Le fantôme du collège

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Le fantôme du collège

Mystère au collège Notre Dame d'Epérance



Vanina Noël

Le fantôme du collège

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Pour notre fille que nous adorons. Bisous de ta maman et de ton papa.


Tyfenn regarda sa montre. Depuis qu’elle s’était fait confisquer son portable, c’était l’unique objet qui lui donnait encore la force d’assister aux cours de monsieur Paul. Et encore ! Quand la grande aiguille voulait bien se donner la peine d’avancer ! Ce jour-là, comme souvent, elle prenait bien son temps, la sadique. Pas la moindre chance d’être sauvée par le gong : il faudrait résoudre ce problème de maths quoi qu’il en coûte. Tyfenn soupira sans s’en rendre compte. – Si ce que je raconte ne vous intéresse pas, mademoiselle Françon Batret, vous pouvez sortir ! – Si si, je vous assure. Encore un mensonge éhonté. Mais comment avouer à son prof que son cours était le plus mortel du monde, et qu’à cette heure-ci Tyfenn aurait encore préféré courir un marathon en bikini sous les neiges finlandaises, une raquette à chaque pied, avec un bout de steak de phoque desséché pour unique déjeuner ? Mais il ne faut pas s’y méprendre,

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lorsqu’un professeur vous propose de sortir, c’est plus une boutade qu’une invitation. Un coup d’œil à droite, un à gauche. Soulagement : Tyfenn n’est pas une sociopathe, elle n’est pas la seule à se sentir de trop dans cette classe de maths. Julie est en train de dessiner, Eline confectionne des avions en papier, et Astrid envoie des textos en douce. La veinarde. Depuis que Tyfenn est dans ce collège, elle comprend à quel point ses parents se sont trompés quand ils pensaient qu’elle allait pouvoir mieux se concentrer, et améliorer ses performances. L’internat, soyons sérieux, ce n’est pas fait pour avoir de meilleurs résultats. L’internat, c’est fait pour pouvoir entretenir un bazar innommable dans son placard sans que sa mère le sache. À part ça, rien de vraiment exceptionnel. Pas d’interrogatoire le soir au repas pour savoir comment s’est passée l’interro de chimie, pas de pression pour vérifier si les devoirs du lendemain sont bien faits. En somme, la vie y est plutôt tranquille. Enfin, tranquille… C’est aussi une question de point de vue. Et de fréquentations. Si on lui avait posé la question, Tyfenn aurait juré qu’elle n’avait pas fait exprès de se lier d’amitié avec Eline, et c’était la vérité. Cette fille lui était tombée dessus le soir de son entrée à l’internat, et ne l’avait plus lâchée. Elle était sympa, Eline, et connaissait toutes les ficelles. Après trois ans de présence dans l’établissement – dont deux redoublements, elle ne s’était pas fait beaucoup d’amis parmi les professeurs, mais au moins, on la connaissait. Et cette petite réputation lui suffisait. « Il faut savoir se contenter de ce que l’on a » disait-elle elle-même. Pour résumer, après deux mois de présence dans l’établissement, Tyfenn n’avait pas progressé d’un iota, dans aucune matière. Mais elle s’était fait des amis. 9


Après avoir résolu une improbable situation de robinets qui fuient dans la même baignoire à deux vitesses différentes (quel cerveau tordu peut bien concevoir de pareils problèmes ? Lorsqu’un cas comme celui-là se présente dans la vraie vie, est-ce qu’il ne vaut pas mieux contacter un plombier plutôt que perdre son temps dans des calculs ? Et qui est équipé d’une baignoire à deux robinets ? Soyons sérieux, enfin !), il était l’heure de s’entraîner à l’art du commentaire composé, sous la houlette de madame Batret . Faire un commentaire composé, c’est facile, pensait Tyfenn : cela consiste à reformuler les textes d’un auteur en trouvant des analogies incroyables pour arriver à lui faire dire plein de trucs auxquels l’auteur n’aurait jamais pensé. C’est un coup de pouce en quelque sorte. Eline était maître en la matière. La seule matière qui ne lui posait pas de souci particulier. Vu ses capacités à baratiner, ce n’était pas étonnant. Tyfenn, quant à elle, passait plus de temps à rêvasser qu’à écrire. Son excuse était valable : elle respectait l’intégrité de l’auteur, elle. Elle ne savait pas pourquoi Victor Hugo avait choisi tel mot plutôt qu’un autre et, dans le doute, elle se gardait bien de donner son avis. Elle savait rester humble. Humble, c’était bien le mot qui venait à l’esprit quand on jetait un coup d’œil à ses bulletins. Selon les appréciations, Tyfenn était une élève « potentiellement brillante. Potentiellement. », ce qui signifiait, en langage moins ironique, qu’elle était intelligente, et qu’elle aurait pu être brillante s’il ne lui manquait un petit peu de motivation… La motivation, toute une histoire ! Derrière ce mot générique se cachent plusieurs définitions. C’est la réflexion hautement philosophique dans laquelle était plongée Tyfenn pendant que les autres planchaient sur les raisons qui avaient 10


pu conduire Thérèse Desqueyroux (héroïne du roman éponyme) à commettre le (presque) irréparable. On peut être motivé, comme Thérèse, à tuer quelqu’un si on a un grave trouble psychologique ou si on veut trouver un truc imparable pour apparaître dans un bouquin de Mauriac. C’était plutôt moyen comme raison. Voilà déjà une héroïne à écarter en termes d’exemple, pensa Tyfenn. Peut trouver mieux. Ce début de réflexion ne la quitta pas de la journée. On peut être motivée (continua-t-elle pendant le cours d’EPS) et accepter de souffrir un peu pour devenir plus mince, plus belle, plus rayonnante et juger dans le regard des garçons la récompense de ses souffrances… Un regard en arrière, pour voir d’un coup d’œil le troupeau de garçons qui courait derrière elle. En cet instant, même les plus beaux avaient un œil de vache folle, ils soufflaient et gémissaient comme des bœufs. Leurs efforts désespérés pour franchir la ligne d’arrivée leur donnaient un air grotesque. Plaire ou ne pas plaire… ? Peut trouver mieux. On peut être motivé (se dit-elle pendant l’étude) à finir ses devoirs par l’idée qu’on pourra ensuite aller jouer au foot. Il se trouve qu’elle n’avait absolument pas envie d’aller jouer au foot, et, de ce fait, ses devoirs promettaient d’être extrêmement longs. Non, il fallait qu’elle trouve en elle une réelle motivation, longue, durable, stable, sur laquelle poser les fondements de son avenir. Une motivation inédite qui ferait dire à ses bulletins de notes futurs : « Élève absolument brillante ! Plus émérite cerveau que la terre ait jamais porté ! Génie des temps modernes, appelée à un avenir radieux. Laissera longtemps ses empreintes dans les annales de l’intelligence humaine ! » ou un truc un peu plus sobre, comme « En progrès ». 11


Être motivée à apprendre des pages de cours inintéressants, dans la perspective, un jour, de pouvoir passer brillamment son bac et s’engager dans de longues, très longues études… c’est un concept un peu abstrait lorsqu’on a douze ans. Tyfenn manquait peut-être de cette faculté d’abstraction. Elle était capable d’avoir de très bons résultats. Mais à quoi bon travailler des heures pour obtenir un dix-huit, alors qu’en fournissant un moindre effort, on pouvait obtenir un quatorze, ce qui reste une très bonne note ? Bien sûr, les adultes, et en particulier les parents, ont du mal à saisir ce raisonnement. Le plus drôle, c’est que ce qui paraît logique aux élèves de douze ans devient inacceptable lorsqu’ils ont grandi et deviennent à leur tour parents. Ils passent alors leur vie à se citer en contre-exemple « moi, si j’avais su, j’aurais continué mes études ! » Or, dans neuf cas sur dix, ils ne l’ont pas fait. Ceci devrait constituer une preuve qu’eux aussi, à douze ans, avaient une façon de voir les choses toute différente. Mais, allez savoir pourquoi, ils ne veulent jamais l’admettre. Bref. Tyfenn était motivée lorsque le cours l’intéressait, lorsque le prof était sympa, et qu’elle était de bonne humeur. Motivée aussi lorsqu’il fallait se surpasser pour sauver sa vie, comme en cette jolie matinée de janvier durant laquelle elle se retrouva, suite à un fâcheux concours de circonstances, poursuivie par une meute de chiens qui, de toute évidence, n’avaient pas envie de jouer à la baballe. – Cours ! Mais cours, je te dis ! – Si tu crois que c’est facile ! Tyfenn jeta un coup d’œil rapide et compatissant sur la jeune

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collégienne qui faisait tout son possible pour rattraper les dix ans d’activité physique qui lui manquaient. Ah, quelle flèche ! On faisait sa maline en français, mais sortie du commentaire composé, il n’y avait plus personne ! Tyfenn grimpa sur le mur qui encerclait le jardin et sauta prestement de l’autre côté. Puis elle s’assit tranquillement dans l’herbe et sortit les trois pommes qu’elle cachait dans ses poches. Au bout de quelques minutes, les grosses joues rouges et dégoulinantes de sueur d'Eline apparurent au-dessus du muret. – Ah, quand même ! Tu vois quand tu veux… De l’autre côté, les chiens continuaient d’aboyer. – Ils ne lâcheront pas l’affaire. Viens, éloignons-nous un peu. Les deux filles longèrent l’orée du bois. – C’est malin, ça, commença Tyfenn. – Oh, si tu n’étais pas d’accord, tu n’avais qu’à pas me suivre ! – Tu ne m’avais pas dit que ton intention était d’aller dévaliser le réfectoire ! – Dévaliser ! Tu ne trouves pas que tu exagères ? Pour trois malheureuses pommes… Tyfenn regarda son amie. Trois malheureuses pommes en effet. Pourquoi diable cette fille prenait-elle autant de risques pour voler trois pommes, qu’en plus elle ne mangerait pas puisque Tyfenn venait déjà d’en dévorer deux ? Rien à faire, Eline avait un problème. Elle n’était pas kleptomane, ce n’était même pas ça. Elle avait juste besoin de se lancer des défis, pour voir si elle était capable de les relever, et, surtout, de se faire remarquer. Et pour se faire remarquer, elle s’était faite remarquer. Derrière la fenêtre de son bureau, monsieur Morel , le proviseur adjoint, n’avait 13


pas perdu une miette de la scène. La course poursuite l’avait d’ailleurs beaucoup amusé. Il avait laissé les filles courir sans rappeler les chiens, juste pour apprécier leurs performances. Mais il avait noté les noms de la coupable, et de la complice, et ne comptait pas s’en tenir là. En attendant, les collégiennes s’amusaient à longer la rivière, en jetant de temps en temps un caillou dans l’eau. Eline avait l’air soucieux. Au bout d’un moment, elle se décida à se confier. – Dis-moi… Qu’est-ce que tu penses d’Émilien ? – Qu’il ferait mieux de s’acheter un cerveau, ou de retourner jouer aux billes en grande section de maternelle. Pourquoi ? Au visage décomposé d'Eline, Tyfenn comprit sa bourde. – Excuse-moi, je plaisantais. Tu ne vas pas me dire… tu es amoureuse ? – Mais non ! Eline éloigna l’idée d’un revers de main, mais Tyfenn n’était pas convaincue. Mince alors ! Eline, amoureuse d’Émilien ! L’idée ne la quitta pas de la journée. Elle essayait d’imaginer le joli couple que formeraient cette empotée de fille et cet écervelé, et, malgré elle, un petit sourire s’était formé aux commissures de ses lèvres et ne la quittait pas. – Tu vas lui dire ? – Lui dire quoi ? À qui ? – À Émilien, que tu es amoureuse ? – Mais je ne suis pas amoureuse, arrête avec ça ! Mais l’occasion était trop belle. Après tout, qui s’était accrochée à Tyfenn comme une sangsue depuis le jour de son arrivée ? Qui l’entraînait dans ses bêtises sans la prévenir de ce qu’elle risquait ? Qui l’empêchait de 14


travailler en étude, et de se concentrer en classe ? Et qui avait commis l’imprudence de lui confier un secret qui allait pouvoir servir de chantage immonde ? Hé hé, fini de se laisser mener en bateau, Tyfenn tenait enfin un moyen de pression. Quelque part, elle n’était pas très fière. Mais la fierté était le cadet de ses soucis. Son autosatisfaction fut de courte durée. À leur retour au collège, à l’heure du repas, le proviseur adjoint attendait les pensionnaires au milieu du réfectoire. Il attendit que tout le monde soit installé pour commencer un petit discours pour vanter les mérites des élèves, et « blabla, et blabla »… « bien travaillé durant ce premier trimestre »… et « blabla, et la fierté de l’établissement, qui blablabla », et « voleuses de pommes seront sanctionnées, et… » Quoi ? Tyfenn sursauta. Que venait-il de dire ? Un coup d’œil à sa complice confirma ses craintes, car Eline, à ce moment précis, n’en menait pas large. Si le proviseur adjoint ne l’avait pas prise sur le fait, il aurait certainement compris à ce moment-là. Car l’imprudente, tête baissée, arborait des joues plus rouges que des panneaux lumineux, et son regard coupable semblait dire « c’est pas moi ! ». Bref, les coupables, « qui se reconnaîtront » selon les mots du proviseur adjoint, étaient attendues le lendemain à la première heure dans son bureau. La nuit fut particulièrement éprouvante pour chacune des deux aventurières. Eline craignait pour sa vie (elle avait le sens de la démesure) tandis que Tyfenn, qui s’estimait victime d’une injustice, craignait surtout que ses parents soient au courant. Elle ne voulait pas les inquiéter inutilement, mais comment expliquer qu’elle n’y était pour rien ? Elle n’avait rien fait d’autre que faire le guet, prévenir son amie de l’arrivée des chiens, et fuir avec elle… 15


bon, tout bien réfléchi, elle avait peut-être une petite part de responsabilité dans cette affaire. Et après tout, c’est elle qui avait mangé les pommes. Elle se tournait et se retournait dans son lit. Pas moyen de trouver le sommeil. Tout était calme, exception faite, bien entendu, des ronflements de Lydia, et des toussotements déconcertants de Gaëtane, qui était asthmatique et toussait comme un phoque. Sans compter ces ignobles grincements sur le parquet. Qui pouvait bien se balader à cette heure-là ? Chaque nuit c’était la même chose : quelqu’un prenait un malin plaisir à faire les cent pas, très lentement, pesant bien de tout son poids sur les lames du plancher, comme pour les faire crier de douleur. Cela devait venir de l’étage audessus. Ne plus penser, ne plus écouter, se concentrer sur le sommeil qui ne devrait plus tarder. Au besoin, compter les moutons. Stupide, ça, de compter les moutons. Compter les pommes ? Sûrement pas ! Compter les bêtises qu' Eline avait faites depuis le début de l’année… – Eline, tu dors ? chuchota Tyfenn. – Non, et toi ? Tyfenn pouffa. Compter les questions idiotes dont était capable cette fille. – Tu entends ces bruits de pas ? Qui cela peut être, à ton avis ? – Je pense que c’est un surveillant. – Il n’a rien de mieux à faire ! Il m’empêche de dormir. Demain j’irai me plaindre au directeur d’internat. Tyfenn était déterminée à mettre fin à ces balades nocturnes. Puis elle réfléchit. Elle venait de se faire pincer pour complicité de vol. Aurait-elle l’audace de se plaindre d’un type qui marchait ? Quand même, c’était pénible à force. 16


Déjà qu’elle souffrait de troubles du sommeil depuis qu’elle était ici. Chaque soir, ou presque, elle avait des difficultés à s’endormir, et parfois était confrontée à des rêves étranges plus ou moins terrifiants. Elle en avait parlé rapidement à Eline, dont la mère était adepte du Feng Shui, et qui avait conseillé de déplacer le lit en direction sud-ouest, d’installer une mappemonde au-dessus de sa tête, et un aquarium aux pieds (si possible peuplé de poissons tropicaux à écailles vertes), et de jeter tous les soirs de gros cristaux de sel aux quatre coins du dortoir en récitant un mantra chamanique, debout sur un seul pied, avec une couronne de papier aluminium sur la tête. Tyfenn avait remercié poliment et n’avait plus jamais évoqué le sujet. Tant pis, elle allait se chanter dans sa tête « Une souris verte », comme quand elle était petite. Tant que ça ne sortait pas de sa tête, l’honneur était sauf. N’empêche que pendant ce temps, au-dessus de sa tête, ça grinçait toujours.

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Monsieur Morel, droit comme un i, bien cintré dans son costume impeccable, salua froidement les garnements. Il ferma la porte derrière elles, prit place derrière son bureau, les pria de s’asseoir, feignant de ne pas remarquer l’absence de chaises. Tyfenn hésita entre s’asseoir par terre, aller chercher une chaise dans la pièce à côté, en demander une poliment, en demander une moins poliment ou s’asseoir sur un coin du bureau… Finalement elle resta debout. Monsieur Morel s’engagea dans un long discours apparemment bien rôdé, une leçon de morale assez généraliste qu’il devait avoir composée dix ans auparavant et dont il connaissait chaque virgule pour l’avoir répétée en de nombreuses occasions. Enfin, il conclut en annonçant la sanction : un devoir de quatre heures, sous sa surveillance, qui devait occuper leur mercredi tout en les empêchant de faire des bêtises. Tyfenn l’écoutait d’une oreille distraite, le regard errant sur les étagères disposées derrière lui. – Tu as vu ça ? demanda-t-elle à Eline, une fois dans le

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couloir. – Quoi ? – Dans son bureau, les diplômes. Il y a une vingtaine de prix récompensant les meilleurs résultats des élèves en Histoire. Je n’avais pas remarqué qu’il y avait des passionnés d’Histoire ici. – Moi non plus. Et si c’est le cas, ce ne sont pas des élèves de madame Françon. Il est vrai que madame Françon, si elle était passionnée par son métier, et par la discipline qu’elle enseignait, n’était pas une personne particulièrement captivante. C’était pourtant une sympathique petite grand-mère, que la retraite avait oubliée, on ne sait par quel miracle, sans doute à cause de sa discrétion. Serrée dans une longue robe noire, un petit chignon de cheveux blancs relevé sur le haut du crâne, elle ressemblait à un baba au rhum un peu périmé, un peu fade, mais copieusement imbibé ; bref, elle était un peu soûlante, comme on dit. Mais elle était gentille, mollassonne comme un carambar resté trop longtemps exposé au soleil, et n’était pas de taille à discipliner une classe de vingt-huit élèves plus préoccupés par ce qui se passait dehors que par ses leçons sur le Second Empire. Les élèves l’aimaient bien, là n’était pas le problème, mais Tyfenn avait du mal à voir en elle le professeur qui conduirait sa classe vers l’excellence. Elle tenait son quartier général dans la salle 307, longue salle exiguë et un peu froide sur les murs de laquelle s’alignaient des portraits de rois mérovingiens que madame Françon chérissait comme s’il s’agissait du portrait de ses ancêtres. C’était d’ailleurs dans cette même salle que les voleuses en herbe devaient accomplir leur punition. Une mauvaise surprise les attendait au bas de l’escalier. Une bande de filles leur avait réservé un comité d’accueil. 19


Gaëtane, bras croisés, leur barrait la route, suivie par sa fidèle acolyte, Paola. Derrière elles, le clan. Un ramassis de mauvaises élèves, bêtes et méchantes – en proportions à peu près égales. Gaëtane n’était pas très grande, rousse et tachetée, mais ses yeux respiraient la méchanceté. Elle ne perdait jamais une occasion de gâcher la journée des bons élèves. Elle avait pris Tyfenn en grippe depuis le premier jour, et l’occasion était trop belle pour la laisser passer. – Alors les fillettes, on vole des pommes ? Vous vous prenez pour Blanche Neige ? Les nouvelles allaient vite. Eline voulut répondre, Tyfenn l’en empêcha, et lui fit signe de se taire. – C’est ça, tu fais bien d’obéir à ta nounou, Eline. N’aie pas le malheur de t’approcher d’un peu trop près, ou tu n’auras bientôt plus assez de dents pour manger autre chose que des bananes. Il y eut des murmures derrière elle, et des éclats de rire niais. Vraiment détestables, ces filles. Il aurait été plus intelligent de leur part d’aller réviser les bases de l’orthographe, au lieu de perdre leur temps à proférer des menaces. Mais le collège devait leur plaire au point de désirer y passer plusieurs années. Tyfenn empoigna Eline par le coude, et elles passèrent leur chemin, sans plus écouter les provocations qui fusaient. La soirée fut un peu maussade. L’heure d’étude s’écoula comme l’eau de la baignoire (lentement et péniblement), et l’exercice de chimie à rendre pour le lendemain fut bouclé en quelques minutes, grâce à un formidable élan de solidarité, puisque Stanley, le plus calé de la classe, fit généreusement circuler son devoir à travers la salle, au nez

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et à la barbe du surveillant. Tyfenn était songeuse. Bien sûr, ce n’était pas le moment, mais elle ne pouvait s’empêcher de penser à cette possible romance entre Eline et Émilien. Cette histoire l’aurait beaucoup amusée, mais elle savait qu'Eline, malgré ses apparences, était une fille timide, et que jamais elle n’oserait déclarer sa flamme. La jeune fille elle-même ne devait se douter de rien. Si on les laissait faire, rien n’arriverait jamais… si on les laissait faire. Tyfenn, à ce moment-là, eut une idée lumineuse. Si le devoir de mercredi après-midi se passait bien, et si son père et sa mère n’étaient pas avertis de cette stupide histoire de pommes, alors elle pardonnerait. Et en échange, Eline aurait sa récompense… Elle, Tyfenn, s’engageait à faire tout son possible pour réunir ces deux jeunes amoureux. Entièrement à sa rêverie, Tyfenn avait posé son menton dans sa main, et son coude glissait lentement sur la table. Elle fut réveillée en sursaut lorsque ledit coude poussa involontairement la pile de livres entassés sur le coin du bureau, et que tous tombèrent dans un fracas épouvantable. Toute la classe sursauta. Comme elle se baissait pour ramasser, son attention fut retenue par un détail, insignifiant peut-être, mais… Son geste resta suspendu quelques secondes, puis elle finit par ramasser ses livres. Quand elle eut terminé, elle était toujours aussi songeuse, mais pour d’autres raisons… Le lendemain fut un jour de détente : le professeur d’EPS était absent, et la classe de Tyfenn était libérée toute l’aprèsmidi. Parfois, lorsqu’elle n’avait pas cours, Tyfenn aimait bien se promener seule dans les bois. Cela lui permettait de

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s’oxygéner et de réfléchir un peu. L’internat, c’est plutôt cool, mais pas moyen d’être tranquille. Quoi qu’on fasse, on est toujours entouré d’une centaine d’élèves, et la solitude est une notion qui n’existe pas, au point que parfois, Tyfenn se disait qu’une fois adulte, elle partirait seule accomplir un tour du monde en voilier, avant de se faire volontairement naufrager pour vivre sur une île déserte le restant de ses jours. Elle se nourrirait de racines, porterait un pagne en fibre de bananier, domestiquerait des iguanes, boirait du lait de chèvre (si elle trouvait une chèvre - et du coca, si elle n'en trouvait pas) et finirait avec un peu de chance par rencontrer un indigène qu’elle baptiserait Samedi Matin. Mais elle n’en était pas là. Pour le moment, elle avait juste besoin d’un peu de recul. Elle partit d’un bon pas, en s’assurant de ne pas être suivie, puis, lorsqu’elle se sut à l’abri des regards, dissimulée par les épais feuillages des arbres, elle ralentit l’allure. Généralement, elle remontait le cours de la rivière, s’arrêtait parfois avec un livre sur un petit banc de pierre qu’elle avait remarqué au milieu d’une clairière, puis continuait sa balade. Ce jour-là, elle décida de faire l’inverse, et de suivre la rivière dans le sens du courant. C’est au bout d’un petit quart d’heure de marche qu’elle entendit des éclats de voix. Intriguée, elle s’avança plus avant dans les bois, et fut surprise d’y découvrir un bâtiment en ruines, une sorte de petite tour, sans doute un colombier. Autour de la construction s’agitait une bande d’enfants d’âges différents. Tyfenn s’approcha. Ils étaient cinq ou six, de petits enfants un peu crasseux d’avoir joué dans la terre. Tous avaient entre quatre et huit ans. Comme elle arrivait près d’elles, Tyfenn vit sortir deux jeunes garçons de son âge, qui la saluèrent et l’invitèrent à s’approcher. 22


Le plus grand se prénommait Dorian. Il semblait avoir le même âge que Tyfenn. Léo était son frère cadet, il avait deux ans de moins. Ces enfants qui couraient partout étaient leurs frères et cousins. Les deux jeunes garçons les emmenaient jouer dans les bois après la classe. Ils aimaient beaucoup cet endroit, qu’ils nommaient le château magique. Les enfants encerclèrent Tyfenn et lui donnèrent l’ordre d’entrer. « Tu seras notre prisonnière » décida le plus grand. La jeune fille se prêta volontiers au jeu. Le rez-de-chaussée du colombier avait été aménagé en habitation de fortune ; on y avait traîné des couvertures, de vieux coussins, et un fauteuil usé aux ressorts apparents. Dans un coin, un sofa d’une teinte indéterminée était réservé aux visiteurs prestigieux : princes, ducs, papes. En ce moment, il était inoccupé. Et pour tout dire, il servait peu. La prisonnière fut agenouillée au milieu de la pièce, et dut avouer de bien grands crimes que lui soufflait le petit juge au gré de son inspiration. Tyfenn fut surprise d’apprendre qu’elle s’était montrée coupable de haute trahison, qu’elle avait pillé les biens des paysans, et qu’elle avait cherché à séduire le prince Dorian. La sentence fut sans appel : elle était condamnée à rester ligotée trois jours et trois nuits. Sur un geste du juge, trois jeunes enfants apportèrent une corde, avec laquelle ils lièrent ensemble les bras et les jambes de Tyfenn. Dorian riait de bon cœur. Tyfenn se laissa faire sans broncher. Puis les petits retournèrent à leurs jeux. Au bout d’un moment, Tyfenn fit comprendre à Dorian, d’un signe de tête, qu’elle attendait de lui qu’il la détache. Le jeune garçon prit un air très sérieux : « Oh non, dit-il, la sentence du juge est sans appel. Vous 23


êtes accusée de haute trahison ! » Et il sortit en riant aux éclats. « Super, se dit Tyfenn. J’ai été bien inspirée de venir ici. » Elle entendait les enfants jouer au-dehors. Ils paraissaient l’avoir oubliée. Puis Dorian revint au bout d’un certain temps, et prit place sur le sofa sans dire un mot. Il souriait. Tyfenn, d’où elle était, pouvait l’observer tout à sa guise. Il était plutôt beau. De fins cheveux châtains clairs encadraient son visage enfantin. Ses yeux verts tournés vers la fenêtre semblaient perdus dans le vide. À quoi pouvait-il bien rêver ? Dans son regard, il y avait à la fois quelque chose de serein et de tourmenté, quelque chose de triste et de joyeux. Toutes les contradictions du monde semblaient rassemblées en lui. Il inspirait curiosité, émotion, doute. Il tourna son beau visage vers Tyfenn, retrouva instantanément son sourire de petit garçon, et, sans dire un mot, vint la délivrer. – Nous devons rentrer, les petits n’ont pas encore fait leurs devoirs. – Est-ce que j’aurai le privilège de te revoir ? – Possible… Je passe beaucoup de temps ici. C’est mon petit château de chevalier… Tyfenn les regarda s’éloigner. L’air s’était rafraîchi, comme si Dorian avait emporté le soleil avec lui, accroché à ses cheveux. Le toit du colombier s’entourait déjà de bruine ; l’humidité commençait à retomber. La rivière toute proche chantait doucement et les arbres se balançaient mollement. Il était temps de rentrer. Une silhouette boulotte l’attendait devant la porte de l’internat. Les deux mains sur les hanches et l’air un peu vexé, Eline exigeait des explications.

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– Ben t’étais où ? – Je me baladais. Surtout, rester vague. Si elle racontait à Eline qu’elle avait découvert un chevalier et le château qui allait avec, c’est sûr, elle ne la lâcherait plus. Et pourtant, qu’est-ce qu'elle aurait aimé ! Des rencontres comme celles-ci, on n’en faisait qu’une fois par siècle, en moyenne ; les statistiques étaient formelles. Si elle avait pu raconter, cela aurait été le scoop de l’année. Mais cela impliquait le risque de ne plus jamais pouvoir faire un pas à l’extérieur sans Eline. Alors tant pis pour le scoop. Aucune nouvelle, aussi spectaculaire et sensationnelle soit-elle, ne faisait le poids face à la menace d’une Eline omniprésente, une Eline siamoise collée aux basques comme un caramel au fond d’une carie. L’image était originale, mais aussi douloureuse. Tyfenn se passa la langue sur les molaires, et promit de se taire à jamais. De toute façon, les histoires de princesses et de crapauds, ça ne fonctionne pas. Même Dorian n’aurait rien pu faire pour Eline, elle était intransformable. Et, fallait-il le reconnaître ? C’est ce qui faisait son charme.

*** Il faisait un temps à ne pas mettre un lama dehors. « Pourquoi un lama ?» pensa Tyfenn. On dit « à ne pas mettre un chien dehors. Mais après tout, si le temps est trop mauvais pour un chien, de quel droit est-ce qu’on y exposerait un lama ? Les lamas aussi sont des êtres vivants, ils ont bien le droit de rester au chaud, au même titre qu’un

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chien ou un homme, non ? » Suite à ces pertinentes réflexions qu’elle se faisait à elle-même, Tyfenn conclut qu’il faisait effectivement un temps à ne pas mettre un lama dehors. À la limite un castor, mais rien d’autre. De toute façon, il n’y avait pas de lama au collège ; le problème était réglé. En revanche, elle, qu’allait-elle faire de sa journée ? – Pour une fois qu’on finit tôt ! se lamenta Eline, on ne peut même pas sortir. En effet, il faisait vraiment froid. Des bourrasques de vent glacé soulevaient les feuilles, balayaient la cour, jouaient avec les herbes et s’immisçaient sous les portes et les fenêtres. Une pluie fine accompagnait leurs mouvements, et les gouttes tournoyaient un peu avant de s’écraser délicatement sur les vitres. La nature faisait son show. – Et si on allait à la bibliothèque ? proposa Tyfenn. Le temps de quitter le bâtiment de l’internat pour celui du collège, et elles étaient déjà trempées et gelées en arrivant. La bibliothèque était presque vide. Suffisamment vide pour pouvoir prendre ses aises, mais malheureusement assez pleine pour être obligées de chuchoter. Au bout d’une demiheure d’étude studieuse, Eline sortit un jeu de cartes. – Une crapette, ça te dit ? – OK, va pour une crapette. C’est Eline qui lui avait fait découvrir ce jeu. Le point commun de la crapette avec tous les autres jeux de cartes, de dés ou de plateaux, c’est qu’à la première partie, on trouve toujours quelques règles à critiquer, on cite toujours en exemple un autre jeu que l’on connaît mieux, mais dont on a malheureusement oublié les règles, et puis, très vite, on s’habitue et on devient accro. Il est d’ailleurs fort dommage que cette addiction ne concerne que les jeux, et pas les théorèmes de géométrie. Qui au monde peut se vanter d’être 26


accro au théorème de Thalès ? À peu près personne. Ou alors, la victime est internée et ne peut plus témoigner. Tyfenn n’était pas concentrée. Elle ne savait pas dire pourquoi, mais quelque chose la dérangeait. Il n’y avait personne autour d’elles, mais elle ressentait comme une impression désagréable d’être observée. Ce sentiment oppressant allait s’intensifiant, et devenait vraiment pénible. Comme elle contemplait son jeu dans un silence absolu, un bruit discret acheva de la perturber. C’était comme un tremblement, comme lorsque les objets posés sur une étagère commencent à bouger au début d’un séisme, lorsque la Terre est prise d’une crise de Parkinson. Un tremblement discret, mais très rapide. Tyfenn soupira, et tenta de se concentrer à nouveau. Soudain, Eline recula sa chaise, d’un mouvement brusque. Son visage se décomposa, et pâlit comme une culotte trempée dans l’eau de Javel. Elle essaya de parler, mais les mots ne sortaient pas. Cheveux hérissés sur la tête, elle montrait de l’index quelque chose derrière Tyfenn. Celle-ci se retourna vivement. Sur l’étagère derrière elle, sur laquelle s’alignaient des centaines de livres, un ouvrage bougeait et tressautait, tout seul, avec un petit bruit, comme s’il était vivant. Les deux filles, côte à côte, le fixèrent en silence de longues minutes. Il était trois heures de l’après-midi, il faisait sombre, mais jour, et deux collégiennes parfaitement saines d’esprit contemplaient dans un état de stupéfaction absolue un livre qui dansait au milieu de son étagère de bibliothèque. La scène avait un côté surréaliste et complètement absurde. – Qu’est-ce que tu penses de ça ? Cela ne lui plaisait pas de l’avouer, mais Tyfenn n’en pensait rien. Qu’aurait-elle pu en penser ? Que ce n’était pas normal, mais ça, le premier crétin venu aurait pensé la 27


même chose. Elle cherchait une explication ; il n’y en avait pas. Un livre tremblait dans la bibliothèque, et ne semblait pas vouloir se calmer. – Il faut aller voir, suggéra Eline. Mais elle ne bougea pas, attendant sans doute que son amie le fasse. C’était tout elle, ça. Et encore, pour une fois, elle n’avait pas commencé sa phrase par : « Si j’étais toi, je… » – OK, dit Tyfenn sans quitter le livre des yeux. Après tout, ce n’est qu’un livre, on ne risque pas grand-chose. Elle s’approcha lentement, prudemment, sur le qui-vive, les bras tendus devant son visage, pour se protéger, au cas où. Arrivée devant l’étagère, elle tordit le cou pour lire le titre du livre. – Les maths pour les nuls… Tu crois que c’est un signe ? Eline rigola, malgré elle. – Je vois. C’est une blague de monsieur Paul. Et, plus fort, comme si elle s’adressait à un interlocuteur caché dans la pièce : – Bien joué monsieur Paul ! Vous nous avez fait une de ces frousses ! Mais Tyfenn n’était pas convaincue. Elle sentait que le prof n’avait rien à voir là-dedans, et que le choix de cet ouvragelà était un hasard. Elle ne se trompait pas. En tirant un peu le livre, elle fut éblouie par une lumière vive qui provenait du mur derrière. – Viens voir ça, Eline ! Eline s’approcha et ensemble, elles enlevèrent le livre. Le mur resta illuminé d’une lumière brillante, très vive, qui pâlit progressivement avant de s’éteindre tout à fait. Derrière, une inscription était gravée dans la pierre. Elle paraissait extrêmement ancienne, car le temps l’avait en partie érodée. 28


– On ne voit rien, déplora Eline. – Prends une photo. On y verra plus clair sur mon ordinateur. Le retour au dortoir s’effectua sans un mot. Cette aventure était à la fois excitante et inquiétante. Quand elles arrivèrent dehors, la pluie s’était calmée, mais il faisait toujours aussi froid. – Tu penses que ça peut avoir un lien avec les pas ? demanda finalement Tyfenn. – Les pas ? Quels pas ? – Eh bien, ceux que l’on entend le soir quand on n’arrive pas à dormir ! – Mais non ! Qu’est-ce que tu vas imaginer ? C’est un surveillant qui fait les cent pas dans sa chambre, et ça fait grincer le parquet, voilà tout. – Tu sais, l’autre jour, quand j’ai fait tomber mes livres en salle d’étude, un détail m’a sauté aux yeux. Je ne l’avais pas remarqué avant, parce que je ne fais pas attention à ce genre de choses, qui me paraissent secondaires. Pourtant les détails ont leur importance. La salle d’étude est en carrelage. Les escaliers aussi, les dortoirs également. Tout le bâtiment de l’internat est recouvert de carrelage ! Il n’y a pas un centimètre carré de plancher ! Comment le carrelage peut-il grincer avec un bruit de lattes de bois ? Eline pâlit. C’était pourtant vrai. Ces craquements devaient donc venir d’ailleurs, de quelque chose d’autre. C’était déconcertant de voir à quel point des choses, à priori banales, pouvaient prendre une tournure si étrange. Il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond. Les photos prises dans la bibliothèque, agrandies par ordinateur, livrèrent un résultat assez décevant. Le symbole représentait un oiseau assez grossier, peut-être une dinde, ou 29


un dodo de l’île Maurice, et l’inscription qui l’accompagnait était difficilement lisible. Le seul point sur lequel les filles étaient d’accord, c’est que l’ensemble était très ancien. – Peut-être que l’artisan qui a monté ce mur a laissé une sorte de signature, c’est assez fréquent, suggéra Eline. – Fréquent… à la différence que les signatures d’artisans ne se mettent pas à briller et à pousser les livres ! Soit il y a une explication très rationnelle, qui n’a rien à voir avec cette inscription, et c’est juste un incroyable hasard, soit il y a quelque chose de magique autour de ce symbole. Elle réfléchit en premier lieu à une explication rationnelle pour expliquer le tremblement du livre et la lumière. Elle évoqua mentalement l’éventualité d’une araignée téléguidée glissée dans la couverture, avec de petites lampes à led incrustées dans les pattes, ou, pourquoi pas, une petite fée, couverte de poussière d’étoiles, échouée là par hasard alors qu’elle était à la recherche de Peter Pan, et opta finalement pour le « quelque chose de magique autour du symbole ». En termes de rationalité, cela lui paraissait plus cohérent.

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Évidemment, en ce début d’après-midi, il faisait un temps splendide, tranchant sérieusement avec les giboulées des jours passés. Évidemment, tous les enfants de l’internat avaient prévu une journée mémorable : tournoi sportif, jeu de piste et pique-nique dans les bois. Évidemment, c’était précisément ce jour-là qu'Eline et Tyfenn étaient collées. « La vie est vraiment trop injuste ! » soupira Eline. Tyfenn pensa très rapidement à la faim dans le monde, à la guerre qui ravageait la moitié de la planète, au massacre des dauphins, à l’extermination des Indiens d’Amérique et à la disparition des dinosaures et se dit qu’en matière d’injustice, pour sa part, ça allait, elle allait faire avec. Le proviseur adjoint les attendait à l’entrée de la salle 307. Il avait choisi leurs places : Tyfenn tout au fond de la pièce et Eline devant, face au bureau. « Je vois qu’on ne me fait pas confiance » marmonna Eline entre ses dents, visiblement contrariée. « Comme si on pouvait te faire confiance ! » marmonna Tyfenn.

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On les avait gâtées question devoir. Un devoir de quatre heures, portant sur quatre matières : français, maths, histoire et sciences physiques. Une heure par sujet, pas de récréation, un genre de remake du Jour le plus long. Lorsque les élèves prirent connaissance des énoncés, une vague panique s’empara d’elles. Ce n’était donc pas une mauvaise blague : elles allaient vraiment rester enfermées quatre heures dans cette pièce, à répondre à des questions dont le niveau leur semblait insurmontable. C’était vraiment très difficile. Mais après tout, il n’y avait pas d’enjeu, donc pas de quoi s’inquiéter, on leur pardonnerait si elles étaient mauvaises. Enfin, pas d’enjeu… – Je vous informe que, compte tenu de la gravité des faits qui vous sont reprochés, nous avons décidé, mes collègues et moi, que ce devoir compterait dans votre moyenne. Aussi, vos professeurs, dans leur infinie clémence, vous avaient établi une liste des points à réviser avant aujourd’hui, mais, comme il est trop tard, je ne vous la donne pas… Monsieur Morel, petit sourire aux lèvres, agitait lentement une feuille de papier à la manière d’un éventail. Il était décidément impitoyable. Tyfenn se perdit dans une réflexion absolument hors de propos. Elle essayait d’imaginer les critères qui étaient retenus lorsque quelqu’un se présentait au poste de proviseur adjoint. Quelles pouvaient bien être les conditions sine qua non ? Il fallait probablement porter une cravate et une chemise blanche impeccable, des souliers cirés, avoir les cheveux coupés court et de fines lunettes qui donnent l’air sérieux. Question qualités, on demandait probablement une élocution parfaite, quelques petits tics nerveux discrets, un sang froid hors du commun et un sadisme à toute épreuve. Sans doute monsieur Morel, dans son enfance, avait-il arraché des pattes de mouches, organisé 32


des combats d’escargots, écrasé des araignées… Tyfenn frissonna. Il y avait pas mal de psychopathes dans la nature finalement. Et les plus dangereux d’entre eux portaient des cravates. Le devoir fut laborieux. Les élèves avaient décidé d’économiser leurs forces. Leurs réponses seraient sans doute fausses, mais elles en viendraient à bout ! Un peu comme un marathon : l’essentiel n’était-il pas de participer et de finir la course ? Tyfenn inscrivit ses réponses de façon machinale, automatique, sans même être sûre d’avoir bien compris la question. Il serait bien temps de le regretter. Si les correcteurs pouvaient s’arracher quelques cheveux sur sa copie, ce serait de bonne guerre. Contre toute attente, elle ne trouva même pas le temps long. Ce fut néanmoins un vrai soulagement de pouvoir sortir. – Enfin, la liberté ! s’écria Eline en franchissant le seuil. À nous la forêt, la rivière ! – Ne t’emballe pas Eline, il fait nuit ! Nous avons tout juste le temps de nous aérer et il sera l’heure d’aller au réfectoire. Pendant le repas, les autres pensionnaires ne parlèrent que de leur journée. – C’était super ! Génial ! Il faut absolument qu’on remette ça ! – Oui, c’est de très loin la meilleure journée que j’aie passée depuis que je suis ici. Des quatre coins de la salle, les éclats de conversation qui parvenaient à Eline et Tyfenn allaient tous dans le même sens. Décidément, elles avaient raté la journée du siècle. – Laisse dire, conclut Eline en accompagnant ses paroles d’un geste de la main. Ils ne savent pas quoi inventer pour nous rendre jalouses. – Et vous, vous avez passé une bonne journée ? demanda 33


Adrien, avec un regard vraiment compatissant. Tyfenn ne répondit pas, mais Eline s’engagea dans la pente glissante du mensonge, et raconta avec force détails comment elle avait été touchée par la grâce de l’intelligence, et comment le savoir qu’elle avait reçu aujourd’hui avait été pour elle la révélation qu’il existait dans la vie des centres d’intérêt vraiment intelligents et passionnants. Elle regrettait que tous n’aient pas eu la chance comme elle de vivre l’expérience unique de quatre heures d’étude dans une salle vide, propice à la concentration et à la réflexion. Elle conclut son monologue par ce constat : « finalement, c’est votre présence qui me gêne pour étudier ! » Tyfenn sourit. Au fond, Eline n’était pas méchante. Elle avait besoin de se faire remarquer, et ne reconnaissait jamais ses torts. Mais elle avait un bon fond. Bien caché, mais bon. Tyfenn avait-elle déjà eu des amis aussi extravagants ? Elle avait beau réfléchir… Antoine, avec qui elle avait d’innombrables souvenirs, avait compté beaucoup plus pour elle. À l’heure actuelle, il restait son meilleur ami. Il lui manquait beaucoup. Elle pouvait le voir le week-end, mais ne plus l’avoir près d'elle pendant les cours, ne plus faire ses devoirs avec lui, c’était parfois difficile. Le bon côté, c’est que quand ils se voyaient, ils avaient vraiment plein de choses à se raconter. En attendant, Tyfenn occupait son temps avec Eline. Elle avait décidé de mener la mission qu’elle s’était imposée : réunir Eline et Émilien. Elle ne savait pas encore comment, mais elle voulait quelque chose de subtil. L’illumination lui vint le lendemain, en classe d’histoire. Elle n’aurait pas su expliquer pourquoi. Elle rêvassait, tout

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en surveillant d’un air détaché les vieux portraits qui s’effritaient sur le mur, quand soudain, naquit en elle cette idée lumineuse : un poème ! « Je vais envoyer à Émilien un poème anonyme, en lui fournissant des indices pour qu’il comprenne qu’il vient d'Eline ! » Évidemment, il n’était pas question de composer : soit elle s’en donnait vraiment la peine, et le poème serait si beau que personne ne l’attribuerait à Eline… Soit il serait vraiment nul et n’aurait pas l’effet escompté. Le mieux était encore de recopier un poème appris au collège, voire à l’école élémentaire. Voyons, qu’avait-elle retenu ? La Cigale et la Fourmi, Chanson d’automne, le Renard et le Bouc ? Comme déclaration d’amour, c’était assez médiocre. Elle allait devoir chercher sur internet après les cours. Sans s’en rendre compte, elle attrapa alors son stylo et se mit à griffonner sur un coin de feuille, des mots sans signification, qui lui passaient par la tête. Elle fut bien surprise en se relisant. Car elle venait de composer un des meilleurs poèmes d’amour qu’elle eut jamais lus. De ces deux, il en fut ainsi Comme du chèvrefeuille était Qui au coudrier s’attachait : Quand il s’est enlacé et pris Et tout autour du fût s’est mis, Ensemble peuvent bien durer. Qui plus tard les veut détacher, Le coudrier tue vivement Et chèvrefeuille mêmement. « Belle amie, ainsi est de nous : Ni vous sans moi, ni moi sans vous ! »

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Bon, à première vue, ce ne pouvait pas être d'elle. À seconde vue non plus. Même en le relisant cinquante fois, rien ne pouvait laisser supposer que ce texte était né de son imagination. Elle avait dû le lire quelque part, et même l’apprendre, sinon comment s’en souvenir avec tant de précision ? Rien à faire, elle ne voyait pas. C’était comme un cadeau tombé du ciel, ou remonté à la surface de son subconscient. Un poème médiéval, dont elle avait du mal elle-même à saisir le sens exact… mais d’où sortait-elle cela ? Enfin, peu importe, cela produirait forcément son effet. Elle jeta un coup d’œil en coin à Eline qui était à mille lieues de se douter de quelque chose. La langue tirée par l’effort, le front plissé, Eline… confectionnait une corde à sauter à l’aide d’une cordelette qu'elle avait trouvée dans l’escalier. Loin, bien loin des poèmes d’amour. Carrément dans une autre dimension. Quelques heures plus tard, le poème était mis sous enveloppe, avec le nom du destinataire, et glissé discrètement dans la corbeille qui recevait quotidiennement le courrier des internes. La réaction ne se fit pas attendre et, dès le lendemain, la rumeur circulait qu’Émilien avait un admiratrice secrète qui lui envoyait d’incompréhensibles poèmes anonymes. Eline accueillit la nouvelle avec fermeté. Un peu jalouse, elle ne pouvait pas imaginer que la mystérieuse poétesse romantique travaillait pour elle.

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Le proviseur adjoint fit une entrée aussi sensationnelle qu’inattendue. Il fit irruption dans la classe de monsieur Paul avec, à la main, deux copies de plusieurs pages chacune. – Mesdemoiselles Françon Batret et Jamon, j’ai ici vos devoirs corrigés. La copie de mademoiselle Eline Jamon est sans surprise, voire plutôt médiocre. Cependant, celle de mademoiselle Tyfenn Françon Batret est… comment dire… Tyfenn n’en menait pas large. À vrai dire, elle s’attendait au pire. Aussi, elle fut plus que surprise lorsque le proviseur adjoint enchaîna : – Elle est tout simplement prodigieuse ! Parfaite ! Vingt sur vingt en français et en mathématiques. Quant au devoir d’histoire, je dois avouer que le professeur qui l’a corrigé a dû se plonger des heures entières dans les vieux ouvrages de la bibliothèque pour vérifier des détails qu’il ignorait luimême. Il n’y a qu’en sciences physiques que le niveau est un peu plus faible, mais, soyons sérieux, on ne peut pas être

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parfait en tout ! Une rumeur sourde se répandit dans la salle de classe. L’annonce avait fait sensation. La plus surprise restait Tyfenn elle-même. Et si elle était une génie sans le savoir ? Monsieur Paul ne se remettait pas de cette annonce. Pour lui, il devait y avoir une erreur. Il s’empara de la copie, consulta la partie mathématiques du devoir, et dut se rendre à l’évidence : il ne comportait pas la moindre faute. Le proviseur adjoint assura que le contrôle s’était déroulé sous haute surveillance, sans aucune possibilité de tricherie. Ce fut l’unique sujet de conversation de la journée. Eline ne lâcha pas Tyfenn. Elle voulait connaître son secret : est-ce qu’elle révisait en cachette ? Est-ce qu’elle avait des fiches de pompe, est-ce qu’elle redoublait son année, est-ce qu’elle avait un ordinateur de poche caché quelque part, estce qu’elle était en contact avec de supers extra-terrestres télépathes, est-ce que… – Arrête ! S’il te plaît ! Puisque je te dis que je ne sais pas ce qui s’est passé ! Je ne comprends rien ! Je relis mon devoir, et je ne me souviens de rien, je ne me rappelais même pas avoir répondu ça ! Et il y a pire : regarde ça ! Tyfenn tendit sa copie de français. Eline ouvrit de grands yeux. – Ouah ! Tu as fait des citations en latin ? Là, tu m’épates ! Dommage que ce soit un peu illisible… – Il n’y a vraiment rien qui t’interpelle ? C’est la même phrase que celle inscrite sur le mur de la bibliothèque ! Je n’y comprends rien, je ne me souviens de rien, j’ai écrit comme si j’étais en crise de somnambulisme, ou sous écriture automatique ! Un déclic se fit dans sa tête. Le poème, c’était bien comme cela qu’elle l’avait retranscrit. En écriture automatique. 38


Mais évidemment, elle ne pouvait pas en parler à Eline. Cette expérience lui ouvrait des possibilités. Après tout, c’était peut-être ça : elle était une génie sans le savoir. Il fallait retenter l’expérience, dans les mêmes conditions. Le lendemain, il y avait un contrôle d’histoire et un de mathématiques. Elle irait sans avoir rien appris, et advienne que pourra. Cela tombait bien, ça ne demanderait pas de trop gros efforts de s’interdire de réviser. Bien sûr, elle allait devoir lutter un peu contre elle-même, ne pas succomber à la tentation. Elle allait éviter de laisser sur son bureau le moindre livre susceptible de la faire craquer… qu’elle allait souffrir ! « Ah, ah, ah ! » conclut Tyfenn, qui s’était fait rire elle-même. Elle n’eut pas l’occasion de rire longtemps. – Alors, les filles, c’est quoi votre stratégie ? Vous avez décidé d’être les deux meilleures, une première de la classe et une première en partant de la fin ? Gaëtane. La plaie. Évidemment, l’occasion était trop belle de se moquer d’elles. Tyfenn avait déjà gagné un nouveau surnom, « la fayote », tandis que Paola sortait de son sac un objet qu’elle avait confectionné à l’attention d'Eline. – C’est pour toi, annonça-t-elle triomphalement, en tendant un bonnet d’âne en papier. Eline ne broncha pas, grâce à Tyfenn, qui la maintenait par le bras. Voyant leur attitude stoïque, Gaëtane s’écria, à l’attention de ses caïds : – Attrapez-la ! On va lui mettre son bonnet, ce serait dommage qu’elle prenne froid ! Sans attendre, quatre filles coururent vers Eline, et l’immobilisèrent en lui maintenant les bras dans le dos. Tandis que Paola s’approchait avec les oreilles d’âne, Tyfenn craqua littéralement. Elle s’empara du bonnet, 39


qu’elle jeta à terre avant de le piétiner, puis, se dressant de toute sa hauteur devant Gaëtane : – C’est facile de s’en prendre aux plus faibles. Tu te crois sûrement plus intelligente ? Tu n’as rien de mieux à faire de ton temps que jouer à la maligne ? Tu es pitoyable ! Une peste de cours de récré ! Tu vas nous voler nos goûters aussi ? Cela fit beaucoup rire les élèves qui s’étaient attroupés autour d’elles. Gaëtane se sentit un peu humiliée, alors, avant de partir, pour ne pas perdre la face, elle asséna une violente gifle sur la joue de Tyfenn. L’agitation se dissipa vite et quelques minutes plus tard, Tyfenn, la joue rouge et tuméfiée, réfléchissait, pour se calmer, à la façon dont elle allait s’y prendre pour organiser une entrevue secrète entre Eline et Émilien. Pour cela, trouver un prétexte et convenir d’une date et d’une heure. Elle allait forcément trouver une idée géniale. Elle se mit en condition adéquate pour idées géniales, c’est-à-dire qu’elle s’isola en salle d’étude, ne pensa à rien, laissa sa main armée d’un stylo glisser sur le papier. Au bout d’un moment, elle regarda ce que son génial cerveau avait inventé. Et c’était assez décevant : une petite spirale, un cube en 3D, un semblant de L majuscule… Rien d’exploitable. Tyfenn ne comprenait pas. Quel élément lui manquait ? À quel moment son cerveau était-il capable de dériver vers les insondables rivages du génie, et à quel moment était-il aussi vide que la soupière de la mère Poucet avant qu’elle abandonne ses enfants ? Et surtout, comment le prévoir et l’anticiper ? Cela la perturba une partie de la journée. Elle était taciturne,

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parlait peu, répondait par monosyllabes aux questions de ses camarades. Elle finit par s’allonger sur son lit avec un livre de J.K Rowling, pour se donner une contenance, et dissimula le fil de ses écouteurs. Elle voulait surtout déconnecter du monde extérieur, ne penser à rien, et laisser son imagination voguer sur la musique de Elton John. Elle aurait voulu être à la maison, aller voir les derniers navets du ciné à Saint Etienne, et pourquoi pas, accepter d’aller faire les courses à Auchan toute la journée avec maman ! Elle aurait accepté n’importe quoi pour être ailleurs. Elle songea à son collège Notre Dame d'espérance ; dire qu’elle avait osé se plaindre une fois de l’ambiance. Émilien, lui, était sur le qui-vive. Il avait fini par découvrir que le poème qu’il avait reçu avait été composé par Marie de France et après mûre réflexion, il en était arrivé à la conclusion que seul un élève de terminale avait pu en avoir connaissance. Aussi, aux heures des récréations, il s’asseyait dans la cour et surveillait ceux qui avaient l’air intelligent, timide, romantique. De temps à autre, son regard changeait subitement de direction, essayant de capter un comportement suspect. Quelqu’un devait bien l’espionner, il ne pouvait en être autrement ! On n’envoie pas un poème pareil si on n’est pas amoureuse, et si on l’est, on ne laisse pas le garçon qu’on aime seul au milieu de la cour sans lui adresser un regard ! Le coupable allait bien finir par se trahir. Eline essayait tant bien que mal d’aller lui parler, de le sortir de son immobilité ennuyeuse, mais il la chassait bien vite ; il préférait qu’on ne les voie pas ensemble, de peur de faire fuir son admiratrice secrète… Tyfenn s’en voulait un peu. « À quoi est-ce qu’il

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s’attend ? » se demandait-elle. « Il s’imagine vraiment qu’une petite surdouée romantique de terminale s’intéresse à lui ? Mais qu’est-ce qu'il croit, cette petite tête de linotte ? Qui, à part Eline, peut l’avoir remarqué ? » Enfin, tout compte fait, Émilien se portait bien. Sur un petit nuage lancé à la vitesse de la lumière, il planait tranquillement en pleine histoire d’amour, et ça, c’est toujours bon pour le moral. La seule ombre au tableau, c’est qu'il ignorait de qui il était amoureux. « Pfff, n’importe quoi ! » se lamenta Tyfenn. En même temps, elle ne pouvait pas lui en vouloir. Elle commençait à sentir confusément ce qu’était l’amour, et, à l’instar d’Émilien, elle en faisait les frais. C’est, en substance, les réflexions qu’elle se faisait tandis que ses pas l’enfonçaient peu à peu dans la forêt. Depuis plusieurs jours, Dorian occupait toutes ses pensées. Mais était-ce vraiment Dorian, ou plutôt les sensations nouvelles qu’il avait fait germer en elle ? Elle ne savait pas si c’était pour lui qu’elle parcourait les sentiers perdus et un peu inquiétants qui menaient jusqu’au colombier, ou si c’était simplement pour les battements de cœur qu’elle ressentait en le voyant et qui la faisaient se sentir vivante, si vivante. Cet amour n’était-il pas une simple alchimie, née de la magie de l’endroit, de ce vieux colombier si chargé d’histoire que ses pierres s’effritaient et que le lierre en mangeait la façade – une alchimie née de la rencontre d'un prince dans un lieu si lourd de mystère ? Si elle avait rencontré Dorian au collège, en aurait-elle été si émue ? Car après tout elle ne connaissait rien de lui, il semblait inaccessible. Jamais il n’évoquait son enfance, ses souvenirs, et quand elle l’interrogeait, ses yeux se perdaient dans le vague, et son beau regard devenait si triste tout à coup. Oui, tout bien réfléchi, c’était le 42


tressaillement de son cœur qu’elle aimait, le secret de cette rencontre qu’elle protégeait farouchement… sa situation n’était pas si différente de celle d’Émilien, qui aimait être aimé, tout simplement. Dorian était assis sur le vieux fauteuil qu’il avait traîné dehors. Il lisait dans un recueil des poèmes d’un autre temps, et les pages jaunies qu’il manipulait avec soin semblaient être des papillons qui avaient vécu beaucoup trop longtemps et qui cherchaient l’occasion de fuir. Tyfenn n’aurait pas été surprise de le découvrir une quenouille à la main. Il semblait si hors du temps. Elle s’assit près de lui, dans l’herbe. Avec lui, jamais d’effusion, jamais de démonstration de joie lorsqu’elle arrivait ; il ne lui sautait pas au cou, ne la saluait pas. Et pourtant, qu’est-ce qu’elle aimait le retrouver ! Ils parlèrent de tout et de rien – surtout de rien. Pour parler de tout, le temps aurait manqué cruellement ! Elle résuma sa journée, son étrange journée, parla des notes brillantes qu’elle avait eues, sans lui préciser qu’elle ne se les expliquait pas. Il se contenta de sourire, comme si cela n’avait aucune importance. Il lui lut quelques poèmes, elle l’écouta dans une semi-somnolence. Au bout d’un moment, il regarda le ciel, se dit qu’il était tard, en conclut qu’il devait rentrer, et s’évanouit entre les arbres, en chantonnant un air envoûtant. Tyfenn resta un moment seule, à savourer sa chance, puis partit à son tour, en emportant malgré elle la petite mélodie qui s’était immiscée dans sa tête et ne semblait pas vouloir en sortir. Elle traversa la forêt, poussa le portail du collège, s’engouffra dans le bâtiment de l’internat, sans réfléchir. Elle marchait comme un somnambule, au milieu de groupes de collégiens épars, et dans sa tête se mêlaient confusément des bribes de conversation, des fragments de rêve, des vers 43


de Marie de France, rythmés par le bruit de ses propres pas et discrète, sournoise, la petite chanson de Dorian. Le tout lui parvenait dans une résonnance trouble, comme dans les songes – comme dans les films, lorsque quelqu’un va mourir et que la scène se joue au ralenti. Les signes, les signes, le livre dans la bibliothèque… Tyfenn n’atteignit pas le bout du couloir. Elle s’écroula lourdement sur le sol. Elle s’éveilla à l’infirmerie. Le médecin qui l’auscultait venait de conclure à une hypoglycémie et, sans doute, une surcharge cognitive ou émotionnelle. Il supposa que Tyfenn travaillait trop dur, et qu’elle devait se reposer un peu. La collégienne sourit. C’était assez inattendu, mais cela lui convenait. Elle promit de ne plus faire de zèle. Elle insista sur sa volonté de bien faire, pour satisfaire ses parents et ses professeurs, sur sa frustration de ne pas être la première de la classe, sur toutes ces choses qui l’avaient conduite à passer trop de temps sur ses livres, au mépris de sa santé, et… et elle sentit le moment où elle commençait à en faire un peu trop, et décida de se taire. Le médecin préconisa du repos, du sommeil, beaucoup de sommeil. Il interdit les visites et Eline dut se passer d'elle. L’infirmerie était située dans un petit pavillon de fabrication assez récente, un peu isolé des autres bâtiments et tout près de la petite chapelle désaffectée. On s’y sentait protégé de l’agitation du collège, comme dans une bulle. Tyfenn s’y plaisait bien. C’était comme une trêve dans son quotidien. Tous ses soucis semblaient se dissiper, comme si l’accès de sa chambre leur était interdit. Elle ne faisait plus de cauchemar, n’entendait plus de pas, n’avait plus

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d’inspiration divine. Les choses reprenaient leur cour normal. Et si tout ceci n’avait été qu’un rêve ? Elle sentait sa raison lui revenir et avait pris la sage décision de ne plus se laisser perturber par quoi que ce soit. Dorénavant, la seule chose qui lui importait, c’était d’apprendre à calculer en un temps record la vitesse d’écoulement d’une baignoire standard, la vitesse moyenne de déplacement d’un voyageur dans un train en mouvement et… stop ! « Repos ! » avait dit le docteur. Après deux jours de convalescence, elle put reprendre les cours normalement. Et ce fut le difficile retour à la réalité, cette étrange réalité qui ne semblait plus en être une.

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Cher papa, chère maman… Dans ce collège d’un autre temps, le proviseur avait décrété que l’accès internet serait désactivé vingt jours par mois. Comme les réseaux téléphoniques semblaient ignorer ce petit bled perdu entre nulle part et on ne sait pas où, il encourageait vivement les pensionnaires à donner de leurs nouvelles en ayant recours aux bons soins de la Poste, comme au bon vieux temps. Je suis très heureuse dans ce nouveau collège. Tout se passe bien, je me fais de nouveaux amis et mes résultats sont meilleurs que jamais. La semaine dernière, les professeurs ont proposé aux meilleurs d’entre nous un devoir de quatre heures pour nous entraîner aux examens que nous devrons passer dans les prochaines années. Nous n’étions que deux volontaires, et j’ai obtenu d’excellents résultats ! Ma prof d’histoire est très fière de moi. Mon amie Eline est une fille

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très sérieuse, et nous passons beaucoup de temps à la bibliothèque. J’ai dû passer deux jours à l’infirmerie tellement j’ai travaillé ces derniers temps. Le médecin me conseille de me reposer davantage, alors ne vous inquiétez pas si mes résultats baissent un peu. Le plus important, c’est la santé, non ? Je vous embrasse très fort.

P.S. : Pouvez-vous m’envoyer un colis avec mon vieux sweat Rose à capuche (j’ai oublié de le prendre) et la batterie de ma Nintendo Switch ? Je ne vous en voudrai pas si vous y ajoutez par erreur du chocolat… « Mademoiselle Françon Batret ! Vous allez continuer à nous amuser longtemps comme ça ? » Tyfenn sursauta et dissimula en tremblant sa correspondance sous son livre de maths. Monsieur Paul, le rouge aux joues, paraissait vraiment en colère. Il rendait les interrogations de la semaine précédente et visiblement, certaines copies l’avaient déçu. « Vous nous aviez prouvé votre talent durant vos heures de retenues et je voyais en vous la première de la classe qui allait donner l’exemple. Or, cette copie est un ramassis d’inepties ! Vous l’avez fait exprès, c’est une évidence, mais dans quel but ? Si c’est pour vous faire remarquer, laissez-moi vous dire que c’est stupide. » Tyfenn était plutôt d’accord : bâcler une copie, obtenir une mauvaise note pour se faire remarquer, c’était stupide ; dans le principe, rien à redire. Le truc, c’est que ce n’était nullement son intention. Elle

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n’avait fait que se livrer à une expérience. En ne révisant pas, elle souhaitait découvrir si elle était vraiment une génie. À l’évidence non. Mais alors, encore une fois, comment expliquer le brillant devoir de la dernière fois ? Enfin, il devait y avoir une logique ! En mathématiques, c’est assez simple : on a compris ou on n’a pas compris ! Alors, comment comprendre puis « décomprendre » une semaine plus tard ? Ce n’est pas possible ! La seule chose de vraiment compréhensible, c’est l’appréhension qu’éprouvait Tyfenn à l’idée de se rendre au cours d’histoire. Là aussi elle avait fait son interrogation sans avoir ouvert un livre au préalable. En même temps, pourquoi le cacher, la situation éveillait sa curiosité : les élèves auraient peut-être le privilège de voir pour la première fois madame Françon vraiment en colère. Elle frissonna quand même un peu lorsqu’elle sortit de son cartable le gros paquet de copies. « Mademoiselle Françon Batret, commença-t-elle… – Ça y est, je vais y avoir droit ! pensa Tyfenn. – Votre travail est décidément parfait ! Je ne sais pas quoi dire de plus. Je découvre avec étonnement et ravissement que vous êtes une vraie passionnée. Au bout de tant d’années de carrière, je n’ai jamais vu un tel degré de perfection. Votre devoir méritait bien un vingt-cinq… vous comprenez que ce n’est pas possible. Vous vous contenterez donc d’un vingt. » Devant le regard médusé de toute une classe, Tyfenn reçut son devoir, tenta de feindre l’indifférence et surtout, de dissimuler son immense surprise. Surprise était pourtant un mot plutôt faible pour exprimer ce qu’elle ressentit en se relisant : en effet, elle n’avait aucun souvenir de ses réponses ! Madame Françon, elle, ne semblait pas faire cas 48


de l’étrangeté du phénomène. Elle enchaîna tout naturellement : – Aujourd’hui, nous allons aborder un chapitre consacré à la société médiévale du XIe au XIIIe siècle… Elle n’eut pas le temps d’achever. Tyfenn se leva d’un bond et s’écria : – C’est ma spécialité ! Madame Françon l’observa en silence, tandis que la classe entière levait vers elle des yeux étonnés. Tyfenn se sentit un peu mal à l’aise. Elle ne s’expliquait pas son attitude, d’autant que, pour être parfaitement honnête, le Moyen-Age et elle, ça faisait deux ! – Bien, puisque vous avez l’air si enthousiaste, venez donc nous faire partager vos connaissances ! Tyfenn marcha jusqu’au tableau d’un pas mal assuré. Cette fois, elle n’allait sans doute pas s’en tirer si facilement. Elle regarda la classe, qui n’avait jamais été si attentive, se racla la gorge et commença un long exposé sur un sujet qu’elle ne connaissait pas le moins du monde. Et, étrangement, plus elle parlait, et plus ce qu’elle racontait semblait couler de source ! Elle ne négligea aucun détail et parla, une heure durant, de la condition paysanne médiévale, de la noblesse, détailla sans flancher les cérémonies d’adoubement, la première croisade à l’initiative d’Urbain II, lors du Concile de Clairmont… – Clermont, interrompit madame Françon, qui avait entendu la faute d’orthographe. – Non, Clairmont ! s’emporta Tyfenn avec une conviction qui stupéfia l’auditoire. La ville s’appelait Clairmont, en référence au château de Clarus Mons. Elle n’est devenue Clermont qu’au XIIIe siècle ! Le professeur n’osa pas la contredire (d’autant plus qu’elle 49


avait raison). Elle poursuivit. Après une heure d’exposé, elle avait la gorge bien sèche, mais globalement elle était satisfaite. Son génie revenait… Aussi, à la récréation, un groupe se forma rapidement autour d'elle. Entre les félicitations, les commentaires élogieux, certains en profitèrent pour demander son aide lors des prochains devoirs à faire à la maison. Tyfenn savourait ce moment jusqu’à ce qu’une question la plonge dans l’embarras. – Je n’ai pas eu le temps de prendre correctement mes notes, tu parlais beaucoup trop vite… Peux-tu me rappeler les dates des différentes croisades ? Tyfenn sentit soudain la tête lui tourner. Impossible de se rappeler quoi que ce soit au sujet des croisades. Ni de rien d’autre. Le néant, le vide absolu. Déboussolée, elle parvint avec difficulté à s’extraire de la foule. Il était seize heures, les cours étaient terminés. Il lui restait deux heures et demie avant le repas ; elle décida d’aller marcher. Tout s’embrouillait dans sa tête. Lorsqu’elle avait pris la parole pendant le cours d’histoire, c’était comme si quelqu’un d’autre parlait pour elle. D’ailleurs, ce vocabulaire raffiné qu’elle avait utilisé n’était pas d'elle : elle avait même utilisé des mots dont elle ignorait le sens ! Mais qu’est-ce qui lui arrivait, à la fin ? Non, elle n’était pas folle, ni en surcharge ni en hypoglycémie, il se passait quelque chose, c’était certain ! Ses pas la conduisirent près de la rivière. Comme elle l’avait espéré, Dorian était assis dans l’herbe, appuyé contre le vieux mur du colombier et lisait. Il parut content de la voir, même s'il n’en dit pas un mot ; son regard semblait moins terne que d’habitude. D’un commun accord, ils partirent marcher tous les deux. Tyfenn trouvait rassurant de toujours 50


avoir la conviction de le trouver là dès qu’elle en avait besoin. Il semblait passer un temps fou dans ce colombier. N’avait-il donc pas d’amis, n’était-il pas scolarisé ? Elle renonça à poser des questions ; de toute façon il n’y répondrait pas. Et puis, elle était préoccupée par d’autres problèmes. – Tu as l’air soucieuse, se risqua Dorian au bout d’un moment. – Je le suis. J’ai l’impression de devenir folle. Tyfenn lui expliqua en quelques mots ce qui lui arrivait. – Tu sais, ce n’est pas si étrange que ça en a l’air. Il doit bien y avoir une explication. Tout ce que tu lis ou entends reste de toute façon dans un coin de ta mémoire. En général cela nous sert peu, et nous pensons avoir oublié tout ça. Mais si ça se trouve, tu as une mémoire prodigieuse qui te permet de restituer au mot près un livre que tu as lu il y a très longtemps. – Mais je n’ai jamais rien lu sur le Moyen Age, cela ne m’a jamais intéressé au point de lire des ouvrages historiques ! Ces deux dernières années, j’ai relu trois fois Harry Potter, tu parles d’un ouvrage historique ! Et comment tu expliques le fait qu’une fois sortie du collège je ne me souvienne de rien ? – C’est peut-être parce qu’il n’y a pas d’enjeu. Pendant ton cours d’histoire, tu as besoin de montrer à ton professeur que tu as un potentiel énorme, mais en dehors, à part frimer devant tes copines, cela ne présente aucun intérêt. – Alors explique-moi pourquoi cela ne marche pas dans toutes les matières ? Tu crois vraiment qu’il était vital de briller en histoire alors que je venais de prouver à tout le monde que j’étais une cancre en maths ? Pourquoi je ne peux pas choisir ? 51


– Il doit bien y avoir une explication… – Je sais, tu l’as déjà dit. Tu proposes quoi ? – J’ai dit qu’il y avait une explication. Je n’ai pas dit que je l’avais. Laisse-moi le temps de réfléchir. Nous en reparlerons plus tard. Ils continuèrent leur promenade sans dire un mot. Tyfenn ne savait pas vraiment pourquoi, mais la présence de Dorian l’apaisait. Elle appréciait beaucoup la compagnie de ce garçon intelligent, courageux, épris de poésie, qui la comprenait et la rassurait sans rien dire. Quand elle revint à l’internat, elle était calmée. Elle eut pourtant une nuit agitée. Dans son rêve, elle était encerclée de guerriers francs, de rois inconnus tels Philippe II, Henri Ier, Louis VI, de papes terribles et menaçants, excommuniant des rois, de chevaliers partant massacrer au nom du Christ, de paysans criant famine, de brigands pillant et incendiant des villages. Elle s’éveilla en sueur au milieu de la nuit et préféra ne pas se rendormir. Dorian avait peutêtre bien raison : tout cela était en elle, ces connaissances surgies de nulle part, elles étaient là, enfouies dans son cerveau. Elle n’avait probablement jamais rien lu là-dessus, mais peut-être avait-elle vu des films, lorsqu’elle était enfant. Il ne lui semblait vraiment pas avoir été aussi marqué. Si dans son rêve étaient apparus Jack Sparrow ou Katniss Everdeen, passe encore… mais si elle avait visionné dans son enfance de vieux films historiques dont elle n’avait aucun souvenir, pourquoi ceux-là précisément la hantaientils ? Tyfenn était si sombre le lendemain qu’elle ne put s’empêcher de se confier à Eline. Après tout, elles étaient

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dans le même bateau, et Eline, autant qu'elle, avait décidé coûte que coûte de résoudre le mystère de la bibliothèque, même si, depuis, elle évitait soigneusement le sujet. Elle avait passé de trop longs moments à comparer des écritures anciennes à l’inscription qu’elles avaient découverte sur le mur, pour tenter de la déchiffrer ; en vain. Tyfenn attendit le moment propice pour lui raconter son étrange rêve. – Le mystère s’obscurcit. Je pense vraiment qu’il y a un lien entre tout cela. Je suis hantée par des images du passé. Ce rêve, je suis certaine que c’était réel. J’ai vu des événements du passé qui ont vraiment existé, c’était trop précis et trop éprouvant pour être juste un rêve. L’histoire de France me poursuit et s’impose. Mais il y a une chose que je ne comprends pas : si j’ai des aptitudes en histoire, qu’est-ce qui explique mes excellents résultats en maths et en français pendant mon devoir de colle ? Surtout que ça ne s’est jamais reproduit. Comme si ce jour-là j’avais été bonne par erreur… – Il doit y avoir une expli… – Je sais ! – Il faut trouver le dénominateur commun ! Quelles étaient les circonstances exactes de ce devoir et de cet exposé ? J’étais là, dans les deux cas et quand nous avons découvert le symbole aussi… Peut-être qu’il se passe quelque chose quand nous sommes réunies ? – Non : tu es là à chaque cours auquel j’assiste et aux heures d’étude et il n’en ressort rien de bien brillant… Surtout pour toi, d’ailleurs. – C’est peut-être madame Françon qui t’a jeté un sort ? Tyfenn rit de bon cœur. – Non, elle n’était pas là le jour de la colle. Cela s’est passé dans sa salle, mais… Les deux filles se regardèrent, comme frappées d’une 53


illumination : – Mais oui, la salle ! C’était la salle 307, celle-là même où j’ai eu toutes mes idées géniales ! L’exposé, le devoir, le poème… – Le poème ? – Oublie ! Je disais donc, la salle 307, voilà le point commun ! C’est cet endroit qui m’inspire, sans que je sache pourquoi ! – Feng shui, probablement, suggéra Eline. – Je pense que c’est plus compliqué que ça. Écoute, je vais tenter de voir ça d’un peu plus près. Laisse-moi y aller seule. Tyfenn frappa timidement à la porte de la salle des profs. Madame Françon, madame Batret et monsieur Paul buvaient un café en corrigeant des copies. Ils avaient l’air absorbé dans leurs tâches respectives. Monsieur Paul avait l’œil sévère et le sourcil froncé, tandis que madame Batret, tout en lisant ses copies, ne pouvait s’empêcher de triturer les perles de son collier. Tyfenn s’approcha timidement et demanda à parler au professeur d’histoire. Madame Françon se leva, souriante. Tyfenn était évidemment son élève préféré et elle était flattée qu’elle vienne la solliciter jusqu’en salle des profs. – Eh bien voilà : j’ai une faveur à vous demander. Il y a beaucoup de bruit en salle d’étude et beaucoup de monde. J’ai du mal à me concentrer. Est-ce que par hasard, il serait possible, si ça ne dérange pas, puisque vous n’avez pas de cours dans les heures qui viennent… – Eh bien parle ! Que veux-tu me demander ? – Est-ce que je peux faire mes devoirs dans votre salle ?

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Madame Françon fit un large sourire, empreint de bienveillance. – Mais bien entendu ! Je vais te l’ouvrir immédiatement. Restes-y le temps qu’il te plaira. Elles traversèrent les longs couloirs vides, accédèrent au troisième étage, dans le plus grand silence. Tyfenn avait l’impression que son professeur avait l’air préoccupé, mais n’en disait rien. Elles arrivèrent devant la salle sans qu’aucun des deux n’ait prononcé un mot. Mais, comme madame Françon allait s’éloigner après avoir ouvert, elle remarqua, sur le ton de la confidence : – Tu sais, ce n’est pas la première fois qu’on me le demande. – Vraiment ? – Oui. Il y a quelques années, un jeune collégien, comme toi passionné d’histoire, venait régulièrement travailler ici. Il avait d’excellents résultats, c’était le meilleur élève de l’établissement. Je suis contente de voir que les bons élèves se sentent bien dans ma classe. Étrangement, il y avait une contradiction évidente entre ce qu’elle disait et les traits crispés de son visage. Une fois à l’intérieur, Tyfenn ne se mit pas tout de suite au travail. D’ailleurs, pour être tout à fait honnête, elle n’en avait même pas l’intention. Elle arpenta la pièce de long en large, scruta les murs, les bureaux, avant de s’arrêter devant les portraits. Elle les dévisagea les uns après les autres. – C’est étrange, se dit-elle au bout d’un moment, ce ne sont que des personnages très peu connus. Il y a là Clodomir, Caribert II, Childebert IV, Raoul, Louis V… Tyfenn stoppa net son énumération. Très peu connus, en effet… Qui connaissait Clodomir ? Raoul ? Et elle, comment pouvait-elle avoir déjà entendu parler d’eux et comment 55


pouvait-elle les reconnaître, au point de les identifier sans doute possible ? – Caribert II, sans déconner ! Qui, au monde, connaît un dénommé Caribert ? Il n’a pas beaucoup marqué l’histoire de France, celui-là ! C’est alors qu’un craquement la fit sursauter. Elle se tourna d’un mouvement vif et eut le temps d’apercevoir du coin de l’œil une vague silhouette qui filait plus vite que son regard. – Il y a quelqu’un ? Un second craquement lui répondit, suivit d’inquiétants bruits de pas, lourds et lents, sur un parquet inexistant. Il y eut enfin un cliquetis métallique, puis plus rien. Inquiète, la collégienne balbutia : – Vous savez, je plaisantais, c’est un très joli prénom, Caribert ! J’aurais beaucoup aimé qu’on m’appelle comme cela ! Le silence qui lui répondit était encore plus inquiétant que ce qu’elle avait entendu. Immobile, à l’affût, Tyfenn s’attendait à tout moment à ce que quelque chose la saisisse, ou lui saute dessus. Le jour au-dehors commençait à décliner et la pénombre qui investissait la pièce rendait chaque chose plus inquiétante et mystérieuse. « Déjà le crépuscule, songea Tyfenn, depuis combien de temps suis-je ici ? » Cette obscurité et le calme impénétrable qui l’accompagnait ne laissaient présager rien de bon, comme si l’ennemi tapi dans l’ombre se préparait pour mieux attaquer. La jeune fille, prudemment, commença à reculer le plus silencieusement possible vers la porte, quand elle entendit un cri déchirant qui la fit sursauter. Elle sentit ses cheveux se dresser sur sa tête et de longues gouttes de sueur glissèrent au creux de ses reins. Enfin une lueur vive apparut sur un pan de mur, avant de disparaître aussitôt. Tyfenn ne chercha pas davantage à 56


percer cet épais mystère et prit ses jambes à son cou. Elle dévala les trois étages, quitta le bâtiment, entra dans celui de l’internat et fit une entrée spectaculaire en salle d’étude. Là, elle prit place sans broncher et plongea le nez dans ses livres. Elle avait le teint extrêmement pâle et ses mains tremblaient un peu. – Qu’est-ce qui t’arrive ? chuchota Eline, on dirait que tu as vu un fantôme ! – Je ne sais pas si j’en ai vu un, en tout cas je l’ai entendu ! Je te raconterai ça en sortant. Eline, accroupie sur son lit, écoutait avec attention le récit de son amie. Plus Tyfenn racontait et plus ses yeux s’écarquillaient. Tyfenn s’arrêta de parler quelques secondes pour l’observer. Elle avait vraiment l’air bête, tout à coup, avec la bouche grande ouverte et les yeux tellement exorbités qu’on craignait de les voir tomber. Au moins, elle semblait s’intéresser sincèrement à l’histoire. – Tu sais ce que je te propose ? Allons-y faire un tour cette nuit. La porte de service du bâtiment n’est jamais fermée à clef, nous n’aurons pas de mal à entrer. J’imagine que dans ta fuite courageuse, tu n’as pas refermé la salle 307 ? – Non, c’est vrai, je n’y ai même pas pensé. – Attendons que tout le monde dorme et allons souhaiter la bonne nuit à ton fantôme. L’attente fut à la fois longue et excitante. Au-dehors, le vent s’était levé et la campagne dansait au gré des rafales. Des grands arbres secouaient leurs branches démesurées comme autant de squelettes décharnés. Le temps idéal pour aller inspecter une salle de classe hantée. Tyfenn se sentait pleine de courage cette fois, car elle ne serait pas seule. Pour

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tout dire, elle s’amusait même un peu à l’idée de la frousse qu’allait avoir Eline. Vers vingt-trois heures, les filles tentèrent une sortie. À peine furent-elles dehors, qu’un éclair déchira le ciel, suivi d’un grondement terrible. Presque immédiatement, l’averse s’abattit en grosses gouttes éparses. Les jeunes frissonnèrent un peu. Elles se glissèrent sans encombre dans le bâtiment, mais hésitèrent un peu avant de pousser la porte de la salle de classe. Ce fut Tyfenn qui s’y colla. La porte grinça un peu sur ses gonds, et lorsqu’elle s’ouvrit, un halo de lumière se faufila dans l’ouverture. Tyfenn et Eline échangèrent un regard inquiet. Il leur sembla entendre une musique lointaine, jouée par des guitares, des violons… « C’est une vielle, rectifia Tyfenn, et il me semble également entendre un crwth. » Eline ouvrit des yeux encore plus grands que quelques heures plus tôt. – Tu peux répéter ça ? – C’est un crwth, je te dis ! » Magnifique ! Tyfenn redevenait intelligente et parvenait même à prononcer des mots sans voyelle. Mais à peine furent-elles entrées que la musique disparut aux oreilles d'Eline, tandis qu’elle semblait s’amplifier pour Tyfenn. La lumière éblouissante qui l’avait déjà effrayée réapparut et cette fois, un fantôme, un vrai, en sortit ! Tyfenn, pétrifiée, regarda s’avancer vers elle un homme gigantesque, un peu translucide à force d’être mort depuis si longtemps. Il portait les cheveux longs, une barbe hirsute, un costume étrange et de vieilles armes moyenâgeuses. Son bouclier sculpté était tout cabossé et une courte épée passée à sa ceinture battait sa cuisse lorsqu’il marchait. Sur sa tunique, on pouvait deviner quelques taches de sang. L’homme marcha en direction des collégiennes et chacun de ses pas faisait grincer et crier 58


d’invisibles lattes de bois. Il était tellement grand qu’il semblait peser des tonnes. Il se rapprochait dangereusement, tandis que les deux filles, paralysées par la peur, se sentaient incapables du moindre mouvement. Enfin, le spectre tendit une main démesurée vers Tyfenn. Son geste n’était peut-être pas hostile, peut-être voulait-il juste lui donner un Snickers, mais Tyfenn n’était pas convaincue. Elle n’attendit pas de sentir le contact froid de la mort et courut en hurlant jusqu’à la porte. Après s’être assurée qu'Eline la suivait, elle rentra à l’internat, non sans avoir pulvérisé le record du monde sur 1500 mètres. – Mais qu’est-ce qui t’arrive ? Qu’est-ce que tu as vu ? Tyfenn dévisagea son amie. – Comment ? Tu ne l’as pas vu, toi ? – Moi ? J’ai entendu des grincements, j’ai aperçu une lumière, mais rien de plus. J’ai ressenti quelque chose de terrifiant, une présence anormale, mais je n’ai rien vu vraiment. La jeune fille ne comprenait pas. Ainsi, elle avait été la seule à voir ce fantôme. Était-ce juste son imagination qui lui jouait des tours ? Impossible. Ses notes brillantes étaient bien réelles et l’explication, elle venait de la trouver. Quant à Eline, elle en avait suffisamment ressenti pour y croire. Sans être témoin oculaire, elle pouvait attester de la réalité du phénomène. Non, Tyfenn n’avait pas rêvé.

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– Je suis malade, je vais à l’infirmerie. – Allez, Tyfenn, lève-toi, on va être en retard ! – Mais je suis malade, je te dis ! Eline regarda son amie avec compassion. – Je sais de quoi tu souffres : de trouillite aiguë. C’est parce qu’on a cours d’histoire, c’est ça ? Après tout, tu risques quoi ? Il y aura toute la classe, il n’osera pas se montrer. Et puis, tu ne vas quand même pas te porter malade toute l’année chaque fois qu’on aura un cours dans cette salle. Profites-en, tu as la chance d’avoir un fantôme personnel qui te souffle les réponses, car c’est bien ça, hein ? C’est lui qui souffle, le tricheur ! Tu crois qu’il peut être collé pour ça ? Eline avait raison, il fallait affronter la situation. Quant aux heures de colle, elle allait se renseigner, mais il lui semblait qu’il y avait possibilité de se faire excuser pour cause de mort subite, à condition d’être en mesure de délivrer un certificat de décès en bonne et due forme, si possible rédigé

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en parfait français. Considérant que son fantôme avait quelques siècles au compteur, à en juger par son accoutrement, son certificat, s’il existait, devait au moins être en latin. À moins qu’il ne s’agisse d’un farceur, mort six mois auparavant, nu comme un ver et à qui ses potes fantômes auraient prêté le déguisement d’un comédien du Puy du Fou (voire du parc Astérix) en attendant qu’il se couse lui-même une jolie robe de drap. Dans ce cas, il devait y avoir un moyen de le faire sanctionner, via une dénonciation auprès… oh, zut alors ! Marre de cette imagination fantasque ! La situation était grave, et Tyfenn réfléchissait aux moyens de faire coller un type mort, sous prétexte qu’il lui avait fichu les jetons en jouant de la vielle ! Elle avait beau faire la maligne avec elle-même, elle ne fut pas tranquille durant cette heure-là. Le nez baissé sur ses cahiers, elle pria pour ne pas être interrogée. Tout le monde s’en étonna un peu, mais, depuis son malaise et son séjour à l’infirmerie, on avait globalement décidé de la laisser un peu tranquille. À part quelques profs impitoyables, les autres avaient revu leurs exigences à la baisse. Tyfenn en profitait sereinement et dès que monsieur Paul levait les yeux sur elle, elle affectait un air fatigué et faisait mine d’avoir mal à la tête. Toute la journée, les yeux de Tyfenn oscillèrent entre le tableau, qu’elle regardait sans voir et sa montre, dont les aiguilles jouaient avec ses nerfs, allongeant le temps à leur convenance. Parfois le cadran semblait sourire ironiquement et retenir les mouvements de ses grands bras. Lorsque sonna l’heure de la délivrance, elle courut à perdre haleine jusqu’au colombier. – Tu ne me croiras jamais, Dorian. Pourtant, je te jure que je 61


l’ai vu ! Il y a un fantôme dans la classe d’histoire ! Je sais, ça peut paraître dingue, tu dois me prendre pour une folle, mais… – Pas du tout, ça ne m’étonne pas. Le sang-froid du jeune garçon la déconcerta. Non seulement il n’avait pas l’air surpris, mais on sentait dans son intonation comme un agacement, comme s'il lui reprochait d’avoir mis si longtemps à comprendre. Dorian s’assit dans l’herbe ; Tyfenn l’imita. Apparemment, il savait quelque chose. Il commença par lui expliquer que la région avait un très lourd passé historique en raison de sa situation géographique et que pas un siècle n’avait ignoré le petit village attenant. Déjà les Romains y passaient régulièrement et César y avait fait étape avec son illustre prisonnier, Vercingétorix. Plus tard, les champs alentour avaient été témoins de bien des batailles, des grandes invasions vikings jusqu’à la guerre de Cent Ans. Pas un chevalier n’était parti en croisade sans s’y arrêter, pas un roi n’avait pu s’empêcher d’y traîner les pieds. Même la Peste noire y avait élu son lugubre domicile. Question histoire contemporaine, là aussi, la cité avait son quota d’anecdotes sinistres. Pour résumer, le village, sur des millénaires d’existence, avait été un nombre incalculable de fois relégué au rang de cité martyre, si bien qu’on pouvait imaginer marcher sur un gigantesque charnier et qu’en effectuant des fouilles, on trouverait sûrement plus de squelettes que de vestiges immobiliers. – Je te signale que c’est un peu la même chose dans toutes les régions du monde ! – Non, je t’assure, celle-ci est exceptionnelle. Tu ne te rends pas compte à quel point elle a été importante. C’est sa situation géographique qui veut ça. 62


– Je sais, elle est située non loin d’un grand axe de communication… – Ce n’est pas que ça. Elle est surtout située sur une espèce de faille qui produit un magnétisme particulier… je ne sais pas comment t’expliquer. Les Templiers y avaient construit une chapelle, car le village se trouvait à la jonction de plusieurs voies énergétiques qui dégageaient un magnétisme plus puissant que n’importe où ailleurs. Alors tu vois, qu’il y ait des fantômes, ça ne m’étonne pas. Ces explications laissèrent Tyfenn perplexe. Sa rationalité l’empêchait d’y croire, évidemment ; pourtant, elle était mal placée pour douter : elle l’avait vu de ses propres yeux, ce fantôme ! Quelque part, c’était rassurant : elle n’était pas folle. Pas encore. Il serait temps de se poser des questions lorsqu’il commencerait à tuer des gens pour apparaître dans un bouquin de Mauriac. Dorian voyait bien à quel point Tyfenn était préoccupée. – Mercredi prochain, tu n’es pas collée ? – Bien sûr que non, quelle question ! – Ne te vexe pas, on ne sait jamais… Viens me retrouver vers quatorze heures, il faut que je te présente quelqu’un. Et, sur ces bonnes paroles, il partit. « Une faille magnétique, rien que ça ! Il a craqué, mister Dorian… elle est dans sa tête, la faille ! » Mais malgré son cynisme, Tyfenn avait la conviction que Dorian disait vrai. De toute façon, elle ne s’était jamais sentie bien dans cette région. Tous ces cauchemars, ces fantômes, c’était lugubre. Comment pouvait-on avoir envie de vivre dans un endroit pareil ? Comme elle regrettait, à présent, sa paisible ville de L'Etrat !

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Cher Antoine Comme il me tarde de rentrer chez moi ! Cet endroit est vraiment super bizarre et si je te racontais, tu ne me croirais pas. Figure-toi qu’il y a un fantôme dans ma salle d’histoire ! Tu ne me crois pas ? Tu vois, je le savais ! C’est vraiment complètement dingue. Si tu savais comme je me sens seule et désemparée. Si tu étais un ami, un vrai (enfin, je ne dis pas que tu n’en es pas un, hein !) tu m’enverrais par la poste les premiers tomes de ta collection De cape et de crocs, pour me changer les idées. Enfin, je ne t’y oblige pas, mais qu’est-ce que ça me ferait du bien de rire un peu ! Bien le bonjour à tes parents et à bientôt. P.S. : Tu me manques. Non, je ne dis pas ça pour que tu m’envoies tes bandes dessinées ! A bientôt mon pote, si Nosferatu n’a pas ma peau d’ici là. Une petite réflexion qui a été élaborée des jours auparavant : on peut être motivé à se mettre au travail pour passer son bac le plus vite possible et se barrer ailleurs !

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Tyfenn observait Eline. La grosse fillette soupirait et baillait aux corneilles. C’est vrai : elle avait des cernes elle aussi. Avec toutes ces aventures, Tyfenn avait négligé l’intrigue qu’elle avait élaborée. Elle allait s’y remettre illico ; ça tombait bien, elle allait devoir s’absenter et il fallait qu’elle trouve une occupation à sa petite Eline, qui n’était rien sans elle. Elle déchira un petit morceau de papier sur lequel elle griffonna : Rendez-vous à quatorze heures devant l’escalier du réfectoire. Elle plia le message, ne le signa pas, et l’enfouit dans sa poche. Puis elle profita d’une bousculade pendant la récréation pour le glisser discrètement dans la poche d’Émilien. Elle fut assez rêveuse pendant le repas. Elle toucha à peine à ses lasagnes, pour le plus grand bonheur d'Eline, qui put

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terminer son assiette. Le proviseur adjoint, qui aimait pardessus tout faire les cent pas dans le réfectoire au moment du déjeuner, eut un petit sourire moqueur quand arriva le dessert. Lorsque la cantinière entra avec son chariot, il lui subtilisa deux pommes au passage, et, se plantant devant la table de Tyfenn et Eline, leur servit avec un petit discours ironique : – Mes chères élèves, c’est avec le plus grand plaisir que je vous offre votre dessert préféré. Admettez-le : vous feriez n’importe quoi pour des pommes ! Cela fit rire pas mal de pensionnaires (en particulier Gaëtane et sa bande) mais pas les principales intéressées. Eline prit le fruit, qu’elle glissa dans sa poche ; Tyfenn reposa le sien : elle était dégoûtée des pommes pour un moment. Elle fut volontairement très lente à sortir de table. Arrivée au bas de l’escalier, elle attendit un peu que tout le monde soit dispersé pour glisser la main dans son sac, attraper sa trousse, et la laisser tomber négligemment par terre, sans se faire remarquer. Puis les deux filles se dirigèrent vers le foyer socio-éducatif pour faire une partie de baby-foot et tuer le temps. Vers treize heures cinquante-cinq, Tyfenn annonça qu’elle allait partir, sans daigner préciser où. Elle fit mine de chercher quelque chose dans son sac, avant de s’écrier : – Mince, ma trousse ! Il me semblait bien avoir entendu quelque chose tomber tout à l’heure, dans l’escalier ! Eline, veux-tu me rendre un service ? Va récupérer ma trousse, s’il te plaît, elle doit être au réfectoire. Il faut que je file. Tandis que son amie s’exécutait, Tyfenn prit le cœur léger le chemin de la forêt. Elle éprouvait la satisfaction d’avoir accompli une bonne action. « Ils vont bien finir par s’avouer leurs sentiments, à force de multiplier les rencontres. 66


Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. » Tyfenn se raidit sur place : ça recommençait ! Elle citait des trucs littéraires qui existaient vraiment, alors qu’elle n’était même pas en salle d’histoire ! « Ah non, je suis bête, je connais cette morale, c’est vraiment moi qui l’ai dite. » Elle n’eut pas le temps d’arriver au colombier. Dorian l’attendait au bord du chemin, avec une jeune femme qu’elle ne connaissait pas et dont elle fut jalouse tout de suite, par principe. – Je te présente ma cousine. Elle va nous conduire chez quelqu’un qui veut absolument te rencontrer. Ils montèrent dans une voiture qui, de toute évidence, n’avait pas été achetée la veille. « Sûrement un vestige oublié par les Templiers, ça aussi ». La route était mauvaise et les conduisit encore plus avant dans la campagne, dans un endroit oublié par la civilisation. Au bout d’un petit chemin mangé par les fougères se dressait une toute petite maison de pierre à l’apparence assez rudimentaire. Un banc de bois peint en vert se tenait accroché à la façade, à peine visible au-dessus des ronces. Au-dessus de la porte d’entrée, un linteau portait des inscriptions latines et sur la porte, une espèce de symbole géométrique évoquait on ne sait quel talisman protecteur. Mais Tyfenn n’était pas au bout de ses surprises. À l’intérieur les attendait un vieil homme un peu voûté, assis dans un fauteuil aussi vieux que lui. Derrière lui, une cheminée au foyer surdimensionné accueillait un grand chaudron de cuivre. « On se croirait au Moyen Age » se dit Tyfenn, sans oser faire sa réflexion à voix haute. Un peu

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partout sur les poutres, des inscriptions runiques, des citations latines, des symboles franc maçonniques ou templiers se côtoyaient et évoquaient un grand livre dont chaque chapitre était écrit en une langue différente. – Si mon grand-père avait vécu quelques siècles plus tôt, s’amusa Dorian, on l’aurait brûlé vif pour hérésie ! – Ton grand-père ? – Excuse-moi, je ne vous ai pas présentés. Grand-père, voici Tyfenn. Le vieil homme ne leva pas la tête tout de suite, plongeant Tyfenn dans l’embarras. Il semblait très concentré. Il garda les yeux fermés un instant encore, puis saisit la main de Tyfenn et plongea son regard dans le sien. Ses yeux étaient d’un bleu profond, souligné par des cils noirs qui lui donnaient un air vraiment inquiétant. – Assieds-toi ma fille. Alors, comme ça, tu as vu. Tu as beaucoup de chance, tu sais, rares sont ceux qui voient. « De la chance, tu parles ! » songea la jeune fille. L’homme saisit sur la poutre de la cheminée un bouquet de plantes parfumées, qu’il plongea dans l’âtre, avant de les agiter autour du visage de Tyfenn, comme pour accomplir un rite druidique inconnu. Enfin, sûrement un peu connu quand même, mais seulement par les druides. L’ambiance était vraiment étrange. La cheminée allumée par cette douce journée de printemps écrasait la pièce d’une chaleur étouffante et les senteurs mêlées de l’encens et des plantes entretenaient une atmosphère de mystère. – Ce fantôme, tu es entré en contact avec lui ? – Non, on ne peut pas dire ça. Il a parlé par ma bouche, il a bien dû me transmettre des informations, mais on ne s’est pas directement parlé. – Bien sûr, je vois… Pas de contact. Il a agi sans en avoir 68


conscience. Pour l’instant, il t’a juste choisi, rien de plus. Il va falloir que tu fasses le premier pas. – Mais comment ? L’homme parut réfléchir. – Tu n’entreras en contact direct avec lui que lorsque tu pourras l’appeler par son nom. Il faut que tu découvres qui il est. Il nous faut des indices. – Il est très grand. Il est barbu, porte les cheveux longs, possède des armes très anciennes… – Ah oui, je vois ! Dorian, passe-moi donc le trombinoscope établi par Facebook en 1238 ! Le vieil homme éclata d’un rire sonore. – Je plaisante, bien entendu, ne me regarde pas comme ça ! Mais comment veux-tu que je te livre un nom avec des renseignements aussi généraux ? C’est à toi de découvrir qui il est et quand je parle d’indices, je veux parler de ceux que tu recueilleras directement auprès de lui. Pour cela, il va falloir que tu trouves le moyen de rester seule dans cette salle avec lui, de nuit de préférence, car, c’est bien connu, les fantômes préfèrent se montrer la nuit. Tu prendras une feuille de papier et tu noteras ce qui te passera par la tête. Pour le moment, c’est l’unique façon qu’il a de communiquer. À voir la mine décomposée de Tyfenn, le vieux sorcier comprit que l’idée ne lui plaisait pas trop. – Je vois. Tu as peur. – Non, bredouilla Tyfenn, je… non. C’est juste que… Oui, j’ai peur. Je suis morte de trouille. Un coup d’œil à Dorian par-dessus son épaule : il semblait exaspéré. Elle sentit qu’à ce moment précis, elle le décevait beaucoup. Son orgueil en fut un peu blessé. « Me faire juger par un garçon ! J’aimerais bien le voir à ma place, il ferait 69


sûrement moins le fier ! » Mais en réalité, elle savait qu’elle avait tort. Dorian n’avait peur de rien, il n’était pas nécessaire de lui poser la question pour le savoir. Le grand-père s’était levé péniblement en s’aidant d’une canne. Il se traîna d’un pas lent jusqu’au fond de la pièce, ouvrit une grande armoire, d’où il sortit une boîte. Puis il se traîna à nouveau dans l’autre sens, jusqu’à son fauteuil et Tyfenn eut l’impression que cela durait des heures. Enfin, il ouvrit la boîte et en tira une espèce de collier en cuir orné d’un pendentif énorme. – Ceci est une amulette. Avec ça, tu ne risques absolument rien. Porte-la sous ton pull, et si jamais le fantôme devient trop effrayant, sors-la et montre-la-lui. Il disparaîtra aussitôt. Tyfenn reçut le présent avec une reconnaissance sincère. Comme elle allait sortir, elle hésita, revint sur ses pas, et déclara : – J’ai peut-être un indice. Une inscription découverte dans le mur de la bibliothèque. Une inscription impossible à déchiffrer. Avec un petit dessin : apparemment, c’est… un dindon, dit-elle, tout en prenant conscience du ridicule de ce qu’elle venait d’annoncer. – Un dindon ? reprit le vieillard en haussant un sourcil. « OK, se dit Tyfenn, c’est naze comme symbole, on est bien d’accord. »

*** Émilien était assis sur la première marche de l’escalier du réfectoire lorsque Eline arriva. Il tenait sur ses genoux la trousse de Tyfenn. Eline fut un peu déconcertée en le

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voyant. Elle prit un air détaché, lui demanda si il allait bien et expliqua qu’elle venait récupérer la trousse que son amie avait perdue en quittant le réfectoire. – Pourquoi est-ce qu’elle n’est pas venue elle-même ? – Elle a dû partir. Elle s’est rappelée qu’elle avait quelque chose d’important à faire et m’a demandé de venir à sa place. – Je comprends, répondit Émilien, un peu déçu. Tiens, voilà sa trousse. Puis il s’éloigna, le pas lent, mais le cœur léger. Il avait reçu quatre autres poèmes depuis le premier, et commençait de ce fait à sérieusement aimer la poésie. Il s’entourait petit à petit d’un voile romanesque qui le suivait partout et le réconfortait. Premier symptôme du bovarysme. Eline ne comprit pas cequ’il était venu faire ici, mais elle était contente de l’avoir vu, et un peu frustrée de ne pas avoir été à la hauteur. Elle aurait pu lui proposer d’aller boire un chocolat, ou d’aller au village, ou… non, tout compte fait, elle avait eu raison. Sinon, Émilien aurait pu s’imaginer qu’elle s’était trouvée là suite à un stratagème de Tyfenn pour orchestrer cette rencontre. Or, ce n’était pas le cas, évidemment. Sa rencontre fortuite avec le jeune homme n’était pas passée inaperçue. Gaëtane, sans doute frustrée par sa dernière humiliation, attrapa Eline au passage, sans lui donner l’occasion de se libérer. Après diverses moqueries et injures, elle finit par se saisir de la trousse de Tyfenn, la vida sur le sol et piétina son contenu aussi fort qu’elle put. On entendit craquer le corps des stylos Bic, la petite règle devait être en miettes, tandis que l’habillage plastique du taille-crayons hurlait sa douleur d’être réduit en pièces. Lorsque Eline expliqua la scène à Tyfenn, celle-ci sentit monter en elle une 71


haine qu’elle avait rarement ressentie jusque-là. Elle devait se contrôler, garder son calme. Ce n’était pas grave après tout, elle avait d’autres soucis. D’autres soucis… sauf que ses problèmes semblaient se croiser, se rejoindre et s’absorber l’un l’autre… Le soir, après le repas, lorsque les pensionnaires regagnèrent leurs dortoirs, quelque chose s’était produit. Tyfenn entendit un cri de terreur, et eut juste le temps d’apercevoir Paola qui traversait le dortoir en hurlant. Alertés par les cris, les autres s’étaient rués au fond du couloir et semblaient paralysés par la surprise. Tyfenn se fraya un chemin jusqu’au box. Ce qu’elle vit la subjugua. Gaëtane, statufiée par la peur, les cheveux dressés sur la tête, contemplait la chose la plus improbable qui lui soit jamais arrivée. Son placard avait été ouvert, ses vêtements jonchaient le sol. De longues coulées d’encre maculaient les murs. Mais surtout, son lit était en lévitation au plafond, retourné sans pour autant que les couvertures en soient tombées. Il y eut un grand moment de calme et d’immobilisme, la scène paraissait figée dans le temps et l’espace, chacun semblait être en attente et retenait son souffle. Puis, sans prévenir, le lit trembla un peu avant de s’écraser au sol dans un fracas épouvantable. Puis plus rien. Tout sembla rentrer dans l’ordre des choses. Les élèves regagnèrent leur lit, en émettant des hypothèses diverses. Une blague, oui, sans aucun doute. Quand même, prodigieuse cette blague. Qui avait bien pu faire ça, et comment ? Profitant de l’état de choc de Gaëtane, Tyfenn osa lâcher à son attention une boutade du genre : – Ne t’avise plus de m’énerver. Avant de quitter la chambre, elle eut le temps d’apercevoir, immense et immobile, l’ombre du spectre derrière Gaëtane.

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Les jeunes n’étaient pas au bout de leurs surprises. Un autre événement allait bouleverser l’ordre des choses, à peine une semaine plus tard. Ce matin-là, ce fut le branle-bas de combat dans les dortoirs. Lucille, réveillée un peu avant l’heure par un besoin pressant, avait découvert la scène dans un demi-sommeil et avait mis du temps avant d’analyser la situation. Puis, courageuse comme elle l’avait toujours été (c’est-à-dire autant qu’une enfant de trois ans qui découvre un ours en peluche grandeur nature et qui le prend pour une araignée géante) elle s’était mise à hurler à en déchirer les tympans. Comme réveil, c’était plutôt violent et Lucille ne s’attendait pas à ce que ses camarades soient sympas avec elle ce jour-là. Il faut dire que quand les autres se levèrent, ils furent plongés dans la même stupeur et la même incompréhension. Car chaque dortoir avait été vidé de ses armoires, bureaux et autre mobilier, à l’exception des lits. Toutes les armoires s’entassaient à présent dans le couloir, pêle-mêle, tantôt debout, tantôt couchées de tout leur long.

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Certaines chaises étaient brisées, les bureaux semblaient avoir été projetés violemment contre les murs avant d’être abandonnés à l’endroit où ils étaient tombés. C’était d’autant plus effrayant que personne n’avait rien vu ni entendu pendant la nuit. Tyfenn errait parmi ce qui ressemblait à des décombres post-bombardement. Les affaires des pensionnaires s’étalaient, pêle-mêle et il y en aurait pour des heures à tout ranger. Un petit objet insignifiant retint l’attention de Tyfenn, une petite chose sphérique qui avait roulé jusque dans le coin du couloir, près de l’escalier. Elle s’approcha, prit la chose entre ses doigts : une perle ! Une belle perle, sans doute vraie, égarée dans un dortoir de filles. Elle la glissa dans sa poche. Elle ne fut pas surprise outre mesure d’en découvrir d’autres un peu plus tard. Il devait y en avoir une certaine quantité, éparpillée un peu partout, mais personne ne semblait vraiment y prendre garde, et beaucoup durent finir à la poubelle. Un surveillant, alerté par les cris, avait accouru, et visitait les dortoirs dévastés, impuissant et consterné. Le proviseur et son adjoint se mêlèrent à l’agitation. On envoya un surveillant contrôler le dortoir des garçons ; rien à signaler de ce côté-là. Des interrogatoires furent improvisés afin de trouver les plaisantins à l’origine de la farce, mais étant donné l’état de frayeur dans lequel se trouvaient les pensionnaires, la thèse du canular fut vite écartée. On cria à la magie noire, on cita quelques précédents et chacun avait son anecdote croustillante à raconter. Le petit déjeuner prit des allures de veillée d’Halloween et on évoqua pêle-mêle le cas d’un collège qui avait été rasé après la mort mystérieuse de tous les élèves, celui, plus étonnant encore, du professeur zombie qui dépeçait les élèves nuls en maths ; bref, toutes les histoires que chacun connaissait pour les 74


avoir entendues de la bouche du frère du cousin de la nièce de l’arrière-grand-père du voisin du type à qui c’était arrivé. Les plus mystiques suggérèrent l’intervention d’un prêtre exorciste ; les plus geek souhaitèrent qu’on appelle un gosthbuster. Les adeptes de la théorie du complot établirent bien vite des liens évidents entre le Da Vinci code, les prédictions de Nostradamus et la disposition particulière selon laquelle les armoires avaient été entassées. Hystérie collective, c’est le mot qui résumait le mieux la situation. Ce qui était frappant, c’était le calme inébranlable des garçons, chez qui il ne s’était rien passé et qui regardaient d’un œil amusé quelques dizaines de filles soi-disant matures sangloter à l’idée de devoir retourner dans leurs chambres. Eline prit Tyfenn à part dans la cour de récréation. – C’est de notre faute. Nous savons, nous, qu’il y a un fantôme dans ce bahut et nous ne faisons rien. Il faut en parler. – Non. Je sais ce qu’il faut faire. Puisque le fantôme semble m’avoir choisie, puisque c’est à moi qu’il s’adresse et qu’il parle par ma bouche, il faut que j’entre en contact avec lui. Mais pour établir un contact, je dois l’identifier. Il ne pourra revenir à un état de conscience et de dialogue que si je l’appelle par son nom. Il faut que je passe une nuit seule avec lui dans la salle 307. Tyfenn, en disant ces mots, attendait un peu de réconfort venant de son amie. Une phrase d’encouragement, qui l’aurait rassurée et lui aurait donné suffisamment de force pour s’acquitter de sa mission. Mais pour toute réponse, Eline frissonna, avant d’avouer : – Eh ben, je n’aimerais pas être à ta place. Je suis contente que ce soit toi qu’il ait choisie. Mais fais vite, quand même. Cela commence à prendre une ampleur inquiétante. 75


Oui, bien sûr, c’était aussi évident que facile à dire. Pendant les cours, Tyfenn n’avait plus peur du fantôme, il ne se manifestait pas directement. Mais le savoir là, quelque part et savoir surtout l’emprise qu’il avait sur elle, la façon dont il était capable de parler par sa bouche, c’était vraiment terrifiant quand on y réfléchissait. Tyfenn aurait donné n’importe quoi pour être une cancre en histoire. Mais ce n’était plus possible. Ce fantôme existait bel et bien, il était dans cette salle et elle ne pouvait plus l’ignorer. Chaque jour elle se sentait le courage de l’affronter le soir même et chaque soir son courage l’abandonnait dès la nuit tombée. Mais à présent, elle ne pouvait plus reculer. Elle avait demandé un droit de disposer des lieux à madame Françon, qui avait accepté de ne plus verrouiller la porte. Elle l’avait même encouragée à s’y rendre plus régulièrement. Mais le temps passait, et Tyfenn n’agissait pas. À présent que toutes les conversations tournaient autour de ce dortoir hanté, deux surveillants avaient été désignés pour monter le guet à tour de rôle. Cela apaisait les pensionnaires et plus rien ne s’était produit d’anormal. Si bien que peu à peu les esprits se calmèrent et la vie reprit son cours. Plus rien ne s’opposait aux projets de Tyfenn. On était mardi et elle s’était promis d’intervenir avant la fin de la semaine. Une nuit, elle fut éveillée, une fois de plus, par un cauchemar. Une ville à feu et à sang, des enfants qui pleuraient, des femmes agenouillées qui suppliaient. Du sang, des flammes, des larmes. De quoi passer l’envie de se rendormir. Elle décida de marcher un peu dans le noir pour se changer les idées. Pieds nus dans l’obscurité, en pyjama, elle errait comme une ombre à travers le dortoir. Rapide inventaire : rien n’avait bougé, tout était à sa place, les armoires, les bureaux rafistolés, les chaises recollées. Elle 76


souffla un peu. Soudain, à travers la fenêtre, quelque chose attira son attention. Cela venait du bâtiment principal. Dans une salle au troisième étage, il y avait de la lumière. Tyfenn colla son nez à la vitre et observa. Elle ne s’était pas trompée car à travers le fin rideau écru, elle pouvait distinguer des silhouettes en ombres chinoises. Elle semblait y avoir plusieurs personnes réunies autour d’une table, tandis qu’une autre marchait de long en large, les mains derrière le dos. Tyfenn alla secouer Eline, qui s’éveilla avec des grognements. – Tais-toi donc, tu vas réveiller tout le monde ! Viens voir ça ! Eline se leva en bougonnant et se traîna jusqu’à la fenêtre. – Mais… commença Eline, ce sont… des fantômes ! – Ne dis pas n’importe quoi ! Et pourtant, ce que suggérait Eline n’était pas si absurde, car chaque participant à cette étrange réunion portait un vêtement ample comme une cape et une grande capuche pointue. Cela pouvait effectivement ressembler à des fantômes, pour qui n’en avait jamais vu. Celui qui marchait de long en large lui évoquait vaguement quelqu’un. Bien sûr, c’était, à n’en pas douter, la silhouette de monsieur Morel : c’était bien son pas lent et posé, son attitude un peu voûtée et ses longues enjambées qui restaient parfois en suspens lorsqu’il disait quelque chose d’important. Les autres devaient être les professeurs du collège, inévitablement. Que faisaient ces gens dans cette salle à cet instant ? Tyfenn jeta un œil à la pendule : trois heures du matin. Drôle d’heure pour un conseil de classe. Et drôle d’accoutrement. Cela ressemblait de plus en plus à une réunion secrète. Ses professeurs appartenaient-ils à une confrérie mystérieuse, 77


une secte peut-être ? Voilà qui n’allait pas l’aider à dormir. – Tu penses que nos professeurs sont tous des fantômes ? Tyfenn n’y avait pas songé, mais ça faisait froid dans le dos. – Imagine, reprit Eline. Et si tout le personnel de ce collège était mort depuis des lustres ? Le concierge, les surveillants, les cuisiniers ! Et si cet endroit n’existait pas réellement, si tout ceci n’était qu’un piège pour attirer des jeunes et faire don de leur âme au diable, après un affreux sacrifice collectif ? Il faut qu’on se tire d’ici, Tyfenn ! Cette fois, c’était clair, Eline délirait. Elle tremblait tellement que Tyfenn eut du mal à la reconduire jusqu’à son lit. Elle réussit néanmoins à l’apaiser et petit à petit, à lui faire reprendre pied avec la réalité. Elle prit place sur la chaise de bureau à côté d'elle, et lui promit de veiller un peu au cas où des événements bizarres se produiraient. Elle ne croyait pas une seconde à la théorie d'Eline, mais tout s’embrouillait à nouveau dans son esprit. Les pas, le plancher qui craque… peut-être les réunions se déroulaientelles habituellement au-dessus des dortoirs, dans des combles peut-être recouverts de parquet. Peut-être était-ce monsieur Morel qui faisait les cent pas ainsi toutes les nuits au-dessus de sa tête. C’était rationnel et rassurant. Ils avaient peut-être déplacé leurs réunions car, vu le contexte, ils ne voulaient effrayer personne. Mais le spectre qu’elle avait vu ? Illusion d’optique ? Mécanisme élaboré par rétroprojection ? Oui, cela semblait cohérent, tout pouvait avoir été orchestré par les professeurs, mais dans quel but ? Pourquoi lui faire croire à des fantômes et à elle particulièrement, pourquoi vouloir l’effrayer ? Y avait-il quelque chose dans cette salle qui nécessitait que Tyfenn en soit tenue éloignée ? D’ailleurs… à présent qu’elle y réfléchissait, cette salle au troisième étage, dans laquelle 78


avait lieu en ce moment même la réunion secrète, c’était bien la salle 307 ! Quand le jour se leva, Tyfenn était confiante, sûre d'elle. Cette histoire n’était qu’une vaste supercherie, il n’y avait pas plus de fantômes dans ce collège que d’écrevisses enragées mangeuses d’hommes, elle en avait la conviction ! C’était un coup monté, une mise en scène des professeurs, mais on ne la lui faisait pas, à elle ! Elle avait vu dans son enfance suffisamment d’épisodes de Scoubidou pour reconnaître un faux fantôme quand elle en voyait un. Bon, il se trouve que celui qu’elle avait vu ne ressemblait pas à un faux. C’est peut-être qu’elle ne savait pas reconnaître les vrais. Oui, mais par définition, si on reconnaît les faux, lorsqu’on en reconnaît un, mais qu’on ne le reconnaît pas comme faux, c’est qu’il est vrai, donc… Oh, zut ! Tyfenn arrivait parfois et c’est plutôt remarquable comme faculté, à se prendre la tête tout seule. Il lui était même arrivé une fois ou deux de se disputer avec elle-même. Heureusement c’était rare. Mais quand même. Penser à consulter, un de ces jours.

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Eline et Tyfenn avaient décidé de surveiller les professeurs avec une attention extrême, mais pas pour les mêmes raisons. Eline, si elle avait admis l’impossibilité d’un collège peuplé de fantômes, restait convaincue que les professeurs s’amusaient à terrifier les élèves, mais Tyfenn n’était pas de cet avis. Et en effet, quel intérêt auraient-ils pu avoir à se conduire de cette façon ? Cela leur faisait une publicité plus que négative. Au lendemain de l’histoire des dortoirs, un journaliste local s’était présenté au collège. Il n’était pas resté bien longtemps : sitôt averti, le proviseur l’avait gentiment raccompagné à la porte. Mais le mal était fait : quelques élèves traumatisés avaient parlé et même un peu trop. Certains, qui avaient le sens du spectacle, n’avaient pas hésité à en faire des tonnes et le journaliste, qui était payé à la ligne, s’était fait un plaisir de retranscrire fidèlement des anecdotes complètement tirées par les cheveux. Le bruit avait même couru que des élèves avaient disparu. La police s’en était mêlée et on avait convoqué

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dans la cour tous les élèves inscrits sur les listes de l’établissement, pour un appel gigantesque qui avait duré des heures. L’histoire en était restée là pour les policiers, mais certains parents inquiets qui avaient lu la presse n’avaient pas hésité à retirer leurs enfants de l’établissement. Certaines mauvaises langues trouvèrent que ce n’était pas plus mal et qu’il y avait plus de place dans la cour, mais il était évident que le chef d’établissement devait vraiment commencer à s’inquiéter. Dans ces conditions, pourquoi effrayer davantage les élèves ? Mais rien à faire, Eline n’en démordait pas et elle était prête à prouver à Tyfenn la culpabilité des professeurs. Pour cela, elle comptait jouer la provocation ; après tout, c’était son point fort. Dès lors, elle multiplia les allusions en cours, faisant référence sans arrêt aux fantômes, dans le but de déstabiliser les professeurs. La plupart restaient stoïques, d’autres détournaient la tête, un peu gênés, puis changeaient de sujet. Cela ne prouvait rien. Tyfenn alla plus loin. Pendant un cours de français, elle sortit une des perles qu’elle avait ramassées dans le dortoir et, d’un ton détaché, demanda : – Madame Batret, regardez ce que je viens de ramasser ; ce n’est pas à vous ? Mais… vous ne portez plus votre collier ? La réaction du professeur l’avait stupéfiée. À la vue de la perle, madame Batret s’était fermement appuyée contre le coin du bureau, comme prise d’un vertige et s’était assise en portant une main à son front. Tyfenn crut remarquer qu’elle tremblait. – Ils sentent l’étau se resserrer sur eux, commenta Eline un peu plus tard, allongée dans un des carrés d’herbe qui longeaient la cour. – Je ne suis pas certaine. Je pense que quelque chose les effraie, mais je n’ai vraiment pas l’impression que ce soit 81


nous. Tyfenn jouait avec une petite aiguille de pin, qu’elle faisait tourner sur elle-même entre son pouce et son index. Eline jetait de petits éléments à la fronde et cette nouvelle manie agaçait sensiblement son amie. Elle dut le sentir, car elle posa l’objet et farfouilla dans sa poche. – Regarde, j’ai dessiné un plan du premier étage, déclara-telle. Tu vois cette petite porte ? C’est un cagibi ; j’ai vérifié, il n’est pas fermé à clé. Il a un mur mitoyen avec la salle des profs. On pourrait s’y cacher et écouter ce qui se dit à l’heure du café. – Bonne idée. Eline était heureuse d’entendre ces deux mots associés, et attribués à sa personne. Avoir de bonnes idées, c’était habituel, mais c’était sans doute la première fois que quelqu’un lui faisait remarquer. Bizarre. – Tu sais, ça n’a rien à voir, mais… – Mais ? – J’ai un aveu à te faire. Je crois que je suis amoureuse d’Émilien. Tyfenn éclata d’un rire sincère. – Mais qu’est-ce qui te fait rire ? Il n’y a rien de drôle ! Au contraire, je suis inquiète : tu savais qu’il continuait à recevoir des poèmes ? Je me demande bien qui lui envoie. Tyfenn n’eut pas le temps de répondre. Elle venait de voir une ombre se glisser furtivement entre les arbres et se diriger du côté de l’infirmerie. La silhouette était plutôt grande, rapide, et visiblement, déployait de réels efforts pour ne pas être vue. Les deux filles se levèrent discrètement et la suivirent à distance raisonnable. C’était monsieur Paul, à n’en pas douter. Il disparut au détour du chemin, et les collégiennes pressèrent le pas. 82


– La vieille chapelle ! C’est là qu’il est entré ! Elles attendirent un peu, dissimulées par les branches d’un bosquet de rhododendron, ou d’hortensia, ou d’un autre truc… enfin derrière une espèce de buisson non identifiée, qui devait être jolie une fois en fleurs. Monsieur Paul ne tarda pas à ressortir. Tyfenn retint son souffle tandis que le professeur passait de son pas pressé devant le massif de végétaux inconnus, puis, une fois tout danger écarté, elle donna à Eline un coup de coude qui, si elle avait pu parler, aurait signifié : « on y va ! ». Les coups de coude ne parlent pas, mais Eline avait compris quand même. Elles se dirigèrent vers la porte de la chapelle, qu’elles poussèrent doucement avec le pied (elles auraient tout aussi bien pu le faire avec la main, mais avec le pied, ça faisait plus aventurières). À l’intérieur, il faisait sombre. Seul un tout petit rayon traversait péniblement le vitrail et éclaboussait le sol de taches colorées. La pierre blanche des murs et du sol dégageait une sensation de calme, de sérénité. Tout au fond, un petit autel blanc s’ornait d’une croix d’or et, sur le côté, un présentoir recevait quelques dizaines de cierges, tous allumés. – C’est étrange, chuchota Tyfenn, je ne pensais pas réellement que cet endroit était encore utilisé. Elle marcha jusqu’à l’autel, en fit le tour, en scruta les moindres détails. Rien de notable, tout semblait à sa place. Rien non plus de particulièrement précieux : ni crucifix, ni reliquaire, rien qui attire l’œil, à part un long tapis rouge qui formait quelques plis derrière l’autel. Des plis, comme s’il avait été déplacé et mal remis en place. Sous le regard effaré d'Eline, Tyfenn souleva le coin du tapis, qu’elle fit rouler sur lui-même. Elle ne s’était pas trompée : une dalle avait été retirée du sol et remplacée par une trappe de bois. Il 83


s’agissait de la soulever. Par bonheur, elle n’était ni scellée ni cadenassée. C’était un coffre de rangement. A l’intérieur, de nombreux objets pêle-mêle : un chandelier, quelques cierges, différents symboles en bronze, un ouija et ce qui ressemblait à une pile de draps. – Un ouija ? s’écria Eline, qu’est-ce que c’est que ça ? Elle prit la planche entre ses doigts, la fit tourner pour l’observer sous tous ses angles. – Ça alors, je ne pensais pas que ça existait vraiment ! En tout cas, cela prouve deux choses : la première, il y a bien des esprits qui errent dans le coin. La deuxième : les professeurs n’y sont pour rien, ils ne font que tenter de communiquer avec eux. Mais Tyfenn était plus intéressée par la pile de draps. Elle en prit un, le déplia. C’était un costume. Une de ces tuniques à capuche dont les professeurs se vêtaient lors de leurs réunions secrètes. Chacun avait, près du cœur, un petit carré de tissu, cousu de points grossiers, comme un écusson. Ils étaient tous différents, mais contenaient tous un symbole plus ou moins stylisé. – On tient un truc, Eline. Regarde, à mon avis, il s’agit de symboles de protection. Ils communiquent avec les esprits, mais prennent le soin de s’en protéger. Ils ont peur. Ils font cela parce qu’ils sont obligés. Les deux filles remirent tout en place. Elles n’avaient plus rien à voir ici. Elles décidèrent, comme l’avait suggéré Eline, d’aller écouter ce qui se disait en salle des profs. Il faisait sombre et humide dans le cagibi. Les odeurs de moisissure se mêlaient à celles des produits d’entretien et cela créait un contraste énorme entre l’état du lieu et

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l’armada de balais et détergents qu’il contenait. – C’est dégoûtant ! s’insurgea Eline, qui pensait sans doute trouver un loft de cent mètres carrés avec baies vitrées donnant sur la mer. – Chut ! Ne nous fais pas remarquer. Tyfenn poussa négligemment du pied une espèce de table à roulettes sur laquelle une couverture était tirée, qui devait recouvrir les produits et ustensiles courants utilisés par le concierge. Elle put ainsi accéder au mur, contre lequel elle colla l’oreille. Des éclats de voix leur parvenaient, assez nets. – Deus vult ! proclamait monsieur Paul d’une voix caverneuse, Deus vult ! Si vis pacem, para bellum ! Dominus vobiscum. Madame Françon poussa un petit cri, semblable à celui d’une souris qui se coince la queue dans une tapette ou plus vraisemblablement à celui d’une professeure d’histoire à bout de nerfs. – Je vous en prie, arrêtez ! – Nous ne pouvons pas arrêter ! Acta est fabula. Ad majorem dei gloria. Fluctaut nec mergitur ! – Là, vous dites n’importe quoi ! – Euh, oui… au temps pour moi. Vous savez, j’ai passé un bac S, alors, le latin et moi… À cet instant, Eline, qui cherchait un siège, voulut pousser un peu le bazar entassé sur la table à roulettes. Elle souleva un coin de la couverture, sentit une résistance, comme si un objet assez long était entravé dedans ; elle s’y prit différemment pour dégager l’objet, et poussa soudain un cri de terreur : elle tenait dans sa main… un bras de squelette ! Le reste du corps était allongé sur cette table, recouvert par cette épaisse couverture de laine. Il n’en fallut pas plus aux 85


deux exploratrices pour pousser d’un coup de pied la porte du cagibi et s’enfuir à toutes jambes. Mais leur sortie, on l’imagine, ne fut pas des plus discrètes et comme ils passaient devant la salle des profs, une main puissante saisit Tyfenn par le col et l’entraîna à l’intérieur. Au bout de cette main se trouvait justement un bras, au bout duquel, après un rapide détour par l’omoplate, trônait la tête triomphante de monsieur Paul. – Venez donc vous joindre à nous, toutes les deux ! Les collégiennes firent profil bas et entrèrent un peu à reculons (c’est une expression, bien entendu, la scène aurait été vraiment ridicule sinon). Elles saluèrent les autres professeurs d’un signe de tête confus, puis prirent place, sous les injonctions de l’impitoyable professeur de mathématiques. – Vous tombez à pic. Cela faisait un moment que nous avions envie de vous convoquer. Mademoiselle Françon Batret, du moins, pas vous, mademoiselle Jamon. – Ça veut dire que je peux partir ? risqua Eline. Après une concertation muette, les professeurs décidèrent que oui. La jeune fille ne se le fit pas répéter. Elle bredouilla quand même avant de sortir :– Il y a un… un squelette dans…– Merci, mademoiselle Jamon, nous veillerons à l’avenir à mieux ranger nos affaires. Tyfenn n’en menait pas large. Que fallait-il penser de ces professeurs ? Vu l’état de nervosité dans lequel se trouvaient mesdames Batret et Françon, il devait se passer des choses vraiment très graves. Une chose était sûre : ces deux femmes tremblantes, sur le qui-vive et au bord des larmes ne pouvaient pas être des fantômes. L’hypothèse de Eline s’effondrait sans que Tyfenn n’y ait jamais cru. Enfin, monsieur Paul allait lui livrer les informations qu’elle 86


attendait. Oui, il y avait bien un fantôme dans l’école, oui, la salle 307 était bien hantée. Ce n’était pas la seule : parfois le fantôme se baladait. Depuis des siècles il se baladait. Ils avaient même été plusieurs et certains d’entre eux, au fil du temps, avaient contacté des élèves, qui les avaient identifiés et aidés à partir vers l’au-delà. Celui-ci s’était probablement déjà manifesté avant, mais il était indélogeable. Pourquoi ? Parce qu’on ne savait pas qui c’était. Et, probablement vexé qu’on ne se souvienne pas de lui, voilà qu’il semblait en colère. Madame Batret avait fait les frais de sa fureur lorsqu’elle avait tenté de s’interposer au saccage des dortoirs. Il devenait dangereux et plus on attendait et plus il allait s’énerver. – Nous avons essayé d’entrer en contact, mais il refuse de nous parler. – C’est peut-être vos déguisements qui lui font peur… insinua Tyfenn. – Ces déguisements, comme vous dites, reprit monsieur Paul, sont destinés à ne pas nous faire reconnaître. En effet, si nous ignorons qui il est, le fantôme, lui, sait qui nous sommes ! Si nous le froissons, si nous le vexons à échouer sans arrêt dans nos identifications, il peut s’en prendre à nous directement ! Ces séances de prise de contact doivent se dérouler dans le plus grand anonymat. Tyfenn comprenait mieux. Elle avait soupçonné un plan machiavélique orchestré par les professeurs, alors qu’en réalité ils étaient encore plus terrorisés qu'elle. Leurs petites réunions costumées étaient des séances de spiritisme, comme dans les films ! Elle eut envie de demander s’ils avaient essayé de faire léviter la table, ou s’ils avaient obtenu le déplacement d’un verre au milieu d’une planche recouverte de lettres de scrabble, mais elle tenta de focaliser 87


son attention et de poser une question intelligente. – Vous dites qu’ils étaient plusieurs ? – Oui. Jadis, ce bâtiment était un monastère, abandonné pendant des siècles suite à la terrible épidémie de Peste noire qui en avait décimé les pensionnaires. Au XVe siècle, ce sont des moines bénédictins qui en ont pris possession. Lorsqu’ils sont arrivés, le cloître était rempli de fantômes, qui erraient, chaque soir, comme les âmes en peine qu’ils étaient. Les moines étant experts en la matière et ayant de bonnes relations, réussirent à en chasser une quantité assez impressionnante ; hélas, sous la Révolution, les hommes d’Église furent chassés et on réquisitionna le monastère pour en faire une prison. Les archives racontent des récits à se faire dresser les cheveux sur la tête, de prisonniers devenant fous, se suicidant dans leurs cellules. On raconte l’histoire d’un geôlier dont les cheveux blanchirent en une seule nuit et qui fut relevé de ses fonctions pour démence. On vida finalement les lieux. À l’époque des Lumières, de fins philosophes en prirent possession pour une bouchée de pain. Dérangés dans leur travail par les bruits de pas et d’armes qu’ils entendaient quotidiennement, ils en firent don à une institution religieuse qui le transforma en orphelinat. On ne sait pas dans quel état de santé mentale en sortirent les jeunes orphelins, mais on a retrouvé la trace d’une correspondance entre la mère supérieure de l’époque et un prêtre exorciste qui apparemment venait dépanner, de temps en temps… (Tyfenn bâilla aussi discrètement que possible ; même lorsqu’il parlait de fantômes, monsieur Paul savait être soporifique). Bref, depuis, vous ne l’ignorez pas, cet établissement est un collège et j’ajouterai : de très bonne réputation. – Et moi, j’ajouterais que c’est une très bonne idée d’en 88


avoir fait un collège… – Faites-nous grâce de votre cynisme. Nous avons des raisons de penser que tous les fantômes n’ont pas rejoint les limbes où on les attend… – Je confirme ! – Cessez de m’interrompre ! Il y a une quinzaine d’années, une jeune fille comme vous avait attiré l’attention de l’un d’entre eux. Grâce à cette collégienne, qui est courageusement allée à sa rencontre, le spectre a été identifié et reconduit à la frontière. Nous avons remarqué que certaines manifestations se reproduisent depuis que vous êtes ici. Mais vous, à la différence de cette brillante fille, vous ne faites rien ! Quand allez-vous vous décider à aller provoquer les présentations ? Tyfenn, piquée au vif, se sentait vaguement insultée. – Ce soir ! répondit-elle, une main sur le cœur. Puis, très droite, très digne, elle se leva et se dirigea vers la porte. Mais comme elle allait sortir, elle se tourna et questionna : – Mais, au fond… quel rapport avec le squelette du cagibi ? – Aucun. Il s’agit d’Oscar, le squelette de la salle de biologie. Il a fait une mauvaise chute, s’est brisé deux côtes et est en attente de réparation. Alors voilà, on y était. Tyfenn était au pied du mur, elle ne pouvait plus reculer. De toute façon, elle devait voir Dorian le lendemain et ne pouvait pas lui dire qu’elle s’était dégonflée. Vers vingt-deux heures, elle prépara ses affaires, jeta dans son sac un bloc de papier à lettres et un stylo, confia à Eline ses dernières volontés au cas où cela tournerait mal et se dirigea vers le bâtiment principal. Les

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couloirs étaient déserts, ses pas résonnaient dans la nuit et il lui semblait, de temps en temps, entendre des gémissements provenant des murs. Une musique lointaine lui parvenait, mais comme elle se trouvait dans un état un peu second et vulnérable, elle se demanda si ce n’était pas la chanson de Lisa qui lui revenait en mémoire. Elle prit une longue inspiration avant de pénétrer dans la salle. La porte lui sembla grincer plus encore que d’habitude. La musique qu’elle entendait en fond avait cette fois des allures de chant guerrier, et ce n’était pas fait pour la rassurer. La lumière éclatante occupait la moitié de la pièce et le fantôme semblait assis à une table invisible. Il jouait aux cartes. Avec qui ? Ils étaient donc plusieurs ? Pourquoi Tyfenn ne voyaitelle que lui ? La jeune fille se glissa sans bruit jusqu’à son bureau, s’assit et sortit une feuille de papier. Elle tremblait plus que jamais et ses jambes étaient en coton. Elle serrait contre sa poitrine l’amulette, qu’elle pouvait sentir à travers son pull. Soudainement, la musique cessa. Le fantôme se leva d’un bond et la lumière disparut. Tyfenn aurait aimé actionner l’interrupteur, mais elle savait que c’était déconseillé. Seule la pleine lune envoyait un halo de lumière à travers la fenêtre. Tyfenn, tête baissée, essayait de se concentrer sur sa page sans penser au monstre qui se rapprochait dangereusement d'elle. Chacun de ses pas lui arrachait des plaintes sourdes, comme si sa jambe le faisait souffrir. Il était toujours armé, mais son épée paraissait beaucoup plus grande que la dernière fois. Il tenait fermement son bouclier de la main gauche, et Tyfenn n’eut pas le courage de le regarder en face pour en apprendre plus sur sa tenue. L’homme était vraiment très grand et il se produisait comme un courant d’air glacé à chaque fois qu’il faisait un geste. Ses pas faisaient grincer le plancher qu’il 90


n’y avait pas et on pouvait même entendre les hennissements d’un cheval, comme si les bruitages qui accompagnaient ce spectre avaient été enregistrés à une autre époque. La musique, les pas, les gémissements, c’était la bande originale de sa vie. L’homme s’arrêta à quelques centimètres de Tyfenn, qui commençait à mouiller sa robe. Il leva bien haut son épée, comme pour appeler à lui une armée. La collégienne sentit ses forces l’abandonner, ses genoux claquaient et s’entrechoquaient et elle crut un instant qu’elle allait perdre connaissance. Mais c’est alors que sa main se mit à la démanger. Sans porter plus d’attention au spectre, elle se mit à écrire furieusement, avec une impressionnante rapidité. Elle noircit ainsi plusieurs pages, d’une écriture fine et serrée qui n’était pas la sienne, exécuta quelques croquis illisibles et termina d’une formule écrite d’un trait. Lorsqu’elle put poser son stylo, le fantôme avait disparu. Alors, sans demander son reste, elle rassembla ses feuillets et sortit. En salle des profs, ses professeurs, parés de leurs ridicules tenues blanches et soigneusement encapuchonnés, attendaient avec anxiété. Tyfenn entra sur ses jambes flageolantes, fit quelques pas et se laissa tomber sur la première chaise à sa portée. Puis elle tendit ses feuillets. – Magnifique ! s’exclama monsieur Morel, nous allons déchiffrer tout cela. Et pendant que madame Françon et madame Batret se préparaient à l’exercice compliqué de la version latine, d’autres professeurs entouraient Tyfenn, lui servaient à boire et tentaient de l’apaiser. Monsieur Paul observait les symboles qui ornaient la dernière page. Une croix, c’était

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assez banal et plutôt répandu dans l’histoire de France. Ce qu’il avait plus de mal à identifier, c’était cette dinde… – Je sais ! s’exclama tout à coup le professeur d’anglais, c’est un pèlerin qui est revenu d’Amérique ! Cette dinde, c’est une allusion à Thanksgiving ! Le fantôme veut nous mettre sur la voie en nous faisant comprendre qu’il est allé aux États-Unis d’Amérique. C’est probablement… Lafayette ! Monsieur Morel consulta un gros registre posé sur la table. – Je vous rappelle que monsieur le marquis de Lafayette a été identifié et reconduit en 1896, suite aux bons soins de monseigneur Cautelle. Tyfenn était impressionnée, il y avait un registre de tous les morts célèbres qui avaient séjourné ici ! – Je peux jeter un œil ? – Sûrement pas ! répondit monsieur Morel, dont l’intonation était sans appel. Ce fut madame Françon qui retint l’attention de l’auditoire en s’écriant : – Deus Vult ! Comme ici… Et, tout en parlant, elle pointait du doigt une inscription gravée au-dessus de la porte. La même. Cette fois, c’était certain, on tenait une piste. Elle enchaîna, à l’adresse du professeur d’anglais : – Vous pouvez aller vous rhabiller avec votre dinde de Thanksgiving, cette devise était celle des croisés. De plus, les chevaliers qui partaient pour la Terre Sainte avaient tous, cousue sur leurs vêtements, une croix pattée comme celleci ! Nous sommes sur la bonne piste ! Le texte avait été traduit en partie, mais pour le moment, il restait obscur. Cela ressemblait à un recueil de fragments de chansons de gestes, de ceux que l’on est obligé d’étudier en 92


cours de français sans rien y comprendre et qui vantent les mérites de tel ou tel héros tombé glorieusement au combat malgré les prouesses accomplies par son épée magique. Le proviseur adjoint proposa à tout le monde d’aller se coucher et de reprendre les investigations le lendemain. Ils méritaient une bonne nuit de repos : ils avaient fait un petit pas pour l’homme et un minuscule pour l’humanité. Mais ils sauraient s’en contenter.

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Il faisait à nouveau beau temps et un petit rayon de soleil accompagna Tyfenn dans sa course jusqu’au colombier. Mais arrivée à l’orée du bois, une agitation inhabituelle l’arrêta. Il lui semblait discerner une activité intense près de son lieu de rendez-vous. Des bribes de conversation, des cris d’animaux… Elle s’approcha et ce qu’elle vit alors lui coupa le souffle, plus violemment qu’un grand coup de poing dans l’estomac. Le vieux colombier était toujours en place… mais il était flanqué d’un château, ou plutôt, un château était flanqué du colombier et d’une tour, et sous une énorme porte cochère se tenaient deux gardes armés. Un homme assez petit, cheveux hirsutes et vêtu comme le dernier des mendiants, chargeait un âne de sacs qui paraissaient peser une tonne. Son fardeau chargé, il tira l’âne par la bride et s’en fut en direction de la forêt. Tyfenn s’approcha pour lui demander où elle était, mais le gueux ne tourna même pas la tête et continua son chemin. Soudain, un homme, tenant un cheval, apparut sous le porche. Il portait une longue tunique

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marquée d’une croix rouge, de laquelle dépassait une cotte de maille et une longue épée était plaquée contre sa cuisse. C’est alors que surgit, des quatre coins de la forêt, toute une population diverse et variée : des hommes, des femmes, des enfants, vêtus misérablement, armés de faux, de fourches, de bâtons et qui scandaient : « Dieu le veut ! Dieu le veut ! ». Un peu impressionnée, Tyfenn recula d’un pas et se dissimula derrière un arbre. Mais son attention revenait sans cesse au chevalier. À présent, il parlait à une jeune fille, qui s’était approchée à l’arrivée de la foule. Elle était belle comme une déesse, portait de longs cheveux blonds et soyeux, qui s’éparpillaient comme un voile d’or sur sa robe blanche et son beau visage était inondé de pleurs. Elle serrait dans les siennes les mains du chevalier et paraissait lui faire des promesses et des confessions. Le chevalier l’écoutait et semblait partager sa peine, mais avec une dignité qui ne laissait pas de place aux sentiments. Puis, avec fierté et conviction, il enfourcha son cheval, tendit le bras droit dans un geste de victoire, et s’écria « Dieu le veut ! » Son cri fut couvert par les acclamations de la foule. Il s’avança, fendit la masse vivante agglutinée devant lui, tandis que la jeune fille, les deux mains sur le cœur, sanglotait silencieusement. Alors, de sous le porche, surgit une armée entière de chevaliers, tous parés de la croix pattée rouge, tous l’épée à la main brandie victorieusement. Ils s’élancèrent au galop à la suite de leur commandant et furent bientôt imités par la foule qui suivait en courant, en scandant des slogans guerriers. L’agitation était telle que Tyfenn sentait la terre trembler sous ses pieds. Jamais elle n’avait vu quelque chose d’aussi impressionnant. Lorsque la dernière silhouette disparut de son champ de vision, elle jeta un dernier regard vers le château. Assise dans l’herbe, la tête entre les mains, 95


une jeune femme pleurait. Tyfenn fit un bond et se réveilla en sursaut. La première image qu’elle vit fut celle, déconcertante, d'Eline penchée sur elle. – Ben alors, tu as l’intention de faire une grasse mat’ ? Je sais que c’est bientôt les vacances, mais quand même ! Tyfenn eut du mal à reprendre ses esprits. Le réveil avait dû sonner depuis longtemps et presque tout le monde était prêt. Elle devait s’activer. Les professeurs avaient les traits tirés. Tyfenn n’était pas la seule à avoir mal dormi. Les cours manquaient singulièrement de dynamisme et cette atonie contagieuse gagnait progressivement tous les élèves de la classe. Madame Françon créa la surprise en décidant, pour la première fois depuis vingt ans, de tenir son cours à l’extérieur. Sous prétexte d’étudier la flore de la région (programme de géographie de… CE1) elle proposa une promenade dans la campagne, qui surprit tout le monde et soulagea Tyfenn. Madame Françon semblait songeuse, inquiète, comme si elle craignait que l’établissement où elle enseignait ne fût habité par un fant… Non, en fait, elle était morte de trouille, parce qu’elle savait que l’établissement était habité par… (tout est question de formulation, tout le monde l’aura compris). Eline sautillait en tirant de petits cailloux avec sa fronde et tant d’insouciance faisait du bien dans ce contexte, cela reposait tout le monde et Tyfenn put enfin baisser un peu la garde et se détendre. Ils ne tardèrent pas à croiser une classe de cours élémentaire, qui effectuait, comme eux, une journée de découverte, parce que c’était au programme de CE1. Les petits étaient plus

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disciplinés qu’eux, et avançaient en rang, bien sages, écoutant les explications de leur institutrice. Tyfenn sentit une main tirer la manche de son pull ; elle regarda : c’était un des petits cousins de Dorian ! Le retrouver, là, au milieu d’autres enfants, avait quelque chose d’inattendu et de saugrenu : un petit page, futur écuyer, qui traquait et emprisonnait les félons qui avaient osé courtiser la princesse, se retrouvait en sortie scolaire au milieu du tumulte d’une classe de CE1 ! C’était à la fois drôle et tellement rassurant. Cela tuait un peu la magie, mais la magie, après tout, tout le monde en avait eu son compte… – Bonjour, comment vas-tu ? demanda-t-elle en se baissant à la hauteur du gamin. – Tu as appris quelque chose sur le fantôme ? – Décidément, tout le monde est obsédé par cette histoire ! Et d’abord, comment tu sais ça toi ? Mais le petit, comme sa cousine, ne répondait pas aux questions. On devait les élever comme ça, dans la famille. – Ça avance, oui, petit à petit ; ça suit son cours. – Dorian dit qu’il faut que tu lui demandes de te faire un signe. – Je ne fais que ça, je te signale. – Non, tu le fais mal. Demande-lui un signe. « Je le fais mal, non, mais qu’est-ce qu’il en sait, ce gosse ! Je ne fais que ça, demander des signes, il me les livre au compte-gouttes, dans une langue qui n’est pas la mienne, estce que c’est faire preuve de bonne volonté, ça, peut-être ? » Elle avait réfléchi. Si les choses traînaient en longueur, elle avait espoir de rentrer chez elle pour les vacances sans avoir à se confronter à nouveau au spectre. Une fois chez elle, elle supplierait ses parents de la changer d’établissement pour la rentrée et elle n’entendrait plus jamais parler de fantômes. À 97


moins que, frustré, ledit fantôme ne la suive chez elle… D’un autre côté, elle sentait le désarroi des professeurs, qui voyaient le temps passer et leurs espoirs s’amoindrir. Avaitelle le droit de laisser les choses en l’état, elle qui était la seule à avoir le pouvoir de libérer cette âme errante ? La balade touchait presque à sa fin et déjà les murs austères de l’établissement scolaire découpaient leur silhouette à travers les branchages. – Je peux te parler ? La petite voix qui fit se retourner Tyfenn était douce, mais déterminée. Elle semblait plutôt dire : « Viens, il faut que je te parle. Tout de suite. » Émilien savait se faire obéir. Ils firent quelques pas ensemble, s’écartèrent un peu du groupe et Tyfenn eut le temps de remarquer dans l’herbe un scarabée, trois fourmis, une cannette vide, un caillou blanc et dans le ciel, un avion, un oiseau indéterminé et un cumulonimbus, avant que le jeune homme se décide à prendre la parole. – Tu sais… j’ai compris. Les poèmes, le rendez-vous manqué… j’ai tout compris. Et j’aimerais ne faire de peine à personne… Tyfenn était dépitée. Agréablement surprise qu’il ait compris, lui qui ne voyait pas plus loin que le bout de son nez, mais assez déçue par la peine qu’il allait causer à Eline. – Tu sais, reprit le jeune homme, c’était très généreux de ta part et cela m’a beaucoup touché. Les poèmes sont magnifiques. Malheureusement… Il s’interrompit et mis quelques instants avant de reprendre : – Malheureusement, je ne suis pas amoureux de toi. En fait, j’aime… Eline.

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Tyfenn sourit et prit une profonde inspiration. Cet aveu lui allait droit au cœur. Bon, d’accord, la mascarade n’avait pris qu’à moitié et Émilien l’avait démasquée et avait même cru qu’il agissait pour elle. Mais le résultat était bien celui qu’elle avait espéré. Ce qui pour elle n’était au début qu’un jeu pour taquiner son amie débouchait aujourd’hui sur la seule bonne nouvelle qu’elle eût entendu depuis longtemps. Elle n’avait plus envie de se moquer, elle était contente, c’est tout.

*** Les jours qui suivirent furent pourtant assez pénibles. Le muet reproche qu’elle pouvait lire dans les yeux des professeurs lui pesait et faisait naître en elle un douloureux sentiment de culpabilité. Mais que pouvait-elle faire de plus ? C’était le fantôme qui décidait des contacts, c’est lui qui avait le choix de se manifester ou pas, et depuis le temps qu’il traînait dans le coin, il ne devait plus être à une décennie près. Lorsqu’elle avait besoin de réconfort, elle allait voir le patient et courageux Dorian. Il semblait avoir apaisé les sentiments d’exaspération qu’il avait manifestés à son égard par le passé. Il n’évoquait plus le spectre, se contentant d’écouter Tyfenn sans parler, et de temps en temps lui prenait la main. Parfois il s’apprêtait à prendre la parole, puis se ravisait. On aurait dit que ses sentiments pour elle avaient évolué. Un jour, alors qu’elle était allongée dans l’herbe, il commença doucement : – Tu sais, les vacances seront bientôt là. Nous ne nous

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reverrons plus. Bien sûr, elle y avait pensé déjà. Elle aurait voulu lui dire que ce n’était pas grave, qu’ils pourraient se voir pendant l’été, qu’il serait le bienvenu chez elle… mais elle n’osa pas. À aucun moment elle n’eut le courage de formuler sa proposition à voix haute ; elle avait bien trop peur du mal qu’il lui ferait s'il refusait. Mais le jeune garçon ne semblait pas attendre de réponse à son observation, et se mit à fredonner un petit air paisible. Puis, sans prévenir, il se pencha sur Tyfenn et lui déposa sur les lèvres un long baiser. La jeune fille n’arrivait pas à y croire, et elle voulut prolonger autant que possible cet instant magique. Mais déjà Dorian se relevait. – Promets-moi, surtout, de ne pas partir en vacances avant d’être venue me dire au revoir. Puis il se leva et partit rapidement ; en quelques secondes il avait disparu, et Tyfenn avait cru voir une larme briller dans ses yeux. Un soir, alors que tous les pensionnaires étaient endormis, et que Tyfenn tentait de chasser ses idées noires en écoutant le dernier album de Elton John, elle sentit un sentiment étrange l’envahir, comme une présence tapie dans la nuit. Elle arrêta sa musique, ouvrit les yeux, à l’affût. Il ne passait rien à proprement parler, mais quelque chose d’anormal se tramait. Des grincements, des bruits de pas, encore. Tyfenn ne s’en inquiétait plus, même si cette omniprésence l’exaspérait parfois. La couverture tirée sur le nez, immobile comme une figurine de One Piece posée sur l’étagère d’une librairie, Tyfenn écoutait, observait, par de rapides mouvements des yeux, l’improbable événement qui n’allait

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pas manquer de se produire. La première manifestation surnaturelle fut sonore. Une petite musique lancinante, un murmure d’abord, à peine audible, qui montait tout doucement en puissance. Des fifres, des tambourins, un refrain festif et inquiétant, une ritournelle médiévale au refrain unique qui tournait en boucle, obsédante, entêtante. Des bruits de pas, différents de ceux qui grinçaient au plafond (et avaient cessé, d’ailleurs), les bruits de pas d’une foule nombreuse, marchant à l’unisson, une procession peutêtre, un défilé. Soudain, un cheval surdimensionné traversa le dortoir ! Tyfenn s’assit d’un bond. « C’est quoi ce délire ? » Le cheval repassa dans l’autre sens, personne ne le contrôlait, une selle inoccupée, prête à tomber, pendait sur son flanc, et un étrier traînait au sol, parfois soulevé et projeté en l’air par l’élan que lui donnaient les mouvements enragés du cheval fou. D’une impulsion qu’elle ne s’expliqua pas, Tyfenn sauta près du cheval, attrapa sa bride, et parvint à se hisser sur le dos de l’animal qui s’ébroua, poussa un hennissement sinistre, et partit au galop. Bizarrement, Tyfenn n’avait pas peur. Elle essayait de se convaincre que ce n’était qu’un rêve, et que, dans les rêves, tout peut arriver, sauf mourir. Le cheval traversa le couloir à vive allure, renversant au passage les enfants et leurs parents qui s’amassaient devant l’escalier. « Mais qu’est-ce qu’ils font là ? Il y en a plusieurs, disait monsieur Morel, plusieurs, tu parles ! Ils sont au moins mille ! » Le cheval s’engagea dans l’escalier et son cavalier frémit à l’idée des trois étages qu’ils allaient dévaler de cette façon. Elle n’avait jamais vu un cheval descendre un escalier, et n’imaginait pas la chose possible. D’un autre côté, elle n’avait jamais vu un cheval fantôme. Elle reconnut que le mélange des deux était plutôt efficace. Une fois dans le hall d’entrée, le cheval ralentit un 101


peu sa course et Tyfenn se prépara à descendre, croyant le périple terminé. Mais, contre toute attente, l’animal accéléra soudainement sa course, et, comme il allait s’écraser contre le mur, les contours d’une porte cochère se dessinèrent, encadrés d’une vive lumière orange. Les deux battants s’écartèrent pour les laisser passer. Derrière… une gigantesque place surpeuplée s’étendait à perte de vue. Au centre, juché sur une estrade, un homme charismatique, vraisemblablement un homme d’Église, haranguait la foule. Une foule nombreuse, compacte et disparate, qui s’écarta néanmoins pour laisser passer un homme encapuchonné qui agitait une crécelle. Un lépreux, à ne pas douter. Ces spectres n’avaient donc aucunement conscience du fait qu’ils étaient morts, sinon en quoi la menace d’une maladie aurait pu les effrayer ? Tyfenn se fraya un chemin à travers eux (« à travers » étant le mot approprié, puisqu’elle les traversait bel et bien), et aperçut soudain celui qui l’avait fait venir, son fantôme ! Debout, bien droit dans ses bottes, valeureux et digne, tel qu’il lui était toujours apparu. Il tendit une nouvelle fois sa grande main, et, cette fois, Tyfenn ne recula pas. Elle approcha la main, pour saisir celle du fantôme, mais la traversa. Il n’y avait pas moyen d’entrer en contact. Pas moyen. Elle repensa alors aux mots du petit. – Donne-moi un signe, s’il te plaît, je ne pourrai pas t’aider sinon ! Alors ses yeux tombèrent sur le bouclier du chevalier. Une bande d’or, un oiseau, une autre bande… un oiseau ? Elle regarda de plus près… un cygne ! C’était donc ça, un cygne (pas un dindon, évidemment, quel esprit est assez rustre pour exhiber un dindon en armoiries ?). Tout devenait clair dans sa tête. Elle fit appel à ses connaissances, les 102


vraies, celles qu’elle avait acquises en plongeant de temps en temps un œil distrait dans ses livres d’histoires. Le Chevalier au cygne, comme le surnommait Chrétien de Troyes, celui qui répondit à l’appel du pape pour aller mener la première croisade, celui qui fut sacré, avant de refuser modestement cet honneur, premier roi de Jérusalem ! Tyfenn articula distinctement : – Godefroy de Bouillon ? Alors, une rafale de vent balaya la place, et un tourbillon gigantesque se forma, emportant dans sa spirale la foule qui hurlait, se dématérialisait, engloutie à jamais dans les limbes d’où l’on ne revient jamais. La tornade s’approcha, stoppa net devant Tyfenn, s’évanouit brutalement, et une lumière blanche, acide, envahit l’endroit. Éblouie, la collégienne attendit quelques secondes avant de rouvrir les yeux. Elle était dans son lit. Elle ne pouvait pas y rester. Elle se leva, traversa les deux bâtiments, et se dirigea dans la salle 307. – Seigneur Godefroy ? appela-t-elle fermement, Seigneur Godefroy, vous êtes là ? Dans la pénombre apparut une silhouette. Un homme s’approcha. Il n’avait plus rien d’un fantôme. Il ressemblait plus à un vieillard fatigué. Il déposa ses armes sur une table, et marcha jusqu’à Tyfenn. – Merci, Tyfenn. Tu m’as délivré de ma trop longue errance entre ces murs. À présent je vais pouvoir retrouver les miens. Souviens-toi toujours du pauvre sire Godefroy ! – Attendez ! cria la jeune fille. Attendez, dites-moi : pourquoi m’avoir choisie ? Pourquoi moi ? Mais le preux chevalier ne l’entendit pas. Déjà un tourbillon se formait au fond de la pièce, et le fracas épouvantable qu’il engendra étouffa la question. Une vive lumière violette aveugla Tyfenn, et un vent violent la fit frissonner. Le 103


chevalier, immobile, attendait, main sur le cœur, que la terrible spirale l’absorbe pour le conduire au lieu de sa dernière demeure. Il avait attendu ce moment durant des siècles. Soudain, le tourbillon s’immobilisa, la gueule béante, comme un long tunnel de lumière, et des sons mélodieux emplirent la pièce. Le spectre s’engouffra sur cet étrange chemin, qui se referma et disparut aussitôt. Tyfenn ne saurait jamais pourquoi elle avait été choisie pour guider la mémoire du roi de Jérusalem. Comme elle allait sortir, elle remarqua un objet qui avait roulé à terre. C’était un vieux rouleau de parchemin, qui renfermait le résumé de la vie du chevalier Godefroy, en vers et en latin. À première vue, il s’agissait de la version originale du manuscrit qu’elle avait écrit sous la dictée, le soir où ses professeurs l’avaient envoyée seule à la rencontre du chevalier. Tyfenn s’en saisit et s’aperçut qu’elle avait le pouvoir étrange de le déchiffrer, sans effort. Elle se laissa tomber sur une chaise, absorbée par sa lecture, et ne se releva qu’après en avoir lu le dernier vers. La mort tragique du chevalier la fit sourire malgré elle. Empoisonné par une pomme ! Lui, le digne et preux chevalier, Avoué du Saint-sépulcre, noble conquérant parti en guerre à l’autre bout du monde, terrassé par… une pomme ! Les railleries de Gaëtane lui revinrent en mémoire : « Alors, on se prend pour Blanche Neige ? » Comme elle allait ranger l’objet et retourner se coucher, un petit papier, qui avait dû être enroulé avec le reste, tomba à ses pieds. Elle le ramassa : c’était l’arbre généalogique de Godefroy de Bouillon. Tyfenn l’observa attentivement, puis sourit. La réponse à sa question se trouvait là : Godefroy avait une sœur, oubliée par l’histoire : Brunehilde de Boulogne qui, selon le document, avait épousé, « en l’an de grâce 1161, sous la bénédiction de Monseigneur Samson de 104


Monvoisin, évêque de Reims », et en des noces « de grandes magnificences », un riche gentilhomme nommé Guillaume, seigneur de Françon Batret. « Voilà donc le fin mot de l’histoire… » songea Tyfenn.

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En s’éveillant, Tyfenn ressentit comme un grand vide. Aucun rêve n’était venu la visiter. Elle venait de vivre l’aventure la plus dingue, la plus incroyable, la plus extraordinaire de toute son existence, et ce matin, au réveil… rien. Aucun changement, aucune nouveauté, elle n’était ni plus belle, ni plus forte, n’était investie d’aucun super pouvoir. Elle avait espéré qu’au moins elle garderait la faculté de passer à travers les murs, ou celle, plus utile, de lire les pensées, ou, à la limite (mais vraiment s’il n’y avait rien d’autre en stock) la possibilité de faire ses lacets avec une seule main. Elle essaya, au cas où. Même pas. Ce n’était pas le plus frustrant : même la bouleversante révélation qu’elle avait reçue la veille n’aurait jamais aucun impact dans sa vie et elle lui serait à jamais impossible de faire reconnaître ses droits d’héritier sur la fortune des descendants de dame Brunehilde. L’histoire de France l’avait oubliée, et les fantômes aussi, par la même occasion. Elle s’était sentie chevalier l’espace d’un instant, le temps

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de déchiffrer son propre nom de famille sur l’arbre généalogique du grand, de l’illustre Chevalier au cygne, et à présent, déjà, c’était terminé. La vie allait reprendre son cours normal. Elle avait remis à monsieur Morel le rouleau de parchemin, comme un dédommagement de la part du fantôme pour ses neuf cent quatre années de loyers impayés. Elle s’était dit que ce document serait mieux entre les mains de latinistes et historiens aguerris (ce qui ne semblait pas être le cas du personnel de l’établissement) mais, après tout, si l’histoire du chevalier au cygne appartenait à l’Europe, son histoire post-mortem, elle, appartenait à ce collège. Tyfenn avait cependant pris la liberté d’emporter avec elle l’arbre généalogique, comme un lot de consolation. Personne ne semblait vraiment pressé ce matin-là, et il régnait une étrange sérénité que tout le monde percevait sans en connaître la raison. Sans doute attribuaient-ils ce sentiment aux vacances qui approchaient. Tyfenn ouvrit la fenêtre en grand et respira l’air frais de ce début d’été. Le soleil commençait à réchauffer la terre ; elle s’habilla et sans se justifier, se dirigea vers la forêt. On allait bien l’excuser pour aujourd’hui. Eline, le cœur léger, allait rejoindre son beau Émilien, et pour cette fois il n’aurait pas de mal à se passer d'elle. On était à deux jours des vacances, Tyfenn devait aller dire au revoir à Dorian, et lui donner rendez-vous pour l’année prochaine, peut-être… Pour la première fois elle se laissa aller à prendre son temps, et à apprécier les beautés de la nature. Tout lui semblait plus léger, et plus beau. Plus d’angoisse, plus de questions, une vraie libération. Si elle osait… ce serait peut-être le moment d’ouvrir son cœur et d’avouer ses sentiments. Elle marcha presqu’une heure, avant de comprendre qu’elle 107


s’était perdue. Comment était-ce possible ? Elle revint sur ses pas, marcha encore. Non, rien à faire. Elle reconnaissait les arbres, la clairière, elle entendait le doux murmure de la rivière qui dévalait joyeusement son chemin caillouteux, mais aucune trace du colombier. Au-delà des arbres, plus rien, seul un grand champ de maïs encore vert s’étendait devant, qu’un vieux paysan arpentait silencieusement. Tyfenn, fatiguée de chercher en vain, décida de lui demander son chemin. Elle s’approcha doucement du vieil homme, et eut du mal à dissimuler sa surprise lorsqu’il se retourna. C’était le grand-père de Dorian ! Pourtant, il ne sembla pas la reconnaître. Tyfenn le dévisagea avec insistance, avant de se rendre à l’évidence : ce n’était pas lui, bien que la ressemblance fût troublante. Elle l’interrogea au sujet du colombier, expliquant qu’elle avait l’habitude de venir à cet endroit mais qu’elle semblait cette fois s’être perdue. Le paysan prit un air désolé pour lui répondre que non, il n’y avait pas de colombier, ni dans le coin, ni plus loin, ni nulle part dans la forêt. Inquiète de paraître impolie, Tyfenn n’insista pas. Elle s’enquit alors de l’école, l’école élémentaire qu’elle n’avait jamais vue, mais où était scolarisé le cousin de Dorian. Elle espérait que le petit saurait lui indiquer où trouver son cousin. Là encore, le vieil homme était formel : aucune école dans le coin, aucun enfant – il n’y avait plus d’enfant depuis que les derniers villageois étaient partis s’installer en ville, et de mémoire de vieux paysan… il ne savait même plus à quoi ressemblait un enfant. « Un vieux sénile » pensa Tyfenn, et elle décida de continuer son chemin. Mais comme elle tournait les talons, l’homme, les poings derrière le dos et le regard perdu dans le vague, avait commencé un monologue, qui retint l’attention de la jeune fille. 108


– Les anciens racontaient… il y a longtemps (je n’avais pas ton âge, alors, tu penses !), qu’il y avait jadis à cet endroit précis un château, muni d’un… comment dis-tu ? Un colombier. Si l’on veut. Car pour seul oiseau, y était enfermé un faucon, le seul qui y menait une vie de solitaire, loin de tourments du monde. En hommage à sa prestigieuse lignée, et à sa grâce, on lui avait donné le nom de... Dorian. Pris d’amour pour une belle princesse, qu’il ne pouvait épouser puisque elle-même avait préféré à l’amour des hommes celui de la religion, il lui jura néanmoins fidélité dans ce monde et jusqu’après sa mort… Il était de ces jeunes hommes dont la vertu et la grandeur d’âme sont si grandes, que jamais il n’aurait été capable de briser son serment… Tyfenn n’en écouta pas plus, le monde sembla bouger sous ses pieds. Elle n’aurait pas su mettre un mot sur l’émotion qui lui nouait la gorge et lui faisait tourner la tête. Elle était bouleversée. Sans réfléchir, elle se mit à courir, aussi vite que ses forces le lui permettaient. Courir, pourquoi, pour aller où ? Pour rien, comme ça, juste pour se sentir vivante. Pendant cette fuite effrénée, tout lui revenait en mémoire : les moments d’absence de ce garçon hors du temps, son impatience à le voir délivrer la princesse, les pistes qu’il lui avait soufflées… Tyfenn courait et dans sa tête une petite voix lui criait, narquoise : « Dorian, un fantôme ! Ses cousins, ses attachants petits cousins : des fantômes ! Du vent ! Rien que du vent ! » Ses jambes eurent du mal à la porter jusqu’à l’internat. Plus d’une fois, elle perdit l’équilibre, et ses pieds sans arrêt se trouvaient entravés dans des ronces, buttaient sur des pierres. Elle était exténuée lorsqu’elle parvint dans la cour du

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collège. Eline en fut un peu effrayée. – Qu’est-ce que tu as ? Tu te sens bien ? – Dorian, balbutia Tyfenn pour toute réponse, Dorian… Elle s’interrompit. Eline n’avait jamais entendu parler de lui, elle ne pouvait pas comprendre. Combien Tyfenn s’en voulait à présent ! Elle aurait dû lui en parler, elle aurait dû, tant qu’il en était encore temps, lui montrer le colombier, qu’elle le voie de ses propres yeux. Quelle preuve lui restaitil, à présent, qu’elle n’avait pas rêvé ? Elle chercha à sentir à travers son pull le talisman protecteur ; il avait disparu. – Faux, tout était faux ! Du vent ! Elle s’allongea dans l’herbe, où elle passa une partie de l’après-midi, sans qu’aucune des paroles réconfortantes d'Eline ne réussisse à l’apaiser. Il lui tardait de rentrer chez elle et d’oublier tout cela. Dès son retour à la maison, elle irait chercher Antoine, et ils iraient ensemble boire un Coca. Avec un peu de chance, elle aurait l’autorisation de dormir chez lui, et ils passeraient la nuit à revoir tous les épisodes des Totally Spies. Comme la réalité lui semblait belle, simple et reposante ! Elle s’y accrochait désespérément pour ne pas devenir folle. Avant de rentrer à l’internat, elle aperçut le concierge qui, aidé du proviseur adjoint, tirait de lourdes caisses en dehors de la chapelle. Un peu plus loin, à l’abri des regards, ils avaient allumé un grand feu.

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L’heure du grand départ avait sonné. Les professeurs étaient réunis dans la cour et donnaient aux élèves leurs recommandations pour les vacances. « Des révisions sérieuses et régulières consolident les acquis de l’année ». Il était amusant de voir les collégiens acquiescer avec conviction, eux qui n’ouvriraient pas un bouquin de tout l’été. Quand ce fut au tour de Tyfenn de dire au revoir, madame Françon lui serra la main chaleureusement. – Merci, Tyfenn, de tout ce que tu as fait pour cet établissement. Elle voulut répondre (comme on le fait généralement lorsqu’on est bien élevé) que tout le plaisir était pour elle, mais cela n’aurait pas été sincère ; elle préféra se taire. – Je peux vous demander une dernière faveur ? J’aimerais revoir la salle avant de partir. – Mais bien sûr. Je t’accompagne. Le trajet s’effectua en silence. Tyfenn eut un petit pincement au cœur lorsque la porte s’ouvrit. À vrai dire, elle

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s’était attendue un peu à ce que la salle ait conservé une trace de cette aventure, mais non. Rien ne trahissait le récent départ du spectre qui l’avait habitée durant plusieurs siècles. Tout était intact, comme si rien ne s’était jamais passé. À un détail près : un des portraits des rois mérovingiens avait été décroché. – Oui, expliqua madame Françon, qui avait lu les pensées de Tyfenn, j’ai enlevé le portrait de Caribert II. Je vais le remplacer par celui de Godefroy de Bouillon. Après tout, qui connaît Caribert II ? Même moi je n’en ai jamais entendu parler. Et puis, Caribert… tu parles d’un nom ! Son sac sur le dos, Tyfenn s’apprêtait à prendre le chemin de la gare ; le bus de ramassage l’attendait déjà. – On aura passé du bon temps dans ce bahut finalement. Tyfenn se retourna. Eline lui tendait la main. – Oui, en quelque sorte… en tout cas, ce fut mouvementé. Les collégiennes se promirent de s’appeler souvent pendant les vacances, et de se voir, pourquoi pas, pour réviser… ou jouer à la crapette. Debout sur la première marche du bus, Tyfenn se retourna et, tendant le bras vers le bâtiment principal, elle clama : – Adieu, spectres de toute espèce, dormez bien dans les limbes éternels ! Elle n’entendit pas, à cause du moteur qui venait de se mettre en marche, le rire démoniaque qui accompagna ces mots, ni le terrible craquement du plancher.

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