Critique du livre « Hermanos Latrille: impronta en el desierto. Pau (Francia) Tocopilla (Litoral boliviano - Norte de Chile)» Galaz-Mandakovic, D. y Owen, E. Retruécanos Ediciones, Tocopilla-Chile, 2015, 250 p.
Manuel MENDEZ DIAZ Université de Rennes 2 / Universidad Católica del Norte Écrire sur le désert d'Atacama durant la période du XIX et XX siècles ce n'est pas seulement se plonger dans les sables les plus arides au monde mais aussi fouiller dans les origines des États péruvien, chilien et bolivien tels que nous les connaissons aujourd'hui. C'est aussi repenser l'arrivée du capitalisme moderne sur la côte Pacifique de l’Amérique du sud et une façon de contredire le discours monolithique et patriarcal qui jusqu’à aujourd’hui a caractérisé la construction de l'histoire du « nord du Chili ». À travers les périples heureux et malheureux des Latrille, deux frères issus d'une famille française originaire de Pau qui migrèrent jusqu'aux côtes d'Amérique du sud durant les premières décennies du XIXe siècle (1840), les auteurs en profitent alors pour revisiter l'histoire des immigrants européens et leur rôle dans l’exploitation minière du désert d'Atacama, mais aussi, pour nous faire réfléchir sur les origines socio-économique et politique d'un des épisodes historiques les plus marquants de cette partie de la planète, la Guerre du Pacifique (conflit qui a duré entre 1879 et 1883 et qui a confronté la confédération Péruvienne-Bolivienne au Chili). Ainsi, cette histoire familiale devient l'excuse pour proposer une nouvelle perspective de l'histoire de la colonisation du désert d'Atacama par le capitalisme extractif et une réflexion fraîche et profonde sur la Guerre du Pacifique et l'implantation de l'État chilien dans la région. Premier moment : origines des Latrille en France et contexte de son immigration (chapitres 1, 2 et 3) Dans la première partie, les auteurs centrent leurs efforts dans la reconstruction historique de la famille des frères Latrille en France. À travers la révision des archives administratifs de l'hexagone, les auteurs retracent les origines de la famille Latrille, composée par le patriarche François Latrille et Marguerite Loustaunou et ses sept fils, parmi lesquels nous retrouvons Dominique Latrille (protagoniste du livre) et Jean Roch Latrille (petit frère de Dominique qui immigra avec lui). Les auteurs décrivent le foyer Latrille comme un groupe de petits commerçants associés à la production et installation de verres. Même si cette découverte peut apparaître futile, les auteurs exposent un des principales apports de leur recherche. En effet, étant donné le succès commercial des entreprises développées sur la côte Bolivienne par Dominique Latrille, d'autres auteurs indiquent que ce personnage avait eu le titre d'ingénieur, fait contesté par les auteurs car à cette époque les écoles d'ingénieurs françaises n'étaient accessibles qu'aux familles les plus riches ; la famille de commerçant Latrille ne faisait bien entendu pas partie de cette catégorie. Ainsi, les auteurs mettent l'accent sur la construction discursive autour des immigrants européens (fait par les habitants locaux eux-mêmes !) comme des « personnes très élevées » qui amènent la « civilisation » dans ces territoires. Dans ce contexte social, ce n'est pas étonnant que les immigrants européens (principalement anglais mais aussi américains, allemands, néerlandais, français, italiens, etc.) aient établis d'étroites relations avec l'élite locale (qui a aussi des racines européennes à cause de
la période coloniale espagnole). Cette condition a ainsi donné des privilèges aux européens au sein de la société sud-américaine de développer d'innombrables entreprises du commerce de marchandises (principalement des minéraux) entre les côtes du Pacifique sud-américain et des grands ports américains et européens. Deuxième moment : les frères Latrille et le désert d'Atacama des fins de XIX siècle (chapitres 4, 5 et 6). Les frères Latrille arrivent à Valparaiso (1840) et rapidement s'installèrent dans le port bolivien de Cobija où ils ont commencé leurs premières entreprises. Il faut comprendre que durant cette période les États péruvien, chilien et bolivien viennent d'être indépendants donc toutes leurs institutions sont en processus de construction pour rechercher et développer des activités économiques centrées sur l'exploitation des minéraux. De ce fait, les premières activités commerciales des Latrille on été liées à la consolidation économique de la Bolivie sur la côte Pacifique : concession d'exploration et d'exploitation du guano dans la péninsule de Mejillones en 1841 et la préparation d'une mensure cartographique pour le secteur d'Algodonales en 1843 (postérieurement le port bolivien de Tocopilla). Il est intéressant de voir comment à travers la description de ces deux activités ponctuelles, les auteurs arrivent à faire des connections avec des faits majors de ce territoire. Ainsi, à travers l'exploitation du guano dans le secteur de Mejillones, les Latrille ont été témoins des premiers conflits diplomatiques pour l'exploitation minière sur la côte Pacifique entre le Chili et la Bolivie. De la sorte, Dominique Latrille (dont le prénom a été hispanisé à Domingo) a témoigné en 1858 en faveur de la Bolivie en indiquant que la présence et parfois l'occupation de l'armée chilienne a été liée à des intérêts économiques pour l'exploitation du guano dans cette zone. Par rapport à la mensure du secteur d'Algodonales, les auteurs font une discussion sur les fondations des nouveaux centres peuplés, car dans presque toutes les villes chiliennes la date « officielle » de fondation est la date d'occupation espagnole ou chilienne (Guerre du Pacifique), fait qui rend l'occupation ancestrale invisible ou inexistante, alors que des communautés indigènes occupaient ces territoires depuis au moins 12000 ans !(Salazar, et al, 2012). Dans le même sens, les auteurs insistent sur la création discursive d'Atacama fait par les européens. Dans presque la totalité des récits des « explorateurs » (pour nous les immigrés) ils décrivent ces territoires comme des espaces vides, pauvres, sans eau, sans ressources qu'ils ont confrontée (conditions géographiques) et crée (centres peuplés) avec leur propre génie et capacité. À partir de cette discussion, nous pouvons nous demander si le « désert d'Atacama » est vraiment un désert. Sur la base du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (www.cnrtl.fr) le mot désert est défini, en termes simples, comme « un lieu inhabité (ou presque), sauvage, abandonné » mais aussi comme « une zone aride avec absence ou faible précipitation » (www.cnrtl.fr/definition/désert). Atacama est habité, nous insistons, depuis 12000 ans donc ce n'est pas un désert. À propos de la précipitation, depuis une perspective géographique, les mots absence et faible sont très contestables dans des territoires de pluies irrégulières. Est-ce que l'on peut établir une moyenne ? Est-ce que la standardisation à travers les chiffres n'est pas en fait une façon de modernisation ? (voir les discussions sur l'eau moderne sur Linton, 2010 ou sur Lemire, 2010 et sur le rôle des chiffres dans la modernisation Elden, 2006). Même si nous coïncidons sur l’irrégularité des pluies sur ces territoires, il n'y a pas un manque d'eau pour les autochtones, car ils savaient où trouver des sources d'eau de qualité, ce sont les immigrants qui ont construit la désertification d'Atacama. Selon notre perspective, ces discours on été (encore aujourd'hui) la justification de l’appropriation moderne productiviste de la région d'Atacama, où nous pouvons trouver clairement des gagnants et des perdants, principalement des travailleurs. À
propos des travailleurs des exploitations du guano, les auteurs mettent l'accent dans la description des conditions d'esclavage dans lesquelles les chinois ont travaillé. Finalement, les auteurs signalent comment est-ce que les frères Latrille ont occupé une place dans la modernisation minière d'Atacama à travers le développement des exploitations du salpêtre tout autour du port de Tocopilla en 1857 (l'exploitation du salpêtre a été une activité cruciale dans les conflits entre la Bolivie, le Pérou et le Chili, qui ont fini par déclencher la Guerre du Pacifique). Une fois que tout l'Atacama fut contrôlé par le Chili, en raison de problèmes économiques et politique les exploitations installées par les frères européens ont perdu leur importance et ont fini par fermer. L'esprit infatigable des Latrille était arrivé à leur fin. Ainsi, en 1871 Domingo Latrille abandonne définitivement la côte (et leur famille) pour aller vivre leurs 20 dernières années dans le petite village andin de Huatacondo. De son coté, leur frère Jean Roche Latrille retourne en France autour de 1880 et décède à Bordeaux (date inconnue). Troisième moment : l'iconographie de Domingo Latrille et leur succession (chapitres 7, 8 et 9). Le troisième moment du livre est construit selon deux périodes : la mort du patriarche et la succession Latrille. Les 20 dernières années de Domingo Latrille ont été historiquement très silencieuses. Les auteurs retracent ces années avec quelques nécrologies apparues dans des journaux locaux. De ce fait, tous les textes trouvés par les chercheurs parlent d'un Latrille consacré entièrement à l'aide de la communauté de Huatacondo. Un des textes les plus étonnants sur lui a été écrit dans le livre « La jeune Amérique » par son ami André Bellessort (1897) où Domingo Latrille a été décrit comme la personne « qui a enseigné à cultiver aux indiens ». Est-ce qu'un tel explorateur ne savait pas que les communautés indigènes andines avait développées des adaptations agricoles socio-culturelles et techniques déjà très complexes quelques millénaires avant l'arrivée des colonisateurs européens ? (pour connaître ces adaptation voir Morlon, 1992). Après la mort de Domingo et Jean Roche, leur succession a continué à vivre et à participer à travers les différentes entreprises sociales, économiques et politiques de l'actuelle nord du Chili où ils continuent à faire revivre l'empreinte de leur patriarche français. Il ne reste qu'à vous inviter à vous plonger dans les routes poussiéreuses de l'histoire de la période la plus importante de l'« invention moderne » du désert d'Atacama guidée par deux exceptionnels historiens, bonne lecture !. Références Elden, S. 2006 Speaking against number. Heidegger, language and the politics of calculation. Edinburgh University Press. Lemire, V. 2010. La soif de Jérusalem. Essai d'hydrohistoire (1840-1948). Publications de la Sorbonne. Linton, J. 2010. What is water. The history of a modern abstraction. University of British Columbia Press. Morlon, P. (coordinateur). 1992. Comprendre l'agriculture paysanne dan les Andes centrales. Pérou-Bolivie. Institut National de la Recherche Agronomique (INRA). Salazar, D., H. Salinas, J. Guendon, D. Jackson et V. Figueroa. 2012. Hunter–Gatherer–FisherMining during the archaic period in coastal northern Chile. Dans : N.Tripcevich et K. Vaughn (éditeurs) Mining and Quarrying in the ancient Andes. Sociopolitical, economic and symbolic dimensions. p.137-156.
Manuel MENDEZ DIAZ Il a passé une licence en géographie à l'Université du Chili (Santiago). Entre 2005 et 2009 a été jeune enseignant chercheur au Département d'Histoire et Géographie de l'Université de Tarapacá (Arica) et postérieurement a occupé la même place dans le Département de Géographie à l'Université du Chili entre 2010 et 2013. En 2013 il s'est établi en France et a terminé un Master en Sciences Humaines et Sociales, mention géographie et aménagement à l'Université Jean Moulin (Lyon III) entre 2014-2015. Actuellement il est doctorant en Histoire à l'Université de Rennes 2 et doctorant en Anthropologie et Archéologie à l'Université Catholique du Nord (Chili). Son projet de thèse est inséré au sein du Laboratoire International Associée « LIA-MINES : archéologie, histoire et anthropologie des systèmes miniers dans le désert d'Atacama » dirigé pour le chercheur CNRS Nicolas RICHARD et est centré sur la modernisation de l'eau dans le désert d'Atacama (1853-2000).