Un salaire de subsistance pour tous
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SEPTEMBRE 2010 /// NUMÉRO SPÉCIAL
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SEPTEMBRE 2010 /// NUMÉRO SPÉCIAL est édité par la Déclaration de Berne, Association suisse pour un développement solidaire. Rue de Genève 52 CH-1004 Lausanne Tél. + 41 (0)21 620 03 03 Fax + 41 (0)21 620 03 00 info@ladb.ch www.ladb.ch CP 10-10813-5
Numéro spécial Campagne Clean Clothes (CCC)
UN SALAIRE DE SUBSISTANCE POUR TOUS
Édition Raphaël de Riedmatten
Comité de rédaction Patrick Durisch (pad), Olivier Longchamp (ol), Raphaël de Riedmatten (rdr), Géraldine Viret (gv)
Ce numéro spécial a été réalisé par Christa Luginbühl et Géraldine Viret avec la collaboration de Samuel Kost et Romain Geiser. Et la participation exceptionnelle de Blaise Hofmann, Naomi Wolf et Jérôme Meizoz.
Lectorat Christiane Droz droz@citycable.ch
Graphisme Naila Maiorana, Lausanne www.fatformat.com
Editorial L’industrie textile globalisée Quelques centimes pour un travail harassant Une course vers le bas Charles Vögele : un exemple « parlant » Vous avez dit « salaire de subsistance » ? Dix recommandations pour un salaire de subsistance Le témoignage d’une ouvrière militante Bangladesh : la lutte continue Que signifie un label en termes de salaire de subsistance ? Pour une mode éthique : conseils d’achat
Regards littéraires
Tirage 10 500 exemplaires 28 pages Parution 6 fois par an ISSN 1661-1357
Impression Groux arts graphiques SA Le Mont-sur-Lausanne Le journal est imprimé sur papier recyclé.
Cotisation / abonnement Annuel Envoi à l’étranger
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dès 60 fr. dès 70 fr. (45 €)
La Déclaration de Berne est une association suisse qui s’engage pour des relations Nord-Sud plus équitables par des campagnes d’information et du lobbying auprès des décideurs. Elle est financièrement et politiquement indépendante.
Section alémanique Erklärung von Bern Dienerstrasse 12, 8004 Zürich Tel. +41 (0)44 277 70 00 Fax +41 (0)44 277 70 01 info@evb.ch www.evb.ch Postkonto 80-8885-4
Section Suisse italienne Dichiarazione di Berna Casella postale 1356 6501 Bellinzona Tel. +41 (0)44 372 29 76 info@db-si.ch www.db-si.ch Conto postale 69-7236-5 Photo de couverture © Yves Gellie / Corbis Usine textile au Cambodge.
Publié avec le soutien de la Fédération genevoise de coopération et des collectivités publiques genevoises
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Mergim Par Jérôme Meizoz Just do it Par Blaise Hofmann Femmes contre femmes Par Naomi Wolf
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Talon de commande
Une exploitation à l’échelle mondiale S
ur l’affiche, la jeune femme est jolie, évidemment. Elle a le regard défiant de celles qui le « valent bien » et l’insolence d’une maigreur sans faim, revendiquée. Le T-shirt qu’elle porte coûte 9,90 francs. A ce prix-là, c’est la beauté elle-même qu’on dit nous vendre, une aubaine devant laquelle il n’est pas à la mode de sourciller. Dans la rue, les couturières sont en colère, malheureusement. Elles ont le regard méfiant de celles dont le travail « ne vaut rien » et l’amertume d’un corps sans pain, exploité. Les T-shirts qu’elles produisent leur rapportent moins de deux dollars par jour. A ce salaire-là, c’est la misère elle-même qui nous habille, un scandale sur lequel nous ne voulons plus fermer les yeux. Car ici et ailleurs, toute personne qui travaille doit toucher une rémunération équitable lui assurant, à elle et à sa famille, une existence dans la dignité. « Un salaire de subsistance pour tous » : plus qu’une revendication, ceci est un droit. Dans ce numéro spécial du Solidaire, la Déclaration de Berne trace les enjeux de la problématique des salaires de misère et présente la stratégie de l’Asia Floor Wage Alliance (AFW) pour une réorientation en profondeur de l’industrie textile. Au-delà des chiffres et des faits, nous avons tenu à donner la parole aux vraies victimes de la mode, ces millions d’hommes et de femmes dont le travail harassant génère des bénéfices énormes pour les grandes marques du prêt-à-porter, mais qui restent néanmoins prisonniers d’un système injuste, synonyme d’extrême pauvreté. Convaincus du rôle central de l’écriture pour approcher des réalités dont les conséquences humaines parfois nous échappent, nous avons souhaité associer des auteurs à cette démarche. Blaise Hofmann, Naomi Wolf et Jérôme Meizoz nous offrent un regard littéraire et engagé, des mots ancrés pour mettre un terme à une exploitation orchestrée à l’échelle mondiale.
Géraldine Viret
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L’INDUSTRIE TEXTILE GLOBALISÉE Les vêtements sont depuis longtemps considérés comme des biens de consommation importants, auxquels nous prêtons une attention toute particulière dès l’enfance. Cette « coquetterie » a pourtant ses côtés sombres, puisque quelque 30 millions d’employés de l’industrie textile triment chaque jour pour un salaire de misère. Et les conséquences sont désastreuses. Malnutrition, vulnérabilité face à la maladie et aux accidents, accès entravé à l’éducation. Présentation d’un secteur dans lequel travail rime encore avec exploitation. Dossier réalisé par Christa Luginbühl et Géraldine Viret avec la collaboration de Samuel Kost et Romain Geiser.
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D
ans de nombreux pays du Sud, l’industrie textile est l’un des pivots de l’exportation. Au Bangladesh, par exemple, plus de 80 % des exportations proviennent du secteur textile, de l’habillement et de l’industrie de la chaussure. Au Sri Lanka, près de 40 % concernent ces branches d’activité. Cette dépendance face à l’afflux d’argent des pays industrialisés est lourde de conséquences. Les salaires de misère peuvent être négociés et font partie des avantages mis en avant pour attirer les investisseurs vers un lieu de production. De nombreux gouvernements du Sud se livrent ainsi une concurrence acharnée aux salaires les plus bas. Pratiquant une politique de dumping social, ils fixent le salaire minimum légal au-dessous du salaire de subsistance.
Des salaires de misère Au Sri Lanka, en Inde, au Cambodge ou en Chine, les couturières1 doivent survivre avec un salaire d’environ 2 dollars par jour, une somme dérisoire qui, dans la plupart des pays, ne permet pas de vivre dignement. De plus, les salaires minimums ne sont pas régulièrement indexés sur l’inflation et perdent
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Plus de 60 % du salaire consacré à l’alimentation !
Une journée de 52 heures au Bangladesh
De 2000 à 2008, les prix des denrées alimentaires ont plus que doublé. Ceux du riz, du blé et des céréales ont presque triplé. Les familles pauvres sont les premières à souffrir lorsque les prix des denrées alimentaires augmentent fortement. C’est le cas notamment des ouvriers et ouvrières de l’industrie textile, dont une partie très importante du salaire sert à payer la nourriture. En Asie, 50 à 70 % du salaire en moyenne est consacré à l’alimentation, contre 7 % en Suisse.
Payées au salaire minimum légal, les couturières en Asie devraient travailler jour et nuit pour arriver à joindre les deux bouts. Au Bangladesh et au Sri Lanka, 24 heures de travail par jour ne suffisent même pas à couvrir les besoins de base. Pour cela, il faudrait travailler :
Sources : L’indice FAO des prix alimentaires, Global Wage Report ILO (2008/2009), AFW 2009, Office fédéral de la statistique.
Bangladesh
52
heures par jour, six jours par semaine 2
SRI LANKA
26,5
encore ainsi en pouvoir d’achat. En parallèle, les prix des denrées alimentaires ne cessent d’augmenter, ce qui a des conséquences désastreuses pour les couches les plus défavorisées de la population, dont la majorité du revenu sert à payer la nourriture (lire encadré ci-dessus). Même garantis sur le papier, les salaires minimums ne sont pas toujours payés et les employeurs n’hésitent pas à falsifier les documents de contrôle des salaires, afin de contourner la loi. Les indemnités prévues pour les heures supplémentaires sont, elles aussi, régulièrement soustraites aux ouvrières et le faible taux de syndicalisation contribue à faire des salaires minimums légaux les revenus maximums dans l’industrie textile. Dans les faits, seuls les employés les plus qualifiés perçoivent réellement le salaire minimum légal.
heures par jour, six jours par semaine
indonÉsie
15,5
heures par jour, six jours par semaine
THAÏLANDE
14
heures par jour, six jours par semaine
INDE
13
heures par jour, six jours par semaine
Violations des libertés syndicales Les syndicats sont essentiels à l’amélioration des conditions de travail. Pourtant, bien que garanties 1
Source : Calculs de la DB sur la base du salaire minimum légal et du salaire de subsistance, selon l’AFW pour chaque pays.
Dans l’industrie textile, la majorité des employés sont des femmes. C’est pourquoi nous avons choisi de varier
entre le masculin et le féminin. 2
© Fernando Moleres / Panos
Vingt-neuf heures selon les nouvelles conditions fixées en juillet 2010 !
6 Quelques centimes pour un travail harassant
CE POLO EST VENDU 44 DOLLARS AUX ÉTATS-UNIS. OÙ VA L’ARGENT ? Source : Présentation de Doug Miller (Université de Northumbria / ITGLWF) lors du séminaire de la CCC sur le salaire de subsistance à Amsterdam en 2009 (exemple basé sur des chiffres tirés de The Worker Rights Consortium, David Birnbaum : Birnbaum’s Guide to
Seulement 0,5 à 3 % du prix de vente revient à la couturière qui a produit un vêtement, ce qui correspond à peine à quelques centimes par T-shirt !
Winning the Great Garme).
60 à 65 % 14 à 18 % 4à6% 5à7% 9 à 13 % 0,5 à 3 %
coûts et bénéfices du détaillant, taxes liées à la vente
coûts et bénéfices de la marque
chargement, frais de douane et transport
frais généraux et bénéfices de l’usine
matériaux
main-d’œuvre par la loi, les libertés syndicales sont régulièrement entravées par les entreprises et les Etats, qui voient d’un mauvais œil le fait que les travailleurs s’organisent et luttent ensemble pour leurs droits. Dans l’industrie textile, on estime que moins de 10 % des usines sont organisées en syndicat. En Asie, moins de 15 % des ouvriers – tous secteurs confondus – bénéficient d’une convention collective de travail, un pourcentage qui chute jusqu’à moins de 5 % dans certains pays. Dans la plupart des Etats membres de l’Union européenne, 70 % ou plus des employés bénéficient d’un contrat de travail régi par une convention collective3. La Campagne Clean Clothes (CCC) a récolté de nombreux témoignages, récits courageux attestant du climat de répression qui règne dans les usines en Asie. Une ouvrière au Bangladesh raconte : « Si la direction s’aperçoit que tu es engagée dans une quelconque activité syndicale, il est clair que tu
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seras licenciée dans les jours suivants. Comme la direction a ses informateurs, nous ne parlons plus de syndicats. »
Les vraies victimes de la mode Plus de 80 % des personnes employées dans l’industrie textile sont des femmes. La plupart sont jeunes et n’ont pas reçu de véritable formation. Beaucoup ont dû quitter leur campagne natale pour trouver du travail en ville. Elles sont particulièrement vulnérables face au déni de leurs droits, dont elles n’ont souvent pas connaissance. Travail sous-payé, horaires de nuit, mauvaise protection en cas de maternité et harcèlement sexuel font partie de leur triste quotidien. Et les conséquences sont dramatiques. Contraintes de faire d’innombrables heures supplémentaires pour tenter de joindre les deux bouts, les ouvrières de l’industrie textile finissent souvent par contracter
des dettes. Dans une situation précaire, elles souffrent généralement de malnutrition et ne bénéficient pas d’un accès suffisant aux soins médicaux. Ces femmes et leur famille sont extrêmement vulnérables face au chômage. Forcées de travailler des années durant dans des pièces surpeuplées, mal ventilées et peu éclairées, elles sont exposées à la poussière et aux produits chimiques. Les personnes qui ne sont plus en mesure de tenir le rythme sont licenciées ou forcées de quitter leur poste. Trop souvent, elles se retrouvent totalement démunies, sans compensation financière d’aucune sorte. Celles qui résistent à ces conditions de travail inhumaines ne gagnent cependant pas de quoi échapper au cercle vicieux de la pauvreté. 3
Asia Floor Wage Report (2009), Miller (2008)
et Global Wage Report ILO (2008/2009).
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UNE COURSE VERS LE BAS Bien qu’il s’agisse d’un élément fondamental pour une existence dans le respect de la dignité humaine, les employés de l’industrie textile ne touchent pas un salaire suffisant pour vivre. Les conditions de travail ne s’améliorent pas, et les prix ne cessent de chuter. Une course dangereuse vers le bas que les entreprises et les gouvernements doivent impérativement endiguer.
L
es spécialistes du droit du travail ont toujours présenté le salaire de subsistance comme la pierre angulaire de conditions de travail décentes, car celui-ci est essentiel au bien-être des travailleuses et de leur famille. Sans un salaire suffisant, elles n’ont pas les moyens de vivre dans la dignité, un droit fondamental pourtant reconnu par plusieurs textes d’envergure internationale. L’article 23 (3) de la Déclaration universelle des droits de l’homme stipule en effet que « quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu’à sa famille une existence conforme à la dignité humaine et complétée, s’il y a lieu, par tous autres moyens de protection sociale ». L’Organisation internationale du travail (OIT) soutient également le salaire de subsistance. Le préambule à la Constitution de l’OIT souligne en effet que la paix et l’harmonie
© Andrew Holbrooke / Cobis
8 dans le monde demandent « la garantie d’un salaire assurant des conditions d’existence convenables ». L’OIT insiste sur le droit de chacun à un « travail digne », qu’elle définit comme un travail s’exerçant dans des conditions de liberté, d’équité, de sécurité et de dignité humaine. Or, la réalité des conditions de travail dans l’industrie textile est à mille lieues de ces objectifs-là.
LE DIKTAT DES ENTREPRISES Dans l’industrie textile globalisée, le pouvoir est dans les mains des grandes marques et des géants de la vente de détail, qui profitent massivement de la délocalisation de la production dans des pays où les salaires sont très bas. Ils s’enrichissent grâce aux salaires de misère qu’ils imposent à leurs ouvriers notamment et bénéficient de la faible mise en œuvre des lois en matière de droits du travail et de droits humains. Alors que les coûts supplémentaires seraient infimes pour les entreprises textiles,
99 % d’entre elles ne paient pas un salaire suffisant pour permettre aux employés d’assurer leurs besoins de base et ceux de leur famille, et les efforts des travailleurs pour améliorer les conditions salariales déplorables auxquelles ils sont soumis n’ont jamais pu aboutir. Lorsqu’ils s’organisent en syndicats et revendiquent des négociations collectives avec leurs employeurs, ceux-ci menacent de fermer l’usine et de relocaliser la production dans un autre pays du Sud, où les conditions sont encore plus avantageuses. Par peur du licenciement, les employés renoncent alors souvent à se battre et préfèrent garder le silence sur les injustices subies au quotidien. Les gouvernements eux-mêmes craignent de perdre des capitaux étrangers précieux au profit d’autres pays concurrents. Par conséquent, ils ne prennent aucune mesure pour instaurer un salaire minimum décent et l’indexer régulièrement sur l’inflation. Ils offrent également des avantages fiscaux conséquents aux entreprises et leur accordent des passe-droits pour ce qui est du respect de la législation nationale en matière de droits du travail. L’expansion massive, depuis les années 1960, de zones économiques spéciales résulte de cette politique étatique.
Le prix de l’injustice Depuis près de vingt ans, les prix des vêtements n’ont cessé de chuter dans les principaux pays consommateurs en Europe et aux Etats-Unis, et cette baisse est également source de problèmes. Les consommateurs sont désormais habitués à payer des prix dérisoires pour étoffer leur garde-robe, et la quasi-totalité des entreprises de ce secteur évoluent dans un marché des plus compétitifs. Elles se livrent un combat acharné pour conserver leurs parts de marché. Les entreprises, les propriétaires d’usines et les gouvernements prétendent ainsi qu’une hausse des salaires compromettrait leur compétitivité sur le marché international. Les marques privilégient les investissements marketing, plutôt que d’améliorer les conditions salariales des couturières. Dans les usines des pays producteurs, le travail s’organise alors selon un principe très clair de dumping : « Celui qui produit au moindre coût survivra ! », et cet impératif est principalement reporté sur la main-d’œuvre.
© Fernando Moleres / Panos
9 Des prix bas conduisent également à une baisse des taxes d’exportation, et les pays producteurs tendent à exporter une plus grande quantité de biens. L’offre en vêtements est alors supérieure à la demande et les prix chutent encore davantage. Les ouvrières sont les premières victimes de ce phénomène. Non seulement la pression sur les salaires est très forte, mais elles voient également leur charge quotidienne de travail augmenter. Le compteur des heures supplémentaires explose. Lorsqu’elles sont payées, elles permettent au moins aux employées de toucher une somme sensiblement supérieure à leur maigre revenu. Mais, bien souvent, les couturières sont contraintes de faire d’innombrables heures supplémentaires non rémunérées dans le seul but d’atteindre les objectifs quotidiens fixés par la direction, et d’éviter ainsi un éventuel licenciement pour manque de productivité. La course dangereuse vers le bas continue. Au lieu de permettre aux ouvrières et aux ouvriers de sortir de la pauvreté en leur garantissant
Charles Vögele : un exemple « parlant »
des places de travail, les multinationales profitent du système injuste dont des millions d’êtres humains sont prisonniers.
Pour une révolution de l’industrie textile Pour échapper à ce cercle vicieux, les gouvernements des pays producteurs doivent impérativement changer leur politique étatique et imposer le respect des droits humains et des droits du travail. Il s’agit notamment d’instaurer des salaires minimums légaux permettant à chacun de vivre dans la dignité. Mais les Etats seuls n’ont pas la capacité de sortir de cette impasse, et le secteur de l’habillement et l’industrie textile dans son ensemble doivent être repensés. Tant que les entreprises répondront à la perspective d’une augmentation salariale par des menaces de délocalisation dans une usine – voire un pays – où les coûts de production sont plus faibles, la situation n’évoluera pas. Les pays producteurs et les propriétaires d’usine
continueront à dépendre de la volonté toutepuissante du marché de l’exportation. Au lieu de garantir des salaires décents et d’investir dans l’économie locale, les entreprises internationales cherchent uniquement à renforcer leur position sur le marché en augmentant toujours davantage leur marge bénéficiaire. Pour mettre fin aux salaires de misère et aux mauvaises conditions de travail, il est impératif d’avoir une approche qui dépasse les frontières d’un Etat et les relations purement commerciales des entreprises. Elle doit impliquer tous les acteurs concernés. Les consommateurs doivent faire preuve de solidarité envers les couturières. Il s’agit également de mobiliser des entreprises prêtes à collaborer avec d’autres firmes, les syndicats et les ONG, afin de prendre des mesures pour davantage d’équité dans l’industrie textile. Pour finir, cette « révolution » ne peut se faire sans un engagement fort et courageux des Etats, qui doivent placer la protection des droits de leur population active avant les intérêts des investisseurs.
A
vec un chiffre d’affaire annuel de 1548 mio de francs, Charles Vögele est un acteur incontournable du marché suisse de la mode. Sur son site internet, l’entreprise déclare garantir des méthodes de production sociales et équitables. Elle affirme que les procédures de la Business Social Compliance Initiative attestent de son respect des standards sociaux minimaux. Vögele est membre de cette initiative depuis 2004. De 1996 à 2003, l’entreprise se référait à son propre code de conduite, qui comprenait des directives pour ses fournisseurs relatives aux aspects sociaux et aux conditions de travail. Vögele fait donc partie des entreprises qui, sur le papier en tout cas, ont pris conscience de l’importance de la responsabilité sociale sur leur chaîne d’approvisionnement.
Et dans les faits ? Enquête en Inde Biaggini et Tik &Tak sont deux sous-marques de Vögele. Ces articles sont produits dans la région de Guargaon, en Inde, où une équipe d’une organisation partenaire de la CCC s’est rendue. D’avril à juillet 2010, elle a interrogé 15 ouvriers et 4 ouvrières, dans deux usines différentes, afin de déterminer dans quelles conditions ils travaillent au quotidien. Un dialogue parfois difficile à établir, tant les employés craignent les représailles de la direction. Afin de protéger ces employés, les entretiens se tenaient à l’extérieur, à ces heures tardives où l’usine consent enfin à libérer ses « prisonniers ». Une seule usine compte un syndicat, mais celui-ci ne représente que 3 % du personnel environ et ses activités sont tenues secrètes. Les employés interrogés ont tous déclaré qu’ils perdraient leur place de travail ou risqueraient de subir des violences physiques si leur engagement syndical était découvert.
Des conditions salariales problématiques Dans la première usine, les salaires sont légèrement supérieurs au salaire minimum légal. Dans l’autre, ils se situent juste au-dessous. Dans les deux cas, l’argent gagné ne suffit pas pour vivre. Depuis 2007, le salaire minimum n’a pas été indexé, bien que les prix des denrées alimentaires
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aient doublé et que les loyers aient augmenté de 40 %. Dans les deux usines, les salaires sont systématiquement payés en retard. Parfois, les employés doivent attendre jusqu’à trois mois avant de toucher leur argent. Une situation très difficile à gérer. Pour payer leur loyer (ou d’autres dépenses essentielles), ils sont contraints de s’endetter. Une seule de ces usines établit des contrats de travail pour ses employés, mais, au lieu de leur en remettre une copie, les documents sont gardés dans le bureau du personnel et présentés aux experts lors des contrôles. En cas de litige, les ouvriers se retrouvent dans l’incapacité de prouver l’existence de leur poste. Même si le licenciement intervient sans motif valable ou sans indemnité suffisante, ils n’ont aucune chance de pouvoir déposer une plainte contre l’usine et défendre leurs droits. Dans les deux usines visitées, la direction prend régulièrement des mesures punitives sous la forme de retenues salariales. Un retard de plus de dix minutes peut ainsi entraîner la perte d’une demi-journée de salaire.
Un climat néfaste au quotidien L’intégrité physique des employés n’est pas respectée, et travailler dans ces usines comporte certains dangers. Menaces de violences, menaces de mort, les erreurs commises sur la chaîne de production se paient au prix fort. L’une des usines a même engagé une brute de 140 kg pour mater les ouvriers. Au sein des deux usines, les employés se plaignent de problèmes de santé liés à leurs profession : douleurs dorsales ou dans la nuque, infections urinaires dues au manque de propreté des toilettes et à la quantité insuffisante d’eau potable à disposition. Beaucoup souffrent de problèmes respiratoires, et les employés affectés au service de « nettoyage » se plaignent de problèmes de peau, causés par le manque de matériel de protection.
Des contrôles inexistants ou inutiles Les personnes interrogées n’ont jamais entendu parler d’un « code de conduite » et elles ignorent même de quoi il s’agit. Dans l’une des usines, des contrôles ont lieu fréquemment, ce qui pousse la direction à soigner l’ordre et la propreté. Les employés n’ont aucune liberté de parole face aux contrôleurs, qui se contentent généralement de les saluer. Ces contacts ponctuels ne conduisent jamais à un entretien approfondi. Dans la seconde usine, les contrôles sont quasi inexistants.
Vögele répond aux critiques Vögele a réagi aux résultats de cette enquête. Elle affirme que, dans l’une de ces usines, les problèmes ont été résolus, puisque l’entreprise ne produit plus à cet endroit. Une mauvaise nouvelle pour les couturières, qui sont les premières à souffrir en cas de baisse du chiffre d’affaires. Vögele dit ne pas connaître l’autre usine en question. Il s’agit probablement d’un sous-traitant qui n’est pas répertorié. L’entreprise suisse affirme vouloir creuser cet aspect-là. L’enquête menée par une organisation partenaire de la CCC prouve que, dans ces usines, les droits les plus élémentaires des employés sont loin d’être respectés. Même si Vögele affirme garantir le respect des standards sociaux minimaux, il est donc légitime de se demander dans quelle mesure l’entreprise suisse connaît vraiment ses fournisseurs et les conditions dans lesquelles les vêtements qu’elle propose sont produits. Vögele semble plus intéressée à investir à des fins publicitaires que dans le paiement d’un salaire de subsistance.
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Quand le salaire ne nourrit pas ! « Dans notre usine, les couturières font régulièrement l’impasse sur le repas de midi. Nous essayons de prendre cela avec humour en leur demandant si elles font un régime. Oui, oui, nous répondent-elles, nous ne voulons pas grossir. En vérité, ces femmes n’ont pas assez d’argent pour manger régulièrement. » Ce témoignage d’une ouvrière thaïlandaise à la CCC Suisse ne rend pas compte d’un cas isolé. Les salaires de misère sont symptomatiques de l’industrie textile au niveau mondial. « En tant qu’employés d’une société d’exportation, nous devons supporter les insultes et les mauvais traitements et faire comme si nous n’avions rien entendu. » « On nous a demandé de dire aux membres de votre équipe que nous étions tous très heureux dans cette usine. » « Même en cas d’urgence familiale, nous ne sommes pas autorisés à quitter notre poste avant la fin du service. » Paroles de travailleurs qui produisent pour Vögele
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Vous avez dit « salaire de subsistance » ? L’aSIA FLOOR WAGE, UNE INITIATIVE SANS PRéCéDENT Face à une situation en apparence sans issue, une vaste coalition de syndicats et d’ONG propose d’améliorer les conditions de travail et d’existence des travailleurs en Asie par la mise en place d’un salaire de subsistance comparable entre les différents pays de production. Comment ce salaire est-il calculé ? Et comment pouvons-nous déterminer un montant comparable entre tous les pays concernés ? Éclairage.
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n Asie, la faible mise en œuvre du salaire minimum légal ainsi que son inadéquation aux besoins de base donnent encore plus d’opportunités aux entreprises de violer les droits des travailleurs et de faire pression, à différents niveaux, pour produire à moindres coûts. Isolées et en concurrence les unes avec les autres, les forces de travail des différents pays producteurs n’ont quasiment aucun pouvoir de faire évoluer la situation. Pour endiguer cette dangereuse course vers le bas, qui va à l’encontre du développement économique, des syndicats asiatiques du Bangladesh, de la Chine, de Hong Kong, d’Inde, d’Indonésie, de Malaisie, du Pakistan, du Sri Lanka et de Thaïlande ont décidé de faire front commun dans le cadre d’une initiative sans précédent. En 2007, ils ont formé une coalition, l’Asia Floor Wage Alliance (AFW), afin d’élaborer une stratégie commune face aux entreprises du
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secteur textile. A l’heure actuelle, cette coalition regroupe 70 organisations syndicales et ONG, dans 17 pays d’Asie, d’Europe et d’Amérique du Nord. Pour que les employés du Sud ne soient plus en compétition les uns avec les autres et n’aient plus à craindre les menaces de licenciement et de relocalisation, ces différents acteurs ont adopté une définition commune du salaire de subsistance. Ils ont établi une méthode pour le calculer en tenant compte des spécificités de chaque pays, contrant ainsi l’une des principales lignes de défense des entreprises textiles (lire en page 8).
Définition du salaire de subsistance Le salaire de subsistance doit, par définition, assurer une existence dans la dignité à toutes les personnes qui le perçoivent. Il s’agit d’un
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© Ankur Ahuja / CCC
revenu permettant à tous les employés et employées de couvrir leurs besoins de base et ceux d’au moins une partie de leur famille. Le salaire de subsistance n’est pas un salaire maximum, mais minimum, et il doit être garanti sur l’ensemble de la chaîne de production. Afin de fixer le montant d’un tel salaire, il faut tout d’abord définir quels sont les besoins de base. Il s’agit également de déterminer le nombre d’heures de travail nécessaires pour le gagner et le nombre de personnes qui en dépendent. Le salaire de subsistance, tel qu’il est défini par l’Asia Floor Wage Campaign, se base sur le prix d’un panier de biens de consommation (« panier de la ménagère ») couvrant les besoins quotidiens de 3000 kcal par personne – chiffre défini par le Gouvernement indonésien avec le soutien de l’OIT – pour trois « unités de consommation », soit deux adultes et deux enfants. Le salaire doit permettre, par exemple, de faire vivre une mère, ses deux enfants et la grand-mère, qui s’occupe des enfants lorsque la mère travaille. Les dépenses consacrées à la nourriture représentent environ 50 % du salaire, les 50 % restants étant affectés à des dépenses non alimentaires essentielles, comme le loyer, le transport, les frais de
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scolarité, les frais médicaux ainsi qu’une petite part laissée disponible pour les dépenses imprévues ou l’épargne. Ce salaire doit pouvoir être gagné dans les limites des heures de travail hebdomadaires prévues par la loi (mais pas plus de 48 heures par semaine, en conformité avec les normes de l’OIT). Sur la base de cette définition et en tenant compte des habitudes locales (notamment en matière d’alimentation), il est possible de déterminer le montant du salaire de subsistance pour chaque pays.
Comparaison internationale du salaire de subsistance Afin de pouvoir formuler des revendications salariales similaires dans tous les pays asiatiques, deux obstacles doivent être surmontés : les taux de change variables et les différents niveaux de prix. Pour avoir un point de comparaison crédible, il convient donc d’utiliser une devise commune et de tenir compte du niveau des prix de chaque pays. La solution réside dans l’utilisation de dollars en parité de pouvoir d’achat (PPA$). Une fois convertis en PPA$, les salaires vont de
417,4 PPA$ au Bangladesh à 593,6 PPA$ en Indonésie. Le montant demandé pour un salaire de subsistance doit donc s’inscrire dans cette fourchette. Il n’existe pourtant pas de formule magique. Un montant proche de la limite inférieure serait bien insuffisant pour un pays tel que l’Indonésie, alors qu’un montant proche de la limite supérieure serait impossible à revendiquer pour les syndicats bangladeshis. Afin de disposer d’une revendication commune, l’AFW a finalement déterminé un montant moyen de 475 PPA$. Celui-ci sera adapté en fonction de l’évolution des prix des produits du « panier de la ménagère » et des autres ressources non alimentaires de base. Fait crucial, le salaire de subsistance demandé par l’AFW est supérieur aux salaires minimums officiels en vigueur dans chacun de ces pays, et son adoption constituerait donc déjà un progrès significatif. Finalement, pour pouvoir déterminer le salaire de subsistance revendiqué dans chaque pays, ce montant de 475 PPA$ est converti dans les différentes monnaies nationales. Nous obtenons ainsi, dans chaque pays, un salaire défini correspondant au salaire de subsistance minimum.
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Cette année, la DB a lancé une vaste campagne d’information et de protestation en ligne « Un salaire de subsistance pour tous ». Pour participer et connaître les résultats: www.10centimes.ch
Ensemble pour une industrie textile plus juste Cette revendication commune encouragera l’organisation des employées en syndicat, ce qui, à long terme, permettra d’obtenir d’autres améliorations au sein des usines textiles. L’AFW combattra la pauvreté et favorisera un développement économique dans le respect des standards internationaux en matière de travail. Des millions de personnes dans l’industrie textile bénéficieront ainsi d’une meilleure qualité de vie. Ce salaire de subsistance applicable à tous les pays peut également contribuer à définir un modèle plus durable pour l’industrie textile globalisée et représenter une stratégie concrète de mise en œuvre du plan de l’OIT pour un travail décent (Decent Work Agenda). L’AFW mène une campagne internationale pour obtenir ce salaire de subsistance. En Asie, elle a été lancée le 7 octobre 2009 et devrait s’étendre sur cinq ans. L’AFW entend faire pression sur les différents acteurs de l’industrie textile – aux niveaux régional, national et international. Il s’agit, dans un premier temps, de cibler les grandes marques et les détaillants
afin qu’ils s’engagent par écrit à garantir le salaire de subsistance lorsqu’ils négocient les prix avec leurs fournisseurs, ce dont ils ont largement les moyens. Dans cette optique, l’AFW a expressément demandé à la Campagne Clean Clothes de porter ses revendications en Europe et de faire pression sur les marques européennes. Les membres de l’AFW dans les pays producteurs se concentrent, quant à eux, sur les principaux fabricants pour s’assurer que les employées bénéficient véritablement, au niveau salarial, des prix plus élevés que leurs employeurs auront obtenus des grandes marques et des détaillants. En Suisse comme en Asie, nous avons la certitude que seule une alliance entre tous les pays parviendra à imposer aux entreprises textiles et aux gouvernements une politique transparente et plus équitable en matière de conditions de travail et de salaires. Engagezvous avec nous : un salaire de subsistance pour tous !
La Campagne Clean Clothes (CCC) s’engage pour l’amélioration des conditions de travail dans l’industrie textile globalisée. Elle rassemble des groupes d’action, des syndicats, des ONG actives dans le domaine de la politique de développement, de la protection des consommateurs et bien d’autres encore. Depuis 1989, la CCC s’investit pour que les droits du travail et les droits humains soient respectés dans l’industrie textile. La CCC informe les consommateurs, mène des activités de lobbying auprès des entreprises et des gouvernements et soutient les employés et employées dans leur combat pour plus de justice et de meilleures conditions de travail. La CCC est active dans 14 pays européens et collabore avec quelque 250 organisations partenaires (syndicats, ONG) dans les pays producteurs du monde entier. En Suisse, le travail de la CCC est coordonné par la Déclaration de Berne (DB) et soutenue par 19 ONG. Pour en savoir plus : www.ladb.ch/ccc
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© Ankur Ahuja / CCC
Dix recommandations pour un salaire de subsistance il est clair qu’instaurer des salaires permettant de couvrir les besoins de base des ouvrières et de leur famille ne se fait pas du jour au lendemain. L’AWF a édicté une feuille de route pour la mise en œuvre de cette mesure essentielle, dix recommandations complémentaires et indispensables à l’intention des entreprises textiles. Sources : Miller, D. Towards sustainable labour costing in UK fashion retail : a report for ActionAid UK, ActionAid UK, London, à paraître ; Route map to an Asia Floor Wage : 10 Recommendations to Brands and Retailers, Asian Floor Wage Campaign, septembre 2010.
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1
Inscrire, dans le code de conduite de l’entreprise, l’obligation de verser un salaire de subsistance à tous les ouvriers de la chaîne d’approvisionnement. Aucune entreprise ne peut se réclamer d’une véritable éthique si les salaires versés ne couvrent pas les besoins de base des personnes impliquées dans la production et ceux de leur famille. Les marques doivent donc commencer par reconnaître l’importance d’un salaire de subsistance pour tous et l’ancrer dans la politique d’entreprise. En inscrivant cette obligation dans leur code de conduite, les entreprises prennent un engagement clair et le mettent à l’agenda de leurs dirigeants.
2
Reconnaître explicitement, dans le code de conduite, le droit d’association sur tous les sites de production de la chaîne d’approvisionnement. Le respect et la promotion des libertés d’association et de négociation sont des prérequis indispensables à la mise en place d’un salaire de subsistance, selon le modèle de l’AFW. Pour l’OIT, il s’agit en effet de droits « habilitants », c’est-
15 à-dire qui permettent aux employés d’améliorer d’autres aspects des droits du travail – les conditions salariales notamment. Une entreprise qui s’engage à respecter ces droits fondamentaux doit le communiquer de manière explicite aux ouvrières et aux dirigeants de l’usine, par le biais d’un texte officiel publié dans la langue maternelle de toutes les personnes concernées. L’entreprise doit indiquer clairement que les employés syndiqués ne feront l’objet d’aucune discrimination, et que des salaires plus élevés ne conduiront pas à la délocalisation.
3
Dialoguer avec les organisations partenaires locales de l’AFW. Bien qu’il s’agisse des premiers concernés, les employés ne sont que rarement consultés sur la mise en œuvre du code de conduite et les programmes de monitoring. Il n’existe, en effet, aucun espace de dialogue clair entre le personnel et les dirigeants, un manque fondamental de participation qui met fortement en cause la crédibilité de ces programmes. L’AFW invite les entreprises à prendre des mesures concrètes pour la mise en œuvre d’un salaire de subsistance, en collaboration avec les organisations partenaires de la campagne et toutes les parties prenantes. Les marques peuvent agir au niveau de leurs fournisseurs, en aidant à instaurer un dialogue entre les délégations de travailleurs et les dirigeants des usines. Elles peuvent également entrer en contact avec les comités et le secrétariat de l’AFW.
4
Reconnaître officiellement le salaire établi par l’AFW, qui doit servir de référence pour le calcul du salaire de subsistance. L’AFW propose un outil de calcul solide permettant de présenter des revendications salariales concrètes. Les entreprises qui désirent instaurer un salaire de subsistance doivent reconnaître publiquement le modèle de l’AFW comme méthode de calcul des salaires en Asie. Concrètement, les entreprises doivent commencer par rassembler des informations sur leurs sous-traitants, afin de déterminer les niveaux de salaires pratiqués dans les usines (salaire minimum légal, salaire d’usage dans l’industrie, salaire déterminé par des négociations collectives) et les comparer à l’indice de référence établi par l’AFW. Il s’agit ensuite d’utiliser ces
données comme « levier », afin que des mesures sur place soient prises.
5
Adapter les politiques d’achat et de prix de l’entreprise, afin que le paiement d’un salaire de subsistance dans les usines soit possible. Les relations commerciales inégales entre les entreprises et leurs fournisseurs posent de nombreux problèmes, qui contreviennent à la garantie de bonnes conditions de travail. Les entreprises tendent à ignorer le coût effectif du travail humain. Elles achètent la marchandise à des prix dérisoires qui empêchent l’instauration d’un salaire de subsistance. De plus, les délais de livraison sont si courts qu’ils entraînent un nombre excessif d’heures supplémentaires. Les entreprises doivent calculer la répercussion du paiement d’un salaire de subsistance sur les coûts effectifs de la main-d’œuvre par article et le fixer séparément dans le contrat de vente. Elles doivent établir des relations à long terme avec les fournisseurs, qui doivent être informés de cette volonté. Pour finir, il s’agit de privilégier les fournisseurs qui garantissent le paiement d’un salaire de subsistance.
6
S’engager aux côtés de l’AFW, des fournisseurs et des organisations locales de défense des droits du travail pour la mise en place de projets pilotes. La mise en œuvre d’un salaire de subsistance nécessite la collaboration de toutes les entreprises qui se fournissent auprès d’une même usine. Elles doivent mener des projets pilotes communs, afin de mettre en place des mécanismes qui garantiront qu’un prix d’achat plus élevé conduise réellement à une augmentation salariale pour les employés. Les entreprises et leurs fournisseurs doivent travailler ensemble. Les fournisseurs ne doivent pas être les seuls à porter la responsabilité d’une augmentation de la production ou à assumer une réduction supplémentaire de leurs marges.
7
Adresser une lettre aux gouvernements des pays producteurs, afin d’exprimer le soutien de l’entreprise au salaire de subsistance défini par l’AFW et sa nécessité. Le salaire minimum légal devrait correspondre au salaire de subsistance, ce qui est loin d’être le cas en Asie. Il est impératif que
les entreprises manifestent officiellement leur soutien à l’augmentation du salaire minimum et encouragent, au niveau national, la mise en place d’un salaire de subsistance. Elles doivent également garantir qu’une telle augmentation ne conduira pas à une délocalisation de leurs sites de production.
8
Communiquer de manière transparente les informations relatives aux différents lieux de production et aux pratiques de l’entreprise. La transparence sur l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement est la base d’une amélioration des conditions de travail. Pourtant, il est rare qu’une entreprise donne des informations précises sur ses objectifs. La plupart des entreprises ne communiquent pas leurs lieux de production et ne publient pas les résultats des audits réalisées par des syndicats et des délégations ouvrières. Pour que le salaire de subsistance proposé par l’AFW puisse être mis en œuvre avec succès, il est indispensable que les entreprises fassent preuve de davantage de transparence.
9
Collaborer avec d’autres entreprises et des initiatives de vérification multipartites. Les entreprises devraient se regrouper et s’engager conjointement pour garantir de meilleures conditions de travail dans les usines. Lors de la mise en place du salaire de subsistance, il est indispensable que les entreprises adhèrent à des initiatives de vérification multipartites, telles que l’Ethical Trading Initiative (ETI) ou la Fair Wear Foundation (FWF). Ces deux initiatives disposent d’une solide expérience pratique et connaissent les difficultés pouvant survenir lors de l’instauration d’un salaire de subsistance. Elles peuvent ainsi favoriser le dialogue entre les différentes parties prenantes.
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Etablir un calendrier détaillé pour l’application des augmentations salariales et le paiement d’un salaire de subsistance. L’instauration d’un salaire de subsistance est un long processus. Les entreprises doivent établir et publier un plan d’action détaillé, avec un calendrier précis pour les années à venir.
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© Craig Mclean
Le témoignage d’une ouvrière militante Kalpona Akter a 34 ans. Originaire du Bangladesh, elle a travaillé PENDANT HUIT ANS dans une usine textile. Depuis 1996, elle milite pour le respect des droits du travail. DIRECTRICE DE L’ONG BANGLADESH CENTER FOR WORKERS SOLIDARITY (BCWS), KALPONA AKTER APPORTE UN SOUTIEN AUX TRAVAILLEUSES DES USINES TEXTILES AU BANGLADESH PAR UN IMPORTANT TRAVAIL DE RECHERCHE, DE FORMATION ET DE PLAIDOYER. ELLE S’ENGAGE POUR L’ASIA FLOOR WAGE. TÉMOIGNAGE D’UN PARCOURS DE VIE MARQUÉ PAR LE COURAGE ET L’INJUSTICE.
« J’
ai commencé à travailler à l’usine à l’âge de 12 ans. Mon père, qui subvenait financièrement aux besoins de la famille, est subitement tombé malade, ce qui nous a obligées, ma mère et moi, à chercher du travail. Après six mois, ma mère a dû quitter son poste à la suite de problèmes de reins. Mon petit frère de 10 ans m’a alors rejoint à l’usine. Nous travaillions en tant qu’auxiliaires à la machine à coudre, pour un salaire d’environ 3 euros par mois. Avec les heures supplémentaires, nous touchions au maximum 10 euros, une somme insuffisante pour subvenir aux besoins d’une famille de sept personnes. Même en travaillant dur, il arrivait régulièrement que
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nous n’ayons pas assez d’argent pour manger. La plupart du temps, nos employeurs ne nous payaient que tous les deux ou trois mois et nous ne savions jamais à quel moment nous allions toucher notre salaire. Les journées de travail étaient longues, entre 14 et 15 heures par jour. Parfois, nous travaillions jusqu’à 21 heures d’affilée. Les heures supplémentaires étaient obligatoires. Nous ne pouvions dormir que trois heures par jour, sur le site de production, un endroit où il est évidemment impossible de trouver le sommeil. Mon frère et moi travaillions parfois 23 jours de suite, 21 heures par jour. Un auxiliaire aux machines à coudre est contraint de rester debout
toute la journée. A l’époque, les femmes enceintes ne bénéficiaient d’aucune protection. Nous utilisions l’eau des toilettes pour boire et nous laver. Quelque 50 ouvrières se partageaient les WC et, la plupart du temps, on ne pouvait les utiliser qu’une seule fois par jour. Dans mon usine, il y avait une sortie de secours. Un jour, un incendie s’est déclaré, mais le petit escalier était encombré par du matériel et personne n’a réussi à passer. Il y a eu de nombreux blessés. » En 1994, la direction de l’usine nous a appris qu’elle entendait baisser nos salaires. Nous avons décidé de prendre les choses en main. C’est à ce moment-là que je me suis familiarisée avec les droits du travail. A cette époque, j’étais mariée, une union arrangée avec un parent du propriétaire de l’usine. Alors que je rentrais d’une formation sur les droits du travail, mon mari a été informé de mes activités. Il m’a insultée et battue, mais cela ne m’a pas découragée et j’ai continué cette formation.
Des milliers d’ouvrières manifestent pour leurs droits » En 2006, le Bangladesh a vécu un soulèvement massif. Près d’un million d’ouvriers et d’ouvrières ont bloqué les rues principales pour demander une amélioration des conditions de travail. Les consommateurs des pays du Nord ont fait pression sur les entreprises, ce qui a conduit à des changements. » La situation actuelle est meilleure que par le passé. Près de 30 % des usines prennent des mesures pour protéger les femmes enceintes ; 90 % d’entre elles versent désormais les salaires ponctuellement et 80 % environ paient le salaire minimum légal. Mais ce revenu ne permet pas à une mère et à ses deux enfants de survivre. Certaines usines respectent les standards internationaux, mais la plupart ne comptent toujours pas de syndicat. Il y a des « comités d’aide sociale » au sein desquels le personnel n’a généralement pas son mot à dire. » Il y a quelques années, le gouvernement a lancé une campagne publicitaire dans les avions avec ce slogan : « Investissez chez nous! Ici, les syndicats n’existent pas. » Entre-temps, cette campagne a cessé. Comme dans d’autres pays d’Asie ou d’Amérique latine, les conditions de travail au Bangladesh restent très mauvaises. Les consommateurs doivent continuer de faire pression sur les entreprises pour qu’elles poussent leurs fournisseurs à respecter les droits du travail. »
Kalpona Akter
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Au Bangladesh, les manifestations des ouvriers de l’industrie textile ont élé violemment réprimées par les forces de l’ordre. Un policier s’en prend à un enfant. Daka, 30 juin 2010.
Bangladesh : la lutte continue Au Bangladesh, 2 à 3 millions de personnes travaillent dans l’industrie textile et 90 % d’entre elles sont des femmes. Dans ce pays, les salaires sont parmi les plus bas du secteur de l’habillement et les usines textiles sont connues pour leurs conditions déplorables, au niveau des mesures tant sanitaires que de sécurité. Cette triste réputation est malheureusement justifiée. Le 25 février 2010 à Gazipur, un incendie s’est déclaré dans l’usine Garib&Garib, qui produit principalement pour l’entreprise suédoise H&M. Cette catastrophe a coûté la vie à 21 personnes et blessé 50 autres. Entre 2005 et 2010, les usines textiles au Bangladesh ont fait 172 victimes au moins, dont la plupart travaillaient pour des marques internationales bien connues. Malgré ces nombreuses tragédies, aucune mesure concrète n’a été prise pour améliorer, à long terme, la sécurité sur les sites de production. Inchangé depuis 1994, le salaire minimum légal1 a été augmenté pour la première fois en 2006. Malgré cette hausse significative – le salaire a presque doublé –, un taux annuel d’inflation de 4 à 5 % n’a pas permis d’augmenter le pouvoir d’achat. Durant l’été 2010, des milliers d’ouvriers bangladeshis sont de nouveau descendus dans les rues du pays, afin de demander une augmentation du salaire minimum légal. Malgré l’explosion des prix des denrées alimentaires, celui-ci n’a pas été indexé depuis 2006. Le nouveau salaire minimum légal de 3000 takas, annoncé par le gouvernement au mois de juillet, reste encore très largement insuffisant, puisqu’il ne couvre que 28 % des besoins quotidiens d’une famille. Durant l’été 2010, nous avons appris que le Gouvernement bangladeshi avait ordonné la fermeture du BCWS, l’organisation de Kalpona Akter, en raison de ses activités pour le respect des droits humains et des droits du travail. Un collaborateur de cette organisation a été violemment battu lors d’un interrogatoire et menacé de mort. Dans la nuit du 12 au 13 août, Kalpona Akter et Abdul Akhter, codirecteurs du BSCI ont été arrêtés par une vingtaine de policiers, sans motif valable. A l’heure où nous mettons sous presse, ils sont encore aux mains des autorités. Différents acteurs internationaux, dont la CCC, font pression pour renforcer la sécurité des membres de l’ONG et faire annuler sa fermeture. Pour en savoir plus : www.ladb.ch/ccc En 1994, le salaire minimum se montait à 900 takas. Il a été augmenté à 1662,50 takas en 2006, passant de 13 fr. à 25 fr. par mois. 1
© Munir uz Zaman / AFP
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Que signifie un label en termes de salaire de subsistance?
Max Havelaar Fairtrade Cotton
Ce label atteste des relations commerciales équitables avec de petits producteurs dans les pays du Sud. Les cultivateurs de coton labellisé touchent un prix minimum leur permettant de couvrir leurs besoins de base. Ils perçoivent aussi une prime destinée à des projets écologiques et sociaux. Ce label se rapporte également aux conditions de production de la matière première. La phase de traitement du coton labellisé « commerce équitable » est aussi codifiée par des directives sociales. Les producteurs peuvent choisir entre différents codes de conduite et systèmes de contrôle. Un salaire de subsistance n’est toutefois pas garanti aux couturières dans tous les cas.
Les labels « bio » (Migros, Manor, H&M)
Les marques sont toujours plus nombreuses à lancer leurs propres collections de vêtements fabriqués avec du coton issu de l’agriculture biologique. Elles y apposent souvent un label qui leur est propre, afin de distinguer ces produits. Ces labels garantissent tous un coton cultivé dans le respect des critères de production « bio ». La culture de coton génétiquement modifié est interdite. L’utilisation d’engrais et de pesticides est réglementée. La plupart de ces labels garantissent une production biologique sur la base des directives de l’Union européenne en la matière. En revanche, ils n’exigent pas le respect de critères sociaux lors de la transformation du coton.
De nombreuses entreprises se Oeko-Tex standard 100 cachent derrière des termes en Le certificat Oeko-Tex standard 100 garantit que le produit labellisé ne contient pas cervogue. Elles parlent de « durataines substances chimiques. Le consommabilité » et d’« équité », sans pour teur est au centre des préoccupations lorsque contrôle des produits, en excluant, autant être en mesure d’attes- Oeke-Tex par exemple, les substances allergènes. Les ter de bonnes conditions de tra- vêtements estampillés avec ce label sont issus vail sur leur chaîne d’approvi- d’un processus de fabrication sans produits toxiques, ce qui est un gage de sécurité au trasionnement. Bien que plusieurs vail pour les ouvrières du secteur textile et les labels soient reconnus dans le personnes qui traitent le coton. En revanche, ce label ne garantit pas de bonnes conditions de domaine de l’écologie, aucun ne travail ou des salaires décents. garantit le respect des droits Global Organic Textile Coop Naturaline du travail et des droits huStandard (GOTS) Le coton utilisé dans la gamme Naturaline est Le label GOTS vise à harmoniser les labels de mains. Décryptage. issu de l’agriculture biologique. Les familles de coton bio existants. Il garantit le respect des paysans reçoivent une garantie d’achat pour une quantité et une qualité de coton prédéfinies, et ce à un prix supérieur à celui du marché. Ce label atteste de l’application de directives écologiques et sociales claires sur l’ensemble de la chaîne de production de la récolte jusqu’au produit fini. La vérification se fait par un organe indépendant. Les fournisseurs s’engagent à payer un salaire de subsistance.
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critères de production biologique, et plusieurs autres labels bio de l’industrie textile s’y réfèrent. GOTS pose également des exigences écologiques et sociales au niveau de la transformation du coton, parmi lesquelles figure l’obligation pour les usines textiles de payer un salaire de subsistance. En revanche, il n’existe aucune directive concernant leur mise en œuvre.
19 Pour une mode éthique :
conseils d’achat
Suivre la mode, tout en soutenant le commerce équitable, c’est possible ! Des articles bon marché ne sont pas forcément synonymes de mauvaises conditions de production, et des violations des droits du travail dans l’industrie textile se retrouvent dans toutes les gammes de prix. Voici quelques conseils simples pour consommer de manière plus responsable et faire entendre votre voix.
Évitez les produits soi-disant « soldés » Il y a une limite aux prix cassés, et il vaut mieux renoncer à l’achat d’un T-shirt qui coûte moins de 10 francs. A ce prix, le paiement d’un salaire décent semble exclu. Quant à la quantité impressionnante de vêtements bradés en période de soldes, ils ne sont souvent produits que dans ce but. Ne vous laissez donc pas leurrer par toutes ces « bonnes affaires » et choisissez de manière critique les articles que vous achetez.
Résistez au diktat de la surconsommation Le temps où l’on présentait une nouvelle collection à chaque saison est révolu. Dans de nombreux magasins, on nous propose désormais jusqu’à 10 collections par année ! N’oubliez pas que les modes passent. Mieux vaut donc acheter des articles de bonne qualité, et pimenter votre garde-robe avec des accessoires branchés ou des articles uniques dénichés dans des magasins de seconde main.
Organisez des bourses de vêtements En Suisse, de plus en plus de bourses de vêtements sont organisées. Trouvez celles qui auront lieu près de chez vous, sur internet et dans la presse locale. S’il n’y en a pas, pourquoi ne pas en organiser une ? Faites le tri dans votre armoire, échangez vos trésors et renouvelez votre garde-robe pour une bouchée de pain ! Une initiative sympa pour davantage de respect envers la nature et les êtres humains.
Privilégiez les labels bio Privilégiez les vêtements fabriqués à partir de matières bio ou issues du commerce équitable. Vous apportez ainsi votre soutien aux petits paysans qui produisent les matières premières. Vous trouverez plus d’informations sur les labels écologiques de l’industrie textile en page 18.
Restez CRITIQUES La plupart du temps, le boycott ne permet pas d’améliorer la situation des couturières, qui sont les premières à souffrir en cas de baisse du chiffre d’affaires. Portez néanmoins un regard critique sur l’industrie textile et cherchez à connaître les entreprises qui s’engagent réellement pour des conditions de production équitables. Demandez aux marques d’indiquer l’origine de leurs vêtements et les conditions dans lesquelles ils ont été produits. Cherchez également à savoir si elles garantissent le paiement d’un salaire de subsistance. Pour cela, n’hésitez pas à vous adresser au siège de l’entreprise ou à poser des questions aux responsables des magasins. Vos remarques et critiques inciteront les entreprises à faire évoluer leurs pratiques.
Consultez notre évaluation des enseignes de la mode Vous trouverez plus d’informations sur le degré d’engagement des principales enseignes de la mode en Suisse sur www.ladb.ch/ccc. Vous pouvez également télécharger le guide pratique de la CCC sous la forme d’une application iPhone. Dès novembre 2010, un guide de poche pourra être commandé gratuitement sur notre site internet www.ladb.ch/ccc ou à l’aide du talon-réponse au dos de cette brochure.
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REGARDS LITTÉRAIRES
Mergim Jérôme Meizoz*
C’
est les premières chaleurs de juin, je corrige les copies de mes étudiants. Pas un bruit à la fenêtre, la ville tout en verdure, les maisons coquettes et le lac immobile. Paisible nation vue d’ici. Seul le crayon court sur la page, distribuant ses petits verdicts. Sans conséquences. La mélodie du portable me tire de cette tâche : – Ah c’est toi, Mergim, comment ça va ? – J’ai besoin de ton aide, la patronne au boulot veut pas me donner les vacances, depuis cinq ans qu’elle me les refuse. Il me faut du temps pour récupérer, tu sais, le métier est dur et le salaire, j’en parle pas… Tu crois qu’un Suisse supporterait de travailler toute une journée ici ? – Mergim, je t’ai dit cent fois que tu dois aller au syndicat. Tu as des droits, bon sang! Si tu ne les défends pas, qui le fera pour toi ? T’as oublié ça ? – Si je fais ça, elle va me rendre la vie infernale. C’est déjà impossible de discuter avec elle de quelques jours de congé. Et puis, je reçois ce matin une lettre de la gérance, elle dit je dois quitter mon studio fin février, je comprends pas leur explication. – On va lire ça ensemble, il faut que tu passes ce soir, et on écrira une lettre. Tu as insisté auprès de ta patronne ? Elle sait bien qu’elle te doit ces vacances, c’est la loi, tu sais. – Oui, mais il y a toujours trop de boulot, elle dit. Elle a licencié un Portugais, et on s’est partagé son travail en plus du nôtre. Le salaire reste le même. Et puis j’ose pas lui demander à chaque fois, elle s’énerve et me crie contre. Mergim dans son pays était enseignant au lycée. Un intellectuel, il écrivait aussi dans la presse. Il se dit « professeur » et sait que nous avons fait les mêmes études. Avec moi, il aimerait causer littérature, mais, depuis les événements, son esprit est tellement brouillé qu’il n’arrive plus à trouver les titres, les noms. Ses idées s’effilochent en parlant. Il reste finalement muet à regarder la table. Ici, il travaille comme éboueur dans une entreprise privée mandatée par une commune. Il se lève à 5 heures du matin, par tous les temps, pour un salaire de misère, et il ramasse les ordures des indigènes. Nous. Il y avait une chanson là-dessus : Venue de Somalie, Lili, vider les poubelles à Paris… La patronne ne le laisse pas partir avant 18 h 30, et il a encore quarante minutes de train pour rentrer. Un jour, nous nous promenons près d’un musée flambant neuf. Je m’extasie sur les proportions harmonieuses du bâtiment. – Oui mais, réplique Mergim, pour construire ça, il n’y a que des souffrances, des douleurs et souvent des accidents de chantier. Et après coup, vous, les passants, n’y voyez que la beauté.
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Mergim a demandé l’asile dans le pays, il était menacé de mort chez lui pour avoir travaillé avec l’ancienne équipe gouvernementale. Il ne raconte presque rien, mais je comprends qu’il a vu des meurtres, des fusillades. Son regard est craintif comme celui d’un homme ayant été torturé. Il s’est caché, depuis douze ans, sa vie s’est résumée à l’errance et la fuite. Il a eu tant d’angoisses et de déracinements qu’il bégaie. Il a peur des gens, il se confond en formules de politesse. Les papiers administratifs sont une montagne à gravir. Sa demande d’asile rejetée, il est entré en clandestinité avec l’aide d’amis. Il s’est caché quelques mois dans une famille, les enfants lui donnaient de la joie. Il a dû ensuite rejoindre un foyer religieux dont le supérieur acceptait de le garder. Il ne pouvait pas sortir, même pas rester derrière les vitres. Il a passé du temps dans la bibliothèque, il dormait beaucoup. Vers Noël, l’année suivante, nous sommes allés remercier le père supérieur de son accueil. Mergim avait les yeux rougis, il avait amené du vin. Le père nous a donné des images saintes, sur l’une d’elles, très ancienne, on voyait saint François sur les routes, dans sa robe de mendiant. Comme il a toujours travaillé et se fait un honneur de ne rien coûter au pays, Mergim a enfin obtenu un permis provisoire. Il n’a pas revu ses deux enfants depuis la guerre qui l’a chassé, il leur envoie un peu d’argent, se désole que son fils ne semble plus le reconnaître au téléphone. Il est toujours accroché à sa cigarette. Il vit dans un minuscule studio avec un matelas et une énorme télévision. Il parvient à capter les chaînes de son pays. Mais, le soir, Mergim est si épuisé après une journée sur le camion qu’il s’endort devant l’écran. Parfois, il va prendre un café dans un bar, mais les Suisses l’ignorent totalement, quand il n’entend pas une réflexion raciste. Merci pour vos ordures ! Mergim ne possède plus rien, il n’a ni archives ni objets personnels en dehors de quelques habits. Il me montre des pulls qu’il a trouvés au rabais, fabriqués en Inde, au Bangladesh, en Chine. – Pour que cela soit si bon marché, ceux qui font ces habits doivent être traités comme moi… même pire ! (Il rit.) Et ce sont les gens d’ici qui en profitent. Tu as vu les files de jeunes dans les magasins d’habits ? Lorsque Mergim est entré en clandestinité, les services de l’immigration ont vidé son ancien appartement, et il n’a jamais retrouvé ni ses meubles ni ses livres. Il n’a pas osé se plaindre, il est parti avec une seule valise. La chose la plus précieuse dans la chambre de Mergim, c’est une photo de ses deux enfants lointains.
*Jérôme Meizoz est né en 1967 à Vernayaz (Valais) et vit à Lausanne. Il est l’auteur de récits consacrés à la mémoire sociale, dont Jours rouges (Ed. d’En bas, 2003) porté à la scène et à la radio. Parmi ses ouvrages récents : Les désemparés (Ed. Zoé, 2005) ; Terrains vagues (Ed. de l’Aire, 2007) ; Père et passe (Ed. d’En bas & Le Temps qu’il fait, 2008) ; Fantômes, récits illustrés par le peintre Zivo (Ed. d’En bas, 2010).
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« Just do it
Donnez-moi ceux qui sont las, ceux qui sont pauvres, vos
Blaise Hofmann*
masses entassées assoiffées d’air pur, les relents misérables de vos terres surpeuplées. Envoyez-les-moi ces sans-patrie ballottés par la tempête.
»
Emma Lazarus
New York, dimanche, 5 heures du matin la fermeture du Cotton Club, quel silence, j’en titube, une belle lumière sur l’Hudson River, des couleurs à tomber, je fais attention, je marche droit, elle est à mon bras, gauche, droite, elle ne remarque rien, elle fait semblant de ne rien remarquer, ça ne la dérange pas, elle a le même sourire idiot. Elle vit à deux rues d’ici, au campus, à la 123e, elle me dit. Je fais oui de la tête, je cherche à me souvenir de son prénom, j’avance en silence, gauche, droite, je suis le mystérieux, elle est l’innocente. Ses talons sur le bitume, une mélodie crétine entre ses petites dents, son doigt sur le digicode, sa clé dans la serrure, ses hanches dans le couloir, son baiser dans l’ascenseur, sa musique dans l’appartement, I know you know d’Esperanza Spalding (si je ne fais erreur) et deux verres de rhum arrangés. Santé, bienvenue. Santé, merci. Assis en silence. Elle gagne la verticale, elle épouse la musique, elle joue avec ses hanches, les bras au ciel, elle incline la tête. A moi de jouer. Respire. Allez. Lève-toi. Confiant. Les yeux. Debout. Derrière elle. Sa nuque. Son oreille. Son souffle. Ses lèvres. Son soupir. Un premier tissu sur le sol. Son épaule nue. Son parfum. Son ventre. Ses seins. Vite, libérer ses seins... Mais. Non. Dites que je rêve. Non. Pas vrai. Merde. Là, sur la bretelle. Merde, merde et merde. MADE IN THAILAND…
A
Myawaddy (Birmanie), dimanche, 5 heures du matin Il est bien le fils de son père. Le ventre qui crie famine, transpirant à grosses gouttes dans l’obscurité (il n’y a pas d’électricité cette nuit), il rêve en couleurs. Rendors-toi, mon cœur, lui chuchote-t-elle. A la lueur d’un morceau de bougie, elle le voit se rendormir, lui caresse le front. Fais de beaux rêves… Hier, son petit Saw était triste, il avait perdu trois billes, dont sa préférée, la grosse bleue. Il y a trois mois (92 jours, pour être exact), il a perdu son père, à cause de l’ouragan Nargis. Comme un second fléau,
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l’armée est arrivée sur les lieux et elle a pris la fuite. Quelques billets roulés dans son sarong, une paire de tongs, une vieille chemise et son petit Saw sur le porte-bagage d’une bicyclette. Dans un petit sac, une photo de lui, des baguettes, deux bols, un peu de riz, du thé, du sel et du sucre (il faut compter deux jours de pistes pour atteindre Myawaddy, à la frontière thaïlandaise). On les a laissés déplier une natte dans un vieil entrepôt où s’entassent une dizaine de familles exilées. On délimite son espace de vie en ficelant des sacs en plastique. L’odeur, le bruit. La journée, les plus vieilles s’occupent des enfants, tandis que les autres vont essayer de gagner de quoi acheter à manger. Hélas, la ville de Myawaddy est sinistrée. Au marché, tout est importé de Thaïlande, tout est hors de prix. Pour ne rien arranger, le principal employeur de la ville, un fabricant de vêtements, vient de plier boutique, faute de commandes. On dit que c’est à cause des sanctions américaines. Comme des centaines de Birmans, elle emprunte donc chaque matin, au lever du jour, le pont de l’Amitié pour rejoindre la ville thaï de Mae Sot. Enfin, le pont, pas exactement. Pour échapper au racket de la Tatmadaw et des Thahan Phran, elle s’en remet aux passeurs. A cette époque de l’année, les eaux de la Moeï sont basses et la traversée ne coûte qu’un billet. Enfin, elle ne devrait coûter qu’un billet. Les prix grimpent chaque jour et elle songe sérieusement à s’installer en Thaïlande. Peut-être à « Little Burma », l’un des camps de réfugiés de la province de Mae Sot. Il faut dire que, pour elle, la Thaïlande, c’est plein d’espoir. Les gens sont tous riches là-bas : il y a des routes, les magasins sont pleins, les gens bien habillés. Elle accepterait n’importe quel travail. Elle a accepté n’importe quel travail. Dans douze heures, après autant d’heures de travail, elle reviendra à Myawaddy avec une centaine de baths, pour autant que son patron la paie. Rien en effet ne l’y oblige : elle n’existe pas, elle est clandestine et n’a pas les moyens de s’offrir un permis de travail. Certains patrons retarderaient même le versement des salaires pendant un ou deux mois, avant d’appeler la police pour embarquer les ouvrières illégales… Cent baths ne suffisent pas pour vivre en Thaïlande, mais c’est bien assez pour survivre en Birmanie. Elle peut s’estimer heureuse. Depuis le début de l’année, la crise financière a sensiblement réduit les exportations thaïlandaises et de nombreuses usines ont été contraintes de mettre la clé sous la porte. Pour ne rien arranger, plus aucun permis de travail n’est accordé aux Birmans. Arrivées à Mae Sot, les femmes birmanes ne sont pas logées à la même enseigne. Les plus vieilles mendient. Les plus jolies s’engagent comme masseuses. Pour les autres, une seule solution, l’industrie textile. Voilà bientôt deux mois qu’elle trime ici, en périphérie de la ville, le long de la rivière Moei. C’est un atelier discret avec un toit de tôle ondulée, une enceinte cerclée de hauts murs et d’une imposante barrière de fer coulissante. Le gardien porte une chemise azur presque neuve, il parle une langue qu’elle ignore. Il méprise copieusement celles qui font le travail qu’aucune Thaïlandaise n’accepterait. La routine, de sept heures pile à la tombée de la nuit, vingt-neuf jours par mois, assise sur un trop petit tabouret, devant une petite table. A gauche, quelqu’un. A droite, quelqu’un. Derrière, quelqu’un. Devant, quelqu’un. A ses pieds picorent une douzaine de poules. Une surface optimisée. Un temps optimisé. L’unique pause, celle de midi, dure le temps qu’il faut pour ingurgiter un bol de riz.
*Né en 1978, Blaise Hofmann vit à Lausanne. Après des études de lettres, il travaille comme aide-infirmier, animateur social pour les migrants précarisés, berger dans les Alpes vaudoises et journaliste freelance. En 2006, il publie aux Editions de l’Aire Billet aller simple, le récit d’un voyage d’un an et demi en Asie et en Afrique. En 2007, paraît aux Editions Zoé Estive, le journal d’un moutonnier. En 2008, il fait le tour de la Méditerranée et alimente une chronique pour le quotidien 24 heures, qui sera publiée en 2009 dans un livre intitulé Notre Mer (Ed. de l’Aire). Cette même année, il publie un autre roman, L’Assoiffée (Ed. Zoé). Il enseigne aujourd’hui la littérature au Gymnase de Burier, écrit des chroniques dans Le Nouvelliste et donne des ateliers d’écriture à l’Institut littéraire suisse, à Bienne.
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Sa tâche est répétitive, désespérante. Des soutiens-gorge s’amassent sur un coin de sa table. Elle coud sur leur bretelle une étiquette avec le sigle de la marque. Le bruit des machines à coudre, le bruit des conversations, le bruit des engueulades, le bruit des pales de ventilateurs (il n’y a pas de fenêtres). Aujourd’hui, l’atelier a du retard sur une commande. Beaucoup de retard pour une grosse commande. Une boîte de Honk Kong, sous-traitante d’une firme américaine. Tellement de retard, dit le patron, qu’il faudra rester ici cette nuit... Mae Sot (Thaïlande), lundi, 19 heures Un jour de travail, une nuit de travail, une courte sieste et un autre jour de travail. La commande est bouclée, le patron est content, il paie cash, 250 baths. Claquée et vannée, mais à ce rythme, dans un an, elle aura de quoi reconstruire sa maison, au pays. Sur les rives de la Moei, elle attend un passeur. Dans une heure, elle reverra son petit Saw. Elle lui a acheté une bille bleue. Encore un an. Un an et elle pourra lui offrir des cours dans une vraie école. Avant l’ouragan, elle était institutrice. New York, lundi, 19 heures Afterwork après un premier jour interminable. Je siffle d’un trait une Brooklyn Ale et parcours dans ses grandes lignes le New York Post : « Le salaire cumulé des 6500 employés de Nike en Thaïlande équivaudrait à ce que gagnent les 13 membres du directoire de la firme. » Merde. Je laisse un gros pourboire et file. A une vingtaine de rues de là, sur un banc, je fais la connaissance d’un immigré italien fraîchement naturalisé. Il me parle de son fils, le petit gars, là-bas, celui qui lève les bras, il vient de marquer un but. Il me parle de « Little Italy », son quartier, ces rues qui, une à une, sont envahies par les Chinois, les Vietnamiens et les Thaïlandais. Je lui parle de mon arrière-grand-père (j’ignore même son prénom). C’est à cause de lui que j’ai quitté la Thaïlande, rompant le contrat qui me liait à une organisation caritative. Mais c’est aussi grâce à lui. Je cherche maintenant à vivre ce qu’il a vécu il y a un siècle, le grand voyage. Je l’imagine. Trois semaines de cargo à travers l’Atlantique, lui qui n’avait jamais quitté sa campagne. Le portail d’Ellis Island, son bureau d’immigration. Les hommes, à droite, les femmes, à gauche, en file indienne, des consignes, une langue qu’il ignore… Je l’imagine. Hors de question pour lui d’aller rejoindre les masses misérables du Lower East Side. Il échange ses derniers francs contre un billet de train pour la campagne la plus proche. Dans un petit sac, une Bible annotée, une illustration de la Jungfrau, un dessin de la ferme, un set de service en argent et le verre en étain de la dernière compétition de tir. Un an, pense-t-il. Un an pour récolter l’argent nécessaire au transport de la famille tout entière. On ne l’a jamais revu.
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femmes contre femmes Naomi Wolf*
OXFORD – Je l’avoue, je le fais aussi ! Comme presque toutes les femmes occidentales, je ne résiste pas, et c’est à chaque fois le même plaisir coupable. Difficile d’écouter sa conscience quand on est confrontée à des tentations aussi nombreuses qu’irrésistibles. Je parle évidemment de ces vêtements branchés qui ne coûtent presque rien. Je vais dans un Zara – ou dans un H&M – et je fais une razzia de ces articles sympas, si outrageusement bon marché qu’on les jette facilement. Comme toutes les femmes qui, sur ce point, me ressemblent, je dois affronter ma dépendance. La mode a été transformée par l’émergence récente de chaînes de détail qui engagent de bons designers pour concevoir des vêtements et des accessoires tendance, dont la durée de vie est très limitée. Cette évolution a libéré les femmes occidentales de la tyrannie de l’industrie de la mode qui, autrefois, imposait un style, obligeant chaque année les femmes à proclamer leur armoire obsolète et à investir massivement pour refaire leur garde-robe. Un engrenage infernal et sans fin. Depuis l’avènement de la production de masse, les femmes occidentales jouissent de la possibilité, en apparence délicieuse et libératrice, de se procurer, pour la modique somme de 12 dollars, cette incontournable petite robe « style années 80 », avec de minuscules motifs floraux – et qui sera totalement démodée d’ici à l’été prochain. Elles peuvent, ou plutôt devrais-je dire nous pouvons donc investir dans des vêtements classiques qui ne vieillissent pas trop vite et céder à la compulsion de ces articles jetables quand ils sont dans l’air du temps. Ces magasins nous permettent également de résoudre un problème psychologique, puisque nous pouvons faire du shopping à longueur de temps – un plaisir qui est peut être inscrit dans le cerveau féminin, réminiscence du stade d’hominidé pratiquant la cueillette –, sans culpabiliser pour des dépenses excessives. Mais ce système qui a « libéré » les femmes occidentales est littéralement construit sur le dos de celles des pays en développement. Comment ces marques bon marché parviennent-elles à vendre cette adorable petite robe à un prix aussi bas ? Tout simplement en affamant et en opprimant des femmes au Bangladesh, en Chine, au Mexique, à Haïti et dans d’autres pays encore. Nous savons tous que les vêtements bon marché sont généralement produits dans des conditions inhumaines, en grande partie par des femmes. Et nous savons – ou devrions savoir – que ces couturières qui, partout dans le monde, travaillent dans des ateliers de misère dénoncent parfois les abus dont elles sont victimes. On les enferme, on leur interdit pendant longtemps d’utiliser les toilettes, on les harcèle sexuellement. Les employeurs répriment violemment les activités syndicales et soumettent leurs employées à toutes sortes de contraintes. Comme face à un secret de famille susceptible de nous mettre mal à l’aise, nous, les femmes occidentales, préférons fermer les yeux. Aux Etats-Unis, le boycott des T-shirts pour étudiants provenant de ces ateliers a permis d’améliorer les conditions de travail. Le boycott du café et d’autres produits, mené généralement par des consommatrices, a conduit les principaux centres
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*Naomi Wolf est une militante politique et critique sociale états-unienne. De 1990 à 2008, elle a écrit sept livres, dont plusieurs best-sellers. Avec la publication de The Beauty Myth, The End of America (1990), elle est devenue l’une des représentantes d’un mouvement qui sera décrit plus tard comme la troisième vague féministe. Oratrice mondialement connue, elle s’engage avant tout pour l’égalité des genres, davantage de justice sociale et, plus récemment, pour la défense des libertés aux Etats-Unis et ailleurs. En 2008, elle a publié Give me Liberty : How to Become an American Revolutionary (Accordezmoi la liberté : comment devenir révolutionnaire américain).
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commerciaux à acheter des articles issus du commerce équitable. Par le passé, des femmes aisées ont aussi boycotté avec succès ces ateliers. A l’époque victorienne, des ouvrières perdaient la vue à force de coudre des broderies compliquées destinées aux femmes fortunées. Indignées, ces consommatrices ont finalement réussi à imposer de meilleures conditions de travail. En comparaison, il n’existe de nos jours aucun mouvement majeur mené par des femmes des pays développés visant à mettre fin à cette exploitation à l’échelle mondiale par des fabricants qui vendent à bas prix. Notre argent serait pourtant un outil suffisamment puissant pour les obliger à changer de méthode. Il faut croire que cette situation nous convient. Mais nous aurons de plus en plus de peine à détourner le regard, car les femmes des pays en développement – parmi les plus exploitées et les plus brimées de la planète – font désormais entendre leurs voix. Le 23 juin dernier, le Financial Times rapportait que « au Bangladesh, des centaines d’usines approvisionnant des grandes chaînes occidentales comme Marks & Spencer, Tesco, Walmart et H&M, avaient progressivement été rouvertes sous haute protection policière… après des jours de manifestations violentes de la part de dizaines de milliers de travailleurs demandant des augmentations salariales ». Un millier de policiers antiémeutes ont utilisé des balles en caoutchouc et des gaz lacrymogènes pour repousser les travailleurs. Des centaines de manifestants ont été blessés, mais ils ne sont pas revenus sur leurs revendications. Au Bangladesh, deux millions de personnes travaillent dans l’industrie textile, et la plupart sont des femmes. Avec un salaire de 25 dollars par mois, ce sont les employés les moins bien payés du monde dans ce secteur. Ils demandent que leur salaire soit multiplié par trois, soit un revenu de 70 dollars par mois. Les leaders de ce mouvement de protestation soulignent que leur salaire actuel ne leur permet pas de se nourrir, et que dire de leur famille. Des économistes prédisent que les grèves et les manifestations vont s’intensifier au Bangladesh et au Vietnam. Interrogés par The Financial Times, des banquiers d’investissement ont même qualifié les salaires des femmes employées dans l’industrie textile de trop bas pour être durables (unsustainably low). Les usines ont rouvert – pour l’instant. Mais le Gouvernement bangladeshi envisage d’élever le salaire minimum légal. Si cette mesure est prise, ce sera une victoire majeure pour ces travailleurs et travailleuses « légaux » qui comptent parmi les plus exploités de la planète. Cette victoire reste encore largement symbolique, mais elle pourrait inspirer d’autres femmes qui travaillent dans l’industrie textile à travers le monde et les encourager à protester, elles aussi.
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Nous, les femmes occidentales, devrions nous mettre au défi de prendre exemple sur ces employées et agir en modifiant nos habitudes de consommation. Il est grand temps de montrer notre soutien envers ces femmes sous-payées, qui sont ouvertement victimes d’une discrimination de genre systématique et qui s’opère au niveau mondial – une situation à laquelle la plupart d’entre nous n’ont plus à faire face. Soutenons une économie basée sur le commerce équitable et refusons d’acheter les marques dont les pratiques irresponsables sont montrées du doigt par les organisations militantes. Si les femmes maintenues dans un état proche de l’esclavage dans des ateliers de misère remportent cette bataille cruciale, le prix de cette adorable petite robe sera nettement plus élevé. Mais elle coûte déjà beaucoup trop cher aux femmes qui ne parviennent pas à se nourrir et à se loger décemment, elles et leurs enfants. Cette paire de sandales à lacet à trois dollars seulement ? C’est trop beau pour être vrai. Quel est son prix en souffrance humaine ? Traduit de l’anglais par Géraldine Viret
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A
la recherche de forces de travail bon marché et pour devancer la concurrence, les entreprises textiles n’ont cessé de déménager d’un continent à l’autre durant ces deux dernières décennies. Aujourd’hui, la majeure partie de nos vêtements sont produits dans les pays du Sud, principalement en Asie et en Amérique latine, mais également en Afrique et en Europe de l’Est. Afin d’attirer les investisseurs, les gouvernements de la plupart des pays producteurs fixent le salaire minimum légal trop bas et acceptent que les couturières travaillent dans des conditions déplorables pour un salaire de misère. En huit heures, ces femmes gagnent en moyenne 2 dollars, un maigre revenu qui, même avant la crise financière et l’explosion du prix des denrées alimentaires, ne permettait pas à une famille de se nourrir. Ces dernières années, la situation s’est encore aggravée. Pour échapper à cette logique de dumping salarial, des syndicats, des ONG et des experts d’Asie ont formé l’Asia Floor Wage Campaign (AFW). Ensemble, ils ont développé un modèle de calcul pour un salaire de subsistance dans l’industrie textile, émis des revendications au niveau régional et lancé une vaste campagne internationale. La Déclaration de Berne et la Campagne Clean Clothes soutiennent activement l’AFW. Elles sont les porte-parole en Suisse de ses revendications et font pression sur les marques pour qu’elles ne reportent plus leurs responsabilités sur les pays producteurs. Cette brochure spéciale Un salaire de subsistance pour tous expose les grands enjeux de la problématique salariale dans l’industrie textile et présente la stratégie d’une alliance sans précédent, qui dépasse les frontières. Aux témoignages des vraies victimes de la mode répond l’écriture engagée de trois auteurs, Blaise Hofmann, Naomi Wolf et Jérôme Meizoz, qui, chacun à sa manière, racontent la triste histoire d’une exploitation organisée à l’échelle mondiale.
Un salaire de subsistance pour tous
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