Lorsque l’on évoque Barbet Schroeder, le public a du mal à relier ses films entre eux. Quelles sont selon vous les caractéristiques de son cinéma? Ce qui est frappant chez Barbet Schroeder, c’est précisément cette difficulté à caractériser son œuvre. Pour le spectateur, c’est un nom qui flotte. Il touche à des genres et des sujets si différents que le public a souvent du mal à les identifier et à faire le lien avec le cinéaste. Beaucoup connaissent ses films mais ne les relient pas en raison de l’aspect protéiforme de son oeuvre.
Mais si Barbet Schroeder est inclassable et atypique, on peut néanmoins
remarquer certaines récurrences. C’est quelqu’un de passionnément intéressé par l’anormalité, dans tous les domaines : le mode de vie (le sadomasochisme de Maîtresse), la politique (le pouvoir despotique du Général Amin Dada), les trajectoires (celle de Jacques Vergès dans L’Avocat de la terreur), le rapport de la société à l’animal (Koko le gorille qui parle), ou la classe sociale (l’aristocratie du Mystère von Bülow). Et si tous ses films traitent d’une certaine anormalité, celle-ci n’est pas abordée comme telle, comme « anormale », mais au contraire traitée de manière « objective ». Il ne pose pas le spectateur en juge. Il n’y a ni bien ni mal et le dessein de ses films n’est d’ailleurs pas de statuer là-dessus. Barbet Schroeder essaye plutôt de comprendre cette étrangeté qui le fascine. Son travail documentaire correspond à ce refus du jugement comme dans L’avocat de la terreur où il laisse à Jacques Vergès le choix de disposer de lui-même très librement et lui laisse l’illusion d’une maîtrise totale. Barbet Schroeder ne fait aucun commentaire dans le film mais le cinéaste double finalement l’avocat, tout en en établissant un très beau portrait. Il est fasciné par la dualité du bien et du mal, tout comme Fritz Lang, un de ses cinéastes préférés. Mais si Fritz Lang est fasciné directement par le crime, Barbet Schroeder, lui, est intéressé par le franchissement, par la limite qui mène au crime. Le film Calculs meurtriers traite précisément du thème de l’infiltration du mal dans l’esprit de deux jeunes garçons. When talking of Barbet Schroeder, audiences find it difficult to link the films together. What would you say are the characteristics of his cinema? What is striking about Barbet Schroeder is precisely that difficulty in characterising his work. For audiences, the name is vague. He has worked with genres and subjects that are so different that people find it difficult to identify them and make the link the Schroeder. A lot of people know his films, but don’t link them together because of the proteiform aspect of his work. Even though Barbet Schroeder is uncategorisable and atypical, certain elements do recur. Schroeder is fascinated by abnormality, in all areas: in lifestyle (sadomasochism in
Mistress), in politics (despotic power in General Amin), life paths (Jacques Vergès in Terror’s Advocate), animals in relation to society (Koko, a Talking Gorilla), or social class (aristocracy in Reversal of Fortune). And even though his films deal with a certain abnormality, it is not looked at as such, as “abnormal”, but in fact looked at “objectively”. The spectator is not made into a judge. There is neither good nor evil and the purpose of his films is not to decide on this. Schroeder tries rather to understand this strangeness which fascinates him. His documentary work corresponds to this refusal to pass judgement, as in Terror’s Advocate where he allows Jacques Vergès to choose how to use him, very freely, and leaves him the illusion of total mastery. Schroeder makes no comments in the film, but finally he is a double for Vergès, while still making a very beautiful portrait. He is fascinated by the duality of good and evil, as was Fritz Lang, one of his favourite filmmakers. But if Fritz Lang was fascinated directly by crime, Barbet Schroeder is interest in crossing the line, the limit which leads to crime. The film Murder by Numbers deals precisely with the theme of evil seeping into the minds of two young men.
Barbet Schroeder, un cinéaste sans frontières ? Barbet Schroeder a un parcours international indéniable, à la fois personnel et professionnel. S’il est français par sa culture, notamment cinématographique, il est né à Téhéran de parents suisses allemands, a grandi en Colombie, a tourné aux Etats-Unis et au Japon. Son cinéma est dès lors lié à sa propre culture, elle-même multiple. Barbet Schroeder a par exemple réussi une chose rare pour un cinéaste français : celle d’avoir réussi à Hollywood. Depuis Le Mystère von Bülow, grand succès public et critique qui a offert à Jeremy Irons un Oscar, le cinéaste est respecté à Hollywood. Il a été protégé par ce succès pendant une quinzaine d’années. Sa réussite s’explique aussi par ses débuts en tant que producteur. Il a toujours en tête comment on produit un film, ce qui lui a permis de comprendre plus facilement le système des studios hollywoodiens. Mais malgré son succès, il ne s’est jamais véritablement fondu dans le monde d’Hollywood, il reste trop indépendant pour être complètement établi. Sa position est encore une fois aux frontières d’un milieu qu’il accepte mais peut rejeter également par moments. La Vierge des tueurs en est un exemple flagrant, rompant radicalement avec ses films hollywoodiens précédents. Avec ce film novateur tourné en numérique Haute Définition composé pour l’essentiel d’acteurs non professionnels, il a franchi la limite et n’est plus du tout dans l’esprit des grosses productions d’Hollywood mais
du côté de la Colombie. Pour continuer sur cette question, on peut remarquer qu’il n’existe pas non plus de frontières nettes dans son processus de réalisation. Barbet Schroeder peut utiliser aussi bien la préparation que le tournage. Ainsi pour Koko le gorille qui parle, il détourne les images tournées en préparation de la fiction initiale, et les transforme finalement en un documentaire que nous connaissons. Barbet Schroeder, a filmmaker without borders? Barbet Schroeder has obviously had an international past, both personally and professionally. Although French by culture, particularly in terms of films, he was born in Teheran of Swiss-German parents, grew up in Colombia, filmed in the United States and in Japan. His cinema is linked to his own culture, which itself is multiple. For example, Barbet Schroeder succeeded in doing something which is rare for a French director: he succeeded in Hollywood. Since Le Reversal of Fortune, a great public and critical success, with which Jeremy Irons won an Oscar, Schroeder became respected in Hollywood. This success protected him for around 15 years. His success can also be explained by his beginnings as a producer. He has always had an idea on who to produce a film, which enabled him to understand the Hollywood studio system more easily. But despite his success, he never really blended into the world of Hollywood, he remained too independent to establish himself completely. His position is once again one of being on the edges of a world which he accepts, but which he can also reject at times. Our Lady of the Assassins is a flagrant example of this, breaking radically from his previous Hollywood films. With this innovative film, shot in High Definition Digital, using mainly non-professional actors, he crossed the line and was no longer in the spirit of Hollywood mega-productions, but on the side of Columbia. Going further with this question, you can see that there are no longer any clear borders in his directing process. Schroeder can use the preparation just as well as the shoot. For Koko, a Talking Gorilla, he changes the purpose of the shots taken for the preparation of the original film, and finally turns them into the documentary we know. Barbet Schroeder, un cinéaste indépendant ? L’indépendance caractérise pleinement l’œuvre de Barbet Schroeder. Il a toujours voulu faire les films comme il le voulait. Sa formation de producteur lui en a donné rapidement conscience mais elle lui en a surtout donné les moyens. C’est un cinéaste qui change souvent d’équipe. Contrairement à des réalisateurs comme John Ford, Yasujiro Ozu ou Jean Renoir
qui cultivaient l’art de travailler « en famille », Barbet Schroeder ne cherche pas à créer une troupe de cinéma. On retrouve encore une fois cette volonté de se renouveler sans cesse. De même, il ne correspond à aucun courant particulier. Très cinéphile, Barbet Schroeder a certes cette culture du cinéma français, visible dans son travail de producteur. Sa société de production Les Films du Losange, a produit Eric Rohmer, Jacques Rivette mais aussi Werner Schroeter (Goldflocken) ou Rainer W. Fassbinder (Roulette chinoise) Il a également été le producteur très remarqué de Paris vu par… film testament de la Nouvelle Vague avant l’implosion de la bande et la séparation totale des trajectoires et des parcours. Lui-même, tout en continuant à produire ces cinéastes par le biais de sa société, s’en éloigne rapidement. Ses films ont tous des thèmes forts et subversifs, toujours sujets à polémique. More par exemple, fait partie des premiers films sur la drogue et le mouvement hippy. De même Maîtresse se penche sur la réalité et les pratiques du sadomasochisme, phénomène qui n’était jamais véritablement, objectivement abordé à l’époque dans la mesure où le sujet demeurait tabou. Toujours avec une longueur d’avance, il aborde des sujets qui dérangent et qui régulièrement ont un retentissement qui dépasse le seul milieu du cinéma. Apparemment souvent difficiles à relier les uns aux autres, souvent considérés comme des objets uniques, quasiment ovniesque, sans doute ses films ont pour point commun d’afficher au grand jour et sur grand écran, les tendances, souvent dissimulées, de notre société. Barbet Schroeder puise régulièrement ses sujets dans la réalité. Une réalité souvent polémique, comme lorsqu’il aborde, avec la complicité de Charles Bukowski, le thème de l’alcoolisme et de la marginalité dans Barfly ou l’histoire d’amour homosexuel sur fond de violence et de drogue de La Vierge des tueurs. Ces sujets toujours difficiles lui permettront de se renouveler en permanence et d’éviter tout systématisme. Ainsi, à la question posée par Serge Daney : « Pourquoi faites-vous du cinéma ? » Barbet Schroeder aura cette réponse éloquente : « Pour en savoir plus ».
Barbet Schroeder, an independent filmmaker? Independence is fully characterised in Barbet Schroeder’s work. He has always wanted to make films in the way he wanted. His training as a producer soon made him aware of this, but above all it gave him what he needed. He is the sort of director who often changed crews. Unlike directors such as John Ford, Yasujiro Ozu or Jean Renoir, who cultivated the art of working “in a family”, Barbet Schroeder didn’t try to create a cinema troupe. Once again you can see this constant desire to renew. Similarly, he doesn’t correspond to any particular current. As a film lover, Barbet Schroeder clearly has a good knowledge of French cinema,
which is visible in his work as a producer. His production company, Les Films du Losange, produced Eric Rohmer, Jacques Rivette and also Werner Schroeter (Goldflocken) and Rainer W. Fassbinder (Chinese Roulette). He also produced the much noted Paris vu par… the embodiment of the New Wave before its implosion and the total divergence of he directors’ careers. While continuing to produce these directors through his company, he soon moved away from them. His films all have strong, subversive themes, which are always controversial. More for instance, is one of the first films on drugs and the hippy movement. Similarly, Mistress looks at the reality and practices of sadomasochism, a phenomenon which was never really, objectively, explored at the time insofar as the subject was still taboo. Always a step ahead, he looked into subjects which are disturbing and which regularly have an impact which goes beyond cinema. To all appearances difficult to link together, often considered as separate objects, almost like UFOs, the films have the common point of showing in daylight and on the big screen, the often hidden trends of our society. Barbet Schroeder regularly takes subjects from reality. Often a controversial reality, with the complicit of Charles Bukowski, and the theme of alcoholism and marginality in Barfly or a homosexual love story with a backdrop of violence and drugs in Our Lady of the Assassins. The difficult subjects meant that he could always find something new and avoid falling into the systematic. Serge Daney’s question was “Why do you make films?”, and Barbet Schroeder’s eloquent response was “to know more”. Interview de Jean Douchet Propos recueillis par Arnaud Gourmelen et Pauline Tran Van Lieu Interview Jean Douchet by Arnaud Gourmelen and Pauline Tran Van Lieu