9 minute read
Crisse
Crisse : une activité débordante
Propos recueillis par François René - Les documents philatéliques ont été fournis par Philippe Marton
Didier « Crisse » (c’est son nom d’écrivain) habite en France depuis 30 ans, c’est l’un des grands auteurs de bande dessinée actuels, figurant dans le Top 20 de la BD francophone, avec des albums dépassant régulièrement les 100 000 exemplaires vendus. Il a reçu le grand prix jeunesse en 2004 à Angoulême.
Comment êtes-vous arrivé dans le milieu de la BD ? C’est une longue histoire ! Je suis natif de Bruxelles. J’ai découvert la bande dessinée grâce à mon oncle, qui m’achetait des BD, notamment les albums de la série Johan et Pirlouit, de Peyo. La lecture était pour moi une échappatoire. J’adorais dessiner, j’avais toujours un crayon à la main. Mon père était forgeron d’art, et mes parents m’ont encouragé dans cette voie, contrairement à tant d’autres à l’époque. Ma famille ayant déménagé à Anderlecht, commune du nord de Bruxelles, j’ai fait la connaissance d’un voisin qui était un fana de BD : il les achetait chez un libraire spécialisé dans le genre, un des premiers qui existaient, car cet art était encore peu couru ces années-là. Il m’a un jour emmené chez ce libraire, et là j’ai découvert une véritable caverne d’Ali-Baba. Tout un monde s’ouvrait à moi ! Et surprise : lors de cette première visite, il y avait dans cette librairie Peyo, Franquin, Tillieux et Morris, qui faisaient du dessin à la demande ! Moi, je ne les connaissais pas, je les ai considérés comme des gens normaux ; j’ai plus été impressionné par la boutique et son contenu ! Je suivais des études plutôt à caractère scientifique et je voulais absolument être joueur de foot. Pour accompagner une copine, je suis parti
à Lyon, vers 18 ans, et là j’ai dû travailler pour vivre. Je me suis retrouvé à faire de la mise en rayon dans un Carrefour local. Dans cette ville, les dessinateurs en soierie sont recherchés. J’en ai donc fait le tour, pour leur proposer mes dessins, et là on m’a répondu : « ce n’est pas ce qu’on cherche ! ». Au Carrefour où je travaillais, j’ai rencontré un représentant en soierie, qui avait repéré mes dessins : il m’a proposé de lui en créer pour des tee-shirts. J’en ai vendu quelques-uns, mais ça m’a surtout mis en action pour commencer quelques BD. Je suis revenu à Bruxelles avec mes oeuvres, et là ma mère m’a poussé à retourner voir le libraire spécialisé. Il rééditait de vieilles BD et publiait un magazine avec des œuvres de jeunes auteurs. Il m’a pris quelques histoires. Il se trouve qu’à l’époque, le journal Spirou offrait une tribune à de nouveaux auteurs, intitulée la « Carte Blanche ». Bien que complètement autodidacte, je leur ai envoyé quelques œuvres, mais je n’ai pas obtenu de réponse. Je ne me suis pas démonté : je suis allé à la rédaction du journal et suis tombé sur le rédacteur en chef de l’époque, Alain De Kuyssche. Il m’a dit tout de suite : « on va te publier ». Il avait des piles de dessins en stock à trier et les miens étaient noyés dans la masse. Il m’a invité à revenir et a commencé à me prendre des histoires. C’est comme cela que vous êtes devenu auteur à part entière ? Oui, très sincèrement, je n’étais pas du tout au niveau à cette époque, et par exemple ma mise en couleurs n’était pas terrible. Le journal Spirou m’a donc envoyé faire un stage chez Vittorio Leonardo à Charleroi, dont les studios assuraient le coloriage de tous les albums Dupuis. Je signais déjà Crisse, et Vittorio m’a donné de nombreux conseils ; je ne connaissais personne dans le milieu de la BD et je ne savais pas trop comment il fallait faire. Les petits
De gauche à droite Couverture le Pré derrière l’église@Crisse et Paty, éditions Soleil. Couverture d’Atalante tome 2 Nautiliaa ©Crisse, éditions Soleil. Affiche dessinée par Crisse dans le cadre du festival d’Igny 2013.
éditeurs ne payaient pas beaucoup et je réalisais 10 pages par semaine. Ayant un jour visité le parc Walibi, j’avais été marqué par les dauphins. Je me suis donc lancé dans ma première grande BD, « Ocean’s King ». Cette histoire était sans doute un peu en avance sur son époque, mais il m’est resté le fait d’avoir eu la bonne idée. J’ai même dessiné un tome 2 de cette histoire, mais il n’a jamais été publié. Puis je suis parti au service militaire, pendant lequel j’ai créé la série « Nahomi », une sorte de conte de Noël qui se passe au Japon. Je l’ai proposée au journal Tintin, qui payait un peu plus que Spirou, et ils l’ont acceptée. Il y avait une forte rivalité entre les deux journaux, Tintin et Spirou, comme entre les éditeurs : si on faisait du rigolo, c’était Dupuis; sinon c’était Le Lombard ou Casterman. C’est ainsi que la BD est devenue mon métier. Vous n’avez pas de héros récurrent, avec une série qui continue depuis vos débuts, contrairement à d’autres ? J’ai toujours travaillé correctement, mais sans vraiment de personnage récurrent : au bout de 3 albums avec le même personnage, je me lasse ; je sens qu’il faut que je passe la main, ne serait-ce qu’à un autre dessinateur. Pour Atalante, par exemple, j’en suis au 12ème album mais j’ai lâché le dessin au tome 6 tout en continuant à faire le scénario et le story-board. Je suis ami avec le dessinateur d’une série à grand succès, mais il ne vit que par et pour son héros ; dans sa conversation il me semble habité par son personnage et je ne veux pas être comme ça, même si je peux le comprendre. Moi, je n’arrive pas à m’inscrire dans la durée. Vous avez un coup de crayon réputé, mais pas que : vous êtes un auteur complet, dessin et scénario. A mes débuts, j’ai travaillé avec
France 2014, collector de timbres « Mon timbre à moi » réalisé sur base de dessins de Crisse.
des scénaristes, mais je ne pouvais pas m’empêcher d’intervenir dans les histoires, les modifiant parfois jusqu’à 50 %. Alors j’ai décidé de faire mes propres scénarios. C’est stimulant : il faut donner envie de tourner la page au lecteur. Je fais donc dans mes histoires une relance à la page 15, puis une à la page 20, pour remotiver le lecteur, puis une à la page 30 et une autre à la page 40, la contrainte étant de tenir en 46 planches. Je puise mon inspiration dans le quotidien : je viens de voir sur Netflix une série qui m’a marqué, j’aimerais bien faire quelque chose autour de ça, à l’image de mon album « Perdita Queen », un thriller. Mon dessin est du semiréalisme, et donc mes histoires aussi : je ne sais pas vraiment faire réaliste, j’ai besoin d’interpréter la réalité. On le ressent dans vos récits : un ancrage dans une certaine réalité, mais toujours un second degré humoristique, par exemple. La richesse de votre documentation transparaît dans vos BD. Quand on aime un sujet, on se documente énormément, on lit beaucoup, de tout, et on ne compte pas son temps. Je commence par écrire toute l’histoire, je sais comment elle va se terminer, mais souvent, au moins jusqu’à la page 30 d’un album, je me rends compte que les personnages vivent leur propre vie et ce sont eux qui m’emmènent dans des endroits que je n’avais pas prévus au départ. Votre série phare est Atalante. Que peut-on en dire ? C’est une jeune grecque, sauvée de la mort à sa naissance par trois déesses, et qui accompagne Jason sur l’Argos à la recherche de la Toison d’or. C’est la seule femme dans un équipage de 50 hommes, et selon certains auteurs, il est possible qu’une femme ait réellement vécu cette aventure. J’ai l’impression que cette série m’a amené beaucoup de lectrices : je le vois bien dans les festivals où je participe, il y a maintenant une majorité de filles qui me demandent des dédicaces. Vous avez formé de nombreux auteurs de BD. Oui, c’est ma grande fierté. Dans la région où je suis installé, un libraire spécialisé en BD m’a fait rencontrer, il y a déjà bon nombre d’années, un animateur de quartier qui m’a demandé de venir apprendre la BD à des groupes d’enfants. Certains ont depuis acquis la célébrité, comme Cyril Trichet. J’ai aussi mis le pied à l’étrier à Serge Perrotin, Gaël Sejourné, Richard Guérineau, Fanny Lesaint, Chami, Jean-
De haut en bas Affiche du festival Bulle en Seyne 2010 dessinée par Crisse. Invitation au festival d’Igny 2013.
Charles Gaudin qui voulait faire du cinéma et fait maintenant du scénario de BD, ils sont tous passés entre mes mains, si j’ose dire. Quel regard portez-vous sur la collection et sur la plus-value que confèrent vos dessins à vos albums ? Je ne suis absolument pas collectionneur, mais je peux comprendre la passion des collectionneurs, j’en rencontre dans les salons de BD. Lorsque je réalise une dédicace, c’est un cadeau que je fais à la personne qui me la demande et je suis indifférent à la plus-value que mon dessin peut apporter à l’album. Je considère que les gens qui viennent me voir pour une dédicace ont souvent fait un long parcours ou une longue attente pour cela, et qu’ils veulent avant tout donner une marque personnalisée au livre qu’ils ont acheté. Un salon de BD, pour moi, c’est essentiellement le plaisir d’une rencontre avec mon public et avec d’autres auteurs. Côté timbres, l’association Ribambulles vient de sortir fin 2020 un Collector de 10 timbres reprenant mes personnages ; ils ont également édité des timbres personnalisés à partir de dessins de mascottes que je leur ai créés. Et votre actualité 2021 ? Elle est très chargée ! Un livre préquel sur Atalante vient de paraitre, « Première larme », à l’occasion des 20 ans de la création du personnage, j’ai fait le scénario et le story-board, dessins de Besson. Le tome 2 de l’intégrale Atalante est également sorti au 1er trimestre, regroupant les albums 6 à 10, ainsi que le tome 12 d’Atalante, dessins de Grey. Ensuite, il y aura la BD « Le pré derrière l’église », une histoire irlandaise avec des moutons, là encore j’ai fait le scénario et le story-board, et c’est Christian Paty qui l’a dessinée (« Les Blondes »). En juin devrait sortir au Lombard le tome 2 de « Gunblast Girls », un space opéra féminin, là j’ai fait à la fois dessin et scénario. En fin d’année il y aura aussi un spin off des « Légendaires », la série de Patrick Sobral, ce sera une histoire en dehors de la série : Ténébris raconte sa jeunesse. J’ai fait également le dessin et le scénario.
De haut en bas France 2015, 3 timbres issus d’une série « la Ribambulle » dessinés par Crisse. France 2016, timbre portant la mascotte de Noël de la Ribambulle dessiné par Crisse.