Derrière les choses

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Derrière les choses



Derrière les choses David Gauquelin, sous la direction de Jean-Louis Frechin.

http://davidgauquelin.fr/dlc



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Ce mémoire est augmenté d’une partie en ligne. La webographie vous permettra d’accéder simplement à tous les sites internet ou autres articles en ligne auxquels je fais référence. Vous y trouverez également toute l’iconographie en couleur et en grand format. Enfin, l’intégralité de son contenu est téléchargeable et imprimable.



PrĂŠambule



«Non, ce n’est pas l’objet, mais l’Homme qui est le but.» Laszlo Moholy-Nagy, 1929.



Derrière les choses…  pourtant ne nous trompons pas, c’est bien de design dont il sera question ici. Cette réflexion ouverte vise à en analyser les ambitions, les méthodes et les enjeux actuels et futurs. Design est un de ces curieux mots dont nous tolérons l’indéfinition, offrant à chacun la possibilité de se l’approprier, et en premier lieu à ceux qui le pratiquent. Ainsi, faire du design c’est aussi l’occasion de réfléchir à ce que pourrait être le design, définir quelles envies, quels projets et enfin quel sens donner à ce mot. Dans cette optique, j’ai choisi de mener ce travail sous la direction d’un designer fabriquant des résultats tout autant que des questionnements théoriques ; deux éléments nécessaires et fonctionnant de manière réciproque dans


la construction d’une pensée sur le design. Par ailleurs, ce chantier n’a pas pour but de privilégier telle ou telle pratique du design, mais bel et bien d’en formuler une orientation possible. Que fait le design aujourd’hui ?  Cette interrogation semble pertinente dans un contexte où l’accès au service, le marketing et les réseaux de distribution prennent le pas sur les produits eux-mêmes. Il semble qu’il reste encore à préciser un ensemble de problématiques et missions dont le design contemporain devrait sans doute se saisir pour prendre part de manière plus pertinente et plus décisive aux processus industriels de création du monde. Aujourd’hui, dans les logiques actuelles de la «troisième modernité» ou hypermodernité *, pour reprendre le terme de Gilles Lipovetsky, on peut entrevoir une formidable opportunité d’imaginer de nouvelles pratiques du design et de nouveaux champs d’intervention. Toutefois, ces mutations ne feront pas l’économie d’une définition explicite de sa place, de son rôle et de ses objectifs. Le but de notre réflexion ici n’est autre que d’y apporter quelques éléments. ————————————— * Gilles Lipovetsky, Les temps hypermodernes, 2004.



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——— p.1

Façonner la cité ———————— De la politique Du potentiel politique des produits L’influence du créateur industriel

p.6 p.8 p.12 p.20

L’émergence du monde industriel — p.26 Contre la tentation réactionnaire p.27 L’essor de la civilisation de masse p.32 Un progrès humain et responsable p.37 Le Bauhaus, un cas d’école ——— p.46 Une Maison pour la construction p.49 Les trois phases du Bauhaus p.51 Vers une éthique du design ——— p.65

Utopies appliquées ————— p.75 Le double fondement de la société de l’information —— p.79 Le culte du nombre p.79 Derrière le village global p.85 La logique hypermoderne

——— p.95


Le numérique au quotidien —— p.103 Fractures persistantes p.104 Des enjeux pour le design p.110 «Me, We !» p.122

L’objet augmenté —————— p.127 Indigestion ———————— Des usages, des pratiques ——— La déconstruction du produit Accéder plutôt que posséder Associer plutôt que produire

p.132 p.144 p.144 p.151 p.159

Des représentations ————— À l’échelle de l’invisible À propos de nos us et coutumes 2+2=5 La marque et le marketing

p.168 p.168 p.173 p.182 p.190

Demain, designer —————— p.197 Remerciements Bibliographie et références

p.205 p.206



Partie première

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Introduction

Au départ de notre réflexion il y a une question simple, posée en toute sincérité : pourquoi faire du design ? Outrepassant les clichés et les réponses toutes faites, cette interrogation fondamentale reste ouverte. Elle est l’essence même de cet essai, ce qui en a motivé l’écriture. De quelles ambitions veut-on l’habiller et pour quelles finalités ? Si le design dans son acceptation la plus vulgaire se donne pour but la conception de beaux produits, en adéquation la plus pertinente possible avec les processus économico-industriels, c’est sous un angle plus large que je souhaiterais l’aborder ici. Faire du design peut également être considéré comme un acte politique au sens propre  – ce qui touche à l’organisation de la cité, selon ses origines grecques –  car au3


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delà des produits, il y a les gens et plus encore la manière dont ils vivent ensemble avec ces choses, au travers de contextes et situations spécifiques. La focalisation des intérêts sur le produit lui-même relève d’une autre conception du design, ne répondant pas des mêmes enjeux. Il s’agira ici de dépasser une forme de fascination du produit, parfois déplacée ou excessive, pour s’intéresser à tout ce qu’il y a derrière. Si l’on prend la célèbre métaphore de l’iceberg, le produit lui-même n’en est que la partie émergente, aussi belle soit-elle. Ne pas s’intéresser à la partie immergée, c’est sans doute passer à côté de l’essentiel. Ainsi, il semble important d’identifier la portée philosophique, économique et finalement politique, sous-jacente à la conception de produits ou services dans une logique industrielle. La première étape de notre réflexion sera donc de faire apparaître les potentiels du design et d’analyser quelles peuvent en être les conséquences pragmatiques. Dans un monde caractérisé par une complexité croissante, nous chercherons à cerner les éléments appréhendables et manipulables par les créateurs industriels, 4


Introduction

préalable incontournable à l’exercice d’un design plus responsable. Avec un regard historique, sur le Bauhaus notamment, on pourra déceler plusieurs positionnements dont les grandes lignes, pour le moins, sont transposables dans un cadre contemporain. Nous essayerons de tirer de cet aller-retour les raisons essentielles pour lesquelles le design doit continuer à exister, quitte à se transformer, pour mieux construire demain. Idéalement, ce rôle citoyen devrait être indissociable de sa fin, qui, comme l’écrivait déjà Aristote au IVe siècle avant notre ère, est celle de l’épanouissement humain, bien vivre ensemble ou en tout cas le mieux possible *.

————————————— * Aristote, Politique - Livre I, vers 345 av. J.-C.

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1 | Façonner la cité «Une grande nouveauté, grâce au feu, c’était d’avoir de la lumière après le coucher du soleil. Nous jouissions tous les soirs de ce luxe inépuisable. Rassemblés autour de lui à nous détendre et à sucer des os à moelle, nous nous racontions des histoires.» Roy Lewis, Pourquoi j’ai mangé mon père, 1960.

«L’objet quotidien, l’artefact semble tellement aller de soi, faire partie du décor, intégré dans la vie de tous les jours, qu’on n’y prête aucune attention. Il ne mérite pas que l’on en fasse un objet de recherche. Et pourtant, dès qu’on y prête attention, on s’aperçoit qu’il est omniprésent dans nos relations au monde et aux autres.» B. Blandin, La construction du social par les objets, 2002.

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Dans cette première partie, nous verrons dans quelles mesures le design peut être le vecteur de projets politiques et avoir in fine des répercus6


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sions sociétales tangibles. Effectivement, après quelques années à étudier le design, des questions se posent : le design permet-il réellement de changer les choses ? Et à quels niveaux ? Au lieu de faire du design ne ferait-on pas mieux de faire de la politique notre profession ? Les produits ont-ils autant d’influence sur la manière dont nous vivons que la politique politicienne ? Ainsi, bien souvent la logique sous-jacente est qu’intervenir depuis l’intérieur du système de création des objets est un moyen efficace et concret de faire changer les choses. Admettons... mais changer quoi, pour qui, comment, dans quel sens, à quelle échelle, avec quelles concessions, avec qui, à quel prix et pourquoi ? Toutes ces questions semblent incontournables pour un designer doué d’un minimum de conscience et d’honnêteté. De plus, si la naïveté dans nos professions est «belle», elle semble avant tout dangereuse ; les meilleures intentions peuvent donner les pires résultats. En effet, un des grands défis du monde moderne […] est la maîtrise de la complexité. Comment mieux la comprendre et agir sur elle avec plus d’efficacité ? Nous voici de nouveau confrontés à un inson7


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dable infini, le troisième : l’infiniment complexe. Après l’infiniment grand et l’infiniment petit qui fondèrent la science moderne suite au questionnement incessant des savants et des philosophes, l’infiniment complexe influence directement nos actions et notre vision du rôle de l’homme dans le monde *. Pour un designer, impliqué à l’intérieur du processus de création d’un produit, réfléchir également en dehors de la phase «traditionnelle» du design, c’est-à-dire s’intéresser à l’avant (que produire, pourquoi...), à l’après (distribution, conséquences...) et penser le produit comme élément d’un système complexe semblent être des préalables essentiels pour réussir à diriger l’action du design et en maîtriser a minima le sens et la portée.

De la politique Revenons sur le mot politique, en remontant à ses origines grecques. Cette précision semble nécessaire afin de bien en comprendre le sens ————————————— * Joël de Rosnay, L’Homme symbiotique, 1995.

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original, le contexte dans lequel ce concept est apparu. On ne peut d’ailleurs pas parler «politique» sans la langue grecque : «tyrannie», «monarchie», «oligarchie», «aristocratie», «ploutocratie», «démocratie»…, tout notre vocabulaire politique en est issu ; et d’abord le mot politique lui-même *. Ainsi, l’idée de politique apparaît à un moment donné de l’histoire grecque où se sont croisés deux événements, un mode de vivre ensemble libre et nouveau  – la polis –  et un mode de penser basé sur le libre examen et l’interrogation des fondements de toutes choses  – la philosophia. La politique, fruit de ce croisement est donc la pratique de la polis devenue consciente d’elle-même **. Une société se définit alors comme une association d’individus, organisée en vue de l’intérêt général. La vie en société est une des caractéristiques fondamentales de l’Homme. Êtres de culture, nous réorganisons notre vie et nos rapports avec nos congénères selon la vision que nous portons sur le monde. Ainsi, l’Homme ne s’est jamais contenté de la Nature telle quelle, mais a ————————————— * Francis Wolff, Aristote et la politique, 1991. ** Ibid.

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toujours cherché à l’apprivoiser, la détourner, la dépasser afin de la rendre plus confortable, plus désirable, plus appréciable et plus profitable. À partir du moment où l’Homme est capable d’appréhender la manière dont il vit politiquement, de s’en distancier au point de la prendre pour objet  *, c’est penser qu’il pourrait ne pas vivre ainsi (et donc penser qu’il pourrait vivre autrement). Chaque société possède ses règles, ses codes, ses lois, ses institutions… qui définissent son orientation, et par là même, la manière dont elle fonctionne dans son milieu. La définition de ces lois et de ces règles en vigueur dans la société semble être le moyen le plus évident pour en influencer la vie et l’organisation. Cependant, la politique se définit de la manière la plus stricte comme tout ce qui touche à l’organisation de la cité, ce qui est une extension bien plus large que l’image communément admise de nos jours. Ainsi, aujourd’hui nous associons le mot politique à l’idée de campagne électorale, de partis politiques, de gouvernement ; il y aurait des hommes politiques et d’autres non, il ————————————— * Francis Wolff, Aristote et la politique, 1991.

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y aurait des moments politiques et pas d’autres, etc… Or, à l’origine, tout ce qui concerne la sphère de la vie publique, toutes les activités relatives à un monde commun sont politiques. Au sens le plus strict, une action politique n’est donc pas nécessairement liée à un parti politique. C’est cette définition que je retiendrai pour la suite de ce travail. Nonobstant le fait que nos sociétés actuelles sont totalement différentes des cités dans lesquelles vécurent Platon et Aristote, leurs réflexions peuvent encore largement nous aider à les appréhender. D’abord parce que derrière le mot politique se cachent des problématiques universelles : «pourquoi vivre ensemble» et «comment vivre ensemble». Ces questions sont intemporelles et se posent à toute société. Disons même que «comment vivre ensemble» paraît être une question particulièrement pertinente aujourd’hui lorsque l’on exerce le métier de concepteur de «produits» (au sens le plus large), tant ces derniers semblent s’immiscer dans nos relations aux autres et dans le fonctionnement de la société en général.

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Du potentiel politique des produits Nous utiliserons ici le terme de produit pour désigner tout ce qui résulte d’activités de création et de production appliquées à des logiques industrielles. Selon cette acceptation, la notion de produit ne se limite pas à celle d’objet matériel mais inclut également les services et autres formes de produits immatériels, sur lesquels nous reviendrons plus en détail dans la dernière partie. Au-delà de la sphère individuelle, l’impact des produits se mesure également au niveau sociétal, par leur dimension instrumentale, leur capacité à agir concrètement, ainsi que leur valeur symbolique qui en fait des «objets de sens», des langages capables d’exprimer et de susciter d’autres manières de vivre *. Avant la révolution industrielle, la conception d’un objet en particulier ne concernait effectivement que peu de monde, étant objet unique ou de petite série. Sa portée se limitait donc à son créateur et au cercle restreint de personnes qui en avait la connaissan————————————— * Karine Lenoir, En quête d’attitude(s), 2005.

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ce. Il est évident que le même objet, produit en grande série concernera un public beaucoup plus large. Ainsi, les produits, inscrits dans des processus industriels de plus ou moins grande envergure, voient leur impact politique, si petit soit-il, multiplié par l’ampleur de leur production et surtout de leur diffusion au sein de la société. Ils peuvent alors avoir des répercussions réelles, un véritable potentiel d’influence dont il convient de prendre conscience. «Nous faisons 40.000 cylindres, 10.000 moteurs, 40.000 roues, 20.000 essieux, 10.000 carrosseries, 10.000 pièces de chacune des parties de l’automobile, toutes exactement identiques.» Henry Ford, 1906.

Par exemple, la Ford T conçue en 1908 a une portée politique considérable, d’une part, au niveau du processus de fabrication, des méthodes de production et de leurs conséquences, et plus généralement sur le fonctionnement et l’orientation de la société dans son ensemble puisque c’est plus de 15 millions de Ford T qui seront diffusées dans l’espace public. 13


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Usine Ford de Detroit, 1919.

Les produits qui nous entourent et avec lesquels nous vivons peuvent avoir des influences sociales «directes» puisqu’ils sont les outils que nous utilisons pour habiter, créer, imaginer le monde et nos rapports aux autres, tant ils s’immiscent entre nous. Influence statutaire aussi, puisque les produits que nous possé14


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dons, que nous utilisons ou que nous désirons nous rattachent ou nous excluent de systèmes de valeurs qu’ils créent ou dans lesquels ils s’inscrivent. Influence aussi en terme d’impact écologique, économique ou même symbolique. Les produits sont en quelque sorte des «reflets sociétaux». Ils contribuent à façonner notre environnement selon une vision du monde que l’on a, ou à laquelle on adhère de manière plus ou moins consciente. Ils sont «actants», selon le terme de Bruno Latour,  d’un système de relations entre l’ego (moi), les autres et le monde.

Illustration d’après un schéma de Bernard Blandin, La construction du social par les objets, 2002

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Rares sont les interactions humaines ne faisant pas appel à une «technique» ou à son résultat opératoire, souvent produit ailleurs et dans un autre temps : un «artefact». Le produit est donc au centre de ce schéma, et en y regardant de plus près il peut être introduit comme le produit et producteur d’un réseau de relations sociales passées, présentes et futures *.

La cité ouvrière de Mulhouse vers 1890.

Chaque maisonnette de la Cité de Mulhouse disposait d’un jardin : les industriels à l’origine du projet se sont fondés sur le concept de l’ouvrier ran————————————— * B. Blandin, La construction du social par les objets, 2002.

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gé, économe, épargnant, ne fréquentant pas le cabaret et rentrant chez lui après le travail en bon père de famille. Le logement et le jardin étaient loués aux familles en accession à la propriété. Lavoirs, bains, restaurants ouvriers et boulangeries complétaient l’ensemble. Le tout formait un grand village ouvrier du type cité-jardin à l’intérieur de la ville de Mulhouse, qui forma la première réalisation sur le continent d’un quartier populaire programmé et réalisé dans une ville industrielle de pointe. Plus que cela, il annonçait et préfigurait les cités-jardins européennes de la fin du siècle. Le produit est d’une certaine manière du travail social réalisé ou fixé * qui contient sous forme «cristallisée» l’ensemble des processus sociaux dont il est issu. Percevoir ainsi un produit c’est réhabiliter le travail lié à sa production et à sa diffusion et en admettre l’influence politique à ce niveau. Ces relations sociales «cristallisées» sont décelables encore dans les conditions de diffusion du produit. Dans le cas où il y a vente, ce sont les conditions dans lesquelles le produit ————————————— * L’expression est de Karl Marx, 1865.

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est acheté, le rapport avec celui qui me l’a vendu, les conditions et le lieu de vente… Lorsque que l’on ne se situe plus dans une logique de vente, mais de service, cette notion de «rapport de force» est sans doute encore plus conséquente. Effectivement, si l’acte d’achat était ponctuel et de courte durée, dans une logique d’accès le rapport avec le prestataire est permanent et continu pendant toute la durée du contrat *. Tous ces paramètres conditionnent et définissent un ensemble de situations créant des interactions économiques et sociales. Au présent, c’est-à-dire au moment où j’utilise le produit, son influence sur mes relations au monde et aux autres semble être la plus évidente à percevoir ; d’autant plus lorsque l’on parle d’objets techniques contemporains (certains spécialistes parlent aujourd’hui des technologies «R», pour relationnelles) comme par exemple le téléphone mobile sur lequel de nombreuses études ont déjà été faites. Ces travaux montrent bien que le fait de pouvoir joindre une personne n’importe où implique une dissociation de la personne et du lieu plus for————————————— * Jeremy Rifkin, L’Âge de l’accès, 2000

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te qu’avec un téléphone fixe  – on n’appelle plus «quelque part» mais directement «quelqu’un» –  et que le fait d’être joignable partout tout le temps fait apparaître de nouveaux comportements. De plus, l’habitude fait que l’on peut devenir «dépendant» du réseau (déplacements, choix du lieu de vacances…), etc. Ces facteurs dans l’ensemble ont contribué à changer irrémédiablement la manière dont nous communiquons, travaillons et vivons ensemble. Enfin, l’influence sur la société d’un objet se conjugue aussi au futur. Effectivement que devient-il après ? C’est-à-dire lorsque je ne l’utilise pas, lorsqu’il arrive en fin de vie, lorsque je m’en débarrasse… La question de l’impact politique d’un produit dont s’esquisse ici les contours est si vaste et complexe qu’elle ferait l’objet d’une étude en soi, qui n’est pas notre sujet ici. Si nous avons abordé ce point, ce n’est que pour nourrir la réflexion du designer qui souhaite infléchir les conséquences politiques liées à l’exercice de son activité.

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L’influence du créateur industriel L’angle d’attaque sera ici celui d’un designer : identifier les paramètres manipulables pour anticiper les impacts socio-politiques d’un produit ou d’un service dès l’étape de sa conception, comprendre jusqu’à quel point ceux-ci sont prévisibles et avec quelle fiabilité. En effet, admettons tout de suite que les prévisions des spécialistes et des concepteurs du produit se trouvent très souvent contredites par les pratiques réelles, celles constatées chez les gens. Par conséquent, c’est avec une grande modestie que nous allons essayer de définir à quels niveaux le designer peut intervenir pour orienter les conséquences de son activité. Nous distinguerons pour cette dernière cinq grands niveaux d’intervention, l’innovation étant possible à chacun d’eux. Un premier axe concerne la définition du type de produit et des solutions à proposer pour répondre à telle ou telle demande, c’est la question : «que faire ?». Une fois ce choix fait, un deuxième niveau d’interrogation se situe autour la réalisation du produit. Le choix 20


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des techniques (dans le sens «procédés») est un paramètre crucial, c’est la question : «comment le faire ?». Chaque technique s’inscrit dans un processus social, économique et politique qui lui est propre. Par conséquent, il convient dès la conception du produit, de réfléchir aux lieux de production (personnes, emplacement géopolitique, transport, quantité, conditions de travail…), au degré de complexité de sa fabrication (gestuelle, savoir, savoir-faire…), au coût matériel et environnemental qu’il signifie (matières premières, énergie, nuisances …). Petite anecdote à ce propos, à l’occasion d’une visite dans une usine fabriquant des meubles en kit, j’avais remarqué qu’un nouveau modèle d’armoire intégrait un miroir de deux mètres de haut. La manipulation de celui-ci était trop délicate pour être faite par la machine disponible, car il était trop grand. Il y avait donc un ouvrier qui, toute la journée, faisait ce travail de manutention particulièrement dur physiquement… alors qu’un miroir mesurant vingt centimètres de moins serait passé sur la machine. Troisièmement, un produit suggère des usages, des attitudes, et modifie le comportement 21


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et les pratiques des gens qui s’y confrontent. Tout cela découle de choix à faire lors de sa conception et de l’éventail des possibilités que ses concepteurs décident d’y intégrer. On peut alors déceler un ensemble de paramètres manipulables par les concepteurs et qui sont influents sur les usages du produit et par conséquent sur la manière dont il s’immisce dans nos relations aux autres et à la société, ainsi le rapport du produit à l’utilisateur (ergonomie, interfaces, effets éventuels…), la posture requise par son utilisation (relations entre moi et les autres, entre moi et le monde…), les connaissances nécessaires (accessibilité, pré-requis, utilisation intuitive ou non…), le rapport au contexte et situations dans lesquelles il s’inscrit (nuisances, perturbations, améliorations…), les conditions indispensables à son utilisation (dépendances, autonomie, …), la valeur de l’usage par rapport à celle de la possession (dématérialisation, services, co-utilisations,…) posent la question : «vers quelles nouvelles pratiques ?». Quatrièmement, il y a l’ensemble des facteurs qui vont définir les conditions de diffusion et 22


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d’accès au produit (prix, contrat de services…), en résumé la question : «pour qui ?». Évidemment l’ensemble des points évoqués plus haut définissent déjà largement ce choix (une valise fabriquée par injection plastique en Chine ou cousue en cuir à la main en Italie relève de deux positionnements totalement différents). Toutefois, la définition des conditions de diffusion et d’accès au produit relève d’un processus beaucoup plus complexe. La marque sous laquelle il est commercialisé (identité, valeurs…), le choix de son prix ainsi que le système de distribution (diffusion, location, vente, lieux de vente, acte d’achat…) dans lequel il s’inscrit sont, là encore, des points déterminants. C’est sur ces points principalement que se déterminera qui va avoir accès à ce produit, paramètre important en terme de conséquences socio-politiques, comme nous l’avons vu précedemment. Cinquièmement, un dernier paramètre manipulable concerne le rapport entre la durée de vie et la durée d’usage du produit, on peut alors se demander : «à quels coûts ?» et simplement décider si «le jeu en vaut la chandelle». De plus, il existe une différence fondamentale entre fabri23


Le design comme moyen

quer des produits qui durent et faire durer les produits *. Dans cette optique, la possibilité d’extension et d’évolution du produit (adaptabilité, versatilité…), sa capacité à être détourné, approprié par son utilisateur (ouverture, personnalisation, modification…), sont des choix possibles de ses concepteurs. Réfléchir à la fin de vie du produit est aussi un levier de l’action politique de son concepteur. Trouver des solutions pour minimiser son impact à partir du moment où il n’est plus utilisé (valorisation, démontage, ré-utilisation totale ou partielle,…), ou continuer à garantir ses possibilités d’usage (entretien, compatibilité, pérennité…) lorsqu’il n’est plus diffusé par exemple, semble aujourd’hui être un objectif primordial. En résumé, au-delà des questions «traditionnellement» associées au design, concernant la formalisation du produit lui-même, un questionnement plus vaste est impératif.  Il porte sur un équilibre à trouver entre ces cinq points : «que faire, comment le faire, vers quelles nouvelles pratiques, pour qui et à quels coûts ?». ————————————— * Ed Van Hinte, Faire durer le jeu, texte paru dans le catalogue de l’exposition D.Day, le design aujourd’hui, 2005.

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Cette analyse en amont devrait permettre au designer de mieux mesurer son action et d’en valider la nécessité, ou du moins l’utilité. Il s’agit ici pour un designer d’acquérir un sens critique et une meilleure acuité sur les responsabilités inhérentes à la conception de produits dans une logique industrielle.

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Le design comme moyen

2 | L’émergence du monde industriel

«Les Temps Modernes», Charlie Chaplin, 1936.

«La question n’est plus celle de la relation entre l’homme et l’animal, qui a si longtemps préoccupé les philosophes et les théologiens, mais celle de la relation entre l’homme et la machine. Plus précisément, la question posée, plus que jamais d’actualité, est celle de la nature humaine.» Charles Mopsik, préface du livre God & Golem, 2000.

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L'émergence du monde industriel

Contre la tentation réactionnaire La première révolution industrielle prend son essor en Angleterre dès la fin XVIIIe siècle, avant de se diffuser sur le continent européen et aux États-Unis. En France, avec la Révolution de 1789, la bourgeoisie «industrieuse» prend le pouvoir face à une aristocratie tournée vers le passé. Par révolution industrielle il faut comprendre une modification radicale des modes de production et de consommation, liée à l’émergence et au développement de nouvelles «industries» *. Dans l’Angleterre des années 17801860, on constate une forte augmentation du taux de croissance rendue possible par le développement d’un nouveau système technique: mécanisation des industries textiles, machine à vapeur, sidérurgie au coke, chimie de la soude... affectant tout à la fois les produits et les procédés de fabrication. Avant ces bouleversements, la production d’objets était assurée par des artisans, qui par la pratique, faisaient évoluer et se transmet————————————— * François Caron, Les deux révolutions industrielles du XXe siècle, 1997.

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taient des savoir-faire traditionnels, hérités de génération en génération. Les mutations techniques précédemment évoquées remettent en question tous ces acquis. Au-delà même de la question de l’objet, c’est bien celle de l’acceptation  – ou non –  de la machine dont il est question. Depuis le début du XIXe siècle elle investit un nombre toujours croissant de domaines, devenant quasiment incontournable, il est impossible de l’ignorer, il faut se positionner. Pour des raisons historiques, c’est logiquement en Angleterre que sont jetées les premières bases du débat autour de la relation entre art, artisanat et industrie. La concentration croissante de l’industrie associée à l’utilisation des machines menace directement l’art appliqué, ou du moins l’oblige à un revirement. Ainsi, en cette première moitié du XIXe siècle, face à des fabricants industriels soucieux de rentabiliser leurs machines, sans souci ni de qualité ni d’élégance, et se bornant à mal copier les formes du passé, la tentation réactionnaire est bien réelle. La conception la plus influente à l’époque est certainement celle de John Ruskin et ses partisans, proposant l’éducation du peuple à 28


L'émergence du monde industriel

la «Beauté» par le rejet de la machine et le retour à une production artisanale, sur un modèle idéalisé du Moyen-Âge. Il s’agit d’un véritable engouement pour le passé, une passion pour l’architecture gothique, les cathédrales… Les usines, considérées comme source de laideur et de misère sont proscrites au profit du travail soigné de l’artisan. Le point de vue d’Henry Cole, basé sur la conviction d’un impossible retour en arrière, porte au contraire l’espoir d’une conciliation entre l’art et l’industrie, dans une volonté de compromis.

Le Crystal Palace conçu par Joseph Paxton pour l’exposition universelle de Londres en 1851.

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Le design comme moyen

Il y voit la possibilité de créer des formes nouvelles, d’utiliser des matériaux nouveaux… assortie d’une capacité à se propager dans l’environnement quotidien. Il fut d’ailleurs le principal organisateur de l’exposition universelle de Londres en 1851, à l’occasion de laquelle sera inauguré le Crystal palace. Il est intéressant de remarquer que la sélection des objets de l’exposition, bien qu’accordant de l’importance à l’innovation sur les processus de fabrication, fut d’inspiration largement historiciste. L’Angleterre fît honneur au style gothique, à travers une section appelée «Mediæval Court» et tandis que l’Italie présentait des pièces inspirées de la Renaissance du XVe siècle, la France mit en avant le style XVIe siècle et l’époque Louis XV. Toutefois, lors de cette même exposition la société Thonet présentait une gamme de sièges conçus à partir d’éléments en bois courbé, pur produit industriel. Ces modèles, dépourvus de tout ornement, étaient constitués de pièces numérotées que l’on venait assembler après transport, offrant ainsi les meilleures conditions pour la production de masse et l’exportation. 30


L'émergence du monde industriel

La chaise Thonet n°14 produite dès 1859 en est sûrement le meilleur exemple, une caisse d’environ 1m³ contenait 36 exemplaires démontés (chacun composé de cinq éléments en bois courbé et huit vis). Il s’en est vendu plus de 50 millions entre 1859 et 1930.

Chaises Thonet prêtes à l’expédition, 1865.

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L’essor de la civilisation de masse Au coeur de ces mutations se trouve l’application de la machine à vapeur aux procédés de production et le charbon, principal composant du système énergétique qui porta la première révolution industrielle. Et si au tout début du XXe siècle, malgré l’arrivée de l’électricité, son usage ne diminue pas  – au contraire –  c’est parce qu’il reste le principal combustible pour la produire. Effectivement, l’électricité n’est pas une source énergétique, elle ne se substitue donc ni à la force hydraulique, ni au charbon… ll s’agit d’une nouvelle manière d’utiliser l’énergie, derrière laquelle se profile une transformation radicale des modes de consommation, des processus de mécanisation industrielle, de fonctionnement des réseaux de transport, de communication et d’information ainsi que des technologies des matériaux. Globalement, l’introduction de l’électricité dans les processus de mécanisation amène à une véritable rupture, qui se réalise notamment grâce à un meilleur fractionnement de la force motrice, à la dispersion des équipements et la 32


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décentralisation des opérations individuelles. Ces changements, rendant les processus de fabrication plus précis, plus flexibles et bientôt plus puissants, permettent l’accomplissement des technologies issues du XIXe siècle et l’épanouissement de la production de masse sur la base de produits nouveaux.

Centrale électrique du quai Jemmapes à Paris, 1895.

Ce système technique précédemment évoqué est donc intrinsèquement lié à l’essor de la société de masse. Son émergence s’est faite en deux étapes, l’apparition de différentes composantes technologiques au sein de filières particulières, puis leur mise en cohérence globale, dans un tissage transversal, liant les technolo33


Le design comme moyen

gies disponibles à un moment donné. Ainsi, le besoin accru de main d’oeuvre lié au travail dans les usines a contribué à concentrer la population dans les villes. De ce fait, les problèmes liés à l’hygiène et au confort poussent le développement des innovations, pour la chimie (soude, ammoniaque, …), les réseaux urbains (eau, gaz, électricité…), la maîtrise de l’information devient un enjeu majeur, la mise au point de nouvelles manières de gérer et d’échanger des quantités massives de données devient primordiale (cartes perforées, machines à calculer, télécommunication, gestion du trafic ferroviaire, recensement…). De nouveaux procédés de fabrication du papier et de l’imprimé supportent l’épanouissement de la presse et de la culture typographique (mécanographie, machines rotatives, papier cellulosique…) les techniques de reproduction du son et de l’image qui se perfectionnent laissent deviner la superposition d’une culture nouvelle, celle de l’audiovisuel (photographie, phonographe, cinématographe…). Les années 1880-1914 ont fondé le XXe siècle. Les deux guerres mondiales qui ont marqué sa première moitié, ont temporairement 34


L'émergence du monde industriel

brisé cet élan de croissance et reposé la question du progrès, mais parallèlement elles ont largement contribué au développement technique et scientifique qui sera massivement adopté dans la société d’après-guerre. Avec la reconstruction européenne et le plan Marshall notamment, toute une population découvre l’American Way of Life, basée sur l’idée du bonheur matériel. Le but est clair, il faut relancer la consommation et aider les entreprises à vendre leur production industrielle. Beaucoup d’industrial designers américains parmi les plus connus, Norman Bel Geddes, Henry Dreyfuss, Walter Dorwin Teague, Dave Chapman ou encore Raymon Loewy se soumettent aux logiques de la mode et du renouvellement stylistique exigé par leurs clients. «Ce qui est bon pour le commerce est bon pour la société» dit-on , les équipes de publicité, de management et de marketing alimentent et conditionnent le travail de ces designers industriels. Ces derniers se voient rapidement contraints de se conformer à des exigences techniques et commerciales, dont la règle générale est de satisfaire le plus grand nombre tout en jouant de 35


Le design comme moyen

manière économiquement habile sur l’obsolescence programmée des produits *. Concrétement cela se traduit par du styling, c’est à dire des transformations régulières intervenant sur le décor du produit.

Publicité pour la Ford Victoria V8, 1956.

————————————— * Raymond Guidot, Histoire du design, 1994.

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L'émergence du monde industriel

Un progrès humain et responsable Pour développer cette partie, nous appuierons notre propos sur deux personnages  – William Morris et Norbert Wiener –  issus de deux époques et de deux pays bien distincts, mais dont les pensées me semblent avoir assez de points de convergence pour les rapprocher ici. Tous deux, en ayant une réflexion approfondie sur les relations entre l’Homme et la machine, ont soulevé des questions d’ordre éthique. William Morris peut être considéré comme un des pères du mouvement de rénovation des arts appliqués en Europe à partir de 1890. Il est, avec John Ruskin, un des membres fondateurs du mouvement Arts & Crafts. Cependant, bien qu’il déplore la médiocrité de la production de masse de l’époque et partage avec lui le désir d’amélioration de la qualité de la vie des ouvriers, le positionnement de William Morris n’est pas totalement assimilable à celui de John Ruskin. En effet, il ne rejette pas la machine, mais il ne l’admet que dominée par l’Homme. Ainsi pour lui, si la répétition infinie de modèles semblables ne participe pas au progrès, 37


Le design comme moyen

l’aide qu’elle peut apporter, en favorisant les conditions de travail de l’artisan notamment, sert la création d’objets originaux. William Morris, bien qu’influencé par John Ruskin, ne propose pas non plus de retour à une organisation économique du Moyen-Âge. Il rompt, au contraire, avec une vision idéalisée du passé, pour s’intégrer résolument au présent et regarder vers l’avenir , en somme il ne nie pas l’âge industriel. Son oeuvre a largement contribué à changer la manière de considérer les arts décoratifs ; par la fusion idéale de l’artiste et de l’artisan il entrevoit la possibilité de mettre la «Beauté» dans le quotidien de tout un chacun. Sa vision s’élève contre la scission existante entre le «grand Art» et les arts décoratifs, considérés comme un refuge pour artistes ratés. L’idéal, qui ne le quittera pas jusqu’à sa mort, est celui de rehausser l’artisan au rang d’artiste, ou, inversement, d’apprendre à l’artiste à renouer avec tout le savoir de l’artisan. Il ne se contente pas de lutter pour que l’art soit présent dans la vie quotidienne, mais souhaite également changer le sort des travailleurs. En luttant contre la pau38


L'émergence du monde industriel

vreté de la production industrielle, il rencontre le socialisme. William Morris fut l’un des rares créateurs, en effet, à réfléchir sur le développement de la culture matérielle dans sa relation avec l’ensemble de la production sociale. Il fut le premier à penser comme une synthèse la conception intellectuelle des éléments de notre environnement, leur fabrication dans des ateliers, et leur proposition au public. Invention, production, consommation : de l’interdépendance entre ces trois phases, il a tiré toute son action, professionnelle et sociale *. Avec l’émergence du monde industriel, on voit effectivement apparaître de nouvelles tâches dans les domaines de la conception, de la fabrication et de la maintenance des produits, mais aussi de nouvelles organisations du travail et des entreprises. La rationnalisation de la production de masse, qui tend à dissocier la définition des modes opératoires de leur exécution, est la cause fondamentale de la prolétarisation des ouvriers. Effectivement, ayant perdu l’accès au savoir qui définit les conditions d’exécution leur pratique, les «exécutants» sont condamnés ————————————— * Lionel Richard, Encyclopédie du Bauhaus, 1985.

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Le design comme moyen

à vendre une force de travail précarisée et facilement interchangeable. Ces bouleversements introduisent des mutations sociales, avec lesquelles se dessine la suprématie de l’ingénierie. Mais cette scission nouvelle entre le savoir et la pratique met également en exergue la responsabilité grandissante de l’ingénieur, du scientifique et, plus tard, du designer et autres créateurs industriels. Or, peu de scientifiques ont aussi bien affirmé la responsabilité sociale et politique du «savant» que Norbert Wiener. Ce dernier, par une prise de conscience globale et un positionnement plaçant les valeurs morales et l’éthique au coeur de son travail, n’a eu de cesse de s’adresser au public pour discuter sous un angle critique des conséquences sociales des techniques et des sciences. Norbert Wiener est le plus souvent présenté comme un mathématicien américain. Il est surtout connu en France comme étant le fondateur de la cybernétique, un mouvement scientifique très largement interdisciplinaire et source d’une nouvelle école de pensée. Le terme «cybernétique» vient du grec kubernesis qui signifie au sens propre l’action de manoeuvrer 40


L'émergence du monde industriel

Norbert Wiener (Columbia, 1894 - Stockholm, 1964).

un bateau. Autour de lui s’élaborent les fondements de l’informatique et de l’intelligence artificielle. Son travail a une grande influence dans des domaines scientifiques variés tel que les mathématiques, la physique des fluides, la mécanique quantique, la neuropsychologie ou encore les prothèses artificielles… Norbert Wiener était par ailleurs un pacifiste convaincu, qui, avant même la fin de la seconde guerre mondiale a tenté, sans succès, de rompre les liens qui unissaient le monde scientifique et l’institution militaire. Il refusa, par exemple de participer au Projet Manhattan (projet de développement de la bombe nucléaire). Dans un article manifeste, il écrira : «l’échange d’idées, qui est une des grandes traditions de la science doit certainement se faire dans certaines limites lorsque le scientifique devient l’arbitre de la 41


Le design comme moyen

vie et la mort […] J’ai bien conscience d’agir ainsi en censeur de mes propres idées… mais je n’ai pas l’intention de publier à l’avenir quelque travail que ce soit susceptible de causer des dégâts s’il tombe dans les mains de militaires irresponsables». * Par son positionnement éthique il remet en question, de l’intérieur, le rôle des deux piliers de notre monde moderne que sont la science et la technique, dont il requestionne la finalité, en rappelant le savant et l’ingénieur à leurs responsabilités sociales. La question qui est donc au centre de la réflexion de Norbert Wiener est celle de la socialisation de l’innovation. Or, bien souvent celleci est monopolisée par les lois du marché, qui ont déjà révélé un certain nombre d’insuffisances, d’inégalités et de retombées négatives accompagnant leur mise au service des populations. Dans son ouvrage Cybernetics and society, il écrit que nous devons découvrir quelques mécanismes à l’aide desquels une invention d’intérêt public pourra être effectivement consacrée au public **. ————————————— * Norbert Wiener, A scientist rebels, 1947. ** Norbert Wiener, Cybernétique et société : l’usage humain des êtres humains, 1950.

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L'émergence du monde industriel

Pour Norbert Wiener, le détournement de l’innovation et des pouvoirs de l’ère de la machine au profit de fins vénales ou égoïstes constitue l’équivalent moral de la sorcellerie ou de la simonie *. Il est donc convaincu qu’un certain nombre de régulations sont indispensables pour socialiser l’innovation scientifique et technique et qu’une invention ne doit pas seulement être considérée comme la possibilité d’inventer quelque chose, mais que son type d’utilisation potentielle et réelle dans un contexte humain doit aussi être pris en compte **. Cette dernière remarque est, à mon sens, une définition pertinente du rôle du designer, comme un acteur de l’innovation qui ne se situe ni dans une science pure et désincarnée, ni dans un asservissement aux logiques de production industrielle, telle que nous les avons déjà évoquées. On doit ainsi se méfier des adorateurs de gadgets *** qui, même inconsciemment, ali————————————— * Norbert Wiener, God & Golem Inc., 1964 (la simonie est le péché que la Bible impute à Simon le Mage faisant des tractations avec Saint-Paul pour obtenir le pouvoir de faire des miracles). ** Ibid. *** L’expression est de Norbert Wiener, ibid.

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Le design comme moyen

mentent un système ayant pour seul but la seule recherche du profit, reposant sur une forme d’admiration de la machine. Et pourtant cette fascination technique est compréhensible jusqu’à un certain point, tant elle permet à l’Homme de s’affranchir des limites de vitesse et de précision qui lui sont imposées. Aussi longtemps que des automates seront conçus, que ce soit en métal ou seulement en principe, l’étude de leur fabrication et de leur théorie demeurera une phase légitime de la curiosité humaine * . Cependant, Norbert Wiener voit un autre mobile, plus difficile à cerner et peut-être plus profond, qui se dessine derrière cette fascination. Il s’agit du désir d’éviter toute responsabilité personnelle face à une décision dangereuse ou désastreuse, en déplaçant cette responsabilité ailleurs : sur le hasard, sur les supérieurs hiérarchiques et leurs directives indiscutables, ou bien sur un appareil mécanique que l’on ne peut pleinement comprendre, mais qui manifeste une objectivité présumée **. La question qui apparaît ici est donc bien celle du rapport à la machine, perçue comme un prolon————————————— * Norbert Wiener, God & Golem Inc., 1964. ** Ibid.

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L'émergence du monde industriel

gement de l’humain, et celle-ci, dans tous les cas ne fait que refléter les finalités des êtres humains. Si la machine devient un instrument d’oppression, c’est que derrière elle se tiennent embusqués des oppresseurs, des imbéciles ou des irresponsables. Si un jour les machines gouvernent les hommes, ce ne seront pas les machines qui auront pris le pouvoir, mais l’homme qui se sera abandonné aux machines *. L’un des problèmes majeurs auxquels nous confronte le monde industriel est donc l’articulation de la machine avec l’Homme. Il s’agit de chercher la meilleure politique à adopter lorsque des hommes doivent travailler avec des machines, à la réalisation de projets dont la finalité humaine devrait être clairement formulée. Pour cela, il convient de bien identifier ces deux entités et d’assigner des tâches et un rôle bien précis à chacune d’elle. Cette attitude ne sera ni celle des chantres d’une modernité aveugle, ni celle des réactionnaires, qui considèrent d’avance que toute alliance avec la machine est dégradante pour l’Homme. ————————————— * Guy Lacroix, Norbert Wiener : cybernétique et société ou les déboires d’une pensée subversive, 1993.

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Le design comme moyen

3 | Le Bauhaus, un cas d’école Ces problématiques, que nous venons d’évoquer, notamment celle de l’acceptation  – ou non –  de «la machine» et plus précisément sa capacité à être utilisée dans des projets à finalité humaine, sont au coeur des débats qui, au débur du XXe siècle ont donné naissance au Bauhaus. Ainsi, malgré des débuts difficiles et le caractère parfois ambigu qui marque sa première phase, cette école naît dans une volonté préalable de conciliation avec l’outil industriel, estimé incontournable. Pour saisir toute la mesure de ce positionnement, il faut replacer ces questions dans le contexte du monde industriel de la fin du XIXe siècle et début du XXe  – sinistre, pénible et violent. Effectivement, face à la médiocrité de l’immense majorité de la production industrielle, les conditions de travail désastreuses des usines et les horreurs de la première guerre mondiale, on peut comprendre les oppositions ou les réticences existantes envers l’industrie. Pourtant, cette posture, portée par la volonté de mettre la puissance de l’outil industriel au 46


Le Bauhaus, un cas d'école

Gustave Doré, Over London by rail, 1870.

service de l’Homme est un élément fondamental du projet initial du Bauhaus, généralement considéré comme la première véritable expérience de design. Si la partie suivante reviendra de manière assez détaillée sur la riche expérience du Bauhaus, c’est parce qu’il semble qu’en l’espace concentré d’une vingtaine d’années se dessinent trois grandes postures qui sont trois orientations bien distinctes pour le design. Ces expériences paraissent pertinentes pour nourrir une réflexion sur le design aujourd’hui, car elles sont 47


Le design comme moyen

transposables, au moins dans leurs grandes lignes, à un contexte contemporain où certains antagonismes se sont reformulés. Comme le faisait justement remarquer Pierre-Damien Huyghe, les pôles d’une tension ne sont jamais tout à fait satisfaits de la place qui leur est faite *. Le design se trouve dans une situation de tension permanente qui se ressent particulièrement d’ailleurs dans les écoles et autres lieux où l’on pense le design dans la multiplicité possible de ses enseignements et de ses pratiques.

————————————— * Pierre-Damien Huyghe, extrait d’un texte intitulé Découvrir les inventions, Ensci et ENSTP, 2006.

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Le Bauhaus, un cas d'école

Une Maison pour la construction Fondé sur l’inversion du mot Hausbau signifiant la construction de maison, le mot Bauhaus inventé par l’architecte Walter Gropius en 1919, est à comprendre littéralement comme une «Maison pour la construction». Walter Gropius fût proposé par Henry van de Velde pour lui succéder à la direction de l’école des arts et métiers de Weimar en 1915. Cependant, les négociations pour faire venir Gropius à Weimar n’aboutiront pas en raison, notamment, de l’opposition de la Chambre des métiers, qui s’oppose officiellement en 1916 à son programme, jugé inacceptable pour les artisans… Weimar est une petite ville de province, comptant 40 000 habitants. Dans la lignée de Goethe, Schiller ou encore Liszt, c’est une ville attachée à sa réputation et à ses traditions. L’artisanat y joue un rôle central, les réactions corporatistes auxquelles s’est trouvé confronté Walter Gropius découlent de la méfiance qu’il s’est attiré de la communauté des artisans. C’est d’abord un bruit qui court, l’arrivée d’un fiacre avec trois voyageurs : un couple et sa fille. La 49


Le design comme moyen

dame est de Vienne. Et la voiture se rend de telle personnalité à tel atelier de peintre. On entend des mots jamais entendus, des mots qui viennent de Berlin  – réforme pédagogique, Werkbund, Conseil de travail pour l’art…* Après la guerre, les forces qui ont conduit ces négociations à l’échec n’ont pas disparu de Weimar. Toutefois deux facteurs nouveaux vont finalement permettre la venue de Walter Gropius et la naissance du Bauhaus en 1919. Il y a d’abord le contexte politique mouvementé de l’après guerre, l’agitation révolutionnaire des années 1918-1919 qui fait craquer toutes les structures anciennes et la formation d’un fort courant intellectuel en faveur de changements radicaux dans tous les domaines de la culture. Cette nécessité de changement est dorénavant admise à Weimar, sinon les écoles de beaux-arts ne seront bientôt plus qu’un réservoir de chômeurs **.

————————————— * Lionel Richard, Encyclopédie du Bauhaus, 1985. ** Walter Gropius cité par lionel Richard, Ibid.

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Le Bauhaus, un cas d'école

Les trois phases du Bauhaus Si la naissance du Bauhaus à Weimar fût difficile, les efforts nécessaires pour maintenir son existence et son fonctionnement relevèrent d’une lutte quotidienne. Le Bauhaus d’État de Weimar, dont prend la direction Walter Gro-

Karl Peter Röhl, emblème du Bauhaus de Weimar, 1919.

pius en avril 1919, résulte de la fusion de l’école des beaux-arts avec la défunte école des arts et métiers. 51


Le design comme moyen

Dans ce contexte instable, manque de moyens, scissions internes, etc…, le programme initial était purement et simplement inapplicable, l’enseignement est fragmentaire, les méthodes sont contradictoires et les résultats apparaissent presque nuls. Malgré l’insistance de Gropius sur l’orientation que doit prendre l’école, le lien ne se tisse pas entre les «maîtres de forme», venant pour la plupart de l’ancienne école des beaux-arts et les «maîtres de métier» garantissant l’aspect technique. Début 1920, le Bauhaus est dans un véritable cul-de-sac. Cherchant appui auprès du président du Werkbund, Hans Poelzig, Gropius se rend compte que la rupture avec «le vieil académisme» est inévitable. Celui-ci lui dira : «Nous aboutirons donc ici bientôt à une scission, et nous y poussons nous-mêmes». Pour cause, le divorce avec l’école des beaux-arts est effectif en septembre 1920, lorsqu’est ré-ouverte l’école des Beaux-Arts, appelée désormais «École supérieure d’art plastique». Malgré ce nouveau souffle, malgré la mise en place d’un système de vente de la production du Bauhaus et malgré l’amélioration des condi52


Le Bauhaus, un cas d'école

tions de vie de la communauté des étudiants les ateliers restent largement improductifs ou livrent une production semblable à celle des artisans d’art… Il est vrai que la position ambiguë de Walter Gropius par rapport à l’artisanat pèsera sur l’orientation de l’école jusqu’à son déménagement à Dessau. Après la boucherie récente de la guerre, la tendance à se détourner de la civilisation industrielle est plutôt répandue. La machine est violemment dénoncée, au profit de l’artisanat représentant l’âge d’or du travail non-aliéné. Walter Gropius lui-même a été incorporé dans l’armée, sous lieutenant de cavalerie, il sera blessé dans la bataille de la Somme en 1916, et décoré. Mais, a-t-il vraiment cru à l’artisanat, lui qui le jugeait dépassé avant la guerre, lui qui prônait l’alliance productive entre l’artiste et l’industrie, s’est-il renié, a-t-il fait des concessions ? Jusqu’au début de 1922 tout porte à le croire, le travail dans les ateliers est très largement basé sur le travail à la main avec un outillage artisanal (tour de potier, forge, métier à tisser…) et comme dans les corporations du Moyen-Âge, les grades sont délivrés par des maîtres artisans… 53


Le design comme moyen

Toutefois, dès 1921 une opposition constructiviste attaque l’orientation prise jusque là par le Bauhaus. Notamment sous l’influence, indirecte, de Theo van Doesburg, éditeur de la revue De Stijl très attentif aux courants d’avant-garde en Europe. À son grand regret, il n’intégrera jamais le Bauhaus mais, de l’extérieur (il s’installe à Weimar de 1921 à 1923), Il contribuera assez largement à accentuer le débat interne et les contradictions qui secouent le Bauhaus. En octobre 1922, face à l’agitation croissante Walter Gropius distingue deux manières de travailler pour le Bauhaus : l’une, romantique, aboutit à des objets peut-être précieux, mais qui n’ont rien à voir avec les exigences de la vie actuelle ; l’autre, issue de la vie actuelle, a pour résultat une forme fonctionnelle, un objet utile *. L’orientation qui se dessine a pour conséquence le départ du très influent Johannes Iten, remplacé par Laszlo Moholy-Nagy, proche du constructivisme, dont la mission est d’aider à franchir le pas vers la technique, la machine et le fonctionnalisme. Ce dernier, avait déjà publié son ————————————— * Walter Gropius, cité par Lionel Richard, Encyclopédie du Bauhaus, 1985.

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Le Bauhaus, un cas d'école

travail dans les pages de la revue Ma, éditée par son compatriote hongrois Lajos Kassak depuis 1920, remplies de compositions géométriques, photographies d’objets de fabrication industrielle, de reproductions de roues dentées, de machines… Des images de pylônes électriques, de silos, et d’usines s’entremêlent avec des tableaux et des réalisations architecturales. Lajos Kassak chante la force invincible de l’homme, les gratte-ciel de New-York, les viaducs avalant les montagnes, les locomotives traversant à toute allure les prairies, les ponts planant au-dessus des eaux, les appareils à radiographier auxquels s’ouvrent les entrailles humaines *, convaincu que l’époque est celle de l’esprit constructif. Ainsi à partir de 1923, les matières scientifiques, physique, mathématiques et chimie, intègrent l’enseignement de base au Bauhaus, les travaux d’artistes comme Lissitzky ou Malevitch font écho à des visites d’usines. MoholyNagy partage l’enthousiasme pour la technique, la machine aussi bien dans son détournement à des fins artistiques que dans la vie quotidienne. ————————————— * Lajos Kassak, préface du Livre des artistes nouveaux, 1922, cité par Lionel Richard.

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Le design comme moyen

De plus, convaincu que «la technique ne doit jamais devenir une fin, mais constamment un moyen», il rejoint pleinement Walter Gropius, resté attaché toute sa vie à des valeurs humanistes. La transformation du Bauhaus peut donc s’amorcer et l’orienter vers son projet initial. L’usage des ateliers de travail évolue de l’exécution artisanale de pièces uniques vers la conception de prototypes pour l’industrie. La pénurie d’objets simples et fonctionnels était telle à l’époque, que même de jeunes apprentis arrivaient à vendre des brevets de leur production (cendriers, théières, …). En 1923, une grande exposition révèle enfin au public la véritable orientation du Bauhaus ainsi que les travaux réalisés dans ses ateliers. Il fallait apporter la preuve que le Bauhaus est viable et l’exposition reçut un écho considérable sur le plan national et même international. Mais au moment même où le Bauhaus devient productif et suscite un intérêt croissant, les forces antidémocratiques se répandent, et avec elles des attaques de plus en plus nombreuses envers lui. Les nationalistes lui reprochent entre autres, le peu de profit généré au regard des in56


Le Bauhaus, un cas d'école

Oskar Schlemmer, second emblème du Bauhaus, 1923.

vestissements, des tendances clairement «expressionnisto-communistes», une production «dégénérée»… La propagande s’organise contre le Bauhaus, et va s’amplifier en février 1924 lorsque les forces de droite et d’extrême droite remportèrent les élections. Gropius cherche des solutions pour rendre l’école économiquement indépendante, mais rencontre l’opposition du gouvernement qui s’arrange pour que tout échoue. Le Bauhaus est contraint de né57


Le design comme moyen

gocier son orientation, le pouvoir en place désirant le transformer en une école d’art appliqué plus conventionnelle. Walter Gropius et le conseil des maîtres rompent les négociations, et décident, avec la solidarité du Bauhaus tout entier (élèves compris), de dissoudre l’école en avril 1925. Une école d’artisanat et d’architecture va lui succéder à Weimar, et portera encore son nom jusqu’au transfert du Bauhaus à Dessau. En effet, Walter Gropius, ayant compris dès septembre 1924, que le Bauhaus était condamné à Weimar avait déjà commencé à chercher d’autres villes pour l’accueillir, telles que Mannheim, Francfort ou Dessau. C’est la petite ville de Dessau qui semble la plus appropriée, son maire social-démocrate bénéficie de crédits de la mairie associés à un soutien des industriels locaux. Dessau est une ville ouvrière de 70 000 habitants, dont l’activité se répartit principalement entre la construction mécanique, l’industrie chimique (IG Farben) et la nouvelle industrie aéronautique (Junkers). Walter Gropius conçoit lui-même le projet de construction des bâtiments du Bauhaus, projet qu’il présente 58


Le Bauhaus, un cas d'école

Le Bauhaus à Dessau, vue sud du bâtiment pricipal.

en mars 1925 au conseil municipal et dont la construction sera terminée en septembre 1926. Le Bauhaus est désormais clairement divisé en deux activités, l’enseignement et la production. La réalisation d’une société commerciale, qui n’avait pu réussir à Weimar est mise sur pied dès la rentrée d’octobre 1926. L’école jouit de statuts plus clairs, d’une organisation plus rigoureuse ; la reprise en main initiée avec l’exposition de 1923 s’accomplit pleinement à Dessau. Le Bauhaus s’oriente résolument vers un laboratoire de recherche. En 1926, le contexte redevenant favorable à la construction (sta59


Le design comme moyen

bilisation économique, crise du logement…), apparaît un véritable enseignement d’architecture au Bauhaus. Sur proposition de Walter Gropius, Hannes Meyer accepte d’en prendre la charge. Tout s’est donc peu à peu mis en place, lorsqu’en 1928, Walter Gropius annonce sa démission, le Bauhaus étant consolidé, il décide de consacrer dorénavant toutes ses forces à son travail d’architecte, proposant Hannes Meyer à sa succession comme directeur. Hannes Meyer prend donc ses fonctions en avril 1928, et va entamer une réforme profonde du Bauhaus. Déplorant le manque de relations entre l’école et la vie extérieure et invitant à s’interroger sur le sens du travail à réaliser, il initie une démarche contraire à celle effectuée jusque là. Si les démarches initiées par Walter Gropius pour que le Bauhaus ne devienne pas une «île d’extravagants» étaient dans un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur, celles de Hannes Meyer vont de l’extérieur vers l’intérieur. Il donne à la notion de «construction» un sens humaniste et social, il considère l’acte de construire comme «servir le peuple». L’ensemble de la société doit 60


Le Bauhaus, un cas d'école

être analysée avec du recul pour pouvoir exercer sur elle une action valable. Ainsi, pour lui, on ne peut fabriquer des meubles standards pour des logements ouvriers sans notions d’économie sociale. Il considèrait que «l’art étranglait la vie» : on était persuadé d’avoir fabriqué des meubles fonctionnels parce que leur forme avait été simplifiée ! * Dans les ateliers, les étudiants se trouvent confrontés à des situations réelles, et non plus imaginaires. Beaucoup de projets sont réalisés sur de véritables commandes, les étudiants sont pris au sérieux, participent aux chantiers et se voient confier des responsabilités. Un autre niveau de fonctionnalisme se dessine ici, le problème n’est plus tant la recherche de la forme adaptée à la fonction de l’objet que la fonction de celui-ci dans la société où il est produit. Pour Hannes Meyer les formes sont déterminées par les besoins sociaux et, ce qui lui semble être un outil incontournable pour y répondre dans une société industrielle, la science. «Le Bauhaus de Dessau n’est pas un phéno————————————— * Hannes Meyer, cité par Lionel Richard, Encyclopédie du Bauhaus, 1985.

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Le design comme moyen

mène artistique mais un phénomène social. En tant que concepteur de formes, nous avons une activité qui est conditionnée par la société, et c’est la société qui prescrit le cercle de nos tâches», dira Hannes Meyer en 1929. Conséquence de cette prise de conscience, et en dépit du fait que toute activité politique est interdite dans l’école, les étudiants du Bauhaus se politisent. Hannes Meyer se voit contraint de dissoudre une cellule d’étudiants communistes, ce qui ne suffit pas à calmer l’agitation politique interne du Bauhaus qui, de plus en plus, concentre sur lui les attaques des nationalistes et des nazis. Kandinsky, alors professeur, ressent fortement ce mouvement de politisation du Bauhaus lui-même, synonyme pour lui d’un grand danger. Hannes Meyer est brutalement congédié en août 1930. Bien que pour certains son licenciement, vécu comme une «liquidation par derrière», fût perçu comme un symptôme de progression du fascisme, les professeurs et enseignants adoptèrent unanimement la nomination de Mies van der Rohe comme nouveau directeur, il fallait avant tout que le Bauhaus continue. 62


Le Bauhaus, un cas d'école

Mies van der Rohe est déjà considéré comme un architecte prestigieux, et fut vice-président du Werkbund en 1926. Cependant, à la différence de Walter Gropius et Hannes Meyer, il arrive à la tête du Bauhaus, sans réel projet, mais avec la mission principale d’éviter que l’établissement ne provoque de remous ! Ainsi procède-t-il à bon nombre d’expulsions d’étudiants, souvent proches de Hannes Meyer, et tente-t-il de conformer l’établissement de manière autoritaire pour empêcher sa fermeture par les nazis. Le Bauhaus connaît sous sa direction une période terne et résolument techniciste. L’une des raisons sans doute est que, Mies van der Rohe, en cassant la vie collective du Bauhaus a rompu la méthode pédagogique qui y avait cours, basée sur l’acquisition de connaissances par le biais d’expériences individuelles directes, pour imposer ses solutions, en invitant les élèves à imiter sa pratique. Par ailleurs, toutes ces concessions se sont révélées infructueuses, puisque le conseil municipal décide en 1932, sous l’influence des nazis, de fermer le Bauhaus. Ainsi l’éviction de Hannes Meyer, l’expulsion d’étudiants associées à 63


Le design comme moyen

une discipline draconienne ne l’ont pas maintenu en vie mais au contraire ont ouvert la voie à ses détracteurs. Les 168 étudiants que comptait alors le Bauhaus sont renvoyés, dans l’optique affichée de venir à bout «du bolchevisme culturel». Dans un dernier effort, Mies van der Rohe décide de poursuivre le Bauhaus à Berlin, en tant qu’établissement privé. Les cours reprennent donc en octobre 1932, mais ce Bauhaus de Berlin n’est qu’une mauvaise copie de celui de Dessau, qui survit grâce aux contrats gardés avec quelques grandes firmes. En 1933, l’arrivée des nazis au pouvoir, signe l’arrêt de mort du Bauhaus en Allemagne, il est fermé le 11 avril 1933 soupçonné de participer à la propagande communiste, 32 étudiants sont arrêtés et l’établissement est fermé jusqu’à nouvel ordre.

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Vers une éthique du design

4 | Vers une éthique du design Après cette parenthèse historique, il semble maintenant possible d’extraire un certain nombre d’éléments instructifs dans le cadre de notre réflexion. Bien que radicalement différente d’un retour sur des modèles idéalisés du passé  – que nous ne traiterons pas ici –  la première période du Bauhaus à Weimar se caractérise malgré tout par une forme de «conservatisme romantique», ayant plus d’affinités avec un travail à la manière des artisans qu’une véritable production industrielle. C’est ici la première posture que nous retiendrons, l’acceptation de l’industrie n’y est, pour ainsi dire, que dans la théorie. Elle ne se fait que sous la forme d’une «image fantasmée» du monde industriel, méconnu, tant le décalage avec la pratique et la production de l’école semble évident. Elle se caractérise par une attention principalement dirigée vers l’objet lui-même, valorisant l’idée d’une certaine préciosité, de savoir-faire manuel quitte à se couper de certaines réalités extérieures. Hannes Meyer n’aura 65


Le design comme moyen

d’ailleurs cesse de déplorer qu’au Bauhaus, les gens ne savent pas pourquoi ils travaillent, leur travail n’a pas encore de relation aussi étroite avec la vie extérieure que cela serait souhaitable *. Le deuxième grand positionnement que nous tirons de l’expérience du Bauhaus sera justement celui de l’orientation définie sous l’impulsion d’Hannes Meyer ; construire et concevoir des formes ne sont qu’une seule et même chose, et représentent un fait social **. D’abord, remarquons que par rapport à la posture précédente, la dynamique fondamentale se trouve ici inversée : le design va vers les gens et la société, non l’inverse. Cette posture permet de penser le produit comme partie d’un ensemble inséparable de son élaboration à sa production et jusqu’à sa diffusion, tel que l’avait déjà fait remarquer William Morris, en véritable pionnier. Par exemple, Hannes Meyer ne conçoit pas l’enseignement de l’architecture sans la connaissance du chantier. Ce positionnement repose également sur un autre point fondamental, celui de l’assimilation profon————————————— * Hannes Meyer, discours d’investiture, 1928. ** Hannes Meyer, cité par Lionel Richard, Encyclopédie du Bauhaus, 1985.

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Vers une éthique du design

de de la production industrielle mais constamment comme un moyen, dont la finalité reste la société et finalement l’Homme lui-même. La dernière phase du Bauhaus est «presque» identique à la précedente, l’outil industriel est parfaitement utilisé et assimilé, cependant il y a une différence cruciale, le projet humaniste et social sous-jacent n’existe plus. Cette troisième posture glisse alors vers la fascination technologique et elle se rapproche de la première dans le sens où les produits deviennent quasiment «auto-suffisants». Leur justification devient majoritairement eux-mêmes et le déterminisme technique prend le pas sur les finalités humaines qui étaient le sens même de la posture précédente. On l’aura compris, notre positionnement ici se rapproche de celui de Hannes Meyer, de Laszlo Moholy-Nagy ou encore de Walter Gropius. Partant de leurs conceptions, il semble possible de définir une véritable raison d’être pour le design aujourd’hui. Effectivement, la technologie et particulièrement les nouveaux outils informatiques dont nous disposons sont 67


Le design comme moyen

porteurs du meilleur comme du pire. Les outils dont nous disposons aujourd’hui, et à plus forte raison ceux que nous posséderons demain, ouvrent des perspectives sans précédent. Ils pourraient alléger l’humanité du poids des tâches les plus pénibles, diminuer le temps de travail, favoriser l’intelligence individuelle et collective, en bref, aider l’Homme à vivre mieux seul et avec les autres. Prenons le cas, par exemple, de l’automatisaton que Norbert Wiener annonce très tôt comme inéluctable, parce qu’elle est intrinsèquement liée à une logique de l’évolution propre aux machines et parce qu’elle est porteuse d’énormes gains de productivité. Si ces caractéristiques ne sont pas prises en compte socialement, celle-ci peut s’avérer catastrophique, en supprimant tous les emplois peu qualifiés, les tâches répétitives où le cerveau de l’homme en est réduit à un acte réflexe. — Pourquoi sont-ils si méprisants ? demanda Chloé. Ce n’est pas tellement bien de travailler… — On leur a dit que c’était bien, dit Colin. En général, on trouve ça bien. En fait, personne ne 68


Vers une éthique du design

le pense. On le fait par habitude et pour ne pas y penser, justement. — En tout cas, c’est idiot de faire un travail que des machines pourraient faire. — Il faut construire des machines, dit Colin. Qui le fera ? — Oh ! Évidemment, dit Chloé. Pour faire un œuf, il faut une poule, mais une fois qu’on a la poule, on peut avoir des tas d’œufs. Il vaut donc mieux commencer par la poule. — Il faudrait savoir, dit Colin, qui empêche de faire des machines. C’est le temps qui doit manquer. Les gens perdent leur temps à vivre, alors, il ne leur en reste plus pour travailler. — Ce n’est pas plutôt le contraire ? dit Chloé. — Non, dit Colin. S’ils avaient le temps de construire les machines, après ils n’auraient plus besoin de rien faire. Ce que je veux dire, c’est qu’ils travaillent pour vivre au lieu de travailler à construire des machine qui les feraient vivre sans travailler. — C’est compliqué, estima Chloé. * ————————————— * Boris Vian, L’écume des jours, 1946.

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Le design comme moyen

Si la société ne met pas en oeuvre un certain nombre réformes, ces outils peuvent être synonymes de graves déséquilibres et de troubles sociaux. Rendons à l’homme ce qui appartient à l’homme, et à l’ordinateur ce qui appartient à l’ordinateur. C’est ce qui semble la meilleure politique à adopter dans le cas où hommes et machines doivent travailler côte à côte dans des entreprises communes. * Ainsi la machine est incroyablement plus rapide, plus précise, plus puissante, plus constante et plus uniforme que l’Homme. Certes, mais justement un premier avantage de l’Homme, serait sa capacité à s’accommoder du flou, du vague et d’idées encore mal définies. Notre cerveau peut en effet travailler avec des matériaux que n’importe quel ordinateur d’aujourd’hui rejetterait comme étant informes : des poèmes, des romans, des oeuvres d’art. En fait, derrière cette question de la relation de l’homme avec la machine, bien au-delà de simples considérations techniques, la véritable interrogation qui se pose ici est celle de l’identité humaine. Et ce qui différencie fondamenta————————————— * Norbert Wiener, God & Golem, 1964.

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lement l’Homme de la machine, c’est l’éthique. L’éthique n’est pas un absolu, puisqu’elle évolue dans le temps, elle varie d’une société à une autre, d’un groupe social à un autre, mais elle reste néanmoins l’ultime repère pour l’individu. Elle est l’essence même de son humanité, son référentiel interne le plus intime * au sein duquel se concilie l’individuel et le collectif. Voilà pourquoi dans sa collaboration avec les machines  – c’est à dire dans la définition de systèmes hybrides tirant le meilleur profit des capacités humaines et technologiques –  l’Homme ne devra abandonner ni sa responsabilité, ni son éthique. Dans le cadre de procédures décisionnelles, l’Homme ne pourra jamais faire confiance à la machine sans avoir préalablement défini exactement ce qu’il veut et détaillé précisément tous les critères sur lesquels repose sa décision. Il est évident que les questions difficiles ne seront jamais résolues automatiquement par les machines et la technologie. Se laisser bercer par l’illusion que le progrès technique apportera des solutions à des interrogations hu————————————— * Guy Lacroix, Norbert Wiener : cybernétique et société ou les déboires d’une pensée subversive, 1993.

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Le design comme moyen

maines, sociales et politiques de fond est une attitude erronée. Au contraire, plus les progrès de la science et de l’ingénierie nous conférerons des outils puissants, aptes à satisfaire d’incroyables objectifs, plus ils nous mettront au défi de les appréhender et d’être capables de formuler des objectifs à finalité humaine. Non, l’avenir n’offre que peu d’espoir à ceux qui attendent de nos esclaves mécaniques l’avènement d’un monde où l’on pourra se passer de penser. Certes, ils nous aideront, mais en échange ils exigeront un prix très élevé au détriment de notre honnêteté et de notre intelligence. Le monde de l’avenir sera une lutte de plus en plus serrée contre les limites de notre intelligence, et non un hamac confortable dans lequel, paresseusement étendus, nous serons servis par nos esclaves mécaniques. * Les propos de Norbert Wiener sont plus que jamais d’actualité, et ces questions cruciales, portant sur l’éthique et la responsabilité devraient prendre une importance de plus en plus grande, notamment avec la convergence des ————————————— * Norbert Wiener, God & Golem, 1964.

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Vers une éthique du design

nanotechnologies et biotechnologies. Il semble nécessaire de prendre en compte ces réflexions pour définir la place et le rôle que l’on souhaite aujourd’hui donner au design dans le cycle de l’innovation. Par sa capacité à faire adopter humainement et socialement l’innovation à la société, il porte une responsabilité dans les processus d’accélération et de transformation du monde. Nous essaierons donc à présent de mieux discerner et appréhender les logiques de fonctionnement des nouvelles industries, en relation étroite avec les révolutions de l’information. Travailler à l’interprétation de ce monde d’aujourd’hui, se confronter à sa complexité croissante pour être capable de le mettre au service de l’Homme, de son bien-être, de son intelligence et de son bonheur sont des enjeux dignes, et sans doute urgents, dont le design devrait pleinement se saisir. Mais si ces enjeux, tels que nous venons de les esquisser, sont restés globalement inchangés depuis la première révolution industrielle, notre contexte économique et industriel contemporain est lui, par contre, complètement dif73


Le design comme moyen

férent de celui qui a vu naître le Bauhaus. Si la finalité reste la même, les méthodes et les moyens du design sont sans doute à repenser si l’on veut lui donner une véritable prise sur le monde d’aujourd’hui et demain.

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Partie seconde

Utopies appliquÊes  

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Introduction

Utopies appliquées, dans le sens «mises en pratique», peut sembler à première vue une expression absurde. En effet, si l’on considère qu’une utopie est ce qui appartient au domaine du rêve, de l’irréalisable, il est alors facile de l’opposer à la pratique, en tant qu’activité qui vise à appliquer une théorie ou qui recherche des résultats concrets, positifs. On qualifie «d’utopistes» des idées qui participent à la conception générale d’une société future idéale à construire mais bien souvent ces dernières sont jugées chimériques car ne tenant pas compte des réalités. Cependant, une utopie peut également être comprise comme un système de conceptions idéalistes des rapports entre l’homme et la société, qui assimile la réalité présente et travaille à sa modification. Cette ambivalence qui consiste à «garder les pieds sur terre tout en ayant la tête 77


Utopies appliquées

dans les étoiles»  offre probablement une bonne porte d’entrée pour comprendre comment s’est construite la société de l’information. Le monde de l’information, du numérique et des réseaux dans lequel nous vivons aujourd’hui repose largement sur des utopies, notamment celles du langage universel et du village global. Mais c’est précisément dans les modalités de transposition d’un idéal vers le réel que se portera notre attention. Dans cet entre-deux, on peut alors déceler un certain nombre d’éléments imprévus cristallisant de nouvelles possibilités et de nouvelles difficultés. Dans ces interstices, il semble possible de déceler des enjeux dont le design devrait se saisir. Cette posture implique donc une réflexion multiple, complexe, changeante et incertaine, celle d’une nouvelle modernité requestionnant tout à la fois des notions philosophiques, économiques et politiques.

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Le double fondement de la société de l'information

1 | Le double fondement de la société de l’information L’idée d’une société régie par l’information découle de la croyance absolue autour du nombre. Ce projet, qui se formalise au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, intronise les mathématiques comme modèle de raisonnement et de l’action utile *. Dès lors, un discours vrai sera basé sur des éléments chiffrables et mesurables, condition sine qua non dans la quête de perfectibilité et d’organisation des sociétés humaines.

Le culte du nombre «La vertu des chiffres est triple : les lire et les écrire ne demandent pas beaucoup de travail ; il est impossible de les déchiffrer ; et, dans certains cas, ils sont au-delà de tout soupçon.» * Un axe majeur d’application de la «science utile» sera très tôt la géopolitique. Ainsi, les probabilités dont les bases sont jetées par Pascal ————————————— * Francis Bacon, 1605.

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et Huyghens vers 1660, amènent vers une nouvelle forme d’objectivation de la société. Il existe désormais une manière d’orienter les choix politiques en cas d’incertitude, et un rôle social nouveau s’esquisse, celui de l’expert offrant un langage construit à usage des gouvernements *. La statistique apparaît littéralement comme la science de l’État (Staatswissenschaft), qui fournira un outil privilégié d’observation sociale, notamment à travers le recensement de la population, ses conditions de vie, l’inventaire des activités, des ressources commerciales et la représentation du territoire (cartographie, voies de communications, accès…). A ce titre, l’action de Vauban, ingénieur et conseiller de Louis XIV, est révélatrice de l’influence de la raison mathématique sur la gestion du territoire français. Ainsi, l’établissement des forteresses et le dessin des lignes de frontières découle d’un complexe calcul statistique préalable, incluant la connaissance exacte du terrain, des axes de transport, le chronométrage des temps de parcours et même des prévisions météorologiques  – dont il est considé————————————— * Alain Desrosières, La politique des grands nombres, 1993.

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Le double fondement de la société de l'information

ré comme l’un des pionniers. De plus, avec la conviction que la sortie du chaos et de la confusion passe par une conduite réglée par le calcul, ses préoccupations dépassent largement celles du champ de bataille. Son inventaire minutieux des flux de circulation des hommes et des marchandises en vue de l’aménagement stratégique du territoire se réfère à ce qu’il appelle le «système des rameaux». A défaut d’avoir utilisé le terme «réseau», qui jusqu’à la fin du XVIIIe siècle s’utilise principalement dans les domaines du textile et de la médecine, il est bien celui qui introduit une vision réticulaire du territoire. L’efficacité d’un tel système organisé repose en grande partie sur les normes et les processus qui régissent son fonctionnement. C’est ainsi qu’émerge l’idée de la norme universelle. Ainsi, qu’elle soit de caractère technique ou comportemental, c’est la norme qui assure l’intégration des parties dans un ensemble. Le terme normal, emprunté à la géométrie par les révolutionnaires de 1789, renvoie à l’équerre et au niveau, les deux attributs de la déesse de la Raison. La norme porte donc  – bien au-delà de son caractè81


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re fonctionnel –  cet idéal de nivellement égalitaire, qui présidera à la Déclaration des droits de l’Homme, l’unification de la langue (suppression des patois), la création du Code civil, etc… Le décret normatif sur le système décimal de poids et de mesures en est un exemple symbolique, puisqu’il met fin à l’anarchie des mesures qui dans le commerce était depuis longtemps un instrument de tromperie, en faveur des puissants. Le mètre, défini comme norme universelle, est glorifié comme le fruit de la raison émancipatrice qui rapproche les hommes. Ainsi dès la fin du XVIIe siècle, sous l’impulsion de Leibniz et ses contemporains notamment, la recherche de «nouvelles boussoles du savoir», l’organisation de la pensée et la mise au point de méthodes de calcul plus rapides visent à répondre aux exigences de la formation et du développement du capitalisme moderne *. En effet, la révolution industrielle, avec laquelle le capitalisme prend son essor, voit ces principes d’organisation s’appliquer au progrès ————————————— * A. Mattelard, Histoire de la société de l’information, 2001.

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technique. Quand l’astronome Edmund Halley, met au point en 1693 des tables pour calculer la mortalité, un des objectifs majeurs de ce travail est de pouvoir calculer les barèmes des assurances-vies. Plus tard encore, vers 1890, Frederick Winslow Taylor (1856-1915) commence à tenir la comptabilité du temps et des mouvements au sein de la fabrique : les contrôleurs pistent les gestes de l’ouvrier, équipés d’un watch book  – chronomètre dissimulé dans un livre creux. D’abord appliqué aux opérations mécaniques, le concept de division du travail s’étend rapidement au travail mental, notamment sous l’influence de Charles Babbage. Toutefois, si la mise au point de «la langue des calculs» est largement motivée par le développement du capitalisme, elle porte en même temps une véritable utopie universaliste. Dans le contexte de déclin du latin (traité de Westphalie, 1648) et de multiplication des échanges, on entrevoit dans la langue des signes un «alphabet de la pensée humaine», une langue réduite aux plus simples principes capables d’organiser et d’embrasser tous les savoirs humains… Ainsi, derrière cette quête d’un langa83


Utopies appliquées

ge œcuménique se cache la volonté de dépasser les imperfections des langues traditionnelles, dont les défauts et imprécisions sont autant de sources de mésentente et d’obstacles à la communication. À la fin du XVIe siècle, Francis Bacon avait mis au point un langage secret binaire, pour la transmission des messages diplomatiques. Chaque lettre de l’alphabet était convertie en une simple combinaison de deux symboles. Plus tard, en 1629, Pascal émet l’idée d’une langue nouvelle basée sur un système de numérotation et Leibniz exposera un principe de réduction des nombres à 0 et 1… Un autre projet de langue universelle fut une «langue analytique» présentée en 1668 par John Wilkins, enseignant à Oxford. Il avait divisé l’univers en quarante catégories ou genres, subdivisibles en sous-genres, subdivisibles à leur tour en espèces, et assigné à chaque genre un monosyllabe de deux lettres ; à chaque sousgenre, une consonne ; à chaque espèce, une voyelle. Par exemple : «de» veut dire élément ; «deb», le premier des éléments, le feu ; «deba», une portion de l’élément feu, une flamme. 84


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Derrière le village global À chaque recomposition d’un système technique correspond un imaginaire fort, qui en est directement issu et  – du moins au début –  guide son développement et ses pratiques. Avec l’émergence de l’électricité à la fin du XIXe siècle, est apparue l’idée de la fin de la «civilisation paléotechnique», fondée sur le rail et la vapeur, la mécanique et l’industrie lourde, synonyme de concentration des moyens de production et d’entassement urbain. Par son potentiel de flexibilité et d’ubiquité, l’électricité a porté les utopies de décentralisation et le ré-équilibrage territorial allait de pair avec celui des conditions sociales. Abrogées les sources d’injustices et d’inégalités que sont historiquement la division internationale du travail, l’opposition hiérarchique entre la ville et la campagne, l’industrie et l’agriculture, entre les tâches intellectuelles et les manuelles, entre le travail et le loisir. * ————————————— * Piotr Kropotkin, 1899, cité par A. Mattelard, Histoire de la société de l’information, 2001

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Ainsi, avec l’émergence des technologies de la communication et de l’information, dès la fin de la seconde guerre mondiale apparaît l’idée du village global, formulée pour la première fois par Marshall McLuhan en 1962. Ce terme est devenu indissociable d’une société nécessairement plus ouverte, plus solidaire et plus démocratique : «la société globale de l’information». On voit alors resurgir l’idéal de la démocratie athénienne, qui redeviendrait enfin possible grâce aux nouveaux réseaux de communication. Dès 1934, Lewis Mumford (dont McLuhan reprendra le fil) écrit que Platon définit l’optimum de population d’une cité par le nombre de citoyens qui peuvent entendre la voix d’un seul orateur, et s’appuie sur cette idée pour affirmer que partout où les instruments néotechniques sont disponibles il y a les éléments d’une unité politique qui se rapproche des plus petites cités de l’Attique Jadis *. Autre exemple marquant, en 1895, Paul Otlet et Henri La Fontaine fondent à Bruxelles l’Institut international de bibliographie, avec pour projet de constituer le Livre universel du ————————————— * Lewis Mumford, Technics and civilization, 1934.

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savoir. Ayant entrepris cet immense travail de classification du savoir sur fiches normalisées, Paul Otlet exposera ensuite en 1934 le projet d’un «réseau universel d’information et de documentation». La grande bibliothèque est équipée d’écrans et grâce au télescope électrique, le livre téléphoné permet de lire chez soi des livres exposés dans la salle «teleg» des grandes bibliothèques, aux pages demandées d’avance *. C’est donc une vieille utopie qui se cristallise autour des nouvelles possibilités offertes par les technologies informationnelles, celle du langage universel, celle d’un système embrassant tous les savoirs humains, celle de faire du monde entier une seule cité et de tous les peuples une seule famille. Cependant, conjointement à ces idéaux égalitaires, avec les bouleversements consécutifs aux révolutions de l’information se dessinent pourtant de véritables rapports de force. Les États-Unis sont au coeur de ces mutations et objectivement, ils en sont le principal propagateur. Ce sont eux, notamment à travers la mise ————————————— * Paul Otlet, 1934, cité par A. Mattelard, Histoire de la société de l’information, 2001.

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en place des réseaux satellitaires, qui ont le plus contribué à établir une «grille mondiale d’informations». La nouvelle donne technologique oblige à reconsidérer les rapports qu’entretiennent les États-Unis  – première société globale de l’histoire –  avec le reste du monde. La société américaine communique plus que tout autre société avec le monde entier, elle est pour ainsi dire, incontournable. Son influence est très difficile à cerner, presque «invisible», et incite plus ou moins inévitablement les nations «moins avancées», à s’aligner sur ce pôle innovateur.

Global Communications Traffic Map, de Telegeography, 2005

Le concept de soft power, mis au point par Joseph Nye en 1990, est particulièrement révélateur. Cité dans un rapport de la RAND, le 88


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think tank du Pentagone  – centre de recherche et de prospective à but non lucratif –  il se définit comme «les influences diplomatiques, commerciales, culturelles et l’influence stratégique qu’elles fournissent pour aider un État à atteindre ses objectifs internationaux». Le soft power reflète les activités économiques du secteur privé, l’influence des idées, et les insinuations (pervasiveness) liées à la musique, aux films, et autres aspects de la culture internationale identifiés aux États-Unis *. Le rapport, bien qu’admettant la difficulté de maîtriser ce phénomène, s’interroge sur son utilisation stratégique dans le cadre géopolitique. Ainsi, ses capacités à engendrer chez l’autre le désir souhaité, sa faculté à faire accepter des normes amenant vers un comportement précis signifient à terme la capacité à atteindre des objectifs par la séduction plutôt que par la coercition. La maîtrise d’un tel pouvoir présente nombre d’avantages pour un État, puisqu’il s’agit de faire légitimer son pouvoir sans avoir recours à tous les «coûts» liés à des interventions «traditionnelles». Comme le note Jeremy Rifkin, le fondement de la puissance ————————————— * RAND, War and escalation in South Asia, 2006.

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américaine […] s’est déplacée du domaine militaro-industriel à celui de la suprématie absolue en matière d’information et de spectacle *. Dans cette optique, il est intéressant de remarquer que si au siècle précédent ce sont des entreprises comme Standard Oil, DuPont, Ford, US Steel et Sears qui dominaient un marché essentiellement voué à la production et à la commercialisation de biens matériels, de nos jours ce sont des firmes comme Disney, Time Warner, Bertelsmann, Viacom, Sony, News corporation, TCI, General Electric, Polygram et Seagram qui contrôlent le marché des media et fixent les conditions dans lesquelles les consommateurs ont accès aux ressources culturelles et aux expériences marchandisées **. Dans ce passage d’une production industrielle à une production culturelle, les multinationales américaines jouent un rôle décisif au niveau du contrôle qu’elles exercent sur les communications. Une autre conséquence sous-jacente au «village global» est donc la remise en question du ————————————— * Vanity Fair, The Power Center, sept. 1995, cité par Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès, 2000. ** Jeremy Rifkin, Ibid.

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bien-fondé de l’État-Nation. Beaucoup de rapports émanant d’organismes économiques internationaux soulignent le conservatisme des pays qui se concentrent sur la protection de leur institutions. Les experts de l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Économiques) s’accordent sur le fait que ce sont les «rigidités» des systèmes institutionnels et des structures qui expliquent le chômage dans certains pays et leur «flexibilité» qui créé le plein emploi dans les autres. Le ton est clair : some nations or societies will fall behind in the information revolution because they are too rigid *. Cette remise en cause découle aussi du fait que le monde des TIC  – Technologies de l’Information et de la Communication –  est très largement fondé sur des standards, produits (ou au moins reconnus) de manière collective par ses acteurs et mis en oeuvre par les entreprises du secteur **. De ce fait, à la base le rôle de l’État se trouve limité, souvent indirect, dans cet univers fonctionnant largement sur un principe ————————————— * RAND, The Global course of the Information Revolution, Part III, 2003. ** FING, Fondation Internet Nouvelle Génération, ProspecTIC 2010, 2005.

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Utopies appliquées

d’auto-régulation émanant d’organismes variés (ICANN, Internet Corporation for Assigned Names and Numbers, IETF, Internet Engineering Task Force, W3C, World Wide Web Consortium, IEEE, Institute of Electrical and Electronics Engineers, …) qui créent les normes et les standards sur lesquels s’appuie le développement des TIC. Comme le souligne la FING, l’influence de ces organismes, plus ou moins formels, sur la forme que prend le développement des réseaux et des usages des TIC n’est pas neutre, dans la mesure où le code informatique incorpore par nature des «valeurs» - c’est-à-dire une vision de l’organisation des réseaux, des rôles des acteurs, de la plus ou moins grande licence accordée aux utilisateurs ou à des tiers d’inventer de nouveaux services et usages, etc *. Cette difficulté a priori des gouvernements pour penser et intervenir en amont dans le développement des TIC a conduit, notamment aux États-Unis et en Europe, un large mouvement de déréglementation et privatisation. Ainsi dans les années 1980, l’espace mondial ————————————— * FING, Fondation Internet Nouvelle Génération, ProspecTIC 2010, 2005.

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s’ouvre aux mouvements de capitaux de l’économie globale et les négociations entre les États-Unis et l’Union Européenne amorcent la libéralisation des systèmes de diffusion audiovisuelle et de télécommunications. Ce phénomène tend à restreindre la capacité des États à contrôler les flux de communication à l’intérieur de leur frontières, et ce faisant, bouleverse le caractère même de l’activité politique. Cependant, cette libéralisation des systèmes de diffusion ne garantit paradoxalement pas une circulation sans entrave de l’information  – condition nécessaire pour révéler son potentiel libérateur *, selon Norbert Wiener, le père de la cybernétique. Cet espoir porté dans la révolution de l’information et les «machines à communiquer» s’accompagne donc de certaines réserves, tant elles nécessitent de ne pas être exclusivement pensées en termes de marché et de réseaux. Effectivement, après avoir abordé les soubassements de «la société globale de l’information» on peut dégager deux conceptions autour de la notion d’information. La première, issue d’une vision ————————————— * Norbert Wiener, God & Golem Inc., 1964.

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Utopies appliquées

mathématique et résolument techniciste, serait des quantités de données (data) qui ont été organisées et communiquées * quand la seconde se rapproche de l’information comme connaissance, c’est-à-dire, selon sa racine étymologique, un processus qui donne forme au savoir par la structuration de fragments de savoir. C’est donc bien dans cette deuxième acceptation  – la mise en forme du savoir –  que l’on peut voir un champ d’intervention pertinent pour le design. Les enjeux essentiels qui se dessinent ici sont ceux de la cognition, de la définition de pratiques innovantes, de la création de relations pertinentes entre informations, fonctions et représentations.

————————————— * Marc Uri Porat, cité par François Caron, Les deux révolutions industrielles du XXe siècle, 1997.

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La logique hypermoderne

2 | La logique hypermoderne La «révolution de l’information» est en relation étroite avec le processus de recomposition du système technique. Cette dernière s’organise autour de deux facteurs principaux, qui sont d’une part, un ensemble de technologies nouvelles (électronique, nouveaux matériaux, biotechnologies…) dont les accomplissements sont allés au-delà de toutes prévisions et, d’autre part, une demande sociale de plus en plus exigeante, dont l’envie de personnalisation, de produits fiables moins uniformes, le besoin croissant de loisirs diversifiés et le désir d’information permanente sont les principales tendances. Il convient cependant de noter que ces mutations ne signifient pas la disparition de la société de masse, mais sa renaissance sous une forme nouvelle *. Ainsi, les opportunités offertes par les techniques électroniques et informatiques ouvrent la voie à de nouveaux modes de production de masse, mieux adaptés aux exigences de flexibilité. ————————————— * François Caron, Les deux révolutions industrielles du XXe siècle, 1997.

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Utopies appliquées

Dans les années 1970, Daniel Bell se basant sur les tendances observables aux États-Unis, prévoit ainsi une quintuple mutation sociale : le déplacement de la composante économique principale  – passage d’une économie de production à une économie de services ; le glissement dans la structure des emplois  – prééminence de la classe professionnelle et technique ; la nouvelle centralité acquise par le savoir théorique comme source de l’innovation et de la formulation de politiques publiques ; la nécessité de baliser le futur en l’anticipant et l’essor d’une nouvelle «technologie intellectuelle» tournée vers la prise de décisions. À la fin des années 1970, un certains nombre d’intellectuels ont développé le concept de postmodernité pour analyser les sociétés contemporaines. Il se révèle manifestement inadéquat, flou et  – pourquoi le cacher ? –  faux. Je le dis d’autant mieux que je l’ai moi-même utilisé. L’expression “postmoderne” signifiait une sorte de disparition ou de mort alors que c’est une autre modernité qui se mettait en place. J’ai voulu corriger le “tir”… L’hypermodernité coïncide au plus profond avec le 96


La logique hypermoderne

moment où les forces oppositionnelles à la modernité ne sont plus structurantes où les grands modèles alternatifs sont morts. * Cette phase de désertion des grands idéaux issus de la pensée moderniste, marquée par une puissante dynamique d’individualisation  – alors appelée «postmoderne» –  fut sans doute une transition nécessaire vers l’aboutissement à une nouvelle modernité, ou hypermodernité, qui est la nôtre aujourd’hui. Dans ce glissement vers l’hyper, ce n’est plus le conflit entre la tradition et la modernité dont il est question, mais bien de moderniser la modernité elle-même** pour la rendre plus performante, plus flexible, plus réactive et plus innovante. Ainsi, loin du décès de la modernité, on assiste à son parachévement ***, son fonctionnement s’est peu à peu libéré d’un ensemble de freins que représentaient la valeur des traditions, l’influence de l’Église, le militantisme révolutionnaire, l’idéal de la Nation ou encore le rôle de l’État. La modernisation semble aujourd’hui ne ————————————— * Gilles Lipovetsky, La société d’hyperconsommation, catalogue de l’exposition D.Day le design aujourd’hui, 2005. ** Ulrich Beck, La société du risque, 1986. *** Gilles Lipovetsky, Les temps hypermodernes, 2004.

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Utopies appliquées

plus rencontrer de résistances organisationnelles ou idéologiques de fond. Cette dernière se caractérise par l’autonomie des individus, les adhésions limitées et multiples, l’aptitude au changement, l’instabilité, la réflexivité, et par une confiance instable * dans le futur… Bernard Stiegler parle d’une «modernité malheureuse» ** , celle d’une modernisation qui n’est plus motivée par l’aventure exaltante du progrès. Elle repose sur un rapport différent des individus aux diverses formes du collectif, qui interroge depuis quelques années la sociologie et la philosophie politique. Le sociologue François Ascher, utilise la métaphore de l’hypertexte, une invention liée à l’informatique. Également situé à contre-pied des thèses sur la postmodernité considérant que les sociétés occidentales traversent une crise synonyme de la mort des fondements de la modernité, il pense que le processus de modernisation se poursuit. Toutefois, on voit émerger une modernité nouvelle, plus avançée, caractéri————————————— * Gilles Lipovetsky, Les temps hypermodernes, 2004. ** Bernard Stiegler, conférence sur Le nouveau monde industriel, Ensci - IRI, le 12 février 2007.

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La logique hypermoderne

sée par plus d’individualisation, de rationalisation et de différenciation sociale ; il s’appuie sur une nouvelle forme du capitalisme, l’économie cognitive ; qui donne naissance à une société dont les individus, «pluriels», «multi-appartenants», participent à des champs sociaux (le travail, la famille, le quartier etc...) de plus en plus distincts et dans lesquels ils agissent de façon différenciée. Ils forment ainsi une société à l’image des hypertextes informatiques [...] les individus (les mots) changent quotidiennement de champs (textes) dont les structures et les règles (syntaxes) sont différentes, et où ils construisent des soi (sens) variés *. Cette modernité accompagnant un capitalisme cognitif, s’appuie sur une révolution de l’information dont l’importance peut être comparée à celle de l’imprimerie. On constate un remarquable processus de convergence des procédés de traitement d’informations (informatique), de communication vocale (téléphone) et de création et diffusion de médias (image, son et vidéo). Ce système technique, qui est tout à la fois le support et la conséquence de cette ————————————— * François Ascher, La société hypermoderne, 2005.

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Utopies appliquées

«troisième révolution industrielle», est un ensemble de technologies disparates dont la synthèse a réussi autour de deux éléments catalyseurs, la numérisation et la technologie des semi-conducteurs (processeurs, circuits intégrés, puces). La pénétration des technologies informationnelles est profondément liée à cette transformation des modèles sociaux et culturels. En effet, elle rend possible la simultanéité des échanges, l’ubiquité et la communication «temps réel». La production industrielle n’y fait pas exception, son fonctionnement dépend de plus en plus des logiques et des pouvoirs de l’économie cognitive. Ces innovations technologiques, en permettant d’adapter spécifiquement les produits à chaque usager, ont obligé les entreprises à se placer du point de vue du client et à remonter en sens inverse toute la chaine de la commercialisation et de la production, du consommateur final vers l’atelier. Au lieu de fabriquer des produits en série et de chercher par la suite les marchés susceptibles de les recevoir, les fournisseurs collectent l’information sur les besoins de leurs clients […] 100


La logique hypermoderne

et fournissent à la demande des produits personnalisés *. Dans cette logique, la véritable force et valeur d’une entreprise ne se mesure plus tant par sa capacité de production, mais plutôt par ses «ressources immatérielles», c’est-à-dire son dynamisme, son talent, ses idées, son expertise et ses rapports aux clients. L’ère industrielle était en quelque sorte celle de la force brute, celle du corps et des muscles […] elle arrachait au monde matériel les substances qu’elle transformait en marchandises. Or, effectivement, nous ne vivons pas seulement de pain et de vin, mais d’idées et de pensées. Si l’ère industrielle a nourri notre être physique, l’âge de l’accès s’adresse essentiellement à nore être mental, émotionnel et spirituel. Au XXIe siècle, ce sont les idées qui font de plus en plus l’objet de transactions commerciales **. Dans ce contexte ou l’imagination humaine est véritablement ce qui crée la valeur des entreprises, le design a donc toute légitimité à se saisir de ces enjeux, sans se focaliser uniquement sur l’objet lui-même, qui doit être vu comme ————————————— * Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès, 2000. ** Ibid.

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Utopies appliquées

le simple véhicule  – support physique versatile, programmable, reconfigurable et interchangeable –  de cet imaginaire. Cela ne s’oppose en rien à la qualité souhaitable de la «mise en forme» du produit, mais y superpose les questions de l’immatériel et des représentations partagées dont l’objet est un point de convergence.

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Le numérique au quotidien

3 | Le numérique au quotidien La mise en pratique de cette modernité du deuxième genre *, signifie, de fait, la destruction des «archaïsmes» et autres rigidités institutionnelles. Or, bien souvent, la technologie n’est pas mise en cause, mais c’est le citoyen, travailleur ou consommateur qui est accusé de tarder à s’adapter, de se replier sur ses acquis… Du double processus d’adaptation qui semble nécessaire  – la société au changement technique et la technologie aux besoins sociaux –  beaucoup d’experts ne retiennent que la première partie. Or, le conservatisme des organisations et des utilisateurs ne peut pas être désigné comme seul responsable de ces difficultés d’adaptation technologique. L’adoption trop précoce ou mal conçue de l’informatique a pu provoquer des catastrophes organisationnelles *. Ainsi, l’inadaptation d’une technologie, dans sa forme initiale, aux besoins et pratiques explique dans bon nombre de cas les résistances et le retard au changement. L’informatique n’est de————————————— * François Caron, Les deux révolutions industrielles du XXe siècle, 1997

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Utopies appliquées

venue opérationnelle qu’en se réformant, à la notion d’informatiser la société devrait s’ajouter celle de démocratiser l’informatique. Fractures persistantes Il semble que l’utopie égalitariste du village global, telle que nous l’avons vu précedemment, ne s’applique que d’une manière toute relative. Effectivement, face à un certain nombre d’évidences, le pouvoir de ces outils technologiques à bousculer les hiérarchies établies et les «anciennes» logiques de ségrégation n’est pas si évident.Une nouvelle expression s’est forgée, la «fracture numérique». Selon les statistiques officielles de l’ITU (International Telecommunication Union), en 2004, en moyenne 50% de personnes utilisent internet dans les pays du G8 contre a peine 3% sur le continent africain, les pays du G8 représentent à eux seuls autant d’utilisateurs d’Internet que tout le reste du monde réuni et il y a plus d’internautes à Londres que dans tout le Pakistan… Il faut ajouter à cela les fractures existantes à l’intérieur même des pays riches. A titre 104


Le numérique au quotidien

d’exemple, en 2003 un français sur deux n’a jamais vu une page web *. Par ailleurs ces statistiques sont à prendre avec beaucoup de précautions car elles mesurent des taux de pénétration matériels qui ne sont pas forcément significatifs… Par exemple concernant la notion «d’internaute», la tendance est à oublier la fréquence de connexion et à considérer qu’est «internaute» toute personne ayant utilisé un ordinateur connecté dans les trois derniers mois. À de rares exceptions près, les questions relatives à la durée et à la qualité de la connexion sont aussi oubliées. Peut-on comparer un «internaute» utilisant un 486 connecté via un modem 56 Kb/s depuis un espace public numérique avec quelqu’un utilisant un portable centrino connecté en permanence via Wi-Fi, GPRS ou SDSL ? ** Ces statistiques qui guident largement le développement des TIC éludent complètement l’éventail des processus cognitifs et sociaux à l’oeuvre dans la constitution et la transmission d’un savoir : est-ce la fibre de papier qui fait la valeur de l’encyclopédie ? ————————————— * Source FING, Fondation Internet Nouvelle Génération. ** Hubert Guillaud, Échange contre fracture, FING, 2003.

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Utopies appliquées

La fracture numérique épouse les lignes d’autres fractures existantes, principalement économiques et sociales. C’est une question de société plutôt qu’une question technologique ; et comme souvent, on tente d’apporter des réponses trop simplement techniques ou financières à des difficultés humaines et sociales […] S’il est vrai qu’une partie de la population n’a pas accès à la net-économie, c’est qu’elle n’a pas accès à l’économie tout court. Les jeunes ou les moins jeunes qui n’ont pas de PC, même si les PC étaient gratuits, n’auraient pas les moyens de payer les factures téléphoniques de la connexion au réseau. Les foyers qui n’accèdent pas à la connaissance en ligne n’accèdent pas non plus à la connaissance tout court : l’échec scolaire, l’illettrisme, la difficulté d’accès au livre, à la culture, au savoir, sont des réalités auxquelles il n’y a pas de réponses toutes faites *. L’illusion d’un nouvel âge, s’appuyant sur les seules évolutions technologiques pour s’affranchir des difficultés anciennes ne tient pas la route. Effectivement, les problèmes existants sont politiques avant d’être techniques et le dé————————————— * Jacques-François Marchandise, Fracture d’aujourd’hui Internet de demain, FING, 2001.

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Le numérique au quotidien

ploiement des matériels et des réseaux ne suffit pas à produire la société «de l’information» ni la société «en réseau» *. Comme nous venons de le voir, la fracture numérique se calque bien souvent sur des fractures sociales déjà connues. En créant de nouvelles normes de comportement social ou professionnel, de nouvelles formes dominantes de distributions des services essentiels, le numérique risque d’approfondir et de « durcir »la fracture sociale. A l’inverse, s’il facilite l’accès à certains services (dans un contexte de réduction de la présence physique, qui pénalise avant tout les populations fragiles), s’il renforce le capital relationnel de ceux qui en manquent, le numérique et les réseaux peuvent devenir des vecteurs d’inclusion, des facteurs d’autonomie. Effectivement, les TIC, intégrées «au système nerveux des organisations et de la société toute entière» sont au coeur des politiques d’e-inclusion, de par leur sérieuses capacités à aggraver la crise tout autant qu’aider à la diminuer. ————————————— * Jacques-François Marchandise, Fracture d’aujourd’hui Internet de demain, FING, 2001.

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Utopies appliquées

A première vue, la fracture numérique semble simple, il y a d’un côté ceux qui accèdent aux technologies et qui disposent des compétences pour s’en servir et de l’autre côté ceux qui n’y ont pas accès, par manque de moyens ou de connaissances. Pourtant, en y regardant de plus près, cette fracture est mutante. De sociale, elle devient également générationnelle, culturelle, géographique, communautaire... Le fossé se fragmente, il acquiert plusieurs dimensions et change dans le temps, l’e-inclusion est une cible mouvante *. La majorité des politiques visant aujourd’hui à réduire la fracture numérique n’obtiennent que des résultats plutôt décevants, puisqu’elles se concentrent uniquement sur l’aspect matériel des TIC, ce qui ne semble pas suffisant. Effectivement, malgré l’augmentation du taux d’accès de la population aux technologies de l’information et de la communication (TIC), l’écart relatif entre groupes sociaux n’a pas décru en Europe depuis 2000, et très peu depuis 1997 **. La confusion entre l’instauration d’éventuels usa————————————— * Daniel Kaplan, Cible mouvante : La fracture numérique ne se résorbera pas avec les remèdes actuels, 2005. ** Ibid.

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Le numérique au quotidien

ges et les statistiques matérielles est manifeste, et nourrit les critiques prétendant que l’évocation de la « fracture numérique » vise avant tout à faire acheter des ordinateurs. Le groupe d’experts «eEurope», dans un rapport sur l’einclusion pointe cette dérive : en se concentrant uniquement sur des objectifs quantitatifs de pénétration des TIC, nous avons raté une occasion d’utiliser ces technologies au bénéfice de l’inclusion sociale *. La fracture liée au capital économique, qui a longtemps été au centre des débats peut donc être aisément résolue par la dotation en matériel. Cette fracture de premier niveau se double d’une fracture de second niveau, celle des usages liée au capital culturel et social **. L’inclusion des «sans-claviers» passera donc probablement plus par une réflexion autour des usages que par des mesures strictement liées à la consommation. Il s’agit premièrement d’identifier les motifs de «non-usages», notamment de bien différencier le non-usage choisi du non-usage subi, réfléchir ————————————— * eEurope Advisory Group, e-Inclusion: New challenges and policy recommendations, 2005. ** FING, Interfaces innovantes et fracture numérique: de quoi parle-t-on ?, 2006.

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Utopies appliquées

à la finalité du développement de ces usages et enfin prendre en compte le contexte social et collectif de la construction de ces pratiques, en particulier vis-à-vis des situations de médiation. Dans cette optique, l’action du design pourrait alors passer par trois axes concrets : donner envie, simplifier et enfin rendre service. Des enjeux pour le design Donner envie. D’abord, susciter l’envie semble être la condition sine qua non pour qu’il y ait usage. Selon une enquête publiée sur le site de la FING, le manque d’intérêt reste la principale raison du non-usage des TIC (82%) *. Il y a donc un véritable travail à faire sur l’offre de services et le contenu, être innovant mais aussi rendre lisible et compréhensible les produits sont deux points importants derrière lesquels il s’agit en fait de «socialiser l’innovation», c’est à dire la faire adopter par les gens **. Par ailleurs, à l’opposé ————————————— * FING, Les non-internautes, 2006. ** Bernard Stiegler, conférence sur Le nouveau monde industriel, Ensci - IRI, le 12 février 2007.

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Le numérique au quotidien

d’une vision descendante des réseaux (consultation), l’accès aux TIC est sans doute à comprendre également en tant qu’accès aux outils de production et de diffusion de contenu, par les utilisateurs eux-mêmes. Les pratiques actives, les flux ascendants semblent susciter l’usage de manière plus durable, en témoigne l’explosion des blogs, des pages persos ou de sites comme Flickr, YouTube, etc… De plus, parmi les pratiques actives, les pratiques d’échange, de mutualisation et de réseau sont parmi les plus fertiles *. Effectivement, les territoires électroniques qui fonctionnent, où il se passe quelque chose aujourd’hui, ne reposent pas sur des outils, aussi évolués soient-ils. Ils ne reposent pas non plus sur des modalités de participation souvent confuses et toujours trop compliquées. Ils reposent avant tout sur un ou quelques animateurs qui cristallisent autour d’eux la conversation et les échanges en ligne **. Il se créé alors une sorte d’émulation, qui amène ————————————— * Jacques-François Marchandise, Fracture d’aujourd’hui, Internet de demain, 2001. ** Hubert Guillaud, Internet Actu, Animer les territoires électroniques, 2006.

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Utopies appliquées

plus facilement les gens à s’impliquer en ligne et à participer. Simplifier. La complexité d’utilisation des TIC, apparente ou réelle, est le second motif de leur nonusage. La proportion de personnes qui estiment que l’utilisation des ordinateurs est trop complexe ne cesse de croître : 38% en 2003, 41% en 2004 et 43% en 2005 *. Une première piste d’action, à ne pas négliger, consiste à faciliter l’appropriation des objets déjà existants en passant par une politique de médiation, qui joue un rôle considérable dans la diffusion des usages des TIC. Ainsi, une étude récente sur la diffusion des usages de l’internet via les universités, conclut au rôle considérable des étudiants dans la diffusion des pratiques à leur famille et proches. Les universités ont enseigné à une génération d’étudiants à utiliser l’internet et eux, à leur tour, l’ont enseigné à leur famille **. Cet accompagnement peut également être envisagé en dehors ————————————— * FING, Les non-internautes, 2006. ** FING, Interfaces innovantes et fracture numérique: de quoi parle-t-on ?, 2006.

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Le numérique au quotidien

du cercle familial, dans le cadre d’associations, de communautés ou d’espaces publics numériques. Cependant, simplifier peut être synonyme d’adapter le produit à l’utilisateur dans un contexte d’usage pré-déterminé. Étant donné que nous n’utilisons généralement qu’un faible pourcentage des capacités de nos différentes machines, à quelques exceptions près, il s’agit surtout de simplifier : faire moins et surtout le faire mieux. Et il faudrait sans doute envisager la croissance en termes qualitatifs et non plus quantitatifs. Les enjeux d’une meilleure adéquation entre la conception d’un objet et l’usage qui en est fait sont, au-delà même de limiter le gaspillage et ses conséquences, de faciliter l’appréhension et l’appropriation de l’outil par l’usage grâce à une meilleure prise en main. Dans cette optique, là encore plusieurs pistes se dessinent. Tout d’abord, modifier l’existant par une intervention qui ne nécessite pas le rachat de matériel. Par exemple, des «surcouches logicielles» facilitant l’usage d’un système d’exploitation déjà installé… Ces interventions peuvent revêtir différentes formes : un avatar, 113


Utopies appliquées

(…) une simplification du système d’exploitation regroupant quelques boutons permettant de lancer les applications les plus usuelles ; des fonctionnalités se « débloquant » à mesure que  l’utilisateur maîtrise certaines des bases ; des icones sémantiques plus lisibles et faciles à mémoriser, etc. * Autre piste, concevoir de nouveaux outils, intégrant tout à la fois des problématiques de coût, de simplicité d’usage et d’administration. Cependant, les contraintes s’avèrent particulièrement complexes à gérer dans ce cas. Beaucoup de projets ont été des échecs commerciaux, et de plus le peu d’unités vendues le furent bien souvent «hors-cible». En effet, l’équilibre entre simplicité et limitations d’usage semble difficile à trouver et le risque de créer «le terminal du pauvre» ou «pour les nuls» peut sérieusement compromettre les bonnes intentions de départ. Windows XP Starter Edition™ (XPSE), lancé en octobre 2005 par Microsoft®, entend ainsi proposer aux pays émergents une version moins onéreuse de son système d’exploitation, car bridée : entre autres limitations, elle ne per————————————— * FING, Interfaces innovantes et fracture numérique: de quoi parle-t-on ?, 2006.

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Le numérique au quotidien

met pas d’utiliser plus de trois programmes en même temps et n’autorise les écrans qu’en basse résolution. Un responsable de Microsoft® reconnaissait lui-même il y a peu avoir du mal à imposer son OS bridé (…) parce que les gens ont tout simplement envie de pouvoir faire “comme tout le monde”, et pas d’être limités dans leur utilisation d’un PC, et encore moins au prétexte qu’ils utilisent un OS “conçu pour les pays en voie de développement”. * De plus, il faut prendre en compte un ensemble de contraintes lourdes liées aux logiques de production et de diffusion. Ainsi, les problèmes de fabrication en plus ou moins grande série, de coûts, de provenance des composants, de contenus et de services associés, d’entretien, de mise à jour, de compatibilité avec les standards du marché mais aussi de mise sur le marché, de marketing et de communication sont au coeur des projets. La vague de «PC simplifiés» sortis ces derniers temps laisse toutefois supposer que les «exclus du numérique» constituent un marché émergent pour les industriels. Le prési————————————— * Jean-Marc Manach, Internet Actu, Ordinateurs “simplifiés” : nouvelle vague, ou régression ?, 2005.

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Utopies appliquées

dent d’AMD (Advanced Micro Design), à l’initiative d’un programme intitulé 50x15 estime qu’après 30 ans de course technologique, la capacité à apporter des changements positifs (…) dépend également de notre capacité à mettre la technologie à la disposition d’un plus grand pourcentage de la population mondiale *. Toujours selon AMD, ce programme représente bien plus qu’une bonne action dans le monde puisqu’il représente en même temps le développement d’un marché fructueux, à fort potentiel (estimé à 7,5 milliards de dollars en 2015 **). Un exemple, le projet Mininet se présente comme «le minitel du net». Il permet d’apporter dans les foyers un accès approprié à Internet avec des paramètres simples pour la navigation, le courrier électronique, la bureautique. Il convient par ailleurs parfaitement aux situations de co-usage (résidents d’un même immeuble, associations, Micro-Sociétés, PMIPME) et permet de s’équiper à coût modéré en offrant un niveau technologique mieux adapté ————————————— * Propos d’Hector Ruiz, président d’AMD, 2005. ** Jean-Marc Manach, Internet Actu, Ordinateurs “simplifiés” : nouvelle vague, ou régression ?, 2005.

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Le numérique au quotidien

aux besoins. Après un premier prototype élaboré dans le cadre d’un centre social, Mininet a évolué avec le concours de l’atelier de design numérique de l’Ensci. En respectant les préconisations initiales  – faible coût, stockage sur clé USB, connexion WiFi –  l’interface a été totalement retravaillée, tant sur le plan maté-

Mininet, Dominique Dardel/Ensci. Maquette réalisée par les étudiants de l’atelier de design numérique de l’Ensci, 2004.

riel que logiciel, afin que les primo-utilisateurs bénéficient d’un accès intuitif aux principales fonctions : écrire, calculer, envoyer un message et rechercher sur Internet. 117


Utopies appliquées

Un autre exemple est l’association à but nonlucratif OLPC One Laptop per Child, initiée par le MIT et dont le but est de développer un ordinateur portable à bas prix – 100$ laptop – qui pourrait révolutionner l’éducation des enfants dans le monde en leur fournissant de nouvelles opportunités d’explorer, d’expérimenter et de s’exprimer . Il s’agit d’un projet d’éducation, pas d’ordinateur portable*.

OLPC concept, Fuse-Project, 2005.

Enfin, il est possible d’imaginer différents dispositifs reposant sur des interfaces matérielles et logicielles originales, visant une plus grande accessibilité de la part de publics aujourd’hui rétifs ————————————— * Nicholas Negroponte, One Laptop per Child, 2004.

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Le numérique au quotidien

à l’ordinateur mais désireux d’accéder à certaines pratiques et certains outils numériques *. Ainsi, imaginer de nouvelles manières d’accéder aux TIC, plus rassurantes parce que «moins abstraites» que le clavier et la souris (interfaces vocales, tactiles, «sensibles», le numérique «après l’ordinateur»…) ou faisant référence à des gestuelles déjà connues, pourrait sans doute contribuer à l’inclusion de certaines personnes aujourd’hui en difficulté.

Reactable, interface musicale tangible, Pompeu Fabra University, 2005. ————————————— * FING, Interfaces innovantes et fracture numérique: de quoi parle-t-on ?, 2006.

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Utopies appliquées

Rendre service Avec le déploiement à grande échelle des services (publics ou privés) en ligne, la dématérialisation croissante des procédures administratives, l’accès aux TIC est un sujet politique de première importance, au même titre que le logement, l’alimentation, l’emploi, etc… Il convient sans doute de définir un ensemble de services essentiels et de réfléchir à comment y accéder, y compris en dehors de la possession de terminaux individuels. Effectivement, si l’on considère que la culture n’est pas seulement un divertissement, que l’information fait partie de l’inscription dans le corps social, que la possibilité d’échanger a trait à la dignité humaine, le doute n’est pas permis sur la légitimité des efforts en matière de TIC en direction des exclus *. Ces efforts peuvent passer par la création d’espaces publics numériques (fixes ou mobiles ; cf. : cyberbus), de points d’accès comme pouvait être la cabine téléphonique, par la mise en place de services de co-utilisation ou encore de services publics de médiation de proximité (par ————————————— * Jacques-François Marchandise, Fracture d’aujourd’hui, Internet de demain, 2001.

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Le numérique au quotidien

exemple un «écrivain public numérique» ?). Toutes ces pistes posent des problématiques de conception spécifiques. Ainsi, comment concevoir des interfaces capables de s’adapter à des utilisateurs totalement différents sur une même machine ? Comment faciliter le travail des médiateurs (interface à double-commande «type auto-école»…) ? Peut-on imaginer un univers numérique personnel, accessible depuis différentes machines, différents contextes de manière cohérente ? Les chances de succès dans ce domaine dépendent beaucoup de mutations culturelles et comportementales. Elles s’appuieront notamment sur un meilleur dialogue entre les acteurs sociaux et ceux qui portent les TIC, sur l’implication pertinente des créateurs et de l’innovation, sur une prise en compte des utilisateurs en amont, sur l’appropriation des outils par les acteurs porteurs de dynamiques *, le soutien aux initiatives locales et projets associatifs… Enfin, il faudrait très certainement privilégier la continuité plutôt que les actions «coup de ————————————— * Jacques-François Marchandise, Fracture d’aujourd’hui, Internet de demain, 2001.

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Utopies appliquées

poing» et dans une vision à long terme, admettre la lenteur nécessaire à ces mutations.

«Me, We !» La société ultramoderne se présente de fait comme une culture désunifiée et paradoxale […] l’ère de l’urgence est aussi celle où se déploient la démocratisation des technologies du mieux-être et l’essor des marchés de la qualité *. Ainsi, la recherche de l’efficacité et de la technique n’est pas antinomique de celle de la qualité. Malgré tout, l’effacement progressif d’une «grande morale» n’a pas eu pour conséquence la diffusion généralisée de comportements égoïstes comme le montre la profusion d’associations d’entraide et le succès du bénévolat. Les préoccupations liées à l’avenir de la planète, au développement durable s’installent de plus en plus dans un débat collectif. Le désir de savoir a conservé dans la majorité des cas, l’ascendant sur celui de plaire et d’être reconnu et le rythme lent de la pensée n’est pas près de s’adapter à celui, extrême————————————— * Gilles Lipovetsky, Les temps hypermodernes, 2004.

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Le numérique au quotidien

ment mobile de la société du spectacle *. Plus le nombre d’échanges et d’interactions augmente, plus la qualité et l’authenticité deviennent des éléments significatifs. Les «technologies relationnelles», la communication en réseau et la marchandisation des rapports humains légitiment paradoxalement les valeurs relationnelles authentiques telles que l’amitié ou l’amour. Tous ces points permettent de mettre en valeur la persistance des idéaux éthiques en contexte individualiste **. Il faut remarquer que dans ce schéma les intérêts économiques ne sont pas exclus et -même quand ce sont effectivement eux qui priment- on constate ici et là une évolution des pratiques vers un équilibre plus pertinent. Ce qui se dessine ici, finalement, c’est une nouvelle harmonie de l’individu dans le tout. Cette situation semble donc justifier la pertinence du design, situé lui aussi dans cet interstice entre l’individu et le collectif. Si les trois pistes que nous avons définies précédemment pour le design  – donner envie, simpli————————————— * Sebastien Charles, L’individualisme paradoxal, préface du livre Les temps hypermodernes, 2004. ** Ibid.

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Utopies appliquées

fier et rendre service –  sont d’abord à l’échelle de la personne, de l’utilisateur final, les enjeux soulevés sont également politiques. Il s’agit de passer par l’individu pour construire le collectif et réciproquement revaloriser le collectif en prenant en compte l’individu. Cassius Clay alias Mohammed Ali a résumé la situation en deux mots, lorsqu’on lui demanda un poème lors d’une conférence devant une promotion d’Harvard, il dit simplement : «me, we !».

Illustration réalisée d’après la citation de Cassius Clay.

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Le numérique au quotidien

L’humanité est forte en coopération et non en domination *. Concevoir des produits (biens et services), pour qu’ils soient appréhendables, appropriables facilement par le plus grand nombre, pour qu’ils facilitent les échanges et les pratiques coopératives, pour qu’ils permettent la construction du savoir et de l’intelligence, pour qu’ils valorisent la qualité et le mieux vivre ensemble, telles sont ici les motivations sousjacentes. Finalement, il s’agit par là de porter et construire un développement qui ait plus de sens pour nos sociétés contemporaines.

————————————— * L’expression est de Cassius Clay alias Mohammed Ali.

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Utopies appliquĂŠes

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Partie troisième

L’objet augmenté

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Introduction

Dans cette dernière partie, nous allons approfondir la notion de produit, aujourd’hui caractérisé par un glissement de ses usages et de sa valeur au-dehors de la matière. Effectivement, les contours des produits s’estompent entre image, support, interaction, fonction, information, service et représentation, ils deviennent durs à cerner. Les nouvelles pratiques qui se dessinent avec les technologies informationelles amènent directement à repenser la définition de «produit» et par là-même celle de l’objet. Dans un contexte d’hyperconsommation, les enjeux liés à cette mutation sont primordiaux sur les plans économique, industriel, écologique mais également politique et humain. Si l’on considère que l’objet est aujourd’hui principalement un support physique via lequel nous accédons à des services, des concepts 129


L’objet augmenté

et des idées pour définir une pratique, comment dans ce cadre faire succéder à la société de consommation matérielle une société d’utilisation, c’est-à-dire laissant une plus large place aux services ?  Nous assistons à la transition d’une économie de production matérielle vers une production culturelle. Cette ère nouvelle voit les réseaux prendre la place des marchés et la notion d’accès se substituer à celle de propriété *. Dans ce contexte, la place et le rôle du design restent à définir. Comment s’articule la part tangible de l’objet par rapport à ses «extensions immatérielles»? Où est le design dans la logique de conception de ces NéoObjets** ? Ces derniers posent la double-question des services et de leurs représentations au sens le plus large… quelles formes pour quelles fonctions? Ces mutations sont lourdes de conséquences pour le designer, qui en effet aujourd’hui, voit parfois son rôle abusivement assimilé par les spécialistes du marketing ou par les programmeurs. Cependant, on ne s’improvise pas de————————————— * Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès, 2000. ** Le terme est de Jean-Louis Frechin.

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Introduction

signer et la culture du design est une des composantes essentielles de la création industrielle contemporaine, avec celles du marketing, de la technologie, mais aussi de la politique et des sciences humaines. Effectivement, les enjeux spécifiques liés au design  – tel que nous l’avons abordé –  restent essentiels au moment même où ses moyens et ses méthodes changent pour aborder des territoires encore relativement vierges aujourd’hui. Vu sous cet angle, le déplacement des logiques économiques et industrielles «au-delà de l’objet» ne signifie pas la mort du design mais plutôt sa renaissance légitimée dans un contexte contemporain.

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L’objet augmenté

1 | Indigestion «Quelle plus-value intellectuelle peut-on désormais retirer de la possession de deux ou trois automobiles, d’une demi-douzaine de téléviseurs et de toutes sortes de gadgets destinés à satisfaire les besoins et les désirs les plus extravagants ?» Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès, 2000.

«Aujourd’hui, le designer qui croit encore qu’il doit faire son numéro, est un malhonnête ou un imbécile. Celui qui croit qu’il est seulement là pour faire plus beau parce que ça se vendra mieux est un crétin ou un vénal.» Philippe Starck, Starck, 1996.

v

La production industrielle a longtemps permis de répondre à des besoins primaires, qu’il fallait satisfaire à grande échelle. Avant la seconde guerre mondiale, le niveau d’équipement ménager des foyers français, et plus généralement européens, était très en-deçà de celui 132


Indigestion

des États-Unis. Ce retard sera rapidement rattrapé après-guerre, avec l’influence du mode de vie américain et l’aspiration à un nouveau style de vie lié à la consommation de masse. L’offre de nouveaux produits et les procédés de marketing mis en oeuvre pour promouvoir la vente de ces produits ont alors rencontré un marché en pleine expansion, grâce à la hausse des niveaux de vie que celle de la productivité faisait naître *. La progression de pénétration de trois produits de grande consommation (télévision, lave-linge et réfrigérateur) entre 1954 et 1970, est à ce titre, très significative.

Pourcentage de ménages français équipés, source François Caron et INSEE (pour 2004). ————————————— * François Caron, Les deux révolutions industrielles du XXe siècle, 1997.

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L’objet augmenté

Cette période de prospérité, marquante dans l’histoire économique par sa durée et son ampleur, est contemporaine d’un accroissement des taux de production industrielle de 5% par an. Les 30 glorieuses, selon l’expression de l’économiste français Jean Fourastié, marquent en effet le parachèvement de la société industrielle, dont l’euphorie se prolongera jusque dans les années 1970. Le choc pétrolier de 1973 révélera un ensemble de déséquilibres liés à cette croissance sans précédent, et globalement les conséquences de cette crise sont encore au coeur des questions d’aujourd’hui. Ainsi, du moins dans les pays occidentalisés, la logique d’équipement qui a prévalu aprèsguerre est largement révolue. La grande majorité des foyers possède déjà un réfrigérateur, une machine à laver, un téléphone, une télévision... liste à laquelle il convient d’ajouter maintenant une armée de produits intégrant de l’électronique, allant du lecteur DVD à l’ordinateur en passant par le téléphone portable… Le marché de ces besoins dits «primaires» (ou qui sont passés de «secondaires» à «primaire») est aujourd’hui pratiquement saturé. Ain134


Indigestion

si, dans bon nombre de cas, la production industrielle d’un type de produit est démesurée par rapport aux «besoins». On peut alors parler de surproduction industrielle, tant celleci peut-être excessive au regard de la nécessité réelle. Il s’agit alors de pousser le consommateur au changement, voir au remplacement du produit et de lui en proposer une infinie variété […] qui, pour la plupart, ne sont que des gadgets, présentant principalement des variations sur la forme, le fond n’évoluant que très peu au regard de celle-ci *. «Gadget n.m. (mot anglo-amér., truc). 1.Petit objet plus ou moins utile, amusant par son caractère de nouveauté. Boutique de gadgets.» Extrait du Petit Larousse, 2002.

Remarquons que, dans cette logique, les produits «high-tech» sont une aubaine, leur fréquence de renouvellement étant beaucoup plus élevée car justifiée par une «amélioration tech————————————— * Cathy Combarnous, Sept cent millions de sèche-linge et moi, et moi, et moi, mémoire de fin d’études de l’Ensci, 2005.

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L’objet augmenté

nologique», aussi minime soit-elle. Il revient souvent moins cher de remplacer un produit que de le réparer ; certains produits ou composants nouveaux sont même détruits avant d’être commercialisés *. L’obsolescence des produits, programmée ou non, s’accélère de manière indéniable. Généralement, un produit est caduque bien avant d’avoir atteint le moment où il ne fonctionne plus. Les véritables raisons de sa désuétude sont plutôt à chercher du côté de la communication, de la mode, des services qui lui sont associés, disons plus généralement de l’évolution des rapports qu’il entretient avec son contexte (systèmes, aspect, compatibilité, entretien, produits connexes…). Le marché du numérique connaît donc depuis les années 90 un dynamisme fort, puisque les consommateurs s’équipent massivement et sont souvent amenés à renouveler leur matériel, tributaire de l’évolution technologique qui accélère constamment. La consommation des ménages en appareils et accessoires audio-visuels et informatiques s’est accrue ————————————— * Ed Van Hinte, Faire durer le jeu, catalogue de l’exposition D.Day, le design aujourd’hui, 2005.

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Indigestion

de15,4 % en volume en 2004. Le téléphone portable en est l’illustration la plus caricaturale car il est renouvelé à une grande fréquence (sa durée de vie passe de 14 à 12 mois en moyenne en 2004) et est devenu un objet de mode (source INSEE¹¹).

Photo d’une décharge de téléphones portables quelque part en Asie juxtaposée ici avec une image publicitaire pour le téléphone PEBL, Motorola, 2006.

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L’objet augmenté

Le système économique en place, reposant sur le renouvellement constant de produits industrialisés (biens et services) a donc pour corollaire le glissement du nécessaire vers le «moins nécessaire» : d’un marché de besoins, nous sommes passés à un marché de désirs. En suivant cette logique de croissance infinie, la production industrielle, parfois «hyperproduction» comme nous l’avons évoqué plus haut, a pour conséquence logique une surconsommation. Admettons-le, nous sommes des «hyperconsommateurs». En moins d’un siècle, le nombre d’objets qui nous entoure a plus que décuplé *. Cependant, le fonctionnement des sociétés à capitalisme avancé reste basé sur l’augmentation de la consommation, nécessaire à la croissance économique. Repenser la notion de croissance autrement qu’avec de simples critères quantitatifs, c’est-à-dire en termes de qualité, d’approfondissement et de réimplication des gens, semble être la meilleure direction à prendre. En même temps, les bouleversements amenés par ce système sont aujourd’hui si bien ancrés dans ————————————— * Andrea Branzi cité par Thierry Kazazian, Il y aura l’âge des choses légères, 2003.

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nos sociétés qu’il semble impossible de renverser la tendance. La logique de masse est un élément structurel dans le mode de vie des sociétés et populations occidentales. Tout repose sur cette logique d’accélération, des milliers d’emplois en dépendent et d’une certaine manière l’équilibre social également. La culture occidentale du «faire» ne peut pas non plus mourir. Les transformations qu’elle a engendré au niveau planétaire sont telles que, en bien ou en mal, elle est désormais un élément irremplaçable pour le fonctionnement du macro-système technique sur lequel s’appuie l’existence de toute l’humanité *. Ce système, qui semblait fonctionner jusqu’au début des années 1970, a toutefois déjà montré ses limites, notamment par son impact environnemental et l’augmentation des disparités liées à cette notion de croissance. Aujourd’hui, des changements de fond sont nécessaires pour concevoir un développement qui concilie croissance économique, préservation de l’environnement et améliorations des conditions sociales **. L’équation vers cet équilibre est complexe à ré————————————— * Ezio Manzini, Artefacts, 1991. ** Thierry Kazazian, Il y aura l’âge des choses légères, 2003.

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L’objet augmenté

soudre, et paradoxalement, ces mutations relèvent de processus qui semblent tout à la fois en dehors et en plein coeur des champs du design. En dehors, car les changements nécessaires sont d’abord d’ordre «purement» politique, culturel et dépendront d’une évolution des mentalités pour repenser la notion de croissance. Et parallèlement, en plein coeur des champs de la création industrielle, car le produit est l’élément central de cet écheveau et peut sans aucun doute contribuer à l’ensemble de ces évolutions. Ainsi, le design peut être un formidable outil pour soutenir le système d’hyperconsommation, par le biais du renouvellement constant des produits. Mais à l’opposé, il est également un moyen d’action concret, pour participer aux mutations évoquées précédemment. Ces deux directions inhérentes au design résument assez bien, à mon sens, la dualité qui le caractérise, cette équation délicate qui lui confère justement tout son intérêt. La consommation a longtemps été assimilée aux biens matériels et à leur possession, dans l’optique d’un «bonheur matériel». Ainsi, la facilité d’accession au produit (augmentation du 140


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pouvoir d’achat, multiplication et optimisation des lieux de vente, augmentation du temps libre, ...), notre amour des objets, notre désir de leur proximité et le côté «rassurant» de la matière, nous ont massivement conduit à des accumulations d’objets, souvent excessives. Or, si nous pouvons être attachés à l’objet physique, il faut bien admettre que dans nombre de cas, cette pléthore de produits inertes qui nous entourent représente d’abord un ensemble de contraintes. Ainsi le volume de matière première utilisée, d’énergie consommée et d’espace occupé devient aberrant au regard du service rendu, ou même du plaisir apporté. Depuis trente ans environ, l’ensemble de la société prend lentement conscience de la nécessité d’un changement en profondeur. Ainsi, le premier choc pétrolier aura été la première concrétisation économique d’un ensemble de problèmes, déjà mis en avant par certains écologistes (souvent marginalisés car s’égarant dans des discours apocalyptiques) mais également par des scientifiques, notamment le «Club de Rome» (un ensemble de chercheurs du MIT, ayant publié en 1971 un ouvrage in141


L’objet augmenté

titulé Limits of the Growth). Aujourd’hui, un certain nombre d’études amènent à penser que nous devrions nous rapprocher d’un point où nous n’utiliserions que 10% des ressources que les sociétés industrielles consomment aujourd’hui *. Toutefois, le développement durable ne doit pas être compris seulement en termes écologiques, mais bien comme une tentative de répondre aux deux déséquilibres majeurs qui ont caractérisé la seconde moitié du XXe siècle, à savoir des inégalités flagrantes concernant la répartition des richesses créées et la gestion de notre environnement **. On imagine aisément que pour atteindre cet objectif, des changements significatifs sont nécessaires, d’autant plus que des pays dits «émergents» aujourd’hui comme l’Inde ou la Chine aspirent légitimement au mode de vie occidental… Pour être adoptées ces évolutions devront tenir compte des exigences et des acquis des consommateurs, sans créer l’impression d’une ————————————— * UNEP, Product-service systems and sustainability - Opportunities for sutainable solutions, 2002. ** Dominique Bourg, Économie de fonctionnalité et développement durable, catalogue de l’exposition D.Day, le design aujourd’hui, 2005.

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régression ou d’une perte. Citons ici Thierry Thouvenot qui, en préface du livre Il y aura l’âge des choses légères, écrit «qu’on ne fait pas une révolution avec du concept mais avec du désir». Entre l’alarmisme et le déni, la voie qui semble donc la plus judicieuse est celle de la créativité. C’est en étant créatifs, en réimpliquant en profondeur le collectif, que nous pourrons contribuer à repenser la croissance de manière pertinente, que nous donnerons envie à l’électeur, à l’investisseur et finalement aux gens de porter leurs choix vers un développement qui ait plus de sens.

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L’objet augmenté

2 | Des usages, des pratiques La déconstruction du produit Dès les années 1960, Victor Papanek pose les premiers termes d’un débat sur le design qui ouvre des perspectives nouvelles. À l’origine du mouvement Design for Need, Papanek s’attache à expliquer la nécessité de formation pluridisciplinaire des designers et défend avec ferveur un design débarrassé des phénomènes de mode, un «design pour un monde réel». Il s’agit là d’une très importante remise en question de ce qu’a pu devenir le design, une fascination pour l’objet même  – qui d’ailleurs a donné quelques très beaux produits. L’excès consistant alors à créer des objets photogéniques, médiatisables, des produits faits par les designers pour les designers ou les «amateurs de design», en oubliant leur finalité la plus essentielle, les gens. Globalement, l’idée d’un objet «beau» semble aujourd’hui hors-sujet, en tout cas non prioritaire et plutôt délicate car appartenant à l’univers de la mode (et donc de la démode) et de l’hyperconsommation. Comme le faisait remarquer Philippe 144


Des usages, des pratiques

Starck, le «beau» n’est pertinent que dans les périodes de luxe. Précisons donc que mon propos s’appliquera plus judicieusement aux produits «de grande consommation», le luxe s’inscrivant dans d’autres logiques. Ainsi, les problématiques liées à l’esthétique ne peuvent plus être la motivation initiale du designer. Il semble effectivement plus urgent d’aborder la conception d’un produit par des questions sémantiques, pour arriver à des produits plus «justes». La radio Tin Can en est un exemple parmi les plus radicaux. Conçu par Victor Papanek et George Seeger vers 1966 pour répondre aux besoins des pays en voie de développement, ce poste radio réalisé à partir d’une boîte de conserve affichait un prix de revient inférieur à $0.15, une alimentation énergétique adaptable aux ressources disponibles sur place et un dépouillement formel laissant à chacun la possibilité de «s’approprier réellement l’objet». La présentation de cette radio déclenchera un tollé, jetant par là-même les bases de controverses sur la nature du design. En 1966, je projetais des diapositives en couleur de ce poste (la radio Tin Can) à la Hochschule für 145


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Victor Papanek et George Seeger, Tin can radio, 1966.

Gestaltung de la ville d’Ulm. Je fus très intéressé de constater que la quasi-totalité des professeurs quittèrent la salle (en signe de protestation contre la «laideur» de la radio et son manque de conception «formelle») mais que tous les étudiants restèrent. Il est évident que cette radio est effectivement laide, mais sa laideur est justifiée. On aurait facilement pu la peindre («en gris» comme le suggèrent les gens d’Ulm) mais ç’aurait été une erreur. Premièrement, la peinture aurait augmenté le prix de chaque poste d’un vingtième de penny environ, ce qui représente une forte somme d’argent lorsqu’on fabrique un million de radios. La 146


Des usages, des pratiques

deuxième raison est plus importante encore : je ne me sens pas le droit de décider ce qui est esthétique ou «de bon goût» pour des millions d’Indonésiens qui appartiennent à une culture différente de la mienne». * Cet exemple radical soulève toutefois une interrogation capitale concernant la destination de ce type de produits. Rappelons que ce projet était destiné aux «pays en voie de développement» et que beaucoup de projets issus aujourd’hui de démarches similaires, portent encore malgré tout cette image «d’objet pour les pauvres». Pour ne pas aller dans le sens d’un design à deux vitesses, il paraît primordial de prendre en compte d’autres publics, et ce dès la conception du produit. Le frein principal à ces mutations est sans doute d’abord d’ordre culturel. Un consommateur accoutumé à tant d’excès autour des produits, est-il capable aujourd’hui d’accepter un objet «brut»  –  c’est-à-dire sans décor, ni tricherie, ni mensonges –  ou au moins s’en approchant ? Difficile à dire, mais on peut ————————————— * Victor Papanek, Design pour un monde réel, Écologie humaine et changement social, 1971.

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pourtant y voir trois motivations ; la première est qu’une telle démarche pourrait permettre de réduire sensiblement le prix des produits (facteur décisif ), ensuite la simplification du produit devient un argument de plus en plus décisif dans un contexte de produits compliqués et globalement surchargés. Enfin, mais disons-le en dernier, l’aspiration du consommateur à devenir raisonné, et d’affirmer par là-même son adhésion à un ensemble de valeurs liées au développement durable. Ajoutons que tout cela semble possible à deux conditions qui sont, premièrement, trouver un juste équilibre au niveau de l’usage, en résumé faire simple mais sans restreindre la liberté des utilisateurs et deuxièmement, s’appuyer sur une solide image de marque. Effectivement, seule une marque ayant «une bonne image» est à même de faire accepter positivement ces changements aux consommateurs, sans que ceux-ci les vivent comme une régression. Quelques exemples récents laissent en effet présager ces mutations. Citons d’abord la Logan, ce véhicule (d’origine 100% Renault, comme il est toujours précisé) conçu pour les 148


Des usages, des pratiques

pays d’Europe de l’Est avec un prix de départ à 5000€. Cette voiture, pour atteindre son objectif de prix, a donc été ramenée à l’essentiel, optimisée, déconstruite * en quelque sorte (pas de superflu, solide, pratique mais tout en restant sûre, sous garantie de Renault). Les objectifs de vente dépassent toutes les prévisions (plus du double) et le pays qui affiche les meilleures vente à l’exportation est… la France ! **

Image publicitaire pour le véhicule Logan, 2006.

Autre indice, dans le domaine des technologies, la simplicité devient un critère de choix. ————————————— * L’expression est de Jean-Louis Frechin. ** Source Dacia Group, 2006.

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L’objet augmenté

«Faire moins mais faire mieux» devient un discours acceptable. Par exemple, la campagne de publicité lancée par SFR début 2006, affichait qu’on avait fini par «oublier à quoi servait un téléphone» ou encore qu’il y a «3 touches pour tout faire». Notons également la vague d’ordinateurs simplifiés dont on voit apparaître de plus en plus de projets.

Campagne de publicité SFR, Simply, 2006.

Un dernier exemple intéressant est une campagne de publicité de la marque d’articles de sport Patagonia. Cette entreprise californienne, bénéficiant d’une excellente image de marque, mène depuis les années 1970 une politique acti150


Des usages, des pratiques

ve de développement durable. En 2004, la marque se permet de communiquer sur le concept Don’t buy it, unless you need it (Ne l’achetez que si vous en avez besoin), un manifeste écrit par le PDG de l’entreprise.

Couverture du manifeste Change This, Patagonia, 2004.

Accéder plutôt que posséder Il convient de remarquer qu’aujourd’hui, si la logique de la propriété n’a pas disparu, elle est moins l’objet de transactions directes. L’activité économique repose désormais majoritairement 151


L’objet augmenté

sur la marchandisation des relations entre ceux qui possèdent et ceux qui utilisent. D’autre part, au niveau du produit, il convient de dissocier sa «durée de vie» de sa «durée d’usage». La première est sa capacité à durer dans le temps, la seconde, la période effective durant laquelle il va répondre aux besoins et aux désirs de son utilisateur. Pour certains produits, l’écart existant entre ces deux durées est aberrant. Ainsi, une perceuse grand public a une durée d’usage moyenne qui est inférieure à 30 minutes par an, alors que sa durée de vie est d’environ 10 ans *. Concernant les produits numériques, le constat est sans appel, à titre d’exemple 90% des ordinateurs mis au rebut sont encore en état de marche **. La direction du développement de Microsoft®, affirme que quelle que soit la sophistication de votre produit, vous n’êtes jamais qu’à dix-huit mois de le voir complètement dépassé ***. Cela nous amène à considérer le produit différemment : dans une logique d’accès ————————————— * Thierry Kazazian, Il y aura l’âge des choses légères, 2003. ** Ed Van Hinte, Faire durer le jeu, catalogue de l’exposition D.Day, le design aujourd’hui, 2005. *** Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès, 2000.

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Des usages, des pratiques

plutôt que d’acquisition et de possession à long terme. Ainsi, comme le faisait remarquer Jeremy Rifkin, aujourd’hui, même les consommateurs finaux ont à peine le temps d’expérimenter un produit, un service ou une technologie avant que ceux-ci ne soient remplacés par une nouvelle version encore plus performante. Dans ce type d’environnement hypercommercial, l’idée même de propriété semble passablement déplacée. À quoi sert d’acquérir la propriété d’un produit ou d’une technologie qui risque d’être obsolète avant même qu’on ait fini de la payer ? * Ce changement conduit les entreprises à une redéfinition de leur offre, les amenant à diversifier leurs savoir-faire et leur manière de concevoir les produits. Il s’agit là d’une évolution profonde, marquant le passage du statut de «producteur du produit» à celui de «prestataire du service rendu par le produit». L’objet est en quelque sorte «désacralisé» puisqu’offrir un service équivaut à vendre un résultat, quel qu’en soit le moyen. Pour l’entreprise qui franchit cette étape, cela veut dire revoir son organisation et c’est sou————————————— * Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès, 2000.

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L’objet augmenté

vent là le principal frein au changement. Effectivement, à l’éventuel travail de production, s’ajoutent des investissements dans le domaine du service, de l’assistance client, de la maintenance des produits, voir de leur «remanufacture». Comme l’explique Wim Roelandts, de Hewlett-Packard, «nous ne sommes plus de simples vendeurs de bidules électroniques, nous sommes en train de devenir des experts en conseil» *. Il en résulte donc une relation nouvelle avec le client, caractérisée notamment par un suivi permanent de ses besoins, rendu possible par le développement des technologies de l’information. Il s’agit donc d’avantage d’établir une relation à long-terme avec le client plutôt que de multiplier les transactions discontinues. Si l’objet n’est évidemment pas absent de ce schéma il doit par contre être considéré différemment. Le terme de «produit» perd la signification qu’il avait directement hérité de la révolution industrielle en devenant davantage un support pour un usage qu’un objet possédé **. ————————————— * Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès, 2000. ** Thierry Kazazian, Il y aura l’âge des choses légères, 2003.

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Des usages, des pratiques

Redéfinir le rapport de l’utilisateur au produit en ces termes peut alors conduire à repenser le produit en amont et envisager sa conception de manière structurellement différente. À quoi ressemblerait aujourd’hui notre monde si Henry Ford avait conçu l’automobile comme un service plutôt que comme un produit et avait décidé de louer des voitures au lieu de les vendre ? ** Dans cette optique, une entreprise automobile, par exemple, n’est plus «un simple vendeur de voitures» mais un expert en solutions de mobilité de ces clients. Ainsi, un service de location avec option d’achat (LOA), ou leasing, permet d’utiliser un bien en tant que locataire pendant une certaine durée et de décider d’en devenir ou non propriétaire à la fin de la période de location. Cette solution garantit également un service d’assistance et de maintenance pendant toute la durée du contrat. En complément, un service de location bien conçu permet à un même client d’utiliser différents véhicules, selon le besoin du moment (déplacement urbain en vélo l’été, véhicule de vacances, véhicule professionnel, déménagement…) et de ————————————— * Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès, 2000.

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disposer à chaque fois de la solution la mieux appropriée. Le client n’achèterait pas «une voiture», mais un «forfait mobilité», élaboré personnellement avec l’expertise de l’entreprise, correspondant au mieux à ses besoins de mobilité. Une entreprise comme Renault par exemple, est aujourd’hui bien engagée dans cette démarche de services (Renault rent, leasing, contrats d’assistance, scooters, vélos…). Pour garantir une relation personnalisée entre le client et les vendeurs, Renault a même créé un outil d’aide à la vente innovant : le «poste vendeur». Cet outil informatique permet notamment de présenter la totalité de l’offre de véhicules neufs et de services, configurer un véhicule en fonction des besoins du client, reprendre un véhicule d’occasion, proposer un financement personnalisé et proposer des contrats de services. Tout vendeur peut ainsi créer un dossier client personnalisé, consultable par la suite, dès que nécessaire, par les experts du réseau (entretien, réparation, etc.) […] en 2006, l’ensemble des concessionnaires européens devrait disposer de ce précieux outil de vente *. ————————————— * Source Renault, 2005.

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Des usages, des pratiques

Par ailleurs, une voiture est d’abord synonyme de liberté, aller «n’importe où quand on veut», pouvoir s’arrêter et même changer de destination en cours de route, elle offre également un espace privé, confère un statut social… Un ensemble de raisons qui font qu’elle convient parfaitement pour certaines situations. Mais à d’autres moments, elle devient contraignante (embouteillages en ville, pas de stationnement, fatigante pour des longues distances, trop petite pour un déménagement…). Le fait de la posséder incite à l’utiliser malgré tout, au détriment de solutions mieux adaptées à certaines situations. En général, l’automobile d’un particulier reste à l’arrêt 92% de sa vie. Pourtant, à titre d’exemple, le groupe PSA Peugeot-Citroën a produit 3 405 069 véhicules pour l’année 2004, chaque jour ce sont ainsi 14000 véhicules qui sortent des usines du groupe. Ces chiffres augmenteront encore, puisqu’en 2006 PSA inaugure l’usine de Trnava, en Slovaquie, avec une capacité de production de 300 000 véhicules par an *. On comprend alors ————————————— * Source PSA Peugeot-Citroën, 2005.

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L’objet augmenté

que l’urgence n’est pas tant de re-dessiner une nouvelle voiture que d’imaginer de nouveaux services et de nouvelles pratiques de la mobilité, l’intégrant éventuellement, mais dans une vision élargie. Le travail de design devrait ici privilégier «une logique horizontale», c’est à dire simplifier l’accès aux différentes solutions de mobilité proposées par l’entreprise, voir imaginer d’éventuels partenariats (transports urbains, ferroviaires ou aériens par exemple). Un ensemble d’outils et de services bien conçus devraient faciliter l’accès à la location, à l’utilisation de divers véhicules, à la co-utilisation… il s’agirait de tisser des liens entre diverses composantes pour proposer des solutions au moins aussi séduisantes et confortables que la possession d’un véhicule privé. Cette démarche de conception pourrait être appliquée à beaucoup d’autres exemples car bien souvent, raisonner en terme d’accès à un service permet d’apporter des réponses pertinentes à notre pluralité et diminuer notre assujettissement à la matière.

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Des usages, des pratiques

Associer plutôt que produire Le monde est plein d’objets plus ou moins intéressants, il ne semble pas nécessaire d’en ajouter davantage. La posture du créateur qui cherche à associer et ré-utiliser le plus possible ce qui est déjà disponible, en essayant de le combiner, de le ré-agencer s’inscrit dans cette «logique horizontale», telle que nous l’avons évoquée précédemment. Il est par ailleurs intéressant de constater que ces questions se sont posées dans le domaine de l’art depuis bien longtemps. Ainsi, en regardant l’art comme un indicateur et à travers le choix d’exemples précis, nous esquisserons un parallèle entre trois pratiques artistiques spécifiques et notre réflexion sur la posture du designer. Effectivement, chacune à leur manière, et que ce soit dans leurs intentions ou non, elles interrogent l’art lui-même, ses fondements. Elles invitent à réfléchir sur la véritable essence de la pratique artistique, et par là-même contribuent à la faire évoluer. Le point commun entre les trois exemples qui suivent est que ce sont des oeuvres dans lesquelles l’idée est essentielle et le matériau 159


L’objet augmenté

secondaire […] sans prétention ou dématérialisé» *. L’objet est ici subsidiaire, un moyen servant d’autres fins. Le créateur travaille d’abord l’idée, le sens, avant de s’intéresser, éventuellement , à son vecteur.

Picasso, Nature morte à la chaise canée, 1912.

Tout d’abord, prenons l’exemple de Pablo Picasso, qui avec sa Nature morte à la chaise canée de 1912, intègre des éléments existants dans sa toile. En effet, la partie représentant le canna————————————— * Lucy Lippard, citée par Tony Godfrey, L’Art Conceptuel, 1998.

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Des usages, des pratiques

ge de la chaise est en réalité un morceau de toile cirée imprimée, directement collé sur le tableau. Cet acte a priori anodin, peut pourtant être vu comme le point de départ d’une véritable révolution. Pour cause, une fois que l’on a accepté cet acte, un tableau ne nécessite plus d’être «peint». Mais par le collage notamment, le travail peut consister à réutiliser, détourner des éléments existants. Ce premier exemple est déjà largement admis dans la pratique du design. Il induit l’idée qu’un produit peut être le résultat de l’association d’éléments pré-existants avec d’autres créés spécifiquement. Si l’on rapporte cette démarche au travail du designer, l’intervention se ferait ici à deux niveaux, tout d’abord la conception spécifique d’une partie seulement des éléments constitutifs de l’objet, puis la manière de les assembler avec d’autres parties déjà existantes. Effectivement, il n’est pas toujours nécessaire de refaire ce qui existe déjà. Le but ici est plutôt d’assimiler ce qui est disponible et de l’associer avec un complément d’objet ou un objet à compléter, dans une logique de «demiobjet». 161


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Ensuite, intéressons nous au cadeau de Man Ray. Quand il arriva à Paris en 1921, il prit un fer à repasser sur lequel il colla des clous. À l’instar de la bicyclette de Marcel Duchamp, deux objets banals se trouvent réunis en un seul. Les allusions érotiques et violentes apparaissent alors de manière évidente, «vous pouvez rédui-

Man Ray, cadeau, 1921.

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Des usages, des pratiques

re une robe en lambeau avec ça» faisait remarquer Man Ray *. Ainsi, du simple fait de l’association de deux éléments anodins et pré-existants, découlent des significations nouvelles. Dans le cadeau de Man Ray, on remarque que l’acte de création réside ici uniquement dans l’assemblage d’éléments pré-existants et facilement disponibles. Appliqué au design, cela signifie qu’aucun élément matériel n’est produit spécifiquement, le produit final résulte simplement du choix pertinent fait par le créateur de deux ou plusieurs éléments pré-existants et de l’énergie nécessaire à leur assemblage. Dernièrement, à la fin des années 1960 à New York, un groupe d’artistes autour du galeriste et promoteur Seth Siegelaub entame la refondation de l’art sous un angle théorique **. Effectivement, Robert Barry, Douglas Huebler, Joseph Kosuth et Lawrence Weiner travaillent chacun à leur manière dans le sens d’une dissolution totale de l’objet d’art. Ainsi, Wiener présente ses travaux sous la forme de simples énoncés des————————————— * Tony Godfrey, L’Art Conceptuel, 1998. ** Daniel Marzona, Art Conceptuel, 2005.

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criptifs d’une action ou d’un processus, en les présentant comme des faits. Ces mots n’étaient pas «exposés» à proprement parler mais écrits à la main sur des feuilles volantes ou imprimés dans des catalogues. Entre 1968 et 1969 il présente ainsi SIX TEN PENNY NAILS DRIVEN INTO THE FLOOR AT INDICATED TERMINAL POINTS (six clous à dix centimes enfoncés dans le sol à des endroits précis) ou encore A WALL STAINED BY WATER (un mur taché d’eau). Peu importe qu’elles soient réalisées ou pas, Wiener manifeste un refus de l’esthétique objectale. Il est d’avis que chaque réalisation, qu’elle soit exécutée par lui ou par d’autres, ne constitue qu’une possibilité parmi un nombre incalculable de possibilités équivalentes *. Ainsi, l’objet n’a pas besoin d’être édifié, la proposition reflète le positionnement de l’artiste et le receveur quand à lui, décide des conditions de sa réalisation ou non, selon ses besoins. Les gens qui achètent mes travaux peuvent les transporter partout où ils vont et les reconstruire si ça leur plaît. S’ils les gardent en tête c’est bien aus————————————— * Daniel Marzona, Art Conceptuel, 2005.

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Des usages, des pratiques

si. Ils n’ont pas besoin de les acheter pour les avoir, il leur suffit de les connaître.* Ce dernier exemple radical peut être vu dans la continuité des deux précédents. Ainsi, le premier introduit l’idée que le créateur peut avoir recours à des éléments pré-existants dans son travail, en les combinant de manière astucieuse avec sa propre production. Le second pousse la démarche plus loin, puisque dans ce cas, il n’y a plus de production d’éléments spécifiques, mais seulement une action, qui par son énergie relie, associe, combine ou juxtapose plusieurs éléments pré-existants entre eux, dans le but de faire émerger des pratiques et significations nouvelles. Dans notre dernier exemple, l’action même de combiner les éléments entre eux échappe au ressort du créateur. Ce dernier se contente d’énoncer une idée, un procédé, en quelque sorte un mode d’emploi de l’objet et non l’objet lui-même. Cette posture radicale présente cependant deux caractéristiques qui semblent intéressantes, d’une part il y a une ————————————— * Lawrence Wiener, 1969, cité par Tony Godfrey, L’Art Conceptuel, 1998.

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multiplication des possibilités de formalisation de l’objet et d’autre part cette réalisation formelle elle-même n’est pas toujours nécessaire. On parle alors d’un objet virtuel, c’est-à-dire qui est à l’état de simple possibilité ou d’éventualité. Il semble qu’aujourd’hui, dans un contexte de saturation matérielle, un beau défi pour le design soit finalement d’en «faire le moins possible». Ainsi, plutôt que de rajouter de la matière, il semble plus pertinent de se positionner en amont et de réfléchir à comment mieux utiliser celle qui est disponible, mieux l’organiser pour proposer de nouvelles manières d’y accéder et définir de nouvelles pratiques. Dans cette optique, les technologies de l’information peuvent être, comme nous l’avons vu, un moyen efficace, notamment en créant un tissu de relations continues et individualisées entre les entreprises et leurs clients *. Adopter ce positionnement, en tant que designer, n’est pas synonyme d’un mépris de l’objet mais simplement admettre qu’une part de luimême s’est transformée, déplacée hors de la ma————————————— * Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès, 2000.

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Des usages, des pratiques

tière. Effectivement le produit contemporain existe tant dans la qualité de sa réalisation matérielle que dans la définition de ses extensions dématérialisées. Le travail du design devrait se situer à cheval sur ces deux champs, en les articulant de la manière la plus pertinente possible, en créant des représentations appréhendables et désirables. En résumé, l’enjeu est de proposer le service, apporter du plaisir et susciter le désir des gens, en passant le moins possible par la matière de l’objet et au maximum par tout l’intangible qui gravite autour de lui.

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3 | Des représentations

À l’échelle de l’invisible Depuis l’invention du transistor, la miniaturisation est le facteur qui distingue l’électronique des autres domaines technologiques. Nous avons grandi avec l’idée que les ordinateurs ou tout objet intégrant une puce seront, de fait, de plus en plus puissants et toujours plus petits. Le transistor, découvert en 1947 par trois chercheurs de la compagnie Bell Telephone (John Bardeen, William Shockley et Walter Brattain) est un composant électronique semi-conducteur, successeur du «tube à vide», qui a largement contribué au développement de l’électronique telle qu’elle existe de nos jours. Interconnectés dans des circuits-intégrés, les transistors sont notamment à la base des microprocesseurs et mémoires numériques. L’évolution des processeurs suit depuis plus de quarante ans une prévision de Gordon Moore, co-fondateur d’Intel, qui disait en 1965 que le nombre de transistors dans une puce double168


Des représentations

rait tous les deux ans (ramenée aujourd’hui à 18 mois) et que leur prix baisserait à chaque évolution. Aujourd’hui, les microprocesseurs sont partout, des jouets aux feux de signalisation et le moindre téléphone portable aujourd’hui embarque une puissance de calcul supérieure à l’ordinateur le plus évolué d’il y a seulement une décennie. A titre d’exemple, le processeur Intel 4004, commercialisé en 1970 comptait environ 2200 transistors alors qu’en 2006 le processeur Intel Core2 Extreme  – le fleuron actuel de la marque –  dépasse historiquement le milliard de transistors. Pour réussir cette prouesse, les transistors deviennent de plus en plus petits, l’ordre de grandeur est aujourd’hui le nanomètre (un millionième de millimètre). Le processeur Core2 Extreme intègre une technologie de transistors de 65 nanomètres ; Intel vient d’annoncer la production d’un transistor gravé à 45 nanomètres, dont la commercialisation est prévue pour 2007 *. Ce développement technologique bouleverse le rapport forme-fonction. Ce qui détermine réellement la fonctionnalité d’une grande ma————————————— * Source Intel, 2006

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jorité d’objets aujourd’hui est «invisible», car ayant atteint des échelles si petites qu’il devient impossible de le distinguer à l’oeil humain (Intel vérifie ses puces avec un microscope à balayage électronique !).

Intel Fab 24, la quatrième plus importante usine du groupe, située à Leixlip en Irlande, 2005.

Les nanotechnologies résultent de la convergence d’un ensemble de domaines scientifiques, dont la biologie, l’électronique, la mécanique, l’optique et la chimie. Les nanomatériaux peuvent s’interfacer directement avec des atomes ou des structures moléculaires biologiques, qui sont sensiblement de la même échelle. En 2005, l’effort mondial (académique et industriel) pour 170


Des représentations

les nanotechnologies a été estimé à 9 milliards de dollars par la National Nanotechnology Initiative (NNI) américaine *. Les nanotechnologies sont déjà entrées dans notre quotidien (processeurs, lecteurs DVD, automobile, nanotubes de carbones…), en conséquence il n’est pas insensé d’imaginer que dans un futur pas si lointain, certains produits «disparaissent». Cela veut dire qu’ils pourront devenir si petits qu’il sera très facile de les intégrer, de les dissimuler et finalement de les oublier. À son paroxysme, le produit s’efface véritablement au profit du service rendu et l’Homme appréhende le monde sans «interférences matérielles» perceptibles.

Auger-Loizeau, Audio tooth implant, projet d’implant technologique permettant de recevoir un signal audio, 2003. ————————————— * Dorothée Benoit-Browaeys, Nanotechnologies, le vertige de l’infiniment petit, Le Monde Diplomatique, 2006.

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L’objet augmenté

En attendant, il faut bien admettre que la plupart des objets que nous fabriquons aujourd’hui sont orientés vers l’intérieur *. À l’époque où la technologie était «macroscopique», l’objet tenait une double promesse qui était pour l’utilisateur de pouvoir «saisir» l’objet et en supposer l’usage au premier coup d’oeil et d’autre part, pour les «designers» un volume suffisant pour le formaliser en adéquation avec la technologie qu’il enfermait. Or aujourd’hui, avec notamment la réduction de nos espaces de vie et une aspiration forte à la mobilité, la miniaturisation des produits est une qualité indéniable. Le designer industriel voit cependant s’amenuiser ce qui était son principal moyen d’expression jusquelà : la forme physique de l’objet. Pour dépasser ces restrictions d’ordre spatial, des espaces dynamiques apparaissent sur la peau extérieure de l’objet (témoins lumineux, écrans…). Ces espaces permettent, par le caractère infini du temps, de faire apparaître une multitude d’informations. ————————————— * John Maeda, Maeda@Media, 2001.

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Cassette audio et lecteur MP3.

C’est ainsi que nous percevons un nombre croissant de produits par leur écran d’affichage. Notre attention au corps de l’objet glisse peu à peu vers son «image opérante», l’interface sans laquelle il n’est plus appréhendable. Les méthodes et manifestes du «design traditionnel» ne sont plus suffisants à l’heure où les supports de ces «surfaces dynamiques» perdent leur pertinence et leur signification. Le design doit dès lors, être abordé dans une démarche pluridisciplinaire, abordant notamment les questions d’interfaces et de représentations symboliques. A propos de nos us et coutumes L’objet technique contemporain ne révèle que très rarement ce qu’il est intrinsèquement. Il est généralement perçu par sa «boîte», qui contient 173


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la technologie et protège les composants. Ces derniers se trouvent souvent cachés à l’intérieur du boîtier et nous ne les voyons pas. Il résulte de cette dichotomie une propension à l’ornementation, à la forme «gratuite», sans doute plus affirmée que pour d’autres objets. Faisons un rapide parallèle avec l’architecture métallique au XIXe siècle. La gare d’Orsay par exemple, conçue par Victor Laloux et inaugurée en 1900 devait revêtir un aspect particulièrement confortable et luxueux, en accord avec la beauté du site et l’élégance du quartier. Ainsi, toute la remarquable structure métallique du bâtiment est totalement masquée. La nature industrielle du bâtiment étant jugée «inacceptable», la construction est dissimulée à l’extérieur sous une pompeuse façade en pierre de style éclectique, et à l’intérieur par un second plafond garni de caissons de staff. En sémiologie  – la science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale * –  on parlera dans ce cas d’un processus symbolique. Un signe se définit par la relation entre un élément percep————————————— * Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, 1916.

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tible, le signifiant, et le sens qui lui est donné à travers un code plus ou moins construit, le signifié. On peut distinguer deux types de signes, l’icône et le symbole *. L’icône renvoie à l’objet signifié au moyen d’une ressemblance avec celui-ci, alors que le symbole s’appuie sur des conventions d’ordre culturel, basées sur une association d’idées ou de valeurs. Ainsi, dans notre exemple de la gare, la façade en pierre et le double-plafond en staff renvoient symboliquement au luxe et à la bourgeoisie. S’interroger sur l’authenticité d’une forme conduit alors aux logiques de la sémiologie. De la compréhension du signe découle un sens informatif caractérisant sa nature et sa fonction, un sens connoté, plus complexe, le rattachant à des valeurs symboliques et culturelles précises et enfin, un sens personnel plus insaisissable s’appuyant sur des expériences propres à chacun. Globalement, un signe est efficace lorsqu’il partage un code commun avec son observateur et le sens perçu est le fruit de l’interprétation de ce dernier et des intentions du créateur. ————————————— * D’après les travaux du sémiologue et philosophe américain Charles Sanders Pierce.

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Les objets peuvent être abordés comme des signes, puisque via un certain nombre de codes ils sont vecteurs de sens. Les sens signifiés que nous percevons en regardant l’objet émanent de sa forme, son aspect extérieur et bien souvent, d’un autre signe qui lui est superposé  – celui de la marque, que nous aborderons par la suite. Pour le créateur industriel, la maîtrise du sens perçu d’un produit représente un objectif important. La forme de l’objet peut permettre à son utilisateur de comprendre à quoi il sert, comment il s’utilise, mais également de le rattacher à un univers, à des valeurs auxquelles il peut s’identifier et adhérer, ce qui représente un élément décisif à l’achat du produit. La forme d’un objet-signe peut-être considérée selon son double fondement, «motivé» et «arbitraire» *. Ainsi, le caractère motivé d’une forme provient de contraintes réelles (techniques, ergonomiques…) alors que son caractère arbitraire le rattache à un ensemble de conventions sociales et culturelles, sans justification structurelle. ————————————— * Maurin Donneaud, Interfaces, mémoire de fin d’études, 2005.

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De ces observations on voit alors se dessiner la problématique de la formalisation des objets nouveaux ou structurellement innovants. On peut ainsi comprendre la logique qui a conduit à «travestir» les constructions métalliques, comme la gare d’Orsay précédemment citée. Au-delà même du «refus» de l’architecture métallique, il s’agit peut-être plus justement d’un phénomène de persistance des codes culturels établis, rendant «insensée» (dépourvue de bon sens) pour une majorité de personnes la référence symbolique à l’usine pour un édifice à vocation prestigieuse. J’aimerais illustrer ici mon propos avec un exemple un peu plus détaillé, celui de l’ordinateur personnel. Dès 1945, Vannevar Bush, précurseur éclairé, imaginait le MEMEX. Ce projet peut être considéré comme l’ancêtre de tous les systèmes hypertextuels car les concepts qu’il a introduit sont encore valides aujourd’hui. Ce dispositif, révolutionnaire sur le plan de notre relation à l’information, a cependant contribué à ancrer durablement l’ergonomie de nos machines et de leurs interfaces numériques autour de l’image du «bureau». 177


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Vannevar Bush, Memex, image extraite de l’article As we may think, paru dans la revue The Atlantic, 1945.

En 1981, Xerox commercialise l’ordinateur Star 8010, tirant parti des recherches issues du Xerox PARC (Palo Alto Research Center). Cet ordinateur disposait déjà d’une interface graphique (GUI - Graphic User Interface) utilisant des représentations archétypales telles que le document et le porte-document. Il influencera la conception de l’ordinateur Lisa, commercialisé en 1983 par la firme Apple Computer. Effectivement, en 1979, un groupe de développeurs de chez Apple dont Steve Jobs assiste à une démonstration au PARC. Ils avaient été invités par Xerox qui, ayant investi dans la toute jeune 178


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société Apple, souhaitait leur montrer ce qui était en cours de développement *.

Apple Lisa (Local Integrated Software Architecture), capture d’écran de l’interface graphique, 1983.

Depuis ces deux pionniers que furent le Xerox Star et l’Apple Lisa au début des années 1980, la métaphore du bureau est si bien intégrée dans nos machines numériques qu’elle semble aujourd’hui immuable… Pourtant, celle-ci, loin d’explorer au maximum les possibilités offertes par la technologie, y calque un ensemble de contraintes issues du monde réel. Dans le monde physique un fichier se range dans un dossier alors que l’informatique signifie juste————————————— * Serge Rossi, Histoire de l’informatique, 2004.

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ment l’ubiquité, un fichier informatique n’a pas les limites d’une feuille de papier, etc. Il est malheureux que la technologie d’affichage de nos ordinateurs ait été conçue autour de la métaphore plate et rectangulaire du papier massicoté plutôt qu’en fonction de l’espace non-plat, nonrectangulaire et infiniment multidimensionnel de l’informatique pure. * Certes, cette conception bi-dimensionnelle commence aujourd’hui a être remise en question (Apple Front Row, Windows Vista™, …). Pourtant, c’est bien la métaphore symbolique du bureau qui a largement contribué à la démocratisation de l’informatique, en calquant un ensemble de symboles déjà connus (une fenêtre, un dossier, une feuille, une corbeille, …) sur un objet jusque-là obscur, l’ordinateur. Le prix à payer aujourd’hui pour cela est la difficulté d’un changement de fond de nos interfaces ; nous sommes tous habitués à cette organisation qui, même si elle ne permet pas de tirer pleinement profit des capacités spécifiques du ————————————— * John Maeda, Maeda@Media, 2001.

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numérique, présente l’avantage d’être assimilée par le plus grand nombre. Probablement, le symbole même du bureau n’est plus vraiment adapté pour parler de mobilité et de «loisirs numériques», l’ordinateur n’est plus la «machine de bureau» qu’il était il y a 25 ans. Ses fonctionnalités se sont largement développées et étendues à d’autres contextes d’utilisation, comme la musique, la vidéo, les communications interpersonnelles (texte, audio, vidéo), etc. Mais si les usages de l’ordinateur ont nettement évolué, ses représentations et ses principes structurels sont encore quasiment identiques à ceux mis en place dès la fin des années 70… Comment expliquer ce décalage ? Ce phénomène de persistance des codes peut être compris comme conséquence directe de la difficulté de remise des «habitus». Ces conventions culturelles constituent peut-être le seul véritable frein à l’innovation et remettent la question de l’usage, et donc de l’humain, au centre du problème. Humaniser c’est rendre une chose plus supportable à l’Homme, la mettre à sa portée. Notre rythme d’assimilation, d’apprentissage de nouvelles pratiques est beaucoup 181


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plus lent que celui de l’évolution technique qui pourrait les occasionner. Paradoxalement, c’est également à travers de nouveaux produits «en rupture» par rapport à la tradition que peuvent changer ces conventions culturelles. Pour être créatif, il faut être capable d’abandonner le confort de l’habitude, ce qui dans le cas d’un produit industriel signifie justement «prendre des risques». Ce problème d’adoption culturelle d’une forme, est d’une certaine manière résumé par le designer Raymond Loewy, à travers sa formule «MAYA» (Most Advanced Yet Acceptable, le plus avancé possible mais toujours acceptable). Tenir compte du temps d’adaptation nécessaire, du besoin de repères et autres «freins humains», semble finalement être une concession fondamentalement nécessaire dans la formalisation des projets, aussi innovants soient-ils. 2+2=5 Différentes composantes technologiques s’assemblent aujourd’hui de manière cohérente au sein d’un nouveau système technique fé182


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déré autour du numérique et des réseaux. Ce phénomène de convergence est synonyme d’un fort potentiel d’hybridation et de métissages fonctionnels. Ainsi, les fonctions associées à un même objet deviennent cumulables, versatiles, interchangeables et reprogrammables. Au fil des évolutions techniques et de leur démocratisation, on voit certains produits intégrer des fonctions éloignées de leur usage premier. C’est le cas par exemple du téléphone portable intégrant un appareil photo, de l’agenda électronique qui est compatible GPS ou du baladeur MP3 qui gère la vidéo. Ces métissages, au-delà de la question du sens et de l’usage, posent également celle de la légitimité formelle du produit. Nous avons vu précédemment que le recours à une forme symbolique pouvait aider à la compréhension de nouvelles technologies… Mais à quel archétype faire référence pour un téléphone mobile qui est aussi tour à tour un appareil photo, un lecteur de musique et un agenda électronique ? Les nouveaux objets, issus de l’hybridation de diverses fonctions ne peuvent pas signifier l’identité de chacune d’entre elles. 183


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Ce phénomène de croisements est sans doute une formidable occasion pour concevoir de nouveaux objets, de nouvelles représentations. Au coeur de cette révolution, il y a une réflexion autour de l’usage ; et d’abord en amont, sur le choix des fonctions que l’on veut hybrider, ce qui représente la base décisive du produit. Lorsque l’on peut tout faire, ou presque, le plus difficile est bien de savoir que faire. Revenons sur l’exemple du téléphone mobile qui intègre une fonction appareil photo. Cette association ne semble pas inopportune à l’heure où de plus en plus de gens communiquent de manière visuelle. Toutefois, les «photophones» d’aujourd’hui cherchant à remplir pleinement les deux fonctions d’appareil photo et de téléphone, ne répondent correctement ni à l’une ni à l’autre. Effectivement, en voulant concurrencer les appareils photos normaux ils deviennent trop grands (taille de l’écran, de l’optique, etc…), trop lourds et cela empiète sur leurs qualités de téléphone mobile. C’est un leurre! Ce n’ai pas le marché qui fait le succès du téléphone avec appareil photo. Ce sont les 184


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constructeurs et les opérateur qui ne proposent que des téléphones qui ont tout un tas de fonctionalités tatalement superflues. Photo, agenda, blocnote (texte & vocal), caméra vidéo internet & 3G (pour des sommes colosales)…C’est tout juste si on peut encore téléphoner avec! Je veux un téléphone […] sans mms, sans appareil photo, sans video. Un téléphone et rien d’autre. le constructeur qui sort tel téléphone aura ma clientelle instantanée;-) mais pas ma photo. Si le tout n’est pas égal à la somme des parties, un «photophone» ne sera jamais un téléphone ET un appareil photo, mais un nouvel objet ayant pour usage premier quelque chose comme «capturer, recevoir, visionner et partager des images en situation de mobilité». Situé entre un appareil photo numérique et un téléphone mais ne remplaçant aucun des deux. De plus, accentuant la notion de partage, le scénario d’usage d’un tel produit pourrait inclure un service de publication simplifié des images sur un espace web (blogs, video-blogs, FlickR…) directement depuis le terminal mobile… ————————————— * «Bruno», commentaire publié sur www.zdnet.fr.

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Une bonne conception du service pourrait d’ailleurs le rendre accessible à des terminaux déjà existants. Se pose alors le problème des représentations d’un tel objet, et des codes à emprunter ou à créer pour le caractériser. Dans cette optique, en partant d’une réflexion sur les pratiques on peut dégager un certain nombre d’éléments clés, un positionnement duquel découle l’objet. Dans un deuxième temps, le choix des composants technologiques appropriés (taille, disposition, connectiques…) et la définition d’un type d’interaction avec le corps de l’utilisateur constituent des éléments structurants, sur lesquels il est possible de s’appuyer pour trouver la forme «juste» d’un objet technologique. La formalisation du produit peut alors se résumer à résoudre cette équation à trois variables totalement imbriquées qui définissent une pratique : les services, la technologie et le type d’interaction. Le choix préalable de la technologie est capital, c’est un élément décisif sur l’aspect formel des objets aujourd’hui. Les composants dictent la taille, le poids et le prix de l’objet, autant de facteurs très influents sur son usage. 186


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L’interaction avec le corps de l’usager nous amène à aborder la notion d’interface. La définition première du mot interface nous vient de la chimie, il s’agit d’une surface de contact entre deux parties de matière ou d’espace. Dans le domaine de l’informatique s’y ajoute la notion d’échange d’information, elle se définit alors comme la jonction entre deux matériels ou logiciels leur permettant d’échanger des informations par l’adoption de règles communes physiques ou logiques. La notion d’interaction peut être utilisée pour décrire les relations existantes entre une multitude de choses situées dans un entre-deux, reliant deux ou plusieurs entités et permettant des échanges selon des règles particulières. Ainsi, même à l’échelle d’un produit on peut distinguer divers niveaux d’interaction : l’objet lui-même peut être considéré comme une interface entre moi et le monde, sa poignée comme une interface entre ma main et lui, un écran est l’interface entre ma perception visuelle et les flux d’informations, un bouton entre mon doigt et la fonction désirée, etc. Cette interaction peut être l’élément le plus représentatif d’un produit, celui qui le carac187


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Différents exemples d’interactions physiques, d’après Designing for Small screens, 2005.

À gauche, Apple iPod Nano avec molette cliquable, 2005. À droite, image de couverture du livre The cult of iPod, Leander Kahney, 2005.

térise. Prenons par exemple le cas du baladeur numérique d’Apple, le fameux iPod. L’identité du produit est intimement liée à la molette qui permet de naviguer dans l’interface logicielle. Peu à peu, celle-ci a évolué, s’est simplifiée pour finalement intégrer en 2004 toutes les commandes dans cette unique molette cliquable 188


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(Clickwheel). Le succès de l’iPod est sans doute dû pour une large part à cette forme d’interaction, qui souvent d’ailleurs le désigne par synecdoque (une partie signifie l’ensemble). Effectivement, si je vous dessine la molette, vous «voyez» le iPod. Cependant, il s’agit bien plus que d’une simple image, puisque cette molette au-delà de caractériser visuellement l’objet définit également la manière dont je vais l’utiliser et l’appréhender. Il est bien question dans ce cas d’une relation qui constitue une représentation du produit. Il est intéressant de noter qu’en terme de design, partir de la notion d’interaction pour concevoir le produit  – définir «la relation comme forme» –  imbrique intimement l’image, le support physique et l’interface logicielle en un tout cohérent.

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La marque et le marketing Dans un contexte où l’établissement et le maintien de relations commerciales avec le client deviennent plus important que le fait de fabriquer des produits, le marketing joue un rôle de plus en plus conséquent. Par là-même, certains spécialistes suggèrent de considérer les technologies de l’information d’abord comme des «technologies relationnelles». Ces dernières représentent un puissant outil marketing, par leur capacité à happer le consommateur dans un réseau dense de relations commerciales continues *. L’ambition commerciale sous-jacente à cet établissement de relations à long terme est de transformer en marchandise le maximum d’expériences tout au long de notre vie. Les spécialistes en marketing utilisent l’expression «lifetime value» (LTV) pour souligner les avantages de la logique de l’accès sur celle du produit en terme de durée de la relation marchande avec le client […] ce chiffre exprime le nombre de produits qu’un client est censé acheter au cours de sa vie ainsi que ————————————— * Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès, 2000.

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la valeur des services annexes qu’il devra probablement consommer *. Le rôle principal du marketing peut donc être compris comme le fait de créer et maintenir des relations au sein d’un réseau de clients, par l’identification à un ensemble d’idées ou de «valeurs» rattachées au produit et susceptibles de créer des communautés d’intérêt. Ce phénomène n’est d’ailleurs pas nouveau, ainsi dès la seconde moitié du XIXe siècle avec la montée en puissance de la marchandise, l’objet industrialisé est coupé du tissu d’évidences qui le caractérisait auparavant ** (l’identité de celui qui le fabriquait, le lieu où l’on en faisait l’acquisition, le temps et les usages nécessaires à son obtention...). Ainsi, comme pour racheter son statut d’objet en série, il devient nécessaire de lui recréer une aura. Cette création d’un univers autour de l’objet de consommation passe par trois axes restés quasiment inchangés et intégrés aujourd’hui par le marketing. D’abord, la mise au point d’un potentiel d’auto-certification de l’objet par l’adjonction ————————————— * Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès, 2000. ** Bruno Remaury, Marques et récits, 2004.

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de signifiants (nom, marque, logo...). Ensuite, l’optimisation des conditions de vente, et enfin l’énonciation d’un discours qui accompagne l’objet. Ces trois conditions sont au coeur d’une révolution marchande, qui a détourné l’intérêt de la formalisation matérielle du produit vers un imaginaire immatériel dont il devient simplement le support. La première étape du travail du marketing consiste à créer une conscience du produit. Le consommateur doit prendre connaissance de l’existence du produit ou du service que vous offrez et que vous pouvez alors espérer lui vendre *. Il s’agit ici de tout le domaine de la communication (campagnes de publicité ciblées, organisations d’événements, salons, …). La deuxième étape consistera à lui définir une identité. Remarquons ici que l’identité d’un produit se construit dans une relation complexe et imbriquée avec celle de sa marque - qui s’exprime généralement sous forme de logo «plaqué» sur le produit. Une entreprise comme Nike est sans doute un exemple frappant ————————————— * Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès, 2000.

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dans ce domaine. Effectivement, ce que vend Nike c’est avant tout une marque. Et ce sont ses sous-traitants, des fabricants anonymes du SudEst asiatique, qui donnent une forme matérielle à ces concepts […] de fait, il n’est pas exagéré d’attribuer une bonne part du succès de Nike dans les années 1990 aux campagnes publicitaires de Weiden et Kennedy, l’agence qui a contribué à faire des chaussures Nike un des objets de consommation les plus convoités au monde *. Le client peut ensuite s’identifier au produit (bien ou service) et/ou à sa marque, qui devient une des nombreuses caractéristiques à travers lesquelles il peut se différencier de ses semblables. Conduire une Renault Clio ou un Porsche Cayenne est tout autant l’expression d’un statut social et de valeurs qu’un moyen de transport. La troisième étape du travail du marketing, est celle qui consiste à entretenir une relation avec le client, telle que nous l’avons vu précédemment. C’est elle qui va permettre à l’entreprise de proposer un ensemble de services annexes, d’expériences ou de nouveaux produits pendant toute la durée de cette relation. ————————————— * Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès, 2000.

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Une quatrième et dernière étape peut être la création d’un lien communautaire. L’entreprise met ses clients en relation entre eux et cherche ainsi à consolider un intérêt commun pour la marque ou les différents types de produits qu’elle fournit. Pour briser cette relation, les concurrents éventuels doivent franchir l’obstacle des liens qui se sont créés entre amis, collègues et parents. Cependant, il ne faut pas attribuer à cette logique consumériste un trop grand pouvoir. Effectivement, elle n’est pas hégémonique et ne semble pas capable de tout absorber et de tout recycler selon ses propres logiques. Certaines valeurs ne sont pas prêtes de basculer dans le consumérisme pur * et malgré les exigences du marketing poussant vers l’obsession de l’image et la marque, il n’en reste pas moins que l’honnêteté intellectuelle et le souci du vrai continuent à être l’apanage de beaucoup de personnes. Les gens ne sont pas si dupes que ce que certains experts en marketing voudraient bien croire. ————————————— * Sebastien Charles, L’individualisme paradoxal, préface du livre Les temps hypermodernes, 2004.

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Par conséquent, la recherche du sens et de la pertinence véritable des produits reste un élément essentiel et incontournable. À force de nier la qualité du produit ou des services, le décalage entre le produit et «son discours» devient caractéristique et la tromperie ostensible. Le rôle du marketing est, certes, essentiel dans le contexte économique et industriel contemporain, mais il ne saurait remplacer celui du design. En effet «vendre du vent de la meilleure façon qui soit» est aussi absurde que «concevoir le meilleur produit qui soit et ne pas réussir à le vendre». Ces deux outils que sont le marketing et le design sont parfaitement complémentaires et ont tout intérêt à travailler ensemble, dans un juste équilibre avec un respect mutuel et réciproque.

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Conclusion

Demain, designer

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Peut-être le travail intellectuel est-il, par son caractère indépassablement artisanal et amoureux, ce qui opposera ici et là, la résistance la plus opiniâtre à la frivolité et au devenir-spectacle du monde. * Voilà, «amour» le mot est dit et à mon sens le design peut se résumer en trois mots : croire, construire et aimer. Aimer, puisque l’amour est la plus belle preuve de l’Homme. À l’instar de construire, aimer est un tout indissociable, on aime avec la tête tout autant qu’avec le corps. Aimer c’est un mouvement de dévouement qui porte vers un idéal. D’ailleurs, aimer ça ne s’explique pas. Croire, c’est d’abord admettre quelqu’un ou quelque chose comme réel, puis c’est s’y rapporter, s’y fier et plus encore, avoir confiance en sa véracité, son efficacité. ————————————— * Gilles Lipovetsky, Monument interdit, Revue Le débat, 1980.

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Construire enfin, représente la théorie indissociable de la pratique, ainsi c’est bâtir, édifier selon un plan et, en même temps, concevoir ou élaborer quelque chose dans le domaine intellectuel.

Design, David Gauquelin, 2007.

Ces trois axiomes représentent aujourd’hui pour moi la quintessence du design, celui vers lequel je souhaite tendre, celui en lequel je crois 200


et qui sont pour moi sa raison d’être. Appliqués à la création industrielle, ils légitiment le rôle du design. L’espace mouvant du design se dessine alors entre ces trois mots et devrait être le plus équilibré possible. Justement, par cette réflexion, à la veille de devenir  – je l’espère –  designer, il m’a semblé essentiel d’explorer la nature intime du design tel que j’envisage de le mettre en pratique. Il s’agit de se demander, au fond, pourquoi et comment naissent les produits ? Dans ce processus, le design n’est qu’un élément d’une séquence d’innovation industrielle, mais il dépend de tous les autres éléments de la série. Pour penser le design, il faut donc penser en dehors du design et s’intéresser à toute la séquence. Aborder le design sous cet angle, c’est le considérer en tant que pratique d’économie politique *, comme le suggère Bernard Stiegler. Je crois que c’est par cette posture que l’on peut chercher des valeurs nouvelles capables d’enrichir, et non d’exploiter, le monde. Nous entrons dans une nouvelle phase de la modernité avec laquelle s’esquisse une «hyper————————————— * Bernard Stiegler, conférence sur Le nouveau monde industriel, Ensci - IRI, le 12 février 2007.

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industrialisation» du monde. Il est effectivement peu de domaines, aujourd’hui et demain, qui semblent pouvoir échapper à des logiques de fonctionnement industrielles. Le design se trouve sans doute face à de grandes responsabilités. Dans l’optique d’un changement urgent de modèle de société industrielle et en tant que designer, il va falloir prendre des décisions sur l’avenir, faire preuve d’imagination pour produire de la valeur tout autant que de l’intelligence pour le collectif. Cette ambition qui guidera essentiellement ma future pratique de designer est grande, certes, mais on m’a souvent dit que le design est un beau métier et si ce n’est pas le cas il ne m’intéresse absolument pas. C’est donc en dehors de tout pessimisme ou optimisme que je m’engage aujourd’hui sur ce chemin que j’ai commencé à défricher. Cet essai est à comprendre comme une «fabrique à questions», la recherche d’une éthique avec laquelle je souhaite construire la base d’une action et mes projets futurs.

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Remerciements

À Jean-Louis Frechin, pour m’avoir suivi dans cette belle aventure et plus globalement pour son aide précieuse, tout au long de mon parcours dans cette école, à la construction de mon positionnement de designer. Ce mémoire est dédié à l’Ensci, aux gens qui l’ont fait, à ceux qui la font et à ceux qui la déferont.

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Bibliographie et références Livres Les temps hypermodernes Gilles Lipovetsky et Sébastien Charles, Grasset, 2004. Politique Aristote (vers 345 av. J.-C.), Ed. Gallimard, 1993. Pourquoi j’ai mangé mon père Roy Lewis (1960), Ed. Pocket, 1994. La construction du social par les objets Bernard Blandin, PUF, 2002. L’homme symbiotique-Regards sur le troisième millénaire Joël de Rosnay (1995), Ed. du Seuil, 2000. Aristote et la politique Francis Wolff, PUF, 1991. L’âge de l’accès. La nouvelle culture du capitalisme Jeremy Rifkin (2000), Ed. La Découverte, 2005. D.Day, le design aujourd’hui Ed. du Centre Pompidou, 2005. God & Golem Inc. Norbert Wiener (MIT 1964), Ed. de l’Éclat, 2000. Cybernétique et société, ou de l’usage humain des êtres humains Norbert Wiener (MIT 1950), Ed. UGE Paris, 1971. Histoire du design, de 1940 à nos jours Raymond Guidot, Ed. Hazan, 2004. 206


L’écume des jours Boris Vian (1946), Ed. 10/18, 1979. Les deux révolutions industrielles du XXe siècle François Caron, Ed. Albin Michel, 1997. Encyclopédie du Bauhaus Lionel Richard, Ed. Somogy, 1985. Le design, Histoire, principaux courants, grandes figures Anne Bony, Ed. Larousse, 2004. La politique des grands nombres Alain Desrosières, Ed. La Découverte, 1993. Technique et civilisation Lewis Mumford (1934), Ed. du Seuil, 1950. La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité Ulrich Beck (1986), Ed. Aubier, 2001. La société hypermoderne François Ascher, Ed. de l’Aube, 2005. Starck Philippe Starck, Ed. Taschen, 1996. Il y aura l’âge des choses légères Thierry Kazazian, Victoires éditions, 2001. Artefacts. Vers une nouvelle écologie de l’environnement artificiel Ezio Manzini, Ed. Centre Pompidou, 1991. Design pour un monde réel. Écologie humaine et changement social Victor Papanek (1971), Ed. Mercure de France, 1974. L’art conceptuel Tony Godfrey (1998), Ed. Phaidon, 2003. 207


Art conceptuel Daniel Marzona, Ed. Taschen, 2005. Maeda@Media John Maeda, Ed. Thames & Hudson, 2001. Cours de linguistique générale F. de Saussure (1916), Ed. Payot, 1995. Designing for small screens Studio 7.5, Ed. Ava, 2005. The cult of iPod Leander Kahney, No Starch Press, 2005. Marques et récits. La marque face à l’imaginaire culturel contemporain Bruno Remaury, Ed. du Regard - IFM, 2004.

Autres textes Découvrir les inventions Pierre-Damien Huyghe, descriptif d’un projet de convention entre l’Ensci et l’ENSTP, 2006. Nanotechnologies, le vertige de l’infiniment petit Dorothée Benoit-Browaeys, article paru dans Le Monde Diplomatique mars 2006, p. 22 et p.23. Monument Interdit Gilles Lipovetsky, article paru dans la revue Le débat, n°4 septembre 1980, p.45. A scientist rebels Norbert Wiener, revue The Atlantic Monthly, 1947.

http://www.tr ibunes.com/tr ibune/alliage/52/Wiener_ 52.htm

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