Un pays mal enchantĂŠ
L'aventure du confinement
Vanina Noël
Un pays mal enchanté
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Ma fille, ma chérie d'amour, tu es mon rayon de soleil, tu égayes mes journées (après avoir égayé mes nuits). Profites de cette histoire et vie pleinement la tienne. Toi qui est pleine de vie, pleine d'idées toujours aussi farfelues... Tu me combles de bonheur et me fais rire. Reste cette petite fille pleine d’énergie toujours à la recherche de nouvelles aventures. Profite de ta vie, fais toi tes expériences et découvre notre monde en l'explorant, toi qui aimes tant découvrir. Sache que je veillerai toujours sur toi et serai toujours là pour toi, alors profites de chaque instant mais ne t’éloignes pas trop.
Où l'on fait la connaissance du personnage central, Eline Il était une fois, il n’y a pas si longtemps, une charmante famille issue de la haute aristocratie, dont l’arbre généalogique plantait ses racines loin dans l’histoire de France. C’était vraisemblablement une famille de comtes, ou de marquis, ou un autre truc dans ce goût-là, et le chef de famille exerçait un métier qui lui donnait de lourdes responsabilités et un grand pouvoir de décision. Leur somptueuse maison, qui s’élevait sur plusieurs étages, trônait à l’entrée de la ville et donnait sur un petit jardin fort sympathique. Elle comportait de très nombreuses pièces, décorées avec raffinement, et dont les meubles étaient répertoriés au patrimoine mondial de l’UNESCO*, c’est-àdire qu’ils étaient tellement précieux, que chaque citoyen du monde devait œuvrer pour leur protection et leur conservation (*l’Unesco, c’est une bande de copains qui font plein de choses, dans leurs bureaux, à Paris, et qui s’occupent, entre autre, de protéger des endroits, ou des monuments, qui sont importants pour l’humanité, même si 8
nous, on a l’impression parfois que cela ne nous concerne pas). Cela ne signifie pas que cette famille était particulièrement intéressante, ou bien élevée, ni qu’elle avait des idées spécialement nobles ou altruistes, mais cela montrait en revanche qu’elle était riche, très riche. Si je vous disais que le père se nommait Arthur-ÉdouardCharles-Henri-Auguste de la Roche Brisée, et son épouse Huguette-Valentine-Marguerite-Marie-Louise de la Motte d’Argile Verte… alors vous me remercieriez de ne pas vous énumérer les autres membres de la famille. Car ce charmant couple n'avait pas moins de dix enfants, qui portaient chacun cinq prénoms, si bien que leur *livret de famille était en trois tomes (*un livret de famille, c'est un petit livre vert que toute famille conserve dans un tiroir, qui traîne sans arrêt mais que l'on ne trouve plus quand on en a besoin. À l'intérieur, on peut voir la date de mariage des parents, les dates de naissance de tous les membres de la famille. Et surtout, on peut y trouver tous les prénoms des frères et sœurs, même ceux qui sont tellement ridicules qu'on oublie toujours de les mentionner), et comme en plus ils se ressemblaient tous, même leurs parents ne les appelaient pas, par peur de les confondre. Depuis longtemps ils s’étaient résignés à les numéroter, et pour faciliter l’opération, ils avaient acheté un lot complet de maillots de l’équipe de foot de Saint-Étienne de 1984, afin que chaque enfant puisse avoir son numéro affiché dans le dos. Ainsi, l'aîné s'appelait Un, le deuxième, Deux, etc.
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Les enfants Un à Dix étaient cependant des écoliers ordinaires, que l’on voyait souvent jouer au ballon dans le jardin, le dimanche, en sortant de la messe, et qui attendaient avec impatience la prochaine grossesse de leur maman, pour avoir enfin un gardien de buts. Ailleurs en France, dans un autre village, un autre département, se trouvait un autre logement, un tout petit peu plus modeste, dans laquelle les habitants étaient un peu moins nombreux, et dont le nom de famille était un peu plus court. On l’aura donc compris (ou pas), c’est bien chez les Jeansen que se situera mon histoire, et si vous avez pris le temps de lire la description du début, vous vous êtes ennuyés pour rien (mais vous avez appris deux mots). Les Jeansen constituaient une famille bien ordinaire : un beau-papa qui travaillait beaucoup, une maman qui cuisinait fort bien, et trois enfants, dont une charmante petite fille, qui répondait au doux prénom d'Eline. Comme ce livre est dédié à Eline, je pourrais dire qu’elle était la plus douce, la plus gentille, et la plus adorable des petites filles, malheureusement cela ne serait pas tout-à-fait vrai. Car comme tout enfant de son âge elle avait de nombreuses qualités, mais aussi quelques défauts. Par exemple, elle était parfois un peu bruyante, ce qui n’est pas la meilleure stratégie pour se faire des amis ou entretenir de bonnes relations de voisinage. Elle avait aussi un caractère bien trempé, doublé d’une bonne dose de mauvaise foi et 10
éprouvait parfois quelques difficultés à reconnaître ses torts. En apparence, elle avait tout d’une petite fille modèle : de jolis cheveux châtain clair, des yeux d'une délicieuse nuance brune, une peau de lait comme on n’en voit que dans les contes, et parfois même elle savait être adorable, souriante et gentille. Elle était d’une intelligence vive, mais comme personne en ce bas-monde ne peut prétendre être parfait, lorsqu'elle était contrariée, en général, tout le monde le savait. Elle avait une très bonne amie, qui se prénommait Lisa, et quelques camarades avec lesquels elle s’entendait relativement bien – jusqu’à un certain point. Comme toutes les petites filles, elle était rêveuse, et aurait tellement aimé, de temps à autres, s’évader dans un de ces contes féériques où tout se termine toujours bien, où les enfants ne vont pas à l’école car ils préfèrent s’amuser à couper du bois dans la forêt, et où les ogres dévoreurs d’hommes sont assez stupides pour se laisser manger par des chats. Elle n’imaginait pas encore, à ce moment du récit, qu’il existe dans un monde parallèle, un royaume dont la porte donne pile poil sur la gare de Longwy, un pays où les contes prennent vie, où tout est magie et mystère. Dans cet endroit féérique, les fées, les dragons et les chevaliers existent (les méchantes reines aussi) et il est possible d’y vivre de merveilleuses aventures. Ce monde renferme différents pays, tous plus étranges les 11
uns que les autres, et bien souvent, c’est le caractère des gens qui y détermine les histoires qui s’y passent. Il arrive parfois qu’un enfant soit propulsé là-bas, soit parce qu’il mérite d’être récompensé, soit parce qu’il en a formulé le souhait. La seule condition pour que le séjour se passe agréablement, est que le voyageur soit en parfaites dispositions pour cela, et qu’il accepte de vivre des instants magiques. Aussi, si un jour nous avons l’opportunité de partir pour cette fabuleuse destination, et que ce jour-là notre humeur ne s’y prête pas, il est préférable de différer son départ, pour ne pas gâcher la seule occasion qui nous est donnée de vivre un conte de fées, car cela n’arrive qu’une fois dans une vie, au grand maximum. Ce matin-là, Eline n’y pensait pas, car elle ignorait absolument tout ce que je viens de vous dire. Cependant, elle était sur le point de vivre, sans le savoir, un moment unique de son existence…
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Où l'on se rend compte qu'Eline n'a jamais de chance. Ce mardi-là, la journée commençait fort mal pour Eline. Réveillée très tôt par Lisa, en vacances à la maison, elle n’avait pas réussi à se rendormir et s’était levée déjà fatiguée. Il était sept heures, et Eline était déjà de mauvaise humeur. Elle s’attabla pour déjeuner, et lorsque Lisa entra dans la cuisine pour faire de même, Eline, distraite, laissa échapper son bol de chocolat sur son pantalon, et en profita pour accuser Léna. D’ailleurs elle avait bien raison. Quoi de plus énervant, de bon matin, alors qu’on est tranquillement en train de déjeuner en tête à tête avec sa mauvaise humeur, que de voir arriver dans la cuisine Lisa tous sourires qui vous salue d’un joyeux « bonjour ! »… N’importe qui aurait renversé son bol, certains même l’auraient fait exprès. Bref. Il s’en suivit une dispute qui aurait pu durer des heures, et durant laquelle Eline traita Lisa de tous les noms (enfin, pas tous, mais quelques-uns), déclenchant la colère 14
de sa maman, qui avait tout entendu, et qui naturellement prit la défense de Lisa. On l’aura compris, le monde entier s’était ligué ce jour-là contre Eline. Difficile journée qui s’annonçait pour l'écolière… Pourtant, lorsqu’elle claqua la porte pour partir à l’école, après avoir crié à sa famille qu'elle « les détestait tous », elle tenta de se calmer et de faire le vide dans sa tête. Malheureusement, il est des jours où rien ne va comme on l’aurait souhaité. Ces jours de malchance, nous en avons tous eu dans notre existence, au moins une fois. Rappelez-vous : ne vous est-il jamais arrivé de vous cogner le pied au réveil, avant de faire tomber votre tartine beurrée du mauvais côté, puis de constater une coupure d’eau pendant votre douche, pour courir après un train que vous avez raté après vous être pris les pieds dans la bandoulière d’un sac et vous être fracassé la cheville sur le quai, devant trois cents personnes ? En général, dans ce genre de situation, on se dit qu’on aurait mieux fait de rester couché. Malheureusement, pour Eline c’était encore plus grave, car elle faisait partie des gens qui ont tellement la poisse, que même si elle était restée couchée, il y aurait eu un tremblement de terre et le plafond de sa chambre se serait effondré sur elle, puis un raz-de-marée géant venant de nulle part aurait emporté les débris. C’est ce à quoi elle songeait sur le chemin de l’école, en essayant tout de même de se réjouir du programme de la journée, car beaucoup de bonnes choses l’attendaient.
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Monsieur Fredric, le maître, avait programmé un atelier dictionnaire : rien de bien compliqué, quelques recherches à effectuer par groupes de deux élèves, une sorte de grande récréation en somme. Puis à la cantine, à l’occasion de la semaine du goût, le menu prévoyait son plat préféré : les courgettes ! Enfin, l’après-midi, elle devrait réciter devant toute la classe la poésie qu’elle avait passé tout le week-end à apprendre, et qu’elle connaissait sur le bout des doigts : « Il pleure dans mon cœur ». Avec un programme comme celui-là, les choses allaient s’arranger, c’était certain, il fallait juste qu’elle veille à ne pas passer sous une échelle ni à rencontrer un chat noir. Et pourtant !... Malgré sa vigilance, il lui suffit de jeter un coup d’œil à l’intérieur de la classe pour comprendre ce qui l’attendait. Monsieur Fredric était malade, et c'est une remplaçante qui devait assurer les cours toute la semaine. Et non seulement Eline n’aimait pas les remplaçantes, mais en plus, cette remplaçante-là n’aimait pas Verlaine ! Ainsi, lorsqu’elle interrogea les élèves, ce ne fut pas pour leur faire réciter « Il pleure dans mon cœur », mais « Pour faire le portrait d’un oiseau » ! L'écolière était dans tous ses états : elle n’avait jamais appris cette poésie, et cela la contrariait fortement. Comme si elle l’avait senti, la remplaçante se tourna directement vers elle pour demander d’un air sadique : « Eline, veux-tu bien venir au tableau et réciter ta poésie ? (Oui je sais, la phrase semble courtoise, pourtant je vous assure que la remplaçante avait un air sadique).
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— Oui… Alors… « Pour faire le portrait d’un oiseau… » Eline s’arrêta net. À part le titre, elle ne connaissait rien. L'institutrice voulut l’aider en lui soufflant le début : « Peindre d’abord… » Ok. Eline avait saisi. Il s’agissait d’expliquer de quelle manière il fallait s’y prendre pour peindre un oiseau. Vu comme cela, c’était facile, il lui suffisait d’improviser, et avec un peu de chance elle tomberait juste. « Peindre d’abord… la tête, sans oublier le bec… » Toute la classe se mit à rire… toute la classe, sauf la remplaçante, qui ne trouva pas cela drôle du tout. « Tu n’as pas appris ? — Si ! Mais je crois que je n'ai pas eu le bon texte. J’ai appris : Il pleure dans mon cœur… » La remplaçante n’en crut pas un mot, car durant sa carrière on lui avait souvent fait le coup. Après avoir été durement réprimandée, Eline se résigna, puisque telle était la punition, à rester en classe pendant la récréation pour copier vingt fois ce poème qui, en plus, selon elle, était idiot, puisque chacun sait que pour faire un portrait d’oiseau, il est bien plus intelligent de commencer par la tête, plutôt que par la cage ! Bien sûr elle était déçue, d’autant que Garance avait apporté de nouveaux Pets Shop pour jouer dans la cour. Après la récréation, le cours reprit, et Eline fut très énervée de constater que tous les autres élèves connaissaient leur poésie sur le bout des doigts. À midi cependant, c’est d’un pas allègre qu'elle se rendit au
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réfectoire où son plat favori qui devait l’attendre ne manquerait pas de la réconforter. Mais comme un malheur n’arrive jamais seul, on s’en doute bien, le repas prévu fut annulé et remplacé par une spécialité qu'Eline avait en horreur : les choux de Bruxelles. « Tout m’afflige et me nuit et conspire à me nuire !* » aurait pu s’écrier Eline si elle avait été plus grande et si elle avait montré un intérêt appuyé pour le théâtre classique du XVIIe siècle… au lieu de cela, elle se contenta de jurer d’une façon fort peu élégante pour une petite fille, aussi je préfère ne pas retranscrire ses paroles. (*c’est une phrase que prononce Andromaque, dans une pièce de Racine, parce qu’à cette époque-là, quand les gens étaient très énervés, ils levaient les bras au ciel et ils faisaient de grandes phrases qui rimaient ; plus ils étaient tristes et plus c’était un plaisir de les écouter). Et le pire était encore à venir ! Car la journée récréative autour du dictionnaire tourna elle aussi bien vite au cauchemar lorsqu'on dû former les groupes, et qu'Eline se retrouva à travailler aux côtés de son pire ennemi : Yanis ! Le fameux Yanis ! Celui dont les poches étaient si grandes qu'il pouvait subtiliser plus d’un objet à l’heure ! Sa réputation de voleur n’était plus à faire, et Eline y avait laissé tous ses stylos à le fréquenter de trop près. Yanis avait volé la plupart des livres de la bibliothèque, la vaisselle du réfectoire, et un des bancs de la cour de récré. On racontait même qu’un jour il avait volé un car entier de correspondants bulgares ! Bref, Eline craignait le pire, et elle
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avait bien raison, car au bout de dix minutes de recherches, elle s’aperçut qu’il manquait la moitié des mots dans le dictionnaire, si bien qu'elle ne put pas faire son travail correctement, et écopa d’un beau deux et demi sur vingt. Lorsqu’elle rentra chez elle après l'école, elle était tellement désespérée qu'elle passa par inadvertance sous une échelle, d’où un pot de peinture chuta juste devant elle, en éclaboussant ses vêtements.
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Où l'on apprend l'existence du Pays Mal Enchanté. De retour à la maison, sa maman hurla lorsqu’elle s’en aperçut. Eline jura qu’elle n’avait pas fait exprès, mais sa maman crut qu’il s’agissait d’une détestable ruse pour se venger de la dispute du matin. Lorsque son beau-père prépara le diner, il lui demanda comment s’était passée sa journée, et si elle avait eu de bonnes notes. Elle eut toutes les peines du monde à justifier son deux et demi par le fait que Yanis avait volé les mots du dictionnaire, et on ne la crut pas non plus lorsqu’elle annonça que sa mauvaise note en poésie était due à un changement de programme de Monsieur Fredric. C'est alors que ses parents la punirent et l’envoyèrent dans sa chambre. Un mensonge, passe encore, mais trois en dix minutes, ce n’était pas possible. Eline, en regagnant sa chambre, passa devant le salon, où son beau-père et Lisa se captivaient pour un dessin animé 21
palpitant. L’intrigue consistait à deviner si le poisson bleu allait passer avant le rouge, et combien de temps Lisa allait résister avant de s’endormir. Eline, jalouse, ne put s’empêcher au passage de leur lancer quelques reproches totalement justifiés : « Si tu n'avais pas été là Lisa, je me serais couchée moins tard hier, et surtout j'aurais été réveillée moins tôt ce matin. J'aurais été moins fatiguée, et de meilleure humeur. Je n'aurais pas renversé mon bol de chocolat, et j'aurais même eu le temps de m'ennuyer un peu avant de partir pour l'école. Alors, pour m'occuper, j'aurais appris comment faire le portrait d'un oiseau. La remplaçante ne m'aurait pas détestée, et pas forcée à travailler avec Yanis. Je n'aurais pas eu de mauvaise note, je n'aurais pas été privée de récré, et je ne serais pas passée sous une échelle en rentrant. Et on ne m'aurait pas accusée d'avoir fait exprès de me salir. » Lisa ne protesta même pas. Pas seulement par habitude, mais plutôt parce que le poisson vert avait été dépassé par un jaune, fait extraordinaire tout à fait inattendu. Soudain une voix se fit entendre depuis la cuisine : « Eline ! Viens voir ici tout de suite ! — Quoi encore ? — Déjà, tu ne me parles pas sur ce ton, et en plus tu n’as pas rangé ta chambre ! Alors vas-y immédiatement, et quand tu auras fini, fais tes devoirs ! Tu as eu assez de mauvaises notes pour la semaine ! Ah et tiens, pendant que tu y es, va faire la vaisselle, pour te punir de ton insolence ! » Il était décidément bien difficile d’être une petite fille dans cette maison. Ou plutôt, il était bien difficile d’être Eline, à
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la maison comme à l’extérieur. Elle était excédée. Personne ne la comprenait dans cette famille ! C’était décidé, elle allait s’enfuir. Mais où ? La gare n’était pas loin, elle pouvait se cacher dans un train et partir à l’aventure. Oui mais voilà, une fois sur place, de quoi allait-elle vivre ? Elle fit un inventaire rapide des objets soigneusement rangés dans sa chambre. Peut-être qu’en vendant ses Playmobils elle aurait de quoi vivre pendant un jour ou deux ? Ensuite, elle chanterait dans les rues pour gagner un peu d'argent... Elle attrapa un sac de voyage, afin de rassembler le strict nécessaire : quelques robes, quelques pulls, deux ou trois paires de chaussures, quelques-uns des livres qu'elle n'avait pas eu le temps de lire, quelques Pets Shop, un manteau léger pour l’été, une doudoune pour l’hiver, Minnie, un maillot de bain, au cas où, un yoyo cassé (ben quoi ? Ça peut toujours servir !)… Lorsque le sac fut rempli, ainsi que les trois valises qui l’accompagnaient, Eline comprit que son projet n’était pas réaliste. L’espace d’un instant elle se rappela avoir lu quelque part qu'il existait dans une autre région une famille très riche, qu'on appelait les Roche-Brisée de la Motte d'Argile Verte, qui aimaient beaucoup les enfants et qui, sans doute, seraient prêts à l'adopter. Après tout, un enfant de plus ou un de moins, ils n’étaient plus à cela près. Puis elle se rappela les 23
maillots de foot, et la messe du dimanche matin, et s’effondra en larmes sur son lit. C’est alors qu’un petit bruit se fit entendre quelque part dans la pièce. Eline sursauta et chercha des yeux d’où cela pouvait provenir. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’elle aperçut, sur le sol, un petit bonhomme, haut d’une dizaine de centimètres tout au plus, vêtu de vert, avec un chapeau hautde-forme sur la tête ! Imaginez-vous à sa place ! Quelle serait votre réaction si vous voyiez apparaître sous vos yeux ébahis un de ces personnages imaginaires qui traditionnellement n’existent que dans les contes (et encore, pas dans tous…) ? Sans doute vous frotteriez-vous les yeux, croyant à un rêve, ou vous mettriez-vous à genoux, croyant à un miracle ? Eline était une enfant très pragmatique, c’est-à-dire qu’elle préférait agir plutôt que réfléchir. « Sors de ma chambre ! » lui cria-t-elle, tout en cherchant à l’écraser. « — Ne fais pas cela, malheureuse ! se défendit le farfadet. Ne sais-tu pas que je suis une espèce protégée, et que tu risques gros en m’écrasant ? » Eline alors s’approcha du bonhomme, l’attrapa par le bas de sa redingote, et le posa dans sa main. « Si tu me laisses partir, continua le farfadet, je t’offrirai l’opportunité de formuler un vœu, et je répondrai à une question de la plus haute importance, car je suis doté de pouvoirs magiques et je détiens l’absolue vérité. »
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Eline réfléchit. « Je voudrais que tu me débarrasses de ma famille. — Ah oui ? C’est embarrassant. Vois-tu, je ne peux supprimer personne, et je ne voudrais pas exaucer un vœu que très certainement tu finirais par regretter. Par contre, ce que je peux faire, éventuellement, c’est t’envoyer en vacances au Pays Mal Enchanté. Bien sûr, personne ne s’apercevra de ton absence. Pas parce que personne ne t’aime, mais parce que c’est un pays imaginaire, et quand tu en reviendras, d’un point de vue temporel, ce sera comme si tu n’étais jamais partie. — Est-il beau ce Pays Mal Enchanté ? — Et bien… on ne peut pas dire cela, non. — Est-il intéressant ? — Non plus. — Les gens y sont gentils ? — Pas à ma connaissance. — Alors pourquoi veux-tu m’y envoyer ? — Parce que nous sommes hors-saison, et qu’il y a des offres sur cette destination. C’est à prendre ou à laisser, jeune fille. — Très bien, j’accepte. — Bien. » (Il peut être utile de constater à quel point la fillette avait à cœur de soigner la construction de ses phrases, dans le plus pur respect des règles grammaticales. En réalité elle ne s’exprimait pas vraiment de cette façon, mais là il se trouve qu’elle était dans un livre, et que par conséquent n’importe qui pouvait voir ce qu’elle disait. Cela méritait bien un petit effort).
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Le farfadet eut l’air de réfléchir. Il tira de sa poche un grand registre, qu’il examina, avant de demander : « Est-ce que tu as bien fini tes devoirs ? — Oui. — As-tu fait tes excuses à Lisa ? — Oui, mentit l’écolière. — As-tu mis tes chaussettes dans le panier de linge sale ? — Oui. » Le farfadet allait ranger son registre, quand il ajouta, les sourcils froncés : « As-tu fait la vaisselle ? » Eline soupira avant d’acquiescer (quelle menteuse quand même !). « Alors on peut y aller. — Pas si vite ! Tu ne m’as pas promis de répondre à une question importante ? — Si, c’est vrai, je l’ai fait. Je t’écoute, quelle est ta question ? » Eline réfléchit (elle avait déjà beaucoup réfléchi pour la journée) et demanda d’un air solennel : « Pourquoi les farfadets sont habillés en vert ? — Parce que les farfadets sont toujours en vert. C’est comme cela, c’est la tradition. Je te remercie pour la pertinence de ta question. Et maintenant, bon voyage ! » Eline n’eut pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait. La fenêtre s’ouvrit violemment, et un tourbillon infernal pénétra dans sa chambre et la souleva jusqu’à la plaquer au plafond. Curieusement, rien d’autre ne bougea, pas un meuble, pas un jouet, pas même les rideaux.
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La fillette fut alors engloutie par une espèce de tunnel spatiotemporel, dans lequel elle perdit connaissance.
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Où l'on découvre que, parfois, le chemin le plus court est aussi le plus rapide. Lorsqu’elle s’éveilla, Eline n’avait aucune idée du temps qui s’était écoulé. Elle ne savait pas non plus où elle était ; enfin disons qu’elle s’en doutait, mais elle n’avait aucune notion géographique concernant le Pays Mal Enchanté. Elle scruta le paysage autour d’elle : c’était une plage, immense et magnifique, et complètement déserte. La mer était calme, le ciel étrangement violet, et le sable en dégradé de bleus ressemblait à une gigantesque plaque de guimauve en train de fondre. Le décor avait beau être inhabituel, la fillette s’y sentait bien. Elle avait envie de rester un moment allongée, puis de tremper ses pieds dans l’eau. Mais alors elle entendit une rumeur, qui se fit plus nette au fur et à mesure que le son s’amplifiait ; il s’agissait d’une musique, ou plutôt d’un chant, un chœur de femmes, magique, envoûtant. Elle se leva pour tenter de le localiser, 28
puis un doute lui vint : et s’il s’agissait du fameux chant des sirènes ? J’ignore si Eline connaissait la légende de ces femmespoissons dont la voix était si merveilleuse que personne ne pouvait y résister, si bien que les marins, en l’entendant, se jetaient à la mer. Seul Ulysse avait réussi à déjouer les plans perfides des sirènes en remplissant de cire les oreilles de ses marins et en se faisant lui-même enchaîner au mât de son navire pour ne pas succomber à la tentation de se jeter pardessus bord. Dans le doute, on va dire qu'Eline connaissait bien cette histoire, et qu’elle fut rapidement prise de panique (oui, on va faire comme ça, sinon le reste de l’histoire tombe à l’eau, si je puis dire). Elle se tourna dos à la mer et se mit à courir le plus rapidement possible pour échapper au maléfice. Comble de malheur, le chant semblait se faire plus fort au fur et à mesure qu’elle s’éloignait de l’eau, mais elle ne stoppa pas sa course pour autant et, épuisée, elle atteignit enfin l’entrée de la plage, et fut soulagée de poser ses pieds sur un sol pavé. La musique n’avait pas disparu. « Bonjour. Pourquoi est-ce que tu cours aussi vite ? » Eline sursauta et se tourna en direction de la voix, qui coïncidait aussi avec l’endroit d’où provenait la musique. Là elle vit un jeune homme assis en tailleur sur le muret qui longeait le sable et qui tenait dans sa main… un très bel iPod flambant neuf branché sur des enceintes surpuissantes, bien que très petites. « C’est… c’est ton iPod qu’on entend ?
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— Oui pourquoi ? Cela te plaît ? C’est joli, hein, comme musique ? » Eline n’avait pas envie de trouver cela joli, elle était vexée et énervée. « Pourquoi courais-tu si vite ? insista le jeune homme. Tu as un rendez-vous ? Où vas-tu ? — Tu m’énerves avec tes questions. Oui, je suis pressée, je vais à la ville. — Si tu veux y être rapidement, tu peux prendre par la droite, évite de passer par la forêt, c’est beaucoup plus long. — Merci, mais je fais comme je veux, si tu permets. » Sur ce, Eline et son mauvais caractère prirent la direction de la forêt. Elle aurait bien aimé retourner sur la plage, à présent qu’elle savait que tout danger était écarté, mais elle ne pouvait pas, sous aucun prétexte, il y allait de son honneur. C’est d’un pas décidé qu’elle s’enfonça dans les bois. Il y faisait sombre, à cause des branches des arbres qui étaient exagérément grandes. « Ils pourraient faire un effort pour couper les branches quand même ! bougonna Eline. » Arrivée au pied d’un gros tronc tout biscornu qui lui barrait le passage, elle ajouta : « Toi aussi tu pourrais faire un effort pour pousser droit ! » L’arbre ne répondit pas, ce qui est assez courant chez les arbres puisqu’ils sont en général assez snobs et n’adressent pas la parole à n’importe qui ; en revanche avec sa branche la plus basse il pointa un petit écriteau aussi tordu que lui qui se trouvait en bordure du chemin. Sur ce panneau, on pouvait lire :
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Voyageur, si tu empruntes ce chemin pour te rendre à la ville, c’est que tu t’es égaré. Emprunte ce raccourci, puis tourne à gauche, tu gagneras beaucoup de temps. « Ouais, ouais, c’est ça ! Sûrement un piège pour que je me fasse dévorer par un loup ! » Car Eline était méfiante, et très intelligente. Elle prit donc à droite, sans voir, très haut dans le ciel, la tête de l’arbre qui se balançait d’un air désapprobateur. Elle continua sur une centaine de mètres, avant de s’apercevoir que la forêt avait pris des allures très particulières. Les troncs des arbres étaient tantôt bleus, tantôt orangés, et les feuilles avaient des formes d’étoiles, de bateaux, ou de feuilles (oui, enfin ça c’est normal, mais je voulais dire : de feuilles format A4 à gros carreaux, ce qui est beaucoup moins courant). Au bout d’une longue heure de marche, elle était épuisée. Elle continua cependant, car elle craignait d’être surprise par la nuit. Au bout d’un moment, elle sentit une délicieuse odeur qui lui mit l’eau à la bouche. Une odeur confuse de chocolat chaud, de confiture et de bonbons, qui seraient mélangés dans une immense marmite bien chaude. Elle se laissa guider par ce délicieux parfum, et vit bientôt, dans une clairière, une charmante petite maison au toit de chaume. Un petit chemin de dalles blanches conduisait à la porte de bois sur laquelle était découpé un cœur, et devant l’entrée étaient alignées de superbes fleurs multicolores. La fumée blanche qui s’échappait de la cheminée prenait des formes de fruits ou de petits anges. Sur la boîte aux lettres de bois bleu, elle
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put lire : Fée Bleue « Mon œil ! s'écria-t-elle. À tous les coups c’est une sorcière qui m’attend pour me faire faire le ménage ! » Elle continua donc son chemin, en pressant un peu le pas, mais pas trop non plus, car de toute façon elle n’avait même pas peur. Il faut dire qu’avec une héroïne comme Eline, tous les narrateurs de contes se seraient arrachés les cheveux : impossible de la faire tomber dans un piège quelconque, elle était bien trop maligne pour cela ! Le vieux coup scabreux du raccourci qui mène chez Mère-grand, la maison bien sympathique qui cache une psychopathe, elle connaissait tout cela par cœur, impossible de lui faire le coup ! Le hic, c’est que je suis plus maligne qu’elle, et que je vais lui donner l’occasion d’être encore plus énervée… Car au bout de quatre heures, Eline, triomphante, entendit très distinctement les premiers bruits de la ville. Se félicitant d’abord de son ingéniosité, elle reçut un violent choc lorsqu’en se tournant elle vit, à environ deux cents mètres derrière elle, sur sa gauche, une plage gigantesque, et un jeune homme avec un iPod qui la regardait sans y rien comprendre. « Te voilà enfin ! Pourquoi as-tu pris par la forêt, alors qu’il suffisait de prendre à gauche pour la contourner ? — Parce que j’avais envie de me promener, c’est tout ! 32
— Te promener, d’accord, mais pour quelqu’un de pressé, ce n’est pas très malin… Pourquoi tu n’as pas pris le raccourci qui est très bien indiqué par un panneau ? » Eline réfléchit rapidement à ce qu'elle allait répondre pour ne pas perdre la face. « Il n’y avait pas de panneau. J’ai bien vu le piquet, mais le haut était arraché net et je n’ai jamais pu savoir ce qu’il indiquait. — Et donc, tu as pris pile le mauvais chemin… Ce n’est pas de chance. Mais tu as donc dû passer devant la maison de la Fée Bleue, pourquoi ne lui as-tu pas demandé ? Elle t’aurait fait goûter son excellente confiture, puis t’aurait envoyée à la ville d’un coup de baguette magique. Avec un peu de chance, elle t’aurait même donné un peu de cette poudre magique qui fait voler ! » Eline était abasourdie, mais ne laissa rien paraître. Elle continua sa route après avoir lancé, pour se justifier : « J’aime pas la confiture ! »
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Où l'on rencontre une grande héroïne de contes. Arrivée devant une grande place, Eline s’assit sur un banc pour réfléchir et contempler un peu la ville qui l’entourait. Les bâtiments étaient tous plus étranges les uns que les autres, et géométriquement improbables. Un peu comme si les gens avaient acheté leur maison chez Ikea et qu’ils n’avaient pas su la monter correctement. Les murs penchaient d’un côté ou de l’autre, les toits n’étaient pas à la bonne dimension et ne couvraient pas toujours parfaitement la surface du sol. Les gens avaient pourtant l’air parfaitement normal, vus de loin. Au bout d’un moment elle eut faim, et se dirigea vers ce qui semblait être la place du marché. Elle eut vite fait de repérer un somptueux étal de fruits tous plus beaux les uns que les autres, et s’approcha, l’eau à la bouche. Elle fouilla sa poche et fut heureuse de constater qu’elle avait sur elle quelques pièces. 35
Elle tendit au marchand sa menue monnaie ; l’homme lui sourit et constata : « Toi, tu n’es pas d’ici. — Non, comment le savez-vous ? — Parce que nous n’utilisons plus de pièces de monnaie depuis des années. La monnaie d’échange ici, c’est les jouets. » Eline sentit à ce moment-là une profonde colère contre le farfadet. Il aurait au moins pu la prévenir ! Dire qu’elle avait, dans sa chambre, une énorme quantité de jouets, et que, pour la plupart, elle ne jouait même plus avec depuis longtemps ! Pour résumer, elle était riche !... mais sa richesse était restée dans un monde où elle n’avait aucune valeur. Elle s’assit donc misérablement dans un coin, et serra ses genoux contre son ventre pour le faire taire. C’est alors qu’une magnifique jeune femme s’approcha d’elle. Elle était grande, les cheveux châtains, et avait une grâce et une élégance sans pareille. « Bonjour petite fille. Que t’arrive-t-il ? Tu as l’air bien triste. — Je suis ici en vacances, mais rien ne se passe comme j’aurais pu l’imaginer. J’ai faim, je n’ai pas de quoi manger, et je suis épuisée parce que j’ai marché quatre heures dans la forêt avant d’arriver ici. — Quatre heures ? Pourquoi n’as-tu pas pris le raccourci ? Tu n’aurais mis que quelques minutes… — Le panneau avait été arraché, répondit Eline avec mauvaise foi. — Dans ce cas, tu aurais dû demander à la Fée Bleue de…
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— Je sais ! hurla la fillette, très contrariée. — Écoute, si tu veux, tu peux venir dormir au château cette nuit. On te donnera à manger, et demain j’appellerai ma marraine la Fée Rowenta pour qu’elle te conduise à la capitale. — Oh oui ! Merci ! Au fait, je m’appelle Eline. — Enchantée (si je puis dire). Moi c’est Cendrillon. — Cendrillon ? Comme dans le conte ? — Oui, c’est moi qui ai joué dans cette histoire il y a longtemps. — Et tu as épousé le Prince ? — Non, ce n’était pas prévu dans le contrat. Depuis il a joué dans quelques autres contes, puis il a changé de métier. Il travaille à la Poste maintenant. — Ce n’est pas très romantique. — C’est parce que notre pays est mal enchanté. C’est pour cela, je pense, qu’on l’appelle le Pays Mal Enchanté. Pour cela aussi que personne n’a pris la peine de construire les choses correctement ou de donner un nom aux lieux. Ici, la forêt s’appelle Forêt, la plage la Plage, la ville la Ville, et la capitale la Capitale. Cela ne pose de problème à personne, et c’est plutôt rare de voir des touristes par ici, tu as dû faire une grosse bêtise pour arriver là. — Non, au contraire, j’ai été envoyée ici par un farfadet qui m’a offert des vacances pour me reposer de ma famille. — Ah oui je comprends mieux. C’est les vacances de la Toussaint, il ne devait rester que ça. À une semaine près tu aurais pu te retrouver aux Pays des Milles Délices ou dans la Vallée du Bonheur Eternel. Mais les réservations sont complètes déjà. Tu n’as pas eu de chance. — Je n’en ai jamais. Enfin… j’ai quand même été invitée par une princesse à dormir dans son château et à partager 37
son repas ! — Son château ? Une princesse ? Je crois que nous nous sommes mal comprises. Je t’emmène au château, mais ce n’est pas le mien, j’y suis femme de ménage. Et si tu veux partager mon repas, il va falloir que tu m’aides un peu… » Le château se trouvait à quelques centaines de mètres de la place du marché, et, par conséquent, de la plage. Le hall d’entrée était richement décoré et laissait imaginer les magnificences qui ne manqueraient pas de se trouver à l’intérieur. Hélas, sitôt la première porte poussée, une vague de froid envahit la fillette, qui fut surprise de constater que la pièce dans laquelle elle venait de pénétrer était grise et lugubre. « Voici les vestiaires, annonça Cendrillon. Comme tu es mon invitée et que tu ne restes que pour la nuit, je t’autorise à ne pas te changer, mais moi j’y suis obligée. » Eline vit Cendrillon entrer dans une petite cabine, d’où elle ressortit quelques minutes plus tard, vêtue comme une souillonne, et toute échevelée. « Pourquoi es-tu habillée comme ça ? s’étonna la fillette, ta robe bleue t’allait parfaitement ! » Cendrillon sourit gentiment et expliqua : « Tout le monde est habillé ainsi passée cette porte. Même les propriétaires du château, le comte et la comtesse. En réalité ils sont très pauvres, mais ils jouent leur rôle à la perfection. Chaque personne de ce château possède une tenue du dimanche, qu’il enfile avant de traverser le hall pour sortir
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dans la rue. Le hall est la seule pièce visible de l’extérieur lorsqu’on ouvre la porte, c’est pour cette raison qu’elle est décorée et chauffée. Le reste est austère et froid, comme tu peux le constater. Dès que l’on rentre, une fois la porte du hall franchie, nous avons pour ordre de remettre nos vieux vêtements, pour ne pas salir les autres. — Mais… personne ne se doute de rien ? Je veux dire… quand le comte et la comtesse reçoivent du monde, ils ne les reçoivent pas dans le hall d’entrée tout de même ? — Ils ne reçoivent pas. Ils n’ont aucun ami. — C’est triste. Pourquoi n’en ont-ils pas ? Ils sont donc bien méchants ? — Pas du tout. Ils n’en ont pas parce qu’ils font tout leur possible pour ne pas en avoir. — Mais pourquoi cela ? — Pour ne pas être obligés de les inviter, voyons ! » Cendrillon conduisit Eline à la cuisine. Il y faisait un peu meilleur, grâce aux fourneaux, mais l’endroit était néanmoins tout aussi triste et gris que la pièce précédente. Devant la vieille table vermoulue, une femme, en haillons elle aussi, préparait le repas. « Bonjour madame la comtesse, dit Cendrillon. Je vous ai rapporté quelques légumes du marché. J’ai aussi trouvé cette jeune fille, qui n’avait nulle part où dormir cette nuit. Je me suis permise de l’inviter pour la nuit. — Tu as bien fait, mais il faut qu’elle promette de ne rien dire à personne de ce qu’elle verra ici. » Puis, se tournant vers Eline, elle ajouta :
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« Est-ce que tu promets jeune fille ? — Oh oui ! s’empressa de répondre Eline. — Bien. Le repas sera servi dans une dizaine de minutes. Cela te laisse le temps de faire un peu de ménage. » Eline s’exécuta à contrecœur. Il est difficile de travailler quand on a faim, mais la bonne odeur de soupe chaude qui lui parvenait lui mettait du baume au cœur. Une bonne dizaine de minutes plus tard, elle redescendit à la cuisine, et croisa dans le couloir plusieurs domestiques qui tenaient de lourdes soupières. Les hommes se dirigèrent vers les vestiaires, où ils revêtirent d’étonnants costumes de grooms, et, les soupières dans les bras, se dirigèrent vers le hall, puis vers la sortie. Ils reparurent quelques minutes plus tard, se changèrent à nouveau, puis quittèrent le château par une porte à l’arrière. « Pourquoi vos domestiques s’en vont-ils ? demanda Eline à la comtesse, qu’elle avait rejointe en cuisine. — Ce ne sont pas mes domestiques voyons, nous sommes bien trop pauvres pour en avoir. Ce sont des gens du village, de pauvres paysans, encore plus démunis, que je paie pour quinze minutes chaque jour, afin qu’ils sortent les soupières pour distribuer la soupe populaire. Ainsi, nous passons pour de riches seigneurs généreux, et personne ne conteste notre pouvoir dans cette ville. Mais viens, nous allons passer à table.» Eline prit place face à Cendrillon. À un bout et l’autre de la table se trouvaient le comte et la comtesse. C’est elle qui se 40
leva pour aller chercher le pain. Elle en disposa un morceau devant chacun des convives, et reprit sa place. Au bout d’un moment, voyant que personne n’allait chercher la soupe, Eline se proposa de le faire elle-même. « Quelle soupe ? s’étonna la comtesse. Nous ne mangeons que du pain sec. La soupe que tu as vue est destinée au peuple, je te l’ai expliqué. De cette manière, les plus démunis ont un repas chaud, il ne serait pas juste que nous soyons les seuls à manger convenablement. Le problème, ajouta-t-elle avec regret, c’est qu’il n’y en a jamais assez pour nous tous… — Donc vous ne vous nourrissez que de pain, termina Eline. — C’est exact. Mais après tout quelle importance, puisque personne ne le sait ? » Eline se leva et jeta un coup d’œil par la fenêtre. Des dizaines de gens se massaient devant la porte du château et venaient se servir en soupe. Parmi eux se trouvaient les faux domestiques de la comtesse. La fillette s’en voulut d’avoir accepté l’invitation de Cendrillon, et se dit qu’elle aurait mieux fait de rester dehors, au moins le temps du repas, et de ne profiter de son hospitalité que pour dormir. C’est donc le ventre à moitié vide (ou à moitié plein) et avec un peu d’appréhension qu’elle suivit Cendrillon dans sa chambre. Comme elle s’y attendait, c’était une petite mansarde absolument minable, meublée d’un vieux lit d’appoint métallique, sans matelas, cela va de soi.
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« Je te laisse mon lit si tu veux, je dormirai par terre. » Eline hésita, se disant qu’elle serait mieux au contact du sol que sur des ressorts en fer, mais elle songea aux rats et se résigna. Il lui semblait qu’il était plus prudent d’être surélevée. Comme elle s’inquiétait de l’absence de couvertures, Cendrillon l’informa que les seules couvertures du château se trouvaient à l’extérieur, dans un abri où elles étaient stockées et mises à disposition de qui en avait besoin. « J’en ai besoin ! déclara Eline. Est-ce que je peux aller en chercher une ? — Sûrement pas ! Si tu fais cela, tout le monde va penser que la comtesse reçoit mal ses invités. » La fillette ne répondit rien, mais elle n’en pensait pas moins. Pour être précise, elle pensait que c’était nul d’être Cendrillon, et plus nul encore d’être comtesse. Si elles savaient à quoi ressemblait le château de Cendrillon dans les livres d'images, elles regretteraient amèrement de ne pas vivre dans un livre. La nuit fut horrible. La fillette eut froid, peur et faim. Elle regrettait presque les choux de Bruxelles de la cantine ! Les ressorts du sommier lui rentraient dans le dos, et la faisaient souffrir horriblement. De temps en temps, juste au moment où elle pensait s’endormir, elle croyait entendre le grignotement d’un rat et s’éveillait en sursaut. Mais aucune de ces bestioles ne vint grimper sur elle, peutêtre parce qu’elle était sur le lit, mais la pauvre Cendrillon allait probablement s’éveiller pleine de morsures.
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Vers cinq heures du matin, Eline, rassurée par les premières lueurs du jour, réussit à s’endormir plus confiante. Malheureusement, il était l’heure de se lever, car Cendrillon était très matinale. « Bonjour Eline, est-ce que tu as bien dormi ? — Bof, répondit Eline. Je n’ai pas vraiment fermé l’œil, à cause des rats. — Les rats ? Quels rats ? s’étonna Cendrillon. Nous sommes trop pauvres pour avoir des rats ! Ces bestioles traînent dans les endroits où elles ont de quoi manger voyons, elles n’ont rien à faire ici ! » Eline, dépitée, massa son dos meurtri par le sommier métallique et constata que, là encore, elle avait fait preuve de manque de jugement. Difficile d’anticiper quoi que ce soit dans un pays aussi étrange. Enfin, son calvaire devait prendre fin bientôt, puisqu’elle allait prendre la route avec la fée Rowenta. Mais là, un affreux doute l’envahit. « Dis-moi Cendrillon… ta marraine la fée… est-ce que c’est une vraie fée ? — Bien entendu, quelle question ! — Elle a des pouvoirs magiques et sait transformer les choses ? — Bien sûr ! — Dans ce cas… pourquoi laisse-t-elle sa propre filleule vivre dans un endroit pareil ? 43
Cendrillon soupira. — Et comment veux-tu qu’elle sache ce qui se passe ici ? Elle ne connaît du château que le hall d’entrée ! — Mais… si tu lui racontais, elle pourrait transformer cet endroit lugubre en vrai château de conte ! — Ne cherche pas, c’est comme cela. Notre pays est mal enchanté, un point c’est tout. Maintenant, prépare-toi, elle doit déjà t’attendre. » Toutes deux passèrent par la cuisine, où elles eurent droit chacune à un quignon de pain, puis, après qu'Eline eut poliment remercié la comtesse pour son hospitalité, Cendrillon mit sa belle robe et toutes deux sortirent.
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Où l'on rencontre la fée Rowenta. Eline sortit du château et fut toute excitée de voir devant la porte une citrouille, quatre souris, et un poney. Elle adorait faire du poney, et se réjouissait à l’avance de pouvoir voyager avec celui-ci, qui était particulièrement beau. Puis elle réalisa que s’il y avait aussi une citrouille et quatre souris, c’était vraisemblablement pour les transformer en carrosse et en chevaux, c'était du déjà vu, rien de très original… vu comme cela, le poney allait être changé en cocher… C’était dommage, bien sûr, mais après tout, quatre chevaux, c’était encore mieux ! Soudain arriva, toute ébouriffée, la fée Rowenta. « Bonjour Eline, je te prie de m’excuser, j’ai un peu de retard. — Ce n’est pas grave, je ne suis pas pressée. — Bon, comme c’est la coutume chaque fois que l’on rencontre une fée, je vais t’exaucer un vœu. Formule-le. »
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Eline regarda le poney, la citrouille et les chevaux. Elle se dit que pour que la fée accomplisse les transformations, elle devait peut-être en formuler le souhait. Elle songea qu’il lui plairait que la fée commence par le plus pénible, en gardant pour la fin le moment où les souris se changeraient en chevaux. Comme elle ne prit pas le temps de formuler sa requête correctement, elle ordonna simplement : « Je voudrais que vous commenciez par transformer ce poney en cocher. — Tiens, quelle curieuse idée ! Mais bon, si cela peut te faire plaisir… » La fée agita sa baguette, le poney fut soulevé à quelques centimètres du sol, puis enveloppé d’une lumière éblouissante de différentes couleurs. Lorsqu’il redescendit à terre, il avait apparence humaine. « Voilà qui est fait, déclara la fée. Maintenant, en route. Eline la regarda sans comprendre. — Mais… et le carrosse ? Et les chevaux ? — Tu n’as mentionné ni carrosse ni chevaux ! Tu voulais que je change ce poney en cocher, et je l’ai fait. Je t’ai bien fait remarquer que ton idée était étrange ! Moi qui avais emmené ce poney pour que tu ne te fatigues pas sur le trajet ! — Mais… et la citrouille, c’est pour quoi ? — La citrouille ? C’est pour le déjeuner voyons ! Qu’est-ce que tu croyais ? — Et les souris ? — Les souris ? Quelles souris ? » La fée regarda à ses pieds et s’exclama en les chassant :
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« — Satanées bestioles ! Vous vouliez dévorer notre repas ! Allez-vous-en, et plus vite que cela ! » Eline comprit alors mieux la stupidité de son vœu. Une fois encore elle en voulut au farfadet de l’avoir envoyée là, et elle trouvait que décidément ce pays était vraiment l’endroit le plus nul au monde. Elle demanda au bout d’un moment : « — Pourquoi est-ce qu’on ne va pas à la Capitale en volant ? Tu ne sais pas voler ? — Et bien non, malheureusement, répondit la fée. J’ai raté mon brevet de fée, pour un détail. Quand les fées passent leur diplôme de fin d’études, on leur pose trois questions, et si elles y répondent correctement, elles gagnent le droit de pouvoir voler. Or, je n’ai pas su répondre à la troisième, qui était particulièrement compliquée. — Et quelle était cette question ? — Par quoi faut-il commencer le portrait d’un oiseau. J’ai répondu : par la tête. — Mince ! répondit Eline, qui compatissait. Tu ne sais rien de plus que les autres fées alors ? — Si, j’ai eu un lot de consolation. Je sais faire les bracelets brésiliens. » Ainsi commença le pénible périple d'Eline, Rowenta et un inutile cocher à travers l’hostile Pays Mal Enchanté. La première étape consista à sortir de la ville. Eline eut alors tout loisir de scruter l’architecture dans ses moindres détails, et ce qu’elle vit la surprit 48
considérablement. À présent qu’elle était familiarisée avec les coutumes étranges des citadins, elle remarqua d’un œil plus attentif les petites failles qui trahissaient la pauvreté de chacun. En effet, comme elle passait devant une superbe villa, elle vit en la contournant que la façade n’était qu’un décor de carton, qui dissimulait une toute petite maison de pierres. La devanture du fleuriste, qui paraissait crouler sous l’abondance de fleurs exotiques, n’était qu’un leurre elle aussi, un décor en aquarelle, tandis qu’à l’intérieur même du magasin on ne pouvait acheter qu’un maigre bouquet de pâquerettes, au prix exorbitant de deux jouets pièce (ce qui est du vol, on est bien d’accord). Sur la place du marché, les fruits qui l’avaient fait saliver la veille étaient pour la plupart en plastique, et seule la rangée la plus apparente était composée de fruits véritables. Pourtant, devant chaque maison on pouvait voir un stand dédié aux pauvres, avec différents objets ou denrées exposés et accessibles en libre-service. Eline fit l’air de rien une innocente remarque : « Les gens ici sont bien généreux… — N’est-ce pas ! » répondit avec fierté la fée Rowenta. Puis elle ajouta, avec beaucoup d’enthousiasme : « C’est parce que notre pays est le plus puissant et le plus luxuriant, et personne n’hésite à partager son immense fortune avec les plus démunis ! » Eline frémit à tant de naïveté. La fée semblait n’être au courant de rien. Mais après tout, si tout le monde était aussi discret et aussi soucieux de sauver les apparences que ne
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l’était la comtesse, alors il était probable que tout le monde ici meure de faim sans que personne n’en sache rien. Elle comprenait mieux à présent l’architecture étrange, et comment il était possible que les toits ne recouvrent pas toute la surface des maisons. C’est que les maisons étaient en réalité beaucoup plus petites qu’il n’y paraissait, et ce qui en dépassait, ce n’était que les décors de cartons, qui eux étaient démesurés. Lorsqu’ils arrivèrent à la sortie de la ville, la fée tira de son sac une carte de la région, et annonça : « Si tu veux aller quelque part, elle nous guidera, tu peux me croire, c’est la carte. Pour nous rendre à la Capitale, il nous faut traverser le Lac de Larmes Amères, puis le Village des Gueux, et enfin gravir la Montagne de la Déception ! » Eline soupira. Quel programme alléchant ! Si en plus la fée se prenait pour Dora l’Exploratrice, cela n’allait pas être triste !
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Où Eline verse des larmes amères. Eline avait-elle raison de s’en faire ? La réponse se discute. Après tout, il ne pouvait rien lui arriver de vraiment très grave, dans la mesure où elle se trouvait dans une espèce de royaume inexistant, et qu’une fois rentrée chez elle personne n’aurait remarqué son absence. Mais à bien y réfléchir, elle n’en était plus tout-à-fait sûre. Elle hésita à demander à la fée de la renvoyer chez elle, mais s’abstint en songeant que finalement, ce pays était si inattendu qu’elle pourrait avoir de bonnes surprises ; après tout, si Cendrillon avait tant insisté pour qu’elle se rende à la Capitale, il devait bien y avoir une raison. D’un autre côté, elle n’était pas ravie à l’idée de visiter le village des Gueux, le lac des Larmes amères, et encore moins la montagne de la Déception. Mais peut-être que la récompense était au bout du chemin, et sa curiosité l’emporta sur le doute. Sans plus d’hésitation, elle suivit la fée et le cocher.
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Le chemin était rocailleux, sinueux, tortueux, ennuyeux, et encore bien d’autres adjectifs en « eux ». Les cailloux pointus lui blessaient les pieds, et comme elle en faisait la remarque, la fée lui répondit : « J’en suis navrée ma pauvre enfant ; à vrai dire, j’y avais bien pensé, c’est un peu la raison pour laquelle j’avais pris soin d’apporter un poney… » Devant un tel argument, Eline n’osa rien ajouter, et se contenta de regarder d’un air mauvais cet inutile cocher qui trottinait sans mal, chaussé qu’il était de gros sabots de bois ferrés. Le paysage était sec et désertique. On ne trouvait que quelques touffes d’herbe éparses çà et là, parfois quelques flaques d’eau, mais rien qui soit comestible. Eline, qui n’avait rien mangé de vraiment consistant depuis son arrivée au royaume, commença à se plaindre de la faim. « Nous mangerons juste avant de traverser le lac, l’informa la fée. Nous n’avons qu’une citrouille, il s’agit de la garder le plus longtemps possible. » La petite fille était dépitée, et le fut encore plus lorsqu’elle vit le cocher arracher quelques touffes d’herbe dont il sembla se délecter, et boire à même les flaques. Ils marchèrent pendant des heures, et des heures, et encore des heures, mais je ne vous relaterai pas le voyage en temps réel. À la tombée de la nuit, ils étaient arrivés devant le lac des Larmes Amères. Rowenta rassembla quelques branches de bois sec, et, d’un coup de baguette magique, embrasa le tout, afin de cuisiner
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la citrouille qu’elle avait apportée. Qu’y a-t-il au monde de plus pénible à éplucher qu’une citrouille ? Rien, si ce n’est une autre citrouille. Eline en sait quelque chose à présent. « Est-ce qu’on va traverser le lac ? — Non, c’est impossible ce soir, il faut attendre demain matin. — Mais pourquoi ? — Parce que c’est beaucoup trop dangereux voyons ! Il n’y a ni barque, ni même un radeau ! La seule façon de traverser, c’est sauter de pierre en pierre… C’est très périlleux, et il est fortement conseillé d’effectuer cette traversée en plein jour. — De pierre en pierre ? Mais c’est super dangereux ! — C’est exactement ce que je suis en train de te dire ! » Eline, ce soir-là, ne fit aucune difficulté pour aller se coucher. Le matin en revanche, elle eut plus de mal à se motiver, car elle appréhendait énormément cette traversée. Bien entendu, elle savait nager, mais après tout, il ne suffit pas de savoir nager pour ne pas se noyer, il y a bien des marins aguerris qui se noient tous les jours, à cause du courant, et de la marée. Évidemment, dans un lac il n’y a ni marée ni courant, mais ne pas pouvoir se noyer n’implique pas qu’on ne soit pas en danger, la preuve : le monstre du Loch Ness vit bien dans un lac, non ? Et dans le cas où vraiment il n’y ait ni vague ni monstre, si elle tombait à l’eau quand même, elle serait trempée, et sans vêtements de rechange elle resterait forcément trempée, non ? Et alors elle attraperait une terrible bronchite qui ne pourrait être soignée à temps, et elle en mourrait dans tous les cas.
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C’était donc une très mauvaise idée. Mais malgré toutes ses recommandations, la fée ne voulut rien savoir. Ils entamèrent donc la traversée, comme c’était prévu, dès le lever du jour. Le cocher gambadait comme un cabri (chose étrange d’ailleurs, puisque c’était un poney), alors que la fée sautait lourdement de pierre en pierre, mais sans grande difficulté, puisque les pierres étaient assez rapprochées entre elles ; il suffisait de bien viser. Mais pour Eline, dont les jambes étaient proportionnelles au reste du corps, qui lui aussi était relativement proportionnel à son âge, les pierres semblaient loin, très loin, et à chaque saut elle craignait de mal se réceptionner. Elle reprit néanmoins confiance en elle vers le milieu de la traversée, bien que ses deux compagnons l’aient devancée de très loin. Elle avait acquis un rythme constant qui lui permettait de bondir avec assurance et, il faut bien le reconnaître, une certaine élégance. Malheureusement, au bout d’une certaine distance, les pierres commencèrent à s’espacer sensiblement, et à devenir de plus en plus petites. Eline ralentit la cadence, jusqu’à s’immobiliser net au beau milieu du lac. Une brume s’était levée ; elle ne pouvait plus distinguer la rive, ni la fée, et la pierre sur laquelle elle devait sauter semblait très éloignée, et minuscule. La fillette sentit une angoisse l’envahir. Elle appela, mais personne ne répondit. Elle cria, supplia, pleura, en vain. Comme elle ne pouvait pas décemment envisager de passer à cet endroit le reste de ses jours, il lui fallut prendre une
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décision. Elle n’avait pas vraiment le choix, il lui fallait sauter. Elle ferma les yeux pour se concentrer et rassembler son reste de courage, puis, déterminée, posa sur la pierre un regard de killeuse, avant de s’élancer… et de manquer sa cible. Contre toute attente, elle atterrit (je devrais dire « amerrit » ou « alaquit » mais « amerrit » ça n’irait pas puisque ce n’est pas la mer, et « alaquit » ça n’existe pas) bref elle atterrit debout, toute droite, dans vingt centimètres d’eau. D’abord heureuse, voire euphorique, elle courut jusqu’à la rive, puis se mit en colère devant la fée car elle était très contrariée d’avoir mouillé ses chaussettes. « C’est ridicule ! Ce lac n’est rien qu’une énorme flaque ! Cela ne valait pas la peine de prendre toutes ces précautions ! Sans doute, lui répondit la fée, et pourtant je crois savoir que tu en as versé, des larmes amères ! » Eline, bien que très vexée, ne répondit pas, peut-être parce qu’elle était moins blessée, qu’heureuse d’être encore en vie.
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Où l'on visite le village des gueux. Les trois aventuriers se remirent en route, et aperçurent bientôt d’épais nuages de fumée provenant vraisemblablement des cheminées d’un village. « Nous arrivons au village des Gueux, annonça la fée. — Chouette, ironisa Eline, je m’en réjouis à l’avance. » Le village semblait de taille moyenne, il était constitué de maisons en bois, et d’une grande place, qui devait servir de place du marché. Les voyageurs virent passer quelques paysans en haillons, sales, pouilleux, à qui il manquait la moitié des dents. L’un d’eux s’approcha : « Mes seigneurs, puis-je faire quelque chose pour vous ? — Nous sommes à la recherche d’un gîte et d’un couvert. — Venez dans mon humble demeure, c’est avec plaisir que je vous offre l’hospitalité. » Eline jeta à la fée un regard de désespoir. Accepter une 58
hospitalité aussi spontanée lui paraissait louche, surtout venant d’un homme à l’hygiène aussi douteuse. Mais Rowenta semblait confiante, et après tout, elle était fée, et devait en théorie être capable de se sortir de toute situation embarrassante. Eline donc décida de s’en remettre à elle, le cocher, comme d’habitude, ne décida rien, et tous trois suivirent le paysan. Arrivés devant une petite maison de pierres, la fée demanda à son hôte s’il avait du foin, pour nourrir le cocher, et s’il pouvait dormir dans la grange. L’homme parut surpris mais ne posa aucune question, et conduisit l’homme-poney dans les écuries. Puis il invita Eline et Rowenta à entrer dans sa demeure. Sitôt qu’il eut ouvert la porte d’entrée, Eline fut frappée par la puanteur qui s’échappait de la pièce. Les murs étaient gris, les plafonds couverts de toiles d’araignée ; bref, cette maison sentait la misère à plein nez. Le paysan s’excusa de devoir s’absenter quelques minutes dans la pièce voisine. Pendant ce temps, la fillette et la fée, restées dans l’entrée, réfléchissaient à l’attitude à adopter. Il était encore temps de fuir, mais serait-ce bien poli de leur part ? Au bout d’un moment, l’homme reparu, et les invita à le suivre dans la pièce attenante. Eline n’en croyait pas ses yeux, car l’homme qui dix minutes auparavant accusait la misère la plus totale, était à présent richement vêtu de la tête aux pieds, et sentait bon l’eau de Cologne. Il les conduisit dans un salon admirablement décoré, où un
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bon feu flambant dans la cheminée les réconforta. De riches tentures rouges recouvraient les murs, tandis que des tableaux et objets exotiques de toutes sortes s’affichaient sur les murs comme autant de témoignages de bon goût et de culture. « Si vous le voulez bien, mesdemoiselles, nous allons dîner. » Il agita une clochette, et deux domestiques très richement habillés accoururent pour dresser la table. Ils apportèrent une nappe blanche, sur laquelle ils posèrent des chandeliers, et des couverts pour trois. Les convives prirent place et attendirent d’être servis. Eline regarda d’un œil suspicieux la panière à pain que l’on venait d’apporter, mais avant qu’elle eut le temps de s’en apercevoir, un domestique amenait déjà une énorme soupière de porcelaine qui laissait s’échapper un fumet délicat. La soupe était succulente, et fut suivie d’un plat de viande non moins délicieux, accompagné de légumes à la vapeur, puis d’un étonnant dessert glacé. Eline n’avait pas aussi bien mangé depuis des mois, et il semblait que ce fut aussi le cas pour la fée. À la fin du repas, celle-ci se risqua à demander : « Je ne voudrais pas paraître grossière, mais vous me voyez très surprise de découvrir chez vous autant de richesses, et… — Je comprends. Vous vous demandez sans doute d’où vient tout cela ? Sachez que ni moi ni mes voisins n’avons jamais été malhonnêtes. En réalité, nous sommes entretenus contre notre gré par les puissants du pays. Ils nous
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distribuent gratuitement de la nourriture, des vêtements, des couvertures, que nous sommes forcés d’accepter. Cela leur donne bonne conscience, ils sont heureux de faire un geste, et nous y trouvons notre compte. » « N’importe quoi » pensa Eline. Après ce copieux repas, les invitées furent conduites dans une chambre d’amis absolument grandiose, meublée de lourdes armoires en chêne massif et de deux immenses lits à baldaquin. La nuit fut calme et agréable à souhait. Eline, à son réveil, était de bonne humeur, ce qui n’était pas arrivé une seule fois depuis le début du récit. Elle prit un copieux petit-déjeuner, puis accompagna la fée dans l’écurie, où elles trouvèrent le cocher en train de boire à l’abreuvoir, et tous trois se remirent en route. Le traitement de faveur auquel les voyageurs avaient eu droit les avait ragaillardis, et ils se sentaient d’attaque pour gravir la montagne de la Déception. Au bout de deux longues heures de marche, la fée proposa de faire une pause. Eline s’assit sur un rocher, et huma longuement les bonnes odeurs qui lui parvenaient. Le paysage autour d’elle était luxuriant, et de larges prairies semblaient rassembler toutes les espèces de fleurs connues, et même quelques-unes parfaitement inconnues. Ou alors, peut-être qu’elles étaient connues aussi, mais en tout cas pas par moi. Il faut dire que je suis loin de connaitre toutes les fleurs. 61
Pour la première fois la fillette avait une furieuse envie de gravir cette fameuse montagne, pour pouvoir admirer le royaume de haut, et il lui tardait d’être au sommet. Mais curieusement, elle ne voyait à l’horizon qu’une étendue plate, à perte de vue, et n’imaginait pas qu’une montagne put se trouver là. Pendant ce temps, la fée avait ouvert une carte Michelin, et se grattait la tête avec étonnement. « C’est à n’y rien comprendre ! D’après mes calculs, nous étions pourtant dans la bonne direction… — Que se passe-t-il ? Vous ne trouvez pas la montagne ? — Non ! C’est incompréhensible ! » Eline sentait la déception l’envahir. « Il faut qu’on la trouve ! J’ai très envie de respirer son bon air, et d’admirer le paysage ! — J’en ai autant envie que toi, je t’assure ! Mais je ne la vois pas, rien à faire. Nous avons dû nous tromper. Pourtant, si j’en crois la carte, la montagne n’est pas loin, et, pour être exacte… tu es assise dessus ! » Eline se leva d’un bond et regarda avec étonnement le gros caillou sur lequel elle s’était assise. Ce qu’elle n’avait pas remarqué avant, c’est qu’il y avait dessus une toute petite plaque de pierre sur laquelle on avait gravé ces mots : Voyageur, tu es ici devant le plus important site touristique de notre royaume, celui qui sur la carte est indiqué comme une magnifique montagne. Tu es déçu ?
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« Oh non ! s’écria Eline ! C’est donc ça, la Montagne de la Déception ? — Reconnais qu’elle porte plutôt bien son nom… — C’est nul, nul, nul ! hurla la fillette en donnant de violents coups de pieds dans le rocher. » Vu comme cela, il faut bien le reconnaître, c’était nul. Mais il faut faire preuve d’un peu de compréhension aussi. Les habitants du royaume se désolaient de n’avoir parmi leurs paysages rien d’exceptionnel, rien qui méritât le détour. Le pays tout entier était d’une sinistre banalité, et les touristes n’y venaient jamais. Aussi, ils avaient sélectionné un peu au hasard quelques sites stratégiques destinés à susciter la curiosité des voyageurs. On ne pouvait pas les accuser de mensonge cependant, car après tout ils avaient annoncé clairement la couleur : Montagne de la Déception. « Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Eline. — Il n’y a plus qu’à continuer. Direction : la capitale. » Ils n’avaient pas fait cinquante pas qu’un homme les interpella : « Bonjour étrangers, soyez les bienvenus ! » Il s’agenouilla au sol, et fit devant Eline une courtoise révérence avant de demander : « C’est donc toi notre nouvelle princesse, celle qui doit, selon la prophétie, faire de notre royaume le plus beau et le plus enchanté de tous les royaumes de la terre ? - Euh… non, balbutia Eline, je ne pense pas… » L’homme parut surpris. « Je ne comprends pas. Selon les textes sacrés une jeune
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princesse, à la chevelure châtain clair devait arriver par la mer et recevoir sa couronne des mains du chevalier Galahad. Voilà des mois qu’il attend nuit et jour sur la plage, en écoutant son iPod, la venue de cette jeune fille. » La fée se tourna vers Eline et l’interrogea : « Tu ne l’as pas vu ? Tu ne l’as pas vexé au moins ? — Non, non, je n’ai vu personne… — Si tu as été désagréable avec lui au point qu’il t’ait refusé la couronne, cela peut encore s’arranger, tu sais… — Non, je ne l’ai pas vu ! » Rowenta, s’adressant à l’homme, conclut : « S’il ne s’est pas manifesté, c’est qu’elle n’est pas l’élue. — C’est dommage, répondit l’homme, voilà deux jours que je la cherche pour lui remettre un gros sac de Playmobils et une baguette magique. J’avais également un acte officiel disant que la reine du Pays des Mille Délices lui offrait une partie de son royaume en signe d’amitié. Mais puisque ce n’est pas cette jeune fille, je vous laisse, et je continue à chercher. » Puis il poursuivit son chemin. Il va de soi qu'Eline était dépitée. Dire qu’elle aurait pu être princesse ! Mais à la réflexion, princesse d’un royaume où les pauvres font semblant d’être riches, et vice versa, et où les montagnes sont des cailloux et les lacs des flaques d’eau… non merci ! Elle méritait mieux. Bon, d’accord, le Pays des Mille Délices, vu comme ça, cela faisait envie, mais après tout, qui lui garantissait que cet endroit n’était pas aussi nul ? Peut-être que ce n’était pas « mille délices », mais « mille dés lisses » et dans ce cas, oui, ça devait être sacrément nul !
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« Madame la fée ? À quoi ressemble ce Pays des Mille Délices ? — Ah, Eline, si tu savais ! C’est un endroit absolument extraordinaire, où les enfants font absolument ce qui leur plaît. Ils peuvent voler, manger autant de sucreries qu’ils le souhaitent sans jamais prendre de poids ni avoir de caries. Ils peuvent même, s’ils en ont envie, faire le portrait d’un oiseau en commençant par la tête ! Quelle chance a cette petite princesse d’être propriétaire d’une partie de ce royaume ! » Oui, c’était définitif, Eline était dépitée. Mais alors, vraiment. Au bout de quelques kilomètres, la fée sortit de sa poche une élégante montre à gousset et annonça : « Il se fait tard Eline, nous avons perdu beaucoup de temps. Je vais devoir rentrer et te laisser continuer seule. Rassuretoi, tu n’es pas loin, la Capitale est juste derrière ce village. Est-ce que cela ira ? — J’ai tellement mal aux pieds ! — Je te crois volontiers. Mais tu es tout près maintenant, ne t’éloigne plus de ton objectif, et ne prends surtout pas par la forêt. J’ai été heureuse de te connaître, à bientôt j’espère. » Sur ces bonnes paroles, la fée agita sa baguette, le cocher se transforma en poney. Installée confortablement, Rowenta murmura : « Ah ! Quel bonheur de se balader à dos de poney ! » puis elle disparut sur le chemin, en faisant à Eline un dernier signe de la main.
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Où l'on voit que les mauvaises habitudes sont difficiles à perdre. Eline était à nouveau seule, mais confiante. Quelques centaines de mètres la séparaient de son objectif, et le chemin était droit et sans embûche. Et justement, c’est ce qui posait problème à la fillette : c’était trop simple tout d’un coup, et elle avait pris goût à l’aventure. Aussi décida-telle une fois encore de couper par la forêt, mais bien décidée cette fois à suivre les indications des panneaux. Les bois étaient très beaux, et tout aussi étranges que ceux qu’elle avait traversés en arrivant dans ce royaume de fous. Toujours ces troncs multicolores, ces branches tordues, ces feuilles en forme de feuilles. Eline s’habituait au paysage et finissait par le trouver beau. Au bout d’un certain temps, elle entendit un bruit étrange qui provenait du cœur de la forêt. Intriguée, elle tenta de le localiser, et décida de l’identifier. Quelques minutes plus 67
tard, elle se trouvait à l’entrée d’une grotte, dans laquelle elle s’aventura. Il y faisait évidemment très sombre, mais la fillette parvint à se convaincre qu’elle n’avait même pas peur. Pas peur du tout même, jusqu’au moment où… jusqu’au moment où un rugissement monstrueux lui fit tourner la tête et qu’elle se trouva nez à nez avec… un dragon ! (J’ai employé le terme « rugissement » par défaut, car pour être parfaitement honnête, je n’ai aucune idée de la façon dont on désigne le cri du dragon. Ce qui est sûr, c’est que cela fait beaucoup de bruit.) Eline, pétrifiée, ne sut comment réagir. En fait, c’était la première fois de sa vie qu’elle se trouvait dans une situation pareille (d’ailleurs, maintenant qu’elle y réfléchissait, il n'y avait pas de dragon à Fresnois la Montagne. Le dragon s’approcha, la jugea trop petite pour la manger immédiatement, et, la saisissant entre deux griffes, il la plaça dans une cage visiblement prévue à cet effet, pour la garder le temps de l’engraisser. Puis il prit son envol, et partit chasser dans la campagne environnante. Eline, recroquevillée dans sa cage, se consolait en songeant qu’au moins elle serait bien nourrie. Ce qui la réjouissait moins, c’était de devenir nourriture à son tour, et de finir dans un estomac de dragon. Elle aurait aimé fuir, bien entendu, mais comment ? Soudain, un bruit la fit sursauter. Une voix plutôt, une voix humaine. Non, c’était plus que cela, c’était une conversation, il y avait dans cette grotte au moins deux êtres humains qui
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discutaient ! Eline cria pour attirer leur attention : « — Ohé ! Je suis là ! Venez m’aider s’il vous plaît ! » Une voix lointaine de jeune garçon lui répondit : « — Oui, oui, c’est bon, on arrive ! » Puis la même voix, sans s’émouvoir davantage, continua sa conversation avec son interlocutrice : « — Non je ne te prêterai pas mon nouveau super gadget, il est à moi, et il a de grands pouvoirs. Je n'ai pas le droit de le prêter à n'importe qui. — Je te rappelle que je ne suis pas n'importe qui ! Il me semblait être ta meilleure amie, tout de même ! — Ce n'est pas le moment de se disputer, il faut qu'on sauve Eline » Eline attendait avec impatience de voir les visages de ses sauveurs, et fut bien surprise de reconnaître les deux enfants qui arrivaient. Le premier portait des lunettes et une longue cicatrice sur le front et répondait au prénom d'Harry. Comme il était de mauvaise humeur, cela ne lui plaisait pas du tout d’être là, et il aurait largement préféré aller jouer au quidish. Mais, pas de chance, son scénariste l’avait forcé à faire de la figuration dans cette histoire, et, comble de malheur, il avait dû emmener Hermione, qui avait passé toute la journée à lui réclamer son nouveau Nimbus 5000. Arrivé devant la cage, le jeune garçon dégaina sa baguette et, d’un coup sec, fit sauter le cadenas de la cage Eline l’aurait bien remercié chaleureusement, mais elle était trop fière pour cela, et se contenta d’un ironique : « Merci,
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petit héros de fiction ! », ce qui mit l’intéressé dans une furieuse colère. Eline pensait avec raison qu'elle avait une immense supériorité sur ces deux personnages : elle était réelle, et ce, même lorsqu'on éteignait la télévision. « Ne commence pas ! Nous sommes venus te délivrer, tu pourrais au moins éviter de te moquer de nous ! — D’accord minuscules héros de fiction. » Les trois enfants prirent la direction de la sortie, et se retrouvèrent bientôt dans la forêt. « Nous allons te faire sortir du bois, t’indiquer la route principale, puis nous repartirons. Mais ne reviens pas ici, reste sur la route cette fois, je n’ai pas envie de revenir te sauver. — Ok minuscules héros de fiction. » Le jeune garçon bouillonnait à l’intérieur, mais il réussit néanmoins à garder son sang-froid. Alors Harry, Hermione et Eline se dirigèrent vers le chemin de la Capitale. Hermione ne cessait de lorgner d'un air boudeur le Nimbus 5000, dont la présence n’avait pas échappé au chef des brigands qui justement passait par là. « Le Nimbus ou la vie ! » s’écria celui-ci en bondissant devant eux pour leur barrer le passage. Harry n'en croyait pas ses oreilles : depuis des heures il refusait de le prêter à Hermione, et ce vulgaire bandit croyait réellement qu'il allait l'obtenir ? Eline n'eut pas d’états d’âme, et attrapa l'objet, qu’elle jeta devant elle. Mais comme le bandit allait s’en saisir, on entendit retentir le plus strident et le plus insupportable vacarme que jamais personne auparavant n’avait entendu dans cette forêt.
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Hermione, lorsqu'elle était vraiment en colère, n'avait besoin de nulle ruse ni magie, car elle possédait également (c'est le côté sombre du personnage, pas assez connu du grand public) une arme secrète, capable de briser le cristal et de rendre sourd n’importe qui : ses cordes vocales ! Le brigand tomba à genoux, et, tremblant, tendit le Nimbus à la jeune fille, en s’excusant, et lui promettant que si elle se taisait il ne recommencerait plus. Fière de son nouveau pouvoir, Hermione ramassa le Nimbus et demanda très innocemment à Harry : « Je suppose que je peux te l'emprunter ? » Harry et Eline se regardèrent, et, pour ne pas prendre le risque de finir les tympans déchirés, le garçon accepta de prêter le précieux objet. Ils approchèrent bientôt de la Capitale, et comme ils allaient traverser un passage à niveau, Eline, voyant que ses nouveaux amis traînaient en chemin, voulut les encourager à sa manière : « Allez ! Ce n'est pas parce que vous n'existez pas qu'il faut traîner ! » Je crois que ce fut le sarcasme de trop. Harry saisit Eline par le bras, et, sans trop réfléchir, à l’aide des lacets de ses chaussures, la lia fermement sur la voie ferrée, avant de disparaître hors de l’histoire avec Hermione.
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Où l'on se rend compte que c'est utile d'avoir des amis haut placés. Eline se retrouvait donc seule, attachée à la voie ferrée, sans personne pour lui venir en aide. Elle eut beau appeler, jurer que jamais plus elle ne se moquerait de si grands héros, c’était peine perdue, puisque de toute façon ils étaient sortis de l’histoire. C’est alors qu’elle se rappela que dans les contes de fée classiques, l’héroïne a toujours une bonne étoile qui surgit de nulle part pour transformer des objets tout simples en trucs pas possibles ; malheureusement, elle, elle ne semblait pas avoir la moindre étoile au dessus de la tête. Ce qu’elle ignorait cependant, c’est que l'auteure de cette histoire, bien qu'elle n'ait pas non plus le moindre pouvoir magique, elle pouvait quand même (et ce n'est pas rien) influencer le cours de l'histoire, dans la mesure où elle était en train de l'écrire. 73
« Ouf ! s’écria-t-elle, alors sortez-moi de là ! » Maman était perplexe. Eline était bien là par sa faute, et c’était par conséquent à elle de trouver une solution (d’ailleurs, dans un livre, c’est toujours à l’auteur de trouver une solution, non ? Pfff, ça m’énerve, ça !). Ce qui lui déplaisait, c’était de savoir que si on en était arrivés là, c’était à cause de son incapacité à trouver des héros adéquats pour sauver la situation. Elle fit alors une pause pour réfléchir au dénouement de l’histoire. Elle fit couler du café, qu’elle alla boire au salon, et relut un « petit guide pratique à l'usage des auteurs nuls » pour comprendre à quel moment elle avait fait les mauvais choix. Pendant ce temps-là, Eline flippait toujours (elle ignorait que la SNCF était en grève et qu’elle ne risquait rien). Note de l'auteure à l'attention de son héroïne : Bon, Eline, je ne rigole plus là, qu’est-ce que je vais faire de toi ? Tu pourrais m’aider un peu quand-même, après tout tu l’as bien cherché. Pour la peine je devrais te faire patienter encore un peu sur tes rails de chemin de fer… D’ailleurs tiens, c’est ce que je vais faire. Je vais me refaire un café. Tu m’attends là, hein ? Ne bouge surtout pas ! Ah, ah, ah ! Je suis bête ! Bien sûr que tu ne vas pas bouger ! L'auteure but donc un second café, puis mangea une pastille Vichy* (*créées au XIXe siècle à Vichy et très appréciée par 74
l’impératrice Eugénie ; auraient des vertus digestives) pour faire un peu de pub pour les produits régionaux, et se décida enfin à donner un coup de pouce à Eline. Hélas, quand elle se remit devant son ordinateur, Eline n’était plus là ! Où avait-elle bien pu passer ? Interloquée, elle décida d'allumer la télévision pour voir si, à tout hasard, un flash spécial annonçait la disparition d'Eline. On ne sait jamais, après tout, une héroïne qui disparaît d'un roman alors même qu'on est en train de l'écrire... cela n'arrive pas souvent. Et comme elle zappait sans le vouloir sur un programme jeunesse, le présentateur annonça : « Nous interrompons nos programmes suite au départ précipité de nos héros. En effet, pris de scrupules, Harry et Hermione sont retournés au Pays mal enchanté afin de délivrer Eline. Dès leur retour, l'émission pourra reprendre. » Après vérification, il s’avéra que nos héros étaient bien allés détacher Eline, puis, fiers de leur bonne action, étaient retournés sur leur chaîne de télévision habituelle. Mieux que cela, Eline s'était sincèrement excusée, et les trois enfants étaient devenus d'excellents amis. J’aime les histoires qui s’écrivent toutes seules.
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Où l'on tire une morale de toute cette histoire. Eline, le cœur léger, atteignit bientôt le panneau qui indiquait Capitale. L’endroit paraissait merveilleux, l’architecture semblait correcte, il y avait là un vrai château, avec d’authentiques fées qui accomplissaient des dizaines de prodiges à la minute. En regardant attentivement le feuillage des arbres, on pouvait voir de minuscules elfes scintillants. Les animaux étaient doués de la parole, et de nombreux chevaux discutaient entre eux, tandis qu’un chat chaussé de grandes bottes de mousquetaire amusait la galerie de ses acrobaties. Les rues étaient pavées de caramel au lait, les arbres avaient d’étranges formes arrondies et lisses, et leurs branches chargées de fleurs multicolores se balançaient au gré du vent en répandant leurs odeurs enivrantes. Tout ce voyage en valait bien la peine finalement. Eline se dit que, pour une fois, il serait bon qu’elle ravale sa fierté, et 77
aille faire ses excuses au chevalier Galahad. Oui, elle acceptait ce poste de princesse, et s’engagerait à faire en sorte que ce royaume retrouve un équilibre. Mais comme Eline apercevait au loin le chevalier, et qu’elle allait s’approcher, un tourbillon se forma à ses pieds, et la souleva du sol. Avant qu’elle ait réalisé, elle se retrouva dans un tunnel où elle perdit connaissance, pour se réveiller… dans sa chambre. « Oh non ! Tu ne peux pas me faire cela ! gémit Eline. — Je suis désolé, répondit le farfadet. Le temps qui t’était imparti est écoulé. — Non ! Je veux retourner dans la Capitale ! Ici, personne ne m’aime ! Ni mes parents, ni Léna, ni Monsieur Fredric… — Là je t’arrête, jeune fille. Ce voyage n’était pas destiné à te faire plaisir, mais à te faire prendre conscience de certaines choses. — Ah bon ? — Évidemment ! Dans tout conte il y a une morale, n’est-ce pas ? Tu penses que ta famille ne t’aime pas, mais, réfléchis… qu’as-tu donc constaté à la ville et dans le village des Gueux ? — Que les gens peuvent être parfois très stupides ? — Certes, mais encore ? — Qu’il ne faut jamais se fier aux apparences ? — Exactement ! Lorsque ton beau-père te punit, ou que ta mère t’oblige à accomplir certaines corvées, c’est souvent pour ton bien. Il ne faut pas en déduire qu’ils ne t’aiment pas, au contraire, ne dit-on pas que qui aime bien châtie bien ?
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— Mais alors… Monsieur Fredric, et Yanis… est-ce que c’est parce ces deux personnes m’aiment beaucoup qu’elles me rendent la vie impossible ? — Et bien… c’est la deuxième morale de cette histoire… Qu’as-tu constaté lorsque tu as refusé de croire ce que le panneau t’indiquait, et que la maison de la fée t’a semblée trop conforme à une maison de fée pour être une maison de fée (enfin tu vois ce que je veux dire) ? — J’ai appris… qu’il fallait parfois se fier aux apparences. — Exactement ! — Mais cela ne tient pas debout ! Cette histoire a deux morales : il faut se fier aux apparences et il ne faut pas s’y fier ! C’est ridicule ! — Euh… Oui, je le reconnais. C’est que, vois-tu, ce Pays est Mal Enchanté… il va falloir y apporter quelques modifications pour le rendre crédible. Mais je ne te retiens pas plus longtemps, va vite retrouver toute la famille, on t'attend ! » Eline se rendit dans le salon, où en effet le temps n’avait pas avancé. Le poisson bleu du dessin animé n'avait pas réussi à endormir Lisa, qui résistait vaillamment. Eline, toute excitée, lui révéla son grand secret : « Lisa ! Tu ne devineras jamais ! Je viens de revenir du Pays Mal Enchanté ! » La réaction de Lisa ne se fit pas attendre : « Eline raconte encore des mensonges ! — Eline ! On ne t’a pas demandé d’aller dans ta chambre ? » Alors, résignée, Eline retourna s’asseoir sous son lit, où elle
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réfléchit pendant de longues minutes à la façon de changer sa vie. Elle n’avait pas appris grand-chose durant ce voyage, sauf qu’avec un peu d’optimisme, elle aurait passé une meilleure journée. Aussi, elle décida de faire des efforts pour l’avenir. Pas de trop gros efforts, bien entendu, après tout, les enfants restent des enfants, et peut-être qu'on les aimerait moins s'ils faisaient moins de bêtises... Mais peut-être que les choses se passeraient mieux si chacun y mettait du sien, et reconnaissait ses torts... « Évidemment, pensa Eline, comme je n'ai jamais de chance, même la morale de l'histoire me retombe dessus ! » — C'est vrai, lui répondit l'auteure, mais là, ce n'est pas de ta faute, c'est juste que les adultes détestent avoir tort. Et puis, n'oublie pas, lorsqu'une grande personne te donne une leçon de morale, c'est un peu pour se défouler, mais surtout (et ça, ne l'oublie jamais) c'est pour ton bien ! Alors arrête de te plaindre, et dis merci. — Merci, soupira Eline. »
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Derniers ouvrages du même auteur : Le Tour du Monde en 80 jours, CreerMonLivre.Com, 2020 L’île des âmes perdues, CreerMonLivre.Com, 2020 Le fantôme du collège, CreerMonLivre.Com, 2016 Le fantôme du collège, CreerMonLivre.Com, 2016 L’île des âmes perdues, CreerMonLivre.Com, 2016
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