mémoire design graphique

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le livre de photographies évolution des systèmes et des formes de publication en milieu numérique





le livre de photographies évolution des systèmes et des formes de publication en milieu numérique

Cyrielle Molard mémoire DNSEP design dirigé par Jérémie Nuel


introduction I

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quand la photographie devient livre

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vers une définition du livre photo le livre comme espace de publication exemple 1 histoire et classification : une courte évolution frise

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le marché actuel l’édition photo en chiffres le livre rare de collection exemple 2

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les différents systèmes économiques existants la chaîne traditionnelle : qui fait quoi ? schéma

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b

cas particulier : les éditions Steidl exemple 3

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II

l’ère du numérique

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A a

le dispositif bouscule les catégories impression et diffusion : développement de l’auto-publication exemple 4

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systèmes indépendants exemple 5

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A a b

B a b C a

b

14

17

21 22

24

33


B a

le livre numérique les supports numériques exemples 6 & 7

40

b

formes hybrides et multisupports exemple 8

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III

mutation et futur du livre photo

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A a

les degrés de mutations subjectivité de l’outil exemple 9

51

b

repenser le workflow schéma & exemple 10

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B

vers de nouvelles formes de publications et de travail un design prospectif exemple 11 posture(s) future(s) exemple 12

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conclusion

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entretiens

79

bibliographie

99

a b

41

53

63

67

remerciements

101

ours

101



introduction

Curieusement, c’est en flânant dans les librairies que j’ai découvert l’œuvre de nombreux photographes. En feuilletant simplement leurs ouvrages, au fil des pages, à travers les images, j’ai eu l’impression d’entrer dans leur univers. Les photographies se réunissent, se font écho, et perdent leur aspect fractionné pour former un tout cohérent.

« La photo se regarde dans les livres, pas au mur » 1 Henri Cartier-Bresson Ce qui me plaît dans le livre, c’est qu’il transforme la photographie et lui offre une autre dimension ; je constate en effet un basculement d’échelle entre la photographie exposée sur un mur et celle imprimée et éditée. Traditionnellement, les photographes ont deux canaux pour diffuser leur travail : l’exposition, qui est une expérience physique et collective, et le livre qui s’apparente davantage à une expérience individuelle et intime. Le premier canal est éphémère, le second presque éternel. D’un côté, les expositions permettent de montrer des œuvres originales, alors que les livres sont limités aux reproductions. De l’autre, les expositions s’inscrivent dans un lieu, alors que les livres voyagent dans le monde. Les photographes ont en réalité besoin de ces deux vitrines. Dans une époque où l’on voue un culte à la vitesse, qui plus est dans le champ de la photographie, beaucoup se tournent aujourd’hui vers cet objet-livre.

1. Michel Guerin, « Cartier Bresson, photographe de l’instant décisif », dans Le Monde, 27 avril 2003

7


introduction

À la croisée de mon cursus scolaire, de mes stages d’études et de rencontres personnelles, la photographie puis plus précisément, le livre photo, est devenu un sujet de travail et de recherches sur lequel je m’interroge depuis quelques années maintenant. Mes questionnements sont également liés à l’intérêt porté aux mutations des supports de lecture, de la multiplication des publications hybrides, et des possibilités d’expérimentation toujours plus grandes autour du texte, mais surtout de l’image. À partir d’entretiens, d’échanges avec plusieurs acteurs du monde de la photographie, mais aussi celui de l’édition, et grâce à leurs différents points de vue, j’ai décidé d’évoquer à travers ce mémoire des enjeux du numérique à travers le livre photo imprimé, et me demander : quel pourrait être son avenir ?

8

Avant tout, il me semble important de tenter de définir les contours de ce que sont ces œuvres éditoriales exposées au même titre que des tirages originaux et de les différencier d’autres types de publication photographiques tels que les catalogues d’exposition ou les albums de famille. L’histoire de la photographie, intimement liée à celle du livre est vaste, il reste difficile d’identifier les limites de ce qu’est un livre de photographies, les frontières entre la photographie professionnelle et d’amateurs étant également fragile. En effet, à partir du début des années 1990, la photographie devient accessible au grand public en démocratisant son procédé. Aujourd’hui, n’importe qui peut prendre une photographie avec son téléphone portable. Celle-ci se retrouve instantanément visible par tous, sur les réseaux et depuis quelques années, imprimable dans des albums personnels via des plateformes en ligne. Le développement de ces dernières a accentué la difficulté d’identification du livre photo pour la plupart des gens. Je traiterai donc dans ce mémoire du livre en tant qu’œuvre autonome, à part entière, comme principal moyen d’expression photographique. Par la qualité du graphisme, les choix typographiques, associés au papier, on pourrait dire qu’un livre photo crée cette relation entre des images seules se révélant l’une à l’autre, comparable à un roman dont les dialogues ou les paragraphes — les images — forment une narration.


Andrew Roth publie en 2001 The Book of 101 Books : Séminal Photographic Books of the Twenty Century, ouvrage qui glorifie l’histoire des livres de photographies en mettant l’accent tout autant sur l’importance du travail photographique, que sur le soin apporté à sa réalisation et au caractère unique du livre en tant qu’objet. Reprenons son introduction, dans laquelle il donne la définition de ce qui selon lui fait un grand livre de photographie :

« Mon principe de sélection était simple. Un livre devait avant tout être une production vue dans son intégralité : le contenu, la mise en page, le choix du papier, la qualité des reproductions, le texte, la police utilisée, la reliure, la couverture, les proportions — chacun de ces éléments devant se fondre avec les autres et s’harmoniser de manière naturelle dans l’ensemble. Chaque publication devait présenter un caractère original et, enfin, constituer un bel objet, une œuvre d’art. Je me suis concentré sur des monographies à la production desquelles l’artiste a activement participé. (…) En d’autres termes, pas de livres qui seraient un simple réceptacle dans lequel montrer des images, mais des livres dont les images étaient destinées à être vues sous forme de livres. » 3

En me plongeant de plus en plus dans le domaine de la photographie sous forme éditoriale, j’ai pu observer que ces livres sont l’objet d’un intérêt grandissant depuis quelques années. On remarque d’ailleurs, la prolifération et le succès de manifestations telles que Paris Photo, Offprint, Polycopies, Cosmos Arles Books, qui permettent à l’édition de photographie française et internationale de déployer sa richesse. Ces événements démontrent que le livre photo s’est construit une notoriété auprès d’un public très varié et témoignent également de l’essor des petites structures indépendantes et des propositions d’autoédition. Alors, que représente ce marché ? Quels en sont les acteurs ? Et comment fonctionne la chaîne traditionnelle de publication ? Cet état des lieux du marché du livre photo explique dans un premier temps quels sont les systèmes existants mis en place et atteste qu’auteurs et public trouvent dans le livre un médium adéquat.

9 2. Traduction : Andrew Roth, «The Book of 101 Books : Séminal Photographic Books of the Twenty Century», dans Photographes, publiez votre livre photo ! Eyrolles, 2012


introduction

Parallèlement aux maisons d’édition historiques et à leurs circuits traditionnels de conception et de production, des structures alternatives défendent une forme de résistance et revendiquent leur autonomie. Ces pratiques éditoriales indépendantes se sont développées et diversifiées principalement grâce au passage numérique et par la démocratisation des outils comme l’ordinateur, l’impression numérique, le Web et son réseau. En effet, le contexte technologique raccourcit considérablement le chemin entre un photographe et son ouvrage imprimé. Le modèle de l’autoédition s’est affirmé en voulant se démarquer de la production conventionnelle. Quels ont donc été les apports du numérique et du Web dans l’émergence de ces processus autosuffisants ? En quoi le Web et les outils numériques de notre quotidien ont modifié la chaîne traditionnelle de publication et développé des systèmes alternatifs ? Ces mutations sont l’annonce d’une transformation dans le monde de la publication de manière générale. Le livre comme « support favori pour les expérimentations dans la photographie » 4 doit s’adapter et innover pour répondre aux nouveaux usages et opportunités du marché. L’édition numérique est une réalité dont il ne faut pas nier la richesse et son impact sur l’imprimé. Les glissements entre les formats restent encore peu reconnus et à expérimenter. Puisque notre vision du livre et de sa conception se modifie, et dans une approche prospective, les possibilités d’outils, de workflow restent à établir. L’important est de proposer des modèles de production, se dirigeant vers une posture de designer affranchi du formatage de la chaîne de publication traditionnelle, afin d’influer sur l’idée que l’on peut se faire d’un livre photo et d’actualiser ainsi sa définition.

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3. Sebastian Hau, « Vive le le livre ! » dans IDEAT n° 123, Tout savoir sur les rencontres d’Arles 2016, juin 2016


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I

quand la photographie devient livre 1

A

vers une définition du livre photo 2

Que ce soit pour les amateurs ou les professionnels, il existe différents canaux de diffusion pour des photographies. Cependant, le support livre reste le meilleur médium pour exercer un engouement durable auprès d’un public large. En effet, chacun de nous l’a vécu, le livre est un objet qui renvoie à une expérience intime et sensible alors même qu’il peut être produit en grand nombre. De plus, les choix de conception et fabrication lui donnent un caractère précieux, tout comme la date d’impression lui confère le gage d’une certaine authenticité. Depuis une quinzaine d’années, le récent engouement de l’art contemporain envers la photographie, mais aussi les nombreuses études universitaires qui questionnent le parallèle entre l’histoire de la photographie et celle du livre d’artiste 3 - n’ont fait qu’attirer davantage les amateurs et les collectionneurs. Dans le monde, on publie chaque année plusieurs centaines de livres photo, aussitôt recherchés et achetés. Alors, qu’appelle-t-on réellement un « livre de photographies » ?

13 1. En référence au titre de l’ouvrage : Steidl. Quand la photographie devient livre. De Robert Frank à Karl Lagarfeld, édition de La Monnaie de Paris, 2010

2. La photographie et le livre : analyse de leurs rapports multiformes, nature de la photographie, statut du livre, sous la dir. de Michelle Debat, Trans Photographic Press, 2003

3. par exemple l’ouvrage d’Anne Moeglin-Delcroix, Sur le livre d’artiste : articles et écrits de circonstance (1981-2005), Le Mot et le reste, 2006


quand la photographie devient livre

I A a

le livre comme espace de publication Dans un premier temps, il se pose la question du changement d’échelle qui est essentielle. Lors d’un entretien avec le photographe Vincent Bonnet, celui-ci m’a fait part de cette notion de séparation entre les murs de la galerie et la photographie imprimée notamment pour l’un de ses projets, nommé Hypersujets :

« Je fais beaucoup de choses sur papier : c’est un moyen matériel de diffusion tout simplement. À l’exposition, on a eu beaucoup de monde, mais cela reste temporaire. Là, cela permet aux gens qui ne sont pas venus d’avoir accès au travail de manière formalisé, dans un format, des dimensions et une matière, mais avec une autre échelle. Il y a un paradoxe entre ce que l’on va perdre dans la réduction des images, par rapport au format de l’exposition et à ce que l’on gagne par la possibilité de présenter enfin l’ensemble du fond Hypersujets. »

C’est également ce que m’a confirmé Jean-Pierre Bonfort, photographe autodidacte et autoéditeur. Il ne peut imaginer la photographie autrement qu’imprimée sur papier. Il différencie la photographie tirée pour des tirages d’exposition et celle encrée pour des ouvrages :

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« Pour moi, la photographie c’est comme la peinture, c’est sur du papier, c’est imprimé. On connaît les livres de peinture, les catalogues d’exposition — certaines de ces impressions sont merveilleuses —, mais entre voir un tableau et voir sa reproduction, aussi vraie soit-elle, ce n’est pas le même monde. De toute façon, entre du sel d’argent et du jet d’encre sur papiers, ça n’a rien à voir. Il n’y en a pas un mieux ou moins bien que l’autre, c’est quand même beau, mais c’est autre chose. »


Dans une interview, Yannick Bouillis, fondateur du salon Offprint, affirmait avoir remarqué que les lieux d’expression se déplacent vers le livre : « les lieux d’exposition se transformaient en lieux d’édition, et les maisons d’édition en maisons d’expositions. »  4 En effet, l’ouvrage est utilisé comme un espace visuel expérimental, par des mises en page et design radicaux. Ces livres, « lieux d’édition », circulent et perdurent contrairement à l’exposition qui, par sa durée limitée, représente seulement une vitrine éphémère. Cette substitution de l’espace physique à l’espace de publication permet de penser au contenant, à ses choix de séquences, à la couverture, au grammage du papier, jusqu’à l’interactivité à maintenir avec le lecteur.

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4. Miriam Rosen, « Offprint Paris : 4e édition revue et augmentée; une conversation avec Yannick Bouillis  » sur Mediapart.fr, 13 novembre 2013


exemple 1

I A a

Vincent Bonnet Hypersujets

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Ce travail prend pour point de départ la puissance des images et leur banalisation. Mais aussi leur condition d’apparition et de disparition dans l’espace public et privé. Hypersujets est une archive constituée au fil du temps. L’ensemble du fonds est composé de 52 photographies. L’enjeu pour Vincent Bonnet était de déjouer la puissance des images publiques en les photographiant telles quelles. Ce livre est une édition originale en deux livrets. Elle se compose d’un magazine tout en image et d’un cahier critique avec des textes et un entretien.

Les photographies sont imprimées en fond perdu, et nous laissent imaginer des combinaisons d’images, de visages. La couverture reprend une page d’annuaire à travers une réitération typographique de noms, prénoms et coordonnées, et s’oppose par ce biais au titre en mettant plutôt en avant l’anonymat et la disparition de la notion de « sujet ».

http://www.documentsdartistes.org/artistes/bonnet/repro16.html


I A b

histoire et classification : une courte évolution

En demandant à Olivier Cablat, photographe et créateur de la semaine Cosmos Arles Books durant les Rencontres d’Arles, si l’édition était complémentaire de l’objet photographique, ce dernier m’a répondu que :

« La photographie n’est pas vraiment compatible historiquement avec l’édition dans la mesure où cela représente un challenge technique important. Même dans l’histoire des livres d’artistes, la place de la photographie n’est pas évidente. C’est le développement des techniques d’impression de qualité qui a offert, à mon avis, une place à la photographie dans le champ de l’édition. La presse et les magazines y ont certainement aussi fortement contribué. »

Par le biais d’une frise chronologique, nous pouvons cependant voir des chemins se croiser entre l’histoire de la photographie et celle du livre. Attardons-nous sur quelques points de convergence qui me semblent importants : Tout d’abord, Anna Atkins publie en 1843 Photographs of British Algae : Cyanotype Impressions, soit seize ans à peine après la première photo de Nicéphore Nièpce — Le Point de vue du Gras. Alors qu’on ne savait pas encore l’imprimer, la photographie fut réunie dans des albums, devenus les premiers livres photographiques. Historiquement, les albums photographiques dont les planches sont faites d’épreuves collées sur un support papier généralement cartonné ont été publiés dans une perspective que nous pourrions qualifier aujourd’hui de documentaire. En 1844, William Henry Fox Talbot, savant et inventeur du négatif, publia ses premières expériences sous

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quand la photographie devient livre

I

forme de livrets dans Pencil of Nature. Talbot revendiquait une contribution du médium à la diffusion des connaissances scientifiques et le texte était ici important. 5

A

Ensuite, le mouvement Pictorialiste, né en 1885, tend à faire de la photographie une pratique artistique à part entière, nettement séparée de ses utilisations professionnelles au moment même où apparaissent sur le marché des appareils automatiques et simples. Chacun devient à ce moment-là un nouvel expérimentateur. En développant ces possibles de la reproduction, autres que purement documentaires, en imposant de véritables portfolios d’artistes notamment au sein de revues telles que Camera Work d’Alfred Stieglitz, ce mouvement aura fondé ce mariage de la photographie et du livre. C’est également la possibilité d’un genre nouveau : l’édition bibliophilique avec des tirages restreints, illustrés de gravures ou de photographies originales sur de beaux papiers, par des artistes en vogue et parfois superbement reliés. Les innovations techniques des décennies suivantes comme l’héliogravure industrielle dans les années 20 et l’offset à partir des années 30 ont permis une excellente reproduction des clichés. L’avantage réside aussi dans une rapidité de production, des options de tirages importants, des prix compétitifs. Ce qui développa parallèlement les premières éditions populaires bon marché et les premiers ouvrages à consommer rapidement, faisant du livre non plus cet objet de transmission, mais un objet médiatique.

b

D’autre part, en dehors de la tradition bibliophilique naît dans les années 1960-70 le livre d’artiste utilisant le médium photographique. L’exemple le plus célèbre est l’ouvrage fondateur d’Edward Ruscha : Twenty six gazoline stations, en 1965. Il décrit l’esprit de ses livres en ces termes :

« Je n’ai pas de sympathie pour tout le domaine des publications imprimées à la main, quelque sincères qu’elles soient. (…) Je n’essaie pas de créer un livre précieux en éditions limitées, mais un produit de série qui soit de premier ordre. » 6

La relative pauvreté matérielle de ces publications au regard des ouvrages de bibliophilie ne doit pas faire oublier que leurs créateurs portent une attention quasi professionnelle à la réalisation d’ouvrages dont ils sont souvent aussi les éditeurs et qu’ils sont très attentifs à la nature concrète du livre.

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5. Darius D. Himes et Marie Virginia Swanson Photographes, publiez votre livre photo ! Eyrolles, 2012

6. Cité par Anne MœglinDelcroix, Sur le livre d’artiste : articles et écrits de circonstance (1981-2005), Le Mot et le reste, 2006


L’histoire parallèle des deux médiums (la photographie et le livre) a cheminé sans que nul ne s’en préoccupe vraiment avant les années 2000. Il semble difficile pour certains artistes de penser la photographie sans penser sa forme éditoriale. Les photographes William Klein et Robert Frank par exemple conceptualisent leur travail en série. Leurs ouvrages célèbres, respectivement Tokyo 1961 et the Americans, utilisent le livre comme étant la meilleure manière de fixer la forme, le rythme et les séquences de leurs photographies. Quelle définition serait donc la mieux appropriée pour le livre photo ? Comme me l’expliquait Vincent Bonnet, il faut bien faire la distinction entre les multiples genres auxquels on peut associer au premier abord le livre photo et notamment le catalogue d’exposition :

« C’est une édition originale ! D’abord, il n’y a aucune vue de l’exposition même s’il y a des textes qui l’évoquent. Cela n’a pas le statut d’un catalogue au sens d’une édition qui rendrait compte de l’ensemble des œuvres exposées. L’idée était d’avoir un objet, qui a le statut d’œuvre et qui est la suite ou le parallèle de l’exposition : c’est une œuvre en plus, une pièce supplémentaire. »

Progressivement, nous comprenons que le livre photo est un objet complexe, car il lui faut articuler de manière pertinente les qualités inhérentes à la photographie, le livre et l’album ; car cette combinaison donne tout d’abord la forme. Concernant le contenu et la finalité de lecture, il doit proposer un sens. C’est en effet, dans son essai, La photographie entre image et objet que Michelle Debat explique que l’image ne peut se contenter d’être illustration : elle doit être « objet de pensée. » 7 Enfin, du point de vue matériel, la reliure, le papier, le format, la mise en page, la typographie, les séquence d’images, la qualité de reproduction et d’impressions des images, sont autant d’éléments constitutifs dont il ne faut pas négliger l’importance.

19 7. Michelle Debat, « La photographie entre image et objet, l’imagephotographie comme objet de pensée. » dans La Photographie et le livre, Trans Photographic Press, 2003


1830

1875

1930

édition

1928 - Albert Renger-Patzsch Die Welt ist schön

photographie

1843 - Anna Atkins Photographs of British Algae : Cyanotype Impressions

1844 - William Henry Fox Talbot Pencil of Nature

.

1878 - Edward James Muybridge Le galop de Daisy 1827 - Nicéphore Nièpce Le point de vue du Gras

1831 - Jacques Daguerre daguerreotype

1903-1917- Alfred Stieglitz revue Camera Works

1888 - Kodak « Appuyez sur le bouton, nous ferons le reste»

1945 LIFE magazine

1928 - August Sander Manoeuvre 1913 - Oskar Barnack Ur-Leica négatif 24 x 36 mm

1936 - Dorothea Lange Migrant Mother


1960

1990

1961 - William Klein Tokyo + Klein

1950 - La Guilde

2017

1997 - Hans Eijkelboom Photo-Notes 1980 - Roland Barthes La chambre claire

2005 - Martin Parr & Gerry Badger Le Livre de photographies : une histoire vol.1 1966 - Edward Ruscha Every Building on the Sunset Strip

1982 - Édition Delpire Photo Poche n°1

1994 - Hans Peter Feldmann Voyeur #1

1953 - Marc Riboud Le peintre de la Tour Eiffel 1962 - Don McCullin Anti-war protester in London

1975 appareil photo numérique

1986 - David Hockney Pearblossom Highwayl

1999 - Andreas Gursky 99 cents 2004 - Thomas Ruff jpeg-ny02


quand la photographie devient livre

I

quand la photographie devient livre

B

le marché actuel

Le dossier photo, paru dans Livres Hebdo n° 914 en juin 2012 nous apprend qu’en France, le nombre d’éditeurs spécialisés se réduisait en 1997 à une poignée de noms, et que le livre photo dépassait rarement les huit cents exemplaires en librairie. Deux ans plus tard, les éditions de La Martinière, avec La Terre vue du ciel de Yann Arthus-Bertrand créait la surprise en battant tous les records de vente. Cela constitue cependant une exception, car les ventes de livres photo restent limitées. 8 Il n’en demeure pas moins que le secteur n’a jamais été aussi dynamique en autoédition et création de maisons d’édition, Poursuites, Xavier Barral, Loco, Chose Commune ou RVB Books. En parallèle, le succès de différentes manifestations prouve que l’édition photo intéresse de plus en plus. Cette situation trouve en partie son origine dans la popularité grandissante de la photographie comme moyen d’expression artistique depuis ces dix dernières années. À l’international, c’est en Allemagne, forte de son héritage et de sa maîtrise dans les techniques d’édition et d’impression, ainsi qu’aux Pays-Bas, où les aides envers des projets culturels sont mises en place depuis des années, que les pratiques nouvelles en matière de publication se développent principalement. Cependant, c’est au Japon que la révolution visuelle s’est initiée, et cela à partir de 1968 avec la revue Provoke. En seulement trois numéros, « Provoke a exercé une influence considérable sur la photographie japonaise et sa forme livresque, en voulant libérer le langage photographique et les idées. » 9 Fondée par le philosophe Koji Taki et le critique et photographe Takuma Nakahira, ses collaborateurs ont été le poète Takahiko Okada ainsi que Daido Moriyama pour le deuxième numéro de la revue, en 1969. L’édition photo japonaise est depuis restée comme une des plus influentes lorsqu’il s’agit d’audace et de précision.

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8. Dossier photo, Livres Hebdo n° 914, juin 2012

9. Christine Coste, « Les actes de Provoke » dans L’Œil n° 694, octobre 2016


I B a

l’édition photo en chiffres En me basant sur des enquêtes menées par Livres Hebdo/ Electre et dans l’article les livres d’art paru respectivement dans les Livres Hebdo n° 914 et 1085, on note qu’en France, la production de livres d’art a battu un nouveau record en 2015 avec 5913 nouveautés et nouvelles éditions (+6,5 %) par rapport à 2014. La hausse touche surtout les arts graphiques et le dessin (+75 %) ainsi que la photographie (+9 %). Cependant, le marché du livre d’art reste fragile et laisse peu de place aux ouvrages sortant du profil sécurisé du catalogue d’exposition. « Même si nous avons tous besoin de nous appuyer d’une façon ou d’une autre sur l’actualité culturelle, faire des propositions uniquement sur le créneau des expositions limite l’offre, son originalité et donc son attractivité » 10 estime Thomas Vivien, directeur commercial chez Taschen. L’éditeur joue sur deux créneaux : des rééditions de poche à petit prix et des éditions luxueuses aux tirages limités et au prix beaucoup plus élevé. Cependant, en opposition aux grands groupes, la multiplication de petites maisons d’édition et de photographes qui s’autoéditent rend très difficile de suivre tout ce qui est publié en une année. La technique a joué un grand rôle dans ce phénomène. Le fait que tout le monde puisse désormais produire pour un faible coût la maquette d’un véritable livre photo grâce à l’impression jet d’encre et aux presses numériques est un atout énorme sur lequel je reviendrai plus tard dans ce mémoire. Ainsi, les publications et les éditeurs prolifèrent et le nombre de manifestations, toujours croissant, joue un rôle essentiel. C’est également en filigrane que l’on voit un public toujours plus nombreux. Dès sa première édition en 2010, Offprint, temple de l’avant-garde en matière de création éditoriale, a accueilli 4 000 visiteurs. Face à un tel succès, les

10. Thomas Vivien, « Faire le grand écart » dossier livres d’art, dans Livres Hebdo n° 1085, 13 mai 2015

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quand la photographie devient livre

I B

b

grandes rencontres françaises de la photo ont ajouté un espace dédié au secteur de l’édition ainsi que la mise en place de concours et de prix. Le Cosmos Arles Books qui a lieu pendant les Rencontres photographiques d’Arles et le Paris PhotoAperture Foundation PhotoBook Awards pendant Paris Photo offrent au vainqueur respectivement 25 000 euros et le second 10 000 dollars d’aide à la publication.

le livre rare de collection Comme nous l’avons vu, le livre de photographie est un support artistique dont le but est de favoriser la reconnaissance du médium à sa juste valeur. Certains collectionneurs l’ont compris en acquérant des livres à la place de tirages photographiques. On pourrait dire que c’est en partie Martin Parr et Gerry Badger, dans leur livre Le livre de photographies : une histoire. volume 1, en 2001, qui en donnant une liste de livres remarquables, ont su inciter les photographes, les marchands et surtout, les collectionneurs novices à considérer la production des artistes et des éditeurs d’aujourd’hui comme des objets de collection pour demain. L’article paru dans Livres Hebdo n° 914, nous indique que paradoxalement, alors que le marché du livre de photo est en hausse, les titres se multiplient, mais les exemplaires se réduisent. Car l’intérêt étant de rendre le livre rare : « Cultiver la rareté est une des stratégies adoptées par certains éditeurs. » 11 C’est le cas des Éditions Bessard, une maison d’édition indépendante dirigée par Pierre Bessard qui a choisi de toucher majoritairement des collectionneurs en proposant des ouvrages numérotés et signés, imprimés à 500 exemplaires. Il crée en plus de chaque édition limitée, une édition d’artiste, plus chère, car comprenant un emboîtage sur mesure et un tirage photographique numéroté et signé par le photographe, à 30 exemplaires. Comme il me l’a défini, depuis la création des Éditions Bessard en 2011, il entreprend de partager avec des

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auteurs majeurs, sa volonté de faire du livre de photographie un livre d’artiste : « L’importance est dans la collaboration avec l’artiste, l’auteur, le designer et le collectionneur afin que chaque livre soit une expérience et un objet unique. »

11. Dossier photo, Livres Hebdo n° 914, juin 2012


exemple 2

I B b

Izis & Jacques Prévert Grand Bal du printemps La Guilde du livre fut fondée en 1936 à Lausanne par Albert Mermoud. Il s’agissait d’un club qui comptait plus de 100 000 membres dans les années 1960. Les publications connurent de grands succès dans les années 1950 et 1960. Les reproductions en héliogravure étaient d’une qualité incroyable. Aujourd’hui, beaucoup de collectionneurs sont à la recherche de ces exemplaires. Izis et Prévert étaient déjà réunis dans Paris des rêves, un des albums de la Guilde les plus célèbres grâce à la participation d’autres grands noms. Le Grand Bal du printemps est une célébration de Paris, réalisé par le duo poète/photographe.

Le Paris de Prévert est celui des quartiers populaires, des musiques de rue, des fêtes et de la misère. Les photographies d’Izis donnent des visages à cette humanité. Le mariage de ces deux narrations, images et textes, est très réussi puisque Prévert offre des poèmes qui tirent leur substance de l’intérieur de l’image tout en s’échappant dans un imaginaire bien à lui. La première publication de cet album date de 1951. Il est introuvable depuis plus de cinquante ans.

La Guilde du livre, les albums photographique 1941-1977

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quand la photographie devient livre

I C

les différents systèmes économiques existants

Depuis le début des années 1990, on assiste à l’éclosion d’éditeurs toujours plus nombreux, en particulier de petites structures, tandis que dans le même temps les progrès techniques mettent directement entre les mains des photographes de nouveaux outils de prise de vues et de fabrication de livres. Les institutions publiques, privées, les maisons d’édition indépendantes, les grosses structures, l’autoédition, tous existent et se confrontent, mais comment fonctionnent-ils réellement ?

a

la chaîne traditionnelle : qui fait quoi ? La collaboration entre l’éditeur, le graphiste, et l’imprimeur contribue de manière déterminante à la réussite du livre. Qu’il s’agisse d’une grande ou petite organisation, la production d’un livre comprend trois étapes principales incluant chacun de ces acteurs. Premièrement, il s’agit de définir et mettre en forme le contenu éditorial, qui constitue le cœur de l’ouvrage, l’associer ensuite à une conception graphique qui mette en valeur le contenu sans l’écraser, et enfin travailler avec l’imprimeur pour donner à l’objet final sa forme physique. Les étapes postérieures sont la diffusion et la distribution du livre qui diffèrent selon les structures. Les schémas qui suivent mettent en avant les différents chemins et systèmes existants en termes de publication d’un livre photo.

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Antoine Fauchié, venu lors d’une journée d’étude à l’ESADSE en mars 2016, expliquait :

« la chaîne du livre contient globalement beaucoup d’intermédiaires reliés entre eux qui ne peuvent pas travailler les uns sans les autres. Aujourd’hui, la question de la diffusion et de la distribution est importante parce que créer un livre n’est pas si compliqué que ça, trouver le contenu et le mettre en forme c’est coûteux mais faisable. Tandis que vendre entre 1000 et 2000 exemplaires si on ne fait pas partie de cette chaîne, sans lien avec les acteurs, c’est compliqué. Il est plus facile de créer un livre que de le publier, dans le sens, le rendre public, c’est-à-dire que les personnes potentiellement intéressées reçoivent l’information et l’achètent. » 12

Quant à la conception graphique particulière à une édition photographique, elle doit permettre au lecteur de voir ce que le photographe a vu. En effet, la maquette doit être au service des photos. La perception globale de l’œuvre sous forme de livre est vraiment différente de celle que l’on pourrait éprouver dans un autre cadre, comme celui d’une galerie ou d’un site Web. Les images deviennent dynamiques et acquièrent une présence autre que lorsqu’elles étaient exposées.

25 12. Intervention d’Antoine Fauchié, « Le livre numérique : théorie, (en) jeux et découverte » pendant la journée d’étude « Édition numérique et publication hybride » à l’ESADSE le 22 Mars 2016



schéma

chaîne traditionnelle

III C

photographe

éditeur

a

indépendant éditeur

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lecteur

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distribution

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imprimeur

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autoédition éditeur photographe

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distribution interne imprimeur


quand la photographie devient livre

I C b

cas particulier : les éditions Steidl

« Pour la première fois dans l’histoire universelle, l’œuvre d’art s’émancipe de l’existence parasitaire qui lui était impartie dans le cadre du rituel. L’œuvre d’art reproduite devient reproduction d’une œuvre d’art conçue pour être reproductible » 13 Gerhard Steidl, né en 1950 à Göttingen, une petite ville allemande située à deux heures de Francfort, a fait de l’édition d’ouvrages photographiques sa spécialité. En 1972, passionné par la photographie, il entreprend de publier sous son nom des livres d’art et crée sa maison d’édition 14. En alliant les deux métiers, il renoue avec la grande tradition des éditeursimprimeurs des XVIIIe et XIXe siècles en Allemagne, et peut ainsi contrôler l’ensemble de la chaîne éditoriale en offrant aux photographes des ouvrages adaptés à chacun. Le succès de Steidl est dû à une complémentarité entre le travail artisanal et les meilleures technologies, à l’équilibre entre des savoirfaire anciens et des innovations permanentes. Publier, mettre en page, imprimer, diffuser, tout se fait sous le même toit. Gérard Berréby, directeur des éditions Allia, semble avoir la même vision et voue un véritable culte à la qualité, comme il nous le présente dans un reportage diffusé sur Arte :

« Nous faisons un travail industriel, mais nous le faisons de manière artisanale, et nous aimons ce que nous faisons. Il y a l’amour de l’objet que nous réalisons. Donc on ne peut pas mal le faire, on ne peut pas le bâcler. » 15 26

13. Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Allia, 2012

14. Steidl. Quand la photographie devient livre. De Robert Frank à Karl Lagarfeld, édition de La Monnaie de Paris, 2010

15. Gérard Berréby, dans La sensualité des livres, documentaire réalisé par Katja Duregger diffusé le 23 octobre 2016 sur Arte


Les photographes Yves Marchand et Romain Meffre sont publiés par le géant Steidl depuis leur début. Ils m’ont expliqué le fonctionnement de « Steidlville » afin de mieux comprendre les rouages de la maison d’édition ainsi que la fabrication de leurs ouvrages :

« Steidl a un fonctionnement très particulier. Certains photographes arrivent à Göttingen (siège de Steidl) avec une idée assez vague et font directement l’éditing avec Gerhard Steidl pour créer leur maquette, choisir le format, papier, etc. De notre côté, nous arrivons en général avec une maquette assez précise du projet. Ce qui est unique c’est qu’avec cet éditeur nous avons une liberté quasi totale sur le format et le séquençage des livres et tout ça sans que l’artiste ait à dépenser quoique ce soit, ce qui devient de plus en plus rare. Une fois à Göttingen, les photographes sont en résidence, on leur prête un appartement et ils peuvent travailler avec des graphistes qui leur sont mis à disposition le temps qu’ils le souhaitent, ce qui permet notamment de côtoyer de grands photographes. Nous avions par exemple croisé Lewis Baltz et Joseph Koudelka lors de notre premier séjour, ce qui donne d’emblée le sentiment de faire un peu partie, ou en tout cas de voir se faire “l’histoire de la photo” et c’est assez galvanisant ! Sur place pour nous il s’agissait surtout de faire des épreuves tests pour chaque image du livre ce qui nous a pris par exemple deux semaines pour un livre de 230 images comme les Ruines de Détroit. Par contre, le nombre important de livres produits chez Steidl fait qu’il est difficile de contrôler le timing de sortie de son ouvrage, il faut donc être patient. Pour la diffusion, Steidl a ses propres réseaux. Le marché français est un peu différent, car Steidl y est relayé par Patrick Remy qui sélectionne pour faire son propre catalogue de sortie “Steidl France” les livres qui sont souvent traduits en français. La France reste d’ailleurs un des pays où l’on achète le plus de livres photo. »

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exemple 3

I B b

Yves Marchand et Romain Meffre Détroit, vestiges du rêve américain

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Yves Marchand et Romain Meffre ont commencé à s’intéresser aux ruines en 2001. Détroit est aujourd’hui un lieu où la frontière entre le rêve et le cauchemar américains, entre la prospérité et la pauvreté, entre le permanent et l’éphémère. Elle était autrefois la capitale industrielle du XXe siècle et quatrième ville américaine. Ses ruines, grandioses, offrent aujourd’hui la vision sublime et terrifiante de la chute fulgurante d’un empire. C’est sur ce projet que les deux autodidactes développent une vision commune, systématisant l’utilisation d’un seul appareil pour deux.

Détroit, vestiges du rêve américain est le fruit d’une collaboration de cinq ans, leur premier livre publié par Steidl en 2010. Il a été réédité six fois par la suite. Le livre est composé de 230 pages dans un format large (29,5 x 3 x 37,1 cm) où les photographies prises en grand angle laissent place à l’imagination.

http://www.marchandmeffre.com/detroit


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II

l’ère du numérique

A

le dispositif bouscule les catégories

La fabrication du livre relié est assez onéreuse et sa mort a été annoncée à maintes reprises pendant des siècles. Nicolas Negroponte, chercheur au MIT, annonçait en 2010 la mort du livre physique : « Cela va arriver. Pas dans dix ans. Dans cinq ans. » 1 Comme beaucoup d’autres, il voyait dans l’apparition du ebook un support capable de remplacer le papier. À l’inverse, selon Alessandro Ludovico, artiste, théoricien des nouveaux médias, rédacteur en chef de la revue Neural :

« Nous entrons dans l’ère post-numérique, les technologies du numérique ne sont plus perçues comme un phénomène révolutionnaire, mais plutôt comme faisant partie intégrante de notre quotidien. Dans le monde de l’édition de presse, de livres, de revues, cette transformation ne fait que commencer. » 2

En effet, il faut plutôt voir que l’utilisation de machines et d’outils dans nos vies courantes comme l’ordinateur, l’imprimante, le Web, le réseau a développé une certaine maîtrise de ces dispositifs par chacun. Le numérique est devenu une réalité, dans le cas de l’édition, il n’a pas fait disparaître les technologies antérieures, mais il a multiplié les possibilités tout en se mixant aux technologies traditionnelles. Alors, tout comme Alessandro Ludovico, je me demande, et cela dans le cas du livre photo : « comment l’analogique et le numérique vont-ils coexister dans l’ère post-numérique ? Comment vont-ils se mélanger, s’entrecroiser ? Quelles formes et quels comportements nouveaux vont découler de cette mutation ? » 2

1. Traduction : Nicholas Negroponte, “ The Physical Book Is Dead In 5 Years ”, par MG Siegler, sur le site Tech Crunch, le 6 août 2010

2. Alessandro Ludovico, Post-digital Print, les mutations de l’édition depuis 1894, B42, 2016

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l’ère du numérique

II A

À mes questions concernant les changements qu’apportait le numérique, Olivier Cablat m’expliquait :

« Il n’est pas question de ne pas constater son impact sur le livre imprimé et ainsi la disparition ou plus exactement le glissement de certaines de ses formes. Au contraire, le véritable enjeu des nouvelles technologies réside ici, dans les possibles interrelations qu’elles peuvent établir avec les cultures déjà en place. Et c’est précisément autour de ce nouveau rapport à la technique que l’industrie du livre évolue ; le numérique déclenche de profondes mutations de son mode de production, et par extension de la façon dont nous envisageons et concevons les formes. »

Le livre est numérique depuis 1984 (date d’arrivée des premiers Macintosh), et la chaîne du livre s’est numérisée dans les années 90-2000. Ce qui a bouleversé les acteurs du livre n’est pas la numérisation des outils de production sur ordinateur tels que Word, Indesign, ou même les emails, mais plutôt la chaîne de diffusion. Comment va-t-on informer qu’un livre existe ? Comme l’indiquait Antoine Fauchié lors de la journée d’étude : « les éditeurs ne sont pas habitués aux logiques du Web et d’Internet et ont du mal à s’adapter. » Cependant, dans le cas de l’édition photo, cette facilitation d’accès aux technologies a permis au modèle de l’autoédition de s’amplifier largement. En effet, certains amateurs produisent eux-mêmes leurs livres, car il est devenu aisé aujourd’hui d’envoyer un fichier informatique à un imprimeur, trouvé sur Internet, et de lui commander un petit nombre d’exemplaires. L’impression se fait selon la demande et sa diffusion sans intermédiaire. De ce fait l’ordinateur et le Web n’ont pas tué le livre, c’est tout le contraire.

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II A a

impression et diffusion : développement de l’auto-publication

« La photographie entretient une relation particulière avec l’édition indépendante et l’autoédition. C’est là où l’on trouve l’innovation, l’originalité et un système D fécond. Je suis attaché à l’aspect démocratique de ces livres, car ils sont produits pour être accessibles et pour circuler librement. » 3 Pour se dégager de la majorité des contraintes commerciales qui dictent le marché, l’autoédition semble être le système le plus évident pour donner à l’artiste une autonomie totale dans sa manœuvre. Elle finit par bouleverser le statut du photographe, devenant éditeur ou graphiste et réciproquement, ainsi que la manière de produire et diffuser la photographie. Le photographe Vincent Bonnet a choisi de travailler seul pour éditer son projet Hypersujets :

« Je suis passé par une structure, une maison d’édition dont je m’occupe pour éviter un éditeur extérieur. Cela a facilité la conception et surtout coûté bien moins cher. (…) Cela m’a permis d’assumer toute la conception graphique, j’étais aussi secrétaire de rédaction, producteur, artiste, chargé du suivi de fabrication, c’était plus lourd, mais au moins je pouvais avoir une grande marge de manœuvre. Ce qui n’est pas forcément toujours le cas en choisissant une maison d’édition. »

33 3. Simon Baker, « La photographie entretient une relation particulière avec l’autoédition », par Clémentine Mercier dans Libération, août 2014


l’ère du numérique

II

Aujourd’hui édité chez La Martinière, Thomas Jorion avait cependant au départ décidé de s’autoéditer pour diffuser son travail. Il m’explique lors d’une interview son positionnement par rapport à l’autoédition, les avantages et les inconvénients auxquels il a été confronté et les oppose avec les éditions de La Martinière.

A a

« Je suis fan du livre, de l’objet. C’est un fabuleux moyen de diffuser son travail et de le mettre en valeur. Une exposition dure un mois, un livre dure une vie. (...) Je me suis autoédité, car je n’avais aucun contact dans l’édition à qui présenter mon projet. Et aussi parce que je ressentais qu’un des axes permettant la reconnaissance de mon travail passait par le livre. L’avantage premier c’est la liberté totale dans les choix de formes et fond, mais celle-ci peut orienter vers de mauvais choix. (...) J’ai été assez surpris par la liberté que j’ai pu avoir chez LM. Notamment dans le choix des images et du chemin de fer. Ce qui représente 90 % des choix qui déterminent le livre. Dans un premier temps, cela m’a perturbé, car je pensais que j’allais me reposer sur LM. Finalement j’avais l’expérience de mon livre autoédité et cela m’a beaucoup aidé. Je réalise même que maintenant j’aurais du mal à me retrouver face à un comité éditorial trop directif. »

Comme nous l’explique Léna Mauger dans son article,  ils ont fait un livre tout seuls, il est vrai que : « la pratique n’est pas nouvelle. Elle est apparue sous deux formes : les livres d’artistes, comme ceux d’Edward Ruscha des années 1960 ; et les fanzines nés avec les mouvements punks des années 1970. »  4 En effet, le mouvement du fanzinat créé dans l’esprit de débrouille Do It Yourself et d’indépendance se caractérise par l’usage du photocopieur, peu cher. Il rendait également accessible la réalisation de petites publications par n’importe qui. Aujourd’hui on parle de microédition, la scène est active et brouille les frontières entre l’objet d’art en soi, l’objet de luxe, vendu à bas prix. Dans la continuité de cette tendance, on peut voir sur Internet, l’émergence de nouveaux services d’impression, comme Blurb, Lulu ou Asakusabook, qui offrent des outils de mise en page et une bonne qualité d’impression. Ces sites, les principaux sur le marché ont orienté l’effort vers la communauté des

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4. Léna Mauger, « ils ont fait un livre tout seuls » dans 6 mois, le 19 mai 2012


photographes d’art et proposent des services d’impression à la demande. Pour un prix relativement faible, le procédé est simple pour mettre au point le concept et le contenu de son projet. C’est pourquoi les photographes souhaitant se tourner vers l’édition traditionnelle peuvent sur ces sites créer une maquette de grande qualité convenable à un éditeur. D’autres le considèrent même comme un produit abouti, et se sont emparés de cette nouvelle technologie pour l’associer à une esthétique « fait main ». Jusqu’à présent, la production d’un livre d’une qualité approchant celle de l’offset était hors de portée de la plupart des gens en raison des coûts. L’impression offset est le procédé principal de l’impression pour les reproductions photographiques en couleur. Les coûts extrêmement élevés de fabrication de plaques d’impression et de calage nécessitaient l’impression d’un tirage minimum d’au moins 500 ou 1000 exemplaires. L’impression à la demande exploite une technologie numérique, qui ne nécessite pas de plaques et réduit considérablement les coûts. Les tirages courts offrent une plus grande prise de risque sans l’énorme charge financière qui pèse sur la chaîne traditionnelle. Les technologies numériques ont également permis une ouverture sur le monde grâce au Web. Internet comprend une infinité de ressources qui aide à la diffusion et la vente de ses ouvrages via de multiples formes sur divers espaces communautaires. Allant des sites Internet personnels jusqu’à des blogs recensant les livres échappant à la diffusion traditionnelle. Par exemple, le site The Independent Photobook de Hester Keijser et Jörg Colberg est un outil de distribution gratuit pour les livres photo publiés indépendamment ou des zines qui ne sont pas disponibles via Amazon ou d’autres points de vente standards.

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exemple 4

II A a

ÎLOTS INTEMPORELS Timeless Islands

THOMAS JORION

Thomas Jorion Ilots intemporels

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Le travail de Thomas Jorion se base sur notre perception du temps et de la façon dont il s’écoule. Certains lieux se retrouvent comme « figés » dans le temps, alors même que notre société se développe et file à cent à l’heure. Il parcourt le monde avec une idée en tête : chercher et présenter ces îlots intemporels, des lieux clos et laissés à l’abandon. L’utilisation d’un appareil de grand format permet d’obtenir des photographies nettes et détaillées de textures et de profondeur remarquable.

Les couleurs dans l’ouvrage sont rayonnantes et permettent d’ancrer le lieu dans le présent en écartant le côté austère de certains. Son premier livre est autoédité et imprimé à 500 exemplaires en 2010. La première édition fut rapidement épuisée. Sur son site internet, la version PDF est libre et imprimable si on le souhaite.

http://www.thomasjorion.com/outils_site/public/publications/thomas-jorion-ilots-intemporels


II A b

systèmes indépendants

« Contrairement à l’édition littéraire, qui laisse peu de place à l’excentricité, l’ouvrage photo se réinvente à chaque fois. » 5 Le numérique n’a donc pas fait disparaître les technologies antérieures, il se mixe et multiplie les possibilités. En plus de l’autoédition, d’autres systèmes indépendants se sont développés en s’emparant des outils à disposition et proposent par ce biais d’autres formes alternatives à la chaîne traditionnelle. C’est le cas de la maison d’édition le Bec en l’air, spécialisée dans l’édition de photographies de type documentaire avec un axe plutôt méditerranéen. Dans un article pour FishEye Magazine, Fabienne Pavia, la directrice explique le fonctionnement en indiquant : « Notre taille nous permet de concevoir et d’élaborer des projets à une échelle raisonnable, où nous maîtrisons l’ensemble de la chaîne éditoriale. » 5 Désormais, les étapes principales de réalisation d’un livre photo sont produites sur place grâce à l’évolution des technologies. En effet, une fois la maquette achevée, le prépresse et la photogravure sont des phases essentielles que le Bec en l’air peut réaliser en interne. De plus, pour financer leur production, les petits éditeurs cherchent du côté, des aides municipales, départementales ou nationales, des partenariats avec des institutions. D’autres expérimentent de plus en plus des montages financiers alternatifs comme le financement participatif sur Internet. On peut voir à partir des années 2000, avec l’apparition de plateformes de crowdfunding dédiées au milieu de l’édition, que les processus traditionnels se mêlent à des systèmes employant des technologies numériques.

5. Fabienne Pavia, « La fabrique à livre : Fabienne Pavia, éditrice » dans Fisheye Magazine, septembre octobre 2015

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l’ère du numérique

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C’est-à-dire que, pour la majorité des cas, par le financement participatif d’une structure éditoriale classique, nous basculons vers une publication à la demande d’un livre relevant d’une impression traditionnelle. Le Bec en l’air expérimenta une nouvelle sorte de coédition et publia Alma en 2011. Ce livre est un docu-fiction qui accompagnait la sortie d’un webdocumentaire coproduit par le webdesigner et producteur Upian et l’agence Vu. Le webdoc présentait le livre et proposait un feuilletage des pages ainsi qu’un lien vers le site Web du Bec en l’air. Cette double diffusion fut grandement facilitée par l’ouverture offerte par le Web. On peut voir une forme de militantisme dans l’idée de défendre et porter un livre photo de style aujourd’hui chez nombre d’éditeurs indépendants comme le précise Patrick Le Bescont : « nous devons cultiver la rareté dans nos choix éditoriaux. On soigne le graphisme, la reliure, la finition, le papier, pour en faire un objet de désir. » 6 En effet, les éditions Filigrane sont spécialisées dans l’édition photographique et l’édition d’artistes, avec comme démarche éditoriale de mêler l’image et le texte, permettant de croiser les regards de différents artistes, photographes et écrivains. Enfin, Jean-Pierre Bonfort est dans une approche différente, puisque ce photographe autodidacte se définit plutôt en tant qu’autoéditeur libre plutôt qu’inclus dans un système militant. Le numérique fait partie intégrante de son travail, il m’explique dans une interview son fonctionnement et en quoi les divers outils numériques lui ont permis de faire ses livres :

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« La grande merveille du numérique c’est qu’on n’a rien. Vous voyez je travaille avec un téléphone, et je travaille sur mon bureau, avec une imprimante toute simple qui a quinze ans et que j’adore. (...) J’aime garder ce côté “avoir le moins de choses possibles” pas par écologie, mais plutôt philosophiquement less is more : avec rien on fait plus de choses ! Mais je ne milite de rien du tout, c’est plus de l’indépendance. À la fois j’utilise les technologies les plus évoluées, vous voyez j’ai un iPhone 6 et à la fois, avec ça, je fais les choses les plus simples du monde. Alors par nouvelles technologies, je vois plutôt ici une vraie économie de moyens et c’est finalement l’idée d’être de plus en plus libre au fond. »

6. Patrick Le Bescont, Dossier Photo, LivresHebdo n° 914, juin 2012


exemple 5

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Le Bec en l’air Alma Le projet Alma a d’abord était pensé sous forme de livre mêlant réalisme et fiction, autour de l’histoire d’une jeune fille, Alma. Le film documentaire fut diffusé intégralement sur Arte. Le webdocumentaire quant à lui, repose sur une construction sur deux niveaux : le premier pose Alma et son témoignage au centre du cadre. Le deuxième propose des évocations liées au témoignage, avec le travail vidéo et photo de Miquel Dewever-Plana et des illustrations, au feutre et à l’aquarelle, d’Hugues Micol. En plus du webdoc, une version en ligne propose quatre modules vidéo, qui éclairent sur l’histoire du Guatemala,

le contexte de violence, etc. Le webdoc demande une implication du spectateur dans le récit. Alma est également devenue par la suite une application disponible sur tablette pour offrir une expérience plus sensorielle.

webdocumentaire disponible sur http://alma.arte.tv/fr/webdoc/

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le livre numérique L’impression à la demande offre aux auteurs une production à un prix abordable ainsi qu’une souplesse dans la création, mais une autre révolution est en marche. De nouveaux contenus enrichis, multimédias, consultables sur divers supports mobiles, tels que l’iPad ou les smartphones, sont en train de transformer les pratiques de la lecture. Les auteurs peuvent imaginer comment le multimédia pourra enrichir l’expérience donnée par leur ouvrage notamment grâce à l’apparition de fichiers au format numérique comme l’EPUB ou le PDF. La lecture traditionnelle semble perdre des parts de marché, car de plus en plus de personnes lisent sur leurs appareils mobiles standards. Les expériences de lecture se transforment et glissent vers l’écran, nous lisons page par page via des liens hypertextes, de manière fractionnée. Stéphane Hugon dans son livre Circumnavigations : L’imaginaire du voyage dans l’expérience Internet nous parle du Web comme un « voyage, promenade, flânerie, déambulation, dérive… » 7 et démontre que la compréhension d’Internet conduit à une réflexion sur la notion de territoire. En effet, les territoires de la Toile ont métamorphosé nos imaginaires. Or, on pourrait entrevoir ici un parallèle entre le terme de navigation lorsqu’il s’agit de lire des documents multimédias développant un certain parcours imaginaire et l’articulation séquentielle d’images, proposés il y a déjà 150 ans avec l’album photographique des images rapportées par les voyageurs reporters. L’impact de l’édition numérique sur l’économie de l’édition imprimée reste indéniable. En ce moment décisif, les éditeurs, petits et grands, luttent pour réinventer, hybrider et exploiter, les propriétés spécifiques de l’impression, tout en intégrant les nouvelles caractéristiques du numérique.

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7. Stephane Hugon, Circumnavigations : L’imaginaire du voyage dans l’expérience Internet, CNRS Éditions, 2010


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les supports numériques

Depuis quelques années, nous observons que de grandes maisons d’édition s’adaptent à un marché qui se développe autour de la lecture sur support électronique. C’est le cas des éditions Allia, dont le directeur Gérard Berréby m’expliquait lors d’une rencontre à l’ESADSE en décembre 2016 que « chaque livre qui sort sous forme imprimée sort également sous forme numérique pour tablette. » L’avantage dans l’émergence de nouveaux services d’impression à la demande, et le développement des éditions au format numérique est que les éditeurs peuvent maintenir un titre à leur catalogue sans que cela nécessite un stock important. Les éditions Albin Michel proposent aussi de beaux livres sous format EPUB et une lecture dite « enrichie » avec par exemple des vidéos, interviews du photographe et hyperliens inclus. En tant que support hors ligne et stable, basé sur la technologie Web, et grâce à des fonctionnalités intégrées, l’EPUB permet à chacun de personnaliser sa lecture. La structure, la mise en forme, les métadonnées sont compilées dans un fichier que l’on peut facilement faire circuler et modifier. Ici se trouve la différence avec un site Web qui va compiler beaucoup de fichiers (HTML, feuilles de styles, animation en plus, langage dynamique, etc.) plus difficiles à partager. Nous apprenons dans le livre From Print to Ebooks : a Hybrid Publishing Toolkit for the Arts édité par l’Institute of Network Culture qu’il existe « une riche tradition de livres électroniques d’artistes, commençant dans les années 90 par des expériences littéraires multimédias interactives et hypertextes sur disquettes, CD-ROM, sites Web et applications mobiles. » 8 8. Traduction : Institute of Network Culture, From Print to Ebooks : a Hybrid Publishing Toolkit for the Arts, éditions en version epub, 2014

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l’ère du numérique

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Cependant, une grande partie de cette documentation peut désormais être considérée comme de l’archéologie médiatique puisque les formats multimédias sont devenus obsolètes : les applications de CD-ROM ne fonctionnent plus sur les ordinateurs contemporains, les sites dont les liens ou les plugins ne fonctionnent plus ou ne sont plus compatibles avec les navigateurs. Il est vrai que l’ebook est donc devenu le terrain d’expérimentation pour divers artistes. Nous pouvons le constater au travers d’exemples comme le site Artists’ eBooks, un projet collaboratif qui explore les possibilités de l’ebook. Il fournit une plateforme de ressources où les écrivains et les artistes peuvent expérimenter et en apprendre davantage sur ces nouvelles technologies : « La préoccupation centrale est de voir ce nouveau médium utilisé par les artistes de toutes sortes comme une plateforme expérimentale pour élargir le public. » 9 D’un autre côté, de nombreux artistes contemporains, militants des médias, utilisent activement l’édition électronique comme un médium « pauvre » ou simple de partage social plutôt qu’un « riche » moyen visuel et tactile. Les problèmes que nous pouvons cependant noter avec ce type de supports sont, tout d’abord, le fait que tous les dispositifs de lecture n’interprètent pas le format de la même façon. Ensuite, en termes de design graphique, il reste des dysfonctionnements, réglés depuis longtemps sur le livre papier, difficile à gérer sur le livre numérique comme des césures ou orphelines pour le texte, mais aussi des couleurs mal gérées pour les images. C’est pourquoi beaucoup se tournent plutôt sur le format PDF ou le site Web, plus stable et simple pour la diffusion. Antoine Fauchié lors du colloque Écrire, éditer, lire à l’ère numérique : design et innovation dans la chaîne du livre, explique en quoi les livres Web sont devenus des supports d’expérimentation et de diffusion avantageux :

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« Loin des plateformes d’éditeurs, ces initiatives indépendantes répondent à des logiques liées au Web plus qu’à l’édition classique : rapidité de mise en ligne, forme

9. Traduction : Présentation de la plateforme sur : http://www. artistsebooks.org/


hétérogène et souci du design numérique, facilité de diffusion notamment par le référencement, ouverture des contenus, possibilité de mises à jour et d’évolutions, accessibilité et détails typographiques. Les Web books ravivent ce désir de partage et de liberté à travers des objets numériques souvent originaux et très lisibles. Parfois jugés pauvres technologiquement — comme le fanzine à son époque —, et notamment face au format de livre numérique qu’est l’EPUB, les livres Web restent pourtant bien plus accessibles que la plupart des livres numériques, ces derniers étant dépendants de logiques économiques et des plateformes — souvent fermées — associées. » 10 Nous remarquons cependant avec ces exemples de supports, une confrontation, mais surtout une recherche d’aller-retour entre l’imprimé et le numérique. Le marché se diversifie et des pratiques éditoriales émergent, allant vers des formes de plus en plus hybrides.

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10. Antoine Fauchié, colloque Écrire, éditer, lire à l’ère numérique : design et innovation dans la chaîne du livre, Nîmes, 12 et 13 avril 2016


exemple 6

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Postdocument issue #1

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Postdocument est une publication centrée sur la photographie d’œuvres d’art en situation d’exposition. Disponible sous forme de fichier PDF téléchargeable elle est ensuite imprimable gratuitement. Elle présente une organisation de photographies réalisées par des amateurs ou des professionnels accompagnés d’une légende développée. Chacun décide de suivre ou non les indications d’impression, de grammage, d’orientation du papier proposées et réalise ainsi sa propre édition.

En parallèle, les éditeurs, Remi Parcollet, Aurélien Mole et Christophe Lemaitre réalisent une revue plus complète. Pour le numéro 1 de Postdocument présenté au Cneai de Paris en novembre 2010, le thème choisi était Titre de la pièce ; et la revue rassemblait une sélection de photographies capturant toujours une même œuvre de Donald Judd.

http://www.postdocument.net/post1.pdf


exemple 7

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Cheval Digital publishing digital and horse a participative project Durant chaque semaine de Cosmos Arles Books, un projet de publication est édité par la maison d’édition numérique d’Olivier Cablat. Pour l’édition 2016, il s’agit de Cheval Digital. Il m’explique ainsi le fonctionnement : « Le site est une plateforme d’expérimentation de publications photographiques exclusivement dédiée à la diffusion sur support lumineux ; les publications sont basées sur des milliers de contributions postés sur une page Facebook. Au final, c’est devenu une relecture démocratique de l’histoire de la

photographie au travers du prisme du cheval, comme nous l’avions organisé les années précédentes avec le poteau, le taureau, l’ombre, le flamant roses... Nous avons prolongé le processus en publiant un livre et en créant une plateforme online, les deux étant reliées par une multitude de liens présents sur la publication papier. » Un texte de Luce Lebart, historienne de la photographie est inclus. Le livre de 100 pages est limité à 900 exemplaires.

http://chevaldigital.com/

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l’ère du numérique

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formes hybrides et multisupports Nous le savons, le numérique valorise les qualités tactiles du livre papier, ainsi que notre attachement culturel profond pour l’objet matériel et son héritage. C’est pourquoi, Elizabeth Sutton et Marie-Laure Cahier dans leur livre Publier son livre à l’ère numérique : autoédition, maisons d’édition, solutions hybrides, nous proposent de ne pas « opposer édition traditionnelle et édition numérique, mais les réconcilier à travers de nouvelles formes de passerelles et de collaborations. » 11 Il s’agirait donc d’imaginer les passages entre les formes plus anciennes du livre et les formes numériques actuelles en associant leurs différentes caractéristiques. L’exposition virtuelle Erreur d’impression. Publier à l’ère du numérique proposée par Alessandro Ludovico au Jeu de Paume en 2014 a mis également en avant ces questionnements autour « des métamorphoses du média imprimé et ses conséquences sur la transmission de l’information et la préservation des contenus. » 12 Ce sujet reste large, mais pour Alessandro Ludovico l’imprimé et le numérique fonctionnent ensemble. C’est aussi pourquoi nous voyons aujourd’hui des studios de design graphique se tourner vers ces deux objets complémentaires. Prenons l’exemple d’ABM studio, qui travaille principalement entre l’édition imprimée et de beaux livres avec des travaux comme le catalogue des Rencontres d’Arles ou des livres photos édités par Xavier Barral, Flammarion, La Martinière, etc. ; et l’édition numérique comme des catalogues numériques ou des applications iPad telles que Art Book Magazine. En effet, cette dernière est présentée comme une librairie, bibliothèque, lecteur de livres numériques spécialisés en création contemporaine à télécharger sur iPad. Elle propose les publications d’une centaine d’éditeurs, indépendants ou non et institutions.

46 11. Elizabeth Sutton et Marie-Laure Cahier Publier son livre à l’ère numérique : autoédition, maisons d’édition, solutions hybrides, Ebook autopublié, ou version imprimée chez Eyrolles, 2016

12. présentation exposition « Erreur d’impression. Publier à l’ère du numérique », Jeu de Paume, 2014


ABM revendique surtout une sélection de qualité « dans un espace numérique où le flux domine, où il est de plus en plus difficile de trouver des ouvrages de référence. » Avec leur propre application de lecture, la plupart sont des PDF qui ne peuvent pas être lus sur une autre interface, ils gèrent de cette manière la mise en forme de sortie de chaque livre. Enfin, leur dernière application ios Lisa, sortie en novembre 2016 est une application de lecture universelle pour les publications numériques. Elle permet de lire les publications numériques compatibles PDF, EPUB 2, EPUB 3 et gérer les enrichissements multimédias (audio, vidéo). Comme l’explique Vincent Piccolo, confondateur d’ABM, dans une interview pour ActuaLitté :

« L’idée avec Lisa est vraiment de remettre au secteur un outil gratuit qui puisse être utilisé par le plus grand nombre et qui envoie au signal aux éditeurs leur montrant qu’il y a des logiciels pour lire leurs livres, quel que soit le genre éditorial. » 13

Cette application est mise en place au moment où l’inconvénient principal des formats numériques réside dans la difficulté de lire sur n’importe quel dispositif de lecture. Dans un monde en perpétuelle évolution (et donc éphémère) de l’édition numérique, le caractère immuable du papier constitue plutôt une force qu’une faiblesse. Enfin, la fondation Aperture reste un exemple de modèle multiformat qui fonctionne et s’impose dans le monde de l’édition photo. La fondation est gigantesque et propose diverses manifestations, expositions de photographies dans leurs locaux à New York ou dans le monde, avec des concours pour les meilleurs livres photo, notamment le prestigieux Aperture Photo Book Award durant Paris Photo. De plus, de nombreuses publications sont éditées : des beaux livres photos imprimés, des livres rares, des magazines, the photobook review (en version imprimée et numérique) avec la participation de grands noms de la photographie et de l’édition, mais aussi des livres photos numériques, applications, blogs, sites Web et enfin un catalogue actualisé de tous leurs travaux en format PDF téléchargeable et imprimable sur ISSUU.

47 13. Nicolas Gary, « Lisa, application de lecture, présentée comme le VLC du livre numérique », dans ActuaLitté, le 2 novembre 2016


exemple 8

II B b

Collectif revue Halogénure

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La ligne éditoriale de cette nouvelle revue se situe entre l’analogique et le numérique : « Qu’il s’agisse de donner une visibilité à des pratiquants peu portés à la communication, de présenter de manière groupée et cohérente des artistes qui n’auraient pu être découverts que sous la forme éclatée des aléas de la navigation, de conserver une trace d’images qui disparaissent nécessairement des cimaises ou du Web au cours du temps, ou tout simplement de proposer, en cette époque de dématérialisation effrénée des contenus, un objet en authentique papier véritable. Il ne s’agit pas d’opposer

analogique et numérique ; les deux pratiques ne sont plus — et depuis longtemps — concurrentes, mais complémentaires. Nous avons fait notre choix, mais nous encourageons toutes les formes d’expériences, d’échanges et d’hybridations, du moment qu’elles sont créatrices de sens et ne relèvent pas d’une volonté de mystification du spectateur ou du marché. »

campagne de précommande du # 1 sur Ulule : https://fr.ulule.com/revue-halogenure/


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III

mutation et futur du livre photo

A

les degrés de mutations

Le secteur de l’édition a donc entamé une mutation profonde dût à la numérisation et l’enrichissement des contenus, à la lecture en mobilité, mais aussi aux changements des habitudes d’achat du grand public. Ces bouleversements touchent l’industrie de l’édition dans son ensemble, depuis les auteurs jusqu’aux maisons d’édition et aux libraires. Il faut considérer les avantages et inconvénients des alternatives numériques qui émergent actuellement, mais aussi la façon dont l’impression, au lieu de disparaître, pourra s’adapter et évoluer comme elle l’a déjà fait plusieurs fois par le passé. L’association du numérique et du papier mobilise deux langages avec une interprétation différente pour chacune. Dans le cas de l’image et donc de la photographie, on passe d’une résolution faible en RVB à l’écran à une plus élevée en CMJN imprimé, ce qui complexifie les traductions. L’idée est donc de repenser les systèmes et réévaluer les apports du numérique et du web grâce aux opportunités d’écritures nouvelles offertes. Comme le précisent Stéphanie Vilayphiou & Alexandre Leray (Stdin) dans l’article Écrire le design. Vers une culture du code :

« L’informatique, comme toute technologie, a un impact sur notre vie sociale ; elle conditionne et informe nos pratiques. Le domaine du design le montre de manière remarquable. La publication assistée par ordinateur (PAO) a, en 25 ans, grandement changé le rôle du designer, ses compétences, ses méthodes de travail et son positionnement dans la chaîne graphique. Des corps de métiers ont disparu suite à la substitution plus ou moins partielle de certains savoirfaire par les logiciels. D’un autre côté, les nouveaux outils

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mutation et futur du livre photo

III A

ont notamment démocratisé la publication. Aujourd’hui, la numérisation massive amène de nouveaux enjeux et invite les designers à réfléchir sur leur pratique et leur relation au code et à la machine. » 1

En effet, le numérique et l’automatisation de méthodes traditionnelles de création poussent certains designers à s’intéresser par exemple à la programmation et proposer d’autres pratiques et workflow de travail. Se pose alors la question d’un futur pour nos méthodes de travail en tant que designer graphique. Pour le livre photo, est-il possible de s’affranchir de la chaîne de travail existante ? Il nous faut pour cela réfléchir au rôle des outils dans le processus de publications et des technologies pouvant être mises en place. Car comme Stéphanie Vilayphiou & Alexandre Leray l’affirment dans l’article de la revue Back Cover :

« Les designers doivent se positionner comme acteurs et non comme simples usagers d’une technologie prête à l’emploi. L’approche des hackers est en cela un modèle : comprendre et s’approprier, détourner, inventer la technologie et l’adapter à ses besoins. La technologie ne doit pas uniquement être une affaire d’ingénieurs, mais quelque chose que l’on peut concocter soi-même à la maison. » 1

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1. Stéphanie Vilayphiou & Alexandre Leray (Stdin), « Écrire le design. Vers une culture du code », dans Back Cover n° 4, B42, 2011


III A a

subjectivité de l’outil

Parler de la subjectivité de l’outil pour un photographe suscite le débat depuis toujours. Son outil de travail, son appareil photo, a parfois été défini comme un dispositif qui commande ses attitudes et formate finalement l’image. Dans les années 1970 et 80, Vilém Flusser, philosophe, écrivain et journaliste d’origine tchèque, écrit à propos de la photographie. Il affirme que, dans un monde de plus en plus technique et automatique, la photographie fut la première des formes d’image à avoir fondamentalement changé la manière de percevoir le monde. Il décrit l’acte de photographier de la manière suivante :

« Le geste du photographe comme recherche d’un point de vue sur une scène prend place au travers des possibilités offertes par le dispositif. Le photographe se déplace au sein de catégories spécifiques de l’espace et du temps par rapport à la scène : proximité et distance, vues frontales et de côtés, exposition courte ou longue, etc. (…) Ces catégories sont un a priori pour lui. Il doit “décider” à travers elles : il doit appuyer sur le déclencheur. » 2

Selon Vilèm Flusser, la personne qui utilise l’appareil photographique peut croire qu’elle contrôle les réglages permettant de produire une image du monde de la manière dont elle veut qu’on le voie. Cependant, c’est la nature programmée de l’appareil qui fixe les paramètres de cet acte et c’est le dispositif initial qui façonne finalement le sens de l’image finale.

2. Vilém Flusser, article wikipédia, consulté le 6 août 2016

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III A a

Jean-Pierre Bonfort se laisse quant à lui séduire par les réglages simples, le cadrage et la qualité relativement faible de son outil. La photographie passe à travers son objectif, mais devient prétexte à ses expérimentations imprimées :

« Concernant l’utilisation que je fais de la photographie j’essaie de m’arranger avec elle de telle sorte qu’elle ne fasse pas obstacle à ce que j’ai envie de faire. Dans cet arrangement, le choix et le traitement de la matière photographique — de la prise de vue au tirage — jouent un rôle essentiel. Pour la prise de vue — bien que ce terme ne me convienne pas, car j’ai plus le sentiment de recevoir que de prendre —, j’ai très vite utilisé les plus simples des appareils de photographie argentique qui tiennent dans la poche. En 2002, je suis “passé” aux petits appareils numériques qui m’ont donné accès à la couleur et offert la possibilité de photographier en vidéo. Depuis 2006, je n’utilise plus que l’appareil photo de mon téléphone portable. La définition relativement faible de l’image que ces appareils proposent me suffit. Le cadrage plutôt aléatoire dans leurs petits écrans où l’on distingue plus qu’on ne voit et le fait que la photographie ne se fasse qu’un petit laps de temps après que l’on ait appuyé sur le déclencheur permettent au hasard et à la fantaisie de faire partie du jeu. Ce qui fait tout à fait mon affaire. »

Je voudrais faire ici un parallèle entre le dispositif du photographe et les outils utilisés dans la publication des livres photo. Dans la mesure où le logiciel est une condition nécessaire à toute technologie numérique et qu’il entre aussi dans la création de la plupart des œuvres analogiques, l’utilisateur principal (le designer) se doit d’en maîtriser la logique et le fonctionnement technique sous tous ses aspects. En effet, la chaîne graphique aujourd’hui gravite quasi exclusivement autour d’outils propriétaires, au sein desquels émergent différents modèles, cependant Adobe System parvient à imposer un quasi-monopole. Le Creative Cloud, créer en 2013 par la société Adobe vient remplacer la suite CS6. Il se présente comme un abonnement à payer mensuellement donnant accès à toutes les applications Adobe pour le web, la photo, la création et la vidéo sur l’ensemble des postes de travail et terminaux mobiles. Les produits du géant industriel s’imposent aussi auprès des photographes professionnels et


amateurs en proposant la formule Adobe Creative Cloud pour la Photo à 11,99 € par mois. Elle comprend Adobe Photoshop et Lightroom qui sont les applications de traitement photo de référence. De plus, l’abonnement inclut l’accès au nouveau service Adobe Portfolio, qui permet de créer facilement un site Web portfolio personnalisé. Précisons, qu’il s’agit en réalité de la synchronisation entre Portfolio et Behance, racheté par Adobe, et donc de la diffusion d’un portfolio en ligne comme son nom l’indique et non de livre photo numérique. Pour le grand public, ces logiciels restent parfois trop complexes et relativement inaccessibles. L’entreprise décide de créer le projet Nimbus en novembre 2016, un outil en cours de développement plus adapté aux amateurs avec des retouches automatiques et des fonctions plus intelligentes, notamment dans la création d’albums, la recherche d’images, etc. 3 Les logiciels d’Adobe sont intégrés et utilisés comme des standards pour les créatifs, photographe et/ou designer, créant une dette technique et donc une dépendance, se servant aisément d’une suite d’outils à disposition. Le risque étant d’entraîner un « formatage unique » dans les formes de publications. Comme l’explique Anthony Masure dans un article sur le site Strabic :

« Lev Manovich, dans l’ouvrage récemment traduit Le Langage des Nouveaux Médias [1], analyse le mode d’existence contemporain des logiciels sous l’angle d’une “logique de la sélection”. Il constate que notre approche des outils de création (et des softwares en général) se fait essentiellement par la “sélection” d’actions à partir de menus prédéfinis. La création serait donc fonction d’une suite de choix à régler dans des listes prédéfinies. » 4

Jusqu’à présent, les concurrents d’Adobe, issus du monde des logiciels libres de droits et gratuits, étaient jugés moins efficaces. Néanmoins, l’open source, par une conception ouverte et partagée, se répand de plus en plus dans l’objectif de rendre du pouvoir à l’usager et à une communauté. Comme le souligne Bernard Stiegler, philosophe et fondateur de l’IRI (Institut de Recherche et d’Innovation) dans une interview : « Nous entrons dans l’ère du travail contributif. » 5

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3. Damien Roué, « Project Nimbus, le futur de l’édition photo selon Adobe » dans phototrend.fr, le 3 novembre 2016

4. Anthony Masure, « Adobe – le créatif au pouvoir ? », dans Strabic.fr publié le 24 juillet 2011 [1] Lev Manovich, Le langage des nouveaux médias, Les Presses du Réel, 2010

5. Bernard Stiegler, « Nous entrons dans l’ère du travail contributif » dans l’Obs avec Rue 89, le 2 février 2013


mutation et futur du livre photo

III A a

Ce dernier axe sa réflexion sur les enjeux des mutations actuelles portées par le développement des technologies numériques, et pour lui les logiciels libres se définissent ainsi : « L’open source, ça veut dire que tout le monde peut les utiliser, venir les récupérer, les améliorer. C’est un dynamisme inouï. » Des logiciels libres comme Linux ou Firefox 6 ont ainsi été créés en collaboration via Git. En effet, Git 7 est un environnement de travail permettant l’échange des versions à travers Internet. Par le programme il s’avère facile de retrouver les diverses modifications (versioning) les dupliquer et les partager sans altérer les précédentes. Le collectif Bruxellois Open Source Publishing ne crée leurs productions (livres, sites web, affiches, outils) qu’à partir de logiciels libres ou open source. Deux de ces membres m’ont expliqué comment ils utilisent le fonctionnement de Git pour travailler et le rôle des outils dans leur processus créatif :

« On a beaucoup travaillé avec Scribus avant de mettre en place notre propre processus de mise en page : html2print qui est de la mise en page imprimée via HTML. Après, il y a tout un tas d’outils qui sont périphériques, qui ne sont pas directement des outils de création, mais qui sont très importants pour nous comme Git. C’est un logiciel de partage de fichier qui fonctionne un peu comme une dropbox ou un cloud sauf qu’on ne partage pas dès que l’on sauvegarde, mais c’est plutôt à chacun de nous de dire : “OK, maintenant c’est dans un état partageable” et je l’envoie sur le serveur. Quand on partage, on doit écrire un petit commentaire pour dire quel est le statut, l’état de ce dossier à ce moment même. Git permet ainsi de générer notre site Web. Pour chaque projet, tu peux naviguer dans les fichiers au moment où on les travaille ou à une heure près, car la synchronisation se fait toutes les heures. »

Dans le cas du livre photo, Git pourrait être un outil à expérimenter cependant, toutes les interfaces existantes sont créées pour des fichiers textes. Il est plus simple de trouver l’historique des fichiers textes, mais concernant les fichiers binaires tels que les images, les polices, et les dessins vectoriels, cela reste encore restreint.

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6. Anthony Masure, « Visual Culture, Open Source Publishing, Git et le design graphique », dans Strabic,.fr, le 28 novembre 2014

7. GIT – Global Information Tracker – est un outil de contrôle de version décentralisé qui se veut simple et performant. La principale tâche est de gérer l’évolution du contenu d’une arborescence.


exemple 9

III A a

Jean-Pierre Bonfort Paysage « Un livre on peut le regarder dans n’importe quel sens, moi non. Il faut commencer par la première page, et terminer par la dernière. Les gens font ce qu’ils veulent, mais c’est comme ça que je les pense. (...) Le nombre d’exemplaires varie souvent. Comme je fais tout moi-même, c’est long comme tout. C’est deux jours de travail pour un seul exemplaire, parce qu’il y a du déchet et parce que l’imprimante reste une petite machine, donc elle va lentement. Et pour imprimer, c’est toute une manipulation : je contrecolle, je redécolle, etc. (...) Et puis j’adore le papier. Je passe ma vie à en ramener quand je pars en voyage.»

« Je suis extrêmement fier de cet ouvrage. C’est du papier sopalin que j’arrive à mettre dans mon imprimante. Je fais les photos sans y penser et c’est après que je viens les chercher quand l’envie me vient de faire un livre. C’est solide en fait, c’est un papier avec lequel on s’essuie les mains, et tout d’un coup il devient comme un papier japonais, on a peur que ce soit fragile. J’ai un petit stock de sopalin. je n’ai pas envie qu’il soit trop sophistiqué, là c’est un motif assez simple, et je peux le découper feuille par feuille. Il se marie bien avec la photo. Le gaufrage prend moins de place quand on le regarde de face.»

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III A b

repenser le workflow

Aujourd’hui, nous pouvons donc nous poser la question : comment organiser le travail ensemble pour repenser le modèle et la forme ? Le monde de l’édition rencontre des changements dans lesquels de nouvelles relations voient le jour entre l’auteur, l’éditeur, le designer et le lecteur. Beaucoup d’anciens mécanismes pourraient bientôt ne plus fonctionner et être remplacés par d’autres procédés. L’artiste — photographe, Eric Watier questionne les formes d’économies mixtes et de publications hybrides. Lors des journées ELIF 8 à l’ENSBA Lyon, il nous expliqua son projet de nouvelle forme d’économie se basant sur le système : « donner — recevoir – rendre. » Notamment, avec Monotone Press il choisit une approche radicale : « tout devrait être gratuit dans le monde numérique. » Monotone Press est un site gratuit de visualisation, de diffusion et d’édition en ligne. Éric Watier propose également la création de contrats d’édition et de devenir éditeurs de livres d’artistes en donnant la possibilité au spectateur d’être actif dans le processus de publication. En effet, il utilise Internet pour diffuser ses travaux, le lecteur se retrouve en position d’éditeur, si toutefois il décide de passer à l’impression des fichiers téléchargés.

« Nous devons alors imaginer une économie nouvelle où les objets sont totalement disponibles et où, dans un même temps, ils peuvent faire l’objet de matérialisations toujours singulières et toujours illimitées. Nous devons aussi admettre que cette économie d’abondance immatérielle inappropriable est très exactement, et dans le même temps, une économie d’appropriations successives non exclusives. » 9

8. journée ELIF, « Résistance électronique, stratégie éditoriale et cyberféminisme», organisé le 7 avril à l’ENSBA Lyon.

9. Eric Watier, Manifeste Monotone Press, version PDF imprimable, 2011


De plus, rappelons que le service d’impression à la demande (ou Print On Demand) permet de court-circuiter le wokflow (ou le processus) traditionnel de publication. Puisque l’offre est toujours égale à la demande, elle s’affranchit de ses invendus ou de ses ruptures de stock. Et comme l’impression ne précède plus la vente, mais lui succède, elle allège toute une logistique de transport, stockage et distribution. Ainsi elle évolue d’une norme de production à une norme autonome. Cette technologie modifie également le workflow dans le sens où elle offre la possibilité d’actualiser ses données et modifier le contenu du livre en temps réel. En effet, la POD a grandement facilité l’établissement de maisons d’édition dont seul ce modèle économique autorise l’existence. Greyscall Press par exemple, est une maison d’édition qui modifie ses PDF dans le temps. Elle actualise de cette manière tous ses livres et permet donc une réimpression après chaque mise à jour. Ceci offre une version différente d’un même livre, qui pourrait rappeler le fonctionnement des livres rares et la recherche d’exemplaires à collectionner. Nous pourrions dire que ces livres sont en quelque sorte en « mouvement » où la version prend le dessus sur l’édition. Ensuite, nous pouvons voir dans la programmation un moyen de faciliter le développement et l’efficacité de nouveau workflow. The Institute of Network Culture notamment travaille sur ces questions. En effet, dans leur livre From Print to Ebooks : a Hybrid Publishing Toolkit for the Arts, ces derniers fournissent une boîte à outils pour créer à partir d’un seul contenu, un livre d’artiste sous différents formats, en utilisant notamment « le Markdown workflow ». Ils recommandent l’utilisation de ce langage dans le cadre d’un workflow hybride en opposition au mécanisme traditionnel présenté dans les schémas sur la page suivante.

« Le Markdown n’est pas parfait, mais il est beaucoup plus facile de travailler qu’avec par exemple le langage de balisage XML plus complexe. Il permet la création de textes structurés, une exigence importante dans l’édition hybride. » 10

Loraine Furter et l’Hybryd Publishing Group créent également ce type d’outils et précise leurs objectifs sur leur site Web :

« Nous améliorons et innovons l’édition à l’aide de logiciels open source. Offrir des solutions d’édition multi-formats en concevant des workflows technologiques, en perfectionnant les équipes de publication et en appliquant de nouvelles stratégies aux modèles d’édition. » 10 10. Traduction : The Institute of Network Culture, From Print to Ebooks: a Hybrid Publishing Toolkit for the Arts, version epub 2014

11. Traduction : page de présentation du Hybrid Publishing Group https://hpg.io/

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III A b

Pour cela, l’emploi d’architectures de documents ordonnés pour produire des formats de publication tels que EPUB, HTML5, ODT, DOCX, des PDF pour l’écran et des PDF pour l’impression à la demande, etc. est recommandé. Enfin, il ne faut pas oublier que nombreux sont les lecteurs qui continueront à préférer les produits imprimés aux publications numériques. Ce qui générera peut-être une demande en imprimantes connectées ou portables offrant la possibilité à des individus d’imprimer des documents n’importe où dans le monde. Associés à des appareils de reliure, nous nous dirigeons vers des workflows où ces « machines à livres » personnelles pourraient permettre aux lecteurs de téléporter des publications papiers vers et depuis n’importe quel endroit. À travers ces diverses méthodes, de nouvelles possibilités émergent pour le livre photo, car ce que le numérique autorise c’est également la mémorisation et donc la reproductibilité de chacune de ses actions par un design génératif. Dans ce sens, la forme finale sera pour chaque système forcément influencée par l’automatisme et la répétition.


exemple 10

III A b

Paris Photo 2015 Book Machine

Paris Photo en collaboration avec Onestar Press lança le projet Book Machine en 2015. Book Machine est un évènement au cours duquel 30 projets de livre, présélectionnés sur dossiers, ont été réalisés en 3 heures 30 avec l’aide d’un graphiste. Un jury d’experts s’est réuni le dernier jour pour discuter, échanger et commenter les 30 ouvrages imprimés. « L’atelier de fabrication du livre » était également ouvert au public. Chaque livre avait au final les mêmes formats, couleurs et papiers, limitant ainsi les expérimentations d’impression.

Ce projet se base sur le principe de la POD ou de l’Espresso Book Machine, un appareil complexe à encadrement transparent permettant de voir la fabrication d’un livre imprimé et relié en environ 15 minutes. Elle est à la fois accessible, rapide et économique, mais a ses défauts. C’est une machine grossière, sans nuances. Beaucoup plus brute que l’offset dans la restitution des gris, peu précise dans les calages et gourmande pour les marges. Le paradoxe est qu’il est difficile par ce moyen de reproduire subtilement une photographie.

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schéma

III

A

b


mutation et futur du livre photo

III B

vers de nouvelles formes de publications et de travail Dans la conclusion de son livre Post-Digital Print, les mutations de l’édition depuis 1894, Alessandro Ludovico utilise les termes « d’impression postnumérique en tant que scénario pour l’avenir. » 11 Il oppose la stabilité de l’imprimé à la fragilité du contenu numérique. En effet, comme nous l’avons vu, le papier par son rôle historique a su « valider » une forme d’inaltérabilité sur laquelle il serait possible de construire des processus plus complexes. C’est-à-dire en créant des publications capables de mélanger le code en cours et le contenu fixe. Il achève son livre par cette ouverture vers une nouvelle posture possible :

« Cette nouvelle génération d’éditeurs, capable d’exploiter divers médias, anciens et nouveaux, sans ressentir le poids d’une quelconque affiliation idéologique vis-à-vis d’aucun d’entre eux [et qui] sera donc sûrement en mesure de développer de nouvelles publications véritablement hybrides, en combinant de manière inventive les meilleurs formats et interfaces du numérique et de l’imprimé. » 12

Car dans ce cas précis, il s’agit aujourd’hui d’interroger le futur du livre de photographie, à travers à la fois nos façons de travailler tout comme les formes qui en résultent. Comme l’explique Antoine Fauchié :

« Les formats sont au centre de nos flux de travail et de communication. Remettre en cause nos processus de travail, c’est penser la question de la transmission en tant que designers, c’est placer une certaine forme d’indépendance au centre de nos démarches de communication. » 13

L’acte de publier serait à considérer comme un engagement dans un large ensemble de pratiques entremêlées et collaboratives, héritées et à inventer. Et c’est dans ces nouvelles démarches affranchies que le livre photo peut trouver un avenir inattendu.

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12. Alessandro Ludovico, Post-digital print, les mutations du travail depuis 1894, B42, 2016

13. Antoine Fauchié, « Workflows, formats » dans Avant/Après les Rencontres de Lure : portrait/paysage, un monde de formats, 2014


III B a

un design prospectif

La page imprimée cède donc progressivement la place à l’écran. La culture est aujourd’hui de plus en plus orientée vers les médias numériques et cela affecte la façon dont la forme et le contenu sont conçus tout comme la linéarité du livre. Certes, une reproduction électronique ne remplacera jamais l’effet personnel que les livres constituent par essence, ni les règles mises en place depuis des siècles, mais l’intérêt peut être de contester ces conventions existantes pour éclairer les conceptions futures. Le projet By the Book est le produit d’une enquête qui explore les influences qui dictent la conception d’un livre. Il se compose de trois livres qui compilent l’analyse de soixante ouvrages d’artistes depuis 1445 jusqu’à 2010. Jodie Silsby examine les principes qui établissent le cadre du livre imprimé dans le temps et comment ceux-ci contribuent à notre culture de la lecture : « L’enquête présente quels facteurs, autres que le contenu, pourraient inspirer l’avenir de la conception de livres et de l’imprimé. » 14 Les trois volumes de By the Book mettent également en avant le rôle des designers. Car que ce soit sous forme imprimée ou numérique, la compréhension ne passe pas seulement par le contenu, mais se trouve dans l’espace créé autour par le designer. Par exemple : les blancs de la page, la typographie et les séquences d’images pour un livre de photographie sont autant d’éléments qui donnent le rythme de lecture, mais surtout marquent l’esprit et confèrent l’identité propre d’un ouvrage.

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14. Jodie Silsby, By the Book, dans Code-X - Paper, Ink, Pixel and Screen, bookRoom, 2015


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III B a

En reprenant les principes énoncés précédemment, nous pouvons explorer plus précisément les points de convergence de l’encre avec le pixel et l’écran et voir émerger des designs novateurs. L’idée n’est plus de cacher les relations avec les supports en simulant par exemple des textures de papier sur écran, mais inventer de nouvelles formes d’interactions. Pouvoir offrir un meilleur design et donc une meilleure expérience pour le lecteur. Car si nous pensons à une nouvelle conception de publication, le lecteur en tant que récepteur ou utilisateur est également un rôle à considérer. Comme nous le lisons dans le livre Book to the Future : a Manifesto for a Book Liberation, du Hybrid Publishing Group : « les deux principaux obstacles à la publication “transmedia” sont, d’abord, les attentes des lecteurs et, deuxièmement, la technologie. » 15 En effet, les utilisateurs s’attendent à des interfaces de lecture mises à jour en temps réel et sont déçus quand elles sont absentes. Cela est d’autant plus vrai pour la photographie où les images sont plus lourdes que du texte sur un site Web. Le risque existe à travers une perte ou diminution partielle de l’attention du lecteur entre le chargement d’une page à l’autre. Cependant, et notamment grâce à JavaScript, les technologies pour les interfaces s’adaptent rapidement et sont désormais dotées d’une interactivité plus riche. Le design par la programmation est d’ailleurs remarqué à travers entres autres, des outils comme le HTML to print, le CSS to print ou le langage Processing. Les technologies numériques sont des outils efficaces dans le design contemporain. Peu importe que la matière soit traitée de manière artisanale ou digitalement altérée. Dans le cadre de ces processus, l’ordinateur n’est pas considéré comme un moyen, mais plutôt comme un simulateur programmé permettant la réalisation d’étapes semblables. Ce dernier aide à générer des produits à l’aide d’outils numériques auto-programmés, ou des règles mathématiques. Dans cette même idée, le livre Written Images de Martin Fuchs et Peter Bichsel relie ces innovations techniques et les utilise pour produire un livre d’art en constante évolution. Créé en collaboration avec plus de 70 artistes, graphistes et développeurs du monde entier. C’est un « livre programmé », régénéré en continu pour le processus d’impression numérique. Ce processus vient perturber la nature sérielle fixe de l’impression, car dans ce projet chaque exemplaire est conçu individuellement par ordinateur. 15. Hybrid Publishing Group, Book to the Future : a Manifesto for a Book Liberation, 2015, version PDF imprimable, https://arxiv.org/ pdf/1507.01109.pdf


« Les programmes de génération d’images interprètent des données prises à partir d’Internet ou visualisent des figures créées par soi-même. Ils calculent et sauvegardent des visuels uniques et complexes à haute résolution. Ces calculs sont répétés pour chaque exemplaire du livre. Ils seront exécutés par un programme conçu à cet effet et seront alors agencés pour permettre l’impression. (…) Les travaux vont du conceptuel au formel, du réaliste au très abstrait. Des descriptions des langages de programmation et de l’environnement utilisés seront également fournies. (…) Le projet a été fortement influencé par la scène du codage créatif et les réseaux open source associés. » 16

De plus, le projet a été lancé via une campagne de financement participatif, donc grâce à un modèle en réseau : autant des amateurs que des collectionneurs d’artistes présents dans le projet ont participé. Finalement, il s’agit d’un livre traditionnel dans son format, composé de 400 pages, en édition limitée à 230 exemplaires et dont les images et les séquences ont été générées et traitées individuellement par ordinateur. On peut entrevoir ici une réelle « stratégie d’édition papier postnumérique hybride. » 17

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16. Traduction : Présentation du projet Written Images sur : http://writtenimages.net/

17. Alessandro Ludovico, Post-digital print, les mutations du travail depuis 1894, B42, 2016


exemple 11

III B a

Librairy of the Printed Web issue #3

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Librairy of the Printed web est un projet réalisé par Paul Soulellis. Il s’agit d’une collection d’œuvres d’artiste qui utilisent la capture d’écran, la saisie d’images, la barre de recherche pour créer des publications imprimées à partir du contenu trouvé sur le Web. LotPW comprend des livres d’artistes autodidactes, des livres photo, des textes et d’autres ouvrages imprimés réunis autour du concept de « rechercher, compiler et publier ». Les artistes présentés dans LotPW utilisent de vastes paysages de données pour recueillir et transformer l’information numérique en expérience analogique.

Beaucoup des travaux partagent des techniques de production et d’édition communes notamment l’impression à la demande. Une revue éditée permet de regrouper ces différents travaux. C’est une sorte d’archive imprimée consacrée aux archives du net qui met en lumière le potentiel du POD. En quelques clics, une grande partie de la collection est physiquement reconstituée, tandis que son incarnation numérique circule en ligne en tant que représentation multiforme d’idées d’art.


Mutation et futur du livre photo

III B b

posture(s) future(s)

Suites à ces propositions, plusieurs postures en tant que designer graphique sont envisageables. Si nous reprenons l’exemple du Hybrid Publishing Group, il est vrai que leurs projets et objectifs mettent en avant l’aspect communautaire et libre. En effet, tout est réalisé « en reliant des plateformes existantes et en soutenant les communautés de développement par une expertise, des ressources, un réseau de connaissances et en construisant de nouvelles composantes si elles sont manquantes. » 18 D’une manière générale, il s’agit plutôt d’envisager ces outils comme une ouverture sur une conception collaborative, en ce sens qu’ils permettent de mobiliser différents acteurs et connaissances, à différentes étapes de la publication. C’est le cas du co-publishing, une démarche partagée capable d’optimiser les forces de l’édition traditionnelle et l’agilité de l’autoédition numérique. Il s’agit en effet d’arrangements où l’auteur et l’éditeur partagent les risques. Par exemple, un petit éditeur peut ne pas être en mesure de payer des avances, mais il peut être en mesure de fournir des services de conception et de publication ; des contributions précieuses où le photographe manque souvent d’expérience pour pouvoir le gérer seul. C’est dans cette posture du travail collaboratif et en examinant bon nombre des autres rôles dans le cycle de vie d’un livre : auteur, photographe, graphiste, éditeur, imprimeur, etc. que l’on trouve de plus en plus de travaux réalisés à « plusieurs mains “. En tant qu’exemple dans le domaine de l’écrivain et de l’éditeur, il existe depuis quelques années les éditeurs de texte collaboratifs en temps réel comme GDocs, Fidus Writer, Etherpad, ou Ethertoff. De plus, un livre papier ou électronique peut être assemblé à partir de diverses sources sélectionnées

18. Traduction : Présentation du Hybrid Publishing Group sur : https://hpg.io/

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mutation et futur du livre photo

III

par des lecteurs individuels, comme c’est actuellement le cas avec Wikipedia, où les visiteurs du site Web peuvent compiler leur propre collection d’articles et exporter cette compilation personnalisée vers un document EPUB ou PDF en utilisant l’outil Book Creator. Ces systèmes communautaires ou de contribution sont difficiles à imaginer dans le cas du livre photo où l’utilisation de ces éditeurs de texte — ou plutôt d’images — compliquerait la conception. Mais l’impression pour une sélection personnelle pourrait être intéressante, tout en sachant que le statut initial du livre photo basculerait. Ce n’est plus le photographe ou le designer qui définit le choix ou l’ordre des images, mais le lecteur, rendant ainsi la publication plus subjective.

B b

Nous vivons dans un siècle où, le livre photo avec ses nombreux workshops, concours, books-on-book, expositions, etc. jouit d’un intérêt grandissant. Pourtant ces divers évènements ignorent souvent le lectorat et l’acte de lire. C’est par la nature même des espaces communautaires qui en favorisant le partage, le repostage, les commentaires, donne plus de place à la parole et la création. En effet, via des technologies en réseau, il est plus aisé d’inclure le particulier ou un petit groupe autour d’un thème commun. Matt Johnston décide de créer en 2010 The Photobook Club. Il cherchait justement à faciliter une discussion plus significative en s’éloignant des pratiques pédagogiques traditionnelles. Comme il le décrit dans le livre Code-X, Paper, Ink, Pixel and Screen :

« Il était évident dès le début que ces discussions sur les expériences tactiles et personnelles ne se traduisaient pas toujours bien dans un espace numérique. Cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas écrire sur les bookworks en ligne, mais que, pour beaucoup, la table ronde informelle d’un groupe de livres traditionnel est à la fois plus encourageante et plus réceptive. » 19

Des rassemblements sont mis en place dans plus de quarante villes du monde entier, chacun peut prendre la parole, car aucune hiérarchie n’est établie. L’idée sous-jacente se trouve dans la connexion des communautés parfois éloignées géographiquement à travers des œuvres communes.

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19. Traduction : Matt Johnston, the Photobook Club, dans Code-X - Paper, Ink, Pixel and Screen, bookRoom, 2015


III B b

En revanche, parallèlement à ces aspects collectifs, et comme l’explique Catherine de Smet dans un article pour Graphisme en France n° 10 :

« La maîtrise désormais accessible à tous de l’outil informatique constitue aujourd’hui l’une des plus grandes sources d’affaiblissement du niveau d’exigence graphique. Le risque que présente cette conviction d’autosuffisance se trouve renforcé par l’argument économique, qui vient légitimer chez tout éditeur le désir de limiter le nombre des intervenants pour chaque projet de publication. » 20

Aujourd’hui, la question suivante se pose alors : avons-nous encore besoin de designers graphiques ? Je ne crois pas que la situation ne changera le fait que le livre, qu’il soit imprimé sur papier ou à l’écran, a besoin de l’expertise et choix créatifs d’un graphiste. Avec certains éditeurs, ils se réunissent par une démarche et des convictions communes. Tournons-nous alors vers ce type de designer suggérant leur propre chaîne de publication, témoignant par ce biais d’un attachement pour le livre sous ses diverses formes. C’est le cas de Publication Studio créé en 2009 à Portland, par l’écrivain Matthew Stadler. 20 Publication Studio est un projet de maison d’édition ‘durable et autonome’ dont un des principes de travail est de concentrer en un seul lieu les différentes opérations de la fabrique du livre : l’édition, l’impression, la reliure et la vente. On pourrait appeler ce type de système : une ‘librairie à la demande’ puisque chaque livre est imprimé exemplaire par exemplaire, en fonction de la demande puis vendu dans leur propre librairie. Cette façon de faire renvoi aux premiers imprimeurs qui, après l’invention de l’imprimerie, étaient également éditeurs et libraires. La ‘chaîne d’atelier d’édition’ de Publication Studio, renoue avec ce mode de fonctionnement avec bien sûr des moyens technologiques incomparables. La façon d’éditer est en phase avec les besoins actuels, cette structure ne se limite pas aux livres papiers, ou à leur présence en ligne, mais travaille sur plusieurs fronts. La démarche de Matthew Stadler consiste à la fois à imprimer des livres un par un, afin de leur trouver des lecteurs individuellement, mais également de les proposer au format numérique et à travers une plateforme de lecture de partage d’expérience en ligne. Ce projet montre également qu’il est essentiel aujourd’hui de créer un public pour chaque livre et que procéder ainsi relève aussi une action responsable.

20. Traduction : Présentation de Publication Sutdio sur leur site Web : http:// www.publicationstudio. biz/about/

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exemple 12

III B b

Dexter Sinister Bulletins of the Serving Library #6

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Au cours des dernières années, Dexter Sinister s’est intéressé à l’exploration de l’édition contemporaine dans son sens le plus large. Depuis la conception de leur atelier-librairie à New York en 2006, les graphistes/artistes/éditeurs Stuart Bailey et David Reinfurt se sont affranchis de toute chaîne existante puisqu’ils concentrent les différentes étapes de publication en un seul lieu : le graphisme, l’impression, le façonnage, la vente, et la diffusion. Plusieurs de leurs éditions sont publiées gratuitement en ligne en format PDF dans la bibliothèque www.dextersinister.org. et dans le cadre de leur journal Dot Dot Dot.

Bulletins of The Serving Library est une publication semestrielle expérimentale et hybride (imprimée et électronique) éditée par Sternberg Press. La publication paraît sous l’égide de Serving Library, une institution à but non lucratif conçue par le duo comme un système d’archivage collaboratif développé au gré de leurs propres publications. Chaque bulletin à un prix fixe de 15 € et son format est toujours le même 16,5 x 23,5 cm.

http://www.servinglibrary.org/




conclusion

L’édition photo traditionnelle présente de plus en plus ses livres comme des objets précieux et des pièces de collection, en exploitant notamment les qualités physiques et tactiles du papier. Pour préserver une certaine authenticité, des éditeurs comme Steidl tentent d’aller à l’encontre du flux numérique actuel qui nous entoure. La graphiste Irma Boom insiste justement sur le rôle et la continuité du beau livre, en opposition à ce flux d’images constant et éphémère :

« Une fois que le livre est relié, il constitue une continuité définie et ordonnée, et je pense que cet aspect va devenir de plus en plus important. Il s’oppose au flux continu d’informations que l’on trouve sur le net, où on peut modifier un contenu en permanence. » 1

Les publications imprimées traversent une phase de mutation profonde, en grande partie liée au fait que l’écran supplante progressivement l’imprimé. 2010 a marqué le point de basculement du passage de l’impression au pixel avec plus de publications en ligne que sur papier aux États-Unis. 2 Or, rappelons qu’il ne s’agit pas de remplacer l’une par l’autre, mais plutôt de les associer. L’édition numérique devient un complément de la publication sur papier. Comme l’atteste Alessandro Ludovico :

« Ce à quoi nous avons affaire est un médium de transition, avec des propriétés hybrides en mutation permanente. Même lorsqu’ils se font concurrence, papier et pixel se complètent. » 3

1. Irma Boom, dans La sensualité des livres, documentaire réalisé par Katja Duregger diffusé le 23 octobre 2016 sur Arte

2. « Le livre numérique a-t-il détrôné le livre papier aux Etats-Unis ? » dans lemonde.fr, le 22 juillet 2010

3. Alessandro Ludovico, Post-digital print, les mutations du travail depuis 1894, B42, 2016

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conclusion

L’évolution des technologies numériques a occasionné de nouveaux modes de fabrication, de lecture et de diffusion des œuvres. Des questions se posent également sur les formats, les outils, le contenu, la collaboration et la distribution. Les photographes et les éditeurs cherchent dans le numérique des moyens de production afin de créer des modèles. À travers l’impression à la demande et la diffusion en ligne, chacun tente d’influer sur l’idée que l’on peut se faire d’un livre photo. En s’emparant de ces outils à disposition, les systèmes indépendants ainsi que l’auto-édition ne cessent de se développer. Malgré tout, il est vrai que l’objet « livre photo » reste complexe à définir et ses frontières sont ténues, d’autant plus si le support est numérique. C’est pourquoi je dirais que dès lors qu’un photographe s’engage pleinement dans chaque étape de la réalisation d’une publication et qu’il considère celle-ci comme une part essentielle de son travail, alors le résultat peut être nommé un livre de photographie. Et concernant les photographes, les avis divergent au sujet du fait que le livre de photographie en version papier soit dans un futur, proche ou éloigné, remplacé par de nouveaux supports. Quand Olivier Cablat approuve :

« Apparemment, c’est le sort qui lui est prédit depuis très longtemps. »

d’autres, comme Yves Marchand et Romain Meffre rappellent d’abord les atouts indéniables du papier :

« Nous ne pensons pas vraiment que le livre sera remplacé. Il répond à un besoin de matérialité, rapport avec la matière qui reste quelque chose d’affectif et humain. (…) Au milieu de la surabondance d’images sur écran dans lequel on vit, le livre photo constitue une pause. »

Thomas Jorion quant à lui y voit un entre-deux : les outils numériques lui ont permis de produire ses propres livres, cependant il ne voit pas de rivalité directe avec l’analogique :

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« Je ne suis pas expert, mais j’ai plutôt le sentiment inverse. La production de livres photo est croissante. (…) Je vois de plus en plus de livres sur les tables avec des origines et des moyens de diffusion très différents. Des livres d’artistes à très petits tirages, l’organisation de réseaux par de petits


éditeurs, de plus en plus de livres autoédités. Contrairement à d’autres secteurs du livre, le lecteur de livres photo reste attaché au papier (sur lequel on peut jouer) et au mode d’impression. Personnellement, je n’ai pas vu de nouveaux supports qui rivalisent avec cet objet (pour le moment). » Par ailleurs, nous devons reconsidérer la manière dont la linéarité du livre évolue, selon les outils qu’il mobilise. Et par conséquent, quelles formes en résultent ? On peut dans cette optique se référer au texte introductif de l’édition 2014 des Rencontres de Lure :

« Choisir un langage, une taille de papier, un logiciel… Ces opérations ne sont jamais neutres : elles délimitent un champ d’action et de pensée, elles structurent un contenu, elles en organisent l’échange et la circulation. Donner forme, c’est donner sens. » 4

Nous voyons à la fois des designs et systèmes novateurs, mais ce sont également vers de nouvelles démarches plus responsables que le designer se dirige. Il s’agit par exemple de s’engager dans le développement de logiciels libres, à des fins expérimentales pour partager son travail. Une autre démarche s’exprime dans l’affranchissement des systèmes existants en proposant son propre workflow ; un workflow dont les outils seraient imaginés grâce à la programmation. Le futur de l’impression numérique pourrait par ailleurs impliquer d’autres processus comme l’impression à distance, la distribution en temps réel organisée en réseau et la personnalisation à la demande de documents imprimés, tous porteurs d’un potentiel social. Comme le précise Open Source Publishing dans la revue The Mag.net reader 3 :

« Cet engouement doit cependant s’accompagner d’un regard critique, au-delà du champ visuel, sur les implications de la technologie pour ne pas se réduire à une pure fascination technophile. Si les objets graphiques ne laissent pas nécessairement transparaître le processus de création, les programmes conditionnent notre pratique en termes de division du travail, vocabulaire et relation physique avec le médium numérique. » 5

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4. Texte de présentation des Rencontres de Lure : portrait/paysage, un monde de formats, 2014

5. Traduction : Open Source Publishing, « Awkward Gestures », dans The Mag.net reader 3: Processual Publishing. Actual Gestures, 2008. http://live.labforculture. org/2008/10/mag.net/ MagNetReader3.pdf


conclusion

Alors, nous dirigeons-nous vers idéologie du « passage au tout numérique » ? Une volonté qui préconise une vie entièrement numérique, où l’on se débarrasserait autant que possible de nos possessions physiques pour dépendre uniquement d’un ordinateur portable et d’un téléphone mobile connectés à d’autres technologies numériques. Où les livres ne seraient disponibles qu’en version électronique. De mon point de vue et par mes expériences personnelles, je ne crois pas ce basculement unilatéral possible. Le livre photo papier n’est pas obsolète et si nous voulons qu’il ne soit pas remplacé par d’autres supports, il faut tendre vers des attitudes plutôt hybrides où le rôle de designer — pouvant être à la fois éditeur/ imprimeur — puisse proposer des modèles de publication aux photographes en utilisant les outils et technologies numériques. Car rappelons, que l’objet que nous essayons d’examiner est dans un état de progrès et profusion constants, qui plus est dans le cas du médium photo. Le #PhotoBookDay 6 du 14 octobre dernier et le nombre élevé de tweets/posts liés démontrent une fois de plus l’idée que le livre photo plaît encore et toujours. À travers un hashtag, sa diffusion dans le monde ne fait qu’accroître. Comme nous l’avons vu, grâce également aux différentes plateformes communautaires existantes, amateurs et collectionneurs de livres photo échangent leurs intérêts et rendent ces œuvres dynamiques. En réalité, cette « mise en réseau » offerte par le numérique réduit le temps de diffusion et augmente son audience. Elle devient synonyme de partage de produits culturels — de publications insuffisamment exposées, qu’elles soient imprimées ou numériques. Cela constitue finalement un cercle vertueux : la large diffusion des ouvrages, facilitée par ces réseaux, participe à accroître leur connaissance auprès d’un vaste public qui en manifestant un intérêt pour ces ouvrages perpétue leur existence.

76 6. Le 14 octobre marque l’anniversaire de l’achat par le British Museum du premier photobook connu : Photographies d’algues britanniques. Impressions de Cyanotype, par Anna Atkins.


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entretiens

Jean-Pierre Bonfort photographe autoéditeur 28.11.2016

Pouvez-vous vous présenter ? Et m’expliquer comment vous avez choisi de faire de la photographie et des livres. Je suis d’abord un promeneur. C’est par le paysage que je suis arrivé à la photographie. À la fois, j’ai eu la chance de ne pas faire d’école de photographie et de ne pas être formaté de quelque façon que ce soit. Et en même temps, le problème des autodidactes, c’est qu’il faut tout apprendre tout seul donc on perd du temps.

Jean-Pierre Bonfort est né à Saint-Étienne en 1947, il vit et travaille à Grenoble. En 2002, il adopte la technique numérique sans utiliser des appareils sophistiqués. Il filme et photographie avec son téléphone portable, partisan du hasard et de la fantaisie. Il développe lui-même ses photographies argentiques pendant 27 ans avant d’utiliser une imprimante à jet d’encre. La diversité et la qualité des papiers, les différents formats de ses tirages et portfolios font partie de son travail de création. Je suis passé à travers les modes des années 70, où tous les photographes devaient avoir un Leicca. Il y avait tout ce poids de Cartier-Bresson — qui est un immense artiste par ailleurs — où l’on mettait en avant une espèce de technicité de la photographie, du piqué, du noir et blanc, et où la couleur n’était pas vraiment considérée dans la photo. Concernant l’utilisation que je fais de la photographie j’essaye de m’arranger avec elle de telle sorte qu’elle ne fasse pas obstacle à ce que j’ai envie de faire. Dans cet arrangement le choix et le traitement de la matière photographique — de la prise de vue au tirage — jouent un rôle essentiel. Pour la prise de vue — bien que ce terme ne me convienne pas, car j’ai plus le sentiment de recevoir que de prendre — j’ai très vite utilisé les plus simples des appareils de photographie argentique qui tiennent dans la poche.

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entretiens 80

En 2002, je suis “passé” aux petits – Qu’est-ce que vous appareils numériques qui m’ont donné appelez portfolio ? accès à la couleur et offert la possibilité de photographier en vidéo. Depuis 2006, Des portfolios, ce sont de petits livres je n’utilise plus que l’appareil photo de que je tire à très peu d’exemplaires, mon téléphone portable. La définition entre trois et quinze. Beaucoup sont relativement faible de l’image que ces simplement des photographies les unes appareils proposent me suffit, le cadrage à la suite des autres détachables et plutôt aléatoire dans leurs petits écrans indépendantes. Car j’aime qu’on puisse où l’on distingue plus qu’on ne voit et le passer d’une photographie à une autre fait que la photographie ne se fasse qu’un lentement, qu’on ne les regarde pas à petit laps de temps après que l’on ait l’envers. Je passe beaucoup de temps à appuyé sur le déclencheur permettent chaque fois, pour qu’il y ait un ensemble, au hasard et à la fantaisie de faire partie une séquence réfléchie, que ce soit de du jeu. Ce qui fait tout à fait mon affaire.  cinq ou cents photographies. Je n’aime pas le terme livre d’artiste. Il y En quoi le livre est-il un a une espèce de prétention, une posture de l’artiste qui ne me va pas. Je suis un support idéal dans votre type qui fait de la photographie, j’ai eu travail ? Comment définiriezdes prix, je suis content que mon travail vous vos livres ? Est-ce soit reconnu, mais je préfère rester plutôt des catalogues ? simple. C’est aussi pour ça que j’appelle Des livres d’artistes ? ces éditions des portfolios. Pour moi, la photographie c’est comme la peinture, c’est sur du papier, c’est imprimé. On connaît les livres de peinture, les catalogues d’exposition — certaines de ces impressions sont merveilleuses —, mais entre voir un tableau et voir sa reproduction, aussi vraie soit-elle, ce n’est pas le même monde. De toute façon, entre du sel d’argent et du jet d’encre sur papiers, ça n’a rien à voir. Il n’y en a pas un mieux ou moins bien que l’autre, c’est quand même beau, mais c’est autre chose.  Donc je n’ai jamais pensé catalogue. Tout de suite, j’ai imaginé la photographie pour faire des livres, je ne sais pas pourquoi, et c’est après, quand il y a la possibilité d’une exposition que je réfléchis à comment montrer ça. Je suis un peu à l’envers. En fait, quand je fais des expositions, j’expose les photographies qui me servent à faire mes livres et non pas des catalogues d’exposition. Comme ci l’exposition était un dommage collatéral du livre d’une certaine façon. Mais par ailleurs j’aime aussi ça : tirer, accrocher, encadrer, etc.

Vous avez travaillé avec des éditeurs, mais aujourd’hui on peut parler d’une démarche plutôt de l’ordre de l’autoédition. Est-ce que ce modèle vous correspond ? Ce que vous appeler l’autoédition c’est parfait pour moi. Ça me permet de mieux gagner ma vie. Éditer un livre chez un éditeur qui à du mal à vendre des livres, ça me fait perdre de l’argent. La plupart des éditeurs demandent de l’argent aux auteurs. Cette posture indépendante, ça m’a permis d’échapper à cette grosse machinerie traditionnelle. Cependant, je me sens militant de rien, le hasard de la vie a fait que je me suis adapté. J’étais là, au moment où ça été inventé et ça m’a correspondu, je m’en suis servi et ça me permet de faire ce que je veux ! Effectivement, j’avais trouvé un éditeur avec qui ça a plutôt bien marché pendant des années, mais c’était un éditeur qui faisait ce que je voulais c’est à dire qui acceptait que je choisisse le papier, la façon de traiter l’image. Et puis je suis allé beaucoup de fois imprimer des livres à Ouagadougou ou au Maroc.


D’abord, parce que j’aime beaucoup les années 60 et la façon d’imprimer de l’époque : la vraie fausse couleur qui me semble faire travailler beaucoup plus l’imaginaire que la grande « finesse » et la précision photographique recherché aujourd’hui. J’aime quand c’est un peu faux et quand c’est un peu ailleurs. Au fond tout ce que je souhaite c’est que la photographie fasse travailler l’imaginaire. Alors évidemment, quitter le noir et blanc c’est quitter une grande porte de l’imaginaire. Pour moi, le traitement de la couleur se fait avec l’imprimante avec laquelle on travaille et le papier sur lequel on met l’encre. Évidemment ma grande satisfactionc’est quand les gens ne voient et ne pensent pas que c’est de la photographie. Là, j’ai réussi mon coup. Comment procédez-vous dans votre travail ? Quelles particularités ont vos éditions ? Un livre on peut le regarder dans n’importe quel sens, moi non. Il faut commencer par la première page, et terminer par la dernière. Les gens font ce qu’ils veulent, mais c’est comme ça que je les pense. Après, le nombre d’exemplaires varie souvent. Comme je fais tout moi-même, c’est assez long. En général, deux jours de travail pour un seul exemplaire, parce qu’il y a du déchet et parce que l’imprimante reste une petite machine, donc elle va lentement. Pour imprimer, c’est toute une manipulation : je contrecolle, je redécolle, je recolle... J’utilise la plupart du temps du papier pelure, car ce que j’adore c’est la transparence et l’impression verso. On dirait des petits tableaux. Le grand format, ça peut m’arriver, mais j’aime beaucoup les miniatures. Je préfère alterner les formats pour que ce soit varié. Il ne faut pas qu’on s’ennuie ! Dans mes vieux papiers j’ai beaucoup édité avec le format de l’époque comme du 21x27, le format américain et non pas 21x29,7 cm. La vieille pelure c’est du 30 g - 35 g, c’est très fin. Parce qu’avant l’informatique tous les papiers administratifs étaient tapés à la machine.

Et donc pour faire des doubles, on le mettait le premier papier officiel avec un carbone. En tapant, on arrivait à imprimer sur deux ou trois feuilles, il fallait qu’il soit extrêmement fin. Il existait différentes couleurs. Ensuite, le vrai problème c’est de trouver une bonne narration, quand on passe d’une image à l’autre. Mais en fait la chose la plus importante pour moi c’est de réfléchir à qu’est-ce que ça fait ? Qu’est-ce qui se passe lorsqu’on réunit ces photos ? Qu’est-ce que les nouvelles technologies vous ont apporté ? La grande merveille du numérique c’est qu’on n’a rien. Vous voyez je travaille avec un téléphone, et je travaille sur mon bureau, avec une imprimante toute simple qui a quinze ans et que j’adore. Comme une camionnette, je peut lui mettre tous les papiers que je veux, du 30g et du 300 g, ça lui va. Ça me donne énormément de liberté. Pour moi, le jet d’encre c’est le rêve. J’aimerai trouver un éditeur ou un imprimeur qui aille dans mon sens, parce que c’est quand même long avec ma petite imprimante et je suis réduit à un format A4. Et puis, j’aime garder ce côté “avoir le moins de choses possibles” pas par écologie, mais plutôt philosophiquement less is more : avec rien on fait plus de choses ! Mais je ne milite de rien du tout, c’est plus de l’indépendance. À la fois, j’utilise les technologies les plus évoluées, vous voyez j’ai un iPhone 6 et à la fois, avec ça, je fais les choses les plus simples du monde. Alors par nouvelles technologies, je vois plutôt ici une vraie économie de moyens et c’est finalement l’idée d’être de plus en plus libre au fond.  Donc, ça m’aide et m’intéresse beaucoup, par ailleurs ça me complique quand même l’existence. Car on regarde mes livres photos sur mon site, à travers un écran et ça me gène. Comme je travaille sur des papiers fins et que je joue sur la transparence, c’est difficile de le rendre compte. Donc je scanne avec une bonne résolution pour qu’on ait cette idée, seulement ce n’est pas le même rendu, c’est même parfois très différent.

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entretiens

Vincent Bonnet photographe autoéditeur 27.10.2016

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Né en 1971, Vincent Bonnet vit et travaille à Marseille. Il a d’abord exercé en tant que photographe et enseignant en cinéma à l’université. Dans le même temps, il s’est engagé dans l’expérience éditoriale de la revue Café Verre. Il a ensuite fondé la revue de création L’intraitable puis l’organe de presse fondcommun (actions collectives de création dans le champ social et politique.) De nombreuses résidences d’artiste en France lui ont permis de réaliser des actions en images imprimées dans l’espace public.


Pour le projet hypersujets, comment définiriez-vous cette publication ? Est-ce un catalogue d’exposition ? Non, c’est une édition originale ! D’abord, il n’y a aucune vue de l’exposition même s’il y a des textes qui l’évoquent. Cela n’a pas le statut d’un catalogue au sens d’une édition qui rendrait compte de l’ensemble des œuvres exposées. L’idée était d’avoir un objet, qui a le statut d’œuvre et qui est la suite ou le parallèle de l’exposition : c’est une œuvre en plus, une pièce supplémentaire. Vous êtes-vous auto-publié pour ce projet éditorial ? Quels ont été les avantages et inconvénients ? Les difficultés ? Je suis passée par une structure, une maison d’édition dont je m’occupe pour éviter un éditeur extérieur. Cela a facilité la conception et surtout coûté bien moins cher. Je ne voulais pas être pris par des contraintes d’un éditeur, par exemple l’inscription dans une de collection et des discussions de marchand de tapis. Cela m’a permis aussi d’assumer toute la conception graphique, j’étais aussi secrétaire de rédaction, producteur, artiste, chargé du suivi de fabrication, c’était plus lourd, mais au moins je pouvais avoir une grande marge de manœuvre…Ce qui n’est pas forcément toujours le cas en choisissant une maison d’édition. Des fois, on vous dit qu’il faut travailler avec tel graphiste, qu’il faut rentrer dans un type de collection avec des contraintes de format, de papier, faire imprimer chez tel imprimeur. D’un autre côté, la difficulté est la commercialisation. Cela peut être aussi l’intérêt de prendre un éditeur, même si c’est rare qu’il fasse le travail de diffusion et de distribution comme il faudrait, c’està-dire de manière différente pour chaque livre… Un éditeur professionnel peut investir ou avancer de l’argent pour le livre, mais c’est très rare ; généralement

c’est à vous de trouver tout l’argent ! Le livre que j’avais réalisé précédemment était publié par un éditeur de poésie, crédité avec le Frac Paca. Qu’est ce que vous apporte l’édition papier ? Je fais beaucoup de choses sur papier : c’est un moyen matériel de diffusion tout simplement. À l’exposition, on a eu beaucoup de monde, mais cela reste temporaire. Là, cela permet aux gens qui ne sont pas venus d’avoir accès au travail de manière formalisé, dans un format, des dimensions et une matière, mais avec une autre échelle. Il y a un paradoxe entre ce que l’on va perdre dans la réduction des images, par rapport au format de l’exposition et à ce que l’on gagne par la possibilité de présenter enfin l’ensemble du fond hypersujets (52 images). L’édition permet la circulation. Que pensez-vous des nouvelles formes de publications numériques ? Par rapport au numérique, c’est vrai qu’a priori on pourrait faire beaucoup de choses : mais réellement on constate qu’il y a très peu d’œuvres en ligne (je parle d’œuvre plastique). Au sujet des publications numériques, il y a plusieurs problèmes : il n’y a pas de format prédéterminé (c’est malléable notamment sur le corps de caractère…) et pour les images, on ne sait jamais trop comment les voir. Bref, on trouve en ligne beaucoup d’information et de la documentation, mais peu d’œuvres finalement. C’est un support instable…

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entretiens

Thomas Jorion photographe autoéditeur éditions La Martinière 02.12.2016

Thomas Jorion est né en 1976. Il est installé à Paris mais travaille dans le monde entier. Son travail s’élabore dans le champ spécifique des bâtiments en ruine ou délaissés, des lieux désormais déchus tant de leur usage que de leur fonction. Il réalise ses images avec une chambre photographique 4x5“. Pour diffuser son travail il s’est au départ autoédité. Il est publié aujourd’hui par La Martinière.

Que pensez-vous du livre en tant qu’objet matériel ? Quelle est l’importance de la conceptualisation de votre travail sous forme de livre dans votre démarche photographique ?

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Je suis fan du livre, de l’objet. C’est un fabuleux moyen de diffuser son travail et de le mettre en valeur. Une exposition dure un mois, un livre dure une vie. Raisonner un projet photographique qui a vocation à devenir un livre change la démarche photographique et oriente les prises de vues et le projet. Je crois que cela force à accorder plus d’importance à la narration, au rythme de l’histoire. Cela donne un contenant à un corpus d’images. Imposer un nombre de pages ou une taille de livre oblige à la réflexion. Et cette contrainte à un effet positif sur le projet photographique.


Pourquoi s’être autoédité ? Quels sont les avantages et les inconvénients ? Quelles ont été les plus grosses difficultés ? Je me suis autoédité, car je n’avais aucun contact dans l’édition à qui présenter mon projet. Et aussi parce que je ressentais qu’un des axes permettant la reconnaissance de mon travail passait par le livre. L’avantage, c’est la liberté totale dans les choix de formes et de fond. Mais celle-ci peut orienter vers de mauvais choix. L’inconvénient principal c’était le fait de ne pas avoir de réseaux de distribution — par contre, cela pousse à aller rencontrer les libraires, ce qui est plutôt positif. Par ailleurs, je n’ai pas rencontré de difficulté majeure, car le livre a très bien été accueilli. Je l’ai même réimprimé deux fois (soit un peu plus de 2000 exemplaires vendus au final). J’ai surtout réalisé qu’un réseau de distribution est un atout et évite de livrer soit même les libraires (ce qui n’est pas la fonction d’un photographe). Quelle comparaison pouvezvous faire entre l’autopublication et les méthodes de La Martinière ? Avez-vous gardé la même part de liberté que vous aviez dans la création de vos livres quand vous étiez seul ? J’ai été assez surpris par la liberté que j’ai pu avoir chez LM. Notamment dans le choix des images et du chemin de fer. Ce qui représente 90 % des choix qui déterminent le livre. Dans un premier, temps cela m’a perturbé, car je pensais que j’allais me reposer sur LM. Finalement, j’avais l’expérience de mon livre autoédité et cela m’a beaucoup aidé. Je réalise même que maintenant j’aurais du mal à me retrouver face à un comité éditorial trop directif.

Est-ce que le livre a marqué un tournant dans votre carrière ? Je dirais plutôt que c’est un des piliers qui ont permis le développement de ma carrière. Il permet de diffuser son propre travail. Mais il me paraît nécessaire d’avoir à côté une/des expositions, galeries, presses pour relayer le travail sur le long terme. Qu’est ce que vous ont apporté les outils numériques et le Web en termes de production et diffusion, impression ? Je n’ai jamais utilisé d’outil numérique pour l’impression. Pour mon autoédition, j’avais choisi une impression quadrichromie. Le Web est bien entendu un excellent moyen de se renseigner, de diffuser son travail, mais comme je le disais plus haut il ne fait pas s’en contenter. C’est un outil à utiliser avec d’autres. À votre avis, le livre est-il en passe d’être remplacé par de nouveaux supports ? Je ne suis pas expert, mais j’ai plutôt le sentiment inverse. La production de livres photo est croissante. Bien que je ne suis pas certain que l’économie qui en découle soit florissante. C’est une forme de paradoxe. Le livre photo est une niche et le nombre croissant de livres imprimés ne va pas de pair avec le nombre d’acheteurs. Je vois de plus en plus de livres sur les tables avec des origines et des moyens de diffusion très différents. Des livres d’artistes à très petits tirages, l’organisation de réseaux par de petits éditeurs, de plus en plus de livres autoédités. Contrairement à d’autres secteurs du livre, le lecteur de livres photo reste attaché au papier (sur lequel on peut jouer) et au mode d’impression. Personnellement, je n’ai pas vu de nouveaux supports qui rivalisent avec cet objet (pour le moment).

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présentation

Olivier Cablat Cosmos Arles Books 06.07.2016 Au départ, nous avons créé Cosmos (Avec Sebastian Hau) dans l’idée de décloisonner la photographie exposée au mur, la photographie éditée et l’aspect performatif autour de la photographie. Nous voulions penser horizontalement la photographie exposée, verticalement la photographie publiée et au croisement des deux des conférences et des performances. Nous voulions que tout soit mélangé et interagisse ensemble. Petit à petit, nous avons continué à affirmer cette idée-là jusqu’à ce qu’elle devienne aujourd’hui l’idée directrice du Cosmos Arles Books, organisé pour la huitième année consécutive, la deuxième dans le cadre officiel des Rencontres d’Arles.

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Comme vous pouvez le constater, on y trouve des projets exposés, des éditeurs, des performances, des conférences, des espaces pour se restaurer, une table de pingpong. C’est un lieu de vie où tout se croise. Si on observe le plan du Cosmos, la scénographie offre beaucoup de possibilités, de manières de circuler et d’interagir. Vous avez trois pièces dédiées à des projets d’exposition. On essaye de montrer des choses avec nos moyens, mais qui n’ont parfois jamais été montrées en Europe. Nous présentons une installation vidéo interactive de Thomas Sauvin, inédite en Europe. Il y aussi une installation de Taiyo Onorato et Nico Krebs qui sont deux artistes suisses très reconnus internationalement qui nous ont prêté une pile de journaux pour pouvoir les distribuer gratuitement. Ce sont des œuvres précieuses, recherchées, qu’on arrive à présenter ici parce que les gens nous font confiance.

visite du Cosmos Arles Books pendant les Rencontres de La Photographie d’Arles en juillet 2016, avant l’entretien mené en septembre 2016 Dans notre façon d’inviter et de gérer les éditeurs, on ne propose pas une location classique, mais 
plutôt la participation à un projet. Ce n’est pas une formule, comme dans une foire classique, où chacun paye la même chose et va être placé de manière arbitraire ; on essaye de créer plusieurs propositions qui s’adaptent à différents budgets, et surtout qui s’adressent à des éditeurs d’ampleurs différentes. Parce que nous avons beaucoup d’éditeurs qui sont des autoéditeurs et qui ont de petits moyens, des personnes qui se déplacent, donc on essaye de tenir compte de cet ensemble d’éléments. Il y a par exemple une partie de Cosmos que l’on appelle « pop up » où les gens ne sont là que pour la journée. Le prix est de 60 €, ce qui permet aux plus petits éditeurs d’être présents parmi nous, mais aussi d’organiser des rendez-vous le reste de la semaine professionnelle. En même temps, ça nous permet d’ouvrir un maximum de portes. Cette année, c’est la première fois qu’on s’installe dans un ancien collège, le collège Mistral. Ici chaque pièce est une ancienne salle de classe. On essaye de s’adapter selon les endroits que l’on nous met
à disposition. L’an dernier, nous avions à disposition 1500 m2 d’entrepôts sur l’ancien parc des ateliers SNCF. Voici une salle que l’on a aménagée pour les éditeurs de livres anciens et de livres
de collection de grande valeur. Ils sont préservés dans cet endroit-là, car nous devons tenir compte des conditions de sécurité et de conservation. Nous avons inclus une exposition en partenariat avec Peter Pfrunder


et le Fotostiftung schweiz dans cette salle, un portfolio très rare de 1943 réalisé par Manuel Gasser, un artiste photographe suisse très recherché, mais qui n’est pour autant pas très connu. C’est quelque chose qu’on a voulu montrer, en premier lieu aux personnes présentes ici en tant qu’éditeurs. C’est aussi l’occasion et le moyen de sortir ce portfolio de sa boîte originale
et de lui donner une autre dimension. Voici ensuite sur ce mur, une publication de 1893, qui était à la base une sorte de manuel technique pour dresser un cheval. C’est également un vrai portfolio, mais on ne peut pas le présenter pour des questions
 de conservation qui ne nous le permettent pas en été. Nous avons donc numérisé les pages, que nous avons ensuite réimprimées pour l’occasion. Nous proposons en plus, la publication numérique complète en ligne du portfolio, sur la plateforme de publications numériques que nous avons créée cette année, ChevalDigital.com Cette année le thème est dirigé vers le numérique, qu’est ce que ça signifie ici à Cosmos ? Le numérique permet par exemple à un document précieux, d’être numérisé, adapté à cet espace et présenté au public, alors que nous n’avons ni les moyens techniques ni les moyens financiers pour en présenter la version originale. C’est aussi produire des photographies sur des supports inattendus, grâce aux ajustements des machines gérés numériquement. C’est également de pouvoir envoyer des mails aux éditeurs pour les inviter à venir et de communiquer autour de l’évènement. Le numérique se situe à tous les niveaux. Et dans l’édition en particulier — je fais également un doctorat sur ce thèmelà  : les interactions entre le numérique et le livre de photographie. Le numérique on l’a traité cette année aussi du point de vue de la quantité des images. Car évidemment c’est un problème toujours annoncé comme tel : « on est submergé par les images, on ne sait plus quoi en faire… » Voilà le projet d’un artiste, Thomas Sauvin, qui apporte une réponse concrète à cette question de la quantité ; il a constitué une

collection de plus de 750 000 photographies en récupérant des négatifs de familles chinoises qui allaient être détruits pour le recyclage. Il les a ensuite numérisés, pour constituer la plus importante collection de photographies de familles chinoises au monde. Il nous propose ici cette installation « clap your hands », constituée de 200 000 images issues de cette collection. Les images défilent très vite, on arrive à peine à les distinguer. Quand je tape des mains, l’image se fige pendant trois secondes, mais en même temps se détruit immédiatement du disque dur. C’est à la fois un geste qui permet de ralentir le processus de visualisation, qui nous donne la primeur d’une image qui ne va plus apparaître pour le prochain visiteur. Cela nous confronte aussi concrètement à la question de la surabondance opposée à la préciosité de l’image photographique, deux thèmes antinomiques, mais essentiels pour comprendre les enjeux de l’image numérique contemporaine. L’installation reste une semaine, on peut s’imaginer qu’à la fin il ne reste plus aucune image dans le disque dur. Voici maintenant une installation vidéo de Hans Eijkelboom pensé d’abord en projet photo puis en livre et ensuite quelqu’un lui a proposé la forme vidéo ; ce déroulement ressemble à un editing.
Nous avons à notre tour proposé à cet artiste hollandais une publication numérique sur notre plateforme « cheval digital ». Cheval Digital a été également réalisée sous la forme d’une publication papier, créée à partir d’un projet participatif autour de la transmission d’images de chevaux. Le livre est connecté par lien hypertexte à une multitude de publications numériques situées sur la plateforme numérique chevaldigital.com.
 Le livre comporte également un texte de Luce Lebart, historienne de la photographie, sur la place du cheval dans l’histoire de la photographie.
Cette publication est autoéditée et distribuée par la Galerie 2600.

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entretiens

Olivier Cablat photographe maison d’édition numérique galerie 2600 15.09.2016

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Olivier Cablat est né en 1978, il vit et travaille à Arles. Artiste documentaire, il poursuit des recherches mêlant photographie, archéologie et expérimentations numériques autour du traitement de sujets vernaculaires. Olivier Cablat fonde en 2009 la Galerie et les éditions 2600. Il s’associe avec Sebastian Hau, pour fonder le Supermarkt, événement expérimental autour des publications et des pratiques émergentes en photographie.

Changeant successivement de nom : Hypermarkt, The Last Hypermarkt, Le Club, Cosmos, l’événement est invité en 2015 à intégrer la programmation officielle des Rencontres d’Arles sous le nom Cosmos Arles Books. Depuis 2015, il réalise un doctorat

consacré à l’influence des technologies numériques sur les publications photo.


Pouvez-vous me dire en quoi l’édition est-elle complémentaire de l’objet photographique ? La photographie n’est pas vraiment compatible historiquement avec l’édition dans la mesure où cela représente un challenge technique important. Même dans l’histoire des livres d’artistes, la place de la photographie n’est pas évidente. C’est le développement des techniques d’impression de qualité qui a offert, à mon avis, une place à la photographie dans le champ de l’édition. La presse et les magazines y ont certainement aussi fortement contribué. Après, on dit souvent à juste titre que le livre apporte à la photographie la possibilité de se déplacer que permet beaucoup plus difficilement l’exposition. Depuis ces dernières années comment avez-vous observé l’évolution des pratiques éditoriales liées à la photo ? Depuis quinze ans, on peut observer une explosion des pratiques et des registres classiques de l’édition, notamment par le biais de l’autoédition. Je réalise en ce moment un doctorat qui s’attarde sur cette période et ce phénomène. En quoi le numérique et le Web ont modifié la chaîne traditionnelle de publication et les formes du livre photo ? Difficile de répondre exhaustivement à cette question, car tout a été modifié par le Web et le numérique. Il y a eu vers les années 2000, l’apparition du Print on Demand, qui offrait la possibilité de contrôler un processus éditorial sans forcément être un professionnel de l’édition et de l’impression. Nombre de publications ont également puisé dans le Web une matière première. Mon premier livre édité était une mise en parallèle entre

mes photographies réalisées de manière « analogique » et des images trouvées sur Internet (Galaxie, éditée en 2009 chez White press). En quoi le numérique peut-il être complémentaire au support papier ? Le numérique s’inscrit à tous les niveaux du processus éditorial papier, des logiciels jusqu’à la distribution des livres. Il est complémentaire de fait. Pouvez-vous me parler du fonctionnement de votre maison d’édition numérique « Cheval Digital » ? Quel modèle économique suivez-vous ? Il n’y a aucun plan économique. Nous sommes partis de l’idée que le public n’était pas prêt à payer pour accéder à du contenu sur écran. Le site a été financé en amont par le PMU, nous voulions être libérés de toute contrainte économique dans le contenu créatif. Le site est une plateforme d’expérimentation de publications photographiques exclusivement dédiée à la diffusion sur support lumineux ; les publications sont basées sur des milliers de contributions postés sur une page Facebook. Au final, c’est devenu une relecture démocratique de l’histoire de la photographie au travers du prisme du cheval, comme nous l’avions organisé les années précédentes avec le poteau, le taureau, l’ombre, le flamant roses... À partir des contributions, nous avons prolongé le processus en publiant un livre et en créant cette plateforme online, les deux étant reliées par une multitude de liens présents sur la publication papier. Le livre papier est-il en passe d’être remplacé par de nouveaux supports ? Apparemment c’est le sort qui lui est prédit depuis très longtemps.

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entretiens

Yves Marchand & Romain Meffre photographes éditions Steidl 13.11.2016

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Nés respectivement en 1981 et 1987. Yves Marchand et Romain Meffre commencent très tôt, chacun de leur côté, à se passionner pour la photographie et les ruines urbaines. Entre 2005 et 2009, ils s’associent et partent à l’assaut des vestiges de Détroit, l’ex-capitale de l’automobile, leur premier grand projet. Ruins of Detroit est publié aux éditions Steidl en 2010 et connaît un succès mondial. Le duo suit toujours la même méthode de travail: une chambre photographique, un cadre froid et objectif. Ils optent pour la photographie couleur, se reconnaissent des influences chez Robert Polidori mais aussi chez les Becher.


Pourquoi faire un livre de photographie ? Qu’estce que le support papier vous apporte de plus que l’exposition ? L’exposition et le livre sont deux objets différents et complémentaires. Pour comparer un peu ce serait comme d’écouter un album et d’aller voir un Live. Le livre permet le développement complet d’une série, à travers un séquençage et une narration : c’est dans notre cas ce que l’on considère comme la finalité, l’aboutissement de nos projets, « l’œuvre » en quelque sorte. De plus nous aimons le côté « inventaire » encyclopédique de nos séries qui comportent bien souvent aux alentours de 200 images, seul un ouvrage permet de restituer cette densité. L’exposition est ensuite un complément logique du livre, d’autant plus que nous travaillons à la chambre 4x5 ce qui permet de faire de grands formats. C’est une forme vraiment très immersive et puissante qui marche de pair avec nos sujets, souvent monumentaux. Ensuite, en fonction du lieu d’exposition on peut jouer sur la scéno comme on jouerait sur une mise en page, c’est encore un autre exercice qui peut être intéressant même si nous sommes plutôt dans des accrochages assez académiques vu notre style. Comment s’est déroulée la collaboration avec Steidl ? Étiez-vous impliqué dans le processus de création ou de diffusion ? Quels ont été les avantages et les inconvénients de cette collaboration ? Steidl a un fonctionnement très particulier. Certains photographes arrivent à Göttingen (siège de Steidl) avec une idée assez vague et font directement l’éditing avec Gerhard Steidl pour créer leur maquette, choisir le format, papier, etc. De notre côté, nous arrivons en général avec une maquette assez précise

du projet. Ce qui est unique c’est qu’avec cet éditeur nous avons une liberté quasi totale sur le format et le séquençage des livres et tout ça sans que l’artiste ait à dépenser quoique ce soit, ce qui devient de plus en plus rare. Une fois à Göttingen, les photographes sont en résidence, on leur prête un appartement et ils peuvent travailler avec des graphistes qui leur sont mis à disposition le temps qu’ils le souhaitent, ce qui permet notamment de côtoyer de grands photographes. Nous avions par exemple croisé Lewis Baltz et Joseph Koudelka lors de notre premier séjour, ce qui donne d’emblée le sentiment de faire un peu partie, ou en tout cas de voir se faire « l’histoire de la photo » et c’est assez galvanisant ! Sur place pour nous il s’agissait surtout de faire des épreuves tests pour chaque image du livre ce qui nous a pris par exemple deux semaines pour un livre de 230 images comme les Ruines de Détroit. Par contre, le nombre important de livres produits chez Steidl fait qu’il est difficile de contrôler le timing de sortie de son ouvrage, il faut donc être patient. Pour la diffusion, Steidl a ses propres réseaux. Le marché français est un peu différent, car Steidl y est relayé par Patrick Remy qui sélectionne pour faire son propre catalogue de sortie « Steidl France » les livres qui sont souvent traduits en français. La France reste d’ailleurs un des pays où l’on achète le plus de livres photo. Est-ce que le livre a marqué un tournant dans votre carrière ? Le livre, spécialement chez Steidl, est toujours une consécration, cela donne une forme de validation, de légitimité. Il reste l’éditeur de bon nombre de très grands photographes. Notre série sur Detroit commencée en 2005 avait suscité beaucoup d’attention dans la presse et sur Internet, dans le contexte de crise économique après 2008. Nous avions déjà exposé plusieurs fois, mais le livre est vraiment venu concrétiser tout ça. Il nous a d’ailleurs permis d’être

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entretiens

contactés par des galeries qui regardent tout simplement le catalogue des sorties Steidl pour repérer de nouvelles têtes. Le catalogue qui est pensé comme un livre à part entière reste vraiment une institution dans le milieu muséal, celui des galeries et des librairies. Que pensez-vous du numérique et des outils à notre disposition aujourd’hui pour publier ?

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De manière strictement technique nous sommes probablement l’une des dernières générations à trois ou quatre ans près à avoir fait nos armes à l’argentique avant le grand basculement vers le numérique. À une époque où il y avait encore très peu de sites Web. Et aujourd’hui comme on travaille à l’argentique, à la chambre 4X5 nous sommes déjà des dinosaures, de jeunes dinosaures certes, mais des dinosaures quand même ! Nous en discutons souvent avec des photographes qui parfois sont passés au numérique et concluons que l’école du film, par son rendu, son rapport à la quantité et au temps et les contraintes techniques sont une expérience qui n’est pas vraiment remplaçable. D’une autre manière, beaucoup d’amis à nous sont arrivés à la photographie par le numérique avant d’aller vers le film et parfois de finir à la chambre comme nous. La démocratisation des appareils numériques et surtout des supports et plateformes de diffusion ou juste le simple fait de pouvoir aisément mettre une image à la vue, ou à la disposition de tout le monde est vraiment un changement majeur. Notre projet sur Détroit a par exemple été vu plusieurs millions de fois sur les sites du Guardian ou du Times par exemple en 2009 avant de sortir sur le papier, puis sur les blogs, sites divers et variés, etc. ce qui veut dire que, statistiquement, l’immense majorité des gens qui ont vu cette série l’ont regardé sur sur leur ordinateur, et n’ont probablement jamais ouvert le livre, si tant est qu’ils

en connaissent l’existence. Le support numérique est évidemment très volatile par nature, mais il est indéniable que cette diffusion a vraiment bien préparé le terrain pour la sortie de notre ouvrage. Quel est votre positionnement par rapport à l’auto-publication et l’impression à la demande ? Est-ce que cela vous intéresserait pour de futurs projets éditoriaux ? Nous n’avons pas d’expérience d’autopublication donc il est difficile pour nous de se projeter en dehors de notre système d’édition d’autant plus que nous travaillons plutôt sur des livres grand format. C’est probablement un privilège qui n’est réalisable qu’avec Steidl et quelques grandes maisons d’édition, il serait quasiment impossible d’obtenir ce résultat par soi même, le coût en serait prohibitif. Ce serait donc une des limites à l’autopublication, une limite tout simplement financière, en tout cas pour nos projets. Après il y a le crowd-funding, certains photographes ont réussi à concrétiser leur ouvrage grâce à des sommes conséquentes réunies sur ces plateformes. Il n’est pas impossible qu’un jour pour un petit projet, peut être plus expérimental, que l’on décide de produire par une voie alternative. Ce qui est rassurant en tout cas c’est de savoir que cette possibilité existe, le marché du livre photo semble connaître un grand dynamisme, les livres plus classiques restent l’apanage des gros éditeurs, mais il semble qu’il n’y a jamais eu autant d’éditeurs indépendants et de livres, souvent petits et très bien faits. L’impression à la demande peut être une solution, mais ne connaissant pas, on ne sait pas si cela permet d’avoir des ouvrages aussi bien finis, en tout cas la plupart des photographes que l’on connaît qui se sont autoédités sont allés travailler directement avec des imprimeurs, qui sont en général les imprimeurs que les gros éditeurs utilisent et qui peuvent faire de petits tirages


de quelques centaines d’exemplaires. Il semble assez facile maintenant de se renseigner pour trouver de bon moyen de produire son livre. Est-ce qu’une version numérique de vos livres serait un plus selon vous ? À très long terme, si nos livres n’existent plus à la vente et en librairie, il serait envisageable d’en faire une version numérique, mais ce serait plutôt une solution de repli. L’écran reste un support plutôt défavorable à la vue d’une image, dans le sens où chaque utilisateur verra une image différente selon son écran. C’est évidemment psychologique, mais le livre, le papier a juste une autre dimension, et favorise l’immersion du « lecteur », il demande du temps, c’est un objet qui n’a qu’une fonction, il crée en quelque sorte un rituel. Les éditeurs essayent donc de faire des formes propres au livre numérique en rajoutant du son, des vidéos, du contenu, ces livres par conséquent deviennent des œuvres digitales à part entière qui n’auraient plus grande chose à voir avec l’idée très primaire d’une lecture page après page, c’est intéressant, mais on sort du plaisir ou du mystère primaire de l’image. Mais là encore, ce n’est peut-être pas le cas, il faut juste sûrement s’habituer et y mettre de l’attention, de la concentration.

C’est un peu à la même chose que répond le phénomène des vinyles, sauf que là où le vinyle est un enregistrement qui doit être lu par une machine, le livre photo est une fin en soi. De plus en plus de séries photographiques n’ont vocation qu’à devenir des petits livres. Il y a donc à l’heure actuelle de plus en plus de livres indépendants, et de petits éditeurs indépendants. Ce dynamisme passe par des numérotations plus réduites, mais du coup il devient intéressant de collectionner ce qui crée un vrai marché.

Le livre est-il en passe d’être remplacé par de nouveaux supports ? Nous ne pensons pas vraiment que le livre sera remplacé. Il répond à un besoin de matérialité, à un rapport avec la matière qui reste quelque chose d’affectif et humain. Pour y revenir encore une fois au milieu de la surabondance d’images sur écran dans lequel on vit, le livre photo constitue une pause. Flaubert a dit : « Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps. » C’est selon nous ce que le livre permet de faire un peu mieux qu’un écran.

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entretiens

Stéphanie Vilayphiou & Ludivine Loiseau membres du collectif Open Source Publishing studio design 06.04.2016

Venues dans le cadre d’un workshop à l’ESADSE

Pierre Huyghebaert et Femke Snelting. Progressivement, le groupe a évolué en termes d’effectif et de statut.

Pouvez-vous chacune vous présenter et me dire comment et dans quel contexte est né Open Source Publishing ?

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Ludivine Loiseau : Moi c’est Ludi, je suis graphiste typographe. J’ai étudié principalement la typographie et j’ai rejoint Bruxelles en 2006. C’est à partir de 2008 que j’ai rejoint le collectif. Au départ, c’était un collectif complètement informel dans le sens où il n’y avait pas vraiment de structure. Cette dernière a été fondée au sein de l’association Constant par trois personnes : Harrisson (Joël Vermot),

Stéphanie Vilayphiou : J’ai rejoint le groupe en 2010. Je suis à Bruxelles depuis 2009 et puis j’ai mis un an à flirter avec OSP avant d’être embarquée vraiment dedans. Pour ce qui est du contexte, OSP est né en 2006, l’année où la firme Macromedia a été rachetée par Adobe. Macromedia éditait tous les logiciels mainstream de création de design numérique comme Flash, Dreamweaver, etc. À ce moment-là, c’est devenu un problème d’avoir un seul éditeur de logiciel pour Femke Snelting, Pierre Huyghebaert et Joël Vermot. Ils se sont alors dit « on va tenter de faire du design graphique, surtout pour l’imprimé, avec des logiciels libres. » Ce n’est pas seulement pour le côté déontologique, mais surtout pour expérimenter des outils différents qui vont influencer les formes que tu produis.


L

D’autre part, parce que l’ensemble des contenus édités par l’Association Constant tournait autour des questions du cyber féminisme, des arts digitaux, de L la culture libre et cela avait beaucoup de sens que ces contenus soient accessibles et partageables. Les refermer dans des mises en pages gérées par des programmes privatifs, cela ne les rendait pas du tout partageables. Il y avait là quelque chose de contradictoire, entre un contenu libre, mais une mise en page et un support S pas libre donc ils se sont mis à essayer. C’est dans le premier post blog d’OSP qui date d’il y a dix ans (janvier 2006) que cette question était posée : est-il possible de travailler, de faire du graphisme de manière professionnelle avec des outils en licence libre ?

Vous utilisez donc uniquement des logiciels libres, quels sont les principaux que vous exploitez pour créer ? S

Toute une suite. Pour les images bitmap, on utilise beaucoup Gimp ou ImageMagick qui est un logiciel de retouche d’image en ligne de commande. En vectoriel on emploie Inkscape. On a beaucoup travaillé avec Scribus avant de mettre en place notre propre processus de mise en page : html2print qui est de la mise en page imprimée via HTML. Après, il y a tout un tas d’outils qui sont périphériques, qui ne sont pas directement des outils de création, mais qui sont très importants pour nous comme Git. C’est un logiciel de partage de fichier qui fonctionne un peu comme une dropbox ou un cloud sauf qu’on ne partage pas dès que l’on sauvegarde, mais c’est plutôt à chacun de nous de dire : « OK, maintenant c’est dans un état partageable » et je l’envoie sur le serveur. Quand on partage, on doit écrire un petit commentaire pour dire quel est le statut, l’état de ce dossier à ce moment même. Git permet ainsi de générer notre site Web. Pour chaque projet, tu peux naviguer dans les fichiers au moment où

on les travaille ou à une heure près, car la synchronisation se fait toutes les heures. On fait aussi parfois appel à des programmes qui sortent complètement de l’univers du graphisme. Ce sont des outils plutôt scientifiques, des outils basiques comme des tableurs, des outils d’analyse d’image, des outils techniques qui viennent du milieu du design industriel ou d’objet, qu’on détourne souvent à notre propre sauce. Voilà, on a quand même un set d’outils un peu commun, mais à chaque projet on aime bien aller tester de nouveaux logiciels, que l’on va peut-être même n’utiliser qu’une fois. Mais en tout cas on est toujours à la recherche de nouveaux processus qui vont donner de nouvelles formes.

Pensez-vous que l’outil ou les différents logiciels libres formatent le design, changent ou créent un style particulier ? L

Oui, on l’a constaté à plusieurs reprises, c’est clair que ce n’est pas neutre.

S

C’est vraiment des contraintes physiques. Pour nos projets, on n’aurait jamais fait ce genre de design là avec d’autres logiciels, je pense.

Quelle(s) différence(s) apporte (nt) le libre ? L

S

En fait c’est une diversité d’outils, il existe tellement d’outils dont on n’a même pas encore connaissance ou eu le temps de tester. C’est ça qui nous intéresse, c’est cette variété et le fait de découvrir toujours de nouvelles choses. Il y a des outils qui se créent tout le temps. C’est surtout des outils qui sont adaptables du fait que leurs ressources sont ouvertes, il est possible de voir comment ils sont conçus, contacter ceux qui les ont construits et proposer

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entretiens

des modifications. En général, soit ce L sont les développeurs des programmes eux-mêmes qui en dialogue avec nous ajoutent une fonctionnalité, soit c’est nous qui, en ayant accès aux codes, essayons de développer des sortes de plug-ins. C’est comme si tu pouvais étendre chacun des programmes. À l’inverse quand tu as affaire à un programme privatif, tu as une interface, tu n’as qu’une seule manière de l’utiliser. Tu as accès à tout ce qui est proposé dans les menus, mais tu ne peux pas aller au-delà, dans le sens où, tu ne peux pas prendre la main sur ce qu’il serait possible de faire en plus ou étendre certaines fonctionnalités. Alors que là, il y a une sorte de souplesse de l’outil, tu peux l’adapter à ton propre usage. Tu penses l’outil ou tu le façonnes en faisant. Par rapport aux différents enjeux de publications hybrides, des changements de formats entre le Web et le print, comment définiriezvous le designer graphique aujourd’hui ? S

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Aujourd’hui, je crois que quand tu es designer graphique, il faut s’intéresser à ces questions-là parce que même si ce n’est pas forcément une question de publication hybride, si tu travailles sur une identité, tu as besoin de supports à la fois print et numérique. Donc pour ne pas que le client aille voir deux graphistes différents c’est quand même vraiment utile de connaître un peu les deux même si ce n’est pas toi qui développes la programmation. Pour moi, ce sont des supports qui se complètent. Tu ne peux pas transposer exactement les contenus numériques sur papier. En plus le numérique c’est très large aussi parce que faire un design pour un téléphone portable ou un ordinateur de bureau ou tablette c’est tout à fait différent, car ce n’est pas du tout les mêmes usages.

Ce qui est super excitant c’est de voir à quel point la définition des standards et des fonctionnalités du Web va vite. Quand on voit chaque mois ce qui est possible, tu te rends compte qu’il y a des choses qui ne sont justes pas possible avec des éditeurs de mises en pages traditionnels. Disons qu’on est enfin débarrassé du bloc de composition de Gutenberg depuis six, sept ans environ. D’un seul coup, la mise en page devient autre chose, elle devient liquide, il y a une souplesse à la fois inquiétante quand tu n’as pas l’habitude et que tu aimes bien contrôler tes outils, ta palette, tes raccourcis. Mais quand tu te jettes dedans, ça amène à d’autres possibles. Après, brancher le Web et le print ensemble c’est toute une nouvelle gamme de possibilités qui sont beaucoup moins figées.

S

C’est un truc aussi très nouveau parce qu’avant on faisait du print d’une part et du Web d’autre part, mais là de faire les deux et de maintenant faire du print avec du Web, cela n’a rien a voir avec l’un ou l’autre.

L

Et ça réconcilie vraiment les deux. Tu vois, il y avait ce truc des graphistes qui faisaient les maquettes traditionnelles et qui envoyaient aux développeurs Web qui eux devaient reproduire. Maintenant d’un seul coup on gagne du temps des deux côtés, on gagne une rencontre. Et puis c’est un peu quitter cette approche nostalgique de « qu’est-ce que le print ? » « On n’imprime plus beaucoup maintenant », etc. En fait, ce ne sont pas deux mondes différents et cela à tout à gagner à se rencontrer donc il suffit d’arrêter de mettre des barrières entre les différents types d’éditions, d’impression, numérique, Web, je crois que ça n’a plus de sens. C’est bien que tout se retrouve finalement.


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Bibliographie

livres Danny Aldred and Emmanuelle Waeckerlé, Code-X—Paper, Ink, Pixel and Screen, bookRoom, 2015 Quentin Bajac, Après la photographie ? : de l’argentique à la révolution numérique, Gallimard, 2010 Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie, Allia, 2012 Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Allia, 2012 La photographie et le livre : analyse de leurs rapports multiformes, nature de la photographie, statut du livre, sous la dir. de Michelle Debat, Trans Photographic Press, 2003 Éric Desachy et Guy Mandery, La Guilde du livre, Les albums photographiques, Lausanne, 1941-1977, éditions Les Yeux Ouverts, 2012

autoédition, maisons d’édition, solutions hybrides, Ebook autopublié, ou version imprimée chez Eyrolles, 2016 Eric Watier, Manifeste Monotone Press, version PDF imprimable, 2011

expositions et catalogues Ed Ruscha photographe : [exposition, Paris, Jeu de Paume, 31 janvier au 30 avril 2006] Steidl : Whitney Museum of American Art, éditions du Jeu de Paume, 2006 Erreur d’impression. Publier à l’ère du numérique [23 octobre 2012 au 7 avril 2014] éditions du Jeu de Paume, 2014 From here on : postphotography in the age of the Internet and the mobile phone: [exhibition, Barcelona, Arts Santa Monica, 2013] curated by Clément Chéroux, Joan Fontcuberta, Erik Kessels, Martin Parr, Joachim Schmid, RM Verlag, 2013

Hans-Peter Feldmann, Voyeur Auflage (rot), Verlag der Buchhandlung Walther König, 2009

Ils se disent peintres, ils se disent photographes : 22 novembre [1980] - 4 janvier 1981, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 1980

Darius D. Himes et Marie Virginia Swanson Photographes, publiez votre livre photo ! Eyrolles, 2012

Provoke, Between Protest and Performance, [exposition, Paris, le BAL, 14 septembre au 11 décembre 2016] coédition le Bal - Steidl, 2016

Stephane Hugon, Circumnavigations : L’imaginaire du voyage dans l’expérience Internet, CNRS Éditions, 2010

Steidl. Quand la photographie devient livre. De Robert Frank à Karl Lagarfeld, [exposition, La Monnaie de Paris, 9 novembre 2010 au 24 décembre 2010] édition de La Monnaie de Paris, 2010

Sylvain Julé, De l’influence de nos technologies numériques sur les formes de l’imprimé, mémoire ESADSE, 2015 Alessandro Ludovico, Post-digital Print, les mutations de l’édition depuis 1894, B42, 2016 Anne Moeglin-Delcroix, Sur le livre d’artiste : articles et écrits de circonstance (1981-2005), Le Mot et le reste, 2006 Martin Parr et Gerry Badger, Le livre de photographies : une histoire. volume 1, Phaidon, 2005 Denis Roche, Le boîtier de mélancolie, Hazan, 2015 Elizabeth Sutton et Marie-Laure Cahier Publier son livre à l’ère numérique :

Une autre histoire de la photographie : les collections du Musée français de la photographie, coordonné par Julie Guiyot-Corteville, Musée français de la photographie, Département de l’Essonne, Flammarion, 2015

articles Christine Coste, « Les actes de Provoke » dans L’Œil n° 694, Octobre 2016 Antoine Fauchié, « Workflows, formats » dans Avant/Après les Rencontres de Lure : portrait/paysage, un monde de formats, 2014 Michel Guerin, « Cartier Bresson, photographe de l’instant décisif » dans Le Monde, 27 avril 2003

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bibliographie

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dans phototrend.fr, le 3 novembre 2016

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reportages

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La sensualité des livres, documentaire réalisé par Katja Duregger diffusé le 23 octobre 2016 sur Arte


remerciements

Je tiens à remercier Jean-Pierre Bonfort, Vincent Bonnet, Olivier Cablat, Thomas Jorion, Yves Marchand, Romain Meffre, Stéphanie Vilayphiou & Ludivine Loiseau pour leur gentillesse et le temps que chacun m’a accordé. Damien Baïs, Denis Coueignoux, Michel Lepetitdidier, et Jérémie Nuel pour leur accompagnement dans la rédaction et la conception de ce mémoire. Juliette Fontaine et Nicolas Picq pour leurs conseils quant à l’impression. Marie-Hélène Desestré pour son aide précieuse dans la relecture.

ours

Ainsi que Gaëtan, mes parents et amis ayant pris part, de près ou de loin, à son élaboration.

mémoire composé en Titillium (Open Font License, Accademia di Belle Arti Urbino) imprimé sur du papier couché DCP Coated Gloss 135g Clairefontaine & Maya Acier 270g Clairefontaine. Achevé d’imprimer sur les presses de l’ESADSE en janvier 2017.

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Daido Moriyama, autoportrait nĂŠgatif, Paris 88/89


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