musique, avant de glisser inévitablement sur le sujet à la mode : les pannes d’électricité. La jeune femme s’en voulait d’avoir été si insistante auprès de son mari, qui avait cédé et investi beaucoup d’argent dans l’achat de matériel électrique en tout genre. Elle n’osait pas lui dire combien elle regrettait son lave-linge à manivelle et son presse-purée. Cela rappela à Erwan sa cafetière à piston. — Peut-être qu’on a voulu aller trop vite. La réclame nous a tellement incités à acheter « moderne », que tout le monde s’est rué sur ces produits sans se soucier de l’avancée des installations. Si vous voulez mon avis, le réseau électrique n’est pas capable d’en supporter autant. Un petit garçon vint en courant réclamer son goûter. Il avait dû faire une mauvaise chute, et sa peau était assez méchamment déchirée au niveau du genou. Du sang s’en échappait assez abondamment sans que l’enfant n’en parût gêné. C’est sa mère qui lui fit remarquer. Elle fouilla alors dans son panier et en sortit une trousse à pharmacie assez bien garnie. — Vous êtes prévoyante, remarqua Erwan. — Si vous saviez le nombre de compresses que je passe par semaine ! Cet enfant ne sent pas la douleur, c’est une 37


catastrophe ! Elle désinfecta la plaie et épongea le sang. Erwan crut remarquer dans la blessure un élément métallique qui brillait un peu, et en avertit la jeune mère. — Ne vous inquiétez pas, ce n’est rien, se contenta-t-elle de répondre avant de panser la plaie. Le petit ne broncha pas, et attendit sagement la fin des soins pour réclamer sa ration de biscuits. Erwan l’observait avec intérêt. Il était tout à fait charmant, ressemblait beaucoup à sa mère, et ne présentait absolument aucune particularité troublante, si ce n’est cette insensibilité à la douleur. Et, bien entendu, ce détail angoissant : pas plus que la petite fille observée la veille, sa cage thoracique ne se soulevait… Celui-là non plus ne respirait pas ! Pourtant, sa mère, cela ne faisait aucun doute, était faite de chair et d’os. Avait-elle conscience que son enfant était différent ? Différent de quoi d’ailleurs, puisque les autres semblaient être comme lui ? Et si c’était une particularité génétique de la nouvelle génération, tout simplement ? Erwan ne chercha pas à en savoir plus ; il avait mal au crâne, chose assez inhabituelle pour constituer une sonnette d’alarme. Avant de rentrer chez lui, il décida néanmoins de s’arrêter à la bibliothèque.

*** Emilie était déjà chez elle, dans son quartier idyllique qui touchait le ciel. Allongée sur la terrasse, un livre entre les mains, elle profitait de cette fin d’après-midi. De temps en temps, un aéronef furtif la survolait avec un bourdonnement

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d’insecte géant. Cela faisait longtemps qu’elle ne s’en inquiétait plus. Depuis qu’elle habitait dans les nuages et qu’elle avait une vue dégagée sur le ciel, elle avait eu le loisir d’en observer tellement ! C’était surprenant au début, mais à force d’en voir et de constater qu’il n’y avait aucune conséquence à leur passage, on n’y faisait plus attention. Emilie posa son livre et se dirigea vers la passerelle de verre qui menait à la place du village suspendu. Quelques commerces inspirés des anciennes épiceries du XXIe siècle donnaient au village un charme obsolète. L’immense bâtiment qui servait de lieu de culte universel avait été édifié sur le modèle des anciennes églises, et s’ornait d’un clocher qui sonnait les heures. En face : une épicerie, dans laquelle Emilie pénétra. Sur les étalages factices s’étalaient des dessins qui tenaient lieu de catalogues, et qui représentaient en trompe-l’œil des fruits et des légumes, tels qu’on pouvait les acheter un siècle plus tôt. La jeune fille désigna un fruit à l’épicière. — Qu’est-ce que c’est que ça ? — Eh bien, laissez-moi vérifier, je ne suis pas certaine… il me semble que c’est une orange. Elle sortit de derrière son comptoir la même fresque, beaucoup plus petite, avec le nom des aliments noté dessus. Après comparaison, elle annonça : — Au temps pour moi, je me suis trompée : c’est un pamplemousse. — Pamplemousse ? Eh bien, mettez m’en deux pour goûter. L’épicière disposa dans une petite boîte deux capsules oranges et un petit bout de papier contenant des instructions. — Vous lirez bien la notice explicative, je crois qu’il faut le double de leur poids en eau pour les réhydrater. Il est également conseillé d’y ajouter du sucre… je vous en mets 39


deux doses ? — S’il vous plaît. Comme dix-neuf heures sonnaient au carillon, la jeune femme s’achemina lentement jusqu’à la maison. Mélody revenait du studio, où elle avait rendez-vous avec son agent, et les deux sœurs franchirent le seuil en même temps. La chanteuse était de bonne humeur. Norbert leur annonça que le repas était sur le point d’être servi. Emilie lui tendit son paquet en le priant de préparer les deux pamplemousses pour le dessert. Mélody était ravie de sa journée. Elle avait commencé à apprendre les textes de ses nouvelles chansons, qui n’étaient, à tout prendre, pas plus ridicules que les autres. Elle attendait le concert avec impatience. — Tu viendras, j’espère ? Je t’ai obtenu un laissez-passer. — Je ne manquerais ça pour rien au monde ! Puis la conversation dévia sur le travail d’Emilie. — Tu sais, ce n’est qu’une question de temps. Si tu continues à donner satisfaction et que, de mon côté, je continue à plaire au public, je me donne deux ans pour te propulser au cinquante-deuxième étage ! Emilie sourit. — Tu es gentille. Mais ne t’inquiète pas, ce travail n’est pas pire qu’un autre. — Au fait, sais-tu qui a remporté les places pour le concert ? — Pas du tout. Ce doit être quelqu’un de bien discret. — Ah oui, je voulais te dire aussi… commença Mélody alors qu’elle engloutissait sa première cuillerée de pamplemousse… qu’elle recracha aussitôt. — Mais c’est infect ! Emilie riait à gorge déployée. Elle, trouva le fruit à son goût. — Je disais, reprit Mélody en se servant un verre d’eau, ne 40


tarde pas pour donner ton sang. Avec l’affluence des demandes, plus tu attendras plus tu devras faire la queue. J’ai même un peu peur que les labos finissent par être débordés et se mettent à refuser du monde. « Tant mieux » songea Emilie. Sa sœur ne comprendrait-elle jamais qu’elle avait peur des aiguilles ? Elle décida de ne pas la contrarier en relançant le débat qu’elles avaient déjà eu sur la pertinence de cette collecte de sang. Cela faisait tellement longtemps que sa sœur n’avait pas été de si bonne humeur ! Depuis que ce concert avait été programmé, elle avait été particulièrement irritable. Emilie soupçonnait sa grande sœur de ne pas être la star irréprochable et sûre d’elle dont elle renvoyait l’image. Elle se doutait que, secrètement, le fait d’être obligée de chanter devant les plus grandes personnalités du pays, dans un lieu mythique et quasi inaccessible, la terrorisait, et elle craignait de ne pas être à la hauteur. La répétition de l’après-midi lui avait visiblement redonné confiance en elle. Il ne s’agissait pas de la contrarier maintenant, à quelques jours de la représentation. — J’irai dès demain, après mon travail. Un magnifique tir à travers la fenêtre ouverte envoya le pamplemousse de Mélody directement sur le tas de compost. — Habille-toi. Je t’emmène au cinématographe augmenté ! Emilie passa sa plus jolie robe, sa capeline, en prévision d’une soirée fraîche, et toutes deux s’acheminèrent vers le dôme argenté qui abritait l’attraction. Le prix des places n’était pas donné, mais le spectacle en valait la peine. Pas moins de vingt techniciens s’affairaient en coulisse pour une seule séance ! Outre l’opérateur qui projetait le film et les musiciens qui assuraient l’univers sonore, quatre personnes

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réparties de chaque côté de la salle diffusaient aux moments opportuns les fragrances évoquées par l’image. Sous le plancher, une lourde machinerie de bois extrêmement complexe permettait aux machinistes, par le biais de leviers, de pédaliers et de manivelles, de mettre les rangées de sièges en mouvement, pour des sensations fortes garanties. L’air chaud ou froid permettait de s’immerger dans l’ambiance du film, et, avant de prévoir d’assister à une séance, mieux valait prendre connaissance du synopsis afin de s’habiller en conséquence. Emilie, le temps d’un film, oublia tous les tracas de la vie quotidienne. La bibliothèque municipale était le joyau architectural du quartier. Combien mesurait le bâtiment ? Personne ne le savait, personne n’était même en mesure de faire une estimation. Car la prouesse des architectes qui l’avaient conçu consistait en un trompe-l'œil prodigieux qui donnait l’impression que les murs s’estompaient en prenant de l’altitude, jusqu’à se fondre complètement avec le ciel. Inspiré du Diorama de Daguerre, la paroi vitrée qui recouvrait la façade était recouverte d’une toile qui s’animait grâce au truchement des lumières qui évoluaient à l’intérieur. Personne ne savait où s’arrêtaient les murs et où commençait le ciel. Cet immeuble, haut de plusieurs dizaines de mètres, ne renfermait que trois étages, et chaque étage ne comptait qu’une pièce. Pour se rendre dans la pièce de l’étage supérieur, il fallait un laissez-passer, délivré par les plus hautes autorités de l’État. On y trouvait, outre les archives, des ouvrages controversés, interdits, ainsi que des originaux des plus grands traités religieux ou philosophiques

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de tous les temps. Le deuxième étage était ouvert au grand public, qui pouvait y trouver des livres scientifiques, encyclopédies, et, d’une manière générale, tous les ouvrages liés au savoir. Erwan s’arrêta au premier. L’étage des romans, essais, et de la poésie devait lui suffire. La salle était impressionnante. A première vue, elle paressait vide, garnie seulement de quelques longues tables sur lesquelles de petites lampes de bureau projetaient une lumière blafarde. Erwan s’approcha de la borne mise à disposition à l’entrée et saisit, sur le clavier de la machine à écrire, son nom, ses coordonnées et le titre de l’ouvrage qu’il recherchait. Le carton qui sortit de la machine était criblé de trous, qui correspondaient au code du livre. Le jeune homme se dirigea alors vers le grand ordinateur qui trônait au fond de la salle, et dans lequel il introduisit son carton. L’ordinateur ne mit que quelques secondes à parcourir toutes les données qu’il avait en mémoire, et immédiatement un câble d’acier, tendu entre les grosses poulies qui garnissaient le plafond, se mit en mouvement. Erwan leva la tête ; ce spectacle l’avait toujours fasciné. A sept mètres de haut, des centaines d’armoires en bois se balançaient, attendant qu’un lecteur les sélectionne. L’une d’elles se mit en mouvement, tirée par le câble, et descendit lentement, accompagnée d’un léger grincement de poulie mal graissée. Erwan s’en approcha, parcourut les titres à travers les portes vitrées, puis, satisfait, tourna la petite clé, ouvrit le meuble et saisit l’ouvrage qui l’intéressait. Il s’assit à une table et lut une partie de la soirée, avec un grand plaisir. Il était, comme beaucoup d’autres, embarqué dans un tourbillon d’activités qui ne lui laissaient que peu de temps pour s’adonner à la lecture, et il avait l’impression de retrouver un plaisir dont il était trop souvent privé. Ses recherches furent efficaces. Lorsque 43


retentit la sonnerie invitant les visiteurs à gagner les sorties, ses doutes concernant les enfants étaient toujours là, mais au moins, automates ou pas, il avait relativisé le danger. Et, tard encore, comme il peinait à s’endormir, il se répéta en boucle les précieuses Lois d’Asimov : — Loi Zéro : Un robot ne peut pas porter atteinte à l'humanité, ni, par son inaction, permettre que l'humanité soit exposée au danger. — Première Loi : Un robot ne peut porter atteinte à un être humain, ni, restant passif, permettre qu'un être humain soit exposé au danger, sauf contradiction avec la loi zéro. — Deuxième Loi : Un robot doit obéir aux ordres que lui donne un être humain, sauf si de tels ordres entrent en conflit avec la première loi ou la loi zéro. — Troisième Loi : Un robot doit protéger son existence tant que cette protection n'entre pas en conflit avec la première ou la deuxième loi ou la loi zéro.

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— Eh bien ça alors ! s’écria Erwan malgré lui. Les quatre cents paires d’yeux qui se braquèrent sur lui lui firent réaliser qu’il avait pensé à voix haute. C’est qu’il avait remarqué quelque chose de pas banal dans la liste qu’il était en train de taper. Pour la première fois depuis qu’il tapait des listes, c’est-à-dire pour la première fois depuis qu’il travaillait au quarantième étage de la Tour du Palais, il remarquait sur une liste le nom de quelqu’un qu’il connaissait. Enfin, qu’il connaissait… façon de parler. C’était le nom de Mélody Pond qui occupait la deuxième position de la troisième colonne de noms de la quatorzième page de la liste. Cela eut pour effet d’accroître l’intérêt d'Erwan pour son travail. Lui, l’automate qui exécutait mécaniquement les mêmes gestes quotidiennement tout en rêvassant complètement à autre chose, se mit à se concentrer vraiment sur ce qu’il faisait, et à traquer les noms dont la consonance lui était familière. Combien de noms connus avait-il laissés filer sans s’en apercevoir, trop occupé à rêvasser à l’emploi du temps de son prochain week-end ? Or, il n’y avait qu’en repérant les noms et en observant les

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gens concernés qu’il pouvait avoir une chance de comprendre le pourquoi du comment. Il se promit d’être vigilant à l’avenir. C’est suite à cette résolution sans doute qu’on dut le prendre pour un fou lorsque, malgré lui, il se donna une petite claque sur la joue en réalisant qu’il était en train de compter mentalement ses économies et de calculer le nombre d’années de cotisations nécessaires pour s’offrir un aller-retour sur la lune. Rien à faire, la concentration n’avait jamais été son fort. Déjà à l’école, il était ravi lorsqu’il pouvait confectionner de petites boules de colle ou planter un crayon dans sa gomme. Ajouté à cela le fait que sa faculté d’évasion lui avait demandé des années d’entraînement pour se blinder et fuir un quotidien parfois trop monotone… il était évident qu’il allait avoir beaucoup de mal à inverser le processus. Un événement, quel qu’il soit, aussi futile et anecdotique qu’il puisse paraître, était si inattendu dans ce bureau, qu’il ne passait jamais inaperçu. Aussi, cette demi-journée de travail achevée, c’est sans perdre une minute que Rebecca courut rejoindre son ami à l’entrée du réfectoire pour s’informer de la cause de son émoi. — Oh, ce n’était pas grand-chose… Figure-toi que pour la première fois j’ai tapé un nom qui ne m’était pas inconnu. Rebecca éclata de rire. — Décidément, un jour, il faudra bien que tu descendes de ta planète ! J’en tape tous les jours, des noms que je connais ! La semaine dernière, j’ai tapé celui de ma petite voisine du dessus ! — Et cela ne te semble pas étrange de saisir tous ces noms ? Rebecca le regarda avec surprise. La question avait quelque chose d’inattendu. C’était comme si Erwan, depuis qu’il travaillait là, ne s’était jamais posé aucune question sur son 46


travail ! En même temps, cela ne devait pas l’étonner ; son ami faisait ce qu’on lui demandait, gentiment, en attendant la promotion, et profitait de son salaire qui pour le moment lui suffisait, non à faire des folies, mais au moins à profiter un peu de la vie. Le reste ne le concernait pas. Il s’occupait de ses affaires, laissait ses voisins s’occuper de la leur, et tout était au mieux dans le meilleur des mondes. Rebecca, de son côté, avait déjà émis toutes sortes d’hypothèses au sujet des listes. — Tu sais, si on doit, par exemple, remettre à jour les fichiers de l’état civil, rien d’étonnant, non. Mais dis-moi, quel est le nom que tu as reconnu ? — Mélody Pond ! — Dans ce cas, cela change tout. Peut-être que tu as en charge les listes des gens qui participent prochainement à un événement culturel. Les autres noms de la liste sont probablement ceux de la production, des costumiers, des machinistes… — Pourquoi pas. Si cette explication avait contenté Erwan, son effet aurait de toute façon été de courte durée. Car à peine une heure plus tard, un autre nom lui sautait aux yeux : celui de Rebecca Marie. Erwan se prit la tête entre les mains et réfléchit. La pseudo explication d’ordre culturel ne tenait plus. A moins, évidemment, que Rebecca cache derrière son apparente normalité une seconde identité de rock star, mais c’était peu probable. Alors, pour la première fois depuis qu’il travaillait là, mais certainement pas pour la première fois de son existence, Erwan fit une chose dont il ne se serait pas cru capable au travail. Il désobéit, et oublia volontairement un nom en recopiant sa liste. Il ressentit bien une pointe de 47


culpabilité lorsqu’il saisit le nom suivant, mais ne revint pas sur ce petit acte de guérilla. Il ignorait ce qu’il risquait s’il était découvert ; peut-être perdrait-il sa place. Il décida de n’en parler à personne, pas même à la principale intéressée. Malgré lui, il sentit au fond du cœur ce petit tressaillement qu’il ressentait parfois dans son enfance, lorsqu’une idée forte l’étreignait, longtemps, bien longtemps avant que la routine ne l’ait enveloppé de cette petite couche de rouille que l’on appelle « raison ». Deux semaines s’écoulèrent sans autre incident. Les jours commençaient à rafraîchir, et l’automne s’installait solidement. Les passants étaient de plus en plus réticents à traîner les rues le soir après le travail. Depuis quelques jours, des postes de radio branchés un peu partout dans les rues diffusaient de la musique apaisante. C’était, disaient les journaux, pour couvrir le « bruit » et calmer les citoyens que cet incessant grésillement agaçait. Erwan aurait donné cher pour s’offrir le luxe de quelques minutes de silence. De vrai silence. La date du récital approchait. Erwan avait de plus en plus de mal à s’en réjouir. Peut-être en avait-il assez d’entendre les chansons de miss Pond jaillir de tous les haut-parleurs de la ville. Et puis, sans doute aussi l’excitation première était-elle déjà un peu retombée. Mélody, elle, était à cran. Elle ne tenait plus en place, avait du mal à se concentrer et, d’une manière générale, à rester assise sans bouger. Elle paraissait partagée entre la joie d’avoir le privilège de chanter à l’opéra, et la contrariété de ne pouvoir chanter ce qu’elle voulait. Ces deux sentiments ambivalents s’opposaient en elle, et l’on voyait bien qu’elle

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avait du mal à faire la part des choses. Un jour, alors qu’elle était au bord de la crise de nerfs, elle avait annoncé à sa jeune sœur que la production lui offrait deux jours de repos tous frais payés pour l’aider à gérer son stress. Le dimanche précédant le concert, un autogire s’était posé sur la piste du jardin d’Éden, et deux hommes en étaient sortis. Ils avaient emporté Mélody vers une destination inconnue. Emilie l’avait regardée partir, un peu envieuse. Ce n’était pas toujours facile d’être la petite sœur fade d’une immense vedette. Si la gloire ne l’avait jamais attirée, et si elle préférait de loin l’anonymat de sa petite vie d’employée de bureau, Emilie reconnaissait qu’elle éprouvait un peu de frustration parfois à voir son aînée jouir de privilèges auxquels elle-même n’aurait jamais accès, et tout cela sans l’avoir mérité vraiment. Mélody ne semblait pas avoir conscience de cela. Que sa sœur vive au Jardin d’Éden lui paraissait déjà énorme, et elle n’imaginait pas qu’Emilie puisse en plus avoir envie de vacances ! La vérité, c’est que son existence à elle, elle ne la souhaitait à personne. Et l’état de stress permanent dans lequel elle se trouvait depuis plusieurs semaines n’était pas pour la contredire. A son retour de vacances pourtant, elle était métamorphosée. Elle était calme, sereine, ses traits semblaient plus lisses, et elle paraissait presque avoir rajeuni. Emilie avait rarement observé chez elle une pareille joie de vivre. Elle n’en dit pas plus sur le lieu de ses vacances, ne raconta pas son séjour, se contenta d’évoquer la nature, le calme reposant de la campagne ; bref, elle s’était ressourcée. La veille du concert, Erwan et Rebecca, qui avaient complètement oublié de le faire avant, se rendirent ensemble

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chez le tailleur puis chez la couturière pour récupérer leurs tenues. — Tu sais, commença Rebecca, moi aussi quelque chose m’intrigue dans ces listes. Figure-toi qu’aujourd’hui, j’ai tapé moi aussi le nom de Mélody Pond. Pourquoi ce nom, qui était sur ta liste il y a quelques jours, est aujourd’hui sur la mienne ? C’est quand même étrange ! Est-ce que tu as mémorisé d’autres noms de cette liste, par hasard ? — Mémorisé, non, mais ce jour-là j’ai tenté d’être attentif… — Si je te montre des noms, serais-tu capable d’identifier ceux que tu as déjà tapés ? — Peut-être. Certainement pas tous, mais quelques-uns, probablement. Rebecca sortit un papier de sa poche. Instinctivement, elle regarda autour d'elle si personne ne l’observait. Et c’est en chuchotant qu’elle expliqua : — J’ai glissé une feuille de carbone dans ma machine. Voilà la copie de la fameuse liste. Quel culot ! Lui qui s’était senti devenir renégat le jour où il avait omis un nom, Erwan se sentait bien modeste à présent, en termes d’audace. Il saisit la liste, l’observa attentivement. — Oui, c’est bien la même, peut-être à un ou deux détails près, assura-t-elle. Le détail en question, c’était le nom de Rebecca, qui n’y figurait pas. C’était à n’y rien comprendre. Ainsi, les listes retranscrites sur papier bleu l’étaient environ quinze jours plus tard sur papier rouge, et ainsi de suite. Cela n’avait aucun sens. Erwan haussa les épaules : — Estimons-nous heureux d’avoir du travail ! On ne nous demande pas de comprendre, après tout. Il venait cependant de saisir un élément qui, mine de rien, avait son importance : de ses listes dépendaient celles 50


de Rebecca. S’il effaçait ou ajoutait un nom, cela impactait le travail de ses collègues. Sur quelle couleur de papier s’inscrivaient les listes originales ? Pour le savoir, il aurait fallu contacter un opérateur sur papier vert… Erwan pensa à Emilie. Il ne la connaissait pas, comment aborder le sujet avec elle ? Il trouverait bien. Il s’immobilisa une seconde devant le marchand de journaux qui avait affiché les gros titres sur sa devanture. L’épidémie de varicelle endiguée ! pouvait-on y lire. — Tant mieux, commenta Erwan.

*** Penché sur son grand bureau d’acajou, l’Archonte fronçait les sourcils. Quelque chose n’allait pas. Il avait beau compter et recompter les noms de la liste rouge, il en manquait un. Il vérifia à quelle étape avait eu lieu la disparition : il semblait que dès la liste bleue, il manquait déjà. Il était urgent d’identifier le nom, de vérifier l’état d’avancement réel de son dossier, et de corriger l’erreur. Il fut interrompu par une petite main qui grattait à la porte. — Entre, ma chérie. La petite Lila, fraîche et pimpante, la coiffure impeccable après des heures de jeux, vint souhaiter le bonsoir à son père avant de repartir en sautillant. Son père la regarda s’éloigner avec attendrissement. Il savait qu’il avait fait ce qu’il avait à faire, et ne regrettait pas sa décision. La petite fille avait dû être terrifiée, mais elle avait fini par comprendre que son salut, elle le devait au sacrifice de son père. L’Archonte baissa la tête et retourna à ses listes.

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— Monsieur Mclaren, téléphone ! Erwan descendit les marches quatre à quatre, si bien qu’il parvint à semer la concierge dans l’escalier. La pauvre femme, essoufflée d’avoir gravi les quatre étages aussi vite que possible, avait dû s’arrêter sur le palier pour retrouver le souffle. Erwan ne l’attendit pas pour pénétrer dans la loge et s’emparer du combiné. — Oui, c’est toi Rebecca ? — Oui, excuse-moi de te faire cavaler. Pour ce soir, je voulais te proposer qu’on dîne ensemble avant le concert. Comme le spectacle ne commence qu’à vingt heures trente, cela nous laisse largement le temps. — Excellente idée. — On se retrouve à dix-neuf heures devant le métropolitain ? — Parfait. Erwan remonta en toute hâte et croisa au troisième étage madame Scola qui descendait, toute déçue d’avoir manqué la conversation.

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A l’heure dite, il était prêt, très élégant dans son nouveau costume, et attendait en sifflotant, tout en lissant de la main son foulard de soie grise. Rebecca ne mit pas longtemps pour arriver. Ils dînèrent dans un petit restaurant à quelques mètres de la station, où l’on se vantait d’avoir des légumes « cuits et préparés avant déshydratation », garantissant une rapidité de service incomparable. Il suffisait aux clients de choisir leur barquette en fer, et de la remplir avec l’eau des bouilloires qui s’alignaient sur une table à l’entrée de la salle. Au passage, pour ne pas perdre une seconde, un scanner flashait le code présent sur la barquette, et un ticket était édité. Une fois le repas consommé, des automates très rudimentaires débarrassaient les tables et encaissaient les paiements. Ils étaient munis d’une caisse automatique, dans laquelle on glissait les espèces, qui étaient comptées à une vitesse prodigieuse. Puis la monnaie sortait automatiquement par une autre ouverture. Sitôt leur dessert englouti, Rebecca et Erwan sortirent et descendirent dans la station souterraine. Ils attendirent quelques instants dans la file d’attente, et achetèrent deux billets. La guichetière leur sourit et leur indiqua le quai. Une musique d’ambiance sortait des haut-parleurs, entrecoupée de messages publicitaires. « L’électricité, la fée du logis !… Contre les caries dentaires, je me vaccine !…Sauvez votre vie, donnez votre sang ! » Au bout d’un moment, il se fit entendre comme un rugissement. Un long train cuivré surgit du tunnel en laissant s’échapper une épaisse fumée blanche. Il lui fallut plusieurs mètres pour s’immobiliser tout à fait. Les deux jeunes gens montèrent dans le premier wagon, choisirent des sièges près de la fenêtre, et attachèrent leur ceinture. Bientôt, la fumée se fit plus dense, et l’engin redémarra. Il prit plusieurs 53


dizaines de mètres d’élan le long de la voie souterraine, puis suivit le mouvement des rails qui s’élevaient jusqu’à l’ouverture dans le toit. Enfin, il prit davantage de hauteur, et survola la ville à une altitude suffisante pour ne pas risquer de heurter le haut des tours. Au bout d’un quart d’heure, le conducteur annonça le premier arrêt au microphone. Les voyageurs qui descendaient se tinrent prêts. Le train s’immobilisa dans l’air, et les longs tunnels gonflables se déployèrent sous la machine, toboggans gigantesques qui reliaient l’appareil à la station. Chacun leur tour, les voyageurs sautèrent. Quand le dernier fut arrivé en bas, les tunnels remontèrent, et le train reprit sa route. Il leur fallut environ une demi-heure pour arriver à l’Opéra Central. Vu de dessus déjà, le bâtiment était impressionnant. On avait un peu de mal à en saisir la superficie, depuis le ciel, mais sa luminosité déjà étonnait, surtout en une période si marquée par les incidents électriques. Erwan fut étonné de voir que tant de gens descendaient à cet arrêt. A part l’Opéra, il ne desservait rien ; le monument se trouvait à flanc de falaise et au-delà, c’était la mer. Tous ces gens allaient-ils donc au récital ? Ce n’était pas cela qui était étonnant, mais le fait que l’on soit si nombreux à utiliser le métropolitain pour se rendre dans le lieu le plus secret et le plus huppé de la ville. Erwan s’était attendu à ce qu’ils soient les seuls, les autres étant censés utiliser leurs autogires personnels, étant donnée la classe sociale à laquelle ils étaient supposés appartenir. Il fut subjugué par la beauté de la façade. Immense, elle évoquait le style art nouveau du début du XXe siècle, et ses fenêtres souvent arrondies étaient ornées de balcons aux courbes ondoyantes et décorées de volutes en fer forgé, agrémentées de motifs floraux. La porte était protégée de grilles si finement découpées qu’on les imaginait fragiles. 54


De chaque côté, d’imposantes statues de pierre représentaient de belles jeunes femmes à moitié dénudées dont les charmes se cachaient derrière des lys disproportionnés. Le hall n’était pas en reste, et maintenait les promesses de beauté faites au spectateur depuis l’extérieur. Le parquet était agencé selon des motifs géométriques particulièrement recherchés, et les colonnes qui soutenaient les étages avaient l’aspect étrange de bâtons de caramel en train de fondre en se tordant un peu sur euxmêmes. Il s’avéra assez vite que la luminosité entrevue depuis le ciel ne provenait nullement de l’électricité, mais de centaines de milliers de bougies installées dans toute la bâtisse, du rez-de-chaussée au dernier étage, des loges aux coulisses ; partout pendaient d’immenses lustres de cristal dont la lumière était soutenue par celle des chandeliers et candélabres qui habillaient les murs et les portes. Une masse compacte faisait la queue devant le guichet. — Regarde, murmura Erwan en poussant du coude son amie, ça, c’est inhabituel… Effectivement, et cela expliquait le nombre d’utilisateurs du métropolitain, la plupart des gens qui se présentaient au guichet semblaient brandir un coupon analogue à celui qu'Erwan serrait dans la poche interne de sa redingote. Rebecca balaya la file du regard : pas de gens éminents, pas de célébrités, personne dont la richesse ne soit visible sur les vêtements ou les bijoux… en fait, tous les gens présents autour d’eux semblaient issus de la classe moyenne, et, plus étonnant, ils paraissaient tous avoir gagné leur place au réfectoire de leur lieu de travail. — Tu ne penses pas que les gens très importants sont déjà dans la loge qui leur est attribuée à l’année ? Ce serait quand même un comble qu’ils fassent la queue comme les autres ! 55


— Ce n’est pas ce qui m’interpelle. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi il y a autant de gens… « comme nous » ! Après une bonne demi-heure d’attente, ils finirent par entrer dans la salle. Drapée de tentures rouges, elle était d’une élégance à la hauteur de leurs espérances. Les plafonds avaient été peints par les artistes les plus renommés du continent, et les balcons faisaient écho à la décoration extérieure. Les fauteuils étaient plus confortables que dans toutes les salles de spectacles auxquelles Erwan s’était déjà rendu. Peu à peu les lumières s’éteignirent, et Mélody parut sur scène, dans une robe éblouissante sur laquelle scintillait le feu des projecteurs. Le spectacle commença. Jamais la voix de la chanteuse n’avait paru aussi limpide. Erwan en fut comme hypnotisé pendant de longues minutes. Puis il se reprit, tenta de se concentrer sur les paroles, et fut assez rapidement déçu. — C’est nul, murmura-t-il à l’oreille de Rebecca. Mais Rebecca n’écoutait plus depuis longtemps. Elle avait bien autre chose en tête. — Suis-moi, chuchota-t-elle, j’ai repéré par où on peut passer. — Pour aller où ? Mais Rebecca ne répondit pas. Elle se leva discrètement et, courbée en avant pour ne pas déranger, elle se faufilait entre les sièges. Erwan n’eut pas d’autre choix que de la suivre. Il est vrai que Rebecca avait toujours éprouvé une très vive envie de visiter les coulisses de l’Opéra, de voir les dessous du spectacle. L’occasion était unique. Seul, Erwan n’aurait pas forcément osé quitter la salle au beau milieu du concert. Mais puisqu’il était accompagné, il lui suffisait d’un peu d’audace venant de quelqu'un d'autre pour qu’il se sente invulnérable. Sans se faire remarquer, ils longèrent les 56


couloirs et se faufilèrent dans les loges. Certaines étaient nominatives, pour les artistes qui étaient en résidence à plein temps à l’opéra. C’est dans l’une d’elles qu’ils réussirent à s’introduire. C’était la loge d’une musicienne, violoncelliste exactement. La pièce était spacieuse, agréable, avec des éclairages électriques un peu partout. Le mobilier était dans le ton de l’ensemble du bâtiment, avec ses lampes en forme de longues fleurs, et le sofa en fer ciselé. La coiffeuse, merveille de l’ameublement des années folles, s’ornait d’un miroir porté par deux jeunes femmes vêtues de fleurs, audessus desquelles brillait une lampe en forme de soleil. Sur la table, des poudres de toutes sortes, des flacons, des fards, des parfums, tout ce qui convenait à une artiste. Sur un support reposait une perruque brune. Rebecca, indiscrète jusqu’au bout, ouvrit une des portes de l’armoire. Elle ne cacha pas sa surprise. — Eh bien ça alors ! Viens voir, Erwan ! Sur une étagère s’alignaient une dizaine de têtes de bois, chacune ornée d’une perruque identique à celle qui était sur la table. Sur une seconde étagère se trouvaient des boîtes qui contenaient toutes sortes de postiches : faux ongles, faux cils, lentilles de couleur… — Soit cette musicienne veut garder son anonymat lorsqu’elle se produit sur scène, soit elle est particulièrement laide ! — Ou alors elle est actrice, et non-musicienne, et elle doit jouer en ce moment un rôle bien étrange, déclara Erwan, qui venait d’ouvrir la seconde porte de l’armoire. En effet, derrière cette porte se cachait une penderie à laquelle étaient accrochés des costumes des plus surprenants : des costumes faits pour épouser exactement la forme du corps, et dont la texture imitait à s’y méprendre l’épiderme. 57


— C’est incroyable ce qu’ils arrivent à faire ! Ils quittèrent la loge et réussirent à gagner les coulisses. Il y régnait un joyeux bazar organisé. Des machinistes s’affairaient parmi de gigantesques décors de cartons. Près de l’entrée des artistes, se trouvaient deux agents de sécurité, de ces mastodontes équipés d’un œil infrarouge, élevés aux stéroïdes, et qui sont capables de faire tomber un mur d’un simple coup de poing. On les trouvait en général dans l’entourage des membres du gouvernement, à qui ils servaient de gardes du corps. On s’attendait moins à les voir assurer la sécurité d’un spectacle. — Allons-nous-en, murmura Erwan. C’est en s’appuyant involontairement contre un mur que Rebecca découvrit une porte dérobée. Les deux jeunes gens échangèrent un regard ; ils étaient d’accord. Ils s’engouffrèrent dans le passage et refermèrent soigneusement derrière eux. Le tunnel était assez long et descendait profondément sous le bâtiment, mais des veilleuses de sécurité l’éclairaient correctement. Soudain, un tremblement inexpliqué ébranla le sol sous leurs pieds, et ils craignirent tous les deux que le plancher s’ouvre sous eux. Mais heureusement cela n’arriva pas. — Nous devons être bien en dessous de la surface du sol, suggéra Rebecca. — Je le pense aussi. Nous sommes dans la falaise. Comme les tremblements recommençaient, ils perdirent l’équilibre et glissèrent sur le sol en pente sur plusieurs dizaines de mètres. Ils furent arrêtés par une surface vitrée qui donnait sur une immense salle en contrebas. Ils n’en croyaient pas leurs yeux. Dans ce qui ressemblait à un immense hangar, une porte avait été creusée dans la paroi rocheuse, face au vide, et l’entrepôt servait de garage, ou 58


plutôt… d’aérodrome. En effet, ce qui avait fait trembler le sol, c’était l’arrivée inopportune d’un gigantesque aéronef, de ceux qui avaient tant impressionné Rebecca. Il fallait se rendre à l’évidence : il ne s’agissait pas seulement d’une salle de spectacle, et si l’accès au lieu était si sélectif, c’est qu’il avait bien des secrets à cacher. Erwan eut un mouvement de panique. — Je crois que nous sommes en danger. Nous ne faisons pas que visiter les coulisses d’un opéra sans autorisation, nous venons de découvrir une chose que nous n’aurions pas dû. — Tu as raison. C’est avec moins d’assurance qu’ils remontèrent tous deux jusqu’à l’entrée. Comme ils faisaient pivoter la porte pour rejoindre le couloir, une voix les fit sursauter : — Qu’est-ce que vous faites là ? Leur sang se glaça, et ils furent consternés lorsqu’ils reconnurent dans l’obscurité le visage d’Emilie. Très vite elle ajouta : — Ne restez pas là, le spectacle vient de se terminer, vous allez vous faire repérer. Suivez-moi ! Sans chercher à comprendre, ils jugèrent intelligent de la suivre, et en quelques minutes ils étaient parvenus tous les trois à se fondre dans la masse de spectateurs qui sortaient du hall. Une fois dehors, Emilie leur chuchota : — Ne posez pas de questions, il faut que vous preniez le métropolitain comme si de rien n’était. Moi, je dois y retourner. Rejoignons-nous demain matin au lieu qui vous conviendra… — La Grenouille qui danse, suggéra Erwan. — Parfait. Dix heures. A demain. Comme elle allait partir, elle se tourna et revint sur ses pas : 59


— J’oubliais : ne parlez à personne durant le trajet, on ne sait jamais. Pour éviter qu’on vienne vous accoster, vous n’aurez qu’à faire semblant de somnoler. La jeune fille disparut derrière la lourde porte de l’Opéra, où on la laissa entrer sans faire de difficulté. C’était à n’y rien comprendre. Aussi ne cherchèrent-ils pas. Durant le trajet, ils firent semblant de dormir. Ils eurent vite fait de se rendre compte que tout le monde, ou presque, faisait comme eux.

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Augustine avait assisté à ce concert comme dans un songe. Elle en était revenue épuisée, mais enchantée. Depuis le temps qu’elle suivait de près la carrière de Mélody Pond, elle venait de réaliser un rêve. Le lendemain, elle s’était levée comme transformée, comme si sa vie entière avait pris du sens. Était-ce les messages de paix et de fraternité délivrées dans les chansons de Mélody ? Pour la première fois, Augustine avait envie de compter un peu dans la société, et de s’impliquer dans une œuvre. Elle ignorait encore laquelle. Une visite à la Maison des Associations ne lui avait pas été d’une aide précieuse. Les œuvres caritatives étaient devenues aussi obsolètes qu’inutiles. Organiser des appels aux dons pour faire progresser la recherche médicale ? La seule menace actuelle était la varicelle, et à peine avait-on eu le temps de s’en inquiéter que l’épidémie était déjà endiguée. Aider les défavorisés ? Augustine sourit. — Oui, songea-t-elle, il paraît qu’il y a à peine un siècle, il y avait des gens qu’on disait « défavorisés ». Ce n’est que bien plus tard qu’elle pensa à l’écologie, de

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façon un peu vague, sans trop prendre son idée au sérieux. Elle déambulait sous la pluie lorsqu’un petit chapiteau de fortune attira son attention. Les bénévoles qui s’y abritaient portaient des blouses blanches et haranguaient les passants. Augustine s’approcha, à la grande satisfaction d’une bénévole. — Bonjour mademoiselle, avez-vous donné votre sang ? — Oui, bien sûr, je travaille à l’usine de déshydratation alimentaire « Nutrivie » ; il y a eu une collecte la semaine passée. La femme ouvrit un registre, qu’elle consulta rapidement avant de déclarer : — Oui, c’est exact, je vois qu’un certain nombre d’employés ont été prélevés. Hélas, pas tous. Nous ne savons pas comment faire comprendre aux gens à quel point c’est important que nous collections le sang de tous nos citoyens… Cette épidémie de varicelle qui a tant fait souffrir nos enfants, jamais elle n’aurait eu lieu si chacun avait donné… — Ah oui ? Mais quel rapport… — Aidez-nous, mademoiselle, prenez ces tracts, distribuezles en masse à vos collègues. Ce manuel vous aidera à mieux comprendre les enjeux de notre campagne et à être suffisamment convaincante pour vous faire entendre. La lecture studieuse du manuel en question occupa Augustine pour le reste de la journée. Les arguments développés étaient indiscutables, et plus que convaincants. Elle était satisfaite : elle avait trouvé son cheval de bataille. De son côté, Erwan n’avait pas attendu qu’il soit dix heures, en ce dimanche maussade, pour ouvrir son parapluie et

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s’acheminer vers le point de rendez-vous. Il fut surpris de voir que Rebecca était déjà sur place. Ils commandèrent un café, et furent presque soulagés de voir la jeune serveuse sortir une cafetière à piston. Emilie ne fut pas longue à arriver elle non plus. Les événements prenaient une tournure assez inespérée, car, comme l’avait fait remarquer Erwan, il ne manquait qu’une opératrice sur papier vert pour faire la jonction entre leurs listes et peut-être comprendre les finalités de tout cela. — Ne t’emballe pas, avait tempéré Rebecca, nous ne savons pas vraiment ce qu’elle veut, ni ce qu’elle est prête à nous dire. Mais Emilie n’avait pas l’air hostile ; elle avait plutôt l’allure d’un petit oiseau apeuré. Ils passèrent quelques secondes à se regarder, ne sachant comment engager la conversation. Erwan décida de commencer par le début. — Avant toute chose, qui es-tu ? Et quelle relation entretienstu avec la production Éden ? La jeune femme sourit. — Si tu connaissais mon nom de famille, tu ne poserais pas la question. Je n’ai aucun rapport avec Éden à proprement parler, mais je suis la sœur de Mélody. C’est à ce titre que j’ai mes entrées à l’Opéra et au Jardin d’Éden. Maintenant c’est à mon tour de vous poser une question : que faisiezvous dans les coulisses de l’opéra ? — Et toi ? répondit Rebecca sans se dégonfler. — Moi, je vous cherchais. J’étais au premier balcon, à une place de choix, je dois bien le reconnaître. Lorsque les fumigènes ont commencé à emplir la salle, je me suis trouvée un peu mal et j’ai voulu prendre l’air. C’est à ce moment que je vous ai vus sortir d’une loge, et que j’ai voulu vous suivre. J’ai été interrompue par un agent de 63


sécurité que je connais bien et qui est venu me faire la conversation… Je ne pouvais pas le congédier. Vous avez de la chance qu’il ait dû aller encadrer la sortie du concert ; vous êtes revenus juste quand il fallait. Maintenant, ditesmoi : qu’avez-vous trouvé ? — Tu ne connais pas les sous-sols de l’Opéra ? — Je doute que beaucoup les connaissent. Comme n’importe quel spectateur, je n’ai accès qu’à la salle, et ma sœur elle-même n’en connaît pas beaucoup plus : les loges, les coulisses… en aucun cas elle n’a été informée de l’existence de ce sous-sol. Du moins je ne le pense pas. — Et si elle te cachait des choses ? Emilie détourna le regard et se mit à ronger nerveusement ses ongles. — Il y a encore une semaine, je vous aurais assurés que non. Aujourd’hui, je ne sais pas. Elle a tellement changé. Rien de vraiment inquiétant : une joie de vivre, une sérénité inébranlable, je devrais m’en réjouir, mais c’est si inhabituel ! Elle a accepté pour cette soirée de bouleverser son répertoire et de chanter des textes qu’elle trouvait stupides il y a encore quinze jours ! Elle était furieuse contre la production, et en quelques jours elle a radicalement changé sa façon de voir les choses. Cela a commencé de façon assez discrète, et puis depuis ses vacances, ce n’est plus elle. Mais dites-moi, qu’avez-vous vu dans les soussols ? — Un hangar souterrain qui contient des aéronefs ! — C’est bizarre, quel rapport avec l’Opéra ? Erwan, ne sachant pas répondre, laissa la question en suspens. Mais il songea à nouveau aux listes, et, sans transition : — Rebecca, as-tu apporté ta liste ? 64


Rebecca sortit de sa poche une feuille pliée en quatre, teintée de bleu à cause du carbone qui avait bavé. — Reconnais-tu cette liste ? Emilie s’en saisit, la lut attentivement. — Oui, dit-elle au bout d’un moment. Bien sûr, je ne suis pas formelle, mais quand j’ai vu le nom de ma sœur, j’ai regardé attentivement les autres pour voir s’il s’agissait de ses connaissances ou amis. — Alors ? — Je ne le pense pas. — Selon toi, à quoi peut correspondre cette liste ? — Je me suis dit après coup que c’était peut-être la liste des gens sur le point de quitter le territoire, puisque j’en ai eu connaissance la veille du jour où Mélody est partie en vacances. Erwan lui expliqua alors la découverte qu’ils avaient faite concernant ces fameuses listes. Ainsi, ce que disait Emilie ajoutait un maillon à la chaîne : Erwan tapait sur papier bleu ce qu’Emilie retranscrivait une semaine plus tard sur papier vert, avant que les noms ne soient transmis à Rebecca qui complétait le processus sur papier rouge. — Peut-être que les papiers rouges correspondent aux retours, insinua la jeune femme qui suivait son idée fixe. — Cela ne tient pas debout, objecta Erwan. Les gens qui partent le même jour ne reviennent pas tous en même temps, voyons ! Et à quoi correspondraient les listes bleues ? Il hésita un peu avant de leur avouer le petit test auquel il s’était livré en omettant volontairement le nom de son amie. Rebecca frissonna. Elle ignorait si c’était une bonne idée, elle ne savait pas du tout à quoi elle réchappait. Ils décidèrent néanmoins de réitérer ce test avec d’autres noms, à différents moments de la chaîne. C’était une lourde 65


responsabilité. Rebecca suggéra d’utiliser du carbone pour conserver des duplicata et avoir tout loisir de comparer leurs listes, mais Emilie refusa. — Je ne veux pas prendre ce risque, c’est beaucoup trop dangereux. Je vous propose autre chose : Erwan notera comme référence le premier nom de la liste qu’il modifiera. Puis il notera le nom qu’il ne retranscrira pas. Ce sera alors facile pour nous, quand nous aurons identifié cette liste, de vérifier si le nom omis y figure à nouveau. Je ferai pareil de mon côté, si j’enlève un nom sur une des listes qui seront transmises à Rebecca. Ainsi fut convenu entre eux. Mais comme ils allaient prendre congé : — Attendez, dit soudain Erwan. Il y a autre chose que j’aimerais savoir. Emilie, tu peux peut-être nous expliquer quelque chose. Nous avons remarqué hier soir que la plupart des spectateurs étaient comme nous des gagnants de concours. — Tous, pour être exacts. Les coupons que vous avez remplis ont été distribués en masse dans toutes les grandes entreprises, les administrations et quelques commerces. — Mais dans quel but ? Tu veux dire que cette soirée n’a absolument rien rapporté aux organisateurs ? Je ne comprends pas l’intérêt d’une telle opération. — C’était peut-être pour faire de la publicité et assurer les ventes de disques phonographiques. Et puis, pour être honnête, de l’argent, ils n’en manquent pas vraiment chez Éden Production. — Mais… s’ils ont des choses à cacher dans leur sous-sol, n’est-ce pas un peu risqué pour eux de faire venir autant de monde ? Emilie sourit et répondit, avec une petite pointe d’arrogance 66


: — A ma connaissance, il n’y a que vous qui ayez eu l’audace de sortir de la salle ! La semaine suivante apporta une sorte de renouveau dans leur routine habituelle, dans la mesure où pour la première fois ils avaient l’impression de travailler vraiment en équipe. La prudence les poussa néanmoins à ne rien changer à leurs habitudes, et Rebecca et Erwan continuèrent à faire semblant de ne pas connaître Emilie. Un matin, la jeune femme eut la surprise de voir réapparaître sur sa liste le nom de Rebecca, plus de trois semaines après qu'Erwan l’avait effacé. Elle jugea prudent de l’inscrire. S’il avait reparu, c’est que quelqu’un avait fini par remarquer l’anomalie. Elle ne manqua pas d’en faire part dès que possible à ses complices. Cela ne les inquiéta pas outre mesure, même s’ils eurent l’impression de perdre le petit pouvoir qu’ils s’étaient imaginé avoir acquis en modifiant les listes à leur gré. Un matin, Rebecca ne vint pas. Lorsqu'Erwan prit son poste, il fut surpris de trouver à la place de son amie un homme qu’il ne connaissait pas. Rebecca ne l’avait pourtant pas informé de cette absence. Était-elle souffrante ? C’était peu probable. Mais si tel était le cas, elle serait probablement de retour dans la journée, sitôt son sérum reçu. Ce qui était embêtant, c’est que son remplaçant leur était complètement inconnu, à Emilie et à lui, et si l’absence de Rebecca devait se prolonger, il ne serait pas possible d’avoir accès à ses listes. Erwan déjeuna seul. Pour s’occuper, il attrapa un exemplaire

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du « Monde moderne » qui avait été abandonné sur une table. Il y trouva un drôle d’article dont la vocation était de trouver une explication à la présence de ces aéronefs qui, depuis quelque temps, selon le rédacteur, intriguait et effrayait la population. Le journaliste avait apparemment longuement enquêté et se voulait rassurant : à défaut d’avoir pu obtenir un rendez-vous avec l’Archonte lui-même, il avait rencontré d’importants scientifiques qui avaient paru extrêmement surpris d’apprendre l’inquiétude des gens. En effet, ces appareils très perfectionnés avaient été conçus par l’armée pour finaliser un vaste programme à visée écologique. Depuis plusieurs semaines, des citoyens étaient sélectionnés pour intégrer ce projet de la plus haute importance : il s’agissait rien moins que de réparer la couche d’ozone, grâce à un procédé révolutionnaire dont le fonctionnement serait développé prochainement dans une revue scientifique, et qui pour le moment faisait rire sous cape les incrédules. — Dans tous les cas, se dit Erwan, il ne s’agit pas de faire la guerre. Cette idée eut pour effet de l’apaiser complètement. Bien sûr, il restait de grandes zones d’ombre, mais après tout, il fallait arrêter de se méfier de tout. Jamais l’Archonte n’aurait laissé faire quelque chose qui nuise à la sécurité des citoyens. Le soir venu, Erwan décida de faire un crochet pour aller rendre visite à Rebecca. Comme le temps était doux et qu’il n’était pas pressé, il décida de s’y rendre à pied en empruntant le pont. La plupart des gens préféraient les taxis volants ou flottants, mais pour les quelques piétons

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téméraires, le pont donnait l’occasion d’une expérience grisante. En effet, haut d’une dizaine de mètres, il était entièrement constitué de verre parfaitement transparent, qui, de loin, était le sujet d’une incroyable illusion d’optique, et parfois les gens venaient de loin pour admirer le spectacle incongru des passants marchant dans le vide. Les volets de Rebecca étaient fermés. Sa concierge indiqua à Erwan qu’elle n’était pas là. Elle ignorait où elle était, et quand elle rentrerait. Elle était partie la veille au soir, assez précipitamment et sans donner d’explications. Le mystère s’épaississait. Erwan y pensa une bonne partie de la soirée, puis lui vint une idée lumineuse pour pallier l’absence de son amie. Il savait à présent comment se procurer les listes. Il lui suffisait d’arriver avec un petit quart d’heure de retard le lendemain, juste ce qu’il fallait pour faire une heure supplémentaire, qui était plus que suffisante pour la mise en exécution du petit plan qu’il venait d’élaborer. Le lendemain donc, sans surprise, Rebecca n’était toujours pas là, et Erwan était en retard. Emilie commença sa journée avec un peu d’appréhension. Heureusement, Erwan arriva comme il l’avait prévu quinze minutes plus tard. La journée lui sembla longue, et il ne s’embarrassa pas l’esprit à supprimer des noms. A la fin de la journée, comme tout le monde venait de quitter le bureau, il attendit que le petit œil mécanique s’immobilise, ce qui souvent arrivait avant même que les employés soient sortis, puisque le surveillant faisait les mêmes horaires qu’eux. Puis il sortit de son sac une double bobine de ruban encreur, et s’approcha de la lourde Underwood de Rebecca. Les mains un peu tremblantes, sujet

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à une pointe d'excitation à l'idée d’être surpris, il leva avec précaution les bras de la machine, en extirpa le ruban encreur, qu’il enroula dans un mouchoir, avant de le remplacer par le nouveau. Puis il retourna vite à sa place, cacha l’objet de son méfait au plus profond de son sac, et termina son travail. Une heure plus tard, il retrouva (comme il avait été convenu rapidement entre deux portes à l’heure du déjeuner) Emilie qui l’attendait devant l’entrée de son immeuble. La concierge n’allait pas manquer de jaser… — Bonjour, monsieur Mclaren… qui est cette ravissante jeune femme ? — Ma grand-mère, madame Scola, je vous présente ma grand-mère. Puis ils montèrent les quatre étages sans un mot de plus. Ce n’est qu’une fois dans le séjour qu'Erwan, tout excité, expliqua à la jeune femme ce qu’il avait imaginé. — Il ne nous reste plus qu’à lire les caractères incrustés sur la bande. Une heure plus tard, des taches plein les doigts, ils firent la découverte suivante : les noms omis par Rebecca et qui avaient reparu au bout de quelques jours sur les listes d’Emilie figuraient bien sur ces listes… y compris le nom de Rebecca Marie, tapé le jour-même par son remplaçant. — Nous ne sommes pas beaucoup plus avancés, mais au moins nous avons confirmation de nos observations. Le retour de Rebecca eut lieu dès le lendemain. Elle était à son poste, à l’heure, souriante. Elle fit un signe de tête à ses amis lorsqu’elle les vit entrer. Elle semblait réellement de bonne humeur.

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Elle profita de la pause déjeuner pour expliquer à Erwan le motif de son absence. — Désolé, je n’ai pas eu le temps de te prévenir. J’ai reçu un appel il y a deux jours, d’un cousin de province qui m’informait qu’un poste très important venait de se libérer dans l’usine où il travaille. Le lendemain matin avaient lieu des entretiens d’embauche et comme le profil correspondait parfaitement au mien, je suis partie immédiatement, pour être sur place en temps et en heure. J’ai à peine eu le temps de prévenir la Tour du Palais, et j’ai filé à la gare. Et tu sais quoi ? J’ai été prise ! — Quoi ? Tu veux dire que tu nous quittes ? — Tu sais, il faut parfois faire des sacrifices… Erwan ne put en savoir plus. Ni sur le lieu exact de son nouveau travail, ni sur la nature de cet emploi. Enfin, Rebecca semblait heureuse, c’était déjà une bonne chose. Quelques semaines plus tôt, Erwan se serait vraiment senti abandonné, mais aujourd’hui il avait Emilie, et cela le réconfortait un peu. Il perdait quand même une amie de longue date. Il se laissa malgré lui aller à un petit moment de nostalgie, et pensa avec émotion aux autres amitiés qu’il avait perdues de vue par négligence : Marie, Jules et Audrey… Ces personnages de l’enfance, où étaient-ils à présent ? Rebecca lut dans les yeux de son ami cette mélancolie. — Ne fais pas cette tête, on se reverra ! Erwan n’en était pas convaincu. Ce départ précipité était pour lui de mauvais augure.

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— Tu sais ce que j’ai remarqué ? Que quelque temps après que leur nom est apparu sur les listes, Mélody et Rebecca ont complètement changé. Pour l’instant c’est le seul point commun que je leur trouve, mais il est troublant, non ? Mélody, si triste, si révoltée, si indépendante, qui du jour au lendemain retrouve la joie de vivre et accepte tout ce qu’on lui demande… — … et Rebecca, par moments si anxieuse, pas pour autant paranoïaque, mais qui n'aime pas bouleverser son quotidien, qui a ses petites habitudes, la voilà sereine, joyeuse, et prête à tout abandonner pour partir à l’inconnu. — Et tout cela après une absence de deux jours. Tu sais ce que je pense ? Que Mélody n’est jamais partie en vacances, et que Rebecca n’est jamais allé chez son cousin. — Cousin ou pas, il est bien possible qu’elle ait été recrutée par l’armée pour ce programme de réparation de la couche d’ozone. D’ailleurs… tu crois que c’est ça qui fait tant de bruit ? L’article restait flou sur ce point. — Je n’en sais rien ; en tout cas je me demande si je ne préférais pas ce bruit à ces programmes radiophoniques

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qu’on nous force à écouter ! — Ce n’est pas très gentil pour ta sœur, n’oublie pas qu’elle est l’artiste la plus diffusée ! — Elle déteste ses chansons ! Elle aussi est exaspérée qu’on abuse de son image… du moins, elle l’était il n’y a pas si longtemps. Puis la conversation glissa sur l’Exposition Quinquennale. C’est en effet ce dimanche-là que se déroulait, à deux pas du Palais, un événement qu'Erwan n’aurait manqué pour rien au monde : la journée d’ouverture. Emilie avait proposé au jeune homme de venir avec elle. Aussi, ce jour-là, dès l’aube, ils se retrouvèrent au comptoir de la Grenouille qui danse, afin d’être les premiers à pénétrer dans la grande halle, qui était le lieu principal, là où seraient réunis tous les organisateurs. Emilie était excitée comme une puce. Il y avait tant de jolies choses à voir à l’Exposition ! Le thème, cette année, était : les avancées scientifiques actuelles. Quand neuf heures sonnèrent, ils étaient à proximité du bâtiment, mais, contrairement à leurs espérances, ils étaient loin d’être les seuls, et une file d’attente de plusieurs dizaines de personnes les précédait. Il n’y avait plus qu’à prendre son mal en patience. Heureusement, grâce à une bonne organisation, cela avançait vite. — Regarde, chuchota Erwan à l’oreille d’Emilie, ils ont recruté le personnel du cirque Pontaroly ! Emilie jeta un coup d’œil rapide autour d’elle. En effet, le portier était géant, la réceptionniste portait la barbe, et le point d’accueil était tenu par les sœurs siamoises May et June. — Cela ne m’étonne pas, répondit Emilie. L’Archonte avait déclaré que cette exposition serait celle du progrès, pas 73


seulement technologique, mais aussi en termes d’avancée sociale. Il a mis fin par décret à l’exploitation des êtres humains, et les cirques ferment peu à peu. Pour compenser la perte de leur emploi, il a bien été obligé de leur trouver un poste d’urgence. La première salle était à couper le souffle. De l’extérieur, il était difficile de se rendre compte, car les dimensions de la construction empêchaient d’en avoir une vue d’ensemble, mais une fois dedans, on avait l’impression de se trouver dans le corps d’une gigantesque araignée. Du centre du plafond voûté partaient huit énormes piliers en arc de cercle qui s’affinaient en touchant le sol. Les murs arrondis étaient d’une texture métallique ciselée comme de la dentelle. Cette halle était à elle seule un chef-d'œuvre d’architecture. Les ingénieurs qui l’avaient conçu se tenaient sur le podium où ils recevaient les honneurs de l’Archonte. Le vieil homme se tenait là, toujours très digne et impeccable dans sa queue de pie. Ses vieux binocles rattachés à une chaîne en argent pendaient sur son gilet, et chacun pouvait admirer la prestance de cet homme qui dirigeait la république avec sagesse et intelligence. Il était accompagné de sa dernière née, la petite Hortense, dix ans tout juste, resplendissante dans sa robe blanche. Erwan n’écouta que d’une oreille le long discours qui devait marquer le début des festivités. Enfin, un peu partout dans la pièce, des rideaux tombèrent, laissant apparaître des stands jusqu'à présent invisibles. Beaucoup étaient dédiés à la recherche médicale, et expliquaient les progrès de la science en ce domaine, ce qui étonnait beaucoup les visiteurs, puisqu’ils pensaient tous, qu’à peu de choses près, tout avait déjà été découvert et que la médecine avait atteint ses limites. Erwan et Emilie restèrent là une bonne heure encore, 74


avant d’éprouver le besoin de sortir, et d’aller se restaurer. — Nous irons cet après-midi, si tu veux, voir le second lieu : le Jardin organique. — Quel drôle de nom ! Ils déjeunèrent dans l’un des nombreux restaurants ouverts pour l’occasion. C’était impressionnant de voir tout ce monde, venu des quatre coins de la planète. Il faut dire qu’une fête pareille, une fois tous les cinq ans, c’était quelque chose ! Heureusement, les visites allaient s’étaler sur six mois, et Erwan, comme à chaque fois, comptait bien s’en rassasier jusqu’à l’overdose. Lui, qui était curieux de nature, se passionnait pour les avancées technologiques, et aucun gadget n’était mis sur le marché à son insu. Emilie, en attendant d’être servie, compulsait les programmes et organisait la journée. — Il sera impossible de tout voir aujourd’hui, tu en es consciente ? — Bien sûr, mais je veux voir les quatre lieux. Nous jetterons un coup d’œil rapide aux expositions et nous reviendrons une autre fois, mais laisse-moi au moins prendre connaissance des lieux ! Ils mangèrent rapidement, et se fixèrent comme prochain objectif le Jardin organique, en passant par le Pont neuf, qui était également inauguré dans la foulée. Le monument était si large qu’une fois dessus on en oubliait que c’était un pont, et on avait plutôt l’impression d’être sur une grande avenue. De chaque côté s’érigeaient de grands lampadaires dont le luminaire, une énorme boule blanche, fonctionnait, disait-on, à l’énergie solaire. Toute la journée ils emmagasinaient la lumière solaire, qui leur permettait à la nuit tomber d’arborer

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une belle luminosité phosphorescente, pas assez puissante pour éclairer, mais bien suffisante pour indiquer le chemin. Le pont s’égayait de parterres de fleurs, de jeux pour les enfants, et constituait une promenade à lui tout seul. Il débouchait sur une très longue allée rectiligne le long de laquelle des panneaux indiquaient en lettres florales Jardin organique. Lorsqu’elle aperçut enfin le bâtiment, Emilie en eut le souffle coupé : c’était grandiose ! Car le lieu était séparé en trois salles qui se découpaient très nettement, et ces trois salles, de l’extérieur, avaient la forme de trois gigantesques fleurs de cuivre. La première était une rose, éclose à environ deux mètres de hauteur, et où l’on devinait un escalier en colimaçon dans la tige, percée de quelques fenêtres. Un bouton d’or inclinait ses pétales de cuivre jusque sur le sol, et on y entrait de plain-pied. Entre les deux s’élevait une incroyable marguerite, dont les tiges et les feuilles mesuraient une petite dizaine de mètres, et au sommet desquelles s’ouvrait la fleur, immense, majestueuse, ouverte comme une main qui offre, et dont le cœur était résolument tourné face au soleil. Les gens qui en sortaient semblaient fascinés. — Allez voir la marguerite ! souffla un couple en passant à la hauteur d'Erwan. Vous ne le regretterez pas ! Les deux collègues échangèrent un regard entendu, puis pénétrèrent dans la tige. Elle était équipée d’un ascenseur qui paraissait fonctionner de façon entièrement automatique, sans le secours d’aucune intervention humaine. Il faisait chaud et moite dans la fleur. Le sens de la visite prévoyait un passage obligé dans chacun des pétales avant d’accéder au cœur, qui était, semblait-il, l’apothéose. Les pétales déjà renfermaient des merveilles. Le premier présentait plusieurs 76


rangées de roses déclinées dans toutes les couleurs de l’arcen-ciel, puis dans d’autres teintes toujours plus improbables, de l’argenté au doré, puis au transparent, au pailleté et au lumineux. — Incroyable ! souffla Emilie, des roses phosphorescentes ! Mais comment ont-ils fait cela ? Mais la jeune femme n’était pas au bout de ses surprises, car dans les autres pétales d’autres fleurs se déclinaient aussi en camaïeux de toutes les couleurs existantes, et plus on en voyait, et plus on se demandait si les modèles de fleurs existaient déjà dans la nature, et si tel était le cas, de quelle teinte ils étaient à l’origine. Quoi qu’il en soit, le feu d’artifice multicolore auquel ils venaient d’assister leur donnait un peu le vertige, et ils avaient à présent hâte d’être dehors. Les derniers pétales contenaient des fleurs surdimensionnées, qui étaient soit des modèles exotiques, soit de pures créations. L’atmosphère y était plus lourde encore, plus chaude et plus chargée, et les senteurs toutes particulières des végétaux paraissaient produire un effet légèrement soporifique. — Je connais cette odeur, dit Emilie d’une voix étrange, une voix qui venait d’ailleurs. — Tu vas bien ? s’enquit Erwan. Mais il n’attendit pas de réponse, car Emilie semblait vraiment hypnotisée, il devait la faire sortir, et rapidement. Il cherchait l’accès à la dernière salle, le cœur de la fleur, quand une jeune femme bénévole sur les lieux lui proposa son aide. Son badge indiquait qu’elle se prénommait Augustine. — Je vais vous conduire, dit-elle. Il ne faut pas rester trop longtemps ici, car les parfums y sont incommodants. Oh, mais votre amie s’est blessée ! 77


En effet, Emilie saignait un peu de la main gauche. — Ce n’est rien, articula-t-elle avec difficulté. Je me suis piquée aux épines d’une fleur. Augustine sortit un mouchoir de sa poche, à l’aide duquel elle épongea le sang, avant de le remettre dans sa poche. Effectivement la blessure n’était pas profonde. Ils arrivèrent dans la dernière salle. Le spectacle y était incroyable. Il y avait là des centaines de tulipes en boutons, d’une hauteur absolument inédite, dont les tiges légèrement vrillées courbaient leurs têtes qui semblaient trop lourdes, et donnaient aux fleurs l’aspect d’oiseaux au long bec. On devinait, entre les sépales, des pétales de couleurs différentes, qui faisaient parfois penser à de longs yeux en amande. — Surprenant, s’enthousiasma Erwan. Je me demande à quoi peuvent bien servir des spécimens de cette dimension, car enfin, personne ne peut en mettre dans son jardin ! — Sortons, répondit Emilie, ils me font peur. La foule se bousculait un peu à la porte, à cause du nombre de places dans l’ascenseur, qui était limité. Se hissant sur la pointe des pieds, Erwan jeta un dernier regard aux végétaux par-dessus la foule. Ce qu’il vit le surprit et le mit un peu mal à l’aise. Les boutons de tulipe semblaient vivants. Bien sûr qu’ils l’étaient. Mais pas vivants comme une plante. Vivants comme un animal. Certains, Erwan en était bien sûr, avaient la capacité de relever la tête, et il avait même cru percevoir une espèce de respiration sourde. Il chassa vite ces idées délirantes de sa tête. Peut-être avait-il lui aussi été un peu drogué par le parfum des fleurs. L’air frais leur ferait du bien. — Je suppose que tu n’as pas envie de visiter les autres fleurs ? s’enquit Erwan. 78


— Pas aujourd’hui, non. Et puis, il est déjà tard, j’ai peur que nous n’ayons pas le temps de tout voir. Les deux autres lieux sont proches l’un de l’autre. Allons-y. Nous reviendrons au jardin une autre fois. Cette fois ils n’empruntèrent aucun pont, et cédèrent à la facilité du métropolitain. Vues d’en haut, les halles étaient vraiment impressionnantes. Le Musée mécanique et automatique avait la forme d’un trois-mâts pourvu d’une énorme coque en bois d’où sortaient deux gigantesques jambes métalliques. Cet incroyable bâtiment avait été construit à l’extérieur de la ville et était venu « à pied » jusqu’à l’endroit qui lui avait été attribué. Lorsqu’il l’avait appris, Erwan avait été déçu de ne pas pouvoir y assister, mais il travaillait ce jour-là, et n’aurait pas pu s’absenter. Il espérait être là le jour de la clôture, qui était prévue un dimanche. Ils pénétrèrent dans la coque par une petite passerelle ouverte sous la machine. Quelle surprise ce fut pour eux d’être accueillis par des marionnettes géantes ! La plus petite était une fillette de trois mètres de haut, qui les reçut avec une révérence. Elle était si criante de vérité qu’on en oubliait les marionnettistes qui l’actionnaient. Elle avait de nombreux amis qui s’affairaient dans la coque, qui allaient, venaient, semblant ne faire aucun cas de la présence des visiteurs. Ce spectacle seul valait le détour. La pièce était aménagée pour eux, et tout était à leur échelle : table surdimensionnée, chaise gigantesque, les visiteurs craignaient à tout instant de se faire piétiner, en plus de cette impression bizarre d’être entrés chez des géants par effraction. Puis ils traversèrent trois salles, dans chacune desquelles se jouait un spectacle de quelques minutes. Dans la première étaient mis en scène des automates tels qu’on les 79


connaissait depuis toujours, tels qu’on en louait quelquefois, pour accomplir des tâches répétitives. Leur regard était un peu figé, leur peau un peu lisse, et leur mécanisme guère plus sophistiqué que celui d’une montre. Une jolie jeune femme, au chignon impeccable et au sourire enjôleur, exécutait une mélodie sur un petit clavecin conçu à sa taille. Elle penchait la tête pour regarder ses doigts, soulevait sa poitrine au gré d’un simulacre de respiration, tandis que ses doigts, parfaitement synchronisés, jouaient interminablement le même morceau. Le public était ému, non par la prouesse bien modeste de la jeune musicienne, mais par la nostalgie qu’elle suscitait. La seconde pièce montrait un aperçu de la fabrication des automates nouvelle génération. On y voyait des prototypes déjà opérationnels, constitués d’une matière qui semblait être du tinatox, ce nouvel alliage qui ne pesait presque rien et était d’une solidité redoutable. Leurs mouvements étaient parfaitement fluides, tout juste leurs yeux de verre étaient-ils un peu figés. Le moment le plus impressionnant était celui où l’automate entrait dans une espèce de caisson et en ressortait quelques secondes plus tard revêtu d’une peau synthétique absolument sensationnelle. Des opérateurs se chargeaient des derniers détails, et ajustaient faux ongles, faux cils, un peu de poudre sur les joues, et une perruque faite sans doute possible de vrais cheveux. L’automate saluait bien bas, sous les applaudissements du public, qui passait alors dans la pièce suivante. Là se trouvaient des automates déjà entièrement terminés, dont le rôle était de montrer leurs capacités intellectuelles, pour ceux qui n’étaient pas convaincus de leur perfection. Plusieurs automates enfants s’alignaient derrière des pupitres d’écoliers, par âge croissant. Le public pouvait poser des questions, les faire écrire sous la dictée, 80


demander des calculs d’une complexité adaptée à l’âge que paraissait avoir chacun. Car il ne s’agissait pas de génies à proprement parler, mais d’automates équipés d’un programme d’intelligence artificielle parfaitement évolutif et se modifiant à mesure que l’« enfant » prenait de l’âge. En somme, une parfaite imitation de la réalité. Lorsqu’on savait qu’il s’agissait d’automates, on en était parfaitement émerveillé, mais si par hasard on croisait un de ces spécimens à l’extérieur, sans savoir qu’il n’était pas humain… le prendrait-on pour un véritable enfant ? Erwan se sentit un peu mal à l’aise. Il repensa à la petite fille du square. — Viens, dit-il en prenant soudain Emilie par le coude, sortons. Ce n’est qu’une fois dehors qu’il lui fit part de son malaise. Emilie lui dit alors : — Tu sais, cette odeur enivrante tout à l’heure, au Jardin Organique ? Je sais à présent où je l’ai déjà sentie. C’est à l’Opéra Central, le soir du concert de Mélody. Qu’y a-t-il ? Tu as l’air songeur. — Je n’aime pas cela. Je ne comprends pas ce qui se passe. Généralement, cette exposition nous montre les nouvelles avancées technologiques. C’est une sorte d’inauguration. Suite à cet événement, de riches mécènes, lorsqu’ils sont intéressés par un produit, en assurent la fabrication et la commercialisation. Cette fois, c’est l’inverse qui semble se produire. J’ai l’impression que tout ce que l’on découvrira à cette foire est déjà utilisé depuis quelque temps sans que nous le sachions. Comme il avisait un groupe de visiteurs qui sortaient du troisième bâtiment, celui de la Haute Technologie, Erwan les arrêta. 81


— Nous n’aurons pas le temps, mon amie et moi, de visiter cette halle. Pouvez-vous nous dire ce que vous y avez vu ? — Bien sûr, répondit un homme. Une salle remplie des dernières merveilles du progrès : des machines à laver le linge entièrement automatiques ! Et d’autres qui peuvent le sécher ! Mais le clou du spectacle (vous n’en croirez pas vos yeux si toutefois vous revenez), c’est un hangar immense dans lequel sont entreposés des aéronefs d’un genre tout à fait nouveau. Il paraît qu’une démonstration est prévue lors de la journée de clôture, dans six mois, et je ne vous cache pas que j’ai hâte d’y être ! Erwan paraissait morne sur le trajet du retour. — Il n’y a aucune raison d’être inquiets, dit Emilie. La technologie a beaucoup évolué ces dernières années. Qu’ils changent leur façon de procéder pour l’Exposition, je ne vois pas où est le mal. — Essaie de voir les choses autrement. Et si au contraire cette exposition était factice ? Si on nous mettait sous le nez des choses qu’on voudrait nous cacher ? — Cela n’a pas de sens ! — Oh que si, au contraire ! Quoi de plus rassurant qu’une chose qu’on nous a présentée ? Lorsque Rebecca a vu un de ces aéronefs pour la première fois, elle en a été sacrément effrayé. D’ici une semaine, ces engins pourront voler comme bon leur semblera, au vu et au su de tous, et cela n’inquiétera plus personne. Pourtant, nous continuerons à ignorer leur véritable activité et la raison de leur présence. Je crois que l’on cherche à nous endormir.

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Hélas, ce qu’avait prédit Erwan semblait bien se confirmer. Dans les jours qui suivirent, on vit de plus en plus d’aéronefs traverser le ciel, sans aucun souci de discrétion, tandis que les ondes radio omniprésentes dans les rues exhortaient les passants à visiter l’Exposition, et accessoirement, à donner leur sang. Quant aux enfants du jardin public, il n’y avait plus aucun doute quant à la nature de leur organisme. Erwan et Emilie n’avaient plus de nouvelles de Rebecca, et continuaient leur travail sans elle, sans toutefois chercher à connaître leur nouveau coéquipier.

*** La jeune femme saisit à pleine main le marteau en forme de personnage et frappa de toutes ses forces contre la lourde porte de bois. Au bout d’un instant, un automate en livrée vint lui ouvrir. Sans poser aucune question, il la fit asseoir dans un boudoir richement décoré et s’en alla chercher le maître des lieux. L’Archonte ne se fit pas attendre

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longtemps. Il entra, souriant, suivi de la petite Hortense qui lui était fidèle comme une ombre. L’homme ouvrit en grand les rideaux pourpres qui obstruaient les grandes portesfenêtres. Il faisait un soleil éclatant. De ce côté de la maison, on avait vue sur le parc. L’Archonte se tourna vers sa fille : — Va donc jouer au parc ma petite, il fait tellement beau ! La petite ne se fit pas prier. Elle adorait flâner près de la mare. Le domestique apporta un plateau sur lequel se trouvaient de l’orangeade et deux verres. L’Archonte servit les rafraîchissements, tendit un verre à la jeune fille et prit place sur le sofa qui lui faisait face. Augustine remercia, et attrapa la mallette qu’elle avait posée à terre. Elle en sortit deux boîtes rectangulaires, qu’elle ouvrit et disposa sur la table afin d’en montrer le contenu. L’intérieur de chaque boîte était conçu comme un présentoir, qui recevait une vingtaine de tubes emplis de sang. — En voilà quarante. C’est un peu plus que notre quota de la semaine. — Parfait Augustine, excellent ! C’est bon de pouvoir compter sur vous. Vous faites vraiment du bon travail. — J’allais oublier ceci. Tout en parlant, elle sortit de la même mallette une enveloppe dont elle tira un mouchoir taché de quelques gouttes de sang. L’Archonte s’en saisit, l’examina : — Je pense que cela devrait suffire. A qui appartient cet échantillon ? — A la plus jeune des sœurs Pond, celle qui travaille dans la Tour du Palais Citoyen. L’homme prit un air songeur et se balança doucement sur son siège. — La Tour… pourquoi les employés de cette tour sont-ils si réticents à donner leur sang ? J’aimerais bien le savoir… 84


Après quelques échanges de banalités, Augustine finit par prendre congé, avec la satisfaction du devoir accompli. L’Archonte la regarda s’éloigner par la fenêtre, puis décrocha le combiné du téléphone, actionna la manivelle et demanda à parler au gestionnaire de l’Opéra Central. La voix de son interlocuteur grésilla un peu avant de se stabiliser. — Bonjour monsieur l’Archonte. Des nouvelles ? — Oui. Je confirme que quelque chose n’a pas fonctionné lors de la soirée de concert. Avez-vous bien respecté les dosages ? — Tout a été synchronisé à la perfection. Les doses étaient largement suffisantes pour plonger dans un état de semihypnose la totalité de la salle. Les chansons ont été répétées, les messages subliminaux ont prouvé leur efficacité redoutable. Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ? — Eh bien les représentants du personnel de la Tour n’ont a priori pas été atteints. — Vous plaisantez ? Madame Rebecca Marie a depuis été recrutée… — Nous avions déjà son sang, et nous l’avions obtenu par la ruse. Quant à son collègue, non seulement il n’a à ce jour entamé aucune démarche de propagande, mais il n’a même pas été volontaire pour la collecte. — Je ne comprends pas. Se peut-il qu’il n’ait pas été présent dans la salle au moment opportun ? L’Archonte n’avait pas réfléchi à cette éventualité. — Son nom a pourtant été pointé à l’entrée… Erwan Mclaren. Il avisa soudain sur le bord de la table le petit mouchoir taché de sang. — C’est sans importance, nous allons nous débrouiller… 85


*** Erwan était fatigué. On ne pouvait presque plus faire un pas dans cette ville sans se faire alpaguer soit par des prêcheurs de mauvais augure soit par des prospecteurs avides de sang ! Et ces émissions de radio ! C’était tout bonnement insupportable. Toutes les stations semblaient diffuser les mêmes programmes. Entre deux chansons de Mélody Pond, le présentateur lisait à présent d’interminables messages, qui paraissaient codés, entrecoupés de noms. Des listes, peutêtre ? Erwan tourna l’interrupteur de l’appareil, enfila sa redingote, son chapeau, et descendit téléphoner. Il donna rendez-vous à Emilie chez lui, puisque le quartier dans lequel elle résidait, sans lui être totalement interdit, ne lui était pas accueillant. Lorsqu’elle arriva, elle le trouva faisant les cent pas dans l’appartement. Il ne lui adressa pas un regard, perdu qu’il était dans ses pensées. Tout au plus sursauta-t-il lorsque sonna la grande horloge qui indiquait sept heures. Emilie finit par s’impatienter. — Vas-tu enfin me dire pourquoi tu m’as fait venir ? Erwan s’immobilisa et la regarda fixement. Il paraissait prendre enfin conscience de sa présence. — Emilie… je dois te dire quelque chose. Ce matin j’ai tapé ton nom. J’aurais pu ne pas le faire, mais l’expérience nous a montré que cela n’aurait servi à rien. Je ne sais pas ce qui va se passer désormais. Mélody et Rebecca ont disparu deux jours après que j’aie trouvé leur nom sur mes listes, et peutêtre cela va-t-il t’arriver également.

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La jeune femme semblait lutter contre une forme de panique qui l’envahissait petit à petit. — Assieds-toi, reprit Erwan. Je crois que je sais ce que nous allons faire. — A quel sujet ? Erwan n’en pouvait plus de rester dans l’incertitude. Il devait absolument savoir ce qui se tramait. Et pour cela, il ne voyait qu’une possibilité : se cacher dans un aéronef pour connaître sa destination. La jeune femme frémit. — Tu es sérieux ? Cela ne faisait pourtant guère de doute : il était on ne peut plus sérieux. Erwan n’avait pas pour habitude de prendre des décisions aussi graves, et, pour être juste, l’occasion se présentait assez rarement. Mais une fois que la décision avait mûri dans sa tête, peu d’arguments étaient capables de le faire renoncer, et il était alors prêt à foncer tête baissée. Après un moment d’hésitation, Emilie finit par se laisser convaincre. Ils mirent un peu de temps à élaborer un plan, dont le bon déroulement reposait pour beaucoup sur les épaules de la jeune femme. Emilie n’était certes pas téméraire. Si on lui en avait laissé le choix, sans doute auraitelle préféré ne rien voir et ne pas se sentir concernée. Mais Erwan était si pressant, et si déterminé, qu’elle ne pouvait que le suivre. Et puis, comment ne pas se sentir concernée lorsque sa propre sœur, du jour au lendemain, change du tout au tout, à tel point qu’on ait du mal parfois à se convaincre que c’est bien elle ? Le soir même, elle s’introduisit dans la chambre à coucher de Mélody, et s’empara du passe rangé dans le tiroir de sa table de nuit. La seule possibilité était d’agir un samedi soir : la mission risquait d’empiéter sur la journée suivante, et toute absence au travail risquait de les trahir et de les mettre 87


en danger. Ils attendirent donc patiemment le samedi suivant, et, à la nuit tombée, empruntèrent le métropolitain, dont ils descendirent avec une station d’avance pour prévenir les moindres soupçons. Comme les stations étaient distantes de plusieurs kilomètres (chose dont n’avait absolument pas conscience, étant donné la rapidité du métropolitain), Erwan avait prévu dans un gros sac deux paires de patins à roulettes auto propulsants. Les engins, petits boîtiers rectangulaires dans lesquels on emboîtait le pied, étaient munis chacun de deux roues assez rudimentaires et d’un petit système de roues crantées qui, lorsqu’on faisait pression avec le pied, entraînaient les roues et permettait une propulsion d’autant plus rapide que la pression était forte. En une demi-heure ils étaient arrivés sur les lieux. Ils se déchaussèrent à quelques mètres de l’entrée, déposèrent leurs patins à l’abri derrière un bosquet et s’approchèrent discrètement, profitant de la faveur de la nuit. Erwan serrait contre sa poitrine l’arme qu’il avait pris soin d’emporter : il s’agissait d’un pistolet dont le rayon laser était capable de transpercer un mur. Bien sûr, il n’avait pas prévu de l’utiliser, mais il avait pensé que l’objet pourrait leur être utile : en cas d’emprisonnement notamment, il pourrait servir leur fuite. Emilie, qui connaissait les lieux, contourna le bâtiment, et s’arrêta devant l’entrée des artistes. Là, elle sortit son passe et poussa la porte. Le bâtiment était vide, et le pas des deux visiteurs résonnait impitoyablement dans les longs couloirs carrelés. Soudain, un bruit sourd ébranla les murs. Cela ne faisait aucun doute : les aéronefs continuaient leur valse empressée et mystérieuse. C’est en repassant devant la loge d’artiste qu’il avait visitée qu'Erwan eut un flash : ces mystérieux postiches, cette peau synthétique… l’artiste en question était un automate, 88


évidemment ! Retrouver la porte dérobée ne fut pas tellement difficile, en revanche, ce qui s’annonçait nettement plus compliqué, c’est d’approcher les appareils sans risque. Du haut de la galerie où ils se trouvaient, les deux jeunes gens pouvaient observer sans être vus. Des dizaines d’hommes étaient affairés à emplir les soutes des aéronefs avec des caisses de bois rectangulaires démesurément grandes, et qu’ils soulevaient à deux, sans difficulté apparente, trahissant une force herculéenne. — Voilà notre chance ! chuchota Erwan à l’oreille d’Emilie. Nous allons nous cacher dans l’une de ces caisses ! — Tu es complètement fou ! — Ne t’inquiète pas, et fais-moi confiance. Erwan essaya dans un premier temps de suivre l’itinéraire des caisses en sens inverse, et de trouver leur point de départ. Il remarqua alors des hommes qui partaient les mains vides vers une ouverture dans un coin du hangar, et revenaient chargés de ces énormes contenants. En observant les galeries autour de lui, Erwan sut où s’orienter pour rejoindre la pièce, qu’ils n’eurent pas de mal à atteindre. Le spectacle qui les y attendait était surprenant : il y avait un atelier complet, avec une chaîne de fabrication, dans les soussols de l’Opéra Central ! Un long tapis mécanique, actionné par un ouvrier en bout de chaîne, traversait toute la pièce, et véhiculait les caisses. Les grandes boîtes vides marquaient un premier arrêt devant un bras mécanique qui les emplissait de gros sachets verts sur lesquels des inscriptions, illisibles à cette distance, avaient été marquées en rouge. Puis, une fois emplies, les caisses continuaient leur cheminement jusqu’à un autre appareil, lequel déposait un couvercle de bois. Puis la caisse suivait le 89


tapis qui faisait un coude avant de repartir dans l’autre sens, parallèlement, pour gagner de la place. Là, un autre bras muni de six visseuses fonctionnant simultanément se chargeait de sceller la caisse, qui était récupérée en bout de chaîne par les manutentionnaires qui arrivaient et se servaient à tour de rôle, avant d’acheminer leur colis jusqu’aux aéronefs. Entre le moment où l’un partait et l’autre arrivait, il se passait environ une minute, durant laquelle l’atelier était sans surveillance. C’est ce moment de battement qu’il fallait exploiter. Mais avant tout, il fallait veiller à ce que les caisses dans lesquelles se glisseraient Erwan et Emilie ne soient pas emplies au préalable de ces sachets verts. Pour cela, Erwan n’imagina pas d’autre alternative que s’allonger dans la boite et rejeter au-dehors au fur et à mesure les sachets qui lui tombaient dessus. Ainsi fut fait. Emilie s’allongea la première, dans la caisse vide qui ne tarda pas à se trouver sous le bras mécanique. Les sachets furent balancés par-dessus bord, seule une petite quantité resta pour dissimuler un peu le corps de la jeune fille et ne pas attirer l’attention. Erwan se cacha dans la caisse suivante. Emilie retint son souffle lorsque le lourd couvercle retomba sur elle, et dut s’empêcher de crier lorsqu’elle entendit le cri sinistre de la visseuse qui la maintenait prisonnière d’un piège dans lequel elle s’était elle-même compromise. Les dés étaient à présent jetés, et il était impossible de faire marche arrière. Tous deux sentirent avec appréhension leur container respectif se soulever, se déplacer, puis être déposé avec un bruit sourd qui laissait supposer un support métallique. Le chargement dura encore un bon quart d’heure, au bout duquel ils purent enfin sentir des vibrations de plus en plus fortes. L’aéronef décollait.

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Le « bruit » était de plus en plus perceptible, et l’on semblait s’approcher de son origine. Erwan attendit un peu, et, prudemment, sortit son pistolet et commença la découpe du couvercle au laser. Une fois extirpé de la caisse, il vérifia rapidement que personne d’autre ne se trouvait dans la soute, puis tapota doucement le couvercle des caisses alentour, jusqu’à ce qu’un coup lui répondît. La découpe fut beaucoup plus délicate ; il s’agissait de ne pas blesser Emilie avec le rayon. — Tu entends ? On dirait qu’on se dirige vers la source du bruit. — Oui, j’avais remarqué. Et ne sens-tu pas cette insupportable sensation ? On dirait que l’atmosphère est plus lourde, plus chargée en électricité. C’est si oppressant ! L’aéronef semblait voler à très vive allure, et il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour arriver à destination et atterrir. Cachés derrière des caisses, les deux jeunes gens retenaient leur souffle en guettant l’occasion propice pour se faufiler à l’extérieur. Lorsque la porte s’ouvrit, Emilie dut réprimer un cri d’horreur : les manutentionnaires, ici, avaient le corps

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entièrement métallique. Il s’agissait d’automates, identiques à ceux qu’ils avaient vus à l’exposition, à la différence qu’on n’avait pas pris soin de les maquiller pour leur donner apparence humaine. Ceci avait quelque chose de terrifiant : combien étaient-ils ? Où se cachaient-ils ? Quelles étaient leurs intentions ? S’ils avaient vraiment été conçus dans le but d’aider les hommes en accomplissant les tâches les plus viles, conformément à leurs attributions premières, cela ne posait pas de problème, mais dans ce cas, avait-on besoin d’en construire autant ? Et où était l’intérêt de fabriquer des modèles enfants évolutifs ? Erwan était dubitatif. Il avait en tête les lois d’Asimov, et rien n’aurait dû l’inquiéter. Si les « robots », selon le terme utilisé par cet auteur pour désigner les automates, accomplissaient ce travail, c’est qu’il devait être bénéfique pour l’humanité. Mais après tout, ce qui posait problème n’était pas l’automate en lui-même, mais celui qui l’avait conçu. Si leur créateur les avait convaincus qu’ils œuvraient pour le bien, comment auraient-ils pu ne pas lui obéir ? Erwan et Emilie saisirent un moment d’inattention pour filer et se cacher un peu plus loin, à la faveur de l’obscurité. — Crois-tu que nous ayons raison d’avoir peur d’eux ? demanda Emilie au bout d’un moment, tandis que tous deux observaient, fascinés, la ronde des hommes en métal. — Je n’en sais rien. Ils ont l’apparence de brutes prêtes à nous réduire en miettes, comme n’importe quel automate configuré pour cela pourrait le faire, et pourtant leurs réactions sont humaines. N’oublie pas qu’ils bénéficient d’une intelligence artificielle qui les rend proches de nous, et je ne suis pas sûr qu’ils nous massacreraient s’ils nous voyaient. La vraie question n’est pas ce qu’ils sont, mais qui tire les ficelles, et quelles sont ses intentions. 92


Le bruit ici était vraiment fort, et ressemblait à celui provoqué par une surtension. Le sol tremblait légèrement. Erwan se baissa. — Non ! Regarde ça ! Emilie n’en crut pas ses yeux : le sol était métallique. Il tremblait. A n’en pas douter, ils n’étaient plus sur la terre ferme. Il leur suffit de jeter un regard attentif autour d’eux pour comprendre où ils se trouvaient : ils étaient sur une espèce de base aérienne. Il s’agissait d’un vaisseau, absolument plat, qui faisait du surplace à quelques centaines de mètres d’altitude, et qui était entièrement fermé grâce à un dôme transparent qui ne s’ouvrait que pour laisser entrer les aéronefs. — Nous sommes sur une sorte de vaisseau mère, chuchota Erwan. Il se dégageait de cet endroit une charge électrique tellement importante qu’elle semblait presque palpable, et commençait à leur causer de discrets maux de tête. De là venaient donc le bruit et les pannes. Ils s’éloignèrent prudemment du lieu d’atterrissage. Apparemment, il y avait peu d’agitation aux autres coins de la base. Ils virent plusieurs immenses serres blanches, d’une longueur d’environ cent mètres chacune, et toutes parfaitement parallèles entre elles. Ils entrèrent dans la plus proche. A l’intérieur, de très longues tables étaient encombrées de pots, des pots en terre sans rien de bien particulier. A l’entrée de la serre étaient stockés des tas de ces petits sachets verts qui arrivaient par aéronef. En les examinant de plus près, Erwan remarqua qu’il s’agissait d’engrais et de substances nutritives, ce qui n’avait rien de bien exceptionnel vu l’endroit où ils se trouvaient. Certains pots paraissaient vides ; du moins ce qu’on y avait planté 93


n’avait pas encore germé. Mais dans d’autres, on devinait déjà une petite pousse. Cela n’avait aucun sens : tant de mystère pour cultiver des plantes en pot ! Un jardin aérien, un ravitaillement par aéronef, Erwan s’était attendu à tout, sauf à un dénouement pareil. Il devait forcément y avoir autre chose. Qu’étaient ces fleurs, et à quoi servaient-elles ? Pourquoi les cacher si précieusement et les entourer d’autant d’attentions ? Ils fouillèrent en vain toute la serre, et n’y virent que des pots toujours identiques, qui contenaient des tiges dans le meilleur des cas. Ils finirent par sortir pour visiter la serre voisine, qui semblait contenir la même chose. Ils s’éloignèrent finalement et décidèrent d’aller arpenter le reste du vaisseau. Ils virent passer près d’eux les automates qui entraient dans une sorte de baraquement. Leur travail devait être terminé et ils rentraient passer la nuit à l’abri. Cela laissait à Erwan et Emilie le temps de visiter l’endroit à leur guise, puis de rentrer se cacher dans la soute d’un aéronef avant le lever du jour. Il faisait chaud sous ce dôme. On se serait cru en été, et cette douceur aurait été particulièrement agréable, n’eut été la moiteur de l’atmosphère. ils marchèrent assez longtemps, avant de découvrir le secret que sans doute ils étaient venus chercher. Leurs pas les conduisirent d’abord dans un champ qui s’étendait à perte de vue, et qui était jonché d’énormes masses sombres qui se balançaient mollement. Ils s’avancèrent prudemment. Cela semblait vivant, et en même temps dans l’incapacité de se déplacer, puisqu’à demi enterré. — Regarde, chuchota Erwan, ce sont des boutons de fleurs, des répliques miniatures des immenses tulipes que nous avons vues à l’exposition. 94


— Elles m’intriguent vraiment, on dirait qu’elles respirent… Regarde, là-bas il y en a une qui s’ouvre ! En effet, un peu plus loin, une fleur inclinait doucement la tête en écartant ses sépales. Les pétales apparurent alors dans tout l’éclat de leurs couleurs, avant de s’écarter à leur tour. Erwan et Emilie firent le tour de la fleur pour en observer le cœur, et ce qu’ils découvrirent les stupéfia : là, posé délicatement sur le cœur de la tulipe, dormait paisiblement un nouveau-né, d’une couleur entièrement métallique, relié au pistil par un cordon ombilical dont la nature relevait de la plus grande aberration génétique qui soit. — Incroyable ! s’écria Erwan. Ces « automates » n’en sont absolument pas. Ils sont organiques, mi-plantes mihommes ! Cette base est une fabrique d’êtres hybrides ! — Mais pourquoi ? Tu crois qu’ils veulent éradiquer le genre humain en le remplaçant par ces… « choses », qu’ils infiltrent petit à petit parmi nous ? Erwan était sous le choc, il aurait pu s’attendre à n’importe quoi, mais certainement pas à ce que des enfants naissent dans les fleurs. La théorie soulevée par Emilie paraissait crédible. L’éradication du genre humain… Erwan frissonna. Quelle horrible surprise les attendait encore ? Un peu plus loin se trouvait une clôture, au-delà de laquelle on apercevait un autre champ. Les deux complices échangèrent un regard, et, pas très sûrs d’eux, décidèrent néanmoins d’approcher. Là encore, des tulipes, mais plus grandes cette fois, d’une taille presque supérieure à celles qu’ils avaient observées à l’exposition. Avec un peu d’appréhension, ils enjambèrent la barrière de bois, et approchèrent les fleurs. Elles semblaient s’ouvrir à une cadence plus vive, et l’on voyait par vagues des tulipes courber leur tête, écarter leurs sépales, puis leurs pétales. 95


Cette fois, Erwan recula de trois pas lorsqu’il vit s’ouvrir la première : cette fois, c’est des adultes qui étaient couchés, en position fœtale, le corps aussi gris et brillant que celui des nouveau-nés. — Ils en fabriquent des directement adultes ! Ceux que l’on voit travailler dans les hangars. Soudain, Emilie poussa un cri. Erwan accourut. Il faillit crier lui aussi. Devant eux, une fleur béante laissait voir un corps de femme, un corps métallique d’automate féminin. Ses traits, sa silhouette, au détail près, étaient ceux d’Emilie. Ils repartirent, chancelants, la jeune fille soutenue par Erwan qui sentait sur son bras sa main tremblante. Ils en avaient assez vu, et ne voulaient pas en savoir davantage. Ils entrèrent sans difficulté dans le hangar, se cachèrent dans la soute d’un aéronef vide, et attendirent avec angoisse la reprise des activités. La nuit leur parut interminable, mais au moins leur offrait-elle un répit avant l’inconnu du lendemain. Le décollage se fit à l’aube, et le voyage se déroula sans encombre. A l’arrivée, ils s’extirpèrent aussi discrètement que possible de la soute de l’appareil, mais, comme ils allaient quitter le hangar pour remonter la galerie menant aux coulisses de l’opéra, un pas pressant se fit entendre derrière eux. Erwan sentit une main ferme se poser sur son épaule, et retint son souffle avant de se retourner. Sa réaction fut empreinte de surprise autant que de frayeur. Car l’automate métallisé qui l’avait découvert et rattrapé, c’était Rebecca. Du moins, son sosie parfait. Quand elle reconnut Erwan, Rebecca sourit, avant de le lâcher et de le saluer d’un énigmatique « à bientôt ». Emilie tenait à peine sur ses

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jambes, et Erwan dut la raccompagner chez elle pour s’assurer que tout allait bien. Mélody les accueillit avec étonnement. Sa jeune sœur lui raconta qu’elle avait passé la soirée et la nuit avec des amis, et la chanteuse ne parut pas s’en alarmer. Elle invita Erwan à entrer quelques instants. Il fut très impressionné par le luxe de l’appartement, mais n’en laissa rien paraître. Tandis qu’Emilie tentait de dissimuler son trouble derrière une attitude détachée et une conversation banale, Erwan observait Mélody à la dérobée. Il ne la connaissait pas assez pour dire si oui ou non elle avait changé ; cependant quelque chose lui semblait différent chez elle, quelque chose qui ne s’expliquait pas par son subit changement d’attitude. Emilie le raccompagna à la porte. Avant de le laisser partir, elle demanda : — Tu penses que c’était Rebecca, ou un automate à son image ? — Eh bien, sincèrement, je serais tenté de dire que c’était elle. Un… « automate », ou du moins, une… « chose organique » ne m’aurait pas reconnu. Pourtant, après avoir vu ton propre double, Emilie, et après avoir constaté la peau grise de Rebecca, je ne peux que penser qu’il s’agit d’un clone. — Tu crois qu’ils l’ont remplacée ? Tu crois qu’ils vont me remplacer ? — Je ne sais pas, mais nous le découvrirons, ne t’inquiète pas. — Que je ne m’inquiète pas ? Tu plaisantes, bien sûr ! Ils se séparèrent en se promettant de se revoir dans la journée, sitôt que l’un et l’autre se seraient reposés. Erwan se promena longtemps avant de rentrer chez lui. Il avait besoin de prendre l’air après cette nuit éprouvante. 97


C’était comme si ce nouveau matin qui se levait marquait pour lui le début d’une nouvelle vie, comme s’il avait posé sur son nez des binocles, qui lui représentaient le monde sous un jour nouveau, un monde fait d’inconnu, hostile et angoissant. Il ne put traverser le parc sans se mettre à l’affût des enfants, ces faux enfants métalliques recouverts de peau synthétique et de cheveux postiches. A la sortie du parc, un panneau de bois recevait les affiches promotionnelles des prochains spectacles. En tête d’affiche, évidemment, Mélody Pond. Le daguerréotype était de bonne qualité, le portrait était conforme à l’original : même sourire énigmatique, même regard perdu. Elle avait pris une pose identique à celle qu’elle avait sur sa dernière pochette de disque : la tête un peu penchée de côté, le menton reposant sur son poing fermé. Sa manche en dentelle retroussée laissait apercevoir son fameux tatouage… le tatouage ! Voilà ce qui manquait à la Mélody qu’il venait de quitter ! Quelques sueurs froides envahirent Erwan, qui dut s’adosser un instant contre un arbre le temps de reprendre ses esprits. Il avait à présent la preuve que la chanteuse avait été clonée, et que son épiderme n’était pas celui d’origine. Une fois rentré chez lui, il fit les cent pas dans son salon, incapable de se calmer. Emilie devait le rejoindre en milieu d’après-midi. Elle ne vint pas au rendez-vous. Trop anxieux pour faire quoi que ce soit de réfléchi, Erwan avala une capsule de passiflore, puis il actionna l’accélérateur d’effets naturels, sous lequel il passa quinze secondes, puis il se coucha sans attendre, et s’endormit profondément. Le lendemain, au réveil, il se remémora les événements du week-end comme dans un rêve. Il avait le cœur un peu

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lourd. Comment se sentir heureux dans un monde aussi inquiétant ? Sa douche froide ne lui fit aucun effet : il n’avait pas le temps de se préoccuper de sa petite personne, il était véritablement inquiet pour Emilie. Comment réagir s’il constatait son absence en arrivant à la tour ? Il poussa un profond soupir de soulagement lorsqu’il aperçut sa complice, bien à sa place, au bureau devant lui. Mais elle paraissait nerveuse, et se retourna plusieurs fois pour le regarder, comme pour s’assurer qu’il était bien là. Elle ne respecta pas les précautions habituelles, et, n’y tenant plus, l’aborda dès l’heure du déjeuner. Tandis que les capsules plongées dans l’eau bouillante prenaient peu à peu la forme d’aliments comestibles, Emilie expliqua : — J’ai peur, Erwan, tu n’imagines pas à quel point j’ai peur ! Mon nom était sur ma liste ce matin. D’habitude il se passe une semaine entre les deux listes. Erwan, qu’est-ce qui va m’arriver ? — Ne t’inquiète pas, je crois que nous nous faisons beaucoup de souci pour rien. Regarde Mélody, elle va très bien ! Son mensonge lui fit honte, mais il ne savait plus comment la rassurer. — Et Rebecca ?… Erwan ne répondit pas tout de suite. Il finit par dire, d’un air qui se voulait convaincant : — Oui, cet automate lui ressemblait vaguement. — Vaguement ? C’est un véritable clone ! Et si c’était cela la vérité ? S’ils échangeaient les humains contre des clones synthétiques ? Ouvre les yeux voyons ! Tu sais bien que c’est la seule explication plausible ! Emilie avait élevé la voix malgré elle. Autour des tables à 99


proximité, on commençait à murmurer. Erwan et Emilie terminèrent leur repas silencieusement et se remirent au travail. La jeune femme n’allait pas bien, et d’où il était, Erwan croyait la voir trembler. A un moment, alors que la journée touchait presque à sa fin, elle se leva subitement, comme pour demander de l’aide, et tomba lourdement au sol. Erwan, ainsi que d’autres de ses collègues, se précipitèrent auprès d’elle, mais aussitôt un groupe de secouristes surgit avec un brancard et l’emporta. Elle allait finir la journée à l’infirmerie. Sans doute serait-elle requinquée après une gélule d’énergie. Pourtant, le lendemain, Erwan eut des sueurs froides quand il constata qu’un parfait inconnu avait pris sa place. Sitôt sorti du bureau, il courut dans le café le plus proche, et demanda à téléphoner. — Ne vous inquiétez pas, le rassura la voix de Mélody Pond, ma sœur va bien. Après son malaise, nous avons jugé qu’elle avait besoin de repos. Elle sera bientôt de retour. Les craintes d'Erwan se confirmaient. Voilà que c’était à présent Emilie qui disparaissait sans crier gare ! Et lui, quand son tour allait-il venir ?

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— Allô ? Erwan ? Le jeune homme bondit. — Emilie ? Où es-tu ? Son interlocutrice fit entendre un rire cristallin, qui tranchait de façon assez inquiétante avec son état d’esprit de ces derniers jours. — Je vais bien, ne t’inquiète pas. Je suis rentrée ce matin. Veux-tu qu’on se voie ? Ils se retrouvèrent au parc. L’automne offrait une de ses dernières belles journées, et il eut été dommage de ne pas en profiter. Ils prirent place tous deux sur un banc. Erwan se tourna face à Emilie, et hésita avant de demander, avec un brin d’appréhension dans la voix : — C’est bien toi, hein ? Dis-moi, où étais-tu ? Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? Emilie sourit avec bienveillance. — Oui, c’est bien moi ! Nous avons eu tort de nous inquiéter. Mes nerfs ont été mis à rude épreuve, mais heureusement, la cure que j’ai suivie a été on ne peut plus bénéfique sur moi.

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Il est vrai qu’elle paraissait changée, apaisée, sereine. Pour dire vrai, elle ressemblait à sa sœur. Elle expliqua comment le médecin de l’infirmerie, après avoir vérifié son identité, lui avait annoncé avec un sourire qu’elle avait droit à cette cure, et qu’on l’y attendait déjà. Puis comment on l’avait transportée sur un brancard jusqu’à la cour du palais, où un aéronef était venu la chercher. Elle avait refait le voyage qu’ils avaient tous deux effectué clandestinement, mais sans crainte cette fois. Le personnel avait été extrêmement gentil et bienveillant. Puis on l’avait mise dans une chambre, où une musique douce et un agréable parfum l’avaient calmée tout à fait. Elle s’était endormie, et avait fait des rêves merveilleux. Deux jours plus tard, elle s’était éveillée comme transformée, et emplie d’un sentiment d’invulnérabilité. Il lui semblait qu’elle n’aurait plus jamais peur de rien. Erwan, lui, n’était pas apaisé pour autant. Bien au contraire. — Je ne sais pas ce qu’ils t’ont fait, mais ils t’ont eue, c’est évident ! — Quelle importance ? répondit une voix calme et heureuse, puisqu’ils ne veulent que notre bien ! Erwan serrait dans sa main une petite pierre pointue qu’il avait ramassée en arrivant, dans un accès de paranoïa. Il se reprochait à l’avance l’utilisation qu’il comptait en faire. — Et les automates ? Tu leur as parlé ? Qui sont-ils, que t’ont-ils dit ? — Rien de particulier. Ce ne sont que des ouvriers, au service du bien-être de l’humanité. Erwan la regarda droit dans les yeux en essayant de ne pas trahir les émotions qui l’agitaient. Puis, sans crier gare, il se jeta sur Emilie, qu’il griffa violemment avec la pierre, dans le but de vérifier la couleur de sa peau, sous la couche 102


superficielle de l’épiderme. Mais, chose inattendue, la jeune femme lui attrapa le poignet avec une force surhumaine, porta le bras à sa bouche, et le mordit jusqu’au sang. Erwan cria ; tandis qu’un filet de sang rouge s’écoulait doucement sur sa chemise, Emilie, sans le lâcher, sortit de son sac un mouchoir, à l’aide duquel elle épongea la blessure, avant de le remettre à l’endroit d’où elle l’avait sorti. Erwan se leva d’un bond, regarda la jeune femme sans comprendre, puis observa l’endroit où il lui avait entaillé la peau avec la pierre. Il ne s’était hélas pas trompé : à l’endroit de la blessure, on voyait apparaître, sous la fine couche d’épiderme, une peau étrange de couleur métallique. Horrifié, Erwan s’enfuit, aussi vite qu’il put, et rentra chez lui. Alors qu’il tapait au guichet de sa concierge pour donner l’ordre de ne laisser personne le déranger, c’est un jeune homme, joufflu et enjoué, qui fit coulisser la vitre. — Bonjour monsieur, je suis le neveu de madame Scola, que je remplace pour la semaine. Que puis-je faire pour vous ? Erwan, atterré, recula dos au mur. Elle aussi, elle avait été prise ! Sans prendre la peine de répondre à cet homme dont il ne pouvait que se méfier, il monta les marches quatre à quatre et s’enferma à double tour. Il en ressentit un soulagement passager. Là au moins, il se sentait en sécurité, mais pour combien de temps ? Qu’allait-il devenir ? S’il retournait travailler, on l’attraperait au bureau, mais s’il ne s’y présentait pas, on allait finir par venir le chercher… et Emilie qui avait pris un échantillon de son sang ! Il fit le bilan de la situation : il n’avait plus un ami à qui se fier, rien ne le retenait plus ici. La seule chance qui lui restait était la fuite. Sans perdre davantage de temps, il rassembla quelques affaires nécessaires à sa survie. Puis il attendit que la nuit fût tombée pour se glisser dans l’escalier, passer 103


silencieusement devant la loge du concierge, et fuir dans la nuit. Personne ne remarquerait son absence jusqu’au lendemain matin, et il devait utiliser au mieux ce petit gain de temps. Le métropolitain le conduisit jusqu’aux limites de la ville, puis il prit un train ultra rapide qu’il quitta aux environs de huit heures du matin, heure à laquelle il supposa que les recherches à son encontre avaient commencées. Il enfila son parachute et appuya sur le bouton signifiant qu’il demandait son éjection. Deux cloisons amovibles descendirent immédiatement du plafond, cloisonnèrent son siège, mettant à l’abri les autres passagers, avant que la porte située près de lui s’ouvre en grand, et qu’il se retrouve projeté dans le tunnel qui venait de se déployer, et qui allait le guider le plus loin possible de l’appareil, avant de le lâcher dans les airs. Il était très rare qu'Erwan demande à être déposé en dehors d’un arrêt, mais pour cette fois, cela lui avait semblé plus prudent. Il était un peu étourdi lorsqu’il toucha terre, au milieu d’un champ de blé. Il quitta son parachute, regarda tout autour de lui. Il se trouvait dans un lieu inconnu, assez loin de la ville la plus proche pour être un peu en sécurité. Il décida de gagner le village qu’il apercevait au loin. Il marcha longtemps, dans une solitude totale. Il était près de dix heures lorsqu’une charrette le dépassa. Le vieux paysan qui la conduisait le dévisagea, puis tira sur ses rênes pour ralentir les chevaux. — Vous allez au village ? Montez ! Erwan remercia poliment, puis se hissa près de l’homme. Il se surprit à l’observer quelques minutes. Cet homme bourru, mal rasé, aux vêtements négligés, mettait son cœur en joie. Il respirait l’authenticité et le naturel de la campagne. C’était, à n’en pas douter, un être humain, un vrai… 104


Erwan se redressa sur son siège rudimentaire et respira à pleins poumons. Depuis longtemps, il ne s’était pas senti aussi bien. Il lui semblait que tous ses soucis s’évanouissaient ; même le bruit ici était moins gênant. L’homme, aussi rustre et silencieux fût-il, trouva quand même la curiosité de lui poser quelques questions. Erwan lui raconta qu’il avait pris un congé, qu’il comptait employer à voyager un peu, loin de l’agitation de la ville. L’homme hocha la tête. — Pff… Les gens deviennent fous dans les villes ! Vous n’êtes pas le premier, vous savez ! On en accueille tous les mois, des gens qui comme vous partent en vacances. Le dernier en date, on a fini par le garder, le pauvre, il est complètement dément ! Il prétend qu’on veut lui prendre son sang. Voilà trois semaines qu’il se cache dans ma cave. Il veut aller s’installer comme ermite dans la montagne, mais je le pense trop timbré pour le laisser partir. Au moins, dans la cave, il ne risque rien. Erwan était songeur ; voilà qui lui redonnait espoir : il n’était pas seul, il y en avait d’autres qui, comme lui, avaient ouvert les yeux avant qu’il ne soit trop tard ! Voilà de quoi reprendre confiance, et il avait à présent hâte d’arriver et de rencontrer cet homme. Le village n’était pas bien grand, et l’on y vivait encore comme au vingt et unième siècle. Sur la place du village, le clocher rythmait la vie des villageois, et mêlait ses carillons aux chants bruyants issus du juke-box installé dans la vitrine du café voisin. Un groupe d’enfants faisaient la course en patins à roulettes à vapeur, tandis que d’autres, moins bien équipés, les suivaient en courant. Ils arrivaient, rouges, en sueur, haletant, et leur souffrance si humaine faisait tellement plaisir à Erwan qu’il avait envie de les prendre 105


dans ses bras. Un petit groupe s’était massé petit à petit autour d'Erwan, qui fut accueilli simplement, sans curiosité, avec peu d’empressement de la part des villageois, qui commençaient à s’habituer à voir régulièrement de nouveaux visages. L’homme qui l’avait conduit se prénommait Albert. Il semblait respecté dans le village. Son épouse apparut à la porte de la petite maison qui faisait l’angle de la place. Elle soupira lorsqu’elle vit Erwan, qui l’entendit marmonner entre ses dents : — J’espère au moins qu’il n’est pas fou, celui-là ! Il fut conduit dans une chambre rudimentaire, qui contenait un lit, un bureau et une armoire. Il n’avait pas pris grandchose, et se contenta de placer son sac dans l’armoire, sans le défaire. Puis il demanda au maître de maison s’il pouvait être présenté à l’homme qui se terrait dans la cave. Albert réfléchit, puis finit par accepter, à condition d’aller d’abord lui-même le prévenir qu’un étranger allait venir le visiter, afin d’éviter tout mouvement de panique. Dix minutes plus tard, il revint et fit signe à Erwan de le suivre. Ils pénétrèrent tous deux dans une galerie sombre, où les attendait un escalier en pierre aux marches humides et glissantes. En bas se trouvait une cave voûtée, assez profonde, dans laquelle on avait installé un lit métallique recouvert d’une couverture de laine, une cuvette et quelques provisions de nourriture. Deux bougies éclairaient faiblement la pièce, et les angles de la salle étaient plongés dans l’obscurité la plus totale. Erwan s’avançait prudemment pour scruter les recoins qui lui étaient invisibles, lorsqu’une lourde masse lui tomba dessus. Avant qu’il ait eu le temps de réagir, il perdit l’équilibre, se retrouva nez à terre, tandis 106


que l’homme qui l’attaquait lui entaillait profondément le dos de la main à l’aide d’un éclat de verre. Puis, sans lâcher sa proie, il tira à lui l’une des deux bougies, et éclaira la plaie. Albert, ébahi par la rapidité de la scène, n’avait pas eu le temps de réagir, et restait hébété dans l’entrée. L’agresseur parut se calmer. Il lâcha la main d'Erwan, s’assit calmement en tailleur, et, s’adressant à sa victime : — Je suis désolé, je vous prie de bien vouloir m’excuser. Je devais m’assurer que vous n’étiez pas l’un des leurs. Mais votre blessure ne porte aucune trace de métal, je me suis trompé, ne m’en veuillez pas. Albert haussa les épaules, et fit comprendre d’un vague geste de la main qu’il remontait. Erwan lui assura que tout allait bien, et qu’il maîtrisait la situation. Une fois leur hôte disparu, Erwan inonda son agresseur de questions. Il se prénommait Aristide, venait de la ville, où il avait été journaliste. Son histoire commençait le jour où son rédacteur en chef lui avait commandé un dossier sur les étranges aéronefs qui sillonnaient les airs. Alors qu’Aristide commençait tout juste à découvrir des faits troublants, son chef, sans raison apparente, avait décidé de repousser la publication du dossier et avait fait stopper net les investigations. Il avait ensuite convoqué toute la rédaction pour raconter une histoire à dormir debout, à propos de rafistolage de couche d’ozone et autres inepties, dont Aristide avait été obligé de tirer un article auquel il ne croyait pas lui-même. Erwan rougit un peu de s’y être laissé berner. Comme le comportement du rédacteur en chef avait beaucoup intrigué le journaliste, celui-ci avait continué son enquête de façon clandestine, malgré les directives. Et ce qu’il avait découvert lui faisait froid dans le dos. Il n’eut pas besoin d’aller plus avant dans son récit, car ces découvertes, 107


Erwan les avait faites aussi, à quelques détails près. Aristide, ne sachant plus à qui il pouvait faire confiance, avait choisi la fuite. Erwan lui raconta à son tour ce qui l’amenait à la campagne, et Aristide sembla satisfait de savoir qu’il n’était plus seul, et qu’il n’était pas fou. Ensemble, ils se redonnèrent du courage, et leur moral s’en trouva meilleur. Une heure plus tard, le réfugié, qui n’avait pas vu la lumière du soleil depuis trois longues semaines, accepta de quitter sa cachette et de se joindre à la famille qui les accueillait. Tout le monde se trouva bien surpris de le voir pénétrer dans la cuisine, mais chacun s’en réjouit sincèrement. Le repas fut enjoué, et un lit d’appoint fut ajouté dans la chambre qu’occupait Erwan.

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Les jours qui suivirent furent à la fois reposants et anxiogènes. Reposants, car ici, rien ne semblait pouvoir leur arriver. Anxiogènes, car Erwan devait à présent être une des personnes les plus recherchées du pays, et sans doute sa tête ne tarderait-elle pas à être mise à prix. Il essayait de ne pas y penser, et profitait de chaque moment passé dans la quiétude de ce village, qui semblait surgi d’une autre époque. On y mangeait des légumes à peine sortis de terre qui n’avaient subi aucune transformation, aucune déshydratation. Parfois même on mangeait un animal tué le matin même. Les villageois étaient si loin des préoccupations des villes ! Les enfants, rentrant de l’école, s’arrêtaient un moment sur la place pour jouer aux billes avant le repas. Le samedi, un marché réunissait les travailleurs des trois villages alentour et le troc permettait d’échanger légumes, gibier et poisson dans une ambiance que ne connaissaient pas les deux citadins. Malheureusement, Erwan et Aristide savaient que ce temps de bonheur était compté. Si l’objectif était le remplacement du genre humain par des clones humanoïdes, alors la substitution ne s’arrêterait pas aux portes des

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grandes villes, et peu à peu elle allait gagner les villages des provinces les plus éloignées. Les deux jeunes hommes ne pouvaient pas rester cachés sans rien faire, il était de leur devoir de faire cesser ce carnage. Il ne s’agissait pourtant pas d’effrayer les habitants en leur divulguant ce lourd secret. C’était à eux d’agir, et à eux seuls. Un soir, pendant le repas, Erwan demanda à Albert : — Ces citadins qui ont quitté les villes récemment, et ont fait étape dans votre village, où sont-ils allés ensuite ? — Je ne sais pas. Il faudrait le demander à Saturnin, c’est lui qui les conduit. Il a une automobile. En effet, le dénommé Saturnin avait plusieurs fois proposé ses services aux voyageurs. Il les avait tous déposés au même endroit, qui semblait être un point de ralliement. Il était prêt à les y conduire. — Quel est ton plan ? interrogea Aristide dès qu’ils furent à nouveau seuls. — Ces gens sont comme nous, ils ont quitté les villes parce qu’ils savent quelque chose. Il faut les rejoindre : en groupe, nous serons plus forts. Nous pourrons alors élaborer un plan d’action pour faire cesser ces pratiques abominables. Aristide n’était pas certain d’avoir le courage nécessaire, mais il convenait qu’il ne lui était pas possible de se terrer toute sa vie dans un village qui, tôt ou tard, finirait par constituer une cible lui aussi. La détermination d'Erwan lui mit du baume au cœur. Quitte à risquer sa vie, autant que ce soit pour tenter de sauver des innocents. Saturnin tint promesse. Le lendemain, à l’aube, il les attendit devant son garage. L’automobile était d’un confort tout rudimentaire, et la route était longue. Ils allèrent, cahotant, rebondissant, se cognant à la carrosserie, sur les chemins pierreux. Au bout d’une demi-heure, Saturnin se décida à 110


briser le silence. — Pourrais-je savoir ce qu’il y a là-bas ? — Pour ça, répondit Erwan en riant, vous en savez plus que nous ! — Vous en avez bien une vague idée, puisque vous tenez tant à vous y rendre ! Moi, ce que j’en sais, c’est que les premiers voyageurs qui ont fait étape au village savaient pertinemment où ils allaient, ils avaient une adresse précise, et apparemment ils n’étaient pas les seuls, puisque d’autres gens venant d’autres villages les y attendaient déjà. Les suivants étaient au courant de l’existence de l’endroit, mais ignoraient son emplacement précis, ils en avaient seulement entendu parler, par certains de leurs proches qui avaient disparu depuis et qu’ils comptaient retrouver. J’ai pu les conduire, car je me souvenais de l’itinéraire. Mais c’est la première fois que des voyageurs comme vous, au courant de rien, apprennent une fois sur place l’existence de cet endroit. Vous étiez pourtant bien partis de chez vous pour quelque chose ? Que se passe-t-il ? Est-ce que nous sommes en danger ? — Moins vous en saurez et mieux cela vaudra pour vous. Laissez-nous arranger cela. Oui, vous êtes en danger, le monde entier est en danger, mais nous sommes déterminés, et nous vous sauverons. Restez dans vos villages, pour l’instant rien ne peut vous arriver. Saturnin dut juger plus sage de suivre les conseils d'Erwan et ne dit plus un mot. Au bout de plusieurs heures, ils arrivèrent enfin à un croisement, au beau milieu de nulle part. La route à cet endroit formait une fourche, et de part et d'autre s’étendaient des champs. Au loin, à l’horizon, on apercevait les cimes d’une forêt. L’automobile s’immobilisa. 111


— C’est ici, dit simplement le conducteur. Je suppose que si vous attendez là, quelqu’un finira bien par venir vous chercher. Erwan et son compagnon restèrent seuls, un peu hébétés, attendant sans certitude qu’un inconnu vienne les chercher. Ils s’assirent au bord de la route, engagèrent une conversation de la plus grande banalité qui tourna court très rapidement. Plusieurs heures passèrent dans une attente infructueuse, et le soleil déclinait à l’horizon lorsqu’enfin une charrette apparut au loin, se rapprocha, avant de s’arrêter près d’eux. Elle était occupée par deux hommes, et tirée par un cheval de trait. Sans descendre, celui qui tenait les rênes interpella les aventuriers, et leur demanda ce qu’ils faisaient là. — Je pense que vous vous en doutez, répondit sobrement Erwan. Les deux hommes échangèrent un regard. Enfin, celui qui se tenait près du conducteur descendit, un rouleau de corde dans la main. — Veuillez excuser cette mesure de sécurité un peu brutale, mais nous devons être prudents… Erwan et Aristide montèrent à l’arrière de la charrette, où ils s’assirent dos à dos et se laissèrent ligoter. Puis on leur banda les yeux. Le voyage fut aussi inconfortable qu’interminable, mais au moins leur attente était-elle finie. Enfin, la charrette stoppa, deux bras puissants saisirent chacun d’eux et les conduisirent dans une habitation. Quand on leur découvrit les yeux, ils étaient face à une poignée d’hommes alignés, bras croisés. Celui qui paraissait être le leader prit la parole. — Notre accueil est assez rude, et vous nous en voyez désolés, mais nous devons prendre des précautions avec les 112


inconnus. — Nous comprenons tout à fait, je vous rassure, s’empressa d’annoncer Aristide. Erwan soupira malgré tout lorsqu’il vit l’homme s’approcher avec un couteau. Il ne mit pas longtemps à deviner ce qui les attendait, et bien vite tous deux se retrouvèrent avec une profonde entaille sur le poignet, d’où jaillit un peu de sang, mais, heureusement, pas le moindre gramme de métal. On les détacha et on leur fournit de quoi se soigner. L’atmosphère se détendit. Le leader, qui se prénommait Childéric, expliqua que, depuis quelque temps, de plus en plus d’inconnus venaient sans en avoir informé quiconque, et qu’ils avaient récemment découvert un espion, un homme dont l’épiderme dissimulait un corps de métal. — Nous le tenons prisonnier en attendant qu’il parle, mais pour l’instant il a l’air bien déterminé à se taire. On leur fit visiter le camp. On y trouvait pêle-mêle des tentes en tissu et des cabanes de bois. La communauté semblait plutôt bien organisée. On y travaillait en équipes ; pour assurer sa survie, on avait renoué avec de vieux métiers oubliés qu’on avait redécouverts en séjournant dans les villages voisins. En attendant les premières récoltes, qui s’avéraient plus qu’hypothétiques, les femmes s’étaient mises à l’artisanat, et confectionnaient vêtements, linge de maison et bijoux qu’elles troquaient au marché contre de la nourriture. Les hommes, accompagnés par les plus grands de leurs fils, allaient chasser et pêcher. On s’organisait spontanément comme les communautés néolithiques, dont l’instinct de survie avait fait ses preuves. Les repas étaient pris en commun dans une salle gigantesque équipée d’un grand foyer. C’était un moment convivial, qui se terminait souvent par des chants et des danses. Erwan 113


mesura pour la première fois ce que la civilisation avait perdu en se perfectionnant, et ce que la technologie avait détruit en faisant de l’homme cet individualiste qu’il était devenu. Il aurait aimé vivre là pour toujours. Quand tout fut terminé, quelques hommes, sans doute les plus influents, se regroupèrent chez l’un d’eux pour discuter de l’avenir. Erwan et Aristide furent conviés. La discussion se prolongea assez tard dans la nuit. Erwan aborda un homme qu’il avait cru reconnaître pour l’avoir croisé une fois au deux. Sans doute habitaient-ils le même quartier autrefois, à Argondia. — Je peux vous dire précisément où nous nous sommes vus pour la dernière fois, déclara l’homme en question. C’était au concert de Mélody Pond. Je me souviens bien de vous, car je vous ai vus sortir, votre amie et vous, durant le concert. J’étais assis juste derrière vous. C’est comme ça que vous leur avez échappé… — Je ne comprends pas. — Ce concert, c’était un prétexte pour attirer du monde à l’opéra. Il paraît qu’ils ont diffusé une espèce de drogue, sous forme d’un parfum soporifique, qui, allié à des messages subliminaux dissimulés dans les chansons, aurait converti les spectateurs et en aurait fait de parfaits adeptes du don du sang. C’est grâce à leur sang que les clones sont créés. — Mais… vous ? — Moi je souffre depuis ma naissance d’une anomalie qui me prive d’odorat. C’est ce qui m’a sauvé. Je n’ai pas compris immédiatement pourquoi dans le métropolitain tout le monde somnolait. C’est dans les jours qui ont suivi que j’ai réalisé que la collègue avec qui je m’étais rendu à la soirée, ainsi que les autres spectateurs que j’avais reconnus, 114


semblaient profondément endoctrinés, et participaient activement à une vaste propagande. S’ils tenaient autant à ce qu’on donne notre sang, c’est qu’ils en voulaient à notre code génétique. J’ai décidé de fuir. Ils ne vous ont pas eus au moins ? Aristide pensait que non, Erwan était plus mitigé. — On m’a prélevé du sang contre mon gré. Quant à l’amie qui m’accompagnait au concert, on lui avait déjà fait une prise de sang sans lui en donner la véritable raison. — Autrement dit, je suis probablement le seul spectateur à être passé ce soir-là entre les mailles du filet. Childéric mit fin aux conversations et recentra l’attention. Il informa l’auditoire que, depuis quelques semaines, il travaillait avec ses plus proches collaborateurs à l’élaboration d’un plan dont la finalité était la destruction des bases aériennes. Childéric était en liaison avec de nombreux collaborateurs, espions, scientifiques, qui disposaient d’informations fiables quant à la localisation des bases, celle des vaisseaux mères, et surtout, la composition des mystérieux végétaux. Dès qu’on aurait terminé les analyses, on serait en mesure d’élaborer une substance capable de les détruire. Il faudrait attaquer simultanément, et cela demanderait une organisation sans faille. Cela risquait de prendre plusieurs mois. Il ne fallait pas perdre de vue le danger qui menaçait à chaque instant, car de tous les collaborateurs éparpillés un peu partout sur le territoire, pas un n’était à l’abri plus qu’un autre, et il suffisait qu’un seul soit pris pour trahir les autres. — Si seulement nous tenions les rédacteurs de listes ! regretta un homme. Erwan sursauta. — Les listes ? 115


— Oui. Les listes du Palais citoyen. Chaque jour, un homme mystérieux liste les noms de ceux dont le sang a été prélevé récemment. Ces listes sont tapées en plusieurs exemplaires par des opérateurs qui, à leur insu, participent activement au processus, puisque ces documents sont ensuite envoyés sur toutes les bases, en même temps que les échantillons de sang. Commence alors la fabrication du clone. Lorsque celuici est prêt, le nom de la personne concernée reparaît sur une liste différente ; cette personne est enlevée, et son double lui est substitué. La dernière liste est celle, officielle, qui recense les nouveaux citoyens, une fois la substitution achevée. Erwan venait enfin d’accéder aux informations qu’il avait été incapable de décrypter seul. S’il avait su ! Il aurait été plus utile dans la Tour à ce moment précis, où il aurait pu à loisir modifier les noms, les déformer… au moins jusqu’au moment où il se serait fait prendre. Mais il était trop tard pour regretter. Il ne pouvait pas y retourner de toute façon. Soudain, la porte s’ouvrit violemment, et un homme affolé fit irruption dans la pièce, faisant taire toutes les conversations. — Le prisonnier ! Il s’est échappé ! L’assemblée parut abasourdie. Childéric, blême, peina à articuler : — Désormais, nous sommes tous en danger. Il faut évacuer. Et vite.

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Il ne croyait pas si bien dire. Et surtout, il n’imaginait pas que tout serait aussi rapide. Alors qu’ils s’affairaient à rassembler le strict nécessaire afin de fuir la base, les réfugiés entendirent les puissants moteurs des aéronefs. Ils comprirent bien vite que toute résistance serait inutile. En l’espace de quelques secondes, les bâtiments étaient encerclés par les engins, d’où sortirent une foule d’hommes armés qui s’approchaient sans hâte, sachant leur victoire assurée. Dans la petite cour où tout le monde s’était massé, ce fut la panique. Des enfants se mirent à pleurer, d’autres voulurent fuir, mais furent retenus par leurs mères, qui craignaient de les voir abattre. A genoux au sol, serrant un enfant entre ses bras, une jeune femme sanglotait. Un des hommes androïdes qui étaient sortis des aéronefs s’approcha doucement et, contre toute attente, lui tendit une main amicale. — Venez avec nous, madame, il ne vous sera fait aucun mal, je vous en donne ma parole. Les clones avaient l’air si calmes, si bien intentionnés, que c’en était extrêmement déstabilisant. Les prisonniers furent

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invités à former une longue file indienne et à pénétrer dans les appareils. A l’intérieur de chaque engin, un homme en blouse de médecin les accueillait et notait leur identité, tandis qu’une jeune assistante à ses côtés consultait des fichiers au fur et à mesure et orientait les gens tantôt sur sa droite, tantôt sur sa gauche. Une mère et son enfant furent sur le point d’être séparés, provoquant une révolte générale. La jeune assistante, confuse, reconnut son erreur, et leur permit de partir ensemble, à condition de signaler que la mère avait déjà été prélevée, et l’enfant, non. Tant de compassion de leurs supposés bourreaux les surprit encore un peu plus. Il s’avéra rapidement que l’on n’attendait rien de particulier des gens que l’on dirigeait vers la droite, tandis que les autres subissaient une prise de sang. Aristide et Erwan furent ainsi séparés, Aristide n’ayant pas encore fourni d’échantillon. Lorsque l’aéronef fut plein, il décolla, tandis que les autres prisonniers commençaient à emplir les autres. Le trajet fut à peine plus long que celui déjà effectué par Erwan ; il partait d’à peine plus loin. Les prisonniers furent avertis de leur arrivée imminente par le bruit de surtension qui émanait du vaisseau mère. Une fois sur place, ils furent dirigés vers des baraquements rudimentaires, où on leur apporta des couvertures et des collations. C’est donc là qu’on parquait les prisonniers ! Dire qu’il les avait vues, ces baraques, le jour où il était venu avec Emilie, et qu’il ne s’était douté de rien ! Dire qu’à ce moment-là, sans doute, des dizaines de victimes comme eux attendaient que l’on décide de leur sort ! S’il avait su… non, ces remords étaient ridicules, comment aurait-il pu les sauver, lui qui n’avait même pas pu préserver Emilie ? Les enfants s’étaient calmés et dormaient à présent 118


paisiblement contre leur mère. Erwan lui-même commençait à somnoler, lorsqu’une longue silhouette élancée s’approcha de lui et vint s’asseoir à ses côtés. Erwan sursauta : c’était Rebecca. Il ne put étouffer un mouvement de colère, et s’élança sur elle, poing serré. Mais Rebecca, calmement, retint son geste, sans effort apparent. Erwan fut surpris par sa force. — Calme-toi, nous ne voulons de mal à personne. Tu continues à croire que je suis une traîtresse ? — Comment ne pas le croire ! Regarde-toi ! Je suis sûr que si je gratte ton épiderme factice, je trouverai un automate de fer et de cuivre. — Pas exactement. Disons, de tinatox. C’est bien plus résistant. — Et qu’as-tu fait de mon amie ? Tu ne t’es pas contentée de lui voler son ADN et son identité, il a bien fallu que tu te débarrasses d'elle ! Rebecca sourit avec un peu d’amertume. — Voyons Erwan, je suis Rebecca ! Seul mon corps a changé, comme celui d’Emilie, comme le tien dans quelques heures à peine… — Alors ça, c’est hors de question ! Rebecca hésita quelques secondes avant de reprendre : — Tu as gagné. Je vais contourner les ordres, et tout t’expliquer. Nous avons pour consigne de ne rien divulguer tant que la transformation n’est pas accomplie, pour ne pas paniquer les gens ; tout doit être fait dans le plus grand secret. C’est un peu brutal, mais nous n’avons trouvé aucune autre solution que de mettre les gens devant le fait accompli. Si on leur demandait leur accord, ils n’accepteraient jamais. Rebecca fut interrompue dans son discours par une poignée d’hommes qui venaient ordonner l’extinction des feux. 119


Rebecca salua son ami à regret, et sortit. Les prisonniers s’allongèrent sur leurs couchettes de fortune ; la plupart étaient épuisés et ne tardèrent pas à s’endormir. Erwan, qui avait décidé de veiller coûte que coûte, sentit malheureusement le sommeil l’envahir peu à peu. — Non, se murmura-t-il à lui-même, la nourriture… ils nous ont drogués ! Et il plongea dans un sommeil profond.

*** Erwan s’éveilla un peu ankylosé. Impossible de savoir combien de temps il avait dormi. Sa tête était lourde, tout son corps lui paraissait étrange. Il ouvrit les yeux ; tout était noir autour de lui. Il n’entendait que le bruit sourd d’une respiration régulière, qui n’était pas la sienne. Soudain l’espèce de capsule dans laquelle il semblait se trouver s’ouvrit doucement, et laissa entrevoir la lumière du jour. Erwan comprit alors avec effroi où il se trouvait : il était dans une de ces tulipes gigantesques ! La vision qu’il en avait à présent était différente. Le jour se levait à peine, le champ tout entier semblait dormir, tandis que des milliers de tulipes remuaient doucement la tête. L’image était apaisante, et Erwan ne s’était jamais senti aussi calme. Il regarda ses mains ; ainsi qu’il s’y attendait, elles étaient de tinatox, comme tout le reste de son corps. L’énorme cordon ombilical qui le reliait à la fleur se détacha doucement, et il put se lever et marcher parmi les fleurs. De loin en loin apparaissaient d’autres personnes, à peine éveillées, qui, comme lui, quittaient leur chrysalide pour faire leurs

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premiers pas dans ce corps nouveau. L’aube les enveloppait de lumière rouge, et sa chaleur perçait à peine le dôme transparent qui les abritait. Il semblait à ces individus neufs qu’ils n’avaient pas besoin de se parler pour se comprendre, ils avaient, semblait-il, acquis des dons de télépathie, ou du moins percevaient-ils une sorte d’harmonie entre leurs êtres. Ils restèrent ainsi une bonne heure, livrés à eux-mêmes, libres d’explorer l’étrange base sur laquelle ils se trouvaient, et d’accueillir les occupants des dernières chrysalides. Leurs mouvements étaient lents, mesurés, comme motivés par un inébranlable sentiment d’invulnérabilité. C’était comme si le temps ne comptait plus. Erwan fut surpris de constater qu’il n’avait jamais été si bien de toute sa vie. Il ignorait ce qu’il était advenu de son corps, mais il savait à présent que c’était bien lui qui était dans cette nouvelle enveloppe de tinatox, et qu’il n’était pas un automate, ni un clone. Mais… lorsqu’on était un clone, avait-on conscience de l’être ? Tous les individus présents dans le champ finirent par s’asseoir dans l’herbe pour regarder le lever du jour, et attendre on ne sait quoi. Vers dix heures du matin, alors que toutes les fleurs avaient éclos, un homme apparut. Un homme d’un gris plus éclatant et plus brillant que tous les autres. Lumineux dans l’éclat du soleil, il avait l’air d’un prophète. Il prononça quelques mots incompréhensibles, puis se munit d’un petit appareil sophistiqué qui se mit à traduire ses propos en temps réel. — Mes amis, je suis heureux de vous voir tous en bonne santé. Je viens de la planète Arkans, une planète hors de votre système solaire, où l’homme et la technologie se sont adaptés à l’environnement. Depuis plusieurs siècles, nos savants observaient votre planète, du moins ce qu’il en restait : une étoile morte, desséchée, sur laquelle il y avait eu 121


de la vie. Après des tentatives infructueuses pour ressusciter votre civilisation, nous avons décidé de prendre le mal à la racine, et, grâce à un système de voyage dans le temps, nous avons pu anticiper votre extinction. Dans quelques années, les fléaux s’abattront sur vous : pandémie redoutable, pollution extrême ; ceux qui ne seront pas frappés par le virus développeront des maladies incurables dues au rayonnement contre lequel votre planète n’est plus protégée. Heureusement, grâce à une organisation sans faille et à la collaboration de vos concitoyens, nous avons pu intervenir à temps. Votre race ne s’éteindra pas. Vos corps ont été recouverts de tinatox, qui vous rend invulnérables aux rayonnements, quels qu’ils soient ; vos organes sont indestructibles. Pour le moment, vous n’êtes pas prêts à un si profond changement, aussi aurez-vous à votre disposition une multitude de postiches pour conserver votre ancienne apparence. Cela vous rassurera le temps de vous y faire. Mais lorsque naîtra la nouvelle génération, alors tous ces apparats deviendront inutiles, et vous serez tous prêts à vous montrer tels que vous êtes. Comme nous ne savions pas si notre travail pourrait être mené à terme dans le temps qui nous était imparti, nous avons commencé par mettre à l’abri les enfants. C’était d’autant plus urgent que la varicelle était revenue. A présent, seuls les enfants des villages de campagne ne sont pas encore protégés, mais cela ne saurait tarder ; il y avait moins d’urgence pour eux, car ils sont plus résistants. A présent que votre espérance de vie a repoussé des limites absolument inédites, il va falloir repenser l’organisation de votre civilisation tout entière. Nous vous aiderons dans cette tâche. Une question cruciale brûlait les lèvres d'Erwan. Au bout 122


d’un moment, n’y tenant plus, il se leva et demanda : — Vous avez sauvé notre espèce… en échange de quoi ? Qu’attendez-vous de nous ? Le messager d’Arkans sourit avec bienveillance. — Je savais que vous vous méfieriez, c’est bien légitime. Je vais vous dire ce que nous attendons. Tout d’abord, sachez que notre planète souffre, ou souffrira, puisque nous sommes très avancés dans le futur, des mêmes genres de maux qui ont frappé la vôtre. Le traitement que vous avez reçu s’est fait parallèlement au nôtre, et les recherches sur nos deux peuples se sont complétées ; en cela nous vous devons déjà une immense reconnaissance. Par ailleurs, vous vous doutez bien que notre longévité nouvelle finira par poser d’énormes soucis de surpopulation, sur la Terre comme sur Arkans. Or, nous avons détecté plusieurs planètes sur lesquelles la vie peut être possible, et plus saine que sur nos planètes respectives. Nous avons besoin de vous pour nous aider à les coloniser. Si vous le voulez bien, nous marcherons main dans la main pour construire à nos enfants un avenir idyllique. Notre technologie est plus avancée que la vôtre, mais votre humanité et votre simplicité commencent à nous faire cruellement défaut. Allions-nous pour un avenir commun. La créature se tut, attendant une réaction de ses auditeurs. Un silence pesant alourdit l’atmosphère, jusqu’à ce qu’un homme, timidement, se lève et commence à applaudir. Rapidement, tout le monde l’imita et l’orateur finit par être ovationné. Il en parut ému. Il invita les auditeurs à se délasser au jardin, tout en restant à leur disposition pour d’éventuelles explications complémentaires. Il fut rapidement assailli par une foule de curieux. Erwan, lui, s’éloigna et ne tarda pas à apercevoir Aristide parmi la foule. 123


Ils voulurent échanger leur ressenti, mais ils étaient si intimement convaincus d’être animés des mêmes sensations, qu’ils comprirent vite qu’il n’y avait rien à en dire. Ils déambulèrent parmi les fleurs, ces immenses fleurs de résurrection, celles-là même dont ils s’étaient méfiés et qui leur apportaient une vie quasi éternelle. La soirée se passa aussi doucement que la journée, lente et agréable, insouciante et calme. On était ensemble, on ne disait rien, on s’écoutait vivre. Une partie sombre du cerveau semblait s’être éveillée à la lumière et avoir compris des vérités fondamentales sur la vie. Le lendemain, chacun fut reconduit chez lui. Erwan put constater que les gens « comme lui » se reconnaissaient. Ainsi, c’est d’un air entendu qu’il fit signe à la concierge, qui, visiblement corrigée de ses défauts, ne lui demanda ni d’où il revenait, ni les raisons de son absence… Sa première pensée une fois chez lui fut pour ses amis. Il n’eut cependant pas besoin de leur téléphoner, car ils avaient anticipé son retour, et bientôt, ils se présentèrent ensemble à sa porte. Lorsqu’il leur ouvrit, il sentit une communion telle que jamais il n’en avait ressentie avec personne, et faillit fondre en larmes quand ils l’embrassèrent l’un après l’autre. Ils passèrent un moment délicieux, bien loin de leurs anciennes préoccupations, et se promirent, dès le lendemain, d’œuvrer activement pour achever le plus vite possible la collecte de sang. Personne n’en voulait à Erwan, et il savait qu’il pouvait reprendre son poste à la Tour, mais il y avait plus urgent. Des millions d’hommes et de femmes attendaient sans s’en douter d’être mis en sécurité, et il fallait absolument leur venir en aide. Le lendemain, dès l’aube, Erwan, après une douche froide qui le laissa de marbre, regarda longuement s’élever l’astre 124


solaire, conscient que ce nouveau matin marquait pour lui le dÊbut d’un nouveau monde.

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