Jacques Stoquart Sur les pas d’un scénariste
Jacques Stoquart est un scénariste BD atypique. Refusant d’abord d’y entrer, puis acceptant par amitié, il aura une carrière bousculée. Il nous fait vivre ses rencontres avec des héros imposés. Puis les bizarreries de la création de nouveaux héros. Il comprend, au crépuscule de sa vie, pourquoi son caractère l’a empêché de connaître le succès. Pourquoi l’évolution des connaissances via l’école, le changement des mentalités, ont définitivement démodé certains types de héros autrefois populaires. Il nous dévoile enfin, sans règlement de compte, bien des aspects peu connus des coulisses de la BD telles qu’il les a fréquentées pendant près de vingt ans. Une prise de recul indispensable à tous les jeunes auteurs de BD et un document très particulier pour les collectionneurs.
Prix : 16 € EAN : 9782917237021 ISBN : 978-2-917237-02-1
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Jacques Stoquart
Entretien
Sur les pas d’un scénariste
Entretien
Jacques Stoquart est né le 4 avril 1931 dans le Hainaut, en Belgique. Jacques Stoquart : Les Droits de l’Homme sont formels, tous les hommes naissent Égo. Je ne suis pas plus Égo que les autres, puisque je suis né le 4 avril 1931 au 23, rue Ste Philomène à Frameries (Hainaut, Belgique). C’est très plat. Cela ne fait pas de moi le Maître du Monde. Maman était ménagère, mon père cordonnier. Que du banal. Une famille pauvre, comme des milliers d’autres. J’ai longtemps cru que l’odeur du cuir était celle de l’air ambiant. Dans mon patelin, seuls les mineurs étaient bien payés. Il le fallait pour qu’ils osent descendre dans les galeries sans WC de nos mines de charbon. Cela puait, sauf évidemment le désodorisé méthane (grisou) qui parfois avait la désagréable manie d’exploser comme un vulgaire martyr terroriste. Dès que j’ai pu m’échapper de mon lit cage, j’ai galopé au fond de notre jardin potager. J’y ai baragouiné mes premiers mots devant les hannetons qui peuplaient un petit sureau. Mes parents s’inquiétèrent : il n’a pas de copains. Eh non. J’étais né pour vivre à Tamanrasset, adorant la solitude et le silence. A l’école primaire, côté récré, je refusais de jouer à des trucs aussi simplets que « gendarmes et voleurs ». 12
Je me juchais dans un petit arbre pour lire un Arsène Lupin. Celui-là, c’était un voleur. Un vrai. Et la bande de gugusses qui lui couraient après, ça c’étaient des gendarmes. Des vrais. (Quoique la découverte de l’ADN les ait rendus, depuis, un peu moins crétins). J’y appris une chose importante : la victoire appartient aux voleurs. C’est-à-dire le patronat, les banquiers, les pétroliers, les membres du G8 et tutti quanti. Osez me dire le contraire. En classe de primaire, j’étais systématiquement deuxième. Brillant en français, je m’avérais nul en maths. Cela me vaudra, au secondaire, d’éditer mon premier journal d’une page : L’Ignare. Très sérieux malgré son titre. Mais il compensait mal mon désintérêt total pour les théorèmes de géométrie, vu qu’à part les Pyramides, je n’éprouvais aucune admiration pour les triangles. Après trois ans, mes parents décidèrent que je ne valais pas l’investissement dans une école pour riches, plutôt chère à l’inscription. L’on m’envoya dans une académie de dessin. Côté talent, je fus nettement moins Égo que mes copains. Je peignais à peu près comme Hitler à ses moments perdus.
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Illustration de Bouüaert
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Entretien
Mon adolescence se passa surtout à rechercher des divertissements pour solitaire. Je mis au point un numéro de jongleur de 20 minutes. Puis je m’intéressai à la magie. Une heure de spectacle en plus. Je m’en servis en passant chez les routiers scouts, où nous allions donner des spectacles dans des orphelinats. J’y ai appris à parler en public... à condition de le dominer grâce à mes trucs. Finalement, je découvris un bouquin de physique amusante qui expliquait comment fabriquer des feux d’artifice. Ce fut mon troisième hobby. Ils ne brûlèrent que pour mon plaisir. Les années de la petite enfance passent doucement jusqu’à ce que la guerre de 39/45 s’impose à tous. Jacques se souvient. « ...Ce matin, je reçois un livre de mon éditrice. Cela raconte la vie des cheminotes. Je feuillette. Soudain une photo, celle de la gare d’Aulnoye, près de la frontière belgo-française, me tire 67 ans en arrière, comme une main de géant. Une bouffée de souvenirs me submerge. La guerre de 39/45 intervint quand j’avais 9 ans. Pénurie permanente de tout. On élevait des lapins pour les manger, à la grande horreur de mes petits-enfants qui me prennent pour une sorte de tortionnaire chinois. 14
Eux, ils ont un lapin obèse qui aura sans doute des fleurs à son enterrement. Donc, j’avais 9 ans. Maman me tire du lit : « Jacques, regarde par la fenêtre ! » Je me retourne et je vois une escadrille d’avions qui bombarde Mons, ville proche de Frameries où j’habite alors, dans le Borinage belge. Des panaches de fumée montent du nœud ferroviaire visé. La surprise me laisse coi. On s’y attendait, mais alors, là, c’est là ? C’est aujourd’hui ? C’est ça la guerre à laquelle nous, les gosses, on jouait avec des bombes d’argile ? Mon frère (17 ans) grimpe les escaliers. « Papa, Maman, je dois partir. Ordre du gouvernement. Le voisin l’a entendu à la radio. Tous les jeunes de plus de 17 ans doivent quitter la Belgique de peur d’être incorporés dans l’armée allemande. Je prépare mon vélo. » On lui confectionne en hâte un baluchon : de la bière, du pain d’épice - ça tient mieux. Ses copains briquent leur bécane dans la rue. Et les voilà partis. Pour où ? On verra bien... Trois jours plus tard, il devient clair que « les boches » avancent à toute allure. « Y’a des choses à bombarder, dans le village... Les carreaux de mines, la cokerie... » « Tu veux partir ? » demande Maman. « Oui, chez tante Favienne d’Aulnoye.
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Elle habite au coin d’un bois, peu de chance que les stukas s’y intéressent. »
« Hein, dit Papa. Montpellier, mais c’est au bout de la France... »
Nouveau baluchon, très réduit : Aulnoye n’est pas loin. À la gare de Frameries, nous prenons honnêtement notre ticket. Embarquement dans le premier train qui part, déjà bourré de fuyards. La gare d’Aulnoye ? Elle nous passe sous le nez comme un éclair. Papa s’inquiète :
Un bus nous attendait. Il part vers Béziers où nous croisons un camp de jeunes à vélo. Mon frère y est-il ? Oui, on l’y retrouvera un peu plus tard. Arrêt à Portiragnes. Un vigneron disposant de plusieurs maisons et d’une vaste ferme fait déménager des membres de sa famille. « Faut de la place pour nos petits Belges... » Accueil royal : du pain, du vin, des petits cadeaux.
- Hé, Monsieur le contrôleur, c’est ici qu’on descend. - Pas d’arrêt prévu, Asseyez-vous et attendez.
Monsieur. Nous resterons là trois mois. Mais très vite, un habitant, gentil comme Les kilomètres défilent. Vers où ? tout, nous invite à suivre un sentier Le soir, on se décide à manger. entre les vignes. Marche dans le sable Mais le convoi s’arrête et la Croix durant une heure. Enfin, on grimpe Rouge nous tend par les fenêtres sur une dune et là, le spectacle me des bols de soupe chaude. « Vite, coupe le souffle : cet immense soleil... vite, le train prend juste de l’eau. » Tout ce bleu jusqu’au bout des horizons... Une sirène mugit. Allons-nous Je tombe à genoux dans le sable être bombardés ? Non, on repart. et j’éclate en larmes. Papa ! PAPA ! Clairement, c’est le matériel ferroviaire qu’on veut faire échapper aux griffes des schleus, pas nous. La nuit passe, puis un autre jour, puis encore une nuit. Les trains à vapeur ne sont pas rapides, à l’époque. Et un matin ensoleillé, STOP ! « Garrrre de Montpellier ! Tout le monnnde desceng ! »
« C’est la première fois que je vois la mer ! » C’était en 1940. »
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En effet, il a vieilli comme nous tous et vous avez bien voulu reprendre la plume pour faire revivre Zourine le temps d’un troisième album plus de 30 ans plus tard. Votre complice René Follet lui a donné les traits d’un vieillard séduisant et attachant. Cela vous a-t-il donné envie de revenir à l’écriture ? Je n’écris plus beaucoup. Faire revivre Zourine en grand-père m’a certainement amusé.
Le temps de présenter un héros de bd - généralement jeune et immortel à la fin de sa vie. Et qui, comme moi, s’amuse avec ses petits-enfants (les miens ont dix-huit ans et sept ans !). Il est rare qu’on offre cette occasion à un scénariste. Mais j’ai moi-même soixante dix huit ans. À mon tour de dévaster les rayons de la bibliothèque et de lire pour le plaisir. Je laisse aux jeunes celui d’inventer.
Revenons à la naissance de ce héros des années 1974… Sur l’insistance de Mitacq j’avais écrit quelques scénarii, un long et plusieurs courts. J’avais 43 ans. Je connaissais René Follet de longue date et la BD le tentait. « J’aimerais, me dit-il, un héros et une histoire dans la neige. » Demande qui ne m’étonnait pas ; je savais que René était un maître du dessin noir et blanc. Mais où ça, la neige ? Pour m’en tenir aux pays connus, je voyais surtout le Canada et la Sibérie. L’historique du Canada est plutôt calme : le Grand Nord, les Trappeurs, les Grands Lacs et leurs Cheyennes. Un western, alors ? Cela ne me tentait guère, le cinéma n’en produisait plus, preuve d’une certaine désaffection du public.
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Ivan Zourine vieilli.
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Scénario d’Ivan Zourine.
Je cherche donc côté Russie. Et je tombe chez un bouquiniste sur un tout petit livre aux pages gris sale coupées au canif : « La Russie au tournant du siècle ». Du XXe, bien entendu, donc du temps des Tsars, des Cosaques. René détestant les armes à feu, j’élimine les Cosaques en tant qu’acteurs principaux. Par contre, ce livre fané racontait comment les jeunes Russes, passionnés par les sciences
en développement à leur époque, avaient quitté les terres de leurs « vieux » pour explorer leur vaste pays presque inconnu, même des Russes, faute de moyens de transport rapides. Ils l’avaient prospecté en tous sens, attirés par l’idée de tomber sur un juteux filon de n’importe quoi : pêche, bois, or, argent, cuivre, charbon... J’imaginais assez bien un scénario qui ferait revivre un de ces jeunes aventuriers. 31
Dédicace de René Follet.
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On commencerait par la Sibérie. L’idée plaît à René. Elle ne déplaît pas à Greg, qui demande un synopsis, des croquis... Ce héros en friche avait besoin d’un nom. René et moi commençons à en citer, au hasard : Mattov ? Renko ? Taïgal ? Kutchuk ? Stopine ? Rourine ? « Alors, j’aime autant Zourine », me dit René. Va pour Zourine. Le prénom, pour un Russe, s’imposait : Ivan ! Il m’a fallu longtemps pour apprendre qu’un autre Ivan Zourine, un capitaine je crois, figure dans un conte de Pouchkine - le grand poète russe tué trop jeune lors d’un duel idiot - « La fille du capitaine ». À l’époque, j’avais déjà lu pas mal de Pouchkine, mais pas ce livre-là. Plagiat involontaire... Toutes mes excuses, Alexandre Sergueïevitch Pouchkine ! Votre gloire n’en est en rien diminuée. L’époque s’imposait aussi, vu mon livre de base. Pour autant, j’avais à me documenter beaucoup plus largement. Un héros n’est pas seul, il se promène au milieu d’un tas de personnages secondaires, dans des paysages et des décors fort différents, avec des coutumes qui ne sont pas les nôtres (la grande fête des chrétiens orthodoxes, par exemple, c’est Pâques et pas la Noël), avec ce froid terrible qui change bien des choses,
même la manière d’y mourir. Cette documentation vous prend plusieurs mois. Elle continue pendant qu’on travaille au développement du scénario. Et puis, lors d’un lancement, on a des surprises. Quand j’ai vu paraître dans Tintin les premières planches d’Ivan Zourine, je me suis dit que je n’avais pas vu un piège évident : tous ces personnages engoncés dans de longues pelisses, sous des chapkas toutes pareilles, avaient tendance à se ressembler trop. Surtout de dos ! Un lecteur de l’époque nous le fit d’ailleurs remarquer. Le récit s’éclaire mieux sur la fin, quand il ne reste que deux ou trois personnages à courir derrière un trésor sibérien. Au deuxième album de Zourine, zut pour le froid et la neige, je l’ai envoyé dans un village de montagne. Avec d’autres façons de vivre. Ce qui demandait encore plus de documentation... mais cela, c’est la vie du scénariste. Et aussi celle du dessinateur, qui a besoin, lui, d’un flot d’images pour créer l’histoire et lui donner toutes les apparences de la vérité, sans erreur ni anachronisme. Heureusement, René a toujours été très très bien documenté. Ivan Zourine n’a pas survécu à certaines tensions internes du journal Tintin.
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Je ne sais pas s’il aurait continué longtemps, d’ailleurs, René Follet déteste les travaux trop répétitifs. Toute sa carrière le prouve. Nous sommes toujours amis. Je sais qu’il a toujours regretté Zourine.
Ramiro ou Wen sont les suivants ? En effet, Greg cherche à renouveler le style pépère du Journal de Tintin. Il semble m’avoir à la bonne. Du coup il me met en contact avec Éric pour lequel je vais créer Wen. De son côté, René Follet me présente Vance, dessinateur surchargé ayant besoin de l’aide d’un scénariste.
Wen, avec ce personnage, vous changez du tout au tout par rapport à Zourine ? J’ai tout de suite reconnu Wen. Quand Greg m’a passé des dessins d’un débutant, esquisses noir et blanc traitées au pinceau, d’un jeune homme en cape noire, cela m’a fait penser aux contes de Jean Ray. Un auteur fantastique belge dont j’adorais l’humour. Je me trompais complètement. Pourtant, je propose à Greg un nom : Wen, et un premier scénario court de style fantastique. Cela allait devenir la première intrusion du fantastique dans le sage journal de Tintin. 34
J’étais loin d’être sûr du succès. Ce pourquoi je ne me suis pas lancé dans un 44 planches. Et donc, j’ai imaginé un prétexte pour faire revenir Wen en histoires courtes : ce serait un adolescent doté du don du passage, appelé chaque fois à résoudre un problème spécifique dans un univers différent. Les premières histoires passent, suscitant la controverse. Il y a ceux qui trouvent Wen invraisemblable, voire débile. Et d’autres, moins nombreux, qui s’accrochent à cette ambiance mystérieuse. Pour eux, Wen deviendra une série culte. Des tas de jeunes m’en reparleront souvent, bien après que Wen soit sorti de Tintin. Évidemment, la qualité était très variable. Il existe en fantastique, des tas de branchettes raccordées au tronc tourmenté du paranormal. De là à ce que je glane chaque mois une idée géniale, il y avait de la marge. Mais je devais produire pour ne pas laisser le dessinateur au chômage. Il y aura donc du bon et du moins bon. Au dessin, un certain Éric (Frédéric Delzant), qui n’avait jamais appris à dessiner. Cela lui donnait un style un peu déhanché, une mise en page très libre, qui s’accordaient comme un violon sauvage à une ambiance hors du temps. J’aimais bien qu’il soit à cent pour cent décollé de la ligne claire à la Hergé.
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Il vivait seul avec sa chaleureuse maman, travaillait la nuit parce que la nuit est créatrice, disait-il, sans doute avec raison pour ceux qui n’ont pas impérativement besoin de huit heures de sommeil. Il a vraiment marqué la BD de sa griffe.
avec des princes et des fées. Genre Blanche-Neige, quoi ! » Il a bien fallu continuer le style « glauque », que d’ailleurs, Hergé détestait voir paraître dans son journal Tintin. Je l’avais bien mal compris. Mes excuses, Éric. Au moins, Wen, avec ton talent, a reçu un prix de BD dès sa première année d’apparition. Les professionnels, qui aspiraient à autre chose que les aventures répétitives, avaient reconnu ton originalité. Aujourd’hui, les admirateurs de Wen ont 50 ans et plus. Or ils s’en souviennent encore. Et tu as inspiré un autre auteur célèbre – il l’a dit -, un certain Comès (Silence, L’arbrecœur, Dix des der…). Cet auteur est un Belge de la partie... germanophone de la Belgique, un pays bien compliqué. Faire surgir un talent, c’est comme de planter un arbre. Cela traverse toute une vie. Wen a disparu, sabré par les horribles référendums des journaux pour jeunes de l’époque.
Après un an de collaboration sans problème, Éric me dit : « C’est dommage qu’on ait aiguillé dans ce genre un peu glauque. » « Aiguillé ? C’est moi qui l’ai choisi, d’après tes dessins. » « Ah bon ? Mais moi, ce que je voulais, c’était créer des histoires pour enfants,
Il a duré deux ans, suscité deux albums au Lombard. Il a tracé un sillon où d’autres auteurs férus de fantastique se sont glissés. Il y aura toujours une place dans mon cœur pour Wen, parce qu’il a incarné mes propres rêves.
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Ci-contre et ci-dessus, le rĂŠfĂŠrendum du journal de Spirou.
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Comment se passaient ces fameux référendums ? C’était ma hantise ! Il y a longtemps, quand le journal Tintin existait encore, lui et Spirou publiaient chaque année une longue liste des héros et des séries parus l’an précédent. Les lecteurs étaient priés d’indiquer leurs préférences. Cela servait à quoi ? Essentiellement, pour l’éditeur, à savoir quelles séries avaient assez de succès pour être publiées en albums. Parce que l’édition d’un album en couleur coûtait plus de 2 000 euros et n’était rentable qu’à partir de 15 000 à 20 000 exemplaires minimum.
On peut comprendre cela. Mais les éditeurs publiaient les résultats complets dans la revue après dépouillement. Bien sûr, les succès connus depuis longtemps étaient assurés des premières places. Quant à ceux qui se retrouvaient en queue de liste... Imaginez leur honte publique. Parfois leur désespoir : l’un des dessinateurs mal classé s’est un jour suicidé. J’ai toujours pensé que les éditeurs auraient dû avoir la décence de garder ces résultats pour eux et de prévenir, par lettre, les dessinateurs intéressés. La publication des résultats était plus qu’une calomnie : une cruauté. Le système a heureusement disparu.
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«
Jacques a été mon premier scénariste. J’ai toujours préféré travailler seul mais je commençais. Lui, il avait l’expérience, moi, j’était débutant alors j’étais content de travailler avec lui car il m’a fait faire ma première bd même si il me faisait la leçon (sourire).Mais j’ai aussi une tendresse pour Wen car c’était mon premier personnage. Cette série m’a permis de faire de nombreuses planches et par la suite, j’ai pu créé Tetfol, ce qui me convenait mieux. Les souvenirs ? C’était dans un contexte post soixante huitard. On avait encore la possibilité de dire ce qu’on pensait, on philosophait. C’était une époque beaucoup plus cool, plus poétique, tout ça c’est le côté positif. À l’époque, nous avions une vraie passion pour l’expression artistique, on en parlait avec Comès et Franquin, pour nous, dessiner, c’était viscéral. Plus tard je suis parti vers la sculpture. J’ai rangé mes crayons et je suis parti dans le modelage.
«
Éric, le 8 mai 2008.
Planche de Rorika
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Deuxième retour : L’homme de Molokaï. Au dessin, Cécile Schmidz. Une biographie du Père Damien, l’apôtre des lépreux. Demandée par les Pères des Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie (Pères Picpus en France). Prix belge CRIABD pour la BD religieuse. 30 000 albums vendus (mon plus gros tirage dans la BD !) Troisième retour : Nous n’irons plus à Jérusalem. au dessin, Cécile Schmidz. Demandé pour un anniversaire de la mort d’ Ignace de Loyola - fondateur des Jésuites - par l’Association des Anciens des Collèges Jésuites. Prix « Chrétiens Média » à Angoulême. Quatrième retour : trois récits courts pour la revue Grain de Soleil des Éditions Bayard (religieuses) : Jacques Fesch, Janus Korczac et Dom Helder Camara. Cinquième retour : Edmund Bell. Au dessin, René Follet pour les albums 1 et 2 : La corde au cou et La nuit de l’araignée. Après une reprise des deux albums suivants par le scénariste Lodewijck, je reprends la main pour Le train fantôme, au dessin Wilbur Duquesnoy. Les deux premiers à la demande de René Follet et du nouvel éditeur Claude Lefrancq. Le dernier demandé par Claude Lefrancq.
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Encore un héros charismatique et René Follet au dessin. Qui est Edmund Bell ? Edmund Bell parut d’abord sous forme de petits romans policiers en néerlandais. Ils étaient signés John Flanders, alias Jean Ray, alias… Un tas d’autres pseudonymes. Du passé de cet auteur de fantastique, on ne sait rien. Il s’était imaginé une vie romancée, aventureuse, vécue sur toutes les mers du monde, qu’il racontait à ses amis. Nul n’est même sûr qu’il n’ait jamais quitté la Belgique. Son vrai nom était Jean Raymond Marie De Kremer. Quand le jeune éditeur Claude Lefrancq me contacte, via René Follet qui n’a plus de travail, il est question d’adapter en BD les mini romans de John Flanders, dont le héros est un jeune anglo-saxon, Edmund Bell, fils d’un inspecteur de Scotland Yard. À la première lecture, je me dis que ces « romanceaux » sont trop courts. René Follet m’avoue qu’il a tenté d’en scénariser un lui-même, sans pouvoir dépasser 17 planches. Il me faudrait plus de liberté. Je propose à Lefrancq de reprendre le noyau fantastique qui soustend chaque roman policier, et de partir de là pour construire une BD peu fidèle au roman initial, mais plus fidèle à l’auteur fantastique qu’était devenu Jean Ray. Claude Lefrancq accepte, avec l’accord du détenteur des droits, Van Hageland.
Scénario et storyboards d’Edmund Bell
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Titre de chapitre
Dessins de Stoquart pour le train fant么me.
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On commencera par Le diable au cou. Claude Lefrancq a réussi une affaire en or : Dargaud lui achètera 17 500 exemplaires net. Un succès d’édition… Mais la suite révèlera que Dargaud parvient à peine à vendre quatre à cinq mille exemplaires. Lefrancq l’ignore. Il bâtit des rêves grandioses. Il fait adapter par divers dessinateurs et scénaristes – pas toujours bons, Claude prend ce que le marché lui laisse – une série d’autres histoires (dont Maigret). Sa production s’enfle démesurément. Peu de succès suivent. Un désaccord avec René Follet m’amène à stopper ma collaboration après le deuxième album La nuit de l’araignée. Le scénariste Lodewijck produira les deux albums suivants. Puis Claude Lefrancq revient à la charge : il veut que je scénarise le 5e album Le train fantôme. Connaissant mon problème avec Follet, il me propose une équipe de deux jeunes à peine sortis de l’école de dessin : Mauricet et Wilbur Duquesnoy. Aucun des deux ne sait quelle part il va prendre à l’aventure : à qui le personnage, à qui les décors ? Un peu inquiet, je concocte un scénario dépourvu de difficultés graphiques. Finalement, Duquesnoy se chargera seul de la réalisation. Son style est complètement différent de celui de René.
Cela va casser l’image d’Edmund Bell. Mais Claude Lefrancq,d’un optimisme inébranlable, me dit : « Duquesnoy a un style plus populaire. Tu verras, il va relancer Edmund Bell ». Ce ne sera pas le cas. Hélas, Claude se débat déjà dans d’énormes difficultés financières. Il est sûr que Dargaud l’a piégé : la grande boîte veut avaler le petit éditeur. Lefrancq rachète hâtivement à Dargaud tout ce qu’il peut, y dépense une fortune… Et tombe en faillite. J’ai souvent pensé, depuis, à Edmund Bell. À part Claude Lefrancq, très amateur d’œuvres anciennes, personne ne connaissait ce héros. Or, depuis Mai 68, les jeunes avaient acquis très tôt une maturité d’adulte. Un Edmund Bell de 16 ans résolvant des énigmes qui eussent laissé Interpol perplexe, cela ne passait plus à leurs yeux très tôt désabusés. Finie, l’époque des Tintin, des Spirou surdoués. Une autre bande dessinée allait naître, à laquelle des jeunes et des adultes bien différents allaient se ré identifier. Une époque mourait, enfouie par l’évolution. Sautant une hypothétique Renaissance, elle est directement passée au moderne. De John Flanders/Jean Ray, il reste une œuvre de contes et de romans qu’on savoure toujours quand leurs thèmes sont hors du temps.
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Jacques avait l’habitude de dessiner lui-même des couvertures puis de les mettre en couleur à l’aquarelle. Il reliait ses manuscrits à l’italienne et envoyait l’ensemble à son dessineur. A l’intérieur il ne manquait pas d’ajouter, en plus du scénario, de nombreuses illustrations qu’il dessinait lui-même ainsi que les photos prises lors de ses voyages de repérage. Ci-contre, la couverture qu’il a offerte à Wilbur Duquesnoy pour la création du Serpent doré, aventure d’Edmund Bell jamais parue. Les manuscrits étaient séparés en deux avec une page planche face à celle du scénario afin que le dessinateur y ajoute son crayonné et ses remarques. Les deux compères ne manquaient pas de s’échanger des commentaires sur leurs travaux et... éditeurs. Les manuscrits conservés par Wilbur Dusquenoy jusqu’à aujourd’hui sont des perles d’humour et montrent tout autant le professionnalisme des deux auteurs.
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Edmund Bell n’est pas la seule adaptation de littérature que vous ayez faite. Il y a également eu le magistral L’Iliade dessiné par votre complice René Follet.
destiné à René Follet. Mais Troie n’est pas sur la mer ; or les agresseurs des Troyens venaient de la mer. Comment était le rivage ? Plat et sablonneux ? Rocheux avec des criques ? Nous en prenons C’est vrai. Une expérience unique. le chemin. « Halte ! » Un officier Nous sommes convoqués, René Follet turc nous arrête. Cette entrée du et moi, chez Hachette. Une personne Péloponèse est, depuis l’antiquité, âgée nous reçoit. Elle a reçu pour un point de passage stratégique. mission de créer un département Nous avions pénétré sans le savoir BD Hachette. Pourrions-nous adapter dans une base de l’Otan. Alors, L’Iliade, puis L’Odyssée de Homère en expliquer à des Turcs, en Anglais, bande dessinée ? Mais bien sûr. ce qu’était une bande dessinée (les Notre interlocuteur me précise qu’il Turcs n’en produisent pas), la notion aimerait voir le texte des phylactères de repérage, notre légitime curiosité pour la forme du rivage, etc... Tout rédigé en vers de 12 pieds non rimés. leur paraissait suspect. À chaque Ma foi, je peux relire « Cyrano » phrase, nous avions de plus en plus d’Edmond Rostand, et faire comme l’air d’un couple d’espions culottés. lui en coupant simplement les Allions-nous être arrêtés ? Et nos bouts rimés. De fait, cela s’avèrera enfants qui étaient restés à l’hôtel ! très facile. J’y ajouterai même quelques inversions pour donner Heureusement, un officier français au style une patine plus antique. est arrivé, a compris notre histoire, Premiers travaux : L’Iliade, à décliner nous a dit que le rivage était en trois albums, car c’est une brique ! bêtement sablonneux. Et nous a prié Ils seront ramenés à deux gentiment de quitter les lieux. La vie ultérieurement, pour excès de batailles de scénariste est parfois dangereuse... qui se ressemblent trop. René Follet va s’échiner sur ces deux albums Toute la famille Stoquart est allée en Turquie pour le repérage photographique des ruines de Troie,
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pendant pas mal de mois. À la fin desquels on nous annonce que... le département BD de Hachette est supprimé !
Jacques Stoquart
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Nous serons payés sans sourciller. Puis les planches rejoindront des caves de Hachette. L’Iliade aurait encore pu s’y couvrir de la poussière des siècles pendant trois mille ans... Heureusement, notre travail sera revendu à Glénat, qui en tirera un album. Lors de la parution plus récente en néerlandais, les douze pieds du texte poseront un problème : la langue flamande n’a pas du tout les mêmes règles de construction poétique. Cependant, Hachette n’a plus rien à dire. Bart Lauwerijssens réussira une excellente traduction. Il est l’animateur d’un petit groupe de copains (Arcadia) qui édite des BD jamais parues en flamand. Ils font tout eux-mêmes, de la traduction au brochage. Ils tirent à 1 000 exemplaires vendus à une clientèle fidèle de collectionneurs. Personne n’y gagne un franc, mais qu’est-ce qu’ils s’amusent ! Le Capitalisme du Pur Bonheur...
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