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SO L I DA I R E SEPTEMBRE 2011 /// DOSSIER NÉGOCE
LA SUISSE ET LA MALÉDICTION DES MATIÈRES PREMIÈRES
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S O L I D A I R E 217 est édité par la Déclaration de Berne, Association suisse pour un développement Solidaire. Rue de Genève 52 CH-1004 Lausanne Tél. +41 (0)21 620 03 03 Fax +41 (0)21 620 03 00 info@ladb.ch www.ladb.ch CP 10-10813-5 Edition Raphaël de Riedmatten Comité de rédaction Patrick Durisch (pad), Olivier Longchamp (ol), Raphaël de Riedmatten, Géraldine Viret (gv) Collaboration Olivier Longchamp, Patrick Durisch, Géraldine Viret, François Meienberg, Thomas Chappot Lectorat Christiane Droz droz@citycable.ch
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ÉDITORIAL
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DOSSIER NÉGOCE LA SUISSE ET LA MALÉDICTION DES MATIÈRES PREMIÈRES Genève, le paradis fiscal des sociétés de négoce Exploitation du cuivre en Zambie : la DB dépose plainte contre les pratiques fiscales de Glencore Entre commerce et spéculation : le rôle ambigu des sociétés de négoce Ce qui doit changer – nos revendications
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Graphisme Naila Maiorana, Lausanne www.fatformat.com
10 Tirage 7800 exemplaires Parution 6 fois par an ISSN 1661-1357
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Impression Groux arts graphiques SA Le Mont-sur-Lausanne Le journal est imprimé sur papier recyclé. Cotisation / abonnement Annuel Envoi à l’étranger
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SANTÉ RECHERCHE ET DÉVELOPPEMENT PHARMACEUTIQUE L’OMS, une agence menacée de privatisation
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LU POUR VOUS Les remèdes existent, mais les malades continuent de mourir
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CAMPAGNES Succès de la campagne contre le sablage des jeans Lorsque Syngenta finance la recherche académique
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ACTUALITÉS ALIMENTATION : pas de melon breveté dans mon assiette ! ACCORDS BILATÉRAUX : l’Inde rejette une clause controversée ETHICA : le jeu de la finance responsable
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TALON DE COMMANDE
dès 60 fr. dès 70 fr. (45 €)
La Déclaration de Berne est une association suisse qui s’engage pour des relations Nord-Sud plus équitables par des campagnes d’information et du lobbying auprès des décideurs. Elle est financièrement et politiquement indépendante. Section alémanique Erklärung von Bern Dienerstrasse 12, 8004 Zürich Tel. +41 (0)44 277 70 00 Fax +41 (0)44 277 70 01 info@evb.ch www.evb.ch Postkonto 80-8885-4 Section Suisse italienne Dichiarazione di Berna Casella postale 1356 6501 Bellinzona Tel. +41 (0)44 372 29 76 info@db-si.ch www.db-si.ch Conto postale 69-7236-5 Couverture © Sven Torfinn / Panos Mine de cuivre à Lubumbashi au Congo.
Tous droits réservés. Reproduction avec l’accord préalable de l’éditeur. Septembre 2011.
LA COLONISATION PRIVATISÉE F
orte d’une longue tradition d’analyse des causes profondes des déséquilibres Nord-Sud, la Déclaration de Berne a lancé un vaste projet de recherche sur le rôle de la Suisse dans le négoce des matières premières. Ces dernières années, ce secteur a en effet connu un développement fulgurant dans notre pays, plus particulièrement dans l’Arc lémanique et à Zoug. Après deux ans d’enquête approfondie, les quelque 350 pages de Swiss Trading SA. La Suisse, le négoce et la malédiction des matières premières dévoilent les activités peu connues de ce secteur. Et notre constat est sans appel. Exploitation minière dans des zones de conflits, désastres écologiques et sanitaires, commerce avec des régimes despotiques, pratiques fiscales nuisibles ou spéculation financière : ces activités commerciales, aussi opaques que lucratives, s’apparentent souvent à un pillage systématique des ressources naturelles des pays du Sud. Paradoxalement, ces pays riches en matières premières n’arrivent pas à sortir de l’ornière de la pauvreté, notamment en raison des conditions fiscales particulièrement favorables offertes par la Suisse aux multinationales du négoce. Comme le souligne dans la préface de notre ouvrage l’ancien procureur général de Genève, Bernard Bertossa, l’heure est à l’émergence d’une nouvelle forme de colonisation privatisée : « La Suisse pouvait s’enorgueillir de n’avoir jamais eu de colonies. (…) Elle est aujourd’hui devenue un repaire confortable pour ces nouveaux colons que sont les groupes multinationaux et les acteurs de la Bourse. » Pour la DB, il est désormais évident que les entreprises de négoce doivent impérativement faire l’objet d’une étroite surveillance. Elles doivent immédiatement mettre un terme à leurs activités prédatrices et préjudiciables au développement des pays du Sud.
Raphaël de Riedmatten, rédaction
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DOSSIER NÉGOCE
LA SUISSE ET LA MALÉDICTION DES MATIÈRES PREMIÈRES En quelques années, la Suisse est devenue l’une des principales plaques tournantes du négoce des matières premières dans le monde. Sur trois litres de pétrole vendus sur le marché libre, au moins un l’est depuis la Suisse. Et la proportion se situe autour de un grain de café sur deux, ou encore un kilo de céréales sur trois. Les données de la Banque nationale suisse témoignent de l’évolution fulgurante de ce secteur. En effet, le volume des marchandises échangées (pétrole, cuivre, blé ou sucre), qui ne transitent pratiquement jamais par la Suisse, a été multiplié par 15 entre 1998 et 2010. En 2010, parmi les douze plus grandes entreprises helvétiques, sept d’entre elles sont des sociétés impliquées dans le négoce de ces ressources tant convoitées. Et c’est à Genève, où des sociétés encore inconnues il y a dix ans, réalisent aujourd’hui un chiffre d’affaires qui se mesure en dizaines de milliards de dollars, que cet essor est le plus spectaculaire. Toutefois, ces activités aussi opaques que lucratives sont problématiques. Afin de mettre en lumière le rôle des acteurs suisses qui participent à «la malédiction des matières premières», la DB publie un ouvrage de référence sur le sujet. Eclairage.
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© Meinrad Schade
«
Trading », « courtage » ou « négoce » des matières premières, autant de synonymes pour désigner des opérations commerciales menées par des sociétés jouant le rôle d’intermédiaires entre un producteur de matières premières et une industrie. Le secteur du négoce a connu, depuis le tournant du siècle, une croissance aussi spectaculaire que discrète. Pesant seulement 0,5 % du PIB helvétique en 2000, la part de la branche aurait dépassé les 3 % en 2010, soit plus que le secteur du tourisme ou autant que celui de l’industrie des machines. Certes dopée par la tendance à la hausse des prix des matières premières, cette expansion substantielle correspond toutefois bien à une hausse du poids relatif de la plaque tournante helvétique des matières premières sur les marchés mondiaux. C’est au bout du Léman que ce développement des activités de négoce des dix dernières années est le plus frappant. Selon les chiffres mis en avant par l’organisation faîtière du secteur à Genève, la Geneva Trading and Shipping Association (GTSA), la Cité de Calvin serait désormais la principale place au niveau mondial pour le pétrole, les céréales, les oléagineux, le café et le sucre (voir graphiques en page 8). Désormais, le secteur compterait dans l’Arc lémanique entre 400 et 500 sociétés liées au négoce.
Des sociétés opaques aux chiffres d’affaires exorbitants
Dossier réalisé par Thomas Chappot sur la base de Swiss Trading SA, le nouvel ouvrage de référence de la Déclaration de Berne
Si ces chiffres livrés par l’association faîtière, difficilement vérifiables, doivent être considérés avec précaution, le poids croissant de la place du négoce genevoise dans le commerce international ne fait aucun doute. Le principal facteur expliquant cet essor récent est l’arrivée à Genève, à la fin des années 1990, de firmes spécialisées dans la commercialisation de pétrole émanant en premier
lieu des pays de l’Est. Les relations de confiance établies dès les années 1980 entre les producteurs de pétrole soviétiques et les intermédiaires basés au bout du lac, ainsi que la présence des organisations internationales facilitant les contacts avec les représentants politiques de nombreux pays, semblent avoir ici joué un rôle décisif. Peu connues au-delà des cercles d’initiés, des sociétés comme Litasco, Mercuria ou Gunvor dominent aujourd’hui le très lucratif négoce de pétrole au niveau mondial et leurs revenus ont pris l’ascenseur en l’espace de quelques années seulement (voir tableau en page 6). Les traders genevois commercialiseraient actuellement 75 % du pétrole russe et plus de 50 % du brut kazakh. Le négoce des matières premières agricoles est également important à Genève, où les multinationales Cargill, Bunge et Louis Dreyfus ont pignon sur rue. Le géant américain ADM s’est, quant à lui, installé à Rolle (VD). Ce quatuor domine le négoce mondial de céréales, d’oléagineux, de sucre, de café ou d’agrocarburants. En outre, ces sociétés se sont développées dans la transformation des plantes, des graines et des céréales, et la fabrication des produits qui en sont dérivés. Cette évolution témoigne d’une tendance récente et générale au sein de la branche du négoce : l’intégration verticale, c’est-à-dire la volonté pour ces entreprises de se profiler sur l’ensemble des étapes de production et de vente des produits qu’ils négocient pour augmenter leurs marges. En toute opacité : n’étant souvent pas cotées en Bourse, les sociétés de trading n’ont aucune obligation de communiquer des informations sur leurs affaires. Et en dépit de l’importance des montants qu’elles mobilisent pour des affaires transfrontalières, souvent accomplies dans des pays dotés d’une faible gouvernance ou avec des
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Chiffres d’affaires et bénéfices des principales sociétés de négoce en Suisse
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2004
Chiffre d’affaires VITOL
(en milliards de dollars)
62,0
Bénéfices
GLENCORE
(en milliards de dollars)
Bénéfices (en millions de dollars)
Chiffre d’affaires TRAFIGURA
(en milliards de dollars)
Bénéfices (en millions de dollars)
Chiffre d’affaires GUNVOR
(en milliards de dollars)
70,0 2600 17,6
MERCURIA
145
+107 %
3800
+46 %
79,2
+350 %
690
+351 %
5,0
65
+1200 %
Bénéfices (en milliards de dollars)
+215 %
153,0
289*
(en millions de dollars)
Chiffre d’affaires
195
CROISSANCE
2284*
(en millions de dollars)
Chiffre d’affaires
2010
6,0
Bénéfices
50
+733 %
454*
(en millions de dollars)
*Bénéfices pour l’année 2009.
… en comparaison avec d’autres grandes entreprises suisses 2004 Chiffre d’affaires
2010
CROISSANCE
28
50
+79 %
5600
9996
+79 %
70
104
+49 %
5398
9328
+73 %
24
+47 %
818
+86 %
(en milliards de dollars)
Novartis
Bénéfices (en millions de dollars)
Chiffre d’affaires (en milliards de dollars)
Nestlé
Bénéfices (en millions de dollars)
Chiffre d’affaires
16,4
(en milliards de dollars)
Migros
Bénéfices
439
(en millions de dollars)
Gunvor, premier fournisseur de pétrole russe et quatrième trader de pétrole au monde. Genève. © Meinrad Schade
régimes discutables, ces sociétés ne sont pas davantage soumises à la Loi sur le blanchiment d’argent.
L’essor de la plaque tournante helvétique des matières premières Si la place de négoce genevoise s’est développée rapidement ces dix dernières années, éclipsant même la place zougoise, longtemps considérée comme le lieu de prédilection des activités de négoce en Suisse, l’essor de la plaque tournante helvétique des matières premières est loin de se limiter à un passé récent. Certes, à l’exception de la maison Reinhart de Winterthour, spécialisée dans le commerce du coton, la plupart des maisons de négoce nées sur le territoire fédéral, les « maisons traditionnelles », comme celle des frères Volkart à Winterthour ou du Groupe André à Lausanne, ont
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En comparaison avec d’autres grandes entreprises suisses, la croissance des sociétés de négoce entre 2004 et 2010 est particulièrement marquée.
cessé leurs activités avant le troisième millénaire, rachetées ou en dépôt de bilan. Leur histoire remonte pourtant au XIXe voire au XVIIIe siècle, et leur longévité témoigne de l’existence en Suisse d’une série d’avantages comparatifs traditionnels, ayant permis l’essor de la plaque tournante des matières premières helvétique. En premier lieu, une fiscalité douce, particulièrement pour les multinationales, qui bénéficient de régimes fiscaux cantonaux spéciaux, très commodes pour rapatrier des bénéfices réalisés à l’étranger sans payer d’impôts, ou presque (lire en page 8). Deuxième avantage décisif, la « neutralité » de la Suisse ou, plus exactement, sa capacité à se tenir à l’écart des sanctions économiques et autres embargos décrétés par les grandes puissances ou les organisations internationales. Cette faculté a longtemps permis aux négociants d’accomplir
depuis la Suisse des opérations commerciales (avec l’Afrique du Sud, l’Iran et l’URSS notamment) difficiles à mener depuis ailleurs. La liberté du trafic des paiements et une faible régulation des activités financières représentent également des atouts décisifs. Enfin, les négociants n’auraient pas pu connaître un tel développement sans la place financière suisse, pourvoyeuse, à moindres coûts, de capitaux abondants. Ces avantages comparatifs étaient suffisamment alléchants pour que des firmes étrangères se délocalisent en Suisse. Deux arrivées décisives datent de 1956, lorsque le géant du grain américain Cargill s’installe à Genève, et son compatriote des minerais et métaux Phibro à Zoug, suivis bientôt par Vitol, aujourd’hui la première société de courtage de pétrole brut du monde, installée à Genève. Non seulement ces poids
La mine de cuivre de Mopani Copper Mines (MCM), la filiale du géant suisse du négoce des matières premières Glencore, en Zambie. Photos © Meinrad Schade
lourds du trading ont contribué à attirer d’autres entreprises concurrentes, mais ils ont aussi formé plusieurs générations de traders qui ont, à leur tour, fondé leur propre société en Suisse. Il existe ainsi une filiation directe entre Phibro et son ancien employé, Marc Rich. Ce dernier crée en 1974 à Zoug sa propre société, Marc Rich & Co. SA. Des cendres de la société de ce négociant sans scrupules naissent, au début des années 1990, les deux géants du pétrole et des métaux basés en Suisse centrale, Glencore et Trafigura, qui comptent désormais parmi les principales multinationales de négoce du monde. Ce développement s’est accompagné de l’essor simultané du financement du négoce, notamment par le biais d’accréditifs, une spécialité dans laquelle la place financière genevoise est passée maîtresse. Au rang des autres activités connexes
développées sur les rives du Léman, signalons encore la certification de marchandises – la plus grande société mondiale active dans ce domaine, la Société générale de surveillance, a son siège dans la Cité de Calvin – comme de nombreuses autres sociétés de services indispensables aux activités de ce secteur.
Lever un coin du voile Soutenu par une politique agressive de promotion économique, attisé par des conditions fiscales alléchantes, dopé par la hausse constante des prix des matières premières, l’essor récent de la plaque tournante suisse du négoce ressemble a un processus enclenché de longue date, qui aurait fait boule de neige. Peut-être aussi parce qu’un autre des avantages comparatifs traditionnels de la Suisse demeure très vivace : tant qu’un business rapporte
aux secteurs dominants, la Suisse officielle ne s’embarrasse pas trop de questions de morale pour savoir s’il convient ou non d’y regarder de près. La DB a essayé de lever un coin du voile sur les activités si peu transparentes de firmes jouant un rôle de premier plan dans une activité lourde d’enjeux pour les pays riches en matières premières. Lorsqu’elle y est parvenue, c’était souvent pour découvrir des résultats plutôt inquiétants : entre pillage des ressources naturelles, exploitation minière dans des zones de conflits, commerce avec des régimes despotiques, pratiques fiscales problématiques ou spéculation financière (lire en pages suivantes), les agissements néfastes de ces entreprises – documentés dans Swiss Trading SA – entravent le développement de pays du Sud, qui restent pauvres, en dépit de l’abondance de leurs richesses naturelles.
Parts de marché des sociétés genevoises de négoce de matières premières (selon la GTSA)
GENÈVE, LE PARADIS FISCAL DES SOCIÉTÉS DE NÉGOCE
PÉTROLE Autres 5 % Arc lémanique 35 % Singapour 15 %
New York Houston 20 %
Londres 25 %
CÉRÉALES, OLÉAGINEUX Arc lémanique 35 % Autres 20 %
Amérique Nord Singapour 20 % et Sud 15 % Europe 10 %
CAFÉ Autres 10 %
Arc lémanique 50 %
New York 5 % Singapour 5 %
Hambourg 20 % Zurich, Winterthour 20 %
SUCRE Amérique Nord et Sud 15 % Paris 15 %
Londres 20 %
Arc lémanique 50 %
Parmi les facteurs expliquant la forte présence des sociétés de trading au bout du lac, le régime fiscal particulièrement favorable accordé aux sociétés « auxiliaires », le nom donné à Genève aux sociétés mixtes ou de domicile. L’avantage d’être une société auxiliaire ? L’entreprise s’acquitte d’un impôt total (communal, cantonal et fédéral) sur les bénéfices de 12 % en moyenne, soit environ la moitié du taux appliqué à une société ordinaire ou à une société sise, par exemple, aux Pays-Bas. Plusieurs conditions doivent être réunies pour bénéficier de ce statut, la principale étant qu’une majorité des revenus de l’entreprise (de 70 à 80 % selon la marge de tolérance des autorités fiscales) doit être réalisée à l’étranger. Une condition aisément remplie par les négociants. Contactée par la DB pour obtenir des informations chiffrées, l’Administration fiscale cantonale genevoise reste évasive, et reconnaît simplement que, de par la nature même de leurs activités, les sociétés de trading bénéficient en règle générale de ce statut privilégié. L’attrait exercé par ce régime spécial est indéniable et fait actuellement l’objet d’âpres négo-
ciations avec l’Union européenne qui demande sa suppression. Le secteur du négoce genevois reste toutefois confiant, tant le soutien politique du Conseil d’Etat semble infaillible. Ainsi, en septembre 2010, le ministre Vert des Finances, David Hiler, rappelait que « le Conseil d’Etat [genevois] est déterminé à ce que ces sociétés restent à Genève et prendra les mesures nécessaires en cas d’accord entre la Suisse et l’UE, en adaptant la fiscalité cantonale (…). » En d’autres termes, il s’agirait de procéder à une importante baisse des taux d’imposition pour les sociétés ordinaires et à une légère hausse pour les sociétés auxiliaires, afin qu’il n’y ait plus d’écart entre elles. Selon les estimations réalisées dans le cadre d’un projet de réforme, ces ajustements engendreraient des pertes fiscales allant jusqu’à 1 milliard de francs pour le canton et les communes. Si cette réforme venait à se concrétiser, l’ensemble des Genevoises et Genevois feraient alors les frais d’une politique ayant systématiquement basé le développement économique de leur canton sur la sous-enchère fiscale.
Peinture glorifiant l’industrie du pétrole. Tchad. © Teun Voeten / Panos
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EXPLOITATION DU CUIVRE EN ZAMBIE LA DB DÉPOSE PLAINTE CONTRE LES PRATIQUES FISCALES DE GLENCORE Le cuivre ne s’est jamais vendu aussi cher : plus de 10 000 dollars la tonne en février 2011 contre à peine 2000 dollars à la fin de 2003. La Zambie regorge de cette matière première et en était le deuxième exportateur mondial en 2009. Pourtant, ce pays figure parmi les plus pauvres du monde et sa population n’a aucunement profité de l’envolée des prix du métal rouge. La multinationale zougoise Glencore participe activement à ce pillage des richesses naturelles de ce pays par le biais de sa filiale sur place. Les manipulations financières auxquelles cette dernière a recours font l’objet d’une plainte déposée conjointement par la DB et d’autres organisations partenaires auprès du Point de contact national suisse à Berne pour violation des principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales.
D’
après les statistiques commerciales de la Cnuced, plus de la moitié du cuivre zambien est exporté vers la Suisse. En effet, par le biais d’une filiale financière aux Bermudes, Glencore est actionnaire majoritaire de Mopani Copper Mines (MCM), une des principales sociétés cuprifères zambiennes. Sur les documents d’exportation zambiens de MCM, la production est destinée à la Suisse. Dans les faits cependant, la marchandise appartenant à Glencore n’est jamais acheminée physiquement en Suisse, mais directement livrée à ses clients. En fait, l’entreprise suisse achète à bas prix le cuivre de sa filiale, afin que cette dernière ne déclare pas de bénéfices, et ne paie ainsi pas d’impôts.
S’enrichir à perte ! Ces éléments ont été révélés dans un audit réalisé par l’organisme d’audit international Grant Thornton et le cabinet de conseil norvégien Econ Pöyry à la demande de l’Administration fiscale zambienne. L’examen des comptes de la mine de MCM/Glencore a permis de révéler au grand jour des pratiques d’évasion fiscale qui sont généralisées au sein des multinationales opérant dans les pays du Sud. Parmi les anomalies constatées dans
le cas de MCM, une augmentation inexpliquée des coûts d’exploitation en 2007 pour un montant de 380 millions de dollars et des manipulations des prix du cuivre dans le cadre des ventes au profit de Glencore. Ces manipulations ont été dénoncées dans une plainte contre Glencore déposée conjointement en avril 2011 par la Déclaration de Berne, en partenariat avec des ONG issues de Zambie, du Canada et de France, auprès du Point de contact national suisse pour les principes directeurs de l’OCDE à Berne. Il s’agit en fait d’une demande d’examen d’une « circonstance spécifique », c’est-à-dire la dénonciation d’une situation jugée contraire aux directives de l’OCDE à l’encontre des multinationales. La DB et ses partenaires exigent que la filiale de Glencore rétrocède à la Zambie la part des impôts dont elle aurait dû s’acquitter, cesse immédiatement de recourir à ce type de manipulations financières et respecte les lois fiscales zambiennes. Du dioxyde de soufre s’échappe de la mine de cuivre de Mufulira en Zambie. Au contact de l’eau, le dioxyde de soufre se transforme en acide sulfurique. Ici, la saison des pluies est une véritable menace, les précipitations stérilisent les sols. Tout n’est que poussière. Rien, ou presque, ne pousse. © Audrey Gallet
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Depuis 2003, les prix des matières premières ont connu une hausse spectaculaire, avec des conséquences dramatiques dans les pays du Sud – pensons aux émeutes de la faim qui ont éclaté un peu partout dans le monde entre 2007 et 2008. Au banc des accusés, la spéculation financière effrénée qui s’est emparée des marchés des matières premières depuis quelques années, où de nombreux investisseurs financiers peu intéressés par les marchandises elles-mêmes ont trouvé des débouchés plus attractifs que les traditionnelles actions ou obligations.
ENTRE COMMERCE ET SPÉCULATION LE RÔLE AMBIGU DES SOCIÉTÉS DE NÉGOCE
L
a spéculation financière n’a, du coup, pas très bonne presse et, dans le milieu du négoce des matières premières, il est de bon ton de se « distancer » d’acteurs financiers peu scrupuleux qui cherchent à tirer profit de l’instabilité des prix qu’ils ont eux-mêmes créée. C’est précisément la stratégie adoptée par les sociétés de négoce basées en Suisse qui clament haut et fort être avant tout des acteurs commerciaux et non financiers. Ainsi, Pierre Lorinet, directeur financier auprès du négociant Trafigura, estime : « Que le prix du pétrole monte ou descende n’a pas d’impact sur notre performance, puisque nous sommes dans le négoce de marchandises tangibles, pas dans l’ingénierie financière. »1
la Bourse new-yorkaise spécialisée dans l’énergie et les métaux, au moment du pic des prix pétroliers de juillet 2008. Le 6 juin, VCM avait acheté en une seule journée des contrats représentant près de trois fois la consommation quotidienne de pétrole des Etats-Unis. Le même jour, le prix du baril du pétrole s’envolait de 11 dollars. Depuis l’été 2008, le géant français du négoce, Louis Dreyfus, dispose également d’un fonds spéculatif (Fonds Alpha), piloté depuis Genève. Gérant à l’origine 100 millions de dollars, son capital s’est multiplié par vingt en seulement deux ans pour atteindre 2 milliards de dollars. Investir dans un hedge fund maison s’est avéré payant pour Louis Dreyfus : le Fonds Alpha a affiché pour 2010 un rendement de 17,3 %, tandis que les autres fonds sur matières premières affichaient, pour cette même période, une moyenne de 10 %. La diversification va encore plus loin chez Trafigura. Le géant de l’extraction minière et négociant a en effet mis sur pied une filiale destinée à la gestion de fortune, Galena Asset Management, qui opère depuis Genève. Elle collabore avec plusieurs fonds spéculatifs et exploite les excellentes connaissances du marché de Trafigura pour ses placements financiers dans les matières premières. De plus, elle gère six fonds lui appartenant, totalisant un volume d’investissement de 1,4 milliard de dollars.
La Suisse, un havre dérégulé Comme le relevait un avocat spécialisé dans les activités de négoce, « aujourd’hui, les sociétés de négoce exercent librement une large palette d’activités financières, et ce, sans autorisation ou supervision des autorités de surveillance des matières financières. »2 Notant les efforts entrepris par l’Union européenne, notamment pour davantage de régulation, et l’inaction des autorités helvétiques, l’avocat affirmait qu’il était « possible que les sociétés suisses jouissent de liberté un peu plus longtemps ». Une raison supplémentaire, pour les sociétés de trading, d’apprécier le choix judicieux qui les a conduites à s’installer en Suisse ? 1
Le Monde, 25.1.2011.
2
Le Temps, 9.5.2011.
Malgré leurs dénégations, les sociétés de négoce sont étroitement liées aux marchés financiers. En effet, pour se couvrir des variations de prix entre le moment de l’acquisition et celui de la livraison de la marchandise, elles achètent et vendent des contrats à terme sur matières premières. Cependant, ces contrats sont en fait des produits financiers (plus précisément des dérivés sur matières premières) négociables en Bourse et permettent, à ce titre d’effectuer des opérations spéculatives. Comme notre ouvrage Swiss Trading SA le révèle, le trader zougois Glencore reconnaît lui-même que, pour 2010, 14 % de ses bénéfices provenaient de « paris directionnels sur les prix », en d’autres termes de spéculation financière. La collaboration étroite entre Glencore et Credit Suisse constitue à ce titre une parfaite illustration de la frontière toujours plus floue entre le négoce de matières premières et la spéculation financière.
Les fonds d’investissement de Vitol, Louis Dreyfus et Trafigura En 2009, la société de trading Vitol à Genève a été considérée par le régulateur américain des activités boursières sur matières premières comme un spéculateur et non plus comme un simple acteur commercial. Son hedge fund VCM, dont il s’est séparé depuis, détenait 11 % de tous les contrats à terme de pétrole du NYMEX,
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La succursale genevoise de BNP Paribas demeure le leader incontesté du financement du commerce des matières premières. En 2007, elle dominait 40 % de ce marché, pour lequel elle employait 370 personnes. © Meinrad Schade
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CE QUI DOIT CHANGER NOS REVENDICATIONS Les sociétés de négoce opérant depuis la Suisse profitent des zones grises du système helvétique pour engranger des profits colossaux, tandis que les pays riches en ressources naturelles demeurent prisonniers d’une pauvreté aussi extrême que paradoxale. Cette situation inacceptable appelle à de profonds changements.
Au niveau des entreprises
1
Les grands groupes de négoce de matières premières suisses ou opérant depuis la Suisse doivent prendre au sérieux et assumer leurs responsabilités en matière de respect des droits humains.
2
Les sociétés actives dans l’extraction de matières premières ne peuvent plus se contenter de respecter la législation environnementale locale, mais elles doivent appliquer les standards internationaux les plus stricts et prendre en considération les revendications des populations concernées.
3
Les sociétés de négoce et les fournisseurs suisses de matières premières doivent assurer une part équitable des revenus de l’extraction aux pays producteurs. Ils doivent par conséquent cesser d’avoir recours aux diverses astuces comptables destinées à minimiser leur charge fiscale et accepter de renégocier leurs royalties et leurs régimes fiscaux.
Au niveau du monde politique
1
La Suisse a besoin d’une stratégie valable et cohérente pour tous les domaines de la politique économique et de la politique extérieure. Celle-ci doit garantir que les sociétés helvétiques prennent au sérieux leurs responsabilités en matière de droits humains.
2
La Suisse doit en outre parvenir à rendre responsables des violations des droits humains qu’elles commettent et des dommages causés à l’environnement toutes les entités et les filiales des sociétés ayant un siège juridique ou des activités de gestion centralisées sur le territoire helvétique.
3 4
La Suisse doit encore abroger les privilèges fiscaux cantonaux concédés aux holdings, aux sociétés de domicile et aux sociétés mixtes.
Swiss Trading SA. La Suisse, le négoce et la malédiction des matières premières, Déclaration de Berne (Ed.), Editions d’en bas, septembre 2011, 350 pages. Pour en savoir plus et commander le livre www.ladb.ch/livre-négoce
La Suisse doit empêcher que les entreprises utilisent leur siège ou leurs filiales suisses pour s’adonner à la soustraction fiscale au détriment des pays riches en matières premières. Pour ce faire, les changements suivants sont indispensables. • Les sociétés de négoce de matières premières doivent être considérées comme des intermédiaires financiers et soumises, à ce titre, à la loi fédérale sur le blanchiment d’argent. • Les liens de propriété des sociétés doivent être publiés dans les registres cantonaux du commerce, afin qu’il soit possible de connaître les propriétaires ultimes de toutes les sociétés et l’ensemble de la chaîne de constructions juridiques placées entre eux et leurs entreprises. • Toutes les sociétés, qu’elles soient cotées en Bourse ou non, doivent appliquer les principes du country-by-country reporting, soit publier les informations concernant leurs collaborateurs (coûts salariaux inclus), leurs chiffres d’affaires, leurs bénéfices, les coûts de leurs financements et leurs factures fiscales ventilées par filiales et par pays. Exploitation du cuivre en Zambie. © Meinrad Schade
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La Suisse doit enfin réguler les activités spéculatives sur les matières premières menées par les sociétés de négoce et les autres acteurs financiers.
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SANTÉ
RECHERCHE ET DÉVELOPPEMENT PHARMACEUTIQUE
L’OMS, UNE AGENCE MENACÉE DE PRIVATISATION La réforme de l’institution onusienne, lancée en mai dernier à l’occasion de son assemblée générale à Genève, inquiète. Les ONG, dont la Déclaration de Berne, y voient la menace d’une privatisation rampante, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) étant incitée à faire appel au secteur privé pour pallier la baisse des contributions de ses Etats membres. L’OMS saura-t-elle mettre en place les garde-fous nécessaires pour préserver son indépendance et conserver son rôle de leader en matière de santé publique mondiale ? Rien n’est moins sûr.
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ouze ans après le lancement, par l’ancien secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan, du Pacte mondial (Global Compact), la question des liens entre l’ONU et le secteur privé reste problématique. Voulue comme un moyen de renforcer le partenariat entre l’ONU et le monde de l’économie, afin d’amener les entreprises à respecter les principes de bonne conduite et de responsabilité sociale, l’initiative a été récemment épinglée par un rapport d’audit pour son opacité, son inefficacité et le risque de ternir la réputation des Nations Unies en absolvant à bon compte l’image d’entreprises peu scrupuleuses. Las, les agences onusiennes donnent le bâton pour se faire battre. Comme l’OMS qui, courtisée depuis longtemps par l’industrie pharmaceutique et minée par des scandales successifs de conflits d’intérêt (lire Solidaire 215), propose une nouvelle réforme, laissant encore plus de place au secteur privé. Par une lettre ouverte, un collectif d’ONG comprenant la DB a alerté le Conseil exécutif de l’OMS sur ce danger, mais les plans de réforme élaborés par la suite continuent d’ignorer la question des conflits d’intérêt.
Qui décide, le secteur privé ou les Etats membres ? La première dimension controversée de la réforme concerne la mise en place d’un Forum mondial de la santé, censé renforcer la cohérence et le dialogue entre les nombreux intervenants impliqués dans la santé mondiale. L’intention est louable, mais le risque d’une surreprésentation du secteur commercial, susceptible d’influencer les politiques sanitaires mondiales en sa faveur, est réel. D’autant plus que, lors des débats, le secteur privé et leurs organisations affiliées se retrouvent sous la bannière de la « société civile », avec les ONG à but non lucratif. Or, toutes ces entités n’œuvrent pas pour
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un même intérêt public. Tel qu’il est pensé actuellement, ce dispositif est une manière d’institutionnaliser encore plus les conflits d’intérêt au sein de l’OMS, mettant en péril son indépendance. Comme l’a montré une expérience pilote de Forum mondial menée à Moscou en avril dernier et consacrée aux maladies non transmissibles, le secteur privé lucratif, disposant de plus de moyens, a pu dominer les débats. D’autres modalités plus efficientes et flexibles, comme des audiences publiques, des processus de consultation ou le changement du mode d’accréditation des ONG, permettraient de mieux coordonner les acteurs de la santé. Pour assumer son rôle d’autorité internationale en matière de santé publique et préserver autant les intérêts des pays du Sud que du Nord, l’OMS doit rester une organisation multilatérale indépendante dont la gouvernance est assurée par ses seuls Etats membres. Avec la création d’un tel forum, cet avenir est clairement en jeu.
Des contributions fi xes en régression Alors que l’OMS justifie le besoin de réforme structurelle par la nécessité de faire face aux défis sanitaires croissants du XXIe siècle, la motivation réelle d’une telle démarche réside dans la crise financière que traverse l’institution. Les contributions fixes des Etats membres ne cessent de fondre et ne représentent plus que 20 % du budget de l’OMS contre 80 % pour les contributions volontaires en provenance du public et du privé, plus rigides et fluctuants, car liés à des programmes spécifiques. En 2011, l’OMS affiche un déficit de 300 millions de dollars, qu’elle entend éponger notamment par des licenciements au siège genevois et une délocalisation plus forte de ses compétences vers ses centres régionaux. L’agence onusienne a pourtant besoin de financements souples et prévisibles pour mener à bien sa mission. Or, dans les documents de l’OMS concernant la réforme, aucune mesure spécifique concrète n’est décrite sur la manière de les augmenter. Au contraire, la directrice générale, Margaret Chan, préconise d’accroître le nombre de bailleurs de fonds, notamment en provenance des secteurs privé et commercial, pour compenser la baisse des fonds publics. De quoi alimenter encore davantage la crainte d’une privatisation rampante de l’OMS et d’une influence grandissante de l’industrie sur la politique sanitaire de l’institution. Avec 220 millions de dollars versés en 2010-2011, la Fondation de Bill Gates est aujourd’hui le deuxième plus grand contributeur volontaire après les Etats-Unis. Cela lui confère
une puissance financière susceptible d’orienter les choix de santé publique en fonction d’intérêts propres. De plus, un document officiel fait état d’une contribution substantielle de la Fondation Gates aux frais de mise en œuvre de la réforme, suscitant l’ire des ONG craignant pour l’indépendance de l’OMS.
Polarisation Nord-Sud Siégeant de nouveau pour trois ans parmi les 34 membres du Conseil exécutif de l’OMS, la Suisse a réaffirmé son soutien au plan de réforme controversé. Parmi les pays développés présents, seule l’Allemagne a exprimé sa préoccupation quant à l’absence de mesures concrètes pour pallier le problème du financement. Des indices laissent penser que la Suisse a participé au contenu du plan de réforme. Une position qui tend à confirmer que la Suisse et les pays du Nord souhaiteraient voir l’OMS se cantonner à un rôle de pure coordination technique sur quelques thèmes clés plutôt que de pilote de la politique sanitaire mondiale. Tout est bon pour éviter de devoir mettre la main au portemonnaie, même s’il faut sacrifier la vénérable institution onusienne sur l’autel du partenariat public-privé. Les ONG, dont la DB, continueront à lutter pour une OMS indépendante et forte, au côté des pays du Sud. Pour en savoir plus : www.ladb.ch/santé
Patrick Durisch
Les remèdes existent, mais les malades continuent de mourir La vie est-elle une valeur mesurable, comparable à d’autres ? Faut-il sacrifier une partie des malades d’aujourd’hui pour sauver ceux de demain ? L’industrie pharmaceutique a-t-elle une obligation morale de fournir les traitements à tous ceux qui en manquent ? Quel est le rôle des Etats et de la société civile face au problème de l’accès aux médicaments dans les pays pauvres ?
William Ossipow, Sebastian Aeschbach, Nadja Eggert, Mourir de soif auprès de la fontaine : une éthique de l’accès aux médicaments dans les pays pauvres, Genève, Ed. Labor et Fides, 2010.
Telles sont quelques questions, complexes et épineuses, que les auteurs de cet ouvrage abordent sous différents angles, avec le sida comme maladie symbole des paradoxes de la situation sanitaire mondiale : d’un côté, les patients des pays riches, vivant dans une structure largement socialisée et disposant de tous les traitements existants possibles et, de l’autre, ceux des pays pauvres, seuls avec leur maladie et des médicaments hors d’atteinte du fait de prix prohibitifs. Cet ouvrage propose un enchaînement de réflexions originales et rigoureuses n’hésitant pas à se placer dans la perspective économico-utilitariste de l’industrie pharmaceutique. Face aux défaillances du système, les auteurs questionnent la grande liberté de l’industrie pharmaceutique pour fixer les prix des médicaments, dans un marché monopolistique autorisé par le système des
brevets. L’argumentaire des laboratoires pharmaceutiques consistant à justifier le prix élevé par la nécessité d’investir dans la recherche de nouveaux traitements est difficilement vérifiable, du fait de l’opacité prévalant dans ce secteur quant aux coûts réels de production. Les auteurs plaident également en faveur d’un renforcement des systèmes de santé dans les pays du Sud, comprenant une prise en charge socialisée des traitements, « un échelon intermédiaire entre le malade et le fournisseur de médicaments qui doit être construit et entretenu par les Etats, dont c’est la responsabilité ». Citée à plusieurs reprises, la DB est perçue comme « l’un des acteurs de cette nouvelle société civile internationale », dont le rôle est fondamental pour « la réalisation d’une justice distributive globale » à l’échelle internationale. Pad
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CAMPAGNES
CES JEANS QUI TUENT SUCCÈS DE LA CAMPAGNE CONTRE LE SABLAGE
Depuis 2010, la Déclaration de Berne et la Campagne Clean Clothes font pression sur les marques et les distributeurs, afin d’obtenir une interdiction de la technique du sablage dans la production de jeans, un procédé dangereux qui a déjà fait de trop nombreuses victimes parmi les travailleurs occupés à cette tâche dans des pays comme le Bangladesh, le Mexique, l’Egypte ou la Chine, dans lesquels la législation est insuffisante ou inappliquée. Retour sur une action de protestation qui porte ses fruits.
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e sablage des jeans : cette technique rapide et peu onéreuse pour altérer la toile et lui donner ce style « vintage » très en vogue depuis les années 1990 provoque la silicose, une maladie pulmonaire synonyme de terribles souffrances et dont l’issue est souvent fatale (lire Solidaire 212). En Turquie, où le sablage des jeans était autorisé jusqu’en mars 2009, on recensait 46 décès en juillet 2010 et quelque 1200 travailleurs souffrant de graves problèmes de santé. On estimait en
outre à près de 10 000 le nombre d’ouvriers actifs dans le sablage, dont la moitié pourraient être atteints de silicose. La plupart de ces personnes ne bénéficient d’aucune aide financière pour faire face aux frais médicaux engendrés par la maladie.
Un manifeste pour l’interdiction du sablage En novembre 2010, la Campagne Clean Clothes et ses partenaires ont rédigé un manifeste exigeant des entreprises textiles, parmi lesquelles figurent de nombreuses marques suisses et des enseignes de luxe, qu’elles renoncent à ce procédé meurtrier. La CCC a demandé à l’industrie de la mode de s’entendre avec les syndicats locaux et les ONG sur un système de contrôle permettant de s’assurer du respect de cette interdiction sur l’ensemble de la chaîne de production. Elle a également interpellé les gouvernements, afin qu’ils considèrent la possibilité d’interdire l’importation de ces jeans sablés. Elle a enfin appelé les consommateurs à manifester auprès des grandes marques leur refus de porter ces «jeans qui tuent» et exiger des articles qui n’ont pas été fabriqués avec cette technique.
Les entreprises se positionnent A la suite du lancement de ce manifeste, H&M, Levi’s et C&A ont renoncé à la technique du sablage et Migros a annoncé vouloir cesser immédiatement la vente de jeans sablés. Manor s’est engagée à faire de même pour le deuxième semestre de 2011. Lee, Wrangler et Benetton vont également y renoncer à la fin de 2011. Au mois de juillet, l’action de protestation contre le sablage des jeans a été marquée par un nouveau succès. La marque de luxe Versace a annoncé qu’elle entendait interdire la technique du sablage dans ses usines. Jusque-là, l’entreprise italienne avait ignoré les interpellations de la DB et n’avait communiqué aucune information sur sa chaîne de production. Armani, Dolce & Gabbana et Roberto Cavalli se refusent toujours à prononcer une telle interdiction. Notre action se poursuit ! Géraldine Viret
Pour en savoir plus et participer à notre campagne : www.ladb.ch/sablage
LORSQUE SYNGENTA FINANCE LA RECHERCHE ACADÉMIQUE Le 11 novembre dernier, l’Institut fédéral de technologie de Zurich (ETH) et Syngenta lançaient une nouvelle chaire sur les agroécosystèmes durables. Les recherches menées par la DB, Swissaid et le groupe de travail suisse SAG sur le génie génétique, ainsi qu’une rencontre récente avec les dirigeants de l’Institut, ont mis en évidence que Syngenta fi nançait cette nouvelle chaire à raison de 10 millions de francs pour dix ans. En contrepartie, le géant bâlois dispose d’une voix prépondérante lors de la sélection des candidats au poste de professeur. Bien que l’indépendance de la recherche menée par cette chaire soit garantie contractuellement,
des résultats de recherche mettant en cause des pratiques agrochimiques néfastes du plus grand producteur de pesticides du monde pourraient être passés sous silence, par peur de froisser ce précieux donateur. L’ETH serait bien avisée d’éviter à l’avenir de tels confl its d’intérêt, pour garantir l’impartialité de ses recherches. Syngenta fi nançant une chaire sur les agroécosystèmes durables, et donc la sécurité alimentaire, c’est comme si une marque de cigarettes fi nançait une chaire sur la prévention de l’addiction ! fm
Pour en savoir plus : www.ladb.ch/syngenta
ACTUALITÉS
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Pas de melon breveté dans mon assiette ! Un sondage représentatif mené par la DB montre que deux tiers de la population suisse est opposée au brevetage de plantes alimentaires. Ce rejet concerne également les produits de la multinationale agrochimique Syngenta, dont le brevet pour un melon « au goût agréable » a été confirmé par l’Office européen des brevets, en avril dernier.
Les brevets octroient des monopoles dans le marché alimentaire et empêchent les sélectionneurs de recourir librement au matériel génétique des plantes pour la découverte de nouvelles variétés, avec une incidence négative sur l’innovation et, à long terme, sur notre sécurité alimentaire. Avec l’essor de brevets sur des plantes cultivées selon des méthodes conventionnelles (sans génie génétique), cette problématique est devenue centrale. Selon un sondage Isopublic mandaté par la DB et Swissaid auprès d’un échantillon représentatif de 1000 personnes, deux tiers de la population suisse rejette le brevetage de plantes alimentaires, 68 % souhaiteraient une mention explicite sur l’étiquette des fruits et légumes brevetés et près de la moitié renoncerait à l’achat de tels aliments. Actuellement, cette « sanction par le portemonnaie » est impossible, car les fruits et légumes brevetés ne sont pas identifiables.
Brevet controversé sur un melon En avril dernier, Syngenta a obtenu un brevet controversé sur un melon se basant uniquement sur son goût, une première européenne. Par ce brevet, le géant bâlois revendique tous les melons présentant une certaine teneur en acide citrique et en sucre ainsi qu’un pH déterminé. Ironie de l’histoire, une enseigne de supermarchés qui le commercialisait au Royaume-Uni depuis 2009 l’a retiré de ses étals à la suite de plaintes de ses clients qui ne trouvaient pas ce melon à leur goût ! La DB et Swissaid demandent une interdiction des brevets sur les plantes alimentaires aux niveaux suisse et européen et appellent les détaillants à ne plus proposer de fruits et légumes brevetés sur leurs étals, ou du moins à pouvoir les identifier comme tels. fm/pad
Accords bilatéraux : l’Inde rejette une clause controversée L’Inde, qui négocie simultanément un accord commercial avec l’Union européenne (UE) et avec la Suisse, via l’Association européenne de libre-échange (AELE), a officiellement annoncé qu’elle n’accepterait pas de clause d’exclusivité des données provenant des tests cliniques nécessaires à l’homologation de médicaments. Cette disposition était vivement critiquée par l’ONU et les ONG, dans la mesure où elle retarde l’entrée sur le marché de génériques moins chers (lire Solidaire 213). Si l’UE a officiellement confirmé qu’elle n’inclurait pas cette disposition dans l’accord, la Suisse ne s’est pas encore prononcée. En outre, d’autres clauses controversées faisant primer les intérêts privés sur la santé publique sont toujours en négociation. La DB suit cette question de près.
Ethica –
le jeu de la finance responsable Ethica est un nouveau jeu éducatif en matière de finances responsables qui s’adresse aux jeunes à partir de 15 ans. Conçu pour inclure 9 à 27 personnes, il permet d’expérimenter différents comportements financiers et visualiser leurs impacts économiques, sociaux et environnementaux. Des pistes pour agir de manière responsable sont proposées. Ethica est un jeu évolutif et le site internet www.ethica.co permet de soumettre des idées complémentaires. Jusqu’à la fin d’octobre, il est possible d’acquérir gratuitement Ethica ainsi que son guide pédagogique en envoyant un courriel à vaud@frc.ch.
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SWISS TRADING SA. LA SUISSE, LE NÉGOCE ET LA MALÉDICTION DES MATIÈRES PREMIÈRES Le nouvel ouvrage de référence de la DB
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e négoce des matières premières : ce secteur de l’économie suisse en pleine expansion reste méconnu en dehors des sphères d’initiés. Dans son nouveau livre Swiss Trading SA, la Déclaration de Berne (DB) lève le voile sur ces sociétés aux chiffres d’affaires exorbitants qui ont élu domicile en Suisse, en toute discrétion, faisant de ce pays une véritable plaque tournante du commerce des matières premières. Dans cet ouvrage de référence, basé sur des enquêtes exclusives et des recherches approfondies, la DB montre comment ces entreprises de trading peu scrupuleuses profitent des zones grises du système helvétique pour engranger des profits colossaux sur le dos des pays riches en ressources naturelles, lesquels demeurent prisonniers d’une pauvreté aussi extrême que paradoxale. Affaires troubles, commerce avec des régimes douteux, pratiques fiscales problématiques, répartition inégale de la rente des matières premières, spéculation financière, autant d’agissements néfastes sur lesquels les acteurs de ce business opaque ont fondé leur prospérité. Avec Swiss Trading SA, la DB dénonce les travers du commerce des matières premières et esquisse les contours des principales solutions de rechange proposées à l’échelle mondiale pour davantage de régulation et d’équité. Elle souligne les principaux changements politiques devant être instaurés, afin d’éviter que la Suisse ne devienne, une fois de plus, le paradis des prédateurs économiques.
Swiss Trading SA. La Suisse, le négoce et la malédiction des matières premières, Déclaration de Berne (Ed.), Editions d’en bas, septembre 2011, 350 pages. Pour en savoir plus et commander le livre www.ladb.ch/livre-négoce
BULLETIN DE COMMANDE Je commande __ exemplaire(s) du livre Swiss Trading SA. La Suisse, le négoce et la malédiction des matières premières, au prix de 32 fr. l’exemplaire (plus frais d’envoi). Je suis déjà membre de la Déclaration de Berne et je bénéficie du prix spécial de 26 fr. au lieu de 32 fr. l’exemplaire (plus frais d’envoi). J’adhère à la Déclaration de Berne. Cotisation annuelle 60 fr. avec abonnement à la revue Solidaire six fois par année et je bénéficie du prix spécial de 26 fr. au lieu de 32 fr. l’exemplaire (plus frais d’envoi). Je désire recevoir plus d’informations sur les activités de la Déclaration de Berne.
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Merci de renvoyer votre inscription à Déclaration de Berne, rue de Genève 52, 1004 Lausanne Vous pouvez également commander cet ouvrage au 021 620 03 03 ou à info@ladb.ch ou sur le site www.ladb.ch/livre-négoce
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Monsieur